II. LES MÉDIAS DE SOURCE, UN UNIVERS SANS LIMITE

L'ensemble des médias de source doit être vu, dans le contexte informatif national, comme une subdivision du spectre médiatique brésilien. La notion de champ développée par BOURDIEU 805 ( * ) s'avère opportune pour aborder cet ensemble de médias, puisqu'elle nous permet de considérer les instances médiatiques comme un ensemble en soi, ainsi que leurs relations avec d'autres segments du même champ et hors de ce dernier. Il existe, en interne, des relations d'échange, de complémentarité et d'opposition 806 ( * ) . Les médias de source constituent ainsi un segment, un sous-champ du champ médiatique, qui présente en son sein des actions d'interaction et de symbiose, en particulier à travers la fourniture de contenus destinés à être diffusés vers la sphère publique, mais aussi une concurrence, puisqu'ils exercent également une action d'information directe de l'opinion publique. Cette concurrence peut engendrer des rivalités d'audiences, des interférences dans les routines internes de chaque sous-champ, visant à la construction, auprès de l'espace public des valeurs, des opinions et des points de vue désirés.

Le désir de communication présent chez les acteurs sociaux et la facilité d'utilisation des outils issus de l'évolution technologique des communications ont entraîné la prolifération, de plus en plus croissante, de nouvelles structures informatives. L'univers des acteurs sociaux hors de la presse traditionnelle en tant que médiatrice de l'information et qui se lancent dans l'utilisation de mécanismes sophistiqués de communication est de plus en plus grand 807 ( * ) . Cela correspond, au niveau national, à un processus de transformation constante. Ainsi, tenter de préciser l'ensemble du territoire d'intervention et le nombre de médias de source existant au Brésil, ainsi que le nombre de professionnels de formation journalistique qui travaillent pour ces derniers, est une tâche herculéenne, impossible, tant la diversité et la complexité de ce secteur sont grandes. Nous chercherons à démontrer l'importance du territoire professionnel existant pour les journalistes hors des rédactions traditionnelles et la constance de l'utilisation de ce segment médiatique par les divers secteurs de la société brésilienne. Toutefois, de même que dans le cas d'un sondage d'intentions de votes, il s'agira seulement du portrait d'un moment donné, d'un instantané dans un système hautement dynamique. En tant qu'éléments d'un sous-champ, les médias de source constituent un espace en mouvement constant 808 ( * ) . L'apparition de nouveaux médias, le maintien en activité de ceux déjà présents, leur extension ou même leur disparition, est à la merci de différents rapports de forces et d'intérêts, politiques, économiques et socioculturels, dans leur majorité de nature conjoncturelle. Dans les paragraphes suivants, nous tenterons néanmoins de démontrer la diversité des initiatives et la pluralité des agents sociaux présents dans ce champ.

Tout d'abord, il est important de noter que le pays n'est pas une nation dépourvue de médias traditionnels et d'exclure toute lecture selon laquelle le phénomène analysé serait un processus visant à pallier le manque de supports médiatiques. En dépit d'une mauvaise distribution géographique, nous ne pouvons pas considérer que le pays souffre d'une carence en termes de radios, de journaux et de chaînes de télévision. Ce phénomène peut néanmoins être vu, partiellement, comme un apport d'acteurs de la sphère sociale pour pallier ou même profiter d'une déficience structurelle en ressources humaines et financières, qui se reflète dans le contenu diffusé par les médias traditionnels. Pour éviter toute carence de données, nous présenterons également des informations qui permettent de démontrer le poids et l'importance du secteur traditionnel des médias brésiliens et le rôle significatif joué par ce dernier dans le processus d'information de la société brésilienne.

La concurrence autour de l'agendamento pour l'utilisation des médias de source implique des secteurs de l'espace social national d'une diversité aussi grande que peut l'être la distance séparant une association de prostituées, l'église catholique brésilienne, l'ordre des avocats du Brésil, les Forces Armées ou le Parlement. Cette particularité pourrait nous amener à concevoir ces médias comme une presse spécialisée, segmentée en raison de son contenu éditorial, étroitement liée à la source qui la maintient. C'est, de fait, ce qui se passe pour un nombre significatif de ces médias, comme ceux liés à des mouvements écologiques, professionnels, de défense des droits des minorités, etc.

