Personnes condamnées sur le fondement de la législation pénalisant l'avortement
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi visant à reconnaître le préjudice subi par les personnes condamnées sur le fondement de la législation pénalisant l'avortement, et par toutes les femmes, avant la loi n°75-17 du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de la grossesse, présentée par Mme Laurence Rossignol et plusieurs de ses collègues, à la demande du groupe SER.
Discussion générale
Mme Laurence Rossignol, auteure de la proposition de loi . - (Applaudissements à gauche et sur les travées du RDSE) Je remercie mon groupe d'avoir inscrit ce texte dans son espace réservé. Je remercie Christophe-André Frassa pour son soutien et ses amendements d'amélioration et la commission des lois pour son vote unanime.
Il y a un peu plus d'un an, dans les débats précédant la constitutionnalisation de l'IVG, certains s'interrogeaient : n'était-ce pas importer des débats extérieurs à la France ? La menace aurait été lointaine, improbable. Il n'aurait pas fallu surréagir.
Depuis, J. D. Vance est venu à Munich expliquer aux Européens que les lois légalisant l'IVG étaient une atteinte à la liberté de conscience. Une chaîne de télévision, C8, a diffusé un film militant hostile à l'IVG. Le mouvement anti-choix a franchi les frontières des États-Unis. Il bénéficie de soutiens médiatiques et financiers colossaux.
Nul n'a mieux que Simone Veil décrit le drame humain et sanitaire des avortements clandestins. Le 16 janvier dernier, un collectif d'historiennes, dont Michelle Perrot et Christelle Taraud, a publié une tribune demandant la réhabilitation des femmes injustement condamnées avant 1975. C'est l'origine de la présente proposition de loi, visant à reconnaître le préjudice subi par les personnes condamnées sur la base des législations pénalisant l'avortement avant 1975.
En matière d'avortement, il n'y a que deux options : avortement légal ou avortement clandestin. Interdire l'avortement, c'est donc renvoyer les femmes vers l'avortement clandestin. Au début du XXe siècle, près de 500 000 avortements clandestins étaient réalisés chaque année, et trois femmes mouraient chaque jour d'un avortement clandestin.
Depuis l'Antiquité, les États répriment l'avortement, et les femmes continuent pourtant d'avorter. Le documentaire Il suffit d'écouter les femmes le montre : une femme qui veut interrompre sa grossesse est prête à tout pour y parvenir, fût-ce au péril de sa vie.
Notre pays s'est longtemps montré très déterminé à contrôler la natalité et à priver les femmes de leur liberté de choix. Le code napoléonien en atteste. Le corps médical s'est structuré autour d'une doctrine anti-avortement. En 1920, les peines ont même été durcies. Et pourtant, il y a toujours eu plusieurs centaines de milliers d'avortements par an. Sous Vichy, l'avortement est même devenu un crime d'État, exposant celle qui l'avait pratiqué à être guillotinée.
Les étudiants qui travaillent à un recensement à partir des registres de la cour d'appel de Caen ont inventorié trente condamnations, rien qu'en appel, pour la seule année 1946 dans trois départements. Dans le contexte de l'après-guerre, une politique nataliste offensive était menée : les femmes devaient repeupler la France.
L'interdiction d'avorter faisait alors l'objet d'un double consensus, médical et politique, aggravé par l'absence des femmes dans ces deux domaines. Les hommes ont décidé seuls. Sans doute la seule connaissance de l'avortement qu'avaient les hommes chargés de ces questions était-elle celle de l'avortement de leur maîtresse...
La propagande anti-avortement est fournie et dense : L'avortement fléau national, publié en 1943 et dédicacé par Pétain, en est un exemple. Dans les années 1950, si le substrat est différent, la conclusion est la même.
Pourtant, des femmes au courage insensé ont milité pour le droit d'avorter. Je pense notamment à Nelly Roussel et Madeleine Pelletier. Rendons hommage à leur combat précurseur.
