EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
La commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic
en France et les mesures à prendre pour y remédier,
créée en novembre 2023 sur la proposition du groupe
Les Républicains, a publié son rapport le 14 mai 2024.
Adopté à l'unanimité, ce rapport a fait le constat d'une
véritable submersion de la France par le narcotrafic, non seulement dans
les grandes villes mais aussi jusque dans les zones rurales, en passant par des
villes moyennes auparavant épargnées par ce
phénomène ; il a également mis en lumière une
« ubérisation » des trafics reposant sur
l'extrême adaptabilité des trafiquants, leur mépris de la
loi comme des « petites mains » qu'ils emploient pour
leurs basses oeuvres ainsi que sur un usage grandissant de la violence
(dont témoignent les 49 victimes de
« narchomicides » à Marseille en 2023) et de la
corruption.
La commission d'enquête a également
dressé le diagnostic des failles qui affectent, encore aujourd'hui et en
dépit des opérations « place nette »
lancées par le Gouvernement, la réponse de l'État.
Désorganisée, dépourvue de moyens à la hauteur des
enjeux, la répression manque de véritables chefs de file capables
de fédérer l'action des institutions et des services
concernés (police, gendarmerie, douanes et juridictions, mais aussi
acteurs du renseignement administratif, élus locaux, services fiscaux,
acteurs du numérique...), laissant chaque protagoniste dans son
« couloir de nage ».
Ce faisant, la riposte publique
ne parvient ni à toucher le « haut du spectre »,
les barons de la drogue n'étant que trop rarement
inquiétés et gardant la possibilité de trouver abri dans
des États « refuges » qui ne coopèrent pas
avec la France, ni à s'attaquer au blanchiment - pourtant
endémique - du produit du narcotrafic dont le montant, estimé
entre 3 et 6 milliards d'euros par an pour notre seul pays, est une manne qui
donne aux trafiquants des moyens financiers quasi-illimités. Or la lutte
contre le blanchiment est un enjeu de taille : à l'heure où
la prison n'effraie plus les trafiquants et où certains continuent
à animer des réseaux criminels depuis leur cellule,
« frapper au portefeuille » est un enjeu de taille pour
éviter le sentiment d'impunité.
C'est sur cette base que la commission d'enquête a formulé 35 propositions répondant à trois axes de réforme majeurs : faire preuve de lucidité sur la nature du narcotrafic et le traiter pour ce qu'il est, une menace pour les intérêts fondamentaux de la nation ; frapper le « haut du spectre » et ne plus limiter la lutte à des opérations d'ordre public de type « place nette » ; structurer enfin l'action des services en charge de la lutte contre le narcotrafic.
C'est pour répondre à ces objectifs qu'est déposée la présente proposition de loi.
Son titre Ier concerne la rénovation de l'organisation de la lutte contre le narcotrafic, dans le sens d'une plus grande efficacité et d'une plus forte spécialisation.
Celle-ci passe par le renforcement de l'Office anti-stupéfiants (Ofast) afin d'affirmer sa pleine autorité sur l'ensemble des services qui concourent à l'entrave judiciaire contre les narcotrafiquants. L'article 1er a ainsi pour objet, conformément aux préconisations du rapport de la commission d'enquête, de faire de l'Ofast une véritable « DEA à la française » en le plaçant sous la double tutelle des ministères de l'intérieur et de l'économie et des finances, dont dépendent l'ensemble des services répressifs concourant à la lutte contre le narcotrafic - douanes, police, gendarmerie - et en lui donnant une compétence exclusive sur les crimes liés au narcotrafic, ainsi qu'un pouvoir d'évocation sur l'ensemble des enquêtes.
La restructuration des acteurs de la lutte contre le narcotrafic passe également par la création d'un nouveau parquet national, le parquet national anti-stupéfiants (Pnast), qui sera chargé - sur le modèle du parquet national antiterroriste et du parquet national financier - d'incarner, de coordonner et d'animer la lutte judiciaire contre le trafic (article 2). Le Pnast sera ainsi doté d'une compétence exclusive sur les affaires criminelles et d'une compétence d'attribution en matière correctionnelle, dans le cadre d'un dialogue avec la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), rattachée au parquet de Paris, et les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), ce qui lui permettra de déterminer, au cas par cas, la saisine la plus opportune. Il agira non pas en concurrence mais en complémentarité avec ces juridictions.
