EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Notre société a été aveuglée par le mirage du « capitalisme de plateformes ». Un mode de production dans lequel il est possible de renvoyer un travailleur mal noté par un client en le déconnectant sans explication. Un véritable retour au tâcheronnage qui effraierait jusqu'à Zola. Revenus souvent indécents, quasi-absence de protection sociale et pertes de cotisations pour l'Urssaf, travail clandestin et absence de contrôle de l'inspection du travail, non-respect de la protection des données des travailleurs permis par le dévoiement du statut d'autoentrepreneur.... La « plateformisation » du travail n'est ni plus ni moins qu'un Cheval de Troie contre notre modèle social avec au coeur de sa matrice l'opacité de la « boite noire » qu'est l'algorithme ; et le Gouvernement n'a eu de cesse que de faire fausse route dans les réponses qu'il convenait d'apporter à ce phénomène depuis 2017. Le Conseil Constitutionnel ne s'y est pas trompé en censurant par deux fois, sur des recours portés par les groupes parlementaires socialistes, les chartes facultatives que le Gouvernement souhaitait introduire dans la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel en 2018 puis dans la loi d'orientation des mobilités en 2019.
Le groupe socialiste, écologiste et républicain du Sénat a toujours affirmé qu'il n'était en rien opposé au développement de l'économie numérique et aux plateformes collaboratives qui rendent de nombreux services à l'ensemble de la population au quotidien. Il a continuellement fait la distinction entre ces interfaces et les plateformes numériques de travail qui dérégulent le marché du travail et de nombreux secteurs d'activité et a formulé de nombreuses propositions afin de réguler cette « plateformisation » de l'économie.
L'une d'elle a été de valoriser la solution coopérative. Si cette première proposition de loi a été rejetée en janvier 2020, les auteurs de la présente proposition de résolution se réjouissent de constater que le coopérativisme est devenu une solution crédible pour de nombreux acteurs institutionnels (rapports de la Fondation Jean Jaurès de janvier 2020 et mars 2021, rapport d'information de la commission des affaires sociales du Sénat de mai 2020 mais aussi rapport Frouin, commandé par le Gouvernement et remis en octobre 2020), mais également par les premiers concernées puisque la première coopérative de chauffeurs a été créée le 28 novembre 2021 avec le soutien du département de la Seine-Saint-Denis et la Mairie de Saint-Denis. Preuve que tous, loin sans faut, ne se satisfont pas de leur situation ni de leur statut.
Dès lors, il apparaît primordial de renforcer le salariat et de mieux définir les périmètres du statut d'indépendant, or, le Gouvernement procrastine. L'examen du projet de loi Griset sur l'activité des indépendants constitue en cela une véritable occasion manquée pour améliorer le statut de l'ensemble des indépendants. En effet, il n'y est même pas fait mention des autoentrepreneurs ni des travailleurs des plateformes. Tout juste se prêterait on à croire que le Gouvernement reconnaitrait implicitement que ces derniers sont des salariés et que leur place est bien dans le code du travail, acceptant donc la qualification « d'indépendants fictifs » que leur a octroyé la Cour de Cassation dans son arrêt contre la plateforme Uber le 4 mars 2020.
Le Gouvernement continue ainsi de davantage protéger les plateformes plutôt que les travailleurs qu'elles emploient.
C'est à se demander où est l'esprit de justice et le respect du droit ! Pourquoi le droit du travail ne s'appliquerait pas aux multinationales du numérique ? Est-il possible de laisser l'employeur s'exonérer de ses responsabilités en se cachant derrière des applications et des algorithmes ?
Dès lors, il nous revient en tant que législateur de remettre du droit dans les relations contractuelles entre les plateformes et les travailleurs qu'elles emploient, en commençant par la « boite noire » algorithmique et de définir des mécanismes de protection des travailleurs face à ce contremaître 2.0. : Quelles données collecte-il ? Quelles opérations effectue-t-il ? Quels effets, potentiellement discriminatoires, produit-il ?
1- Renforcer la CNIL et responsabiliser les plateformes.
Comme la puissance publique a su imposer le « mouchard » qu'est le chronotachygraphe dans les cabines des chauffeurs routiers pour des raisons de sécurité évidentes, il est proposé que la CNIL, autorité administrative indépendante et incontestée en matière de respect des libertés individuelles, puisse pénétrer dans les algorithmes, et ceci en dépit du secret des affaires.
En produisant des référentiels par secteurs d'activité auxquels les « petites » plateformes devront se conformer et une certification préalable et régulière des algorithmes des plus grosses, elle s'assurera que les données produites par les travailleurs seront collectées et traitées dans le respect de la législation et notamment du RGPD dont les articles 15 et 22 interdisent l'exploitation de données personnelles sans l'accord de la personne concernée.
Inventons peu ou prou un algorithme public à même de contrôler certains fondamentaux dans des algorithmes privés.
