Charte des services publics

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi constitutionnelle instaurant une charte des services publics, présentée par Mme Cécile Cukierman, M. Ian Brossat et plusieurs de leurs collègues, à la demande du groupe CRCE-K.

Discussion générale

Mme Cécile Cukierman, auteure de la proposition de loi constitutionnelle .  - Cette proposition de loi constitutionnelle instaurant une charte des services publics n'est pas un coup politique, mais une réponse à une exigence politique, au sens de faire cité.

Nous constatons tous dans nos départements la dégradation, la fermeture ou la privatisation des services publics. Telle une sirène, la privatisation chante aux oreilles de citoyens devenus consommateurs. La France est morcelée, fracturée ou divisée selon certains, et ses habitants s'opposent de plus en plus, dans les territoires ultramarins, ruraux, périurbains ou populaires.

Voilà pourquoi nous voulons constitutionnaliser l'accès aux services publics. Ils sont le bien commun de ceux qui n'ont rien, un bien commun partagé, où la cité répartit selon les besoins de chacun. Ils concernent la sécurité, la santé, l'école, le travail, les transports - 75 % des usagers de TER les utilisent pour travailler ou pour se former  - le logement, la culture, le sport. Ils permettent aux citoyens de s'épanouir dans la République.

Il y a aussi tous les services publics de demain, à inventer. Je pense aux collectivités locales, compétentes en matière de crèches, de centres de loisirs ou de colonies de vacances, grâce auxquelles des enfants de tous les milieux peuvent partir en vacances - et je rends hommage aux maires communistes à l'origine de la création de nombreux services publics, ensuite généralisés.

Pourquoi une charte ? Sans plagier le discours de Nantes du président Chirac sur la Charte de l'environnement, pour éviter le naufrage social de notre pays, nous voulons sortir de la quête effrénée du profit. Nous affirmons que l'intérêt général doit primer sur le libéralisme et la course effrénée à la privatisation. Nous dénonçons la concurrence prétendument libre et non faussée, qui oppose les services et les travailleurs entre eux, et qui a cassé le service public de l'énergie, secouru par l'intervention de l'État.

Il s'agit de sauver notre République du naufrage social et démocratique. Les services publics canalisent la colère, l'isolement, le repli sur soi de nos concitoyens, terreau du populisme et de l'extrême droite. Les résultats des élections législatives et européennes, qui traduisent ce sentiment d'exclusion de la République, nous ont sidérés.

Rassurons tout de même les agents publics en première ligne, qui subissent les violences verbales ou physiques des usagers en colère.

Cette proposition, élaborée en juillet dernier, est une réponse politique. Sur le modèle de la Charte de l'environnement, nous voulons créer une charte des services publics, sans toucher au préambule de 1946 ni créer de nouvel article dans la Constitution.

Bien sûr, elle aura des conséquences normatives et budgétaires.

Je vous invite à voter ce texte de réconciliation, pour que le mot égalité, inscrit au fronton de nos mairies, s'incarne pour chacune et pour chacun. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K)

Mme Catherine Di Folco, rapporteur de la commission des lois .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Cette proposition de loi vise à inscrire une charte des services publics dans le préambule de notre Constitution.

L'état des services publics, leur déploiement et leur performance nous engagent tous. Le Sénat en débat régulièrement - encore la semaine dernière avec la proposition de loi organique relative au financement du service public de l'audiovisuel. Je salue la volonté du groupe CRCE-K de placer les services publics au coeur des discussions.

Cette proposition de loi constitutionnelle vise à protéger les services publics et leurs usagers.

La constitutionnalisation des services publics n'est pas un projet nouveau ; souvent proposée, elle n'a jamais abouti.

La Constitution n'est pas muette sur le sujet. Le préambule de 1946 mentionne les services publics et le rôle de l'État ; le Conseil constitutionnel reconnaît des principes à valeur constitutionnelle inhérents au service public -  égalité, continuité et neutralité. Dès lors, qu'apporterait l'ajout de nouvelles dispositions au sein de la Constitution pour nos concitoyens ? Si la commission des lois a reconnu l'enjeu, elle n'a pas adopté ce texte.

Loin de transformer réellement les services publics, il entraînerait leur immobilisme. Le législateur dispose d'un pouvoir discrétionnaire pour créer des services publics, mais la charte contient des définitions limitatives et parfois hasardeuses, comme celle du « développement personnel de la nation ». Le périmètre strict proposé empêcherait la création de nouveaux services publics dans certains domaines, notamment numérique. Ainsi pétrifiés, les services publics ne pourraient plus évoluer en fonction des enjeux contemporains.

