EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) alertait les gouvernements en 2018 : l'Europe est l'une des régions de la planète où les terres sont le plus mal en point 1 ( * ) . L'Agence européenne pour l'environnement (AEE) soulignait en 2019 que « la pression sur les sols européens s'accroît » du fait notamment des déversements de produits chimiques, des labours et de l'étalement urbain 2 ( * ) . Un cadre politique global et cohérent à l'échelle du continent s'impose.
En effet, si la protection de l'eau et celle de l'air ont fait l'objet de directives spécifiques et précoces (en 1975 pour l'eau, en 1980 pour l'air), un véritable cadre règlementaire europeìen sur la pollution des sols fait aujourd'hui cruellement défaut.
Cette situation s'explique par les difficultés rencontrées par la protection des sols à être consacrée dans le droit européen. Ces dernières peuvent se justifier par l'interprétation des articles du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), mais également par la présence de dispositions éparses relatives à la protection et à la réhabilitation des sols dans de nombreux textes qui in fine nuise à la lisibilité de cet objectif.
Une lecture attentive du titre XX « Environnement » du TFUE amène en effet à formuler deux observations.
La première porte sur les limites de la politique environnementale européenne. L'article 191 du TFUE, qui consacre le principe « pollueur-payeur », invite ainsi à tenir compte dans sa mise en oeuvre :
- des « données scientifiques et techniques disponibles » ;
- « des avantages et des charges qui peuvent résulter de l'action ou de l'absence d'action » ;
- et du « développement économique et social de l'Union dans son ensemble et du développement équilibré de ses régions . »
La seconde porte sur la sensibilité particulière du sujet « sols » au niveau européen, sensibilité qui apparait de manière plus spécifique à l'article 192 du TFUE qui soumet non pas à la procédure législative ordinaire mais à l'unanimité les dispositions relatives à « l'affectation des sols, à l'exception de la gestion des déchets ». Ainsi, s'il peut être considéré que la pollution des sols peut justifier un cadre règlementaire européen en vue de l'harmonisation des politiques nationales dans ce domaine, elle interfère avec la problématique de l'« affectation des sols » qui renvoie aux règles concernant le sol en tant que support foncier et propriété immobilière. Or le régime de la propriété ne relève pas de la compétence de l'Union, conformément à l'article 45 du TFUE selon lequel « les traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les États membres ».
Cette « multidimensionnalité » est une des principales raisons pour lesquelles, jusqu'à présent, les sols sont en quelque sorte restés, comme le souligne le professeur Philippe Billet, « l'Arlésienne du droit de l'environnement » 3 ( * ) , en particulier du droit de l'environnement européen.
AÌ deìfaut de directive spécifique, les sols ont fait l'objet d'orientations non contraignantes. Ils sont pris en consideìration de manieÌre souvent indirecte dans plusieurs politiques communautaires. On retrouve ainsi des dispositions éparses relatives à la protection et à la réhabilitation des sols dans plusieurs directives européennes : les trois directives Seveso, la directive de 2004 sur la responsabilité environnementale, la directive de 2006 sur les déchets de l'industrie extractive, ainsi que la directive de 2010 sur les émissions industrielles.
Il en résulte que le cadre réglementaire européen a privilégié, jusqu'ici, une approche sectorielle (déchets, émissions industrielles, installations Seveso...), sans politique globale cohérente.
En 2002, une communication de la Commission europeìenne intituleìe « Vers une strateìgie theìmatique pour la protection des sols » (COM 2002, 179) entend accentuer et permettre la reconnaissance politique de l'enjeu des sols. Elle est le point de deìpart d'une large consultation qui va réunir, aÌ partir de feìvrier 2003, près de 400 experts, puis va être élargie par la suite au grand public via une enque?te lanceìe en 2005 sur internet 4 ( * ) . Cette enquête fait ressortir la contamination et l'eìrosion comme les « menaces principales perc?ues au niveau europeìen ». Elle va aboutir, le 22 septembre 2006, aÌ la publication d'une communication de la Commission intituleìe « Strateìgie theìmatique en faveur de la protection des sols » (COM 2006, 0231), mais eìgalement aÌ une proposition de Directive cadre sur les sols le 30 deìcembre 2006.