En 1956, le planning familial est créé, d'abord appelé la maternité heureuse - il fallait ruser. Mais que la route fut longue jusqu'en 1975 ! Il fallut le mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (MLAC), les cars vers l'Angleterre, le courage de Gisèle Halimi, le manifeste des 343, pour qu'enfin on range les aiguilles à tricoter, les cintres, l'eau de javel et les cocktails de médicaments, pour qu'on en finisse avec le curetage à vif à l'hôpital - « comme cela, ma petite fille, vous y penserez la prochaine fois ! »
La proposition de loi reconnaît l'ensemble des souffrances que ces femmes et leurs familles ont subies, y compris la honte qu'elles ont ressentie. Pour l'avortement comme pour le viol, la honte doit changer de camp.
Dans son article 2, elle instaure un comité chargé de recueillir les témoignages et de documenter l'histoire des femmes.
Je dédie ce texte aux millions de femmes auxquelles l'avortement est refusé et à celles qui luttent pour le défendre. Je pense en particulier aux 38 millions de femmes qui sont obligées dans le monde de recourir à un avortement clandestin ou non sécurisé.
La France fait partie des États qui ne plient pas. Dans notre pays, le consensus est solide. Je me réjouis de l'adoption imminente de cette proposition de loi. (Applaudissements à gauche et sur les travées du RDSE et du groupe INDEP)
M. Christophe-André Frassa, rapporteur de la commission des lois . - Cette proposition de loi pose une question fondamentale : est-il nécessaire que la loi reconnaisse la souffrance des femmes qui ont subi le drame de l'avortement clandestin avant la loi Veil ? La commission des lois a répondu positivement.
Sa position aurait pu être différente s'il s'était agi d'une simple loi mémorielle. Mais il ne s'agit pas de déterminer les bons et les mauvais. La souffrance des femmes du fait de l'avortement clandestin est indiscutable. La proposition de loi la reconnaît officiellement, et cette reconnaissance favorisera le travail de mémoire en facilitant les témoignages.
Bibia Pavard et Isabelle Foucrier ont commencé à recueillir des témoignages de femmes pour l'Institut national de l'audiovisuel (INA). C'est parce qu'une institution officielle s'est intéressée au sujet que les témoignages ont afflué, nous ont-elles dit. La variété des situations et des traumatismes a enfin trouvé à s'exprimer. Mais ce travail n'en est qu'à ses débuts : moins de 20 % des témoignages ont été recueillis.
Un cadre adéquat est requis, dans lequel la mémoire sert de base à un travail historique et de recherche. D'où la volonté de la commission de faire siéger des historiens et des chercheurs dans la commission nationale instaurée par l'article 2, en accord avec Mme Rossignol.
Ce texte prévoit une reconnaissance ; il n'instaure pas un dispositif d'indemnisation. C'est pourquoi nous avons remplacé le terme « préjudice » par les termes « souffrances » et « traumatismes », pour éviter les confusions. Serait-il légitime de compenser de la même façon ceux qui ont agi par humanité et ceux qui ont fait commerce de la souffrance des femmes ? La loi ne peut pas choisir les bonnes victimes.
Notre volonté commune est de faire face à la réalité historique de l'avortement clandestin. Dans son célèbre discours devant l'Assemblée nationale, Simone Veil a insisté sur la nécessité de mettre fin à des lois devenues contraires aux moeurs et inapplicables. Le texte issu de la commission des lois, adopté en accord avec son auteur, nous paraît équilibré. Sous réserve de l'adoption de l'amendement de M. Reichardt, la commission des lois vous invite à le voter. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP ainsi que sur de nombreuses travées du RDSE et du groupe SER)
Mme Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations . - Nous regardons en face notre propre histoire, faite de souffrance et d'injustice mais aussi de courage et de détermination. De conquête, aussi : les femmes se sont battues pour la liberté de maîtriser leurs corps et de choisir leur destin, liberté qui n'aurait jamais dû leur être arrachée. Oui, la République doit reconnaître et se souvenir.
Jusqu'en 1975, plus de 11 660 personnes ont été condamnées pour avoir avorté ou aidé à avorter. Sous le régime de Vichy, l'avortement était même un crime contre la sûreté de l'État, passible de la peine de mort. Certaines se passaient en secret le nom d'un médecin. D'autres ont vécu les tables de cuisine, les cataplasmes brûlants, les cintres tordus, les fils de fer, finissant parfois à l'hôpital sous les regards inquisiteurs. Ma mère fut l'une de ces jeunes filles, sur qui reposait le péché, la faute, la honte.
