EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Lors de son discours d'adieux à la Nation le 15 janvier 2025, le Président Joe Biden s'est inquiété de l'arrivée au pouvoir d'une « oligarchie » soutenue par un « complexe technologico-industriel », de l'« avalanche de désinformation qui permet l'abus de pouvoir » et a appelé à ce que les réseaux sociaux puissent rendre des comptes.

Cet avertissement vient relayer les inquiétudes manifestées à l'égard des ingérences récentes de ce même « complexe » dans les débats et processus démocratiques européens.

Comme le rappelait récemment M. Bernard Benhamou, secrétaire général de l'institut de la souveraineté numérique, au Sénat, « Ces grandes entreprises possèdent une telle quantité d'informations sur nous qu'elles peuvent potentiellement exercer un contrôle sur nos comportements de manière inimaginable à l'époque des journaux, de la radio ou de la télévision. D'une précision inédite, elles sont capables d'agir sur les individus à une échelle sans précédent. » 1(*)

M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique, devant la commission d'enquête du Sénat sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères2(*), résumait ainsi la situation actuelle : « Nous entrons dans un monde de manipulation à plusieurs niveaux, où il faut apprendre à douter de tout. (...) Le numérique est une donnée nouvelle en la matière : promouvoir du faux, de la colère ou du dissensus est devenu très facile, peu cher et discret, réduisant considérablement le coût d'une opération de manipulation. »

Les risques politiques et sociétaux inhérents au développement des réseaux sociaux ont été identifiés depuis plusieurs années par l'Union européenne, mais la prise de conscience de leur impact systémique est plus récente : « les réseaux sociaux sont devenus le nouveau champ d'affrontements idéologiques qui dépassent les frontières des États nations. Ils permettent à certains acteurs politiques de développer des narratifs alternatifs à une échelle industrielle. Ils jouent sur les interférences et la manipulation de l'information. L'idée sous-jacente est moins de convaincre une audience donnée de la viabilité d'une idéologie donnée. Il s'agit plutôt de renforcer le malaise démocratique dans certaines démocraties, de répandre de la confusion et de la défiance dans nos systèmes politiques, et d'encourager le développement de groupes conspirationnistes3(*). »

Cette menace a conduit l'Union européenne à se doter de règles juridiques spécifiques et contraignantes. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD), en application depuis le 25 mars 2018, vient renforcer les droits des utilisateurs européens d'internet, responsabiliser les acteurs traitant des données, et assurer une coopération renforcée entre les autorités de protection des données. Le Règlement sur les marchés numériques (DMA) entend prévenir les abus de position dominante des géants de l'internet et garantir des conditions de concurrence équitables sur le marché numérique européen. Selon le principe « ce qui est interdit dans l'espace physique l'est dans l'espace numérique », le Règlement sur les services numériques (DSA) entré en vigueur comme le DMA le 17 février 2024 fixe un ensemble de règles destinées à responsabiliser les plateformes numériques dans la lutte contre les contenus illicites ou préjudiciables de manière à garantir les droits fondamentaux des internautes européens et prévenir en particulier toute manipulation de l'information. Afin de renforcer la lutte contre « les risques systémiques des plateformes en ligne qui peuvent avoir des effets négatifs réels sur nos sociétés démocratiques4(*) » des lignes directrices adoptées le 26 mars 2024 par la Commission européenne sont venues renforcer les obligations des très grandes plateformes dans la surveillance des risques sur l'intégrité des processus électoraux en Europe. Inédite au plan mondial, cette législation contraignante prévoit également des astreintes et des sanctions pour les très grandes plateformes avec des amendes pouvant aller jusqu'à 6 % de leur chiffre d'affaires mondial et, en cas de violations graves et répétées du Règlement, une interdiction de leurs activités sur le marché européen peut être décidée.

Dans ce cadre, seize enquêtes ont, depuis, été ouvertes par la Commission européenne à l'encontre des très grandes plateformes en ligne, procédure permettant à terme d'éventuelles sanctions ou décisions de la Cour de Justice de l'Union européenne. Jusqu'à présent, seule une enquête pour manquement à l'encontre de Tiktok a permis le retrait de l'UE de son programme Lite Rewards5(*). Le 18 décembre 2023, la Commission européenne avait ouvert une procédure formelle d'infraction à l'encontre du réseau social X pour manquement aux règles européennes ; en juillet 2024, elle avait estimé, dans des conclusions préliminaires de son enquête, que X enfreignait ses obligations en matière de modération des contenus illégaux et de lutte contre la désinformation, en particulier les obligations de transparence concernant les publicités diffusées et l'accès aux données de la plateforme pour les chercheurs. Enfin, en janvier 2025, la Commission européenne a annoncé des mesures techniques supplémentaires auprès de la plateforme.