Dans ces cas-là, cependant, lorsque nous parlons de presse spécialisée, nous ne pouvons pas appliquer le cadre utilisé par NEVEU pour la presse spécialisée française 809 ( * ) . Le modèle français représenterait une rupture avec la représentation du journalisme en tant qu'instrument du processus démocratique. Un modèle fondé sur la priorité accordée au soft news, allant de l'actualité liée aux événements festifs, aux hobbies, jusqu'au loisir. Dans le cas brésilien, la spécialisation représente une plus grande pluralité des acteurs produisant et diffusant l'information - ce qui en théorie peut être considéré comme un élargissement du processus démocratique. Le phénomène national correspondrait à une tentative de rupture avec le facteur de consonance, décrit par NOELLE-NEUMANN 810 ( * ) , par lequel les médias présentent une similitude dans le contenu de l'information véhiculée par les différents organes de communication.

Qui plus est, une part significative des médias de source élit un vaste ensemble thématique qui comporte aussi bien des hard que des soft news. C'est le cas, par exemple, d'une chaîne parlementaire, dont la politique est le thème principal, mais qui aborde autour de ce thème des contenus de culture, de prestation de services, etc. Ou encore de la revue Terra, du Mouvement des Travailleurs sans Terre, qui au-delà de la question de la réforme agraire, traite de culture, de politique internationale, de sports, entre autres, ou même de l'hebdomadaire Folha Universal, de la secte Igreja Universal do Reino de Deus.

Une caractéristique commune aux médias de source est de traiter une thématique aussi vaste, ou plus, que celle qui est abordée par la presse traditionnelle, ou parfois omise par cette dernière. Le tout, cependant, sous un angle de traitement propre aux segments sociaux qui les maintiennent. La ligne éditoriale de ces médias reflète les intérêts thématiques et corporatifs de ceux qui les soutiennent. Ils cherchent à interférer dans le processus de prise de décisions. Si, dans la société moderne, les délibérations sur les politiques publiques ont cessé de se dérouler à huis clos, pour être véhiculées par les médias de masse 811 ( * ) , dans la société brésilienne, les divers groupes d'intérêt recherchent une plus grande insertion dans ce processus, à travers leurs propres médias.

Il n'existe pas de statistiques sur ce type de média au Brésil, mais l'Association Brésilienne de Communication d'Entreprise (Aberje) estimait, en 1997, que dans un seul segment de ce type de presse, celui des journaux d'entreprises, 10 000 journaux étaient édité de façon régulière dans le pays, la majorité étant destinée aux travailleurs. Le LEMOS indique que la vie dans le monde spécialisé des travailleurs est le thème principal d'un grand nombre de ces publications produites par les entreprises, pour les employés 812 ( * ) . Le rôle du journal d'usine serait de fournir des références patronales aux travailleurs. La deuxième motivation serait une contre-offensive à l'expansion de la presse syndicale. À travers les journaux, les entreprises s'opposent à l'agenda travailliste diffusé par les périodiques ouvriers.

Ces nouveaux médias s'insèrent dans le modèle hyperconcurrentiel médiatique décrit par CHARRON et DE BONVILE: segmentation et spécialisation des objets, des thèmes et des discours ; transformation du genre journalistique à travers le mélange, l'hybridation, avec les autres genres informatifs ; et accentuation des fonctions expressive et phatique du discours 813 ( * ) .

Bien que l'exposé détaillé qui va suivre ait été organisé à partir d'une perspective de supports techniques de diffusion, notre analyse globale ne prendra pas en compte ce référentiel technologique, mais plutôt l'élément motivateur, l'intentionnalité de l'acteur social qui réalise le média de source. Les avancées technologiques permettent, de plus en plus, la présence de divers acteurs dans l'espace médiatique national. Et communiquer avec l'opinion publique est aujourd'hui meilleur marché et plus facile au plan opérationnel.