Ce texte n'est pas non plus sans conséquence sur le principe de libre administration des collectivités territoriales, car il entrainerait une forme de tutelle de l'État sur celles-ci. La charte restreindrait la possibilité pour les gestionnaires publics de recourir à une délégation de service public : les élus locaux seraient les premiers à pâtir d'une telle rigidité.

L'introduction de concepts non définis juridiquement serait une source de contentieux. Une déclinaison législative supplémentaire serait sans doute nécessaire. La Constitution, en protégeant les principes de neutralité, égalité, continuité, suffit pour garantir l'efficacité de nos services publics.

S'ajoute un problème de conformité au droit européen, dont la primauté n'est pas respectée. Le droit européen n'est pas délétère pour nos services publics, le dialogue des juges et le développement des normes ayant permis la conciliation des deux ordres juridiques.

La constitutionnalisation d'une charte n'améliorerait pas l'efficacité des services publics en France. Leur préservation passera surtout par la mobilisation du législateur et des élus de terrain en faveur d'un déploiement fin, égal et continu sur les territoires.

La commission vous invite donc à ne pas adopter ce texte. Je remercie toutefois nos collègues du groupe CRCE-K de nous engager à une réflexion nécessaire et ne doute pas que notre assemblée conservera ce sujet au coeur de ses priorités. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; Mme Cécile Cukierman applaudit également.)

M. Didier Migaud, garde des sceaux, ministre de la justice .  - (Mme Patricia Schillinger applaudit.) Qu'est-ce que le service public ? L'idée que certains besoins, essentiels et dont dépend le vivre ensemble, appellent une réponse qui ne peut être tributaire de l'initiative privée et de l'économie de marché, mais qui doit être prise en charge par la collectivité.

En France, la notion de service public s'est construite concomitamment -  et ce n'est pas un hasard  - à la conception de l'État moderne. Autrefois défini par ses prérogatives de puissance publique, l'État s'est affirmé, au XXe siècle, comme le garant d'un compromis social garantissant à tous l'accès à des services de base : les services publics.

La notion revêt des significations multiples. Du point de vue juridique, elle commande l'application de règles spécifiques. Mais elle est avant tout un principe qui souligne l'importance de certaines activités pour la cohésion sociale. Les services publics ont plusieurs visages : ceux des usagers, des agents et des opérateurs économiques, du juriste ou encore du politique.

Le professeur Marcel Waline disait avec humour : « il est plus facile de récupérer le mercure échappé d'un vieux baromètre que de saisir la notion de service public ». La doctrine s'est pourtant essayée à la définir. Ainsi, pour Gaston Jèze, les services publics sont « les besoins d'intérêt général que les gouvernants, dans un pays donné, à une époque donnée, ont décidé de satisfaire par le procédé du service public ».

L'intention des gouvernants est ainsi déterminante : c'est elle que les critères jurisprudentiels chercheront à identifier. Devant le Conseil d'État, le commissaire du Gouvernement Corneille concluait en ce sens : « La notion de service public est, en quelque sorte, subjective : elle dépend pour la plus grande part de l'intention de l'autorité chargée d'organiser le service ». En somme, il s'agit d'une notion qui révèle le point d'équilibre de notre cohésion sociale, variable dans l'espace comme dans le temps.

Certains services publics, aisément identifiables, sont consacrés par nos textes constitutionnels depuis la Révolution et constituent l'identité même de notre République : éducation, santé et assistance, jusqu'aux principes de la sécurité sociale énoncés par le constituant en 1946. Mais la majorité d'entre eux apparaissent et disparaissent au gré des évolutions de la société : ils ne sont pas consacrés par la Constitution, mais ressortissent au pouvoir législatif voire réglementaire.

Deux constantes caractérisent toutefois l'histoire longue du service public : une expansion continue de son périmètre et une évolution, voire une reconfiguration, de son régime juridique, avec l'essor des modes de gestion privés.

Confrontés à de nouveaux défis, les services publics sont porteurs d'une formidable capacité de projection de notre société. Dans son rapport public pour 2022, le Conseil d'État souligne le besoin de proximité, de pragmatisme et de confiance dans l'action publique.