Nous assistons pourtant aujourd'hui à un changement de paradigme. Le contrôle de la quasi-totalité des médias sociaux en Europe par des acteurs extra-européens, faute d'alternative, participe de la dégradation de la diversité des médias et du débat démocratique. De plus, le modèle économique des plateformes en ligne « repose sur l'économie de l'attention. Or, pour capter l'attention, le sensationnalisme, le conspirationnisme, les propos excessifs et la colère sont efficaces. C'est humain de notre côté ; c'est mécanique du leur, avec des algorithmes qui présentent le plus souvent aux utilisateurs ce qu'ils regardent le plus créant ainsi des montées aux extrêmes. »6(*)

Selon Asma Mhalla, « les Big tech deviennent des entités hybrides qui remodèlent la morphologie des États, redéfinissent les jeux de pouvoir et de puissance entre nations, interviennent dans la guerre, tracent les nouvelles frontières de la souveraineté. S'ils sont au coeur de la fabrique de la puissance étatsunienne face à la Chine, ils sont également des agents perturbateurs de la démocratie »7(*).

En résumé, « les grands monopoles technologiques et l'IA sont aujourd'hui en mesure de tenir tête aux États et de ne plus leur obéir. »8(*)

C'est bien au nom de l'ingérence numérique que la Commission européenne vient d'ouvrir, le 17 décembre 2024, une enquête sur le réseau TikTok, soupçonné d'avoir joué un rôle dans la campagne de soutien illicite organisé par la Russie du candidat d'extrême droite, Cãlin Georgescu, arrivé en tête au premier tour des élections du 24 novembre dernier, dont les résultats ont été annulés par la Cour constitutionnelle roumaine.

Un rapport de Viginum vient d'être publié le 4 février 2025 pour tirer les leçons de cette élection roumaine et alerter sur les risques de manipulation d'algorithmes9(*) et d'instrumentalisation de créateurs de contenus similaires, notamment en France, par des campagnes d'astroturfing qui consistent, comme dans le cas du processus électoral roumain, « à générer artificiellement une tendance émergente autour d'un sujet (en l'occurrence le candidat Georgescu et son programme) » que la plateforme Tiktok elle-même a reconnu être équivalentes à une « campagne de guérilla politique de masse »10(*).

L'arsenal juridique européen est aujourd'hui devenu la cible des dirigeants de géants numériques. Le 7 janvier dernier, le fondateur du Groupe Meta, responsable des plateformes Facebook et Instagram, annonçait pour les États-Unis une révision de sa politique de modération (« fact checking »), dont le soin sera désormais laissé aux notes de la communauté et non plus aux modérateurs des plateformes. Il annonçait également vouloir « travailler avec le Président Trump pour faire pression sur les gouvernements du monde entier qui s'en prennent aux entreprises américaines » et visait nommément la régulation numérique européenne, estimant que « l'Europe a un nombre croissant de lois qui institutionnalisent la censure et empêchent l'innovation ».

Face à ces critiques, l'Union européenne se doit de répondre, car la liberté d'expression est l'un des « fondements essentiels » des sociétés démocratiques 11(*) mais elle s'exerce dans les conditions prévues par la loi et dans le respect de l'État de droit.

Dans ce contexte, la prudence sinon l'attentisme manifestés ces derniers jours par les institutions européennes et par la plupart des dirigeants européens portent en eux les germes de la désunion et de l'inaction. Le contexte devrait au contraire fournir l'opportunité d'une réaffirmation européenne, alors que se profile une bataille idéologique qui servirait à terme les intérêts conjoints des dirigeants américain et russe.