Ces avortements clandestins, on vous les faisait payer : ils se finissaient par des curetages sans anesthésie. Certaines ne pouvaient plus jamais devenir mère, car il fallait expier la faute. Ménagères, laborantines, étudiantes, ces femmes ont été décrites par Gisèle Halimi dans sa plaidoirie de 1972 : elles appartenaient toujours à la même classe des femmes sans argent et sans relations. Et il y avait celles et ceux qui les ont aidées ; médecins, infirmières, militantes, mères, soeurs, filles.
Cette proposition de loi est un acte de justice envers ces milliers de vies brisées, un acte d'hommage envers celles et ceux dont le courage a pavé notre chemin et que nous voulons réinscrire solennellement dans l'histoire des droits humains et des droits des femmes. C'est l'histoire de combattantes et combattants, citoyennes et citoyens, qui ont milité pour que les femmes puissent décider par elles-mêmes.
C'est l'histoire du manifeste des 343, coup de tonnerre qui a poussé la société française à regarder en face sa propre hypocrisie. C'est l'histoire de Gisèle Halimi, qui a créé en 1971 Choisir la cause des femmes. C'est l'histoire, à l'automne 1972, du procès de Bobigny, celle de Marie-Claire Chevalier livrée aux tribunaux par son propre agresseur ; sa mère et trois autres femmes ont été poursuivies pour l'avoir aidée.
La victoire de 1975 fut arrachée de haute lutte. Simone Veil a subi à la tribune de l'Assemblée nationale le mépris, les insultes et les pires attaques, notamment antisémites. Mais elle est restée debout, pour toutes celles qui auraient risqué leur vie sans cette loi, pour dire que le temps des hypocrites était révolu.
En cette année anniversaire de la loi Veil, nous fêtons aussi la première année de l'inscription dans la Constitution de la liberté garantie d'avorter. Sans le Sénat, rien n'aurait été possible. Ce n'est pas le point final de nos combats, mais une déclaration : la liberté et la dignité des femmes sont des valeurs fondamentales, et la République ne transigera jamais avec elles.
Ma génération a grandi en pensant que certaines conquêtes étaient irréversibles. Nous avions tort. Nous sommes à un moment de bascule : partout dans le monde, les forces néoconservatrices et l'intégrisme islamiste progressent. Leur objectif est toujours le même : reprendre le contrôle sur nos corps et nos consciences. Simone de Beauvoir nous l'avait dit : « Vous devrez rester vigilantes votre vie durant ».
Nous avons le devoir de réparer, d'alerter, de rendre justice à celles qui ont combattu dans l'ombre et à celles qui ont payé parfois de leur vie le simple droit de disposer librement d'elle-même. La liberté des femmes n'est pas une concession, mais une conquête. Nous devons l'honorer, la protéger et la transmettre, pour être à la hauteur de nos mères et de nos filles. (Applaudissements)
Mme Olivia Richard . - (Applaudissements sur les travées du groupe UC ; Mme Agnès Evren applaudit également.) Il y a un an, nous étions réunis en Congrès pour inscrire dans la Constitution la liberté des femmes de disposer de leurs corps. Cinquante d'entre nous ont voté contre, par opposition à la démarche, à l'avortement lui-même ou jugeant qu'il s'agissait d'un débat étranger à la France.
Mais nous ne vivons pas sur une planète à part. Ce que nous disons ici résonne au-delà de nos frontières.
Il y a quelques jours, plusieurs d'entre nous, dont Laurence Rossignol, étaient à New York pour la Commission des Nations unies sur la condition de la femme. Madame la ministre, vous avez conduit une délégation française historiquement importante, composée d'élus, d'associations et de membres de la société civile. Nous étions une centaine de Français, c'est inédit.
Dominique Vérien, présidente de notre délégation aux droits des femmes, a attiré mon attention sur cet extrait de la déclaration finale des États-Unis : « Le gouvernement des États-Unis n'encouragera plus les idéologies radicales qui remplacent les femmes par des hommes dans les espaces conçus pour les femmes. Il ne dévastera pas non plus les familles en endoctrinant nos fils et nos filles pour qu'ils commencent à faire la guerre à leur propre corps, ou les uns aux autres. » Je n'avais pas conscience que défendre les droits de la moitié de l'humanité revenait à faire la guerre à l'autre.
