ELOGE FUNEBRE DE MAITRE ARSENE-HEVANS CASSIN

(1975)  


Etrange coïncidence des conjonctures ! Fonctionnaire de l'Administration des Finances à la Martinique, le père d'Arsène CASSIN dut quitter cette île, chassé par la dramatique éruption du volcan de la Montagne Pelée, en mai 1902. Il fut affecté à la Guadeloupe voisine, et installé à Saint-Claude, accueillante et verdoyante cité sise au pied de "la Soufrière", volcan qui, depuis six mois, occupe tragiquement la chronique des sinistres mondiaux.

Taine aurait-il raison ? Le milieu où l'on a vécu et grandi exerce-t-il une influence inéluctable sur notre formation et notre caractère ? La tentation de l'affirmer est bien grande pour qui a connu Arsène CASSIN. Il avait les jaillissements imprévus d'un tempérament volcanique, les fulgurances d'un coeur sensible à l'indignation, les révoltes d'un esprit oppressé par l'injustice. Ses brusques éclats, fracassants parfois, n'étaient jamais meurtriers, cependant, car il savait tempérer les éclairs de son regard par un sourire inattendu, marqué d'ironie au coin de lèvres gouailleuses.

Guadeloupéen, il l'était de toutes les fibres de son être. Malgré les longues années vécues dans la métropole, et les satisfactions intellectuelles et morales qu'il y connut, Arsène CASSIN ne cessa, en toutes circonstances, de reporter sa pensée vers sa contrée natale, nostalgique de se sentir "loin des pitons fleuris de mon île d'émeraude, aux crépuscules heureux pailletés de lucioles". C'est elle qu'il évoque, certaine nuit de Noël, neigeuse et froide, lorsque son rêve vogue "là-haut, au-dessus du volcan dominant les cités comme le vert paradis de nos amours d'enfant".

Ces lieux privilégiés, il les quitte pour poursuivre des études et une carrière à Paris.

Il choisit d'être avocat. Comme beaucoup de "déracinés", il souffrit, au premier abord, de solitude morale. Son contact initial avec la vaste et anonyme fourmilière qu'est, pour le nouveau venu, le Palais de Justice, fut plutôt déroutant. Nous sommes nombreux, fils d'Outre-Mer ou provinciaux "montés à Paris", qui retrouverons pour l'avoir éprouvée cette sensation première dans le récit qu'il en fait. Mais Arsène CASSIN, qui avait appartenu quelque temps au monde de l'Enseignement, et était doué du goût de la communication, de l'échange, du contact humain, brisa vite ce mur de glace ; il se fit des amis - des vrais, chaleureux et fidèles - dans cet immense ensemble qu'est la famille judiciaire.

Avocat, il le fut avec foi, avec vigueur, avec la plus haute conscience. Parce qu'il était, avec passion, un zélateur de la Liberté et de la Justice. Parlant de lui, à la cérémonie qui nous réunit chaque Printemps au Panthéon, pour commémorer le souvenir de Victor SCHOELCHER et de Félix EBOUE, et où le ramenait chaque année son respect et sa gratitude pour ces deux grands noms, le Bâtonnier André BRUNOIS salua sa mémoire. "Des mains fidèles l'ont enseveli dans sa robe d'avocat parisien ; ainsi, lui qui aimait évoquer les temps où il marchait sur les cailloux parmi les lucioles de son île, s'en est allé par un matin pluvieux à la rencontre des soleils de sa jeunesse, revêtu de l'uniforme du défenseur persévérant et désintéressé de la tolérance qu'il avait été."

Arsène CASSIN a honoré sa profession, l'ayant toujours tenue pour un symbole intangible d'indépendance. Il en a aimé les sacrifices autant que les gloires. "Beaucoup avaient donné leur vie, leur fortune, leur talent pour se battre contre l'immense moulin à vent qu'est l' Humanité !!. ... " Son ton souvent bourru dissimulait mal l'admiration affectueuse qu'il vouait aux anciens Combattants du Palais : "Leur victoire était leur sacrifice, leur victoire était de demeurer victimes de leurs croyances dans un monde injuste. A défaut de brasser des fortunes, ils ruminaient leur héroïsme".