Les motivations et objectifs de cette proposition (texte E 3251 portant proposition de directive du Parlement europeìen et du Conseil définissant un cadre pour la protection des sols - COM 2006, 0232) sont sans équivoque :
« Le sol est essentiellement une ressource non renouvelable, ainsi qu'un systeÌme treÌs dynamique qui remplit de nombreuses fonctions et qui joue un ro?le crucial pour les activiteìs humaines et la survie des eìcosysteÌmes. Les informations disponibles font apparai?tre une recrudescence des processus de deìgradation des sols au cours des dernieÌres deìcennies, et certains eìleìments deìmontrent que le pheìnomeÌne va se poursuivre si rien n'est fait.
L'acquis communautaire comprend certaines dispositions en matieÌre de protection des sols, mais il n'existe pas de leìgislation communautaire speìcifique dans ce domaine. La preìsente proposition vise aÌ combler cette lacune et a pour objectif de mettre en place une strateìgie commune pour la protection et l'utilisation durable des sols, fondeìe sur les principes d'inteìgration des preìoccupations relatives aux sols dans les autres politiques, de preìservation des fonctions du sol dans l'optique d'une utilisation durable, de preìvention des menaces pesant sur les sols et d'atteìnuation des dommages, ainsi que de remise en eìtat des sols deìgradeìs jusqu'aÌ reìcupeìration d'un niveau de fonctionnaliteì compatible au moins avec leur utilisation effective et leur utilisation future autoriseìe. »
Pourtant, elle n'aboutira pas. 5 ( * ) Initialement proactive en la matieÌre, la France s'est finalement abstenue tandis que l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Autriche et les Pays-Bas, qui ont eìlaboreì des leìgislations nationales approfondies sur les sols, l'ont rejeteì.
La proposition de « directive sols » eìlaboreì par la Commission définissait un cadre pour la protection des sols, avec des mesures d'identification, de preìvention et de remise en eìtat des sols pollueìs ou deìgradeìs.
Adopté, il aurait contraint les Eìtats membres à recenser les zones dans lesquelles il existe un risque d'eìrosion, de diminution des teneurs en matieÌres organiques, de tassement, de salinisation ou de glissement de terrain.
Les Etats-membres auraient ensuite été tenus de fixer des objectifs et d'adopter des programmes de mesures approprieìs afin de reìduire les risques recenseìs et de lutter contre leurs conseìquences.
Ils auraient eìgalement eìteì appeleìs aÌ preìvoir des mesures permettant de limiter l'impermeìabilisation des sols en reìhabilitant les sites deìsaffecteìs, ou, lorsque l'impermeìabilisation est neìcessaire, en atteìnuer les effets.
Le projet de directive preìvoyait en outre que les Eìtats membres prennent les mesures adeìquates pour eìviter la contamination des sols par des substances dangereuses. Ces substances sont deìfinies aÌ l'article 3 du reÌglement (CE) n° 1272/2008 et font l'objet du « rapport de base » preìvu par la directive IPPC3 pour dissocier pollutions anciennes et pollutions nouvelles du sol et des eaux souterraines qui y sont preìsentes.
Les Eìtats membres auraient eìteì tenus de dresser dans un deìlai de cinq ans un inventaire des sites pollueìs par de telles substances, ainsi que des sites sur lesquels certaines activiteìs se sont deìrouleìes dans le passeì (deìcharges, aeìroports, ports, sites militaires...). Cet inventaire aurait eìteì baseì sur la pollution intrinseÌque et non sur l'eìvaluation du risque.
Ensuite, les Eìtats auraient du? reìunir les conditions pour proceìder aÌ l'assainissement des sites pollueìs afin « d'eìliminer, mai?triser, confiner ou reìduire les contaminants de manieÌre que le site contamineì, compte tenu de son utilisation effective et de son utilisation future autoriseìe, ne repreìsente plus un risque seìrieux pour la santeì humaine ou pour l'environnement » (article 13). Il aurait eìgalement incombeì de preìvoir les financements approprieìs pour remettre le site en eìtat lorsqu'il n'est pas possible de faire supporter le cou?t aÌ la personne responsable.