La disposition du code pénal qui prévoyait une amende et une peine de prison dans tous les cas d'IVG jusqu'en 1975 est restée en vigueur jusqu'en 2001 pour des IVG ne respectant pas les conditions de la loi Veil. Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes, rappelle que, entre 1870 et 1975, 11 660 personnes ont été condamnées par l'État français pour avortement. Un édit d'Henri II de 1556 exigeait que toutes les femmes célibataires ou veuves déclarent leur grossesse aux autorités, faute de quoi il y avait présomption d'infanticide en cas de perte de l'enfant à la naissance. Cette disposition digne du Moyen-Âge existe encore dans certains pays.
Les hommes ont légiféré sur le corps des femmes, dans tous les siècles et tous les pays. Une évidence s'impose : le corps de la femme est un objet politique.
Je salue l'engagement de Laurence Rossignol sur ce sujet. La pertinence de son texte est évidente.
Notre équipe de France a porté une voix attendue à l'ONU et fait avancer notre diplomatie féministe. Ce texte s'inscrit dans cette voie. Avec l'accord de Mme Rossignol, le rapporteur s'est assuré qu'il ne comporte aucune ambiguïté pouvant conduire à un futur. Le texte est donc symbolique, mais néanmoins très important.
La commission nationale indépendante créée par l'article 2 sera consacrée au recueil de la parole et à la transmission des histoires tues. Elle permettra que notre société ouvre les yeux sur la réalité concrète et charnelle que nos lois imposaient, récemment encore, à la moitié de la population. Elle sera précieuse pour les générations qui nous ont précédés et pour celles qui nous succéderont.
Le Groupe Union centriste votera cette proposition de loi. (Applaudissements sur de nombreuses travées)
Mme Evelyne Corbière Naminzo . - Un an après l'entrée du droit à l'IVG dans la Constitution et cinquante ans après la loi Veil, nous reconnaissons la souffrance physique et morale subie par les femmes ayant bravé l'interdit et la répression patriarcale exercée par l'État sur le corps des femmes.
Nous saluons la création d'une commission nationale indépendante chargée de rétablir la vérité, mais regrettons qu'il n'ait pas été possible d'aller jusqu'à l'instauration d'une compensation financière.
Les femmes ont dû longtemps se débrouiller seules. Avant 1975, l'avortement, c'étaient des pratiques dangereuses, parfois mortelles, causant des hémorragies graves, des utérus percés, des septicémies. C'était s'exposer à des sanctions pouvant aller jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 100 000 francs d'amende, et même la mort sous Vichy. L'avortement clandestin, c'était une double transgression : sociale et pénale. C'était l'isolement, la stigmatisation, l'échec.
Simone Veil mentionnait 300 000 femmes par an recourant à l'avortement, mais nous savons maintenant qu'elles étaient bien plus nombreuses - plus du double, voire le triple.
Annie Ernaux souligne que le paradoxe d'une loi devenue juste est qu'elle conduit presque toujours les anciennes victimes à se taire, car « c'est fini, tout ça ». Avec cette proposition de loi, nous brisons ce silence. Les femmes ont payé parfois de leur vie ce diktat sur leurs corps. Les coupables, ce ne sont pas les femmes, mais l'État qui les a mises en danger.
Ce texte arrive dans un contexte préoccupant de recul des droits sexuels et reproductifs. Pas moins de 47 000 femmes meurent chaque année des suites d'un avortement clandestin. La désinformation prolifère, et les assertions mensongères ont de plus en plus d'influence, notamment sur les jeunes.
Les femmes recourent à l'avortement à tout âge. Elles s'exposent à l'incompréhension, des jugements moraux, des questions intrusives.
Au-delà du devoir de mémoire, ce texte nous renvoie à notre responsabilité de lutter pour rendre effectif le droit à l'IVG et de continuer à écrire la vérité de l'histoire des droits des femmes. Nous nous félicitons que la France regarde son passé en face et voterons cette proposition de loi. (Applaudissements à gauche et sur les travées du RDSE)
Mme Mélanie Vogel . - (Applaudissements sur les travées du GEST) Je remercie Laurence Rossignol d'avoir pris l'initiative de faire faire à l'État ce devoir de mémoire et de repentance.