La perspective d'une concurrence exacerbée sur la scène internationale, qu'elle soit économique, industrielle, commerciale ou technologique, les menaces qui pèsent aujourd'hui sur l'Europe, contre son territoire, ses normes et ses valeurs démocratiques, doivent, au contraire, être l'occasion de démontrer la pertinence de son modèle fondé sur la primauté de l'État de droit. La présidente de la commission des affaires économiques du Parlement européen, Aurore Lalucq, rappelait à juste titre que « l'Europe ne peut plus faire preuve de faiblesse et de naïveté. Elle doit défendre ses acteurs et ses valeurs. Il y va de la protection de notre souveraineté économique, numérique et industrielle tout autant que de la préservation du débat démocratique ». La lutte contre les ingérences étrangères devrait être le premier terrain d'entente à rechercher. L'Europe ne doit pas seulement devenir un refuge mais aussi un recours, capable de s'ériger en modèle de référence pour peser sur la scène internationale. Ce sont bien les atouts d'une Europe Puissance qu'il faut aujourd'hui réaffirmer.

Dès lors, le respect et l'application des règles numériques européennes constituent un enjeu vital pour l'Union européenne. Mais ce sont bien les impératifs de fermeté et de diligence qui doivent primer aujourd'hui afin d'assurer la crédibilité du seul cadre réglementaire numérique contraignant à ce jour au niveau mondial.

Comme le soulignait Mme Frances Haugen, ancienne ingénieure chez Facebook et lanceuse d'alerte, devant le Sénat, « si la nouvelle législation [européenne]est bien conçue, elle peut changer la donne à travers le monde. (...) On peut établir des règles, des normes systémiques qui tiennent compte des risques tout en prenant en compte la liberté d'expression, et on peut montrer au monde comment la transparence, la surveillance et l'application des règles doivent fonctionner. »12(*)

L'objet de la présente proposition de résolution européenne est, premièrement, de demander à la Commission européenne l'application stricte du cadre réglementaire numérique européen et une réponse forte aux tentatives de déstabilisation du cadre juridique et démocratique européen ; deuxièmement, d'inviter le gouvernement à défendre au Conseil, dans le cadre d'une stratégie numérique européenne renouvelée, le renforcement de solutions européennes souveraines en matière d'infrastructures, de développement de technologies, en particulier liées à l'IA, de stockage de données et de gouvernance afin de réduire les dépendances et de favoriser l'innovation et la compétitivité européenne ; troisièmement, d'inviter le gouvernement à défendre le renforcement de l'arsenal législatif européen de lutte contre les ingérences étrangères et la désinformation et contre toute atteinte à la démocratie, aux valeurs, et à la pluralité des médias.

* 1 Audition du 30 janvier 2025 devant la commission des affaires européennes et la délégation à la prospective du Sénat.

* 2 Commission d'enquête du Sénat sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères visant notre vie démocratique, notre économie et les intérêts de la France sur le territoire national et à l'étranger afin de doter notre législation et nos pratiques de moyens d'entraves efficients pour contrecarrer les actions hostiles à notre souveraineté. Audition du 28 mars 2024.

* 3 Les réseaux sociaux nourrissent-ils les populismes ? Échange entre Asma Mhalla et David Chavalarias, Institut Montaigne, 27 janvier 2023.

* 4 Thierry Breton, commissaire européen chargé du Numérique, 26 mars 2024.

* 5 Source : Commission européenne, supervision des très grandes plateformes (VLOP) et des très grands moteurs de recherche (VLOSE).

* 6 M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique, audition précitée du 28 mars 2024.

* 7 « Technopolitique : comment la technologie fait de nous des soldats », 2024.

* 8 M. Jean-Marie Cavada, président de président de l'institut des Droits Fondamentaux Numériques (iDFRights) et ancien député européen ; audition du 30 janvier 2025 devant la commission des affaires européennes et la délégation à la prospective du Sénat.

* 9 Rapport de Viginum, du 4 février 2025 portant sur la manipulation d'algorithmes et instrumentalisation d'influenceurs, Enseignements de l'élection présidentielle en Roumanie et risques pour la France

* 10 Rapport de Viginum, p. 5, citant un document déclassifié du renseignement intérieur roumain du 4 décembre 2024.

* 11 CEDH, 7 décembre 1976, Handyside contre Royaume-Uni, aff.n°5493/72.

* 12 Audition du 10 novembre 2021 devant la commission des affaires européennes et la commission de la culture, de l'éducation et de la communication.

Partager cette page