EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le scandale du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique est ancien et bien connu et il revient aujourd'hui au législateur d'inscrire définitivement dans la loi le droit pour les victimes de ce pesticide d'être indemnisées des souffrances endurées.
Ancien et bien connu, ce scandale l'est d'autant plus que dès 1968, la commission interministérielle d'étude de l'emploi des toxiques en agriculture l'avait « refoulé à cause de sa grande persistance et de sa toxicité ».
Lors de sa séance du 1er février 1972, cette même commission, rappelant ses constats de 1968, autorise néanmoins la commercialisation et l'utilisation du chlordécone pour un an à titre dérogatoire, afin de lutter contre le charançon de la banane aux Antilles françaises.
Cette autorisation, qui ne devait être que temporaire et réexaminée chaque année, devient définitive. Les séances de la commission des toxiques se succèdent et l'autorisation initialement délivrée en 1972 est tacitement reconduite chaque année, en dépit des risques bien connus. En 1981, le Curlone, nouvelle formulation commerciale à base de chlordécone, est homologué.
Les risques sont d'autant mieux connus qu'en octobre 1976, la rivière James, qui longeait le site de production du pesticide à Hopewell, aux États-Unis, est interdite d'accès pendant treize ans à la suite de sa contamination au Kepone - autre nom du chlordécone. À la même époque, le tribunal de Richmond condamne plusieurs industriels, et notamment Allied Chemical, qui avait mis au point le pesticide, à une amende de 3 millions de dollars, et Life Science Products, qui avait repris sa production, à une amende de 13,5 millions de dollars (équivalant à 123 millions d'euros aujourd'hui).
Alors qu'ils avaient connaissance de la toxicité du Kepone pour l'homme et l'environnement, les chimistes des deux sociétés avaient caché cette information, et ont donc été reconnus coupables de pas moins de 95 infractions au code de Virginie.
Ainsi, dès le milieu des années 1970, il n'est plus question, aux États-Unis, de produire ou d'utiliser le chlordécone. Les ouvriers de l'usine d'Hopewell ont souffert d'intoxications aiguës à ce pesticide et les eaux polluées de la rivière James suffisent à convaincre les autorités que ce pesticide ne peut être utilisé sans danger.
Pourtant, il n'en est pas de même en Guadeloupe et en Martinique, où les ouvriers agricoles, non prévenus de la toxicité du produit, répandent le produit à pleine main sur les plans de bananes, fer de lance de l'économie antillaise.
L'État est donc prévenu - à la fois par le rapport de la commission des toxiques de 1968 et par l'exemple américain - mais décide de laisser faire.
Il est de nouveau alerté en 1977, lors de la parution du rapport rédigé par J. Snegaroff, à la suite d'une mission de l'INRA, qui établit l'existence d'une pollution des sols des bananeraies et des milieux aquatiques environnants par les organochlorés.
De nouveau, en 1980, le rapport Kermarrec souligne la bioaccumulation des substances organochlorées dans l'environnement. Il invite à effectuer des recherches spécifiques sur le chlordécone.
Ainsi, et pendant plus de vingt ans, les sols et les eaux de Guadeloupe et de Martinique sont peu à peu pollués par ce pesticide particulièrement persistant. Quant aux habitants, non prévenus des effets du chlordécone, ils sont peu à peu contaminés.
L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) souligne aujourd'hui que des études toxicologiques et épidémiologiques ont démontré les effets néfastes du chlordécone sur le système nerveux, la reproduction, le système hormonal et le fonctionnement de certains organes (foie, rein et coeur). L'expertise Inserm pesticides et santé, publiée en 2021, conclut quant à elle à la présomption forte d'un lien entre l'exposition au chlordécone de la population et le risque de survenue de cancer de la prostate.
Or, l'étude Kannari mise en oeuvre par l'ANSES et Santé publique France entre 2013 et 2014 montre que le chlordécone a été détecté chez plus de 90 % des individus vivant aux Antilles. De plus, 77 % des travailleurs agricoles de la banane ont été directement exposés au chlordécone à l'époque où ce pesticide était utilisé.
Finalement, un rapport d'expertise particulièrement inquiétant, rédigé par le professeur Belpomme en 2007 et portant sur les conséquences agrobiologiques, alimentaires et sanitaires de ce pesticide en Martinique, conduit les autorités publiques à mettre en oeuvre, à partir de 2008, des « plans chlordécone ».
Les plans chlordécone se succèdent à partir de la fin des années 2000, pour tenter de diminuer l'exposition de la population générale à ce pesticide, malgré sa persistance dans les terres et les eaux. Une politique de chlordéconémie est peu à peu diffusée, afin que chaque individu connaisse son degré de contamination au pesticide et les risques pour sa santé.
Ces plans ne visent toutefois pas à indemniser les populations contaminées depuis des années.
Il faut ainsi attendre le décret n° 2021-1724 du 20 décembre 2021 révisant et complétant les tableaux de maladies professionnelles pour que le cancer de la prostate soit reconnu comme une maladie professionnelle ouvrant droit à indemnisation chez les travailleurs de la banane exposés au chlordécone.
Ainsi, actuellement, seuls les travailleurs de la banane souffrant d'un cancer de la prostate peuvent obtenir une indemnisation auprès du Fonds d'indemnisation des victimes de pesticides, et cela seulement s'ils remplissent les conditions suivantes : ils doivent avoir travaillé au moins dix ans au contact du chlordécone et justifier du fait que moins de quarante ans se sont écoulés entre leur dernière exposition et le diagnostic de cancer de la prostate.
