B. L'AGENDA MÉDIATIQUE COMME EXPRESSION DES IDÉES DES PUISSANTS.
L'espace médiatique doit être conçu - explique VOIROL - comme le lieu où les acteurs sociaux peuvent faire prévaloir leurs points de vue, leurs orientations normatives, leurs préférences culturelles. Les moyens de communication jouent, selon l'auteur, un rôle essentiel dans la construction de cette visibilité. En sélectionnant et en formatant ce qui doit être vu et la manière dont cela doit être perçu, ils fonctionnent comme les instructeurs de l'attention publique 61 ( * ) . Cette condition découle de la capacité des mass media à influencer, d'une manière ou d'une autre, les personnes et le milieu social 62 ( * ) . Ils interfèrent avec l'horizon de connaissances des consommateurs d'information 63 ( * ) en produisant et en apportant à la société la plus grande part des connaissances sociales et politiques dont dispose l'opinion publique 64 ( * ) . Cette information, selon divers auteurs 65 ( * ) , pourrait même conditionner et agir sur le mode de pensée de la société.
L'opinion publique ne se définit déjà plus par la libre discussion d'opinions sur des thèmes, mais plutôt à travers une activité sélective exercée par les moyens de communication qui attribuent une importance donnée à des thèmes donnés dans la communication publique. [...] L'opinion publique se manifeste comme une structure par thèmes institutionnalisés, obéissant à une valorisation d'importance par les moyens de communication. - affirme SAPERAS 66 ( * ).
THOMPSON affirme qu'avant même l'existence des moyens électroniques ou le règne de la presse écrite, Marx et Engels associaient déjà la capacité de produire de l'information et de diffuser des idées au rapport de pouvoir existant entre les classes sociales. Pour eux, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes dans la sphère publique. La classe qui détient la force matérielle au sein de la société est, en même temps, la force intellectuelle dominante de cette même société 67 ( * ) . Dans la même ligne d'idées, GUARESCHI 68 ( * ) assure que ceux qui détiennent l'information détiennent le facteur central de développement 69 ( * ) . La communication journalistique, en diffusant et en interprétant la signification des idées dominantes, entretiendrait et amplifierait donc l'idéologie dominante, en privilégiant le statu quo 70 ( * ) .
En actualisant les terminologies, les idées dominantes auxquelles Marx se réfère constituent le contenu de l'agenda 71 ( * ) et la classe qui détient le pouvoir matériel au sein de la société détient aussi davantage de ressources pour intervenir dans la construction de cet agenda. L'un des principaux instruments d'intervention est précisément à travers l'agenda médiatique 72 ( * ) , en exerçant une action d'agenda-setting 73 ( * ) , ou d'agendamento en portugais 74 ( * ) . La notion d'agendamento 75 ( * ) désigne un modèle qui établit une relation causale entre l'importance accordée par les médias à un thème donné et la perception de l'importance de ces mêmes sujets par l'opinion publique. Selon CHARRON, en suivant ce mode d'analyse du rôle de la presse, les médias influenceraient l'ordre du jour des faits publics, dans la mesure où le public adapte sa perception de l'importance relative des thèmes en fonction de l'importance qui leur est attribuée par les médias 76 ( * ) .
Quoique à un degré différent, les diverses écoles reconnaissent la capacité de l'activité journalistique à intervenir dans le processus de construction sociale de la réalité 77 ( * ) . Le message transmis répétitivement influencera les personnes dans leur mode de pensée, ou au moins sur ce à quoi penser. Pour synthétiser, il existe une reconnaissance du fait que la sphère publique n'est pas à l'abri de l'action des médias. La différence essentielle entre les adeptes du critical model et le choix libéral-pluraliste est que les premiers voient le mainstream media comme un puissant instrument de contrôle de la société et les autres voient les nouvelles divulguées comme les essential connecting point entre le pouvoir et les individus.
In this model, (liberal view point) the mass media offer channels for intergroup competition for power, free public discussion of vital issues and continuing public scrutiny of officials. The media are thus a site for processes of moderate social change to be formulated and to take hold. The critical model, in contrast, sees the media as the crucial set of institutions through which elites exercise control over the people. Mass media, in this model, frustrate and marginalize challenge, constituting a crucial site for the reproduction of dominant ideology -expliquent BENNET et LAWRENCE 78 ( * ) .
Pour ceux qui proposent un agenda social donné, l'importance d'être présent dans l'agenda médiatique est liée au fait que les hommes politiques et ceux qui détiennent le pouvoir de décision ne réagissent qu'aux thèmes qui sont la cible de la couverture informative. Prévaut ainsi un scénario dans lequel on constate une interdépendance entre les segments sociaux et politiques et la presse 79 ( * ) , et la diffusion de contenus apparaît ainsi comme le centre d'un conflit socio-politique, qui peut favoriser tel ou tel segment social, telle ou telle idée. L'agenda résulte d'un champ de bataille, dans lequel s'affrontent les forces d'action et de réaction. Les formes médiatisées de communication pouvaient être utilisées non seulement pour vanter et promouvoir des leaders politiques, mais aussi pour les attaquer et les dénoncer -affirme THOMPSON 80 ( * ) .