Au regard de cette histoire et de ces enjeux, est-il opportun d'ériger le service public au rang constitutionnel et les modalités proposées sont-elles adaptées ? Je ne le pense pas.

En premier lieu, je ne crois pas opportun d'inscrire dans la Constitution une définition du service public. Le service public recouvre des activités identifiées par le législateur et le juge administratif selon une jurisprudence bien établie. Ce qui permet de ne pas figer la notion, mais de l'adapter au mouvement et aux attentes de la société.

La jurisprudence du Conseil d'État a défini le service public de manière casuistique, en recherchant l'intention, expresse ou non, du législateur ou du pouvoir réglementaire. Le Conseil a finalement systématisé trois critères : caractère d'intérêt général de l'activité, par nature lié à un contexte donné ; lien de cette activité avec la puissance publique ; existence de prérogatives exorbitantes du droit commun pour son exercice.

Cette approche jurisprudentielle permet d'éviter deux écueils : une compréhension trop restrictive des services publics, limitée aux services régaliens et traditionnels, et une acception trop extensive, englobant toutes les activités d'intérêt général. Quelques exemples célèbres le démontrent : en 1916, le Conseil d'État estimait que le théâtre n'était pas une activité d'intérêt général ; en d'autres circonstances, la même activité a pu recevoir cette qualification.

À cette conception souple faisant du service public une notion contingente, la proposition de loi constitutionnelle vise à substituer une définition unique, inscrite au plus haut niveau de la hiérarchie des normes. La définition du service public contenue dans la charte proposée s'imposerait en droit interne devant toutes les juridictions, de même que les principes d'organisation et de fonctionnement qu'elle énonce.

Une telle évolution romprait avec l'état du droit à deux égards. D'une part, elle élèverait au niveau constitutionnel une notion de niveau législatif ou réglementaire. D'autre part, elle graverait dans le droit positif une définition qui est le fruit de la jurisprudence.

L'opportunité d'un tel rehaussement me paraît discutable. L'adossement de cette charte à la Constitution figerait la définition du service public comme ses modalités d'organisation et de fonctionnement. Elle conduirait le Conseil constitutionnel à encadrer l'action du législateur dans un domaine où le choix politique est primordial.

Or c'est à vous, avec les députés, de déterminer ce que doit être le champ de l'action publique. Et c'est à la loi que vous élaborerez de fixer les règles de fonctionnement du service public et de répondre aux questions qui se posent à son sujet : quel service rendu, avec quelles exigences pour l'administration et quelles garanties pour le public ? Il me paraît souhaitable que le Parlement conserve toute latitude en la matière, sous le contrôle vigilant de nos concitoyens.

En second lieu, les principes énoncés par cette Charte des services publics sont, pour certains, incompatibles avec l'état de notre droit.

De fait, la définition proposée me semble à la fois imprécise et extensive. Aurait vocation à constituer un service public « toute activité qui concerne le développement social, culturel, éducatif, économique et personnel de la société tout entière ». Il est énoncé d'autre part que « les services publics concernent les activités indispensables à la réalisation et au développement de la cohésion sociale », sans que l'on saisisse bien comment ces deux définitions s'articulent.

C'est donc une conception essentialiste du service public, indépendante des circonstances et des besoins, qui est ainsi proposée. Son adoption marquerait une rupture majeure avec notre tradition.

De cette définition, on constate en outre que le critère organique a disparu : les activités de service public ne seraient plus seulement celles assumées ou organisées par les pouvoirs publics, mais toute activité entrant par son objet dans le champ défini. Cela me semble inconcevable, surtout avec une définition aussi accueillante que celle proposée.

En outre, la charte proposée comporte des risques pour les services publics eux-mêmes. Car si les principes inscrits à l'article 2 me semblent conformes au droit en vigueur, la charte énonce par ailleurs des règles de fonctionnement incompatibles avec l'organisation des services publics.

En particulier, elle revient de manière radicale sur la possibilité de confier à des personnes privées l'exécution du service public, « sauf nécessité impérative motivée ». Cette disposition est contraire à l'état du droit, qui repose sur la liberté de gestion des services publics, à l'exception de certaines activités régaliennes. Elle est profondément contraire à l'organisation de certains services publics historiques, à commencer par la sécurité sociale, gérée au niveau local par des organismes et des personnels de droit privé. Songeons aussi aux collectivités territoriales, souvent obligées de recourir à des personnes privées pour assurer certains services publics qu'elles n'auraient pas les moyens de faire fonctionner par elles-mêmes.

