EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Il y a 30 ans, 60% des Français disaient que le travail était très important dans leur vie. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 24% à le dire. Aucune autre valeur na connu une évolution aussi forte. C'est ce que nous apprend une étude menée par la Fondation Jean Jaurès en collaboration avec l'Institut de sondage IFOP en date de novembre 2022.
Alors les Français seraient-ils devenus fainéants ? Les auteurs de la présente proposition de loi ne veulent s'y résoudre. Il serait réducteur, voire simpliste, de dire que les Français ne veulent simplement plus travailler.
Toutefois, cette étude met en exergue un profond changement des attentes face au travail, de la « valeur travail » et le rapport entre la vie professionnelle et la vie privée a évolué. Il est temps den prendre acte.
Le premier bouleversement dans notre conception du travail intervient quelque part entre le XVI e et le XVIII e siècle avec lavènement de la modernité et la propagation dune éthique du travail portée par la réforme protestante et son idéal ascétique comme lexplique le philosophe Max Weber dans son ouvrage « L'éthique protestante et lesprit du capitalisme » . Le travail nest alors plus considéré comme une activité avilissante, mais bien au contraire un vecteur d'émancipation.
Dans un intervalle relativement court, les penseurs et les politiques se rallient de plus en plus massivement à cette conception du travail, et invitent la société à changer. La bourgeoisie industrieuse prend les manettes et fabrique un nouvel ordre social. La « valeur travail » forgée par le protestantisme quitte la sphère religieuse mais conserve son importance sociale et spirituelle. La recherche dun sens transcendant passe désormais par le matérialisme.
Puis, cette évolution des mentalités sest accompagnée dune évolution de la technologie. La révolution industrielle nous a amené les machines et les machines nous ont placé devant de nouvelles réflexions existentielles sur le travail. Le stade absolu des sociétés capitalistes mécanisées conduisait vers une société aux valeurs nécessairement opposées à la culture dominante du travail, et donc une nouvelle remise en cause de lordre social.
En se décomposant en milliers de tâches simples, en sinscrivant sur des marchés de plus en plus vastes, le travail devient de plus en plus pénible et avilissant. Le travailleur naccomplit désormais qu'une petite part du processus productif et perd de plus en plus le sens de son effort.
Ainsi émerge le mouvement ouvrier. La loi Waldeck-Rousseau légalise les syndicats en 1884. L'amélioration des conditions de travail des ouvriers devient l'objet central des revendications. Chacun se souvient des ouvriers du textile de Fourmies, dans le Nord, manifestant pacifiquement le 1er mai 1891 et réclamant la journée de 8 heures. Chacun se souvient également de la fusillade à l'issue de la journée de manifestation.
Il faudra attendre les années 1950 pour trouver les fondements du concept de la qualité de vie au travail grâce aux travaux de recherche d'Éric Trist de lInstitut Tavistock à Londres. Dans le cadre de ses recherches, ils dénoncent les limites du taylorisme : monotonie, déqualification, sentiment daliénation, impacts négatifs sur la productivité.
Afin de coordonner les efforts des chercheurs et des organismes concernés en vue de créer une bibliographie cohérente et crédible sur la qualité de vie au travail, la première conférence internationale a lieu à New York en 1972. L'année suivante, est créé le Conseil International de la Qualité de Vie au Travail avec comme mandat la construction dun corpus théorique favorisant la promotion de la recherche dans le domaine de la santé mentale au travail et de la qualité de vie au travail. Ce conseil propose une définition de la qualité de vie au travail qui agrège quatre aspects : intégrité physique, intégrité psychique, développement du dialogue social et équilibre vie au travail et vie hors travail (L. E. Davis et A. Cherns, 1975).