À toutes ces femmes, à tous ceux qui les ont aidées à maîtriser leur vie en ayant accès clandestinement, donc dangereusement, à l'avortement, la France a envoyé l'an dernier un message puissant : vous n'auriez jamais dû subir ce que vous avez subi. Non, nous n'aurions jamais dû permettre les tricoteuses, les faiseuses d'ange. Le 4 mars 2024, nous avons dit implicitement que la France a eu tort de criminaliser l'avortement. Nous le disons aujourd'hui explicitement.
Lorsqu'une faute est établie, un préjudice reconnu, cela entraîne des responsabilités. Nous avons promis aux femmes que leur liberté serait garantie. Pourtant, beaucoup peinent à accéder à ce droit fondamental. Dans la Drôme, par exemple, il n'y a plus aucun centre de santé sexuelle. Un cinquième des femmes doivent quitter leur département pour avoir accès à l'avortement.
Le droit à disposer de son corps et de sa vie est universel. La France d'avant 1975, ce sont les États-Unis d'aujourd'hui. Le droit à l'avortement est partout remis en cause par l'internationale réactionnaire, y compris en France où les anti-choix sont nombreux.
La responsabilité de la France est de soutenir la solidarité féministe internationale, l'avancée des droits de femmes et d'envoyer un message puissant aux millions de femmes toujours soumises à la clandestinité dans le monde.
Nous votons des lois mémorielles, sur la déportation, la reconnaissance de la traite et de l'esclavage, la reconnaissance du génocide arménien ou la reconnaissance des personnes condamnées pour homosexualité. Dans quelques décennies - j'en prends le pari solennel -, d'autres lois mémorielles seront votées, par exemple pour reconnaître le préjudice subi dans notre pays par les personnes trans.
Ce jour n'est-il pas l'occasion de se demander s'il est opportun de continuer à défendre des positions qui nous rendront honteux demain ? Ne pourrait-on gagner du temps en allégeant le fardeau des fautes à reconnaître à l'avenir, par exemple en garantissant l'égalité des droits pour toutes et tous en France ? (Applaudissements sur les travées du GEST, du groupe SER et du RDSE)
M. Hussein Bourgi . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER ; M. Louis Vogel applaudit également.) Je vais vous parler d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, et c'est heureux - un temps où la société patriarcale, l'ordre moral, le cadre légal envoyaient nos grands-mères, nos mères, les épouses de certains d'entre vous, peut-être, dans les tribunaux, et même à l'échafaud.
Je vous parle d'un temps où l'on entravait le corps des femmes en France, où elles subissaient l'affront d'être jugées parce qu'elles avaient avorté.
Je vous parle d'un temps où le fruit de leurs amours ne convenait pas aux convenances sociales et aux attentes familiales.
Je vous parle d'un temps où le troussage des domestiques était monnaie courante, où le maître de maison engrossait la bonne avant de la mettre dehors.
Je vous parle d'un temps où les femmes dans la nuit et le brouillard montaient dans un car pour retrouver des faiseuses d'anges.
Je vous parle d'un temps où les femmes subissaient des curetages qui se passaient mal : beaucoup de femmes anonymes, mais aussi des femmes célèbres, dont une chanteuse, Dalida.
Je vous parle d'un temps où des militants et des militantes ont eu le courage de se lever, celles du MLAC, du MLF, les « 343 salopes » ; c'était Gisèle Halimi, c'était ces victimes qui osaient témoigner à visage découvert lors du procès de Bobigny, c'était ces femmes qui faisaient la une des journaux, mortes par décision de justice.
L'histoire nous oblige.
Le groupe SER votera cette proposition de loi en étant fidèle à son histoire. Depuis sa fondation, le parti socialiste a participé à tous les mouvements émancipateurs des femmes et a toujours été au rendez-vous de l'Histoire.
Avec cette proposition de loi, nous adressons trois messages.
Le premier c'est que la honte doit changer de camp. Une femme ne doit plus être obligée de baisser la tête, mettre un genou à terre parce qu'elle a avorté. Elle ne doit plus baisser les yeux.