Enfin, cette charte assigne à l'État des obligations excessives. Celui-ci devrait ainsi garantir la préservation et le fonctionnement pérenne de l'ensemble des services publics locaux ou nationaux. On croit lire que le champ des services publics serait immuable et intangible, alors que la jurisprudence administrative, pleine de sagesse, concilie depuis toujours les principes de continuité et de mutabilité.

De manière générale, il me semble essentiel que le législateur conserve toute latitude pour définir le périmètre des services publics et les modalités du service rendu aux usagers. Ces questions touchent au coeur des prérogatives du Parlement.

Les services publics de notre pays sont confrontés à de nouveaux défis. Ils sont à la fois plébiscités et critiqués. Leur coût, leur efficacité, leur proximité et leur accessibilité sont autant de questions qui se posent de manière concrète et appellent des réponses pragmatiques.

Ainsi donc, il ne me paraît pas opportun d'enrichir notre bloc de constitutionnalité par cette déclaration de principes, qui n'aurait d'autre effet que de contrarier la liberté d'action future.

Je n'en salue pas moins l'ambitieux travail des rédacteurs de cette proposition de loi constitutionnelle, manifestement inspirés par une haute idée du service public (Mme Cécile Cukierman remercie l'orateur), que je partage profondément : c'est l'engagement de ma vie, au service de nos concitoyens, comme élu, magistrat, président d'autorité indépendante et, désormais, ministre.

Ce sont cet attachement à l'idée du service public et le souci que nous partageons de les faire vivre qui me conduisent à vous appeler, au nom du Gouvernement, au rejet de cette proposition de loi constitutionnelle.

M. Michel Masset .  - (Applaudissements sur les travées du RDSE et sur des travées du groupe UC) L'apparition du service public en France est issue du constat, par le tribunal des conflits en 1871, que les droits de l'État dans l'exercice d'une activité profitable à tous ne peuvent être les mêmes que ceux d'une personne privée. Le préambule de la Constitution de 1946 en détermine le champ : santé, repos et loisirs, instruction, formation professionnelle et culture.

Les services publics ne sont pas figés ; ils évoluent au gré des besoins. Comme le disait Jaurès, « le service public est le patrimoine de ceux qui n'en ont pas ». Le professeur Léon Duguit en faisait un devoir des gouvernants, indispensable à l'interdépendance sociale.

Ciment de notre solidarité, ferment de notre société et serment républicain, les services publics matérialisent notre ambition collective de vivre ensemble. De ce point de vue, la fragilisation que nous constatons dans de nombreux domaines atteint un degré insupportable dans certains territoires. Nous connaissons tous l'effet désastreux d'une fermeture de classe ou d'un regroupement de centres hospitaliers. Ces décisions, bien souvent verticales, sont vécues comme un arrachement et un déclin irrémédiable de l'État.

Nos services publics sont l'eau et le sang de l'édifice républicain. Dans une société fracturée et mondialisée, le service public est un phare pour l'épanouissement de tous. Il est un cri de ralliement, le symbole d'un État qui se met au service des citoyens en leur garantissant des droits économiques et sociaux, pour assurer la dignité de chacun.

Le service public est l'outil le plus efficace de redistribution et de justice. Sa dimension territoriale est essentielle, mais la réduction des ressources pilotables des collectivités a amputé les marges de manoeuvre des élus. Cette tendance s'est accompagnée d'un désengagement, voire d'un abandon, de l'État. Ce phénomène a des conséquences délétères sur la qualité de vie et creuse le fossé entre la puissance publique et la nation, faisant le lit des discours populistes.

En l'état, la proposition de loi constitutionnelle ne peut être adoptée. Ses conséquences juridiques, identifiées par la rapporteure, dépassent la volonté de ses auteurs. Le RDSE, partagé, s'abstiendra majoritairement. Je remercie Mme Cukierman d'avoir mis en lumière ce sujet essentiel. (Applaudissements sur les travées du RDSE ; Mme Laurence Harribey applaudit également.)

Mme Olivia Richard .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Merci à Cécile Cukierman et au groupe CRCE-K de nous offrir l'occasion d'un débat utile sur les services publics français. Car nos services publics ne s'arrêtent pas à nos frontières. Pour les Français de l'étranger, ils sont une manifestation tangible du « faire nation ». Les services diplomatiques et consulaires sont un morceau de France qui nous rattache à la patrie.