Une indemnisation est également ouverte pour les enfants qui ont été exposés au chlordécone in utero et qui présentent des pathologies du système nerveux, des leucémies ou des malformations congénitales dues à l'activité professionnelle d'un de leurs parents.
La réparation proposée par le Fonds d'indemnisation des victimes de pesticides est forfaitaire et non intégrale - étonnant lorsque l'on compare ce régime à celui ouvert pour les victimes des essais nucléaires français, qui peuvent obtenir une réparation intégrale de leurs préjudices auprès du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN).
Or, comme on l'a vu, les travailleurs et leurs enfants ne sont pas les seuls à avoir été contaminés par ce terrible pesticide. C'est la quasi-totalité de la population antillaise qui a été exposée au chlordécone, à plus ou moins forte dose.
Une étude conduite par le docteur Luc Multigner parue en 20151(*) révèle ainsi que les concentrations en chlordécone dans le sang chez les travailleurs des bananes (6,3 ug/L) n'étaient pas beaucoup plus élevées que celles présentes dans le sang des hommes travaillant en dehors du secteur agricole (5,5 ug/L).
À terme, c'est donc la quasi-totalité de la population qui est susceptible de tomber malade et qui vit dans la peur de développer une pathologie liée à ce pesticide.
La responsabilité de l'État dans l'autorisation délivrée pour la commercialisation et l'épandage du pesticide, révélée en 2019 par le Rapport d'enquête de Mme Justine Bénin sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d'une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires, doit désormais être officiellement reconnue par le législateur à travers la présente proposition de loi.
Tirant les conséquences de ce rapport d'enquête, il convient également de définir un véritable régime juridique permettant à toutes les victimes - et pas seulement aux travailleurs exposés au pesticide - d'obtenir une indemnisation intégrale - et non forfaitaire - de leurs préjudices.
Il convient en effet de répondre au sentiment d'injustice ressenti par la population antillaise, notamment à la suite de l'ordonnance de non-lieu rendue le 2 janvier 2023 dans l'affaire de la pollution au chlordécone portée devant le juge pénal dès 2006 par des associations de victimes, qui cherchaient à engager la responsabilité pénale de l'État, alors même que conformément à l'article 121-2 du code pénal, l'État ne peut voir sa responsabilité pénale mise en cause ni ne peut être traduit devant les juridictions répressives.
Il s'agit également de proposer un régime complet d'indemnisation, en s'appuyant sur les travaux parlementaires déjà réalisés, et notamment sur la proposition de loi tendant à la création d'un fonds d'indemnisation des victimes du chlordécone et du paraquat en Guadeloupe et en Martinique déposée en 2018 sur le bureau de l'Assemblée nationale mais jamais examinée, ainsi que sur la proposition de loi visant à reconnaître la responsabilité de l'État et à indemniser les victimes du chlordécone, adoptée en première lecture à l'Assemblée nationale le 1er mars 2024 mais jamais examinée au Sénat.
En s'appuyant sur les régimes mis en oeuvre pour les victimes de l'amiante et des essais nucléaires français, la présente proposition de loi, après avoir reconnu la responsabilité de la République française dans les préjudices subis par les populations antillaises du fait de l'épandage du chlordécone, crée donc un comité d'indemnisation des victimes du chlordécone, chargé d'indemniser les préjudices moraux et physiques subis par la population de Guadeloupe et de Martinique.
L'article 1er de la proposition de loi vise à reconnaître la responsabilité de l'État dans les préjudices causés par l'utilisation du chlordécone et subis par les populations de la Guadeloupe et de la Martinique et à fixer le principe d'une indemnisation de ces populations, de même que l'obligation d'organiser une campagne de prévention à l'échelle nationale.
L'article 2 fixe les conditions dans lesquelles les populations peuvent obtenir l'indemnisation prévue à l'article 1er et impose au demandeur la charge de la preuve en matière de lieu de séjour et de durée du séjour, ainsi que des préjudices indemnisés au titre de la présente loi, au besoin en demandant le concours des administrations concernées pour obtenir les justificatifs nécessaires.
L'article 3 définit les modalités de versement de l'indemnisation aux victimes du chlordécone sous forme de capital et prévoit, afin d'éviter toute double indemnisation à raison des indemnisations qui auraient pu être versées par le fonds d'indemnisation des victimes de pesticides, que toute réparation déjà perçue par le demandeur pour les mêmes chefs de préjudice soit déduite des sommes déjà versées au titre de l'indemnisation prévue par la présente loi.
L'article 4 de la proposition de loi prévoit la création d'une autorité administrative indépendante, le comité d'indemnisation des victimes du chlordécone (CIVIC), chargée d'examiner les demandes d'indemnisation présentées par les populations de Guadeloupe et de Martinique, et crée une présomption de causalité pour la victime demandant une indemnisation si les critères fixés par le législateur sont réunis.
L'article 5 de la proposition de loi aligne sur le régime des indemnités perçues par les victimes de maladies ionisantes ou les victimes de maladies liées à l'amiante le régime des indemnités perçues par les victimes de préjudices causés par l'exposition au chlordécone en permettant d'affranchir de l'impôt les indemnités versées aux personnes indemnisées par le CIVIC.
Enfin, l'article 6 de la proposition de loi donne au CIVIC les moyens de mener à bien sa mission de service public et prévoit la création et le reversement d'une partie des taxes au comité, et d'une autre partie des taxes pour compenser le coût de la campagne de prévention mise en oeuvre à large échelle.
* 1 MULTIGNER L., KADHEL P., ROUGET F., BLANCHET P., CORDIER S., “Chlordecone exposure and adverse effects in French West Indies populations”, Environ Sci Pollut Res Int., 2015.