INTERVENTIONS
M. Cengiz AKTAR
Politologue,
journaliste et écrivain
Bonsoir à tous !
Le sénateur Kaltenbach a choisi d'organiser cette conférence le 20 janvier, durant la semaine de commémorations du dixième anniversaire de l'assassinat de Hrant Dink. C'est une idée très judicieuse et je l'en remercie.
Cela fait dix ans que la situation perdure. On ne sait pas quand les choses vont s'achever. C'est la vingt-neuvième fois que le tribunal se réunit. Beaucoup de juges ont traité ce dossier.
Je ne vais pas parler ici du procès mais du travail de mémoire qui a commencé à avoir lieu en Turquie et dont Hrant Dink a été un acteur très important, en essayant d'en établir les bases.
Pourquoi ? Comment cela fonctionne-t-il ? Quels sont les véritables acteurs ? Où peut-on aller à partir de là ?
La mémoire est interdite, nous le savons tous, manipulée.
Comment se fait-il qu'on se soit intéressé au génocide arménien depuis seulement dix à quinze ans, et à ce qui s'est passé en Anatolie lors de la création de cette Nation turque qui a intégré tous les éléments non musulmans de la région, comme les Syriaques, les Grecs ou les Arméniens ?
Il faut resituer cela dans l'histoire récente. Je situe la date clé en 1983. Après le dernier coup d'État en règle et le passage au pouvoir civil, les deux grands groupes qui ont été exclus de la Nation -les Kurdes et les musulmans- sont apparus sur la scène publique.
Il ne faut pas croire que les musulmans faisaient partie de la scène publique. Certes, il n'y avait plus qu'eux, mais ils étaient interdits de manifestations publiques, à cause du caractère laïc, voire laïcisant de la Nation turque.
Les Kurdes étaient certes musulmans -ils le sont d'ailleurs toujours- mais ne pouvaient se réclamer de leur « kurdicité ».
Ces deux grands groupes sont apparus sur la scène publique après 1980 et ont commencé à prendre des initiatives. Aujourd'hui, Garo est membre du HDP, mais il était auparavant impensable d'envisager l'existence d'un parti politique d'obédience kurde !
La définition même de Nation homogène a volé en éclats. Toutes les autres identités qui avaient été rayées de la carte sont réapparues sur la scène publique, et le travail de mémoire à proprement parler a débuté en Turquie.
Hrant Dink n'est bien entendu pas le seul à avoir été un acteur majeur de ce mouvement. Je voudrais insister sur trois caractéristiques essentielles de ce travail de mémoire. Il s'agit tout d'abord d'un travail sociétal. Ce n'est pas l'État qui l'a initié, mais la société civile turque qui en a pris l'initiative, pour des raisons relativement simples : une société amnésique ne pouvait être guérie par un État qui l'a lobotomisée. Il ne fallait pas attendre que l'État décide un jour de parler des génocides arménien, grec, chaldéen, etc.
Cet État, qui a travaillé à la « démémorisation de la société », a entre-temps réuni beaucoup d'adeptes. Tous les biens des Grecs, des Arméniens ou d'autres ont été distribués. Beaucoup étaient complices de cette position négationniste et du refus de reconnaître les faits, et a fortiori d'en parler.
Un travail sociétal est ce qu'il y a de plus sain et de plus pérenne. Je cite toujours l'exemple du chancelier Willy Brandt qui, lors de sa visite à Varsovie en 1970, s'est agenouillé devant le mémorial des victimes du soulèvement du ghetto de la ville contre les nazis. Un débat redoutable a eu lieu en Allemagne à l'époque autour de la question de savoir dans quelle mesure un chancelier allemand pouvait demander pardon aux Juifs. En fait, le travail de mémoire a été initié après Nuremberg par le nouvel État fédéral, et non par la société.
Cette dynamique sociétale est importante, mais constitue évidemment un travail pédagogique lent, qui demande beaucoup de persévérance. Il ne faut pas s'attendre à des résultats immédiats. En Turquie, la jeune génération, surtout dans les grandes villes, ignore aujourd'hui l'histoire des Arméniens ou des Grecs, même si beaucoup d'Arméniens essayent de gagner leur vie en Turquie.
C'est un travail de longue haleine, qui se poursuit encore aujourd'hui. Je ne sais comment les choses vont évaluer.