Par ailleurs, les Eìtats membres et les institutions communautaires auraient eìteì appeleìs aÌ inteìgrer les preìoccupations relatives aux sols dans les politiques sectorielles susceptibles d'avoir une influence importante sur les sols, en particulier l'agriculture, le deìveloppement reìgional, les transports et la recherche.
Adopteìe en premieÌre lecture par le Parlement europeìen en novembre 2007, la proposition de directive-cadre a eìteì bloqueì par le Conseil « Environnement » du 20 deìcembre 2007, avec un vote neìgatif de quatre pays (Allemagne, Autriche, Grande-Bretagne, Pays-Bas) et une abstention de la France.
Les discussions se sont poursuivies en 2008 et 2009, notamment sous la preìsidence franc?aise puis tcheÌque.
Une proposition soumise en mars 2010 sous preìsidence espagnole aÌ partir d'un texte preìpareì en 2007 par la preìsidence portugaise rencontre de nouveau l'opposition de six Eìtats membres, quatre eìtant heìsitants.
Une proposition alternative consensuelle preìpareìe ensuite dans le cadre du Common Forum et laissant la liberteì aux Eìtats de cibler les sites aÌ diagnostiquer n'a pas eìteì retenue par la Commission europeìenne.
Au cours de ces anneìes de tractations, certains pays (Allemagne, Autriche, Pays-Bas) ont consideìreì avec constance que le principe de subsidiariteì devait primer. Tout en eìtant favorable au principe de la proposition de directive, la France a principalement exprimeì des reìserves sur l'obligation d'inventaire des sites pollueìs, de diagnostic et de deìpollution qui aurait pu concerner environ 300 000 sites.
Interrogeìe sur la position passeìe et actuelle de la France aÌ l'eìgard de l'adoption d'un cadre reìglementaire europeìen relatif aux sols, la Direction générale de la Prévention des risques a formuleì plusieurs observations convergentes et eìvoqueì des perspectives de reìouverture d'une discussion europeìenne sur les sols.
Tout d'abord, en 2007, la France n'eìtait pas opposeìe au principe d'une directive, mais elle a regretteì :
- que le projet ne prenne en compte aucun eìchelonnement ni aucune priorisation ;
- et qu'il se fonde sur le seul parameÌtre de l'analyse chimique des sols alors que le retour d'expeìrience franc?ais, et de plusieurs pays ayant une expeìrience de gestion de sites et sols pollueìs, consiste aÌ prendre en compte l'usage qui est fait des sols dans ces analyses.
La Direction générale de la Prévention des risques a également rappelé que la loi ALUR 6 ( * ) a introduit les « secteurs d'information sur les sols » (SIS) afin de s'assurer, sur les sites dont la pollution est compatible avec les usages actuels, que les travaux neìcessaires sont entrepris pour seìcuriser les usages futurs.
Ensuite, lors des discussions sur le septieÌme plan d'action sur l'environnement qui a eìteì adopteì en 2014, la France a contribueì aux discussions qui ont abouti au point 25 de l'annexe aÌ ce plan : « L'Union et ses Eìtats membres devraient eìgalement reìfleìchir deÌs que possible aÌ la manieÌre dont les probleÌmes lieìs aÌ la qualiteì des sols pourraient e?tre traiteìs au travers d'une approche fondeìe sur le risque qui soit cibleìe et proportionneìe, dans un cadre juridique contraignant. »
Enfin, dans le cadre du « Green Deal », la Commission europeìenne a indiqueì travailler aÌ des outils leìgislatifs pour reìduire les pollutions dans l'ensemble des milieux, y compris les sols, avec une approche aÌ la fois preìventive et curative.
Si la présentation de l'ensemble de ces éléments a pour objectif de dresser le bilan de l'arsenal législatif européen face à un passif sanitaire et environnemental de plus en plus préoccupant sur nos territoires hexagonaux et ultramarins parsemés de sols contaminés par des agents toxiques, elle met surtout en lumière la nécessité d'aller plus loin et plus vite pour protéger les citoyens et les sols de ces dangers .
Conscient de cette impérieuse nécessité, et face au mur du silence de la plupart des Etats- membres face à ces problématiques, l'exécutif européen a, le 4 avril 2019, lors d'une réunion avec le Conseil, regretté que les Etats-membres ne prennent pas leurs responsabilités.