Notre deuxième message est adressé aux Françaises et à toutes les femmes qui peuplent la surface de la Terre, en Iran, en Afghanistan, au Niger, en Ukraine, en Pologne et aux États-Unis : un grand pays, un vieux pays, un beau pays, la France, leur dit que nos voix, nos coeurs sont à l'unisson avec elles. La France renouvelle enfin sa vocation de porter un message universel, urbi et orbi, de liberté, d'égalité, de fraternité et de sororité. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K, du GEST, du RDSE et du groupe INDEP ; Mme Sabine Drexler applaudit également.)
M. Louis Vogel . - Le 26 novembre 1974, à la tribune de l'Assemblée nationale, Simone Veil présentait son projet de loi légalisant l'IVG. Elle s'exprimait ainsi : « Personne n'a jamais contesté, et le ministre de la santé moins que quiconque, que l'avortement soit un échec, quand il n'est pas un drame. Mais nous ne pouvons plus fermer les yeux sur les 300 000 avortements qui, chaque année, mutilent les femmes de ce pays, bafouent nos lois, et qui humilient et traumatisent celles qui y ont recours. »
Nul ne peut contester les souffrances physiques et morales subies par ces femmes qui ont eu recours à des avortements clandestins. Comment ne pas y être sensible ? Réhabiliter leur mémoire est un devoir.
En réalité, le nombre d'avortements clandestins pratiqués dans les années 1970 était sans doute bien plus important. Mais il est difficile de disposer de données précises. Or ces chiffres sont essentiels.
Derrière eux, de véritables tragédies : des femmes souvent seules devant un choix impossible qui ont finalement opté pour un avortement clandestin, à un prix souvent exorbitant, avec de forts risques de complication.
La proposition de loi est bienvenue. Elle reconnaît les souffrances endurées par les femmes ayant eu recours à l'IVG et par les personnes condamnées pour les avoir aidées, et institue une commission nationale indépendante, placée auprès du Premier ministre, pour collecter des témoignages.
Ce texte mémoriel n'ouvrira aucun droit à compensation financière. La commission des lois l'a bien précisé.
J'approuve également son souhait d'écarter les représentants de l'État de la commission nationale pour leur préférer des historiens et des chercheurs.
Il était primordial de réhabiliter la mémoire de toutes les personnes qui ont subi ou pratiqué des avortements clandestins.
Dans la ligne de la loi constitutionnelle du 8 mars 2024, cette proposition de loi rendra hommage, enfin, à toutes celles qui n'ont pas bénéficié de cette nécessaire reconnaissance. Nous la voterons. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP, du RDSE, du groupe SER et du GEST ; Mme Sabine Drexler applaudit également.)
Mme Agnès Evren . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Il y a un an, le Parlement français inscrivait dans la Constitution la liberté de recourir à l'IVG. C'est désormais un droit inaliénable.
Mais ce droit n'a pas toujours été une évidence. Pendant plus d'un siècle, avorter était un crime puni par la loi, réprimé par les tribunaux, combattu par la société.
Des milliers de Françaises ont été jugées, stigmatisées. Certaines ont tout perdu, certaines y ont laissé leur vie. Nous devons leur rendre justice. C'est le sens de la proposition de loi de Laurence Rossignol.
Des centaines de milliers de femmes ont dû avorter clandestinement dans des arrière-boutiques, sur des tables de cuisine, avec des aiguilles à tricoter. Elles ont subi l'infection, la peur, et parfois la mort. Au nom d'un puritanisme législatif, on a mis leur santé en danger.
Entre 1970 et 1975, plus de 11 660 personnes ont été condamnées pour avortement. Derrière ces chiffres, il y a des femmes courageuses, dont Marie-Claire, du procès de Bobigny. Elle a eu la chance d'être défendue par Gisèle Halimi et soutenue par les féministes, mais combien d'autres sont restées seules ?
L'IVG bénéfice d'une protection supérieure, mais comment pourrions-nous prétendre défendre cette liberté sans reconnaître celles qui ont subi cette injustice ?
Je salue l'excellent travail mené par Christophe-André Frassa et la commission des lois.