L'idée d'une charte est intéressante. La méthode proposée rappelle celle retenue en 2005 pour la Charte de l'environnement. Néanmoins, quelle serait la plus-value d'un tel dispositif dans notre bloc de constitutionnalité ?

Nous venons de constitutionnaliser la liberté de recourir à l'IVG. C'était indispensable pour réaffirmer, sans retour en arrière possible, la liberté de la femme de disposer de son corps.

Le contexte n'est pas le même s'agissant du service public. On aurait pu imaginer un texte de liberté, comme la charte des services publics adoptée par le Maroc en 2021, qui énonce de grands principes et des objectifs, mais sans contraindre les acteurs ni figer les moyens à mettre en oeuvre. Un texte de cette nature eût été plus opportun.

La rapporteure a aussi formulé des objections techniques, que nous partageons. La définition du service public proposée est trop large, alors qu'il faut de la souplesse. Les délégations de service public seraient remises en cause, alors qu'elles sont indispensables. Enfin, la charte porterait atteinte à la libre administration des collectivités territoriales.

Reste que cette initiative est l'occasion de réaffirmer notre attachement aux services publics - un laboratoire de modernisation pour nos trois millions de compatriotes de l'étranger. Ainsi, les Français de l'étranger ont été les premiers à expérimenter le vote par internet, rendant possible une participation inédite aux législatives du printemps dernier. La numérisation de nombreux services commence chez les Français de l'étranger : renouvellement du passeport, certificat de vie. Il est aujourd'hui plus rapide de refaire un passeport dans certains consulats que dans une mairie ! J'adresse mes remerciements à l'administration consulaire.

Toutefois, la fracture numérique existe aussi chez nos compatriotes à l'étranger, plus encore qu'en France. Il est primordial de garantir l'égalité d'accès aux services publics pour tous. Je pense notamment à France Connect, qui a porté préjudice à de nombreux compatriotes à l'étranger.

Après vingt ans de baisse des effectifs du Quai d'Orsay, le Président de la République s'est engagé à augmenter de 700 ETP notre réseau d'ici à 2030. Des moyens décroissants pour une demande croissante : la situation est intenable. Nous veillerons à ce que la nécessaire prudence budgétaire ne conduise pas à oublier notre service public à l'étranger.

L'adoption de ce texte ne permettrait pas de mettre un agent devant chaque citoyen. Le groupe de l'Union centriste ne la votera pas. Gageons que nous serons nombreux à défendre le service public lors du débat budgétaire. (Applaudissements sur les travées du groupe UC)

M. Ian Brossat .  - (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K) Nous partons d'un constat partagé : l'hécatombe, le recul massif des services publics, dans les grandes métropoles comme dans la ruralité. En vingt ans, un tiers des maternités ont fermé. Quelque 17 000 écoles ont fermé en quarante ans et un tiers des bureaux de poste ont disparu depuis 2010.

Cette réalité, nous la déplorons tous. Mais nous ne pouvons pas nous contenter d'affirmer notre attachement au service public, il faut agir.

C'est la raison d'être de cette charte : sortir de l'hypocrisie. On déplore les difficultés de l'hôpital, mais on continue à fermer des services ; la baisse du niveau des élèves, tout en continuant de supprimer des postes d'enseignant ; on pointe du doigt la délinquance des mineurs, en réduisant les effectifs de la protection judiciaire de la jeunesse. Trêve de postures et de vains mots !

Oui, nous devons renforcer nos services publics ; ils sont indispensables pour se soigner ou s'éduquer, pour assurer la cohésion nationale. Ils ne sont pas seulement le patrimoine de ceux qui n'en ont pas : ils sont le patrimoine que nous avons en commun. Ils sont une part de notre identité nationale, de notre fierté d'être français. Longtemps, la force de notre protection sociale a suscité l'admiration.

J'ai entendu les objections avancées pour ne pas faire entrer les services publics dans la Constitution. J'espère du moins que l'attachement au service public exprimé par nos collègues se traduira dans les débats budgétaires. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K)

M. Grégory Blanc .  - Je m'exprime en remplacement de Guy Benarroche, empêché.

Le 10 octobre dernier, la ministre de l'éducation nationale a annoncé la suppression de 4 000 postes d'enseignants. Sous couvert de simplification, de dématérialisation et d'optimisation, les gouvernements successifs ont affaibli les services publics. Nous payons ces politiques d'inspiration néolibérale et ces coupes budgétaires.

Certaines atteintes au service public sont plus subtiles et leurs effets, moins visibles. Je pense notamment à France Services, réseau de points de contact fourre-tout où les agents sont supposés maîtriser 200 procédures. Comment est-ce humainement possible ? Dans l'immense majorité des préfectures, il est devenu impossible d'être accueilli sans avoir pris rendez-vous en ligne. De telles règles sont draconiennes pour certaines personnes et font obstacle, entre autres, à des régularisations.

À l'heure où la moitié la plus pauvre de la population ne détient que 8 % du patrimoine, les services publics sont primordiaux pour assurer la redistribution des richesses. Hélas, pas un jour sans que leur supposé coût ne soit mis en cause. S'attaquer aux services publics, c'est s'attaquer aux promesses fondatrices de notre République.

Nous saluons donc la proposition du groupe communiste d'inscrire les services publics dans notre bloc constitutionnel. De fait, hormis une référence marginale à l'alinéa 9 du préambule de 1946, nos textes constitutionnels ne font pas mention des services publics.

Au-delà de sa portée symbolique, cette inscription donnerait aux juridictions constitutionnelles et administratives de nouveaux fondements plus mobilisables pour protéger les services publics et garantir leur fonctionnement équitable.

Toutefois, comme l'a fait remarquer la rapporteure, la charte proposée présente quelques imprécisions juridiques qui affaiblissent sa portée. C'est peu surprenant, car définir le service public est un exercice périlleux. Mais les conséquences seraient bien réelles.

En particulier, le texte énumère ce qui relève des services publics. Or une telle liste positive ne peut jamais être exhaustive. Les réponses à l'urgence climatique manquent, par exemple.

Malgré ces difficultés, nous souscrivons pleinement à l'intention du groupe CRCE-K et voterons la proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K)

Mme Laurence Harribey .  - Je salue la constitutionnalisation du service public, qui fait partie de notre identité nationale depuis la IIIe République. En favorisant la prise en charge des besoins élémentaires des plus démunis, la République s'honore, car elle favorise la cohésion sociale et territoriale. C'est un idéal fédérateur qu'il faut concrétiser toujours davantage.

Au reste, les présidents Mitterrand et Chirac avaient imaginé constitutionnaliser le service public.

Nous saluons cette initiative, alors que les services publics ont souffert d'un déficit de considération depuis les années 1990 et que leur délitement alimente la montée des extrêmes.

Cette proposition de loi constitutionnelle pose les termes d'un débat nécessaire, et je salue le travail mené en commission.

Toutefois, ses dispositions emportent des conséquences négatives. Si la notion de service public est peu présente dans la Constitution, elle est protégée par la jurisprudence du Conseil d'État, les fameuses lois de Rolland et le Conseil Constitutionnel, qui a consacré, entre autres, le principe de continuité.

Or la charte met à mal cet équilibre. Elle définit de façon trop imprécise la notion de service public dans son article 1er ; l'article 3 conduirait à limiter le recours au mode de gestion déléguée ; l'article 4 porterait atteinte au principe constitutionnel de libre administration des collectivités. Enfin, le droit européen reconnaît déjà le principe de service public dans le protocole 26 du traité sur le fonctionnement de l'Union.

Une autre voie était possible, notamment l'insertion d'une mention simple dans le préambule de 1946. Ne pouvant souscrire à la solution proposée, le groupe socialiste s'abstiendra.

M. Pierre Jean Rochette .  - Nous comprenons la démarche du groupe CRCE-K, mais elle n'est pas adaptée. Lors des dernières crises sociales, des bonnets rouges aux gilets jaunes, nous avons souvent entendu, en substance : « moins d'impôts, plus de services publics ». Le paradoxe n'est qu'apparent.

Près de 43 % de la richesse nationale est captée par des prélèvements obligatoires, alors que l'hôpital ou la justice se dégradent. Le Parlement a récemment adopté des lois de programmation mettant un terme à ces dynamiques baissières, mais il faudra du temps pour qu'elles produisent leurs effets.

La moitié des prélèvements obligatoires est affectée à des transferts sociaux : c'est une bonne chose pour ceux qui en bénéficient, mais c'est autant d'argent qui n'est pas investi dans les services publics, notamment en matière de transports. Or, sans infrastructures, c'est toute l'économie d'un territoire qui est condamnée.

