TROISIÈME PARTIE - LE REGARD DE LA SOCIÉTÉ ISRAÉLIENNE
I. LE REGARD D'UN SOLDAT
M. Yehuda SHAUL,
Directeur des relations
internationales de l'ONG
Breaking the Silence
M. Benjamin Sèze : Nous allons maintenant entendre M. Yehuda Shaul. Ancien soldat israélien ayant servi dans les Territoires occupés, il a fondé en 2004 l'association Breaking The Silence , dont le but est de faire témoigner les jeunes Israéliens, qui ont servi dans ces Territoires, sur les exactions qu'ils ont commises au nom d'Israël. Cette association a publié plusieurs livres, dont Le livre noir de l'occupation israélienne , paru en français en 2013, qui regroupe 145 témoignages de soldats sur leur quotidien de violence ordinaire et de tension permanente. En 2015, 115 témoignages ont été rendus publics concernant cette fois-ci des faits commis à Gaza pendant l'opération « Bordure protectrice ».
M. Yehuda Shaul : Je voudrais tout d'abord vous remercier pour votre invitation, c'est un grand honneur d'être ici. Si vous le permettez, je voudrais dire quelques mots concernant mon parcours et l'association Breaking The Silence , et je voudrais dresser un tableau plus large de la situation, dépeint dans l'ouvrage qui vient d'être cité.
Je m'appelle Yehuda, j'ai 32 ans, je vis à Jérusalem, je suis juif orthodoxe, et j'ai grandi dans ce que l'on pourrait appeler la droite politique. La droite et la gauche en Israël n'ont rien à voir avec la droite et la gauche d'ici ni avec des choix de politique économique et sociale : il s'agit de l'occupation et des colonies, du point de savoir si nous sommes pour ou contre. J'ai fait mes études dans les colonies en Cisjordanie, près de Ramallah, ma soeur est actuellement colon en Cisjordanie, mon cousin était colon à Gaza jusqu'en 2005 - voici d'où je viens. Une fois diplômé, je suis rentré dans les forces de défense israéliennes 7 ( * ) : en Israël, le service militaire obligatoire est d'une durée de trois ans pour les hommes et de deux ans pour les femmes. D'une bonne forme physique, je suis devenu soldat puis officier. J'ai fait mes trois années de mars 2001 jusqu'en mars 2004. J'ai passé deux ans de mon service en Cisjordanie, dont plus d'un an à Hébron, la ville palestinienne la plus importante de cette région, à l'époque du pic de violence de la Seconde Intifada, période en comparaison de laquelle les jours actuels sembleraient paisibles. Même si le milieu dans lequel j'ai grandi est celui de la droite israélienne, j'avais quelques doutes sur ce qu'on faisait. Mais lorsque l'on est soldat, on trouve un moyen de se convaincre qu'il faut avancer, on ne trouve pas de temps pour les doutes. On se dit qu'il y a des missions et des choses plus grandes et plus compliquées. Il y a aussi, surtout, les liens de camaraderie dans l'armée. Quelles que soient vos convictions politiques sur ce que vous êtes en train de faire, si c'est à vous de vous lever à cinq heures du matin pour remplacer votre copain qui termine son tour de garde à six heures, vous le faites. Plus tard, je suis devenu officier : plus de responsabilités, moins de temps pour penser. Quand on est officier, on sait que si on ne réfléchit pas, ce sont les cinquante soldats derrière soi qui vont réfléchir, et dans l'armée, c'est la dernière chose que l'on veuille voir se produire : cinquante personnes qui réfléchissent en même temps ne permettent pas d'avancer, en tout cas dans l'armée. À la fin de mon service militaire, j'étais officier, je n'avais pas grand-chose à faire, je pensais à mon avenir et pour la toute première fois, je me suis senti adulte et j'ai réfléchi à ma vie civile. Cela a été un tournant pour moi. J'ai pris du recul et je me suis regardé, et d'un seul coup les choses ont été différentes. C'est à ce moment-là que la terminologie militaire, la façon militaire de réfléchir, ma vision du monde jusque-là, ont perdu tout sens pour moi. Ce moment était très effrayant pour moi, car 90% de mes actions se trouvaient tout à coup dénuées de fondement et je n'avais plus rien pour me soutenir.