Les technologies de transmission via satellite, de diffusion par câble, de fibres optiques, etc., ont multiplié les possibilités de transmission d'informations. D'un autre côté, les acteurs traditionnels responsables de la production de contenus n'ont pas su, ou n'ont pas pu, répondre à l'ensemble de la demande et occuper l'ensemble du nouvel espace médiatique construit par les nouvelles technologies. Loin de l'ancienne limitation du spectre hertzien à environ six chaînes en VHF - Very Hight Frequence, la société dispose aujourd'hui d'un éventail composé de centaines de chaînes. Le système numérique a permis une nouvelle multiplication des possibilités, en comparaison avec le système analogique. Dans le monde social et dans la concurrence pour la conquête de l'opinion publique, le vide n'existe pas. Les espaces inoccupés sont toujours remplis. Devant l'absence de contenus médiatiques produits par les acteurs traditionnels, d'autres acteurs sont venus les suppléer. Ce processus a même bénéficié de l'intérêt des opérateurs de câble ou satellite, qui, dans le cas brésilien, face au manque de clients pour utiliser toutes les potentialités médiatiques, ont ouvert leurs portes aux contenus internationaux et aux organisations corporatives, qui bénéficient ainsi elles aussi des nouvelles technologies.

De cette manière, délaissant les publications qui étaient autrefois imprimées, à bas tirage et manquant de ressources techniques plus sophistiquées, les médias corporatifs ont gagné la radio, la télé et l'Internet. Dans un premier temps, la radio et la télé ont été utilisées pour la diffusion de programmes spéciaux transmis par des stations et des chaînes traditionnelles. Pour ces dernières, la vente de l'espace, de plages de programmation, entraîne, d'un côté, des recettes importantes et, de l'autre, une réduction des dépenses liées à la production de programmes en interne. Rappelons-nous que le système médiatique brésilien est essentiellement commercial. Les nouvelles technologies ont permis l'apparition de antennes et de chaînes entièrement corporatives, les medias de source, comme nous l'avons déjà décrit dans cette thèse, transmettant 24 heures sur 24. Elles jouent un rôle d'information et de divertissement, en ayant pour base opérationnelle des corporations institutionnelles, des pouvoirs politiques, des mouvements sociaux, des organisations syndicales et économiques, des clubs de football, etc. Les nouvelles technologies ont permis d'éliminer l'intermédiaire, qui ne partageait pas toujours les intérêts de source, pour favoriser les moyens de communication directe avec l'opinion publique. Et à l'exemple de ce qui définit la configuration du marché, elles misent sur des productions ou même des stations ou des chaînes segmentées et spécialisées.

A. CARACTÉRISATION DE MÉDIA DE SOURCE

Comme nous l'avons déjà expliqué dans la première partie de cette thèse, nous allons englober dans la catégorie média de source les structures informatives qui, au sein d'une vision théorique traditionnelle, pourraient être incluses dans une catégorie dérivée des médias institutionnels. Ce pourrait être des variantes de ce que MIÈGE 814 ( * ) et DE LA HAYE 815 ( * ) ont nommé la presse de relations publiques généralisées. Dans cette perception, les acteurs sociaux s'empareraient des technologies de l'information et de la communication qu'ils détourneraient ainsi en quelque sorte à leur profit 816 ( * ) . Nous estimons cependant qu'elle doit être vue comme une transformation des médias institutionnels, qui se sont mis à occuper l'espace journalistique classique. Un segment structurel développé à partir des instances organisationnelles de communication et de façon parallèle à l'avancée des médias traditionnels. Elle est le fruit de la maturation d'un processus historique d'acquisition de techniques et d'outils de communication, qualifié par SCHLESINGER 817 ( * ) de processus de professionnalisation de source. Mais elle ne se limite pas à la sensibilisation des newsmakers, elle extrapole cette tâche pour s'adresser sans intermédiaire à l'opinion publique. Si la connaissance est une source de pouvoir, comme l'affirment TICHENOR, DONOHUE et OLIEN 818 ( * ) , les médias de source se présentent dans l'espace journalistique comme un nouvel élément permettant d'élargir la distribution et de favoriser l'acquisition de connaissances par la société.