En France, la même année, le Parlement adopte la loi n° 73-1195 du 27 décembre 1973 relative à l'amélioration des conditions de travail, créant notamment l'agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT), placée sous la tutelle du ministère du Travail. Pour rappel, lANACT a pour vocation daméliorer les conditions de travail en agissant notamment sur lorganisation du travail et les relations professionnelles. En s'appuyant sur les enseignements de projets-pilotes qu'elle mène avec des entreprises, elle conçoit et diffuse, à destination des salariés, de leurs représentants et des directions -- mais aussi de tous les acteurs qui les accompagnent -- des méthodes et outils dans un objectif partagé : concilier durablement qualité de vie au travail et performance. L'agence, qui fêtera ces 50 ans cette année, semble encore avoir de beaux jours devant elle...
Plus récemment, ces dernières années, les questions des conditions de travail et de la pénibilité semblent avoir été assimilées à la question du bonheur au travail. Ce glissement sémantique invite à citer Albert Camus : « mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde. »
La mode des responsables du bonheur , « happiness manager » en anglais, en provenance directe d'outre atlantique et commençant à s'implanter dans nos entreprises, surtout dans nos grandes villes, est symptomatique de ce nouveau rapport au travail devant être façonné. L'organisation de moments conviviaux au sein des entreprises est certainement très appréciée par les salariés. Personne n'a rien contre les pots de départ, les repas de noël voire, eu égard à l'américanisation des moeurs, les concours de taille de citrouille d'Halloween. Mais, il s'agît de l'arbre qui cache la forêt. Le bonheur au travail a changé de nature. Il n'est plus la conséquence d'un succès ou d'un travail bien accompli. Il devient la condition de la performance, un but à atteindre non seulement pour le salarié mais aussi pour la vitalité de l'entreprise.
Toutefois, l'ANACT informe, que depuis 2020, nous devons parler de qualité de vie et des conditions de travail (QVCT). Ce grand changement est expliqué sur le site de l'agence en ces termes : « En ajoutant la formule « conditions de travail » à la QVT, il s'agit de lever toute ambiguïté : cest bien lamélioration du travail et des conditions dans lesquelles il est réalisé qui doit être au coeur de ces démarches. » Ces atermoiements et confusions prenant fin, les questions des conditions de travail et de pénibilité font enfin leur retour. Ne les laissons pas s'enfuir.
Les auteurs de la proposition de loi souhaitent donc ouvrir le débat parlementaire afin d'avancer vers des réponses concrètes et applicables rapidement.
Pour leur part, ils préconisent le développement de la semaine de quatre jours à raison de trente-six heures par semaine. Ce schéma semble sinscrire dans les évolutions des moeurs de notre société. De nombreux pays voisins ont expérimenté ou expérimentent cette organisation du temps de travail, notamment la Belgique, le Royaume-Uni, le Pays de Galle, lEcosse, lIslande, lEspagne, le Japon et certaines entreprises allemandes.
La plus grande expérimentation à ce jour est britannique. Entre juin et décembre 2022, 2 900 salariés répartis dans 61 entreprises britanniques ont vu leur temps de travail diminuer de 20 %, correspondant au jour en moins de la semaine, sans baisse de salaire.
Des chercheurs de l'université de Cambridge (Royaume-Uni) et du Boston College (États-Unis) ont coordonné une étude à propos de cette expérimentation. Selon eux, les effets bénéfiques de cette expérimentation sont clairs : 71 % de ces salariés ont depuis déclaré que leur niveau d'épuisement professionnel avait baissé et plus d'un tiers (39 %) se sont sentis moins stressés.
Il a été également constaté une chute de 65 % du nombre de jours d'arrêt maladie et les démissions ont été divisées par deux (57 %). « Ces semaines de travail plus courtes permettent aux salariés d'être moins stressés et épuisés, et leurs retours suggèrent également une amélioration de leur santé mentale et physique » , concluent les chercheurs.
Les récentes expérimentations - en France et à l'étranger - d'une organisation de la semaine en quatre jours ont régulièrement démontré son impact positif sur le bien-être et la santé des salariés. Cette organisation du travail présente donc différents avantages :
- Le gain dun jour de temps libre dans la semaine, permettant de nombreuses économies (de garde des enfants par exemple), est de nature à favoriser l'équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée.