Je dirais que c'est ce sentiment très fort qu'il y avait un problème qui m'a amené à ma position d'aujourd'hui. Je ne savais pas quoi faire, je me suis dit que je ne pouvais pas continuer comme je l'avais fait. Je me suis tourné vers mes camarades, vers mes supérieurs, vers des soldats qui étaient sous mes ordres, et j'ai commencé à parler de mes sentiments, de ce que je pensais, et j'ai compris rapidement que les autres pensaient la même chose ; quelque part dans notre tête, nous nous disions qu'il y avait un problème. C'est comme ça que Breaking The Silence est né. Nous avons commencé à discuter des choses que nous avions faites et vues, et nous avons réalisé qu'en Israël, chez nous, dans notre société, les gens ne savaient pas ce qu'il se passait. Les gens qui nous envoyaient « faire le boulot » ne savaient pas ce que cela voulait dire. Nous avons donc décidé « d'amener Hébron à Tel-Aviv », c'était notre slogan. Nous voulions que les citoyens sachent ce qui était fait en leur nom. C'est comme ça que nous avons commencé à rompre le silence le 1 er juin 2004 avec une exposition de photos sur notre vie à Hébron. Cela se poursuit aujourd'hui. Nous faisons deux choses : la première, qui est au coeur de notre travail, est de recueillir des témoignages de soldats et d'ex-soldats qui parlent de leurs missions ; nous avons déjà enregistré plus de 1 000 femmes et hommes qui ont servi depuis le début de la Seconde Intifada, en 2000, jusqu'à aujourd'hui. Nous vérifions leur témoignage et les publions dans différentes langues. La deuxième chose, c'est que nous nous efforçons d'utiliser notre expérience personnelle et les témoignages que nous avons collectés comme un outil pédagogique. Nous organisons donc des cours, des présentations, des visites en Cisjordanie pour que les gens voient de leurs propres yeux ce que c'est que l'occupation, et la vie sous cette occupation.
Notre action et nos motivations sont simples. Nous sommes un groupe de vétérans qui estime que l'armée devrait être un instrument de défense, et non un outil d'oppression et d'occupation. Nous ne sommes pas des pacifistes, ne vous trompez pas. Israël a l'obligation de se défendre. Mais nous pensons que les gens doivent avoir le droit de se gouverner eux-mêmes et non par une armée étrangère, a fortiori par notre armée. C'est pour cela que nous voulons rompre le silence pour accroître la résistance à l'occupation. Nous avons choisi de faire cela en utilisant notre connaissance du système, de ce qu'il se passe, notre expérience personnelle pour imposer un débat public sur cette occupation permanente et l'imposition de nos règles sur d'autres. On recueille donc des témoignages et on publie des choses, on organise des campagnes. Notre dernier livre regroupe des témoignages de plus de soixante-dix soldats qui ont été en mission lors des derniers combats à Gaza en juillet et août 2014, pendant l'opération « Bordure protectrice ».
Je ne voudrais pas parler d'opérations spécifiques, je voudrais vraiment dresser un tableau un peu plus général de ce qu'il se passe. Il y a six ans, après quelques années de travail dans Breaking The Silence au cours desquelles j'avais interviewé près de 700 soldats et officiers de différentes unités, envoyés dans diverses régions, nous avons pensé que nous pouvions essayer de raconter une histoire plus large et plus grande, pas simplement les anecdotes et les témoignages qui concernent une unité à un instant donné, dans un endroit donné. Nous voulions dire ce que nous faisions, nous, en tant que militaires dans les Territoires occupés. Cela a donné le Livre noir de l'occupation israélienne , qui a été traduit en français. Je ne vais pas vous parler du livre tout entier - je vous recommande chaleureusement de vous le procurer - mais je voudrais parler de nos conclusions.
Depuis notre naissance, nous, Juifs, Israéliens, entendons que nos soldats sont dans les Territoires occupés pour défendre Israël du terrorisme. Nos concitoyens sont victimes de terrorisme palestinien, c'est un fait, nous devons être là pour défendre notre pays, et je me suis dit, pendant assez longtemps, que c'était comme cela. Mais au fur et à mesure que nous avons commencé à travailler pour préparer ce livre, en écoutant des milliers d'heures de vidéos et de témoignages, nous nous sommes rendu compte que les actions défensives ne sont qu'une infime partie de ce que fait l'armée dans les Territoires occupés. Ce que l'on fait principalement dans les Territoires occupés est de jouer un jeu offensif. Principalement, on maintient et on préserve notre domination militaire absolue sur les Palestiniens. D'une certaine façon, l'occupation n'est pas simplement une campagne offensive contre le terrorisme, c'est une campagne offensive contre l'indépendance palestinienne. Lorsque l'on parle d'occupation militaire, peu importe que l'on soit expert en droit international, en politique, en études stratégiques, on pense toujours qu'il s'agit d'une réalité temporaire. C'est pour cela que ces tactiques et méthodes de gestion des civils, de contre-insurrection, etc., ont été mises au point : l'idée était qu'à la fin, après avoir conquis un territoire au moyen d'une guerre, on ne peut pas simplement disparaître du jour au lendemain sans s'être assuré d'une certaine stabilité ni avoir permis l'émergence d'institutions et d'un espace politique. Aujourd'hui, on envahit parfois un pays pour démolir un régime spécifique, comme en Irak, mais même quand on fait cela, l'idée de base est d'arriver dans le pays pour initier un processus de construction d'État ( nation building ). Je ne suis pas ici pour dire que cela fonctionne - je pense que notre région apportera la preuve que cela n'est pas nécessairement un succès - ni que c'est une très bonne idée, mais l'intention est bel et bien celle-là. On entre, on agit, et on se retire du pays.
Si on examine précisément les tactiques et stratégies employées par les forces israéliennes dans les territoires, on constate qu'elles font exactement le contraire de ce qui est fait pas les armées occidentales quand elles parlent d'occupation temporaire. On ne laisse pas d'espace politique pour que quelque chose puisse naître et se développer. On fait le contraire, on ne veut pas voir l'émergence de quoi que ce soit. Il ne s'agit pas de faire de la contre-insurrection. Les tactiques mises en oeuvre conduisent à briser peu à peu et à diviser la population palestinienne.
Le langage que nous utilisons en tant que militaires nous trompe également. Il ne s'agit pas seulement du fait que l'on qualifie de « défensive » une campagne qui est en fait offensive. Le langage militaire utilisé pour parler de défense ne porte en réalité pas sur la défense. Nous avons identifié quatre catégories de langage qui sont des mots de code que connaissent tous les soldats israéliens. Lorsqu'on les entend, les connotations sont très défensives et positives, mais si on compare cela à ce qui se fait sur le terrain par l'armée, c'est offensif.
Le premier mot de code est « prévention » ; le deuxième est « séparation » ; le troisième, « tissu de vie » ; puis « application du droit ». Ce sont les quatre piliers que nous avons distingués en ce qui concerne l'action des militaires israéliens. Le soldat lambda connaît très bien tout cela. Examinons seulement le terme de « prévention », qui sonne vraiment défensif. En Israël, tout le monde l'entend très couramment et l'associe presque automatiquement à la « prévention ciblée ». « Prévention ciblée » est le nom de code pour les assassinats dans les médias. Imaginons le scénario suivant : un assaillant avec une ceinture d'explosifs sur le point de commettre un attentat-suicide se dirige vers un bus plein d'enfants se rendant à l'école. On ne peut pas l'arrêter mais on ne va pas non plus lui permettre de faire sauter le bus, donc on envoie quelqu'un qui va faire une prévention ciblée avant qu'il y ait une attaque terroriste. C'est complètement défensif ! Mais si l'on écoute les soldats parler de prévention, on comprend rapidement que ce concept au sein des forces de défense israéliennes est tellement vaste qu'il couvre quasiment tout acte de défense comme d'attaque. On le voit dans chaque tactique militaire utilisée sur le terrain. Je vais vous donner quelques exemples en parlant tout d'abord des assassinats, c'est-à-dire de la prévention ciblée. On commence par les assassinats des personnes qu'on n'arrive pas à arrêter. Il s'agit bien dans ce cas de prévention. Puis on vise des personnes qu'on pourrait arrêter, mais plutôt que de le faire, on les assassine, car cela a un impact beaucoup plus fort. Au plus fort de la Seconde Intifada, il y a même eu des actes de pure vengeance. Par exemple, le 19 février 2002, sur un checkpoint des forces de défense israéliennes à Ramallah, il y a eu une attaque au cours de laquelle six ingénieurs soldats ont été tués. La nuit suivante, trois unités des forces spéciales ont été envoyées pour se venger. A 2 heures du matin, les instructions étaient simples : qui que ce soit qui se présente au checkpoint , avec ou sans uniforme, avec ou sans arme, doit mourir. Les trois unités, opérant respectivement à Gaza, Ramallah et Naplouse, relevaient de trois commandements différents et avaient reçu exactement le même ordre, le même horaire, la même mission. Il ne s'agit pas d'un officier qui aurait « craqué ». Tout était délibéré, planifié, au moins au niveau du vice-chef d'état-major des forces israéliennes, si ce n'est au-dessus.
