Mardi 18 mars 2025
- Présidence de Mme Pascale Gruny, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de M. Florent Menegaux, président de la gérance du groupe Michelin
Mme Pascale Gruny, présidente. - Mes chers collègues, j'ai l'honneur de présider l'audition de ce jour en l'absence du président Olivier Rietmann.
Nous ouvrons un nouveau chapitre des travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, puisque nous débutons le cycle d'auditions de dirigeants de grandes entreprises.
Nous accueillons M. Florent Menegaux, président de la gérance du groupe Michelin, M. Christophe Moriceau, directeur de la recherche avancée, M. Alexander Law, directeur du développement social, M. Xavier Durand, directeur des affaires fiscales et douanières, et Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct ; et elle fera l'objet d'un compte rendu publié sur le site du Sénat.
Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Florent Menegaux, Christophe Moriceau, Alexander Law et Xavier Durand et Mme Fabienne Goyeneche prêtent serment.
Mme Pascale Gruny, présidente. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.
Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.
Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.
Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Nous avons jugé utile de vous entendre, car votre entreprise, qui occupe une place particulière en France et dans le monde, a été au coeur d'un débat politique le 5 novembre dernier. Réagissant au projet de fermeture des sites de Vannes et de Cholet, qui emploient 1 254 salariés, M. Michel Barnier, alors Premier ministre, a déclaré à l'Assemblée nationale vouloir savoir ce que le groupe Michelin « avait fait de l'argent public qu'on [lui] a donné ».
Notre commission d'enquête doit permettre de répondre à ces interrogations légitimes, sachant que vous avez déjà apporté des éléments de réponse lors de votre audition le 22 janvier dernier par la commission des affaires économiques du Sénat, à laquelle appartiennent d'ailleurs de nombreux membres de notre commission d'enquête.
Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?
Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?
Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?
Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?
Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?
Vous le voyez, nos questions sont nombreuses et je vous propose de les traiter dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Florent Menegaux, président de la gérance du groupe Michelin. - Madame la présidente, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, les aides publiques jouent un rôle déterminant pour la compétitivité, l'innovation et la localisation de nos activités en France, en particulier dans le cadre d'un monde que je qualifierai de turbulent et pour renforcer notre ancrage industriel et accompagner les grandes transformations auxquelles nous faisons face.
Ces différents dispositifs sont très encadrés et obéissent à des règles précises que notre groupe respecte avec la plus grande exigence.
Michelin et la France entretiennent une histoire commune faite d'innovation, d'engagement et de responsabilité et il est vrai que cette histoire, riche de plus de cent trente-cinq ans, a connu des moments hauts et des moments qui l'étaient moins.
Michelin, une entreprise citoyenne, a un ancrage territorial très profond en France, lieu de notre siège social et vaisseau amiral, basé à Clermont-Ferrand, de notre recherche et développement (R&D) pour le monde. Michelin a la plus importante empreinte industrielle en France et en Europe de l'Ouest de tous les manufacturiers de pneumatiques.
En France, nous avons quinze sites industriels, qui sont directement ou indirectement liés à la fabrication de pneumatiques, et 19 000 personnes en équivalent temps plein, dont 9 000 dédiées à la production et 3 000 à la R&D - la moitié de nos effectifs mondiaux de R&D sont en France.
Depuis 2014, nous avons investi 2,6 milliards d'euros en France, dont 1,5 milliard pour moderniser notre outil industriel. La France représente 50 % de nos dépenses mondiales de R&D, soit 400 millions d'euros ; 9 % du chiffre d'affaires du groupe, soit 2,5 milliards d'euros ; 16 % des effectifs mondiaux et 13,3 % des prélèvements fiscaux - ainsi, en 2023, nous avons payé 222 millions d'euros d'impôts en France sur 1,4 milliard d'euros au total dans le monde. Vous le voyez, nous ne nous désinvestissons pas de la France.
Notre groupe a un engagement sociétal fort, principalement sous deux formes.
Tout d'abord, Michelin Développement, une filiale qui constitue une agence de développement économique interne, a participé à la création de 32 000 emplois en France depuis 1990, 5 000 depuis 2020, via 16 millions d'euros versés directement par Michelin - 9 millions d'euros sous forme de prêts et 7 millions d'euros sous forme de subventions.
Ensuite, un mécénat global via la Fondation d'entreprise Michelin et un mécénat que j'appellerai de compétences : chaque année, plusieurs dizaines de personnes offrent leurs compétences à l'écosystème local et national. Entre 2019 et 2024, le mécénat a représenté plus de 100 millions d'euros de dépenses.
