TABLE RONDE 4 - INTERCULTURALITÉ ET RETOURS D'EXPÉRIENCE

Table ronde animée par M. Antoine CORMERY, Journaliste

Ont participé à cette table ronde :

M. Benoît TEPPÉ, Spécialiste du marché indien, NeoFocus Strategy Consulting
M. Thomas COUAILLET, Directeur juridique, Nutriset
M. Roland CRAMBERT, Directeur marketing et communication, Lacroix Sofrel
M. Venceslas CARTIER, Directeur commercial, A2iA
M. Stéphane MICHALON, Président directeur général, Norman
M. Ludovic SEYNAVE, Président du conseil d'administration, Sumika Polymer Compounds

_______________

M. Antoine CORMERY. - M. Teppé, quelles sont les principales caractéristiques de la culture indienne et les différences avec la France ?

M. Benoit TEPPÉ . - L'Inde compte de très grandes disparités au sein même de son territoire. L'Inde a en effet été envahie de très nombreuses fois, notamment le Nord du pays. Le comportement y est ainsi beaucoup plus assertif.

L'Inde compte une vingtaine de langues officielles, mais bien davantage dans la réalité, de 80 à 800 selon les spécialistes, et des milliers de dialectes. L'Inde peut ainsi être comparée non à un pays européen, mais à l'ensemble de notre continent. Son territoire s'étend sur 3 000 km du Nord au Sud et d'Ouest en Est.

M. Antoine CORMERY. - La compréhension de l'anglais est-elle partagée ?

M. Benoit TEPPÉ. - Seuls 10 % des Indiens parlent correctement la langue anglaise ; 1 % à 2 % la maîtrisent comme langue maternelle. L'Inde ne peut ainsi être considérée comme un pays anglophone au même titre que les États-Unis ou l'Australie.

L'Inde est un pays de mousson. Bombay reçoit en l'espace d'un mois autant d'intempéries que Paris en une année entière. L'agriculture dépendant de cette mousson, les impacts peuvent être importants en cas de déficit pluviométrique. Le Sud de l'Inde est très arrosé, en particulier les côtes. En revanche, le Nord-Ouest, notamment le Rajasthan, ressemble au Sahara.

La population indienne est un véritable creuset.

Les systèmes de valeurs européens et indiens sont extrêmement différents. Chacun porte des « lunettes » teintées  de son histoire et de sa culture. De nombreux Français prennent ainsi une posture universaliste et cartésienne et essaient de lire le comportement des Indiens à travers ce prisme.

M. Antoine CORMERY. - N'y a-t-il pas un sentiment de supériorité ?

M. Benoit TEPPÉ . - Un sentiment de supériorité bienveillante, sans doute. La France a été le phare de la civilisation et de la démocratie et souhaite faire partager ces valeurs aux Indiens, qui ne manquent pas de rappeler que les origines de leur culture remontent à plus de 5 000 ans.

L'aversion à l'incertitude est l'une des différences fondamentales entre Français et Indiens. Les Indiens considèrent le risque comme inhérent à la vie. Les règles et procédures sont ainsi avant tout vues comme contraignantes, et non comme sécurisantes.

Le changement est perçu comme inéluctable et source de richesses en Inde. Les différences permettent d'évoluer et sont donc considérées positivement.

M. Antoine CORMERY. - Les détails sont-ils secondaires pour un Indien et quels sont les impacts au niveau contractuel ?

M. Benoit TEPPÉ . - Dans le cadre des contrats indiens, sont en premier lieu abordées la stratégie et les grandes orientations. Les contrats sont néanmoins extrêmement détaillés compte tenu de la complexité du système juridique. En France, les détails seront évoqués avant d'aborder la philosophie d'ensemble.

Parmi les cinq dimensions de différenciation culturelle dégagées par le psychologue hollandais Geert Hofstede, outre le contrôle de l'incertitude, l'arbitrage entre l'individu et le groupe s'avère extrêmement différent entre nos deux pays. En Inde, la famille élargie supplante la famille nucléaire. Trois générations habitent et investissent ensemble. Les Indiens arbitrent généralement en faveur du groupe plutôt que de l'individu. Lors de la prise de décision, les Indiens consultent ainsi souvent leur famille et leurs collègues.

La valorisation de la vérité est subordonnée à l'harmonie du groupe ou de la relation, alors que les Français ont davantage tendance à arbitrer en faveur de la vérité au détriment de l'harmonie.