Dans un ouvrage collectif intitulé La repentance , paru il y a un an et demi aux éditions du Cerf, je passe en revue les diverses formes et pratiques de ce travail de mémoire. J'y distingue quatre catégories dans le travail de mémoire.
La première concerne la mémoire universitaire et scientifique. Ragip Zarakolu a certainement été dans ce domaine un précurseur, grâce à sa maison d'édition belge. Il a débuté ce travail en 1977, avec un grand courage, à une époque où on ne pouvait parler de génocide.
D'autres maisons d'édition ont commencé à en parler. Il est encore aujourd'hui très difficile de produire une thèse de doctorat sur la question arménienne, tout comme sur la question grecque. Il existe là un vide de connaissances colossal qui ne demande qu'à être comblé.
La deuxième catégorie relative au travail de mémoire a trait à la mémoire individuelle. Dans les années 1960 à 1970, les mères arméniennes demandaient souvent à leurs enfants de ne pas les appeler Mayrik dans la rue, préférant rester discrètes.
Or, ceci est pratiquement terminé. La mémoire individuelle se met en place. Les Arméniens ont moins peur depuis dix à quinze ans. Ce travail est très précieux, car les gens fouillent dans leurs racines arméniennes. On dit souvent que chaque famille kurde compte une grand-mère arménienne. Les Kurdes commencent donc à parler de leur grand-mère arménienne.
L'exemple le plus parlant est le livre de Fethiyé Cetin. C'est un travail une fois de plus très sain, pas seulement pour les Arméniens ou les Kurdes qui ont des grands-parents arméniens, mais aussi pour les Turcs et les musulmans dont les familles ont dû se convertir pour survivre.
Comme ce fut le cas en France, grâce aux Justes - même s'ils sont aujourd'hui décédés - la restitution de la mémoire individuelle est très importante en Turquie. Cela met véritablement en lumière les racines de la société.
La troisième catégorie relative au travail de mémoire est celle de la mémoire publique et collective.
Il y a évidemment là beaucoup à dire. Mme Ay°e Günaysu et son organisation consacrée aux droits de l'Homme ont été parmi les fers de lance des commémorations du génocide du 24 avril qui, auparavant, se déroulaient dans un espace fermé. Aujourd'hui, elles sont ouvertes au grand public.
Cette visibilité collective, on la retrouve aussi dans la pétition appelant au pardon, dont le sénateur Philippe Kaltenbach a parlé.
À ce sujet, M. Baskin Oran, qui a été impliqué dès la première heure dans cette pétition, m'a appris ce matin par mail que le site web consacré à ce sujet, qui n'était cependant plus interactif, a disparu d'Internet. On ne sait ce qui s'est passé. Il doit être quelque part dans le cyberespace. J'espère pouvoir régler le problème.
On trouve également dans cette troisième catégorie dédiée à la mémoire publique et collective moult autres éléments consacrés aux Grecs et aux Syriaques.
Même si l'utilisation du mot de génocide est toujours punie par l'article 305 de la loi, on le prononce aujourd'hui alors que ce n'était jamais le cas auparavant.
Il existe aussi des travaux universitaires sur les anciens noms des villages ou des catalogues raisonnés des fondations arméniennes sur le territoire ottoman. Nombre de travaux -toujours initiés par les acteurs de la société civile- existent bel et bien de nos jours et tentent de trouver leur place, malgré un environnement peu propice.
La quatrième et dernière catégorie liée au travail de mémoire est celle consacrée à la mémoire culturelle et cultuelle, dont l'exemple le plus criant est probablement la réparation par les fonds publics locaux de l'église Sourp Guiragos, dans le quartier de Sur, à Diyarbakir, qui a cependant souffert des récents bombardements turcs contre les Kurdes.
On constate donc, d'un côté, un travail de mémoire très important, avec une initiative locale de la municipalité kurde, qui a décidé de réparer cette église, l'une des plus grandes du Moyen-Orient, et, de l'autre, un « retour de bâton » dans la région, qui a eu pour conséquence d'endommager Sourp Guiragos.
Aujourd'hui, la grande question est de savoir dans quelle mesure ce travail de mémoire pourrait être poursuivi dans le climat politique actuel. C'est très difficile dans un environnement où il n'existe pratiquement plus de liberté de parole.
Il ne faut pas se leurrer : c'est un long travail de pédagogie, ainsi que je le disais. Après dix à quinze ans de coups d'éclats et d'actions substantielles, on entre probablement dans une ère d'interrogations au sujet de ce travail de mémoire qui, je le répète, ne concerne pas seulement le génocide arménien, mais aussi ce qui s'est passé en Anatolie à partir de la fin du XIX e siècle avec l'invention de la Nation.
Je laisse sur ce point la parole à mon ami Ahmet Insel. Merci.
M. Philippe KALTENBACH - Monsieur Insel, vous avez la parole.
M. Ahmet INSEL
Économiste, politologue, professeur
à l'université Galatasaray
et maître de
conférences à l'Université Paris I
Merci, Monsieur le sénateur, d'avoir organisé cette rencontre. Il est très émouvant de s'exprimer aujourd'hui face à une salle aussi pleine.
Quelle est l'origine de l'avancée qui a eu lieu depuis quinze ans, ce qui représente à la fois beaucoup et très peu ? Si l'on regarde du côté turc, cela paraîtrait très important par rapport à ce qu'on a connu dans les années 1960. Si on regarde du côté arménien, on en est toujours au même point depuis 100 ans.
Il y a là deux moments, deux vitesses, deux espoirs que nous aimerions voir converger rapidement. Toutefois, comme le démontre ma question, nous ne sommes aujourd'hui pas très optimistes. Peut-être cela peut-il changer demain...
Cengiz a rappelé que les questions que se pose la société civile proviennent de la contestation du pouvoir en Turquie par des personnes comme Ragip Zarakolu, qui a fondé les éditions Belge en 1977, Hrank Dink ou ceux, comme Cengiz et moi-même, dont la politisation est marquée par les années 1970.
C'est à cette époque que la jeunesse commence à contester le nationalisme des aînés, à remettre en cause l'histoire officielle et le kémalisme, d'une manière parfois violente ou politique, suivant les traditions de chacun. Ces mêmes personnes sont, quinze ans plus tard, dans les années 1990, à l'origine d'initiatives concernant la question kurde, arménienne, ou les droits de l'Homme.
Il existe de ce point de vue un phénomène de génération. Ceux qui avaient l'espoir d'accélérer la démocratisation de la Turquie ont remis en cause l'histoire officielle qui nie le génocide arménien et les crimes à l'encontre des Alévis qui ont eu lieu à Dersim en 1938. C'est toujours dans de tels moments que les questions se posent, comme celles à propos du fameux impôt spécial sur la fortune des minorités religieuses en 1942, etc.
On a découvert avec horreur en 2000, dans le journal Agos, qu'il existait aux ministères des Affaires étrangères et de l'Intérieur une commission interministérielle, la « commission secondaire des minorités », chargée de suivre individuellement les organisations essentiellement arméniennes, mais aussi juives ou grecques.
Cette commission bloque toute demande de restitution des biens que les fondations arméniennes ou grecques réclament après avoir été expropriées à partir des années 1970, sur la base d'un pseudo-argument légal remontant à une déclaration de 1936.
Durant les années 1960 à 1970, l'armée a détruit ou transformé des églises arméniennes, comme le rappellent certains mémoires. La mairie de Bodrum a ainsi dynamité l'église orthodoxe grecque de la ville parce qu'elle n'arrivait pas à la démolir.
Cette vague qui consiste à effacer les traces de la présence culturelle continue de manière générale. Une fois qu'on a plus ou moins réalisé le nettoyage humain, on efface les traces de toute présence arménienne ou grecque, essentiellement en Anatolie.
Les années 2000, de ce point de vue, vont constituer un tournant. L'État commence à faire preuve d'un certain assouplissement. L'AKP, arrivée au pouvoir en 2002, qui représente aujourd'hui une sorte de dictature constitutionnelle dont le Parlement turc débat, ne présente alors pas les mêmes tendances.
La libéralisation que l'on a connue ces années-là ne touche pas que les Arméniens. Personnellement, je n'apprécie pas plus les Arméniens que les Grecs ou les Turcs. Ma famille n'a pas d'origine arménienne. C'est une famille kémaliste, turque, sunnite, qui représente parfaitement la classe dominante.
Pourquoi m'interroger dans ces conditions sur la question arménienne ? Car cela fait partie de manière indiscutable de notre processus de démocratisation !