Ce conflit découle du fait que la dimension que va acquérir une idée, un concept ou une idéologie donnée résulte directement des conditions qui contribueront à sa circulation dans le milieu social 81 ( * ) . Les supports de communication, en tant qu'agents capables de stimuler une telle circulation, constituent le chantier de cette construction ou, plutôt, le champ de bataille où se déroule la construction de l'agenda public. Cette bataille découle du fait que les acteurs sociaux comprennent - comme le font divers auteurs - que dans le processus d'agendamento, les moyens de communication sélectionnent non seulement les thèmes qui seront débattus par la société 82 ( * ) , mais aussi, et de façon plus importante, tendent à influencer les valeurs, les opinions et les sentiments que les individus auront sur le monde qui les entoure 83 ( * ) .
Ce conflit de contenus constitue - selon les termes de ROZÈS 84 ( * ) - une véritable bataille pour la conquête de l'opinion publique. Chaque thème abordé par une source donnée nous renvoie, selon CHARRON, à un champ d'intérêts impliquant des acteurs sociaux divers qui luttent, chacun à sa manière, pour la défense/l'imposition d'un mode de perception de ce même thème 85 ( * ) . Les news media, particulièrement la télévision, plus `obligée' de spectaculariser l'information, sont devenues des arènes publiques pour la lutte politique - affirme SOUSA - , au détriment des forums de débat approfondi des grandes questions politiques 86 ( * ) . Cet ensemble d'informations suspendues au dessus de l'environnement social et en transit dans ce dernier est capable d'exercer une pression et une influence sur les pouvoirs politique, économique et social. Comme le souligne HABERMAS, l'espace public s'est transformé en un champ de luttes.
L'espace public, qui est en même temps préstructuré et dominé par les mass media, est devenu une véritable arène vassalisée par le pouvoir, au sein de laquelle on lutte, par des thèmes, des contributions, non seulement pour l'influence mais davantage pour un contrôle, aux dimensions stratégiques aussi dissimulées que possible, de flux de communication efficaces 87 ( * ) .
La communication, avec les nouvelles armes technologiques qu'elle a développées, favorise un nouveau schéma de visibilité qui modifie la nature des interactions sociales 88 ( * ) et, par conséquent, de nouvelles formes d'affrontement. En employant cette métaphore belliqueuse, nous pouvons dire que les instruments de communication, en fonction de leur potentiel et de leurs complexités conjoncturelles et structurelles, peuvent développer des actions ponctuelles, de type guérilla, ou même réaliser un combat ouvert, massif et frontal. En parodiant BECKER 89 ( * ) , l'agenda médiatique, la diffusion massive de certains contenus, est, à l'instar de la réalité sociale, le fruit des actions qui provoquent l'affrontement des acteurs sociaux. Il est connu que les moyens de communication peuvent contribuer à augmenter ou réduire les différences sociales, néanmoins, la nature de cet affrontement dépend du volume d'informations disponibles 90 ( * ) .
* 61 VOIROL, Olivier, 2005, p. 99-100.
* 62 MONTERO, M. D., 1993, p. 51.
* 63 SOUSA, Jorge Pedro, 2000, p. 128.
* 64 MOLOTCH, H. et LESTER, M., 1974, pp-118-137.
* 65 Parmi ceux qui pensent de cette manière, nous pouvons citer SMYTHE, D. W., 1977; CHOMSKY, Noam et HERMAN, Edgard, 1988; BUDD, M, ENTMAN, R. M., et STEINMAN, C., 1990 et GARNHAM, N, 1990.
* 66 SAPERAS, Enric, 1993, p. 91.
* 67 THOMPSON, John B., 1995, p. 54.
* 68 GUARESCHI, Pedrinho e outros, 2000, p. 39.
* 69 MONTERO (1993: 51) est un autre auteur qui entérine ce point de vue; selon cet auteur espagnol, les moyens de communication sociaux seraient des éléments intégrés à l'appareil idéologique de la classe dominante.
* 70 GRAMSCI, Antonio, 1971.
* 71 Agenda, selon une définition plus générique, se réfère à l'ensemble des problèmes appelés au débat public, recevant l'intervention des autorités politiques légitimes (GERSTLÉ, 1992: 121) Il n'existe pas un unique agenda. Il peut être divisé, entre autres catégories, en agenda formel, institutionnel ou politique, en agenda médiatique et agenda publique ou social. Par agenda formel, institutionnel ou politique, nous entendons la liste concrète des thèmes sélectionnés pour leur prise en compte et leur délibération par un corps de décision officiel particulier. (COBB et ELDER, 1971: 905-906.) C'est dans cet agenda que les gestionnaires publics tendent à sélectionner les thèmes soumis à l'analyse, à la prise en compte et, éventuellement, aux délibérations. Par agenda public ou social, nous faisons référence à l'ensemble des thèmes que la société dans son ensemble établit comme important et auxquels elle porte attention. Les sujets qui parviennent à atteindre un niveau élevé d'intérêt public. Il se construit à travers un processus dans lequel les demandes de divers secteurs sociaux sont consolidées en sujets, qui cherchent à attirer, d'une manière qui peut être concurrentielle, l'attention des agents des pouvoirs publics et leur prise en compte par ces derniers (COBB, ROSS et ROSS, 1976: 126.) Dans certains cas, le succès de ce processus signifie l'insertion dans l'agenda institutionnel. Comme par exemple le vote ou le veto d'une loi donnée, le jugement d'un procès donné, la réalisation d'une consultation publique, d'un referendum, etc.