Le périmètre de l'État s'est étendu progressivement, pour aboutir à trop d'impôts pour des services publics trop peu satisfaisants. L'État doit faire des choix et se concentrer sur les missions régaliennes ; le reste doit être confié au secteur privé.

S'il fait trop, l'État ne fait pas bien. Frédéric Bastiat nous a mis en garde : « Le peuple sera écrasé d'impôts, on fera emprunt sur emprunt ; après avoir épuisé le présent, on dévorera l'avenir ». Notre groupe ne soutiendra pas ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et Les Républicains)

M. Stéphane Le Rudulier .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Je salue le travail du rapporteur Catherine Di Folco et de Cécile Cukierman sur un sujet essentiel.

Nous considérons tous que la République ne se résume pas à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ou au suffrage universel : nos services publics font partie de notre patrimoine commun, qu'il s'agisse de l'éducation, de la santé ou de la mobilité. Nous partageons donc les préoccupations des auteurs de la proposition de loi constitutionnelle, dont l'initiative est louable.

La méthode employée est inspirée de la Charte de l'environnement de Jacques Chirac. Il s'agit ici de constitutionnaliser la notion de service public sans modifier le bloc de constitutionnalité mais en s'y adossant.

Si les grands principes régissant le service public sont dispersés dans les textes juridiques et la jurisprudence, sa base constitutionnelle se trouve à l'alinéa 9 du préambule de 1946. Mais l'équilibre du service public découle surtout de l'interprétation des juges administratifs et constitutionnels : l'absence de constitutionnalisation n'a pas fait obstacle au développement de la conception française du service public - au contraire, cela a assuré son adaptabilité.

Nous sommes sceptiques sur le contenu même du texte. Certains principes sont gravés dans le marbre : neutralité, égalité, accessibilité, continuité. Mais la conception est trop figée et la définition trop imprécise.

Considérer que le seul mode de gestion est celui de l'exercice direct par la personne publique rigidifie et remet en cause la capacité d'action des pouvoirs publics, notamment locaux.

Vous voulez empêcher la privatisation de grands services publics - armée, police, monnaie, prisons  - face aux efforts du privé pour coloniser le coeur de l'État, ou à tout le moins y établir des protectorats.

Cependant, dans quatre décisions sur des projets de loi de nationalisation ou de privatisation, le Conseil constitutionnel a reconnu que l'existence de certains services publics peut être exigée par la Constitution : le législateur ne pourrait ni les amputer ni leur ôter leur caractère de service public.

Faire de l'État le garant du fonctionnement et du financement des services publics ouvre une brèche dans le principe de libre administration des collectivités territoriales en permettant une tutelle de l'État.

L'inflation constitutionnelle aurait des conséquences délétères : à renforcer le sommet de la hiérarchie des normes, on engendre l'impuissance des autres niveaux, notamment législatif. Une Constitution bavarde, dont les principes se seraient confrontés les uns aux autres, avec le juge constitutionnel pour seul arbitre, perdrait de sa solennité.

N'y touchons que d'une main tremblante, comme le dit Montesquieu.

Cette proposition de loi constitutionnelle risque d'aboutir in fine à un désordre et à une paralysie juridique préjudiciables au bon fonctionnement du service public. Il ne me semble pas opportun de l'adopter. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)

Mme Salama Ramia .  - (Applaudissements sur les travées du RDPI) La préservation des services publics est essentielle, c'est l'une de nos priorités. Le service public est bien plus qu'une organisation des infrastructures ou des moyens, c'est l'incarnation des principes d'égalité, de solidarité, de justice sociale, c'est un pilier de notre République. Y accéder, c'est accéder à nos droits fondamentaux, droits à la santé, au logement, à l'éducation, à l'hébergement d'urgence.

Lorsqu'il faillit, c'est notre cohésion nationale qui se fragilise - plus encore dans nos territoires ultramarins, où la continuité territoriale et l'accès aux services publics sont des besoins impérieux. Il faut des réponses sur mesure pour garantir l'égalité républicaine. Ainsi les 2 840 maisons France Services répondent aux besoins des zones rurales et périurbaines. La Cour des comptes en a dressé un bilan positif : un million de demandes traitées en 2020, neuf millions en 2023, preuve que l'État peut innover et mieux servir les citoyens.

Je salue le travail des auteurs du texte, mais le dispositif choisi risque de perturber l'organisation des services publics, bien établie et sécurisée par la jurisprudence du Conseil d'État. Ainsi l'article 1er supprime le critère organique inhérent au service public, qui permet d'identifier la personne qui l'assure. La définition proposée est à la fois trop rigide et trop large, de nature à compromettre une gestion efficace par les collectivités et les pouvoirs publics. L'inscrire dans la Constitution freinerait l'adaptation à des réalités qui évoluent.

Enfin, l'article 4 met en péril le principe de libre administration consacré par l'article 72 de la Constitution.

Nous sommes attachés à un service public de qualité, proche des usagers et de la réalité des territoires. Ce texte n'atteint pas ces objectifs, nous voterons contre. (Applaudissements sur les travées du RDPI)

Discussion des articles

Article 1er

M. Pascal Savoldelli .  - J'ai entendu les objections de la majorité sénatoriale et du ministre, mais vous avez oublié de dire que vous avez décidé de réinventer le service public. Vous prônez un nouveau management public, qui applique au service public les critères de gestion de l'entreprise privée. Il y a trop de rigidité, a d'ailleurs dit M. Le Rudulier : confions cela au privé...

La gestion du service public est multidimensionnelle, elle vise l'intérêt général, là où l'entreprise, elle, obéit au principe de rentabilité et de retour sur investissement. Adopter le management privé dans le public, c'est contraire au principe d'égalité dans les recrutements, au principe d'indépendance, au principe de responsabilité. Le service public est mis à mal, dans son ADN même, par la confusion des finalités, les conflits d'intérêts et la captation de l'action publique par le privé.

Nous pensons, nous, que le service public est l'expression d'un effort collectif solidaire, qui s'apprécie sur le long terme. On ne peut le juger à l'aune d'une annualisation budgétaire. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K)

Mme Cécile Cukierman .  - Relisez donc les comptes rendus des débats lors de l'adoption de la Charte de l'environnement, ils sont éloquents. Et pourtant, qui oserait aujourd'hui la remettre en cause, en prétendant qu'elle est trop contraignante ?

Oui, nous faisons un choix politique. Sommes-nous capables d'assurer sur le long terme la pérennité des services publics, ou acceptons-nous que demain, le modèle à la française soit remis en cause au nom de la liberté individuelle, qui n'est qu'une fausse liberté - celle de choisir entre soigner un proche ou travailler, entre étudier ou non, se soigner ou non, en fonction de ses moyens. La casse des services publics oppose les gens, nourrit la jalousie et fait le jeu de l'extrême-droite.

Cette question est aussi celle du consentement à l'impôt. Oui, nous payons des impôts car l'État nous protège et nous sécurise. Il n'y a qu'une question : que voulons-nous offrir aux Français demain ? (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K)

À la demande du groupe Les Républicains, l'article 1er est mis aux voix par scrutin public.

Mme la présidente. - Voici le résultat du scrutin n°27 :

Nombre de votants 340
Nombre de suffrages exprimés 262
Pour l'adoption   34
Contre 228

L'article 1er n'est pas adopté.

Article 2

Mme la présidente.  - Si l'article 2 n'était pas adopté, il n'y aurait plus lieu de voter sur l'ensemble : c'est donc le moment d'expliquer votre vote.

Mme Cécile Cukierman .  - Ce texte de notre groupe s'inscrit dans la suite des combats politiques émancipateurs qui ont fait les grandes heures de la gauche française - et que nous défendons pour éviter qu'ils ne s'affaiblissent.

Je suis surprise des positionnements des uns et des autres, mais pas tant que ça au regard des décennies passées. Je suis rassurée d'avoir choisi un véhicule constitutionnel, car le pire, en politique, est de beaucoup promettre sans mettre en oeuvre ; on ne peut défendre un jour le service public tout en privatisant le lendemain.

Ce sujet des services publics est-il constitutif de notre société ? Doit-il quitter le giron parlementaire ? Voilà un vrai débat de philosophie politique. Rendez-vous au budget pour défendre les services publics, et que personne n'aille ensuite s'offusquer de leur dégradation.

L'article 2 est mis aux voix par scrutin public ordinaire de droit.

Mme la présidente. - Voici le résultat du scrutin n°28 :

Nombre de votants 340
Nombre de suffrages exprimés 262
Pour l'adoption   34
Contre 228

L'article 2 n'est pas adopté. En conséquence, la proposition de loi constitutionnelle n'est pas adoptée.

La séance est suspendue à 20 h 15.

Présidence de M. Dominique Théophile, vice-président

La séance reprend à 21 h 45.