II- UNE ÉTONNANTE CRISE ÉLECTRIQUE QUI N'A PAS BRISÉ L'ÉLAN TECHNOLOGIQUE CALIFORNIEN
A- LE BERCEAU DE LA NOUVELLE ÉCONOMIE PRIVÉ D'ÉLECTRICITÉ : HISTOIRE DE L'ÉCHEC D'UNE DÉRÉGLEMENTATION.
Alors
même qu'elle jouait un rôle pionnier dans le développement
de la nouvelle économie, la Californie dut se résoudre à
être privée, pour un temps, de l'un des principaux bienfaits de la
deuxième révolution industrielle.
De novembre 2000 à mai 2001 en effet, 38 jours de pannes et coupures
d'électricité furent enregistrés. Un Californien sur trois
fut affecté par les conséquences de ces dysfonctionnements, qui
mirent en danger non seulement l'économie mais aussi la
sécurité publique. Cette crise fut causée par une
déréglementation mal maîtrisée, dans un contexte de
déséquilibre entre l'offre et la demande. Ce
déséquilibre fut aggravé par des pratiques pour le moins
contestables de la part des producteurs, comme l'a montré la CPUC
(California Public Utilities Commission) dans un rapport en date de septembre
2002.
1- Une déréglementation mal maîtrisée
Au
début des années 1990, les prix moyens de
l'électricité en Californie dépassaient déjà
d'environ 50% la moyenne pour les Etats-Unis. Dans un contexte de crise
économique, les entreprises menaçaient de se délocaliser.
Une réforme de grande ampleur fut donc décidée en 1996,
et mise en oeuvre par la loi AB ( Assembly Bill) n° 1890 (
The
Electric Utility Industry Restructuring Act
). Cette loi a établi les
principes suivants, applicables à compter du 31 mars 1998 :
- Les trois grandes compagnies privées (dites
investor-owned-utilities
ou IOU
)
, alors détentrices d'un
monopole sur les trois quarts des ventes au détail en Californie,
devaient céder au moins 50% de leurs centrales à combustible
fossile. Ces trois grandes sociétés _ Pacific Gas & Electric
(PG&E), Southern California Edison (SCE) et San Diego Gas and Electric
(SDG&E) _ étaient des monopoles intégrés verticalement
(assurant la production, le transport et la distribution
d'électricité). Elles durent, une fois la loi entrée en
vigueur, acheter et vendre sur le marché spot des ventes en gros
d'électricité (le Power Exchange ou PX), pour le jour même
et le lendemain.
- La régulation du réseau de transport est, depuis la
réforme, assurée par un organisme indépendant,
l'
Independant System Operator
(ISO) qui contrôle l'utilisation des
infrastructures afin d'assurer des conditions d'accès égales pour
tous les opérateurs (les IOU demeurent propriétaires de ce
réseau).
- Le marché de la vente au détail est devenu concurrentiel, ce
qui signifie que les consommateurs desservis par les IOU peuvent choisir leur
fournisseur. Les tarifs au détail furent gelés, après une
baisse initiale obligatoire de 10%, contrebalancée par la
création d'une taxe dite de transition à la concurrence. Les
compagnies municipales, desservant un quart des consommateurs, aveint toutefois
la possibilité de ne pas participer au nouveau système de
marché.
Cette organisation comportait des défauts intrinsèques qui n'ont
pas tardé à se révéler. En effet, les producteurs
d'électricité furent piégés par le gel des prix au
détail, alors qu'ils s'approvisionnaient à des prix fluctuant sur
un marché au jour le jour. La réglementation leur interdisait
tout contrat de long terme avec les producteurs, susceptibles d'assurer une
couverture contre les risques du marché. Comme le remarque la Banque
mondiale
9(
*
)
,
"cela revient
à exiger de tous les passagers d'un avion qu'ils achètent leur
billet dans une vente aux enchères obligatoire qui a lieu 30 minutes
avant le départ".