Le titre II vise à renforcer les outils de lutte contre le blanchiment, mère de toutes les batailles et gisement potentiel de revenus pour l'État pour financer le « plan d'urgence » réclamé par la commission d'enquête afin de mettre les moyens humains, techniques et matériels des services d'enquête et des juridictions au niveau de la menace.
L'article 3 comporte plusieurs dispositions de nature à accroître l'efficacité de la lutte contre le blanchiment des capitaux issus du trafic de stupéfiants ainsi qu'à faciliter les investigations patrimoniales. Il prévoit tout d'abord que les sociétés de vente ou de location de véhicules de luxe seront assujetties aux obligations relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LBC-FT) et que l'ensemble des professionnels assujettis feront l'objet d'une certification par Tracfin quant à la connaissance de leurs obligations relatives à la LBC-FT. Cet article autorise également les maires à signaler au préfet tout commerce suspecté d'agir comme une « blanchisseuse », en vue de sa fermeture administrative et temporaire. Il est également proposé d'élargir l'accès des forces de sécurité au fichier informatisé des données juridiques immobilières (FIDJI) et au service d'immatriculation des véhicules (SIV), afin de faciliter leurs enquêtes ainsi que l'identification des avoirs immobiliers et des biens des trafiquants. Enfin, cet article renforce le dispositif de déclaration des bénéficiaires effectifs, en prévoyant la radiation d'office du registre du commerce et des sociétés de toutes les entreprises qui n'auraient pas satisfait à leurs obligations déclaratives.
L'article 4 instaure une procédure d'injonction pour richesse inexpliquée. Il s'agit ainsi d'agir en amont de la procédure judiciaire pour obliger les personnes suspectées de trafic de stupéfiants ou de complicité à s'expliquer sur tout écart manifeste entre leurs revenus et leur train de vie. Dans le même temps, il prévoit l'intervention systématique d'une enquête patrimoniale dans les investigations liées à des faits de trafic de stupéfiants.
L'article 5 instaure une procédure de gel judiciaire des avoirs des narcotrafiquants. Elle doit permettre à la France de disposer d'un mécanisme d'urgence en cas de risque de dissolution ou de transfert des avoirs d'un narcotrafiquant à l'international, par exemple dans une juridiction « refuge ».
Le titre III de la proposition de loi étend les prérogatives des services de renseignement du premier comme du second cercle en matière de lutte contre le narcotrafic.
L'article 6 vise à améliorer le travail en commun des services de renseignement et de l'autorité judiciaire. Il tend à élargir, tout en les encadrant, les conditions de transmission aux services de renseignement d'informations recueillies dans les dossiers judiciaires afin d'exploiter leur potentiel en termes de renseignement administratif.
L'article 7 vise à consacrer dans la loi les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), qui constituent un rouage essentiel du dispositif de prévention et de lutte contre les trafics à l'échelle locale, tout en y associant les parquets de manière systématique.
Le titre IV réforme en profondeur la procédure pénale pour donner enfin aux magistrats les outils juridiques requis pour lutter à armes égales contre les narcotrafiquants et compléter l'arsenal pénal offert aux services répressifs.
L'article 8 vise à renforcer l'infraction d'association de malfaiteurs. En premier lieu, en s'inspirant de la législation italienne « antimafia », il étend la caractérisation de la participation à une association de malfaiteurs à toute personne ayant commis une infraction connexe à une infraction préparée dans ce cadre. En second lieu, il renforce la répression de l'infraction en criminalisant la participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un crime. En l'état du droit, cette infraction ne pouvait en effet qu'être délictuelle, quelle que soit la gravité de l'infraction préparée.
L'article 9 vient garantir la pénalisation, au titre de l'incitation des mineurs à participer au trafic déjà punie d'une peine de sept ans d'emprisonnement, de tous ceux qui tentent de recruter des « petites mains », ou « jobbeurs », par le biais des réseaux sociaux : en effet, les travaux de la commission d'enquête ont montré que les trafiquants ciblaient particulièrement les plus jeunes - donc les plus fragiles - afin de disposer d'une main-d'oeuvre réputée plus facile à manipuler et plus susceptible d'échapper à la sanction pénale. Il importe de protéger les mineurs contre ce risque et de les mettre à l'abri des violences, voire des tortures que les trafiquants exercent vis-à-vis de leurs « employés ».