* 72 J.B. MANHREIM (apud SCHLESINGER et TUMBER, 1995) définit l'agenda comme les espaces temporaux ou spatiaux qui, au sein des publications ou des émissions disponibles pour le public, accueille les thèmes, les acteurs, les événements, les images et les points de vue.
* 73 Présentée par McCombs et Shaw en 1972, la théorie de l'agenda-setting - définition de l'agenda - cherche à expliquer les effets résultants du traitement de sujets concrets par les moyens de communication. Elaborée à partir de l'étude de la campagne électorale de 1968 pour la présidence des Etats-Unis, cette théorie souligne que les moyens de communication ont la capacité de mettre à l' agenda des thèmes qui font l'objet d'un débat public à tout moment (SOUSA, 1999).
* 74 Face à l'absence d'un équivalent français au concept anglais d' agenda-setting , éventuellement nous adopterons dans ce texte la terminologie agendamento , créée par l'académicien portugais Nelson Traquina (2000) pour désigner « agenda-setting ».
* 75 Selon la théorie de l'agendamento, les thèmes divulgués avec le plus d'emphase par les médias en viennent à occuper la place d'honneur dans l'agenda public. En considérant leurs diverses variations - dont les visions d'agenda-building, frame, centralité, etc. -, les recherches dans le champ de l'agendamento sont considérées comme les plus efficaces pour analyser les connexions entre agenda médiatique, agenda public et agenda de politiques publiques (MATHES et PFETSCH, 1991:34).
* 76 CHARRON, Jean, 1995, p. 73.
* 77 SOUSA, Jorge Pedro, 2000, p. 202.
* 78 BENNET, W; Lance et LAWRENCE, Regina G; 1995, p. 21.
* 79 MATHES et PFETSCH, 1991, p. 54.
* 80 THOMPSON, John B., 2005, p. 72.
* 81 BOURDIEU, Pierre, 2001, p. 208.
* 82 Selon DEGEORGE, il existe trois modèles explicatifs d'analyse de l'action de l' agenda sur l'opinion publique. Le modèle de connaissance part de l'hypothèse que les consommateurs d'information débattent des thèmes qu'ils connaissent au travers des médias. Le modèle de priorités atteste que le public hiérarchise les thèmes selon la même hiérarchie que celle utilisée par les moyens de communication et, enfin, pour le modèle des items saillants, le niveau d'importance accordé par le public aux thèmes est proportionnel à la proéminence qui leur est attribuée par la presse. (DEGEORGE, W. F., 1981) En considérant ces modèles explicatifs comme valides, il apparaît qu'il ne suffit pas d'être inséré dans l' agenda . La façon dont se fait cette insertion est également importante. Non seulement la sélection des thèmes faite par la presse, mais aussi les types de traitement des sujets et des acteurs sociaux concernés, contribuent à un modelage, une adéquation que les médias souhaitent voir partagée par la société, en particulier les leaders d'opinion. Des recherches ont montré que l'opinion de la majorité de la société est influencée par l'opinion d'un groupe minime d'acteurs sociaux ayant des facilités pour manifester publiquement leurs idées. Dans le monde de l'information, le vieil adage populaire brésilien parlez mal, mais parlez de moi ne s'applique pas. Être cité n'est pas suffisant pour la construction d'un point de vue. Cette construction implique la déconstruction d'une ou d'autres perception(s) pré-existente(s). D'où l'importance du cadre et des angles utilisés par les médias.
* 83 MARSHALL, Leandro, 2003, p. 56. Cette vision est questionnée par certains auteurs, dont CALWETI (1985), LOWERY et DEFLEUR (1995) et BRYANT, et ZILMAN (1994) qui discordent de la thèse selon laquelle l'opinion publique serait si vulnérable face aux moyens de communication.
* 84 ROZÈS, Stéphane, 2003, p. 111.
* 85 CHARRON, Jean, 1995, p. 83.
* 86 SOUSA, Jorge Pedro, 2000, p. 67.
* 87 HABERMAS, J., 1993, p. XVI.
* 88 THOMPSON, John B., 2005. p. 62.
* 89 BECKER, Howard, 1985, chap. 8.
* 90 TICHENOR, P., DONOHUE, G., et OLIEN, C., 1980.