Le bilan de la loi du 10 juillet 2000

Henri BLONDET,
Conseiller à la Chambre criminelle de la Cour de Cassation

Les objectifs du législateur de l'an 2000 étaient clairs mais distincts et parfois difficiles à harmoniser. Il s'agissait à la fois d'alléger la responsabilité des décideurs publics et de garantir, par l'effet de dispositions générales et impersonnelles, l'égalité de tous devant la loi tout en évitant un affaiblissement de la répression, dans des domaines où la sécurité des personnes est particulièrement menacée : la circulation routière, les accidents du travail et la protection de l'environnement, ...

La loi du 13 mai 1996, dont les dispositions sont toujours en vigueur, incite le juge à une analyse plus complète des organisations complexes et des délégations de pouvoir ou des affectations de moyens qui s'y développent. Elle peut les conduire à remonter du « lampiste » au véritable décideur, éloigné du terrain mais maître des moyens et des affectations de ceux-ci. Ses dispositions se sont combinées avec celle de la loi Fauchon pour rompre avec le principe de l'équivalence des conditions et de l'identité des fautes pénale et civile, lentement élaborée depuis le XIX ème siècle jusqu'à la fin du XX ème siècle. Les autorités de poursuite et de jugement doivent désormais déterminer l'existence du lien de causalité entre les fautes et le dommage mais également la nature de ce lien de causalité - directe ou indirecte.

1. L'application de la loi du 10 juillet 2000

Le premier bilan de l'application de la loi ne pouvait dissimuler que les effets de la loi plus douce n'étaient pas également répartis. La pression pénale était allégée, certes, pour les décideurs publics, mais constante pour les automobilistes, les dirigeants d'entreprise et les professionnels de santé. Quatre ans plus tard, l'application sélective de la loi depuis 2006 est confirmée.

Les décideurs publics paraissent continuer à bénéficier des effets de la loi. Les pourvois d'élus locaux sont moins nombreux et les rares arrêts de condamnation ne sont pas cassés dès lors que les juges du fond ont scrupuleusement appliqué les dispositions de l'article 121-3 du Code pénal et constaté l'existence de la faute caractérisée qu'elles exigent.

S'agissant des chefs d'entreprise, la méconnaissance par l'employeur ou le préposé des dispositions relatives au respect des règles d'hygiène et de sécurité du travail, prévue par l'article L.4741-1 du code du travail, constitue une faute personnelle mais, le plus souvent indirecte, qui est analysée comme une faute caractérisée ou la violation délibérée d'une règle de sécurité constitutive, le cas échéant, des délits d'homicide ou de blessures involontaires.

Les professionnels de santé n'ont été que très peu évoqués lors des travaux parlementaires et totalement ignorés dans la circulaire d'application de la loi du 10 juillet 2000 alors que celle-ci avait aussi vocation à s'appliquer à leur responsabilité pénale. Depuis la fin du XIX ème siècle, la Cour de Cassation a élaboré une construction originale de la faute du médecin, fondée sur le lien contractuel entre le praticien et son patient. Affectée par la loi du 10 juillet 2000, cette construction a été ruinée par la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades et la qualité du système de santé dont est issu l'article L.1142-1 du Code de la santé publique. La première chambre civile a d'ailleurs énoncé, dans deux arrêts du 28 janvier 2010, que la responsabilité du professionnel de santé est désormais de nature délictuelle, y compris lorsqu'elle résulte d'un défaut d'information.

La Cour de Cassation n'a pas interprété les dispositions de la loi du 10 juillet 2000 relatives au lien de causalité entre la faute et le dommage dans un sens très favorable aux professionnels de santé. La nécessité d'établir l'existence d'un lien de causalité certain entre la faute et le dommage existe à tous les niveaux, l'absence de caractérisation de ce lien entraînant mécaniquement la cassation.

Les juges sont par ailleurs confrontés à une difficulté lorsque les faits qui leur sont soumis se sont produits dans le secteur hospitalier public. Les juridictions de l'ordre judiciaire, incompétentes pour statuer sur les actions en réparation des conséquences dommageables de l'infraction, doivent, par exception à ce principe, se prononcer sur la demande d'indemnisation de la victime partie civile en cas de faute personnelle détachable du service commise, en service, par un fonctionnaire. Or depuis l'entrée en vigueur de la loi du 10 juillet 2000, les juges, s'exposant à une contradiction de motifs, doivent parfois démontrer, pour les besoins de l'action publique, que la faute du praticien auteur indirect du dommage constitue une faute caractérisée avant d'affirmer, pour les besoins de la démonstration de la compétence du juge administratif contestée par la partie civile, que la faute retenue n'est pas détachable du service.