La reconnaissance publique de l'excellence est par ailleurs importante. Un Indien appréciera une reconnaissance devant ses pairs ou son groupe. Un meilleur titre sera souvent privilégié à une augmentation de salaire.

Enfin, si les VIE sont souvent présentés comme un levier important pour explorer certains pays à frais réduits, il ne faut pas oublier que les Indiens valorisent l'âge et l'expérience.

M. Antoine CORMERY. - M. Seynave, vous travaillez dans les polymères pour l'industrie automobile notamment, avez-vous pu constater ces différences sur le terrain ?

M. Ludovic SEYNAVE . - Effectivement, la préservation de l'harmonie est essentielle et le suivi du travail sur le terrain reste extrêmement délicat.

M. Antoine CORMERY. - Vous travaillez également dans d'autres pays.

M. Ludovic SEYNAVE . - Je dirige deux structures, en France et au Royaume-Uni. Les actionnaires principaux de mon entreprise, qui réalise 70 millions d'euros de chiffre d'affaires dans 26 pays, sont japonais.

Les Indiens ont tendance à toujours répondre « oui » mais à ne pas tenir les plannings et les délais. Je me rends en Inde tous les mois pour vérifier que le travail avance afin de ne pas perdre ma crédibilité vis-à-vis de mes clients.

Nous avons par ailleurs demandé à deux partenaires japonais d'entrer dans la structure que nous avons implantée à Chennai.

M. Antoine CORMERY. - M. Cartier, votre société A2iA est spécialisée dans la reconnaissance d'écriture.

M. Venceslas CARTIER . - A2iA est un éditeur de logiciels spécialiste de la reconnaissance d'écriture. L'objectif est de proposer notre technologie française aux entreprises indiennes. L'Inde est en effet très active en matière d'externalisation pour le compte d'entreprises étrangères et cherche à automatiser au maximum ses traitements. Nous avons démarré la prospection il y a 18 mois, notamment avec l'aide d'Ubifrance. Nous sommes présents dans 26 pays dans le monde et réalisons 10 millions d'euros de chiffre d'affaires, dont 70 % à l'export. Nous sommes arrivés en Inde, sous l'impulsion d'un directeur commercial issu de Tata Consulting. Une personne sur place, senior, pourrait représenter nos activités.

M. Antoine CORMERY. - Quelle est la spécificité de l'Inde ?

M. Venceslas CARTIER . - Je rapprocherais l'Inde du Brésil. Nous avons signé les premiers contrats quelques mois après notre mission là-bas. Les procédures sont très rapides, du moins dans le domaine des technologies de l'information.

M. Antoine CORMERY. - M. Couaillet, Nutriset travaille dans le domaine alimentaire.

M. Thomas COUAILLET . - Effectivement, Nutriset est une entreprise de taille intermédiaire (ETI) familiale normande de 120 salariés qui réalise 100 millions d'euros de chiffre d'affaires.

M. Antoine CORMERY. - Être une entreprise familiale, est-ce un atout pour travailler avec l'Inde ?

M. Thomas COUAILLET . - Oui. Nutriset est une société spécialisée dans la R&D et la fabrication de solutions nutritionnelles pour lutter contre la malnutrition, principalement des enfants, dans les pays en développement. Nutriset est présente via un réseau de franchises.

Notre première expérience a été un échec. Nous avons réalisé un transfert de technologies au profit d'une entreprise publique pharmaceutique, qui avait fait appel à nous pour fabriquer des comprimés de sulfate de zinc pour lutter contre la diarrhée aiguë des enfants. Cette entreprise a mis une dizaine d'années à intégrer la technologie et à la mettre en oeuvre. Dans ce type d'expérience, il faut s'assurer que le partenaire a la capacité suffisante pour accueillir le transfert de technologie en termes de ressources humaines et de ressources industrielles, et former les salariés sur place.

Le deuxième retour d'expérience est positif. Nous avons développé il y a une dizaine d'années un réseau de franchises, car nous restons persuadés qu'il est plus pertinent d'utiliser de la main d'oeuvre et des matières premières locales. Nous avons ainsi implanté une franchise, Nutrivita, à Pune, près de Bombay. Nous nous sommes adaptés aux contraintes, à la culture et aux conditions économiques et politiques locales en nous appuyant sur un partenaire. Un de nos concurrents norvégien, qui s'est implanté seul, a, au contraire, rencontré d'importantes difficultés.