Cette première entrée dans l'algorithme permettra également de mieux apprécier le degré de subordination des travailleurs vis-à-vis de plateformes donneuses d'ordre, jusqu'à présent protégées par cette « boite noire ». Bien sûr les déterminants de l'attribution de tâches ou le niveau de la rémunération sont opaques, mais il y a pire : les algorithmes peuvent, en n'exploitant que des données licites, produire des effets illicites tels des discriminations. La transparence est donc d'autant plus nécessaire que ces machines sont auto-apprenantes. C'est pourquoi il nous paraît fondamental que les principes de transparence, de pertinence et de loyauté soient respectés dans l'utilisation de l'algorithme, notamment à travers un devoir de vigilance contraignant qui s'y appliquerait : une fois saisie par des travailleurs ou leurs représentants, la plateforme aura l'obligation de vérifier et corriger les dysfonctionnements de son algorithme sous peine de poursuites.
Cet accroissement des compétences de la CNIL nécessitera que l'État augmente son budget. La nouvelle taxe sur les plateformes prévue au budget 2022 pourrait y contribuer. Ainsi elle complètera ses effectifs en personnels hautement qualifiés (mathématiciens, data scientists et programmeurs). Elle sera ainsi en mesure de répondre aux demandes d'expertise de la justice, des partenaires sociaux lors des procédures en requalification en salariés de ces « indépendants fictifs » mais également à l'autorité de contrôle des plateformes numériques de travail qu'il est proposé de créer.
2- Une véritable autorité indépendante de contrôle des plateformes
En effet, si l'algorithme est au coeur de la problématique, il est en parallèle indispensable de bâtir un système de contrôle des plateformes numériques de travail et de l'ensemble des relations contractuelles qu'elles entretiennent avec les travailleurs, dont la pierre angulaire sera une nouvelle autorité indépendante. Le rapport Frouin de novembre 2020 en avait d'ailleurs tracé les premiers contours. Cette autorité devra être composée d'inspecteurs en capacité de vérifier et contrôler les mécanismes de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, les modalités de détermination et de calcul du prix comme du versement de la rémunération, la bonne organisation du dialogue social entre les plateformes et les représentants des travailleurs, les mesures de vigilance mises en place pour prévenir les risques d'atteinte aux droits et libertés des travailleurs (rémunération, discrimination, non-respect du droit à la déconnexion, incitation à la prise de risque en matière de sécurité routière...) ou des atteintes à l'environnement, et enfin la loyauté du dialogue social au sein des plateformes comme au niveau sectoriel.
Cette autorité devra donc disposer d'un pouvoir de sanction allant jusqu'au refus de l'octroi d'une licence d'activité voire la suspension ou la cessation de l'activité d'une plateforme en France si des dysfonctionnements sont signalés et avérés. Elle pourra transmettre son rapport à l'inspection du travail, lorsqu'apparaît un risque de dissimulation d'emploi salarié.
Enfin, il est fondamental de davantage responsabiliser les plateformes ; et tout particulièrement sur les sujets de détermination de l'algorithme et le contrôle de sa mise en oeuvre. Ainsi, les data scientists orientés sur les questions de productivité qu'elles recrutent doivent être formés aux questions de droit du travail, de santé-sécurité, de discriminations et d'éthique...
Cette nouvelle autorité de contrôle viendrait ainsi remplacer l'ARPE (autorité des relations sociales des plateformes d'emploi) créée par l'ordonnance 2021-484 du 21 avril 2021, en ce qu'elle s'intéressera à l'ensemble des travailleurs des plateformes numériques de travail et non aux seuls chauffeurs VTC et livreurs à vélo comme cela sera le cas de l'ARPE.
3- Respect de l'État de droit et statut des travailleurs
Mais plus encore, cette ordonnance rédigée par la mission Mettling (le rapport Frouin ne donnant pas satisfaction) et son projet de loi de ratification confirment la stratégie spécieuse du Gouvernement en la matière.
Alors qu'il jure la main sur le coeur être opposé à la création d'un « tiers statut » entre indépendance et salariat, il n'a de cesse de manoeuvrer et d'entretenir malicieusement la confusion entre autonomie et indépendance permise par le dévoiement du statut d'autoentrepreneur. En octroyant de maigres droits sociaux aux seuls chauffeurs VTC et livreurs à vélo que sont ce système de représentation et la création de l'ARPE, le Gouvernement entend signifier aux juges que ces 75 000 travailleurs sont une catégorie à traiter à part et ainsi éviter des requalifications pour ces deux professions et plus largement, en asseyant une jurisprudence, pour les travailleurs de plateformes dans d'autres secteurs comme l'a parfaitement révélé le rapport d'information de Pascal Savoldelli 1 ( * ) : santé, communication, experts-comptables...
Le secteur de la livraison n'est bien que la partie émergée de la plateformisation du travail.