2. La loi du 10 juillet 2000 face aux grandes catastrophes

Les grandes catastrophes s'avèrent assez rares mais représentent un véritable défi pour les institutions administratives et judiciaires. Dans le chaos qui suit immédiatement une catastrophe, mener des investigations tendant à déterminer les responsabilités peut paraître indécent. Celles-ci doivent cependant être conduites en toute indépendance et imposent aux autorités judiciaires et aux magistrats du parquet un mélange de vigilance, de pondération et de tact dans leurs rapports tant avec les autres autorités publiques chargées d'enquêtes ou d'expertises administratives qu'avec les dirigeants des entreprises susceptibles d'être mises en cause et leurs assureurs. Le temps de l'enquête judiciaire et de l'instruction est certes mieux maîtrisé mais voit surgir de multiples problèmes. Enfin, le temps des débats contradictoires à l'audience, souvent, hélas, très éloigné de la date des faits, doit permettre de donner une qualification juridique adaptée aux faits reprochés. La nature de ceux-ci peut cependant rendre cette tâche mal aisée.

Ainsi, dans l'affaire du sang contaminé, les mêmes faits ont pu être successivement qualifiés de tromperie et de non assistance à personne en danger, d'empoisonnement, d'administration de substances nuisibles, d'homicide et de blessures involontaires selon les juridictions concernées. La qualification de tromperie, appliquée aux responsables du Centre national de transfusion sanguine, n'a pas été relevée par les parties civiles dans l'affaire de l'hormone de croissance mais a été récusée en janvier 2009 par le tribunal correctionnel, qui a prononcé une relaxe générale des médecins et scientifiques mis en cause, au motif que le lien entre le patient et les médecins ou pharmaciens qui ont prescrit ou délivré les produits litigieux ne serait pas contractuel, comme l'exige le code de la consommation mais s'apparenterait à la relation d'un usager du service public. Les parties civiles ont récemment saisi la Cour d'appel d'une demande de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, tendant à voir constater l'inconstitutionnalité de dispositions qui créeraient une inégalité entre les usagers de soins selon qu'ils s'adressent au service public hospitalier ou à la médecine libérale.

Robert FINIELZ ,
Avocat général à la Chambre criminelle de la Cour de Cassation

Malgré l'absence de statistiques par typologie d'infractions en ce qui concerne les saisines de la chambre criminelle, j'évalue que la matière qui nous occupe aujourd'hui représente moins de 1 % des pourvois devant la Cour de Cassation. Les thématiques en cause, exception faite du contentieux spécifique de la circulation routière, touchent d'abord aux infractions relevant du droit du travail (40 %), à la responsabilité médicale (30 %) et à la responsabilité des collectivités territoriales (6 %). Le taux de cassation s'élève à environ 15 %, soit plus que la moyenne, démontrant qu'en cette matière, la chambre criminelle est invitée à remplir pleinement sa mission de contrôle de l'application de la règle de droit.

1. La jurisprudence du droit du travail au regard de la loi du 10 juillet 2000

En l'an 2000, le législateur n'avait pas eu pour objectif de modifier les termes de la répression en droit du travail mais il existait un risque au travers de la qualification exigée de la faute dans le cas de causalité indirecte. Dix ans après, force est de constater que la jurisprudence relative aux accidents du travail n'a subi aucune modification substantielle. Cela n'est pas surprenant. Le droit du travail constitue, en effet, un droit très réglementé, enfermant les organes de la société dans un tissu d'obligations légales ou réglementaires généralement très précises. Leur méconnaissance, lorsque le préjudice est en lien indirect avec l'accident survenu, ne peut qu'être qualifiée de violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité donnant application de la responsabilité pénale de celui qui avait le devoir de faire respecter cette obligation.

La Cour de Cassation est très rigoureuse quant à la faute caractérisée. La responsabilité est engagée dès lors que le prévenu a contribué à créer la situation ayant permis la réalisation du dommage et n'a pas pris les mesures pour l'éviter. Le juge doit donc établir un lien de causalité entre la faute et le dommage, doublé d'une omission d'agir pour que l'infraction soit constituée. La connaissance du risque créé pour la victime, évoquée dans l'article 121-3 du Code pénal, aurait pu constituer une voie d'évitement de la responsabilité pénale individuelle. La chambre criminelle a cependant récemment réaffirmé, par un arrêt du 12 janvier 2010, que cette connaissance est inhérente à la nature des fonctions du chef d'entreprise et s'induit de la commission de la faute reprochée.