M. Antoine CORMERY. - Comment avez-vous sélectionné votre partenaire ?

M. Thomas COUAILLET . - Nous l'avons rencontré dans le cadre de notre développement sur le continent africain. Au-delà de l'attention à porter au choix du partenaire, l'étude du projet doit être approfondie avant de s'engager juridiquement. Je remercie sur ce point Ubifrance qui nous a aidés à constituer le dossier juridique. Il est enfin important d'être présent sur place pour construire et développer le projet. Des référents suivent l'activité depuis la Normandie et un salarié est présent sur place pendant un an.

M. Antoine CORMERY. - M. Michalon, quelle est l'activité de la société Norman ?

M. Stéphane MICHALON . - Norman est une société normande de 40 salariés qui exporte en Asie depuis 30 ans. Nous sommes concepteurs, fabricants et assembleurs de lignes et d'équipements pour les abattoirs. Nous travaillons avec l'Inde depuis 20 ans et y avons installé six lignes d'abattage. Notre client est devenu un acteur important de l'exportation de viande bovine. L'Inde est d'ailleurs désormais le premier exportateur mondial de viande bovine congelée, devant le Brésil. Mon prédécesseur avait noué des rapports personnels avec ce client. J'ai racheté cette entreprise il y a deux ans et ces relations se sont poursuivies.

M. Antoine CORMERY. - Comment s'est déroulée la prise de contact ?

M. Stéphane MICHALON . - Je suis resté deux semaines en Inde lors de mon premier séjour sur place.

M. Antoine CORMERY. - Quel est le poids de ce client ?

M. Stéphane MICHALON . - Un équipement d'abattoir peut représenter jusqu'à 1,5 à 2 millions d'euros.

J'ai visité quatre des six installations d'abattoir, avec le directeur de production de notre client. Nous avons participé au développement des exportations de cette entreprise et notre client a apporté des améliorations à nos équipements. En Europe, les lignes tournent à 60 bovins par heure, alors qu'elles tournent à 120 bovins par heure en Inde dans un respect des règles sanitaires et vétérinaires très proche de ce que nous connaissons en Europe, du moins chez notre client. Évidemment, il y a quelques différences interculturelles.

M. Antoine CORMERY. - Quelle est la principale erreur que vous avez commise ?

M. Stéphane MICHALON . - Nous avons fermé un bureau commercial et technique en Malaisie pendant sept ans. Notre absence de cette zone n'a pas été comprise de notre client indien. En revanche, le fait de passer deux semaines en Inde a été déterminant dans la reconquête de la relation.

M. Antoine CORMERY. - M. Teppé, la valorisation des relations personnelles apparaît fondamentale.

M. Benoit TEPPÉ . - L'un des facteurs de succès est effectivement de se rendre en Inde et de recevoir les Indiens régulièrement. Il est essentiel de former un groupe avec son partenaire.

M. Antoine CORMERY. - M. Crambert, vous représentez Lacroix Sofrel, société spécialisée dans le traitement de l'eau et la détection des fuites.

M. Roland CRAMBERT . - Lacroix Sofrel est une ETI d'électronique basée à Rennes de 120 salariés pour un chiffre d'affaires de 30 millions d'euros. Nos équipements électroniques visent à contrôler à distance le cycle de l'eau et à rechercher les fuites. Nous sommes premiers sur le marché en France et vendons aux collectivités locales et aux grands exploitants français que sont Veolia et Suez. L'export ne représente que 20 à 25 % de notre activité. Nous nous sommes tournés vers les pays confrontés à des problèmes en eau et présentant une forte croissance démographique et urbaine. Après la Méditerranée, l'Afrique du Nord et l'Europe centrale, nous nous intéressons désormais au Brésil et à l'Inde, avec l'appui d'Ubifrance.

L'Inde représente en effet le quart de la consommation d'eau mondiale et le service de continuité de distribution d'eau y est encore très rare, y compris dans les grandes villes. Des tournées de camions citernes viennent ainsi régulièrement remplir les réservoirs des résidences. L'eau est en outre polluée du fait du développement urbain, ce qui contraint par exemple d'aller chercher l'eau de Delhi à plus de 150 kilomètres. 75 % de l'eau n'est pas facturée, et les fuites peuvent atteindre jusqu'à 50 %.

Nous cherchons à accompagner Suez et Veolia, dans le cadre des partenariats public-privé signés notamment à Nagpur ou au Karnataka. Nous participons à des opérations pilotes, mais cherchons désormais à travailler en direct. Nous sommes toutefois confrontés à une concurrence locale, dont les niveaux de prix, mais aussi de qualité technique ne sont pas comparables.