En quoi les aides publiques sont-elles essentielles pour la compétitivité, l'innovation et la localisation de l'activité en France ? Les aides publiques, qui existent partout dans le monde, représentent un levier d'action pour l'État ou les collectivités locales et un outil d'attractivité. Par exemple, quand Michelin envisage d'investir en Europe, plusieurs États se mettent sur les rangs pour l'accueillir. L'objectif de ces dispositifs est d'aider les entreprises soit à atteindre leurs objectifs sociétaux, par exemple environnementaux, soit à maintenir la compétitivité.
Je rappelle que, sans compétitivité, il n'y a pas de pérennité pour l'entreprise et que, sans pérennité de l'entreprise, il n'y a pas de rétribution de l'entreprise envers la société. Dans un marché mondialisé et avec une concurrence extrêmement intense, la compétitivité est au coeur de la pérennité d'une activité ou d'une entreprise. C'est un mouvement permanent et nous devons gérer une forme d'équilibre.
L'activité de fabrication et de vente de pneumatiques est extrêmement concurrentielle à l'échelle mondiale, particulièrement en Europe. Maintenir la pérennité d'une entreprise implique parfois de faire des choix difficiles, comme la fermeture d'activités. Une entreprise est un organisme vivant qui doit en permanence s'adapter à son environnement. Je dis souvent qu'une entreprise n'est pas un musée. Elle vit et dépend de beaucoup de choses extérieures : le marché, les conditions de la compétitivité, les attentes des clients, qui évoluent, etc.
L'entreprise est une entité responsable : quand on ferme une activité, c'est qu'on a exploré et épuisé toutes les autres solutions, c'est la fin d'un chemin d'entrepreneuriat - une entreprise, c'est d'abord des entrepreneurs qui investissent. Celui qui décide de fermer une activité comprend bien les conséquences pour les individus directement ou indirectement concernés et pour les territoires qui sont affectés. Dans un environnement concurrentiel comme le nôtre, il est aussi très important qu'une entreprise reste attractive pour les recrutements comme pour ses clients.
Les aides publiques par les entreprises françaises sont de nature diverse.
Une première catégorie d'aide vise à soutenir l'emploi pour l'activité partielle, l'embauche, la formation ou la reconversion. Ces aides sont indispensables : sans elles, une entreprise comme Michelin, qui connaît des fluctuations de marché assez brutales, ne pourrait pas continuer d'opérer comme elle le fait. La manufacture française des pneumatiques Michelin (MFPM), c'est-à-dire la société qui opère nos activités en France, a ainsi perçu, au titre du soutien à l'emploi, 10,6 millions d'euros en 2023 pour une masse salariale de 1,5 milliard d'euros.
Une deuxième catégorie est le soutien au mécénat via des déductions fiscales. Entre 2019 et 2024, la fondation d'entreprise et les mécénats de compétences ont bénéficié de 43,5 millions d'euros de déductions fiscales pour 101,2 millions d'euros de dépenses.
Une troisième catégorie est le soutien à la compétitivité. J'insiste sur le fait que ces aides sont indispensables pour maintenir un certain leadership dans une concurrence mondiale dont les règles du jeu ne sont pas harmonieuses - et c'est le moins que l'on puisse dire... Michelin ne sollicite ces aides que lorsque c'est indispensable et qu'elles s'inscrivent dans sa stratégie ; notre business model n'est pas de recevoir des aides !
Ces aides à la compétitivité sont elles-mêmes de différentes natures.
Tout d'abord, il y a les réductions et les allègements de cotisations sociales. La MFPM a perçu 32,4 millions d'euros de ces aides en 2023 pour 400 millions d'euros de cotisations et 1,5 milliard d'euros de masse salariale.
Ensuite, il y a les aides destinées à compenser les coûts de l'énergie. Comme vous le savez, ces coûts se sont envolés avec le conflit russo-ukrainien. Ces aides sont sollicitées par les entreprises : entre 2022 et 2024, Michelin a perçu 4 millions d'euros, alors que le surcoût énergétique, après toutes les économies de consommation que nous avons pu réaliser, a été de 129,4 millions d'euros. Sur la même période, la facture énergétique totale de Michelin a atteint 364,3 millions d'euros en France. Deux sites ont principalement bénéficié de ces aides : un site à Bordeaux, qui fabrique du caoutchouc synthétique, et un à Avallon, qui fait du rechapage. Il faut savoir qu'un pneu de poids lourd rechapé par Michelin à Avalon est beaucoup plus cher aujourd'hui qu'un pneumatique chinois importé sur le marché français.
Certaines aides visent à favoriser la modernisation industrielle. Il s'agit principalement de subventions des collectivités territoriales, mais le plus souvent, Michelin n'est pas éligible, car nous sommes considérés comme un grand groupe et sommes soumis à la règle européenne dite de minimis - 300 000 euros d'aides au maximum par an. En 2023, Michelin a cependant touché 1,4 million d'euros d'aides pour moderniser ses sites en France pour des dépenses totales à ce titre de 155 millions. Michelin a aussi touché 1,8 million d'euros d'aides pour favoriser la transition environnementale de ses sites.
