3. QUEL STATUT ?
L'examen des standards en juillet 2005 ne devrait pas constituer un obstacle à l'ouverture des négociations sur l'indépendance conditionnelle du Kosovo, probablement acquise au cours de l'année 2006, en dépit du refus maintes fois réaffirmé de la Serbie et des réserves de façade affichées par certains membres du Groupe de Contact quant à l'absence de résultats tangibles. La situation actuelle du Kosovo ne permet pas d'autre alternative, les conditions démographiques, économiques, et politiques jouant en faveur de cette solution adaptée aux réalités de la province. Elle souligne en creux l'inefficience de la méthode en deux temps préconisée par la Communauté internationale.
Le repli forcé des Albanais sur eux-mêmes au cours de la dernière décennie du vingtième siècle est sans doute la raison essentielle de l'affirmation du séparatisme kosovar. Le recul du bilinguisme au sein des jeunes générations, les exactions commises par les deux parties pendant le conflit, le départ massif des Serbes et l'absence de perspective claire de retour apparaissent comme autant de difficultés insurmontables pour le maintien d'une structure commune avec la Serbie, fut-elle largement décentralisée. Le projet d'une Fédération lâche Serbie-Monténégro-Kosovo, telle qu'esquissée par la proposition du Groupe des Cinq, « plus que l'autonomie moins que l'indépendance », ne semble également pas viable, le départ prévisible du Monténégro de l'actuel Etat Commun ruinant la viabilité de cette perspective.
Le paramètre démographique est à tous égards déterminant. A l'image de la municipalité d'Obilic, majoritairement serbe avant le conflit (60 %) et où les albanais sont désormais en position de force (24.000 Albanais, 3.500 Serbes et 1.000 Roms), le poids de la majorité albanaise (95 % de la population) fait désormais du Kosovo une entité géographique ethniquement cohérente. Le faible taux de fécondité relevé chez la minorité serbe ne peut qu'accentuer l'écart déjà constaté. Exception faite de trois municipalités à dominante serbe sur les 30 existantes, l'essentiel des pouvoirs politiques sont d'ailleurs dans les mains des Albanais, qui ne pourraient envisager en conséquence le maintien d'une tutelle serbe. Celle-ci pouvait sans doute se comprendre dans une Yougoslavie elle-même fondée sur des bases multiethniques. Le départ prévisible du Monténégro accentue un peu plus l'idée d'une redéfinition géopolitique des Balkans, la structure fédérale laissant définitivement la place à des petits Etats aux identités nationales marquées, exception faite de l'artificielle Bosnie-Herzégovine et du très politique séparatisme monténégrin.
La reconnaissance de l'indépendance du Kosovo suppose cependant un éclatement plus profond de l'ancienne structure fédérale yougoslave et la remise en cause des frontières des anciennes Républiques. Une accession à l'indépendance, fut-elle conditionnelle, pourrait remettre en cause l'équilibre régional mis en place depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. L'irrédentisme concernant la Republika Sprska pourrait s'affirmer alors avec davantage d'acuité et d'écho à Belgrade, Sarajevo et Banja Luka, la Republika Sprska comme le Kosovo n'ayant jamais obtenu le statut républicain au sein de l'ex-Yougoslavie. Si un nouveau conflit balkanique n'est pas envisageable au point de vue militaire, l'hypothèse de troubles dans l'entité serbe de Bosnie-Herzégovine et d'un scénario de type kosovar est plus plausible.
L'adoption d'un nouveau statut ne peut par ailleurs supposer un abandon par la communauté internationale, la question de la sécurité physique des minorités restant toujours d'actualité. La protection par une force d'interposition demeure donc essentielle, l'éventualité d'un relais par une force armée locale formée par l'OTAN demeurant encore lointaine, tant les problèmes de composition ethnique y sont prégnants. La souveraineté accordée au Kosovo ne peut donc être encore pleine et entière. Cette indépendance sera par ailleurs également assortie d'autres conditions : le refus de partition de type bosnien du nouvel Etat, l'impossibilité de s'unir avec l'Albanie et l'absence de droit de regard sur la vallée de Presevo, territoire du sud de la Serbie à majorité albanaise. Il est toutefois légitime de s'interroger sur la validité de la première condition, tant la séparation entre les communautés semble se consolider au fur et à mesure des années. L'indépendance accordée pourrait à cet égard conduire à une ultime balkanisation du conflit, opposant le nord du Kosovo, dominé par les Serbes au reste du territoire. Selon M. Oliver IVANOVIC, une indépendance, même formelle, conduirait en effet au départ des Serbes résidant au sud de l'Ibar (rivière qui traverse Mitrovica et le nord du Kosovo) vers leur patrie d'origine, la communauté vivant au nord restant sur place (30.000 Serbes environ). Les conditions d'une telle migration devrait s'avérer être un défi colossal tant au point de vue sanitaire que juridique pour la communauté internationale. Elle pourrait également être analysée par Belgrade comme l'ultime étape d'une épuration ethnique, cette fois légitimée par la Communauté internationale.