Les années 2000 représentent l'accélération de notre processus de démocratisation. Je ne reviendrai toutefois pas sur les progrès que nous avons accomplis durant cette période.
Réunir place Taksim, le 24 avril, 3 000 personnes sur les 80 millions d'habitants que compte la Turquie, c'est très peu ! Nous restons donc une minorité, mais avec un droit de parole -en tout cas jusqu'à récemment- et la possibilité de réaliser des colloques et des conférences. La fondation Hrank Dink organise tous les ans des réunions sur la question arménienne, qui connaissent une large participation.
Ma maison d'édition a publié le livre de Raymond Kévorkian, il y a deux ans. Elle en a vendu plus de 3 000 exemplaires sans connaître de problèmes, d'interdiction ou d'enquête. Nous avons donc jusqu'à présent gagné beaucoup d'espace en matière de conférences et de publications. Pour le reste, les choses n'avancent pas vite.
J'en reviens à la question de la démocratisation, qui constitue un problème s'apparentant à celui de la poule et de l'oeuf. En effet, pour que la Turquie se démocratise, il faut qu'elle reconnaisse le génocide arménien et, pour qu'elle reconnaisse le génocide arménien, il faut qu'elle se démocratise : on n'arrive pas à en sortir !
Étant donné mon âge, je ne verrai probablement jamais les puissances extérieures imposer la reconnaissance du génocide arménien à la Turquie. Cela nécessite un changement total de géopolitique, une guerre ou je ne sais quoi.
En revanche, même si le mot de génocide n'est pas officiellement admis par les autorités turques, la mémoire arménienne est reconnue grâce à tout le travail qui se fait autour du sujet. Nous avons néanmoins énormément perdu du fait du recul de la démocratie par rapport à il y a deux ans.
La coalition nationaliste, ultranationaliste et conservatrice musulmane agit aujourd'hui comme un rouleau compresseur vis-à-vis de toutes les libertés. Nous ne savons pas où les choses s'arrêteront.
On connaît aujourd'hui une fuite en avant vers un autoritarisme exacerbé. On n'arrive pas à trouver les mots exacts. Il existe des élections, mais on assiste à une personnalisation du pouvoir de plus en plus importante et à la quasi-suppression de la séparation des pouvoirs.
Les sciences politiques comportent énormément de concepts. Certains parlent d'autocratie. Il est vrai que c'est une dimension que l'on rencontre de plus en plus dans le régime.
Certains estiment qu'il s'agit d'un mélange de
démocratie et de dictature et emploient le terme de
« démocrature ». C'est le cas en Russie, mais il
faut être conscient qu'une partie importante de la société
turque
-environ un peu plus de la moitié- soutient cette
situation.
Notre problème n'est pas simplement celui de l'autoritarisme par le haut, mais également celui d'un certain autoritarisme par le bas. Nous ne vivons donc pas seulement une situation de post-coup d'État militaire. Pourquoi la société appelle-t-elle à s'unir derrière un autocrate ?
Je pense que la réflexion sur l'absence de travail de mémoire est extrêmement importante pour comprendre cette notion d'autoritarisme par le bas de la société, fondé sur la peur, la haine et sur le risque de voir revenir les fautes et les crimes accumulés au cours de l'Histoire. Or, ceux-ci reviennent d'une certaine manière.
Si aujourd'hui les Arméniens ne sont pas particulièrement menacés en Turquie, c'est parce qu'il en reste très peu. S'ils étaient cinq millions, je ne sais si les choses se passeraient de la sorte. On le voit d'ailleurs avec les quinze millions de Kurdes qui sont bien malmenés.
Il y a en Turquie, dans cette majorité turque,
musulmane et sunnite, un vrai problème face à la
diversité, à la pluralité, à la reconnaissance de
l'autre. Il n'y a plus de minorités religieuses en Turquie, plus
d'Arméniens
-50 000 au maximum, 3 000 Grecs
orthodoxes, à peu près 15 000 Juifs et environ
50 000 à 60 000 Syriaques, soit moins de 1 % de la
population turque.
C'est une société qui vise l'homogénéité, mais cela ne suffit pas. Ce sont aujourd'hui les Kurdes qui sont devenus les hôtes de la Turquie. À l'avenir, ce seront les démocrates qui prendront leur place.