Enfin, il y a le soutien à la R&D, qui est de deux natures : le crédit d'impôt recherche (CIR) et des subventions directes.
En 2023, Michelin a touché 40,4 millions d'euros au titre du CIR pour un budget R&D total de 400 millions d'euros pour la France et un budget mondial d'innovation de 1,2 milliard.
Entre 2020 et 2024, Michelin a perçu 14,7 millions d'euros en subventions pour des projets dont l'enveloppe globale s'est élevée à 82 millions. Deux grands projets ont bénéficié de ces subventions : l'amélioration des pneus des avions et de leur connectivité, projet que nous avons développé dans le cadre d'un consortium avec différents fournisseurs français, notamment Safran et Dassault Aviation ; le projet « Empreinte » qui visait entre 2020 et 2025 à réduire l'empreinte environnementale de nos produits et à développer une nouvelle génération de matériaux recyclés ou biosourcés.
Les aides publiques à la R&D permettent d'aller soit plus vite, soit plus loin dans l'innovation. Dans le monde actuel, la vitesse est très importante. Elles permettent aussi de favoriser des partenariats avec le privé comme avec le public.
L'ensemble des aides que je viens d'énumérer sont encadrées. Chaque projet aidé fait l'objet d'une convention qui fixe les conditions de suivi, de contrôle et de sanction en cas de non-respect. Chaque dispositif a un objectif particulier : ce n'est pas une aide globale à l'entreprise, mais une aide à un projet.
Je vais vous donner des exemples. Nous recevons des aides des agences de l'eau pour baisser notre consommation d'eau : il existe une délibération-cadre et chaque projet spécifique fait l'objet d'une convention et d'un suivi analytique. Les aides à la modernisation de l'outil de production, qui sont souvent accordées par des collectivités locales ou Bpifrance, sont soumises à des conditions de maintien de l'activité ou de retombées économiques, qui sont suivies. En cas de non-respect de ces conditions, les aides doivent être remboursées. Chaque convention définit donc les modalités d'application et de sanction en cas de non-atteinte des objectifs attendus.
L'attribution définitive de l'aide se fait sur pièces justificatives et il faut démontrer sa pertinence. Par exemple, un barème est appliqué pour les certificats d'économies d'énergie sur la base des factures et du gain environnemental : nous devons ainsi fournir le relevé des consommations. En ce qui concerne la décarbonation, on sait que c'est tant d'euros par mégawattheure économisé. Pour la R&D, hors CIR dont la logique est spécifique, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) - c'est souvent elle qui intervient - réalise un suivi annuel de chaque projet et nous fournissons des pièces justificatives pour les dépenses, qui sont suivies analytiquement. Au sein de l'enveloppe globale, les aides sont versées au fur et au mesure de l'évolution du projet.
Les modalités de contrôle sont établies d'un commun accord et a priori. Des audits peuvent être réalisés : deux de nos projets de recherche terminés en 2014 ont été audités en 2018. Si une clause de la convention n'est pas respectée, nous devons rembourser tout ou partie de l'aide.
J'en viens au crédit d'impôt recherche. Je veux d'abord préciser que ce type de dispositif n'est pas spécifique à la France. Beaucoup de pays cherchent à attirer un écosystème d'innovation sur leur territoire. Ensuite, un rapport de 2024 de la Commission européenne sur l'évolution des systèmes fiscaux en Europe met en avant un rapport d'un à quatre entre une incitation fiscale et ce qu'elle rapporte en point de PIB : 0,5 point de PIB d'incitation fiscale sur l'innovation rapporte 2 points de PIB supplémentaires.
Le CIR français est reconnu comme étant très encadré et il a un énorme avantage : il est assez simple dans son fonctionnement.
M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est le moins qu'on puisse dire !
M. Florent Menegaux. - Pour autant, je crois qu'on peut encore améliorer les choses de ce point de vue. Le CIR correspond à des dépenses réalisées et liées à l'emploi en recherche et développement sur la base de déclarations d'heures travaillées et de dépôt de brevets. Chaque projet fait l'objet d'une fiche annuelle. En 2023, Michelin a produit deux cent vingt dossiers de ce type, qui représentent au total sept mille pages ! Il me semble qu'on devrait être capable d'apporter quelques simplifications de ce point de vue...