La mémoire est un rempart contre l'oubli. Nous devons documenter ces récits, écouter ces femmes. Ce n'est pas une démarche indemnitaire. Il ne s'agit pas de rouvrir des procès. Mais il faut dire que ces condamnations étaient une erreur. C'est un acte de vérité et de justice sociale.
Cette proposition de loi est aussi un message pour l'avenir. Les droits des femmes ne sont jamais acquis. Aux États-Unis, en Pologne, en Hongrie, ils sont remis en cause.
Quand on cesse de défendre un droit, on prépare sa disparition. C'est pourquoi notre vigilance, en France, se doit d'être constante.
Réhabiliter ces femmes, c'est aussi envoyer un message clair à toutes celles qui doutent : votre liberté est réelle. Femmes, votre corps vous appartient.
Le groupe Les Républicains votera en faveur de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, du RDSE, et des groupes INDEP et SER)
M. Xavier Iacovelli . - C'est un moment de vérité, de mémoire et de justice. Il y a cinquante ans, la loi Veil reconnaissait aux femmes le droit de disposer de leurs corps. Mais avant 1975, la société a condamné et brisé des milliers d'entre elles. C'était des mères, des soeurs, des filles, des amies - pas des criminelles. Elles étaient dans la détresse, et elles ont été traquées, jugées, enfermées. Beaucoup ont été poussées à la clandestinité, et parfois à la mort.
La loi les privait de choix, de liberté, du droit fondamental de disposer de leur corps.
En 1943, sous Vichy, Marie-Louise Giraud a été guillotinée pour avoir aidé d'autres femmes à avorter. Son nom restera le symbole de la trahison par la France de ses valeurs humanistes.
Une femme s'est levée, telle Marianne, pour briser l'omerta : Simone Veil.
Des femmes étaient mutilées, emprisonnées, parfois assassinées par l'indifférence du système qui préférait punir que protéger. Certaines estimations vont au-delà des 300 000 avortements par an.
Une commission nationale indépendante recueillera et transmettra la mémoire de ces préjudices. C'est une nécessité historique et morale. C'est dire à ces Françaises qu'elles étaient aussi des victimes. Nous avons un devoir de mémoire, le devoir de reconnaître l'injustice des peines qui ont frappé ces Françaises et leurs souffrances, tout comme celle des médecins qui ont payé très cher de les avoir soutenues.
Nous savons que l'Histoire peut vaciller, voire être réécrite, au détriment des droits fondamentaux.
Les femmes doivent pouvoir disposer de leur corps. Or partout leurs droits sont menacés. Des législations régressent, des voix réactionnaires progressent. En Italie, Pologne et Hongrie, la présence de l'extrême droite au pouvoir s'accompagne d'une remise en cause de leurs droits.
Ce texte est un acte politique. La France n'admettra jamais la remise en cause de la liberté des femmes. Nous défendrons toujours leur droit inaliénable à disposer de leur corps.
Sans mémoire pas de progrès, sans transmission pas de justice.
Changer le regard porté sur l'histoire des femmes c'est refuser l'oubli, c'est bâtir collectivement l'avenir d'une société juste et égalitaire.
Faisons en sorte que l'histoire se souvienne de ces luttes, de ces souffrances et de ces femmes.
Nous voterons cette proposition de loi et nous remercions Mme Laurence Rossignol. (Applaudissements sur les travées du RPDI et du RDSE)
Mme Sophie Briante Guillemont . - (Applaudissements sur les travées du RDSE ; Mme Olivia Richard applaudit également.) L'article 317 du code pénal de 1810 disposait que quiconque aura procuré ou tenté de procurer l'avortement à une femme enceinte sera puni d'un emprisonnement d'un à cinq ans. Si l'avortement thérapeutique est reconnu dès 1852, l'arsenal répressif a été ensuite renforcé, notamment dans les années 1920, jusqu'à Vichy, qui l'a rendu passible de la peine de mort.
Il serait faux de croire que le combat contre la légalisation de l'avortement s'est arrêté avec la loi Veil. C'est la troisième cause de mortalité maternelle à l'échelle du globe et il reste interdit dans vingt-et-un pays. Certains pays ne sont parvenus à une légalisation que récemment, comme en Argentine, il y a quatre ans, après des luttes intenses.