Répondant à une demande forte des magistrats, et notamment de l'actuelle Junalco, l'article 10 vise à prévoir la spécialisation complète de la chaîne pénale en matière de trafic de stupéfiants, y compris pour les infractions connexes et en matière d'application des peines.
L'article 11 réforme le statut des « repentis », aujourd'hui insuffisamment exploité. À cette fin, il procède à une double modification, inspirée de la législation italienne : d'une part, il étend les possibilités de devenir un « collaborateur de justice » en ouvrant cette faculté à ceux qui ont commis des crimes de sang, et renforce l'attractivité du statut en rendant plus robuste la perspective d'une réduction de peine en échange des informations transmises à l'autorité judiciaire par le « repenti » ; d'autre part, il encadre davantage le régime de cette collaboration en prévoyant l'intervention d'une convention qui fixera les devoirs du « repenti » et dont le non-respect sera sanctionné par l'interruption des mesures de protection mises en place par la justice.
L'article 12 crée un dossier « coffre » pour protéger les techniques spéciales d'enquête les plus sensibles. Cette formule, qui n'est pas inconnue du droit français (une forme simplifiée de « dossier coffre » est prévue par l'article 706-58 du code de procédure pénale dans le cadre des témoignages anonymes) ni de nos partenaires européens (puisqu'elle existe en Belgique), présenterait l'avantage de préserver du contradictoire, et donc du risque d'une divulgation de leurs caractéristiques techniques qui priverait ces procédés de tout leur intérêt opérationnel, certains éléments limitativement énumérés relatifs à la pose et au retrait de certains outils (sonorisation, fixation d'images, key-loggers...). Loin de priver de ses droits la personne mise en cause, ce dossier serait placé sous le contrôle systématique de magistrats et son contenu ne pourrait pas être utilisé comme preuve au cours du procès, garantissant le plein respect de l'égalité des armes et du principe du contradictoire.
L'article 13 redéfinit les modalités d'infiltration des officiers de police ou de douane judiciaire : il vient élargir la notion « d'incitation à la commission d'une infraction » dont le flou constitue actuellement un frein à l'action des forces de sécurité intérieure. L'extension proposée vise à donner davantage de latitude aux officiers de police judiciaire pour, sous le contrôle d'un magistrat, aller plus loin dans l'infiltration sans prendre le risque d'être mis en cause en tant que complices du trafic.
L'article 14 facilite la réalisation de « coups d'achat » par les services de police et de gendarmerie, conformément aux recommandations de la commission d'enquête qui elle-même reprenait une demande forte des enquêteurs. Pour reprendre les termes employés par le rapport, il s'agit ainsi de permettre aux services compétents, « une fois les premiers contacts pris, de continuer l'enquête pour “remonter” le réseau, la rédaction actuelle du code laissant planer le doute sur la licéité d'une telle stratégie ».
L'article 15 clarifie le statut des informateurs et de leurs traitants. Cette clarification sera un gage de plus grande sécurité juridique pour les officiers de police judiciaire qui sont au contact des « indics » et qui hésitent aujourd'hui à recourir à des sources humaines en raison des risques juridiques que ce contact fait peser sur eux, alors même que leur apport est déterminant dans la lutte contre le narcotrafic.
En premier lieu, il définit strictement les missions des informateurs et les contreparties qui peuvent leur être accordées. Le dispositif proposé est largement inspiré de l'actuelle « charte des informateurs », dont il reprend les garde-fous (gestion collégiale des informateurs, contrôle hiérarchique, inscription sur un fichier dédié, etc.).
En second lieu, cet article prévoit que les informateurs pourront, dans certaines conditions, devenir des infiltrés, accordant un cadre clair à une pratique aujourd'hui officieuse et peu encadrée, donc dangereuse pour les informateurs comme pour leurs traitants. Cette infiltration se fera sous l'étroit contrôle du procureur national anti-stupéfiants et sera scrupuleusement encadrée par une convention conclue entre l'informateur et ce magistrat, permettant d'éviter tout abus et de prémunir toutes les parties prenantes contre le risque d'un dévoiement de cette nouvelle possibilité.