Par conséquent, confrontées à une hausse sans
précédent des prix de gros à partir du second semestre
1999, les compagnies connurent des difficultés financières
importantes. Tandis que SDG&E était autorisée à
répercuter la hausse des coûts de l'électricité sur
ses usagers (à compter de septembre 1999), PG&E était, quant
à elle, contrainte au dépôt de bilan en avril 2001.
2- Une pénurie d'infrastructures aggravée par des pratiques de rétention de l'offre
A partir
de juin 2000, la hausse des prix de gros sur le Power Exchange fut
considérable. D'environ 30$ par Mégawatt-heure en décembre
1999, les prix passèrent à environ 145$ / Mwh en juin 2000 et
à 377$ / Mwh en décembre 2000. Les épisodes de pannes
d'électricité se multiplièrent à la fin de 2000 et
en 2001.
- Pour une part, cette évolution résultait de l'insuffisance
de l'offre sur le marché, le renouvellement des infrastructures ayant
été négligé.
Depuis les années 1960 en effet, les investissements en infrastructures
n'ont pas été à la hauteur de la forte croissance
démographique californienne (environ 500 000 personnes de plus chaque
année depuis la Seconde guerre mondiale). Cette situation explique que
les prix de l'électricité était déjà plus
élevés en Californie que dans les autres Etats américains,
avant la déréglementation. Plus récemment, au cours des
années 1990, la capacité de production électrique en
Californie a baissé de 2%, tandis que les ventes au détail,
dopées par le développement de la nouvelle économie, se
sont accrues de 11% . La réglementation environnementale en est
partiellement responsable, puisqu'elle a considérablement retardé
la délivrance de permis de construire pour de nouvelles centrales. Par
conséquent, une part croissante de l'électricité
consommée par les Californiens était importée des Etats
voisins. Or la production hydroélectrique en provenance du nord-ouest
américain fut affectée par des niveaux d'eau exceptionnellement
bas. Enfin, l'augmentation du prix du gaz naturel eut également des
conséquences sur les prix de l'électricité.
- Néanmoins, ces causes économiques objectives ne sauraient
dissimuler une autre réalité, mise en évidence par la
California Public Utilities Commission dans un rapport de septembre
2002
10(
*
)
: les producteurs ont
créé les conditions d'une pénurie artificielle
d'électricité, dans le but de faire monter les prix.
L'enquête conduite par la CPUC met en cause la responsabilité des
cinq plus grands producteurs privés
11(
*
)
, en indiquant que la plupart des pannes
aurait pu être évitée, si ces entreprises avaient
utilisé pleinement leurs capacités de production. Alors que les
partisans de la déréglementation espéraient que la
concurrence ferait baisser les prix, chaque producteur n'ayant pas
individuellement de pouvoir sur le marché, aucun système
n'était prévu pour empêcher que les producteurs
sous-utilisent leurs capacités. Le rapport de la CPUC conclut, de
façon générale, à la nécessité d'une
re-réglementation. De fait, depuis les débuts de la crise, l'Etat
californien est intervenu sur le marché, en achetant de
l'électricité aux producteurs par des contrats de long terme,
pour les revendre à des prix acceptables aux entreprises PG&E et
SCE. Les pouvoirs de l'ISO ont été accrus. Quant à la
bourse de l'électricité californienne (le PX), elle a
fermé ses portes en janvier 2001. Aujourd'hui, les autorités
publiques sont redevenues des acteurs essentiels du marché
électrique californien.
Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cet échec
d'un processus de déréglementation : en premier lieu, la
création de bourses de l'électricité doit aller de pair
avec la possibilité de conclure des contrats bilatéraux de long
terme, qui permettent de réduire l'incertitude sur les prix de gros. Par
ailleurs, la puissance publique doit demeurer garante de la
sécurité d'approvisionnement, puisque le marché ne
garantit pas à lui seul que les consommateurs pourront
bénéficier d'un approvisionnement continu à des prix
acceptables. Les autorités publiques doivent donc contrôler les
investissements de production, garants de la sécurité
énergétique à long terme et créer des conditions
équitables d'accès au réseau de transport. Enfin, le
marché mis en place doit être transparent, à charge pour le
régulateur de déceler d'éventuelles pratiques illicites.