L'adoption d'un nouveau statut part également du constat de l'impossibilité pour l'ONU de maintenir une administration en régie directe de la province. Le groupe d'amitié a ainsi pu constater que toutes les municipalités étaient dotées d'un bureau de liaison de la MINUK sur place (monitoring). L'indépendance conditionnelle doit de fait être envisagée comme une ultime responsabilisation. Le relais éventuel de l'Union Européenne se substituant, après adoption du statut, à l'ONU ne conduirait pas à une extinction du monitoring, mais celui devrait se concentrer sur la protection des minorités, la lutte contre l'économie souterraine et le développement économique. L'absence d'une véritable culture de gestion incite en outre au maintien de cette aide spécifique. Le combat contre la criminalité organisée est essentiel, l'Union Européenne ne pouvant tolérer à ses frontières une entité géographique dominée par le crime organisé et livrée de facto à l'anarchie. Outre qu'elle réponde à une logique territoriale claire, la possible intervention européenne est également liée aux velléités de départ des troupes non-européennes et en particulier américaine, Washington souhaitant une mutation de ses soldats en Irak ou en Afghanistan.
L'effort est actuellement coûteux pour la Communauté internationale, et en particulier pour la France qui dispose de 2.600 hommes sur le terrain (2 ème force armée après l'Allemagne). Il convient sans doute, à l'image de la réflexion menée en Grande Bretagne, de s'interroger sur l'efficacité politique d'un tel investissement. En dépit du concept de task force, la force militaire française reste concentrée sur Mitrovica et peut apparaître comme pro-serbe. En outre, à la différence des Britanniques (qui ont progressivement retiré leurs forces militaires), l'effort militaire n'est pas relié à une forte présence au sein des organes de la MINUK (3 hauts fonctionnaires sur 25) et ne se traduit pas par conséquent par une forte influence politique sur l'avenir de la province. La position d'attente de la France au sein du Groupe de contact sur l'évolution institutionnelle du Kosovo paraît à ce titre révélatrice. Cette posture, justifiée par le souhait de ramener la Serbie à la table des négociations, risque d'être analysée au mieux comme passive et au pire comme fondamentalement pro-serbe, par nos partenaires (l'Allemagne, l'Italie et les Etats-Unis militent déjà pour l'indépendance conditionnelle) et par Pristina. Le concept d'indépendance conditionnelle ne doit pas être analysé comme antithétique à notre volonté d'inclure les Serbes dans le processus de négociations, celui-ci pouvant intégrer le principe d'une coopération transfrontalière forte entre la Serbie et sa minorité résidant au Kosovo, inspirée les liens unissant par le Haut Adige italien à l'Autriche ou par l'accord du Vendredi Saint en Irlande du Nord. La perspective d'une intégration européenne en échange d'un accord des Serbes sur le statut futur du Kosovo permet également de maintenir une coopération étroite avec la Serbie, sans pour autant rejeter la création d'un nouvel Etat, dont la stabilité deviendrait un élément primordial de la sécurité européenne.
S'il est lourd, l'investissement militaire n'en demeure pas moins plus que louable, tant l'implication civile de nos troupes peut être décisive dans les enclaves : l'école de Priluzje est ainsi chauffée par le bois acheté par le 8 ème Bataillon français de Mitrovica. Cette intervention révèle par défaut l'absence d'une réelle politique civile de coopération : les crédits du Bureau de liaison français de Pristina, ambassade qui cache son nom dans l'attente du nouveau statut, équivalent ainsi au dixième de ceux accordés à l'Ambassade de France à Berne.
La mise en place d'une coopération décentralisée peut dans une toute autre mesure améliorer la visibilité de la politique française dans la province. Déjà mise en oeuvre en 1999-2000 lors du mandat de M. Bernard KOUCHNER à la tête de la MINUK par la Communauté urbaine du Havre et les villes de Marseille et de Montpellier, ces opérations permettraient un affichage autre que celui de la présence militaire, pas toujours bien ressentie par la majorité albanaise et ne semblent pas financièrement a priori insurmontables. Le groupe d'amitié souhaite également attirer l'attention sur l'opportunité du développement de micro-crédits à destination des enclaves tant les besoins fondamentaux apparaissent modiques en termes financiers (achats de tête de bétail ou réfection du système électrique d'une école).