C'est une société qui produit une dynamique d'épuration permanente, faute de fournir un travail de mémoire, parce qu'elle a peur d'elle-même, de son histoire et du retour de celle-ci. C'est une société qui vit toujours dans la peur de l'ennemi intérieur. Or, une société qui se sent menacée par des ennemis intérieurs n'est plus une société.
Je terminerai en disant que je suis très inquiet quant à l'avenir de la Turquie. On assiste aujourd'hui à une fuite des démocrates, des Kurdes et des intellectuels. Nous vivons une période extrêmement difficile. Je ne sais où les choses s'arrêteront. Chaque jour, on se dit que tout était mieux hier. Nous assistons à une véritable descente aux enfers et, en Turquie, on sait bien que le fond de l'enfer n'existe pas.
Nous ne savons pas où cela peut s'arrêter, mais je suis sûr que lorsque la population turque dira : « Plus jamais cela ! », on pourra commencer un vrai travail de mémoire.
J'espère le voir un jour.
M. Philippe KALTENBACH - La parole est à Mme Ayþe Günaysu.
Mme Ay°e GÜNAYSU
Militante turque des droits de
l'Homme
Merci à tous ceux qui ont pris le temps de venir aujourd'hui, ainsi qu'au sénateur Kaltenbach, membre de la délégation du réseau de parlementaires Elie Wiesel mise sur pied par EGAM 3 ( * ) .
Je remercie également infiniment le Sénat français, qui a bien voulu accueillir ce débat.
Je suis ici en tant que représentante d'une association des droits de l'Homme en Turquie. Je suis très touchée par cette invitation.
La question qui nous réunit concerne l'engagement de la société civile turque dans la reconnaissance du génocide arménien, mais c'est bel et bien l'État turc qui porte ce fardeau et qui perpétue les politiques qui concernent celui-ci. Si la reconnaissance ne provient pas de l'État lui-même, il ne s'agit pas d'une véritable reconnaissance.
Certes, nous lançons des initiatives, nous menons des campagnes, des organisations de droits de l'Homme sont impliquées, mais cela ne compte pas par rapport à la reconnaissance du génocide par l'État turc.
Néanmoins, notre engagement de combattre le négationnisme par tous les moyens fait pour nous véritablement sens. Nous autres -membres d'associations de droits de l'Homme, intellectuels, militants- menons une lutte qui revêt pour nous une grande signification.
Cependant, le public turc ne nous entend pas. Nous sommes vraiment minuscules par rapport à la grande masse des habitants de Turquie.
Une grande partie de la population est contre nous, et la plupart des personnes ne s'intéressent pas du tout à cette question. Le déni du génocide est donc fondé sur un soutien populaire très large du public turc.
Notre association a été la première, en 2005, à commémorer le génocide arménien, non pas publiquement, mais dans ses bureaux, où nous avions organisé une conférence de presse pour demander que l'État reconnaisse ce génocide. Croyez-vous que nous ayons été fiers de ce que nous avons fait ? Non, car l'événement intervenait avec 90 ans de retard !
La responsabilité en incombe bien sûr à l'État, mais également aux socialistes et aux communistes turcs. J'ai été autrefois membre du parti communiste turc. Nous étions marxistes léninistes et internationalistes. On a combattu pour l'Amérique latine, on a été impliqué dans la lutte en Angola, on a entonné les chants du répertoire communiste international -j'en connais toutes les paroles en espagnol- mais on ne savait pas ce qui était arrivé aux Arméniens dans notre pays ! On méconnaissait totalement ce génocide car, traditionnellement, la gauche turque était kémaliste. Ils l'ont toujours nié, mais c'est un fait.
Comment avons-nous pu être internationalistes sans savoir ce qui passait dans notre propre pays ? C'est ainsi...
On a cependant fini par se pencher sur les mythes fondateurs de la République turque. On a parlé de la libération, de l'anti-impérialisme, etc. Nous avons donc -et je m'inclus dans ce pluriel- une responsabilité dans la situation actuelle et dans ce qui s'est passé.
Je vous ai dit que le public turc ne nous a pas entendus. On a écrit certaines choses. L'État turc le savait et n'a cependant pas interdit nos commémorations.
En Turquie, les manifestations, même silencieuses, pouvaient faire l'objet d'interventions policières violentes, où les manifestants étaient frappés. Si les autorités ne voulaient pas effectuer le sale travail, ils pouvaient faire appel aux Loups gris, groupe ultranationaliste paramilitaire. Elles ne l'ont toutefois pas fait car elles savaient que le public turc n'était pas intéressé par notre message. On n'arrivait pas à communiquer avec lui.