Déchets toxiques charriés par des inondations dans l'Aude, collèges bâtis sur des sols pollués dans le Val-de-Marne, terres agricoles contaminées par du plomb et du cadmium à Saint-Félix-de-Pallières ou dans le Pas-de-Calais... : dans un pays à la riche histoire industrielle et minière comme le nôtre, les exemples de pollution des sols sont légion. Si aucun territoire ne semble épargné, la lutte contre la dégradation des sols et la gestion de ses effets sur la santé et l'environnement peinent pourtant à s'imposer comme une priorité des pouvoirs publics.
C'est en ce sens que le Sénat a, le 19 février 2020, à la demande du groupe socialiste, écologique et républicain, constitué une commission d'enquête afin d'évaluer les problèmes sanitaires et écologiques posés par la pollution industrielle ou minière des sols.
L'objectif de cette commission d'enquête était d'évaluer l'ampleur de la pollution des sols consécutive à des activités industrielles et minières en France, ainsi que la capacité des pouvoirs publics à identifier et prévenir les risques que cette pollution présente pour la santé des populations et l'environnement.
Au cours de ses travaux, elle s'est s'interrogée sur l'existence d'éventuelles insuffisances ou négligences, tant de la part des exploitants que des autorités, dans la dépollution des sites industriels et la gestion de l'après mine.
À l'issue de ses travaux, la commission d'enquête a adopté à l'unanimité, le 10 septembre 2020, un rapport intitulé « Pollutions industrielles et minières des sols : assumer ses responsabilités, réparer les erreurs du passé et penser durablement l'avenir ».
Elle y fait le constat que la pollution des sols ne peut pas être réduite à des problèmes territoriaux circonscrits, qu'elle elle exige une mobilisation nationale et supra nationale pour deux raisons majeures : d'une part, l'information du public sur l'existence des pollutions des sols et sur leurs effets sur la santé et l'environnement doit devenir un droit fondamental et sortir d'une vision trop technique et peu lisible ; d'autre part, les collectivités locales doivent être plus intégrées dans le processus de décision et de gestion des territoires pollués.
« L'importance et le sentiment de l'urgence d'agir en matière de biodiversité, de changement climatique, de sécurité alimentaire et de pollution sont beaucoup plus prégnants qu'il y a quatorze ans », a fait valoir la cheffe d'unité Claudia Olazabal, au mois de mars dernier, devant la commission de l'Environnement du Parlement européen.
C'est ainsi que la commission d'enquête sénatoriale recommande notamment de poser les jalons d'un véritable droit européen et national de la protection des sols .
Cette proposition de résolution européenne entend mettre en application ces recommandations et appelle la Commission européenne à élaborer de nouveau une directive europeìenne sur la protection des sols et la preìvention de leur deìgradation par les activiteìs industrielles et minieÌres.
* 1 https://ipbes.net/sites/default/files/spm_3bi_ldr_digital.pdf
* 2 https://www.eea.europa.eu/publications/soer-2020/#page=113
* 3 Philippe Billet (Philippe Billet (dir), La protection juridique de la qualité des sols , synthèse des résultats du projet NormaSol, (Recherches sur la protection juridique des fonctions et services du sol), Programme GESSOL (MEDDE/ADEME), Lyon, 2014), cité in Philippe Bellec, Patrick Lavarde, Laurence Lefebvre et Marie-Laurence Madignier, Propositions pour un cadre national de gestion durable des sols , rapport du conseil général de l'environnement et du développement durable (n° 010068-01) et du conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (n° 14135), septembre 2015.
* 4 Source : Philippe Billet (Philippe Billet (dir), La protection juridique de la qualité des sols , synthèse des résultats du projet NormaSol . 1206 citoyens ont reìpondu dont 42,7 % de France et 13,3 % d'Allemagne, ainsi que 377 experts et 287 organisations (les plus nombreux venant d'Allemagne, de France et d'Autriche).
* 5 Source : Philippe Bellec, Patrick Lavarde, Laurence Lefebvre et Marie-Laurence Madignier, Propositions pour un cadre national de gestion durable des sols, rapport du conseil geìneìral de l'environnement et du deìveloppement durable (n° 010068-01) et du conseil geìneìral de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (n° 14135), septembre 2015
* 6 Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové