II. ÊTRE ENFERMÉ À GAZA
Mme Asma AL GHOUL, blogueuse, journaliste et activiste féministe palestinienne vivant à Gaza
M. Benjamin Sèze : Merci beaucoup, Monsieur Seidemann, pour ces éclairages très intéressants. Nous devons poursuivre notre après-midi car nous sommes attendus. Nous allons nous pencher sur une question plus spécifique déjà évoquée ce matin avec M. Daniel Seidemann, à savoir la vie quotidienne en Territoires occupés. Pour ce faire, nous avons rendez-vous via Skype avec Mme Asmaa Al Ghoul qui, comme je vous l'expliquais tout à l'heure, n'a pas eu l'autorisation de sortir de Gaza. C'est donc par vidéo-conférence que nous allons communiquer avec elle. Mme Asmaa Al Ghoul est blogueuse, journaliste et militante féministe palestinienne à Gaza.
Mme Asma Al Ghoul : Bonjour, et merci de m'avoir invitée à cette conférence, à Paris. Je vais m'exprimer en arabe car je m'exprime avec plus d'aisance dans cette langue.
On m'a demandé de parler de mon quotidien à Gaza. Je ne sais pas exactement ce que je suis censée dire de ce quotidien. Mais ce que je constate, c'est que le désespoir est devenu le sentiment le plus répandu autour de moi. Lorsque le sourire déserte les visages des passants dans la rue, lorsque l'on voit les destructions autour de soi, il ne peut y avoir de reconstruction. Il ne peut y avoir de reconstruction tant que les États du monde ne décideront pas de soutenir cette population. Tout ce que nous faisons est d'attendre. Nous attendons la reconstruction, nous attendons des sourires, nous attendons des voyages, nous attendons l'opportunité d'une vie normale à Gaza.
Tout ce que nous avons essayé de construire pendant des décennies en tant que journalistes, activistes ou institutions, en termes de développement, de vie culturelle et sociale, a disparu en un clin d'oeil à la suite de trois guerres. Je ne reconnais plus la rue que je connaissais si bien. Mes repères changent au gré des guerres et de leurs fins. Je suis une réfugiée, et j'ai été élevée dans le camp de Rafah que j'ai longtemps considéré comme mon « point d'ancrage ». Les bombes israéliennes y ont rayé tout ce que nous, réfugiés, avions connu : les visages, les proches, les édifices, les rues...
Comment demander aux gens de sourire lorsque la pauvreté touchait à la fin de l'année 2014 38% de la population, et le chômage 44%, selon les chiffres du Centre Palestinien pour les Droits de l'Homme? Comment sourire lorsque 25 000 voyageurs sont en suspens, des étudiants, des malades, qui ne peuvent quitter la bande de Gaza ? Comment sourire alors qu'il y a plus de 10 000 maisons détruites ? Et enfin, comment sourire si l'horizon le plus lointain que nous pouvons contempler est celui de la mer de Gaza, sauf si une embarcation israélienne vient nous boucher la vue.
Ici, personne ne peut sourire, car le désespoir est notre unique épidémie. Je suis journaliste et je suis mère, je connais toutes les tragédies politiques et sociales. Comment écrire la paix et y élever mes enfants alors qu'ils grandissent au seul son de la guerre ? La guerre, le blocus, les divisions internes ; ils n'ont jamais vu la paix. Comment pourront-ils en connaître le sens ? Je ne parle pas que de mes enfants, je parle des jeunes générations autour de moi.
Je ne vous parlerai pas ici de Gaza assiégée et des résultats de ce blocus, des entrepôts de médicaments vides ou la dépendance des citoyens aux produits israéliens, car c'est ce que l'on raconte toujours de nous. Je veux vous dire comment les habitants d'une ville de plus de deux millions d'habitants ne croient plus qu'il y a encore de la lumière au bout du tunnel. Si vous avez la malchance d'être un pêcheur de Gaza et que vous allez au-delà de 3 km du rivage, soit moins que les 10 km sur lesquels Israéliens et Palestiniens s'étaient entendus, il y a des chances pour que vos filets, votre embarcation, ou vous-même, soient atteints par les balles israéliennes, selon l'humeur des soldats. Si vous avez la malchance d'avoir des terres agricoles sur la frontière israélienne, il y a une forte probabilité que les chars israéliens vous empêchent de les atteindre, après avoir arraché vos oliviers. Et si vous voulez chasser le moineau, aux confins des collines orientales, il est plus probable que vous vous fassiez chasser par les soldats israéliens, plutôt que vous ne chassiez vous-même les oiseaux.
Je souhaite être la plus sincère possible et ne pas répéter de slogans. L'empathie avec les victimes exige l'abandon de beaucoup de convictions, comme les idéologies, les nationalismes... Je ne veux pas susciter votre compassion en comparant la perte de la famille de mon oncle pendant l'été 2014 par un obus israélien dans le camp de Rafah, à la perte de vos proches lors des attaques de Paris (du vendredi 13 novembre 2015, NDLR). Vous avez fait l'expérience depuis quelques semaines du sentiment de la perte, de la terreur, de la peur de se faire tuer. Je voudrais seulement vous dire que les villes (Paris, Gaza, le Yémen, la Syrie, Beyrouth) peuvent devenir amies dans la douleur. La souffrance humaine quotidienne est le tribut payé aux conflits pour le pouvoir, pour la religion, ou pour l'argent.
Comment garantir à l'enfant qui a perdu sa mère à cause d'une bombe à Gaza, ou au Yémen, ou à Beyrouth, ou en France, qu'il ne grandisse pas dans la haine ? Ou qu'il puisse croire aux droits et à l'acceptation de l'autre, ou qu'il ne développe pas un complexe de victime ? Je croyais que l'expérience de la guerre et de la souffrance commune pouvait supprimer les différences entre les hommes, mais après chaque conflit, après chaque guerre, nous sommes en proie à toutes sortes de phobies. Les idéologies, les partis, mais aussi nos complexes nous séparent. Des phobies se développent : la phobie de l'islam, de l'occupation, de l'Occident. Quand arriverons-nous au moment où notre différence marquera notre vitalité et ne portera plus le signe de la haine et de la rancoeur ?
Je ne nie pas qu'en tant que journaliste laïque, je diffère beaucoup de mon environnement. Je dois sans cesse me justifier, me défendre, que ce soit vis-à-vis d'une société conservatrice, ou vis-à-vis du gouvernement du Hamas, dont je ne partage pas le programme social, islamiste. Mais je ne suis pas la seule dans ce cas. Nous sommes des centaines, à Gaza et en Cisjordanie en désaccord avec le principe de coordination sécuritaire avec Israël à Ramallah et avec la suppression des libertés individuelles à Gaza par le gouvernement du Hamas. Nos désaccords ont disparu en l'espace de ces trois guerres, car nous étions tous sous la pression de la machine de guerre israélienne, comme si nous nous trouvions dans la colonie pénitentiaire de Kafka.
Je dirais simplement que les gens de Gaza pourraient retrouver leur sourire si le monde comprenait davantage leur douleur, si le monde comprenait que ma petite ville a perdu l'espoir et qu'elle a besoin de le retrouver. Si nous voulons que les âmes des 4000 victimes des trois guerres et celles des centaines que nous avons perdues lors des attaques de Paris reposent en paix, si nous décidons de partager ce monde sur les bases du droit, de la justice et de la paix, loin des intérêts des politiciens, des hommes de religion, loin des armes et de l'argent, et leur asservissement de l'humanité, alors nous serons libres.
Merci
Mme Hala Abou-Hassira, Conseillère politique et M. Nasser Jadallah, Premier conseiller de l'Ambassade de Palestine en France