Près de 40 % des femmes vivent dans des pays où l'avortement est restreint, y compris dans des pays développés, comme aux États-Unis, en Pologne, en Hongrie, à Malte ou à Andorre.
Pour les 750 millions de Françaises qui vivent dans des États où l'avortement est restreint ou prohibé - la Chine ou l'Arabie saoudite, par exemple -, le combat pour disposer de son corps est encore plein et entier.
Cette proposition de loi s'inspire de celle qu'a déposée Hussein Bourgi pour la reconnaissance des personnes condamnées pour homosexualité.
Notre exercice est avant tout un devoir de mémoire. L'article 1er réhabilite les femmes ayant souffert de ces lois et pratiqué un avortement clandestin. Le texte institue aussi une commission indépendante qui permettra de libérer la parole et de documenter la souffrance vécue. C'est une forme de réparation pour les victimes. Le RDSE votera unanimement en faveur de ce texte. (Applaudissements sur les travées du RDSE, du RPDI et des groupes SER et CRCE-K ; Mme Olivia Richard applaudit également.)
Discussion des articles
L'article 1er est adopté.
Article 2
M. le président. - Amendement n°1 rectifié de M. Reichardt et alii.
Mme Agnès Evren. - La commission mise en place par cet article aura à recueillir des témoignages, à effectuer un travail de mémoire, un travail d'historien, à l'image de ce qu'a entrepris l'INA récemment. La présence de parlementaires semble donc inutile.
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Trop souvent nous créons des commissions qui, par réflexe corporatiste, prévoient des places pour les parlementaires.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Jamais... (Sourires)
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Cette commission a un travail spécifique à mener de recueil de la parole sur ce qui s'est produit jusqu'en 1975. C'est un travail d'écoute et de mise en contexte : la place des magistrats est donc une évidence, tout comme celle des professionnels de santé, des représentants des associations ayant lutté pour le droit à l'avortement, des historiens et des chercheurs.
En revanche, la plus-value de la présence des parlementaires ne semble pas indéniable.
Avis favorable à la suppression de l'alinéa 3.
Mme Aurore Bergé, ministre déléguée. - Sagesse.
Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Notre groupe votera contre cet amendement. À la lumière des débats, on ne peut que constater que le droit des femmes à avorter est éminemment politique, particulièrement en ce moment. Chacun a fait le rapprochement avec ce qui se passe partout dans le monde actuellement. La présence des parlementaires est donc utile.
L'amendement n°1 rectifié est adopté.
L'article 2, modifié, est adopté.
Vote sur l'ensemble
Mme Laurence Rossignol . - L'histoire de la répression de l'avortement est celle de toutes les femmes, de la domination masculine, du patriarcat, de la solitude des femmes, des retards de règles, des escaliers descendus à toute vitesse, des tours de vélo que l'on fait encore plus en espérant que la grossesse n'aura pas lieu.
C'est aussi l'histoire de la sororité, de la solidarité des femmes, des gynécées, des savoirs médicaux féminins, qualifiés de sorcellerie. C'est notre histoire, notre mémoire collective. Je me réjouis qu'elle devienne une mémoire partagée et reconnue. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K et SER, du GEST, du RDSE et sur quelques travées du groupe UC)
M. Hussein Bourgi . - Le vote d'aujourd'hui ne vaut pas solde de tout compte. Il nous oblige pour le présent et pour l'avenir. Alors que l'hôpital public ne se porte pas bien, les fermetures de lits ne doivent pas se faire au détriment de l'accès à l'IVG. Je ne doute pas que Mme la ministre portera ce message.
Les travaux de la commission indépendante seront importants. Pour cela, il faut pouvoir accéder aux archives et disposer de moyens financiers permettant aux chercheurs et à des équipes pluralistes de poser un regard distancé et juste sur l'histoire de ces Françaises et de la France. (Applaudissements sur les travées du groupe SER)
À la demande du groupe SER, la proposition de loi, modifiée, est mise aux voix par scrutin public.
M. le président. - Voici le résultat du scrutin n°237 :
Nombre de votants | 341 |
Nombre de suffrages exprimés | 340 |
Pour l'adoption | 340 |
Contre | 0 |
La proposition de loi, modifiée, est adoptée.
(Applaudissements)
La séance est suspendue quelques instants.