J'en viens aux arrestations, une autre tactique militaire. On arrête les « méchants » dès le début, puis ensuite les cousins, puis les cousins des cousins de ces personnes, pour mettre la pression sur celles-ci. Après ont lieu les « arrestations massives » : nous encerclons un village et arrêtons tous les hommes par tranche d'âge. Le propos est, dans le jargon militaire, de « faire ressentir notre présence ». Si les Palestiniens ont l'impression que l'armée israélienne est là, partout, tout le temps, ils renonceront à attaquer. En Cisjordanie, cette présence se manifeste de façon différente selon les endroits. À Hébron, la plus grande ville palestinienne en Cisjordanie, où j'ai servi pendant un an, trois patrouilles militaires ont pour objectif d'être très visibles. La ronde de nuit dure de 22 heures à 6 heures du matin. Les patrouilles bloquent les rues de la vieille ville, encerclent et entrent dans une maison, choisie au hasard par la personne qui dirige la patrouille - il s'agit d'une maison au sujet de laquelle l'armée ne dispose d'aucun renseignement -, réveillent tous les occupants, mettent les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, fouillent les lieux. Imaginez ce qui se passe quand des militaires font irruption dans une maison à 2 heures du matin... Les militaires sortent ensuite dans la rue, font du bruit, frappent aux portes, envahissent aléatoirement une autre maison, réveillent la famille, fouillent les lieux, ressortent, vont sur les toits, sautent d'un toit à l'autre, descendent par les balcons, entrent dans une nouvelle maison,... sept jours sur sept, 24 heures sur 24, par tranche de huit heures. Depuis le début de la Seconde Intifada, en septembre 2000, cela ne s'est jamais arrêté à Hébron. Cette nuit, pendant votre sommeil, vingt à vingt-cinq familles vont être réveillées. Pour les militaires israéliens, l'idée est de créer une impression de persécution dans l'ensemble de la population palestinienne. Chaque Palestinien doit sentir le souffle d'un soldat israélien sur sa nuque, sans jamais savoir où, quand, comment, pendant combien de temps il sera face à une patrouille.
Pour finir, je vais évoquer une dernière tactique, celle des fausses arrestations. Vous n'avez sans doute jamais entendu cette expression, qui désigne une arrestation qui n'est pas réelle. On en entend parler dans les témoignages de soldats depuis cinq ou six ans, de manière croissante, alors que cela ne se faisait guère pendant mon service militaire, parce que la Seconde Intifada ne laissait pas l'occasion de se livrer à ce genre de jeux. Une unité se déploie pour la première fois dans un endroit. La première arrestation qu'elle mène ne doit pas être une vraie arrestation. On choisit un village palestinien très calme, on consulte une photo aérienne, on regarde le numéro de code de chaque maison, on choisit au hasard une maison, on appelle les services secrets et on s'assure que la personne qui vit dans cette maison est bien innocente, afin de ne pas interférer dans une opération de renseignement en cours. Une fois l'aval obtenu, on encercle la maison, de nuit, comme s'il s'agissait d'une véritable arrestation. On met les menottes à une personne, on lui couvre les yeux, on l'emmène à la Jeep. Après dix à quinze minutes, quelqu'un à la radio dit « fin de l'exercice, arrêtez la Jeep, relâchez la personne, retournez à la base et allez-vous coucher ». Maintenant, vous vous demandez probablement pourquoi faire cela. Les soldats aussi posent cette question à leurs officiers. La réponse est simple : premièrement, c'est une bonne formation ; si l'entraînement peut se faire dans un vrai village palestinien, dans une vraie maison, sur un vrai Palestinien, c'est d'autant mieux. Deuxièmement, cela permet d'être vu. Les gens dans le village se réveillent, ils voient qu'un innocent a été arrêté, ils demandent pourquoi, puis ils voient que la personne est relâchée, et ils se disent que cela n'a aucun sens. Ils ont ainsi encore plus de questions à se poser. Quand le but est d'intimider les gens, l'absence de logique est la logique parfaite, le manque d'ordre est l'ordre parfait. C'est pour cela que l'éditeur de notre dernier livre en anglais a choisi le titre Our harsh logic (« Notre dure logique »). Je dirais que le titre était meilleur en hébreu, et je le dis d'autant plus facilement que je n'en suis pas l'auteur. Le titre veut dire littéralement « l'occupation des territoires » mais il est très difficile de le traduire convenablement. Notre message est que, pour la plupart des Israéliens, cette occupation est un événement historique, révolu, qui a eu lieu en juin 1967. Mais en fait, si vous écoutez les témoignages, vous vous apercevez que ce n'est pas du tout un événement historique. L'occupation des territoires est quelque chose qui a lieu à chaque instant. Bien sûr, on réoccupe le territoire physiquement en construisant de nouvelles colonies, mais chaque maison ouverte par les Israéliens en pleine nuit pour donner un sentiment de persécution, chaque checkpoint placé aléatoirement entre deux villages pour empêcher le déroulement normal de la vie quotidienne, permet également de réoccuper les territoires. Tout cela est le sens de ce que nous faisons. À chaque fois, nous allons de l'avant, et ne faisons jamais un pas pour reculer. Cela donne un nouveau sens à l'expression de statu quo . Ce n'est pas une réalité figée. C'est quelque chose qui évolue, c'est une occupation qui s'ancre depuis quarante-huit ans et qui n'a pas encore été arrêtée. Je crois que c'est ce que nous devons cesser de faire maintenant.
De gauche à droite : MM. Jean-Paul Chagnollaud, Yehuda Shaul, Jeff Halper et Benjamin Sèze
* 7 IDF : Israël Defense Forces.