Ce que nous réclamions était plutôt radical. On voulait non seulement la reconnaissance, mais aussi la réparation et la compensation des pertes subies par les Arméniens -terres, matériels, etc. Nos demandes étaient lues à haute voix, en pleine rue. Les policiers étaient là, mais n'entreprenaient rien contre nous. Cela a changé depuis. On a vu ce qui est arrivé à certains.
Il y a deux raisons à ce changement. L'État turc a décidé de changer les règles du jeu. Il ne voulait plus prétendre faire partie du monde occidental démocratique, et a décidé de mettre un terme à ce qu'il considérait comme une chimère, en prenant la voie de la dictature totale.
Ce qu'a dit Garo Paylan à la télévision devant 60 millions de personnes était très important. Cela a constitué un signe de mauvais augure pour la suite.
J'ai parlé de l'engagement dans la lutte contre le déni. Il ne s'agit pas seulement d'un manque de reconnaissance. Cela va bien au-delà. Le déni, le négationnisme, consistent à empêcher les institutions de fonctionner et à obliger les personnes à respecter ce qu'impose l'État.
Cela engendre la haine des victimes du génocide, non seulement des Arméniens, mais aussi des Grecs et des Assyriens. Cela signifie que les descendants des assassins vivent aux côtés des descendants des victimes. Cela veut dire également qu'il existe une véritable inégalité structurelle entre les survivants et les descendants des auteurs de ces crimes.
Le déni représente un manque de sécurité. Il réduit les victimes au silence.
Tout au long de la période de la République -qui est d'ailleurs assez méconnue- l'opinion publique arménienne était obligée d'être d'accord avec les autorités turques, sous peine d'être réduite au silence.
Les journaux de l'époque ont été parmi les premiers à élever la voix. Des écrivains ont été jetés en prison, des organes de presse ont été fermés, et les Arméniens ont perdu leurs intellectuels pour la deuxième fois -poètes, écrivains, etc.
En Turquie, des crimes contre l'humanité ont été commis dans les provinces. Les corps des victimes ont disparu. Aujourd'hui, ce qui se passe en Turquie est en quelque sorte le résultat de ce génocide et du déni dont j'ai parlé. Si les gouvernements successifs ont changé, ce n'est pas le cas de l'État turc. Le peuple turc suppose qu'il est normal que l'État puisse commettre un crime au nom de l'intérêt de la Nation. Les crimes ne peuvent donc que continuer.
De manière pessimiste, je pense que l'État turc ne reconnaîtra pas le génocide tant qu'aucune crise profonde ne viendra bouleverser ses fondements.
Nous allons continuer notre combat. On ne peut vivre sans se battre. C'est un devoir moral. C'est une question de valeur, de personnalité.
On peut citer l'exemple de la Résistance française durant la Seconde Guerre mondiale. Ce n'est pas exactement la même chose, mais les Résistants français, en faisant sauter un pont ou une ligne de chemin de fer, savaient qu'ils ne gagneraient pas contre la machine énorme et infernale que constituait le nazisme, mais ont néanmoins continué leur combat parce qu'ils ne pouvaient faire autrement.
Ils se sont battus pour défendre leurs valeurs et ce qu'ils étaient. Nous allons quant à nous continuer le combat. En tant que militants des droits humains, nous allons tout faire pour appuyer Garo Paylan bien que nous sachions que l'État turc ne changera pas tant qu'il ne plongera pas dans une grande crise destructrice.
M. Philippe KALTENBACH - Je vais à présent donner la parole à Garo Paylan pour conclure. J'ai senti chez les universitaires et les militants des droits de l'Homme un peu de pessimisme -peut-être un peu trop.
J'ai toujours en mémoire la phrase de Nelson Mandela qui, du fond de sa prison, continuait après vingt-cinq ans d'incarcération à dire qu'il restait toujours optimiste, même dans la pire des adversités. Si Nelson Mandela a pu résister vingt-cinq ans en prison et en finir avec l'apartheid en Afrique du Sud, c'est la preuve qu'il n'existe pas de combat perdu d'avance. On peut bien sûr se battre parce qu'il n'y a pas d'autres solutions, mais lorsque la cause est juste, on finit toujours par gagner.