- Elle permet d'éviter un aller/retour domicile-travail hebdomadaire et donc de diminuer, dans de très nombreux cas, le temps du déplacement par rapport au travail, ce qui n'est pas anecdotique d'un point de vue budgétaire pour les foyers comme d'un point de vue écologique, au moment où la décarbonation de la société est une question prioritaire.
- Baisse de labsentéisme : lexpérience islandaise démontre que la semaine de quatre jours est directement liée à une réduction des salariés absents car fatigués ou malades.
Aussi les auteurs de la proposition de loi affirment-ils que la trente-sixième heure doit être rémunérée. Cela représente un gain de pouvoir dachat immédiat pour les bénéficiaires de cette organisation du travail. Une demi-heure supplémentaire pourrait apporter 2 milliards deuros de cotisations supplémentaires chaque année. Une heure supplémentaire apporterait donc 4 milliards deuros. Schématiquement : 46 heures travaillées supplémentaires par année x 43 années de travail sur une carrrière = 1978 heures travaillées supplémentaires. Actuellement, une année représente 1607 heures travaillées. Cela correspond donc à un gain net dun peu plus dune année de cotisation par actif. Cela nest pas anecdotique pour l'équilibre financier immédiat de notre système de retraite.
Il convient de rappeler que le Code du travail permet, d'ores et déjà, à une entreprise qui le souhaite de passer à la semaine de quatre jours. Plusieurs entreprises lappliquent déjà, dont notamment Elmy, IT Partner, Yprema, LDLC, Radioshop, Welcome to the Jungle, ou encore Love Radius...
En février 2022, sur BFMTV, Élisabeth Borne alors ministre du Travail sexprimait sur la semaine de 4 jours en disant : « Il peut y avoir des négociations dans les entreprises mais on ne peut pas limposer à toutes (...) Je pense que cest un choix des entreprises, ça peut se discuter (...) je ne préconise pas du tout. Et ça ne peut pas être une mesure qu'on décide den haut » .
Cette réponse s'inscrit dans la tradition française laissant une grande liberté d'organisation aux entreprises. Toutes les réponses ne relèvent pas du domaine de la loi. Certaines sont même dores et déjà possibles et nécessitent un élan de la part des employeurs. Cela dit, les auteurs de la présente proposition de loi n'ont pas souhaité porter une demande d'incitation financière pour les entreprises développant ce schéma organisationnel facultatif comme le faisait la loi Robien en 1996 pour la diminution du temps de travail. De surcroît, une telle aide financière méconnaîtrait probablement les principes constitutionnels d'égalité devant la loi et d'égalité devant l'impôt.
L article unique de la présente proposition de loi demande la remise d'un rapport au Parlement, afin d'inviter le Gouvernement à lancer une réflexion sur ces sujets. Il convient d'associer à cette réflexion les partenaires sociaux et les parlementaires. Le rapport devra étudier particulièrement la qualité de vie au travail au regard de la pénibilité et de l'équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Il étudiera lopportunité de mettre en oeuvre des mesures incitatives afin de développer une organisation du temps de travail sur quatre jours par semaine dans les entreprises et pour les fonctions pour lesquelles cela est possible. Le rapport présentera également lopportunité dexpérimenter une organisation du travail de quatre jours par semaine dans le secteur public et proposera une liste des fonctions pour lesquelles cela est possible. Enfin, le rapport étudiera lapport dune durée minimum légale de travail des salariés à temps complet fixée à trente-six heures par semaine sur l'équilibre financier de la branche vieillesse de la sécurité sociale.
Cette proposition de loi n'a pas ambition d'apporter une solution clef en main. Elle prône l'ardente obligation d'organiser toutes les réflexions relatives au travail. La société évolue, il est urgent que notre rapport au travail suive cette évolution.