L'apparition de nouveaux acteurs dans le champ de prévention des accidents, tels le coordonnateur de sécurité, a conduit le juge de cassation, dans un arrêt de 2009, à mettre à leur charge une obligation d'anticipation dans des situations de risque avéré, dont la méconnaissance satisfait à l'exigence d'une faute caractérisée et permet d'engager la responsabilité individuelle, obligation qui dépasse, en outre, la protection des seuls salariés.

Dans deux arrêts rendus en avril et en octobre 2009, la chambre criminelle de la Cour de Cassation, donnant toute son autonomie à la responsabilité pénale des personnes morales, a posé que ces dernières seraient responsables de toute faute non intentionnelle de leurs organes ou de leurs représentants, ayant entraîné une atteinte à l'intégrité physique, quand bien même la personne physique, poursuivie en même temps, aurait été relaxée, sur le fondement du caractère indirect de la faute qui lui était reprochée.

2. Les difficultés d'application de la loi du 10 juillet 2000 en droit du travail

Il reste, dans l'application de la loi du 10 juillet 2000, plusieurs difficultés ayant, tout d'abord, trait au lien de causalité, qui ne peut se déduire de la seule existence du dommage ou de sa gravité. De plus, il faut qualifier le lien qu'entretiennent faute et dommage. Si le lien direct fait défaut, le recours à la faute caractérisée peut soulever des interrogations, s'agissant notamment de la multiplicité des fautes qui, prises isolément, ne sont pas déterminantes d'une faute caractérisée. La Cour de Cassation a admis le cumul de fautes simples dans un arrêt du 18 novembre 2008, fautes qui étaient, en l'espèce, toutes imputables à la même personne. L'examen isolé de fautes simples non imputables à une même personne, peut en revanche conduire, en application de la loi du 10 juillet 2000, à l'absence de réponse pénale.

Imaginer un droit à géométrie variable en fonction des conséquences de l'infraction ne peut que susciter l'opposition. La seule parade à l'incertitude serait de tirer la conséquence d'un comportement caractérisant une faute qualifiée non punissable en l'absence de lien de causalité pour retenir cette faute au titre de l'article 223-1 du code pénal revisité mais la chambre criminelle se cantonne, pour l'heure, à une analyse très rigoureuse des éléments constitutifs tels que définis par la loi. Pour autant l'évolution du droit pénal dans les années à venir devra prendre en compte le risque, avec des conditions et précautions restant à déterminer.

La mise en oeuvre de la responsabilité pénale des personnes morales soulève également des difficultés. Condamner une personne morale suppose que celle-ci existe effectivement au temps de la commission des faits et existe encore au temps de la condamnation. Or, deux arrêts rendus le 9 février et le 9 septembre 2009, la chambre criminelle a considéré que l'absorption d'une société par une autre faisait échec à sa condamnation, démontrant la difficulté qu'il existe à insérer la responsabilité pénale des personnes morales dans un corpus juridique construit pour les personnes physiques. Cette même difficulté se pose aussi en termes de sanction : en effet, la détermination du quantum de l'amende, fondée sur le quintuple de celle encourue par la personne physique, se révèle bien inadaptée à la taille de certaines sociétés, à leur chiffre d'affaires et à l'importance des catastrophes pouvant survenir.

La mise en oeuvre de la responsabilité des personnes morales peut être envisagée en complément de celle de la personne physique ou comme un « sous-produit » de la responsabilité pénale des personnes physiques, deux positions qui ne sauraient satisfaire. Or force est de constater que le hasard semble parfois guider le choix de l'action. Peut-être conviendrait-il que cette mise en cause exige une responsabilité autonome ou qu'elle réponde à des critères spécifiques, en particulier lorsqu'il apparaît équitable de sanctionner la personne physique compte tenu de la consistance de la faute reprochée et surtout quand l'entreprise s'est véritablement engagée dans le domaine de la sécurité.

Les juges se sont efforcés d'appliquer la loi d'une manière conforme à sa rédaction et à son esprit, dans le respect des enjeux d'une matière, qui, dix ans après, peut être considérée comme bien maîtrisée, du moins en droit pénal du travail.

Cependant, toute situation d'équilibre est, par essence, fragile, soumise à des tensions qui peuvent receler de véritables risques. Une définition trop stricte de la faute caractérisée, élément essentiel de la bonne application de cette loi, générerait l'impunité alors qu'un contenu trop large pénaliserait à l'excès. Jusqu'à présent, le contrôle exercé par la chambre criminelle a permis d'éviter ces deux écueils. Le second risque tient au transfert de responsabilité de l'individu à la personne morale, soit parce que la faute est trop ténue et ne permet pas d'engager la responsabilité individuelle, soit parce que le lien de causalité n'est pas établi, faisant échapper la faute pourtant établie à toute sanction. Le juge se trouve cependant, ici, limité par les dispositions de la loi.