Il ne faut donc pas sombrer dans le pessimisme. C'est à force de taper sur le mur que celui-ci finira par s'écrouler. Personne ne croyait que le mur tomberait à Berlin, ni que l'apartheid cesserait un jour en Afrique du Sud. Je suis persuadé que la Turquie reconnaîtra un jour le génocide arménien et j'espère le voir de mon vivant.
Les politiques sont souvent optimistes. Ils doivent porter l'espoir pour faire en sorte que la population adhère.
Garo, à toi la parole pour porter l'espoir d'une Turquie démocratique.
M. Garo PAYLAN
Député turc (d'origine
arménienne) du Parti démocratique des peuples (HDP)
Oui, la Turquie vit malheureusement les mois les plus sombres de son histoire. Énormément de personnes souffrent, et pas seulement les Arméniens. Notre pays saigne et le quotidien apparaît très sombre. Chaque jour, beaucoup de nos amis sont arrêtés, et beaucoup meurent dans la région. La Turquie est engagée dans la guerre d'indépendance.
Une autre guerre d'indépendance a eu lieu, il y a 100 ans, contre les Anatoliens, les Arméniens, les Assyriens, les Grecs et les Juifs.
Comme je l'ai dit la semaine dernière au Parlement, nous avons, lors de cette guerre, perdu quatre peuples.
Aujourd'hui, la nouvelle guerre d'indépendance vise principalement les Kurdes.
Hier, je suis allé célébrer le dixième anniversaire de l'assassinat de Hrank Dink sur le trottoir où il est tombé. On n'a pas pu rendre justice à Hrank Dink, et tous ses espoirs sont malheureusement cachés derrière des montagnes.
Il y a dix-huit mois, lors des élections de juin 2015,
nous étions ravis. Je suis l'un des fondateurs du HDP et tout le spectre
politique s'est réuni pour dire au peuple turc que nous avions besoin
d'être ensemble
-conservateurs, populations altaïques, alaouites,
chrétiennes, etc.
Nous avons créé un parti brique après brique, sans argent. Nous avons obtenu 13 % des voix et avons surtout reçu 65 % de témoignages de sympathie. Notre voie est donc la bonne.
Les gens n'ont pas forcément voté pour nous, mais ont estimé qu'ils pourraient le faire un jour. C'est très important. Nous étions alors très heureux, et tout le monde entamait des danses kurdes, arméniennes, turques. Ces fêtes ont duré toute une semaine, durant laquelle Recep Tayyip Erdoðan s'est tu. Il n'est pas apparu à la télévision, restant dans son palais.
La tante de ma mère, qui est âgée de 95 ans, m'a conseillé de ne pas trop me réjouir, car quelque chose de mauvais n'allait pas manquer d'arriver. C'est ce que l'on dit en Anatolie en pareilles circonstances.
La nuit même des élections, le chef du parti nationaliste a dit qu'il fallait organiser de nouvelles élections.
Il a obtenu davantage de pouvoir -plus de quatre-vingts députés. On n'a pas compris pourquoi il souhaitait de nouvelles élections. Je pense que cet accord a été mis sur la table avant qu'ils ne s'entendent à propos de la coalition nationaliste.
Ils avaient besoin d'une guerre pour créer une autre identité et combattre l'identité kurde, qui se trouvait un peu partout à l'extérieur du pays. Ceci est apparu comme une gifle à l'encontre d'une idéologie turque vieille de plus de 100 ans, et tous ceux qui soutenaient le HDP ont été soit éliminés soit jetés en prison.
J'ai enterré énormément d'amis au cours de ces dix-huit derniers mois, des journalistes, des universitaires, des politiques, des militants. Nombre de personnes sont actuellement en prison et on n'en comprend pas la raison.
Ils ont même incarcéré des personnes qui n'avaient rien à voir avec notre mouvement. Recep Tayyip Erdoðan a voulu faire un exemple, alors que je ne suis même pas en prison. La politique de la peur a commencé à régner partout. Même Asli Erdoðan, la romancière, militante des droits de l'Homme, a été jetée en prison !
Hier, pour commémorer l'assassinat de Hrank Dink, un peu plus de 1 000 personnes étaient sur place. Les autres années, on en comptait plus de 10 000. Les gens ont peur. Comme vous le savez, on enregistre beaucoup d'attentats et d'explosions en Turquie.