Nous devons naturellement nous conformer aux exigences de reporting pour toucher ce crédit d'impôt. Nous devons démontrer que chaque projet permet de lever un verrou technologique ou de concrétiser un apport scientifique. Ce dispositif est efficace, puisque Michelin a déposé 258 brevets en 2024, dont 239 en France. Ces brevets ont des champs d'application dans la plupart des pays du monde. En cas de non-respect des règles, l'aide est dite « rappelée » : nous devons alors la rembourser. D'ailleurs, les fiches dont je vous ai parlé sont conçues pour être auditables et nous avons eu un contrôle fiscal en 2019 sur la période 2014-2017. Vous le voyez, tout cela est très encadré. Le contrôle est même devenu quasi permanent, puisque Michelin a signé en 2019 un accord de relation de confiance avec l'administration fiscale - nous sommes donc en audit permanent !
Le CIR rend le coût d'un chercheur en France compétitif : sans aides, les coûts salariaux de la R&D sont supérieurs en France à ceux des principaux pays développés, à l'exception des États-Unis ; avec les aides, nous sommes mieux placés que le Japon, le Royaume-Uni, l'Allemagne ou encore le Canada. Ces éléments sont retracés dans le slide qui est projeté.
Michelin continuera naturellement à faire de la recherche avec ou sans crédit d'impôt, mais depuis que nous avons accès au CIR, nous avons relocalisé une grande partie de notre recherche en France, où nous avons augmenté nos effectifs de 250 personnes. Tout cela parce que le coût d'un chercheur est compétitif. Sans CIR, Michelin, entreprise mondiale, pourrait décider de délocaliser ses activités de recherche dans tel ou tel autre pays. Le capital de notre groupe est détenu par des investisseurs auxquels je dois rendre des comptes sur la manière dont j'optimise la gestion de leurs deniers.
Je le redis, le CIR a permis le rapatriement de beaucoup de choses en France et il a eu un impact considérable sur l'écosystème français de la recherche. Sur la période 2021-2023, nous avons développé plus de 250 partenariats et nous avons dépensé 55,5 millions d'euros avec des chercheurs académiques et avec des industriels, respectivement à hauteur de 46 % et de 54 %.
Nous avons d'ailleurs une relation de confiance très forte avec le CNRS : plus de cinquante contrats de recherche par an et dix laboratoires communs permanents qui sont très fructueux pour les deux parties. Nous avons aussi quatorze contrats de recherche par an avec l'université Clermont-Auvergne. Les laboratoires communs avec le CNRS travaillent sur des sujets variés : les procédés industriels, comment faire de nouvelles membranes, l'hydrogène, etc. Ils touchent aussi les sciences humaines : comment développer d'autres manières de gérer les relations sociales en France, etc.
Le dernier point de mon intervention liminaire porte sur nos recommandations, qui sont de trois ordres.
Tout d'abord, mieux définir la finalité des aides publiques grâce à une nomenclature des aides. Il est aujourd'hui impossible de savoir exactement de quoi l'on parle et de chiffrer ces aides, qui mélangent souvent des choux et des carottes. Il faut que chaque acteur s'y retrouve.
Ensuite, simplifier et harmoniser le fonctionnement des aides pour les entreprises comme pour les administrations. Certains pays - la Thaïlande ou le Canada par exemple - ont mis en place un guichet unique et nous devrions faire de même. En France, rien que pour le plan France 2030, nous avons deux interlocuteurs : Bpifrance et l'Ademe. Un guichet unique permettrait de simplifier les démarches et d'alléger les coûts de gestion pour les administrations comme pour les entreprises ; l'administration pourrait aussi mieux suivre et mieux contrôler.
Enfin, améliorer la transparence. L'argent public est versé par les citoyens et il est normal de rendre des comptes, mais en France, contrairement à l'Union européenne, on a souvent du mal à comprendre pourquoi un projet est refusé. Il me semble que les refus devraient être motivés afin que nous puissions nous adapter.
J'espère que ces retours d'expérience de Michelin vous auront été utiles. Pour une entreprise fondée sur l'innovation comme la nôtre, le crédit d'impôt recherche a montré son efficacité : c'est un dispositif simple et bien pensé. Je crois que nous devrions nous en inspirer pour d'autres dispositifs afin d'améliorer l'efficacité de la dépense publique.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Lorsque nous parlons d'argent public, il n'y a pas de honte à faire de la transparence. Nous étions inquiets de ce point de vue, voire désabusés, d'entendre les représentants des administrations concernées dire qu'ils étaient incapables de savoir combien chaque entreprise touche d'aides ! Je rappelle qu'on recense environ deux mille deux cents dispositifs...
Je reviens sur un point que vous avez mis en avant, mais de manière assez contradictoire avec ce que nous avons entendu jusque-là : les aides seraient très bien conditionnées et leur efficacité serait vérifiée. Or nous avons auditionné Louis Gallois, le père du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE). Il nous a dit que ce dispositif a été mis en place pour la compétitivité, pas pour l'emploi, mais que de toute manière on ne pouvait pas évaluer la compétitivité... Les administrations nous ont aussi dit qu'il était très complexe d'évaluer nombre de dispositifs.