Aussi déploya-t-il son activité dans tous les domaines pour préserver cet héritage. Au palais de justice, dans la presse, en des conférences publiques, au sein de diverses associations. Il fut l'un des créateurs et le Secrétaire Général de "l'Association des Juristes Républicains", dont l'action, soutenue par Paul-Boncour, André Le Troquer, Hélène Campinchi, les Bâtonniers Jacques Charpentier, Toulouse, André Brunois, et bien d'autres éminents Confrères, fut éclatante et efficace pour l'évolution de notre Ordre, et pour la sauvegarde des libertés, dont celui-ci est un garant permanent.

Sa générosité de coeur, sa passion de l'égalité entre les hommes, fit de lui l'un des compagnons ardents et actifs de Marcel BERNFELD, dans la croisade constante menée par celui-ci, au sein de l'Association des "Amitiés Méditerranéennes". Croisade pour une meilleure compréhension entre les hommes, pour l'absolu respect de la dignité humaine, pour l'avènement d'une ère de réelle fraternité entre les peuples. La lecture des documents rassemblés dans le présent ouvrage permet de prendre conscience de la noblesse des idées qui, toujours, inspirèrent ses propos et ses actes. Ils sont écrits en un style original, où la poésie la plus délicate rejoint les affirmations les plus abruptes ; où la prose, riche et imagée, se moule sur un rythme de larges alexandrins, où l'imagination, parfois teintée de beaudelairisme, s'enthousiae en des sonorités parnassiennes. Des écrits empreints d'espérance, et même de certitude en l'évolution de l'homme, en dépit de quelques tonalités moroses, mais jamais désespérées. Si, toujours en quête de fraternelle tendresse, sa solitude l'incline parfois à considérer les fatalités d'une "morne destinée", il se ressaisit promptement, toutefois, et refuse de "clore et sa porte et son coeur". L'impératif du combat contre la misère humaine, les souffrances et l'inégalité, réveille en lui "l'espoir qui sommeille au plus profond des doutes".

Arsène CASSiN n'était pas mûr pour la servitude. Il faisait sienne la pensée de Cervantès : "Pour la Liberté et pour l'Honneur, on doit donner sa vie". Il souscrivait à la devise de Delgrès, l'un des héros du martyrologe colonial sous Bonaparte, qu'il célébra : "Mieux vaut mourir debout que souffrir à genoux". Et il apporta son plein concours au combat contre le racisme, contre tous les racismes, ces maux, a-t-il dit, "qui rongent la taille des hommes, étouffent l'âme et avilissent les coeurs." Par là, il resta fidèle à la formation démocratique qu'il avait reçue, à l'éminente notion de solidarité universelle, dont la France, sa formatrice, que, poète, écrivain ou journaliste, il a exaltée, en raison du rayonnement de son haut humanisme. Chez Arsène CASSIN ce n'était pas attitude d'allégeance, -sa fierté naturelle s'y fut refusée- mais affirmation voulue d'un sentiment de naturelle et lucide gratitude. "Le Peuple de France, a-t-il écrit, est un peuple qui, par degrés, élève l'homme sur les sommets de la dignité".

Tel fut Arsène CASSIN. Etrange aux yeux de certains, passionné de vérité, de justice, de fraternité, pour ceux qui l'ont bien connu. Viril et courageux, pétri d'humaine tendresse, anxieux du bonheur des hommes, lutteur, croisé de la Liberté, grande âme aux exigences inapaisées. "Le monde de demain sera bâti par tous les hommes... On ne conquiert les autres et soi-même qu'en choisissant un art de vivre qui vous libère de l'ignorance, en essayant de fonder le respect des hommes dans le coeur des hommes, en leur apportant un message de fraternité et d'espoir, en voulant pour eux la concorde et la paix".

C'est là un testament qui mérite l'adhésion, le respect et l'effort continu des hommes libres.

Eloge funèbre de Maître Arsène-Hevans CASSIN au Panthéon

Gaston MONNERVILLE.

Sommaire