Lors des débats sur l'examen du projet de loi ratifiant l'ordonnance du 21 avril 2021, les parlementaires de gauche des deux assemblées et singulièrement les sénateurs socialistes, écologistes et républicains ont une nouvelle fois mis en évidence la stratégie du Gouvernement qui consiste à toujours davantage protéger les plateformes plutôt que les travailleurs qu'elles emploient. Fait nouveau, la majorité présidentielle ne s'en cache même plus. En effet, la rapporteure du texte à l'Assemblée écrit dans son rapport que l'objectif « est de réduire le faisceau d'indices susceptibles de révéler l'existence d'un lien de subordination tel que celui-ci est défini par la jurisprudence entre les plateformes et les travailleurs », de telle sorte que « le risque de requalification par le juge du contrat liant les deux parties soit aussi réduit que possible » ce qui permettra de « sécuriser le modèle économique des plateformes ». Elle n'a en cela pas été contredite par la rapporteure du texte au Sénat comme en atteste le compte rendu de la réunion d'examen de son rapport : « ce 3 ème statut est-il un bien ? Je ne veux pas le créer, mais il se fait » ; ceci alors même qu'elle avait commis un rapport quelques mois auparavant dans lequel elle exprimait son refus explicite du tiers statut.
Depuis des mois, les auteurs de la présente proposition de résolution demandent au Gouvernement de rendre compte de son action contre les plateformes qui s'affranchissent des règles de droit et s'exonèrent du code du travail, de démontrer comment il compte assurer une égalité de traitement entre les petites entreprises qui payent leurs cotisations à l'Urssaf et se font contrôler régulièrement par l'inspection du travail, alors que les plateformes non, et qu'il nous fasse part de ce qu'il a engagé pour lutter contre le travail dissimulé qui ne se cache même plus avec le développement des sous locations de comptes en cascade. Comment se fait-il que l'URSSAF et l'inspection du travail ne soient pas davantage mobilisées ? Alors qu'un procès avait été intenté contre Uber par l'URSSAF pour le recouvrement de cotisations sociales, perdu pour vice de forme, comment se fait-il qu'aucune autre action n'ait été menée ?
Pour toute ces raisons, ils proposent d'introduire une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes numériques de travail tels que définis dans la proposition de loi n°426 du 27 mai 2021 et de renverser la charge de la preuve en matière de requalification : aux plateformes de prouver qu'ils sont bien des indépendants et non à eux de démontrer leur subordination, trop souvent cachée par l'algorithme qui en est pourtant l'instrument principal. Cette proposition a d'ailleurs été reprise par le Gouvernement espagnol dans un projet de loi adopté en septembre 2021 tout comme dans la résolution du Parlement Européen, portée par une députée européenne LREM, votée très largement le 16 septembre 2021.
4- Agir en France et en Europe
En s'obstinant dans la voie de la création d'une catégorie à part et en refusant la clarification entre salariat et « vraie » indépendance pour les seuls livreurs à vélo et chauffeurs VTC, le Gouvernement bute sur une autre difficulté, cette fois ci au niveau européen.
En effet, en maintenant ces travailleurs dans un statut d'indépendants, donc d'entrepreneurs, tout en les poussant à se regrouper pour aller négocier collectivement face aux plateformes, notamment sur les prix des prestations, n'est pas compatible avec le droit de la concurrence. L'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne dispose ainsi que des entreprises ne peuvent passer des accords pour « fixer de façon directe ou indirecte les prix ». Cela se nomme un cartel ! Même le Conseil d'État, par une formule particulièrement diplomate, évoque dans son avis sur le projet de loi de ratification de l'ordonnance du 21 avril l'« applicabilité incertaine » de la disposition Gouvernementale concernant le dialogue social qu'il institue. Pour parvenir à ses fins, le Gouvernement postulerait-il une modification du droit européen sous l'égide de la commissaire Vestager ? D'ailleurs la présentation des conclusions de son travail sur le sujet vient d'être retardée, pour coïncider avec la présidence Française de l'Union Européenne au premier semestre 2022 ?
Forte de son Histoire en matière de protections des travailleurs, les auteurs de la proposition de résolution estiment que la France doit être à l'avant-garde du combat pour les droits sociaux des travailleurs des plateformes numériques de travail au niveau européen ; ceci alors même que comme cela a été rappelé précédemment l'Espagne et le Parlement Européen se sont déjà engagés fortement dans cette voie.
Cette résolution a donc pour but d'inviter la Commission Européenne à présenter une directive visant à créer un socle de droits sociaux pour ces travailleurs. Elle devra notamment comporter la présomption de salariat pour les indépendants fictifs, l'inversion de la charge de la preuve en matière de requalification, la reconnaissance de la place des algorithmes dans la relation contractuelle...
Les auteurs de la proposition de résolution appellent le Sénat à affirmer son refus de laisser ce Cheval de Troie mettre à mal le modèle social français et européen en imposant aux plateformes et à leurs machines algorithmiques un cadre légal et réglementaire protecteur des cyberprécaires, son refus explicite du recours à un tiers statut en requalifiant les indépendants fictifs en salariés et en recadrant l'autoentreprenariat à un statut tremplin d'aide au démarrage et son refus que l'économie digitalisée rime avec le travail plateformisé avec le retour au paiement à la pièce.
Non, le tâcheronnage ne peut devenir l'horizon du « nouveau monde ».
* 1 Plateformisation du travail : agir contre la dépendance économique et sociale , Rapport d'information n°867 de M. Pascal Savoldelli, fait au nom de la mission d'information sur l' « ubérisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ? » du 29 septembre 2021.