S'agissant du CICE, vous auriez touché en moyenne par an 22,6 millions d'euros entre 2013 et 2019 - vous me corrigerez si je me trompe. Ce dispositif a ensuite été remplacé par un allègement de cotisations. Aurait-il fallu cibler davantage le CICE ?
Vous aviez déclaré que 4,3 millions d'euros serviraient au site de La Roche-sur-Yon en 2017, mais vous avez décidé de fermer le site la même année... Vous aviez dit que les investissements devaient servir à la rénovation d'ateliers de cuisson et à l'achat de huit nouvelles machines d'assemblage. Deux de ces machines ont été montées, puis démontées, puisque vous avez fermé le site ; six autres sont restées dans les cartons et sont parties dans des usines, en Espagne, en Roumanie et ailleurs.
Ne pensez-vous pas que l'argent public français doit financer des investissements en France ?
M. Florent Menegaux. - L'argent public français doit aider à soutenir les activités en France.
M. Alexander Law. - La fermeture du site de La Roche-sur-Yon a été annoncée en 2019 et est devenue effective en 2020.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais six machines-outils sur huit n'ont jamais vu La Roche-sur-Yon !
M. Florent Menegaux. - Ces machines ont commencé à être déployées sur le site de La Roche-sur-Yon, puis nous avons décidé de fermer le site. Cela correspond à ce que je vous disais sur les fermetures de sites : elles ne sont pas décidées longtemps à l'avance.
À La Roche-sur-Yon, nous avons essayé différentes choses, mais nous sommes arrivés à la conclusion que nous n'y arrivions pas. Je rappelle que nous avons perdu d'importantes parts de marché sur les pneus poids lourds. Ce site était le plus cher du monde pour la fabrication de ces pneus. Nous étions en surcapacité massive et nous ne voyions pas comment faire pour continuer cette activité. Il n'y a pas de corrélation directe entre le CICE et une délocalisation d'activité. Nous ne faisons pas comme cela chez Michelin. D'ailleurs, si je ne connais pas le détail du dossier, mais sur cette question précise je considère que l'on devrait être capable de rembourser si le CICE n'a pas servi pour les machines restées en France : ce ne serait pas anormal qu'on les rembourse. Mais ce n'est pas le cas pour tous les autres sujets.
M. Fabien Gay, rapporteur. - La direction de Michelin a indiqué aux membres du comité social et économique (CSE) comment le CICE était ciblé pour chaque site. Pour La Roche-sur-Yon, vous cibliez 4,3 millions d'euros, notamment pour huit machines-outils, dont seulement deux ont été déployées, les six autres restant dans les cartons. Deux ans après, vous fermez l'usine. Fallait-il ou non fermer le site de La Roche-sur-Yon ? Ces machines, achetées grâce à l'argent du contribuable français, n'auraient-elles pas pu être redéployées dans un autre site industriel en France, alors que vous avez fait le choix de les envoyer ailleurs en Europe ?
M. Florent Menegaux. - Ces machines servent à fabriquer des pneus poids lourds, pas d'autres types de pneus. Or il n'y a plus de fabrication de pneus poids lourds en France, ce n'est plus possible pour des raisons économiques. Ces machines n'ont donc, malheureusement, pas d'utilité en France.
M. Fabien Gay, rapporteur. - S'agissant du crédit d'impôt recherche, nous sommes quand même légers en termes d'évaluation et de conditionnalité. Je tire ce constat des auditions des administrations que nous avons organisées.
Par ailleurs, je ne suis pas contre les aides publiques de type CIR, mais il faut à mon sens que la recherche ait lieu en France. Or nous avons appris que ce n'est pas nécessairement le cas... Corroborez-vous cet élément ?
M. Christophe Moriceau, directeur de la recherche avancée. - Faire appel à de la sous-traitance est effectivement autorisé. Si le crédit d'impôt recherche est d'abord indexé sur les emplois de R&D de Michelin, il est également possible d'intégrer des dépenses de R&D effectuées par des sous-traitants. Mais nous n'allons pas chercher n'importe quel type de sous-traitant. Il doit s'agir de sous-traitants de R&D ayant obtenu une homologation du ministère de la recherche, qui vérifie si les activités concernées sont bien éligibles au CIR. Or les critères d'éligibilité - je pense notamment au manuel de Frascati - sont très précis.
