EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

L'article 40 de la Constitution est un carcan qui enserre le droit d'amendement et qui dévitalise la démocratie, dont les parlementaires sont une des composantes. Son existence mais plus encore son utilisation abusive, par la multiplication des irrecevabilités, contribue à une pratique du pouvoir qui se donne à voir sous ses airs autoritaires et renforce la domination du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif.

La contestation de la Vème République est intrinsèque à la perte progressive depuis 1958, mais non moins brutale, depuis la première loi de finances conforme à la loi organique relative aux lois de finances en 2006, de prérogatives parlementaires en matière budgétaire. À la demande de notre groupe, un débat s'est tenu au Sénat le 10 juin 2021, présentant les multiples facteurs d'impuissance collective contraires à l'article 14 de la Déclaration de l'Homme et du Citoyen qui dispose que « tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée ». La démocratie, du fait même de l'absence de possibilités offertes lors des travaux budgétaires, est en état de « mort cérébrale ». Il demeure pour les parlementaires impossible de remplir leur fonction, proposer des contre-mesures, proposer un contre-budget. Sans opposition, le débat budgétaire s'apparente davantage à une formalité budgétaire pour un Gouvernement bien à son aise pour imposer ses vues aux représentants élus du peuple. Dans quel régime sommes-nous si la politique budgétaire de la nation ne s'élabore pas au Parlement, si Bercy l'emporte sur les hémicycles, si les assemblées se transforment en guichet ? La qualification de « chambre d'enregistrement » prend tout son sens en matière budgétaire.

Personne ne peut légitimement soutenir que le Parlement accroitrait seul le déficit public tant son intervention est réduite à sa portion congrue alors qu'en même temps la dette publique a cru de 600 milliards d'euros depuis 2017. La dette publique s'est accrue encore plus depuis 2006, signe que la contrition supplémentaire imposée par la modification des règles budgétaires réduisant encore le champ d'intervention des parlementaires, n'a pas su freiner la spirale d'endettement. Il ne faut pas chercher dans le droit d'initiative parlementaire une explication à la situation des finances publiques mais dans la gestion budgétaire focalisée sur les baisses d'impôts et l'annonce de milliards d'euros sans lisibilité ni cohérence ; un constat enrichi par la période récente.

Les règles budgétaires qui ont cours sous l'égide de l'article 40 consacrent l'incongruité des mécanismes libéraux qui s'appliquent au Parlement, tentant d'homogénéiser les pratiques parlementaires et d'annihiler les orientations politiques divergentes, et empêchent le débat démocratique. Il est par exemple possible de créer une nouvelle dépense fiscale ou d'élargir une niche fiscale existante, et ainsi diminuer les recettes publiques sans que l'article 40 ne s'applique, alors même que l'État ou la Sécurité sociale voient leurs recettes minorées. En ce sens, MM. Migaud et Arthuis, présidents des commissions des finances de l'Assemblée nationale et du Sénat demandaient, dès 2008, la suppression de l'article 40 dans une tribune au Monde. Un des arguments qu'ils avançaient, outre celui de « la responsabilité des élus », reposaient sur l'idée que « l'article 40 est donc devenu à bien des égards une “machine à créer de la dépense fiscale”. Il accrédite au surplus l'idée dangereuse selon laquelle, en matière de déficit public, la dépense fiscale n'aurait pas le même impact que la dépense budgétaire ». Ces règles servent donc un projet libéral d'attrition des services publics et des politiques sociales. Les parlementaires, notamment les plus progressistes, s'auto-censurent par crainte du couperet qui pourrait frapper leurs amendements : l'article 40.

La transformation démocratique, ô combien nécessaire, empruntera indubitablement le chemin de la restauration du débat parlementaire ou elle n'adviendra pas. Renforcer le pouvoir du Parlement se fera s'il redevient le lieu de la confrontation d'idées, étape essentielle de la fabrication de la loi qui doit se faire à nouveau en son sein et non dans les ministères sous les ordres de l'Élysée. La suppression de l'étau budgétaire des élus accroitra l'initiative de la société civile et des organisations constituées pour nourrir les débats budgétaires et susciter l'intérêt de la société tout entière. Sans appropriation citoyenne des travaux parlementaires et lorsque la délégation remplace la représentation faute de pouvoir desdits représentants, l'équilibre des pouvoirs est menacé.

L'actualité récente de cet outil du parlementarisme rationnalisé, notamment à toutes les étapes du projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 portant réforme des retraites, a démontré une nouvelle fois s'il en fallait que toute proposition alternative est immédiatement refusée aux représentants élus.

Plus récente, et plus rare, son application aux propositions de loi qui faisait l'objet d'une pratique constante afin de ne pas empêcher leur examen en invoquant la recevabilité financière a priori, a été contesté à l'Assemblée nationale avant l'examen en commission des affaires sociales de la proposition de loi d'abrogation de la réforme des retraites.

L'absurdité atteint son paroxysme quand les institutions garantes de la « préservation des finances publiques » utilisent ou refusent d'utiliser cet article à des fins politiques. Parce que le droit ne porte en lui-même nulle vérité et qu'il n'est fondé que sur l'interprétation, comment ne pas voir une dissonance lorsqu'une proposition de loi examinée en commission n'est pas déclarée irrecevable, mais qu'un amendement rétablissant en séance un article supprimé puisse l'être par la Présidente de l'Assemblée nationale. En somme, un même article, une possibilité de censure, appliquée ou non.

Enfin sur cet épisode porteur de confusion quant au rôle du Parlement, il est incompréhensible que l'on invoque la « création d'une charge budgétaire » quand le Haut conseil des finances publiques indiquait que la réforme des retraites aurait un coût net de 400 millions d'euros pour 2023. Autrement dit, l'abrogation de la réforme aurait permis de réaliser des économies à court terme. Le Gouvernement soucieux des comptes publics et de l'équilibre économique de sa réforme n'a pourtant fourni aucun bilan financier postérieur à l'adoption de dispositions coûteuses au cours du débat et la censure par le Conseil constitutionnel de 6 dispositions présentées comme des mesures d'atténuation.

Loin de résoudre à elle seule l'impasse démocratique dans laquelle se trouve la pratique actuelle du pouvoir adossée aux limites inhérentes à la Vème république, la suppression de l'article 40 de la Constitution y contribuerait utilement. Les sénatrices et les sénateurs du groupe CRCE s'inscrivent dans la continuité d'un engagement ancien de restauration de la souveraineté du Parlement et de l'abrogation de l'article 40, véritable étau institutionnel et démocratique.