M. Antoine CORMERY. - Participez-vous aux appels d'offres publics ?

M. Roland CRAMBERT . - Oui, à travers des exploitants privés. Les choix technologiques ne sont, dans ce cadre, pas nécessairement français.

Si l'Inde n'est aujourd'hui pas une priorité dans notre développement, nous restons extrêmement attentifs aux opportunités de ce marché. Le potentiel est en effet important en dépit d'une forte taxation (40 % de droits de douane) et d'importants risques de copie. Sur un marché de niche, il n'est pas possible de produire sur place des petites et moyennes séries. Nous cherchons par conséquent à identifier le bon partenaire sur un marché naissant.

M. Antoine CORMERY. - M. Teppé, quelle est l'erreur la plus communément commise par les Français en Inde ?

M. Benoit TEPPÉ . - L'erreur principale est de continuer de regarder le monde à travers son propre système de valeurs. Pour mieux comprendre l'autre, il convient toutefois déjà de mieux se connaître soi-même.

M. Antoine CORMERY. - Avez-vous des questions ?

Mme Céline FERREIRA, Stagiaire BPI France . - M. Teppé, vous évoquiez l'importance de l'âge et de l'expérience ; être une femme est-il un handicap dans les affaires ?

M. Benoit TEPPÉ . - Cette interrogation est très fréquente compte tenu de l'actualité indienne. L'Inde d'aujourd'hui pourrait être rapprochée de la France des années 2000 pour la partie la plus éduquée et urbanisée, de la France des années 1960-1970 pour les petites villes et les classes moyennes, mais aussi de la France du Moyen-Âge pour l'Inde rurale et les populations les moins éduquées. La réponse à votre question variera en fonction du contexte. La France, ne l'oublions pas, n'a pas non plus la palme de l'égalité des sexes.

M. Roland CRAMBERT . - Je souhaiterais m'associer aux propos du Président de la Chambre de commerce et d'industrie franco-indienne. Pour les PMI, il est essentiel de « chasser en meute ». Nous avons ainsi créé notre propre cluster « Eau et assainissement » qui regroupe six ou sept PMI, sous le pilotage d'Itron, leader mondial des compteurs d'eau. Cette stratégie est essentielle, notamment vis-à-vis des grands donneurs d'ordre.

Mme Martine COMBEMALE, Directrice de Ressources humaines sans frontières - Nous travaillons avec les entreprises pour promouvoir le respect des droits de l'homme au travail dans la chaîne de sous-traitance. Comment intégrez-vous la politique de responsabilité sociale quand vous travaillez en coentreprise ou quand vous sous-traitez ?

M. Thomas COUAILLET . - Nos contrats de franchise prévoient une charte intégrant le respect des conditions de travail. Notre objectif est bien de favoriser l'autonomie nutritionnelle pour tous, grâce à un salaire et des conditions de travail décentes.

Intervenant de la salle - L'India-France Technology Summit se tiendra à New Delhi les 23 et 24 octobre. L'évènement est co-organisé par les services scientifiques de l'Ambassade de France en Inde, Ubifrance et l'équivalent du Medef indien. Toutes les informations sont disponibles sur http://www.indiafrancesummit.org/ .

M. Philippe JOHANN. - Un salon de l'eau sera organisé à Chennai du 20 au 22 janvier 2014. Nous avons par ailleurs développé un site http://import-export.societegenerale.fr/ pour aborder les problématiques de réglementation, propriété intellectuelle, partenariats et salons. N'hésitez pas à le consulter et à nous transmettre vos remarques, même si vous n'êtes pas client de la Société Générale.

M. Thomas COUAILLET . - Il est essentiel de ne pas négliger la propriété industrielle. La marque a en effet une vraie valeur sur le marché indien.

M. Antoine CORMERY. - Merci beaucoup à l'ensemble de nos intervenants.

Pour conclure, tous les voyants sont au vert. Le partenariat stratégique entre nos deux pays a été renouvelé. La France jouit d'une bonne image en Inde et il n'y a pas « d'irritant » entre nos deux pays. Si les besoins du marché indien sont considérables en dépit d'un ralentissement de la croissance économique, il reste essentiel de bien se préparer et de nouer des relations de confiance pour accéder aux opportunités de ce pays continent.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page