Aller chercher de la sous-traitance dans d'autres pays européens est également autorisé. Chez Michelin, nous le faisons très peu. Le total des dépenses effectuées hors de France représente seulement 1,8 % des 40,4 millions d'euros qui ont été mentionnés. Cela correspond à certaines activités bien précises : par exemple, pour les pneus de génie civil dans les mines, notre centre de test est situé en Espagne et notre filiale espagnole réalise pour notre compte des tests que nous ne saurions pas faire en France. Notre règle de conduite est de n'aller hors de France qu'à la condition de ne pas trouver de prestations équivalentes sur le territoire national.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je m'étonne tout de même qu'il soit possible de toucher du crédit d'impôt, puis de faire appel à de la sous-traitance. Pourriez-vous nous indiquer quelle est la part de sous-traitance ?
M. Christophe Moriceau. - Sur la partie R&D, elle est inférieure à 6 %.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Les investissements réalisés grâce aux aides publiques, notamment en R&D, servent-ils avant tout à licencier ou à économiser de l'emploi ?
M. Florent Menegaux. - Je ne suis pas surpris de votre question. Je vais donc vous rappeler ma responsabilité en tant que chef d'entreprise.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reformule. La R&D, notamment en matière d'intelligence artificielle, permet-elle de réaliser des gains de productivité conduisant à licencier ou à économiser de l'emploi ?
M. Florent Menegaux. - Nos projets de recherche n'ont pas pour finalité de supprimer de l'emploi. Ce n'est pas du tout ainsi que nous raisonnons.
En revanche, une entreprise doit rester compétitive, sous peine de disparaître. Dans un marché européen ouvert, ne pas travailler sur la compétitivité, c'est acter la disparition de son entreprise. La finalité d'un projet de R&D n'est pas de supprimer de l'emploi, bien quela productivité, pour une entreprise, relève de l'hygiène quotidienne. Ne pas le faire, c'est se condamner.
Dans un monde où la technologie va très vite, les projets de recherche pour renforcer la productivité peuvent avoir pour conséquence de réduire les besoins en effectifs ou en machines. Mais ce n'est pas leur finalité ; il s'agit simplement d'un effet induit possible.
L'économie française est bâtie sur le progrès. Cela implique un flux permanent entre des métiers qui apparaissent et d'autres qui disparaissent. Nombre de nouveaux métiers sont en train d'apparaître et d'autres vont diminuer en importance.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Le 12 février dernier, vous avez présenté un slide à vos actionnaires - il est consultable sur internet - dans lequel vous mettez en parallèle, d'une part, les fermetures de sites intervenues en 2023 et 2024, dont Cholet et Vannes, mais également Shanghai, et, d'autre part, les investissements, par exemple dans le numérique ou, plus particulièrement, l'intelligence artificielle.
M. Florent Menegaux. - Il n'y a aucun lien de causalité entre les différents éléments qui figurent sur le slide en question. Les fermetures sont liées à l'évolution de notre compétitivité et de nos parts de marché dans le monde. Je pourrais vous exposer les motifs de chacune. Le document que vous évoquez visait à présenter nos résultats annuels à nos investisseurs, qui ont besoin de savoir si Michelin est toujours à la pointe de la technologie pour renforcer sa productivité. Il n'y a donc pas de relation de cause à effet entre les fermetures et les investissements. Simplement, si Michelin n'investit pas dans intelligence artificielle, nos investisseurs considèreraient que nous ne faisons pas notre travail.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Que Michelin continue à innover ne me pose aucun problème. Les Français sont attachés à cette belle entreprise, qui emploie des dizaines de milliers de salariés et qui a beaucoup de savoir-faire.
En revanche, quand on voit un tel slide - je n'ai pas la chance d'être un actionnaire de Michelin -, il y a de quoi s'interroger. Le progrès technologique sert-il à soulager le travail et à le partager ou à nourrir les actionnaires ?
M. Florent Menegaux. - Je vous laisse votre interprétation de ce document. Mais notre intention n'était pas celle-là. Nous voulions montrer la productivité de nos sites. Nous nous devons de justifier à nos actionnaires que nous sommes toujours à la pointe de la technologie en termes de productivité.
Il y a une notion financière qui s'appelle la création de valeur. C'est le rapport entre les capitaux qui sont utilisés et les résultats. Les investisseurs de Michelin y sont extrêmement sensibles. Nous devons justifier en permanence que nous sommes au maximum de notre productivité et de l'utilisation des technologies les plus modernes.
Le slide visait à indiquer à nos investisseurs que nous travaillons en permanence sur la productivité. Mais, je le redis, il n'y a pas de relation de cause à effet entre ces investissements et les fermetures de site.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans ce cas, il était pour le moins malheureux de mettre ces deux aspects sur le même slide. Vous auriez pu, au moins, faire deux documents distincts.
Je me suis permis de faire un peu d'archéologie politique. Le 8 janvier 2020, présentant à l'Assemblée nationale sa proposition de loi relative à la constitution d'une commission de contrôle nationale et décentralisée des fonds publics accordés aux entreprises, Robert Hue déclarait :
« [...], le 8 septembre dernier, le groupe Michelin annonçait la suppression de 7 500 emplois sur trois ans en même temps qu'une progression de 17 % de son résultat net.