Pour différencier de tels médias de la presse institutionnelle classique et du journalisme traditionnel, il serait nécessaire d'utiliser l'ensemble de caractéristiques suivant, qui devraient être obligatoirement remplies :

• Ce sont des médias structurés par organisations, mouvements ou segments corporatifs (professionnels, communautaires, économiques, sociaux, institutionnels) ;

• Ils sont gérés par des acteurs sociaux qui, dans le passé, n'étaient classés que comme sources journalistiques potentielles ;

• Ils sont à but non lucratif et sont financés par des ressources publiques ou privées, mais déjà comprises dans les budgets des corporations qui les gèrent ;

• Ils se différencient des médias relationnistes et de la presse de relations publiques généralisée, car ce sont des diffuseurs permanents d'informations, qui ne se limitent pas aux moments événementiels, de crise de la corporation, ni uniquement à des faits ponctuels ;

• Ils adoptent en priorité le format journalistique, à travers des supports de presse écrite, audiovisuelle ou électronique, avec une régularité, une fréquence et une périodicité similaires à celles des médias de masse traditionnels ;

• L'objectif est d'atteindre un segment populationnel plus grand que celui qui pourrait être qualifié de public interne ;

• Et ils visent, comme objectif principal, à :

Ø Obtenir de l'espace dans le monde de la transmission d'informations ;

Ø Jouer un rôle de contre agenda setter, en participant au processus de configuration de l'agenda médiatique (en agissant en vérité comme un contre agendamento qui part des sources vers les médias) ;

Ø S'adresser à l'opinion publique, soit en influençant les gatekeepers (garde-barrière ou portiers de l'information) traditionnels pour interférer dans le processus de construction de l'actualité, le newsmaking, soit en transmettant directement à l'opinion publique.

* 805 BOURDIEU, Pierre, 2002, p. 82

* 806 BOURDIEU, Pierre, 1980, p. 115.

* 807 SPANO, William, 2004, p. 38

* 808 Le concept selon lequel le champ est un espace en perpétuel mouvement a été utilisé par SPANO, (2004 : 16) dans sa thèse de Doctorat sur les magazines édités en France par les industries et les établissements commerciaux. Il estime qu'au champ médiatique correspond une relation de domination économique et symbolique, maintenue par les différents acteurs qui le composent. Chacun cherche à occuper son espace propre, mais une telle relation n'implique pas l'existence de positionnements permanents, stables, immuables.

* 809 NEVEU, Érik, 2004, p. 30.

* 810 NOELLE-NEUMANN, et MATHERS, R., 1987.

* 811 EILDERS, Christiane, 1997, p. 3.

* 812 LEMOS, Cláudia R. F., 1997, p. 14.

* 813 Trois dimensions du discours médiatique (en général) et journalistique (en particulier) semblent plus particulièrement faire l'objet d'innovations liées à l'intensification de la concurrence : le choix des objets de discours (les thèmes), les genres et le mode d »adresse au public. Plus précisément, nous observons trois séries d'innovations : 1) une segmentation et une spécialisation des objets ou de thèmes de discours ; 2) une transformation de genres journalistiques par des effets de métissage ; et, enfin, 3) la passage à un mode d'adresse caractérisé par une accentuation des fonctions expressive et phatique du discours. CHARRON, Jean et BONVILLE, 2004-B, p. 304.

* 814 MIÈGE, Bernard, 1997, pp 113-119.

* 815 DE LA HAYE, Yves, 1984, p. 141.

* 816 GOUPIL, Sylvie, 2004, p. 4.

* 817 SCHLESINGER, Philip, 1992, p. 75-99.

* 818 TICHENOR, P., DONOHUE, G., et OLIEN, C., 1980.

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