L'article 16 vient préciser le régime des nullités pour éviter la « guérilla juridique » déloyale menée par certains narcotrafiquants du « haut du spectre » : s'inspirant de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il précise ainsi que les nullités ne peuvent être retenues par le juge que dans la mesure où elles ne découlent pas d'une négligence ou d'une manoeuvre de la personne mise en cause ou de son défenseur. Cette solution permettra non seulement d'éviter les remises en liberté suscitées par des vices de procédure eux-mêmes délibérément provoqués par l'emploi de stratagèmes dolosifs, mais aussi d'accélérer le traitement des dossiers de narcotrafic en réduisant le recours à des procédés purement dilatoires, étant rappelé que les juridictions pénales sont aujourd'hui trop engorgées pour en assurer l'examen dans des délais normaux.
L'article 17 met en oeuvre la compétence universelle de la justice française en matière de narcotrafic : en effet, il est en l'état impossible à la Marine nationale de visiter certains navires soupçonnés de transporter de la drogue vers notre territoire, faute de réponse de l'État du pavillon à la demande d'autorisation. Reprenant les propositions de la commission d'enquête en matière d'action internationale contre le trafic, la reconnaissance d'une compétence universelle de la France en matière de narcotrafic permettra de passer outre cet obstacle et de mettre fin à un angle mort de la lutte antidrogue en mer.
L'article 18 reprend les mesures proposées par la commission d'enquête pour mieux lutter contre le trafic dans les outre-mer, qui servent aujourd'hui de zones de « rebond » et voient leur situation sécuritaire se dégrader rapidement. À cette fin, il concrétise deux recommandations de la commission d'enquête qui répondent aux besoins des services répressifs et judiciaires face au phénomène des « mules » : la possibilité d'une « hyper-prolongation » médicale de la garde à vue et la création d'une peine complémentaire d'interdiction de vol, afin de « dé-saturer » certaines lignes aériennes qui relient les outre-mer à l'hexagone, devenues de véritables véhicules du narcotrafic.
Enfin, le titre V de la proposition de loi a pour but de lutter contre la pénétration du narcotrafic et contre son influence délétère sur la société et les institutions, avec l'impératif d'un combat assumé contre la corruption et contre la poursuite des trafics en prison.
L'article 19 vise à endiguer le pouvoir contaminant du narcotrafic en luttant activement contre la corruption ou contre les intimidations dont les agents des services publics sont susceptibles de faire l'objet. En premier lieu, il prévoit la mise en place de points de contact unique de signalement de faits de cette nature ou de comportements suspects dans les administrations les plus exposées ou les services publics sensibles que sont les services portuaires et aéroportuaires. En deuxième lieu, il étend la conduite d'enquêtes administratives régulières (ou « criblages ») dans ces services, publics comme privés, pour mieux protéger les agents des services et administrations les plus exposés aux menaces créées par la volonté corruptrice des narcotrafiquants, en les rendant systématiques et en posant le principe de leur renouvellement régulier. En dernier lieu, il renforce les obligations des administrations les plus exposées en matière de prévention de la corruption et accroît les pouvoirs de contrôle des inspections et de l'Agence française anticorruption.
L'article 20 vise à redonner son sens à l'incarcération des narcotrafiquants.
D'une part, il renforce l'information du Parlement sur les dispositifs techniques de lutte contre le narcotrafic en prison en créant l'obligation, pour le Gouvernement, de remettre un rapport annuel à la délégation parlementaire au renseignement.
D'autre part, il améliore la prise en compte de la problématique spécifique de la détention des narcotrafiquants dans la procédure pénale en prévoyant l'alignement des délais de la détention provisoire des délits prévus à l'article 706-73 du code de procédure pénale sur ceux prévus en matière criminelle et en sécurisant le traitement des demandes de remise en liberté. Dans cette perspective, il impose le recours à un avocat inscrit à l'ordre du ressort du tribunal judiciaire et précise que les délais prévus pour l'examen de telles demandes ne commencent à courir qu'à compter de leur réception par le service réellement compétent.