« Si les salariés et leurs familles furent frappés de stupeur par la terrible nouvelle, les actionnaires, eux, s'en réjouirent bruyamment : le titre Michelin s'envolait, en hausse de 11 % dès l'ouverture de la séance du lendemain à la Bourse de Paris.
« La presse révélait peu après que Michelin avait perçu depuis 1983 - comble de cynisme ! - 10 milliards de francs d'aides publiques à l'emploi.
« La proposition de loi que j'ai l'honneur de présenter aujourd'hui [...] participe d'une vaste ambition qui propose que l'action pour faire reculer le chômage et pour la création d'emplois devienne une priorité nationale. Cela exige l'engagement de grandes réformes de structure en matière de fiscalité et de crédits notamment, afin de rompre avec la logique capitaliste qui fait des effectifs salariés et des rémunérations des coûts à réduire absolument.
« [...] C'est loin d'être le cas aujourd'hui. Des centaines de milliards ont été consentis ces dernières années aux entreprises, au nom du maintien ou du développement de l'emploi. Pour quels résultats ? Les plans de licenciement se sont succédé à un rythme élevé, la précarité a explosé, le chômage n'a cessé de croître. »
Vingt-quatre ans après, ces mots paraissent d'une terrible actualité. Votre groupe va distribuer 1,4 milliard d'euros de dividendes. Certes, me direz-vous, il n'a pas gagné d'argent qu'en France ; il en a aussi gagné dans le monde. Mais vous avez également un plan de rachat d'actions de plus d'un milliard d'euros entre 2024 et 2026.
Comprenez-vous que les salariés, les élus et l'opinion publique soient choqués lorsqu'un groupe comme le vôtre, qui touche des aides publiques, verse des dividendes substantiels à ses actionnaires tout en licenciant ? Ne faudrait-il pas s'abstenir de licencier une année où l'on verse des dividendes, et réciproquement ? Ou alors, ne faudrait-il pas rembourser les aides quand on rémunère les actionnaires tout en licenciant ?
M. Florent Menegaux. - Mon rôle est de concilier des éléments difficilement conciliables. Vous faites état d'une contradiction apparente. Je précise que les événements auxquels vous avez fait référence ont conduit à l'adoption de « l'amendement Michelin ».
J'ai la responsabilité d'assurer la pérennité de l'entreprise dans une compétition internationale féroce. Si nous ne travaillons pas en permanence sur la productivité et si nous ne constatons pas que certains sites ont achevé leur cycle de vie, nous ne faisons pas notre travail.
En outre, une grande partie du financement de Michelin vient des investisseurs, notamment étrangers. Et ces investisseurs, il faut les rémunérer.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Aujourd'hui, 75 % de vos investisseurs sont étrangers. Auriez-vous fermé les sites de Cholet et de Vannes si les investisseurs avaient été majoritairement français ?
M. Florent Menegaux. - Nous aurions procédé exactement de la même manière. Les cas de Cholet et de Vannes sont un peu différents. Le site de Cholet était arrivé en bout de cycle ; il n'était pas justifié de continuer à employer des salariés dont les compétences étaient désormais sous-utilisées. Dans le cas de Vannes - le site fabriquait des câbles destinés uniquement aux pneus poids lourds -, nous avons perdu massivement des parts de marché en Europe du fait de l'environnement concurrentiel européen. Ce n'est pas Michelin qui en décide. Les investisseurs français font comme les autres investisseurs ; ils regardent quel est le retour d'investissement.
Je l'ai indiqué, ma première responsabilité est d'assurer la pérennité de l'entreprise.
Ma deuxième responsabilité est celle d'avoir des investisseurs. Cela implique de leur garantir un retour sur investissement. Les dividendes, c'est un loyer que l'on verse pour le capital qui est investi chez Michelin. C'est normal. Si vous-même placiez votre argent chez Michelin, vous en attendriez le versement de dividendes, indépendamment d'ailleurs - ce n'est pas du tout corrélé - des fermetures ou des ouvertures de site.
Ma troisième responsabilité est de maintenir notre avance technologique dans un monde hyperconcurrentiel. Pour ce faire, nous avons besoin des aides de l'État. Le rôle de l'argent public est aussi de faciliter les transitions, notamment en matière écologique.
Entre ces trois responsabilités, les contradictions ne sont qu'apparentes. En réalité, nous ne parlons pas de la même chose.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous développez les mêmes arguments que lors de votre audition par la commission des affaires économiques ; à l'époque, je m'étais tu.