On demande que la Turquie change, mais on n'aurait peut-être pas dû. On a laissé des choses en route.
Les Occidentaux ont collé une étiquette sur le président Recep Tayyip Erdoðan en disant qu'il constitue un leader musulman et démocratique, mais plus il a eu de pouvoir, plus il l'a perverti.
Il a aujourd'hui réalisé une coalition avec le parti nationaliste. La Turquie va donc devenir un pays réservé aux Turcs. La nouvelle Constitution va être établie en leur faveur.
La semaine dernière, j'ai fait un discours au Parlement durant lequel j'ai dû prononcer le mot de « génocide » au moins vingt fois. On m'a fait une remarque, mais rien n'a été tenté contre moi. Grâce aux efforts de personnes comme Hrank Dink, Ay°e et son groupe de défense des droits humains, on peut désormais utiliser le mot de « génocide ».
J'ai dit lors de ce débat que la nouvelle Constitution pouvait soulever des objections. Certains groupes resteront silencieux, comme c'est le cas depuis plusieurs générations, ou décideront de faire entendre leur voix. Ne commettons pas les mêmes erreurs qu'il y a 100 ans en prétendant que c'est une Constitution pour les Turcs, un pays turc, un pays musulman.
Notre mouvement de résistance n'a peut-être pas été aussi fort que celui des Kurdes, mais de 1913 à 1923, tous les peuples d'Anatolie et d'ailleurs ont perdu le droit de vivre dans un pays libre, avec une pluralité de tribus et d'origines.
Lorsque j'emploie le mot de « génocide », tout le monde se met à en parler. C'est le signe d'un changement de la société turque, alors que je l'avais déjà fait plusieurs fois auparavant ; mais bientôt, on ne reconnaîtra plus les droits des Kurdes ni le génocide. On ne permettra même plus que l'on utilise le terme. On sera revenu dans les années 1990.
Hrank Dink, qui était très courageux, dans ses publications, devait mettre le terme entre guillemets. Il a été emprisonné, traîné en justice pour avoir oublié les guillemets.
Après son assassinat, Agos n'a plus utilisé de guillemets. Aujourd'hui, les termes de génocide ou de génocide arménien doivent à nouveau être pourtant mis entre guillemets. Nous n'allons cependant pas les laisser faire !
La Constitution, instaurée en 1876, citait tous les peuples de Turquie -Arméniens, Grecs, etc. Les gens étaient très heureux en ce temps-là. Malheureusement, cette Constitution n'a pas duré très longtemps, et le Sultan l'a bafouée un an après sa promulgation, décidant que lui seul dirigeait. En 1908, sous la révolution, beaucoup de personnes ont été à nouveau très heureuses, mais cela n'a pas duré. Quelqu'un a pris le pouvoir et a piétiné tout le reste.
En 1920, nos idées se sont imposées, mais pas pour longtemps.
On nous demande toujours de ne pas aller pas trop loin pour que la réaction ne soit pas trop dure. C'est donc comme par le passé. Tout comme Ayþe, je ne suis pas très optimiste. Qui va se remettre de cette crise et de ces difficultés ?
Au Parlement, une centaine de racistes et de nationalistes s'en sont pris à moi. Les autres sont restés silencieux, mais je pense qu'ils les soutenaient. Le MHP (Parti d'action nationaliste) et l'AKP ont demandé qu'on me limoge. Ils ont voté à main levée pour qu'on me jette dehors à cause de l'emploi du mot « génocide ».
Qui se relèvera après cette crise ? C'est toute la question, et c'est terrible.
Notre pays dépend de nous, qu'il s'agisse de l'Anatolie ou des autres régions. Nous devons tenir pour notre pays, qui est en souffrance et qui risque de ne jamais se relever.
Lors du coup d'État de 1980 -j'avais huit ans- mon père avait bon espoir. Il m'avait dit de ne pas m'inquiéter, que le pays se redresserait et que nous allions y demeurer. Beaucoup de personnes de notre famille étaient alors parties en France ou au Canada.
Aujourd'hui, que va-t-il se passer ? Notre pays, c'est notre responsabilité, et il faut y faire face.
M. Philippe KALTENBACH - Je vous remercie.
Je propose de passer à présent à une série de questions du public à nos intervenants.
* 3 European Grassroots Antiracist Movement