Est-il indispensable pour un groupe aussi solide que le vôtre de toucher 40 à 50 millions d'euros d'aides publiques ? Je pense que, même sans le CIR, vous investiriez en France. Selon un rapport de France Stratégie, dans les TPE-PME, pour un euro de CIR investi, les dépenses de R&D progressent de 1,8 à 2 euros ; dans les grands groupes comme le vôtre, la progression est quasi nulle. Je serais d'ailleurs intéressé de savoir combien vous investissez en France pour un euro de CIR.
Je suis scandalisé qu'un groupe comme le vôtre touche de l'argent public, verse 1,4 milliard d'euros de dividendes, ait un plan de rachat d'un milliard d'euros de dividendes et licencie 1 200 personnes !
M. Florent Menegaux. - Les dividendes et les rachats d'actions, ce n'est pas du tout pareil. Les rachats d'actions, c'est un surplus de cash qui est rendu aux actionnaires ; cela n'a aucune incidence sur l'investissement.
Toutes les aides publiques que nous touchons en France correspondent à des projets bien déterminés ayant un impact positif pour la France.
En 2024, sur le résultat net et sur les résultats opérationnels des secteurs, nous avons diminué par rapport à 2023. Je le répète, en France, nous perdons de l'argent sur nos activités de production industrielle. Mais, parce que la France est notre pays, parce que nous croyons en elle, nous maintenons des activités qui sont de facto subventionnées par d'autres pays.
Mme Pascale Gruny, présidente. - Comment avez-vous accompagné les salariés qui ont été licenciés ?
M. Daniel Fargeot. - Je partage vos préconisations sur les aides publiques : mieux définir leur nomenclature, simplifier le mode de fonctionnement, améliorer la transparence et - j'en ajoute une quatrième - en mesurer l'efficacité.
Nous avons été informés que l'inspection générale des finances (IGF) a été sollicitée par Michel Barnier, alors Premier ministre, au mois de novembre 2024 pour réaliser une mission sur l'utilisation des aides publiques perçues par Michelin. Avez-vous été contactés par l'IGF dans ce cadre ?
En vingt ans, six usines Michelin ont fermé. Pourriez-vous nous indiquer si les aides publiques que vous percevez ont permis d'éviter des suppressions de postes ou des délocalisations ? Si oui, de quelle manière ?
Le résultat dégagé par l'entreprise permet de mettre en distribution des dividendes aux actionnaires. Or, à ce jour, les aides publiques sont intégrées dans le résultat fiscal de l'entreprise. Vous paraît-il légitime d'incorporer les aides publiques dans le résultat distribuable ?
Mme Anne-Sophie Romagny. - Dans un communiqué de presse du 5 novembre 2024, Michelin a annoncé des solutions pour accompagner les salariés. Quel est le montant précis de ces mesures ? Les aides que vous avez perçues pour le soutien à l'emploi sont-elles dévoyées, quand il n'y a plus d'emploi, pour l'accompagnement des salariés en difficulté ?
Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques. - Nous avons effectivement compris que nous serions sollicités par l'IGF. Nous sommes à sa disposition.
M. Xavier Durand, directeur des affaires fiscales et douanières. - Monsieur le sénateur, je pense que vous voulez savoir si les aides ont finalement été distribuées.
M. Daniel Fargeot. - Non. Je vous demande si, selon vous, le résultat distribuable devrait être diminué des aides publiques perçues.
M. Xavier Durand. - La plupart des aides qui vous ont été présentées fonctionnent sous la forme de crédits d'impôt sur une activité qui doit elle-même être profitable. Je ne pense donc pas qu'il y ait un lien entre les deux éléments que vous mentionnez. Dans le cas du CIR, au bout d'une certaine période, si le crédit ne peut pas être imputé, il est remboursable.
M. Daniel Fargeot. - Mais le crédit d'impôt remboursé par l'État entre tout de même à la fin dans le résultat ; j'aimerais simplement que ces sommes ne soient pas redistribuées aux actionnaires.
Je précise que Michelin reçoit 100 millions d'euros d'aides publiques. Les 40,4 millions d'euros, c'est seulement le CIR.
M. Florent Menegaux. - Nous avons augmenté nos dépenses de recherche en France. Le CIR y a contribué.
Ce n'est pas nous qui fixons les règles applicables. En revanche, nous sommes dans un champ de concurrence mondiale. Michelin est présent dans 175 pays dans le monde. Dès lors, la question de la compétitivité des aides publiques octroyées par la France par rapport à ce qui se pratique dans d'autres États, y compris européens, se pose.
M. Daniel Fargeot. - J'insiste pour que le CIR et les autres aides publiques soient défalqués de ce qui peut être distribué à vos actionnaires.
M. Florent Menegaux. - Mais quand des activités de production en France sont subventionnées par d'autres activités dans d'autres pays, nous ne remboursons pas les États concernés ! Si nous calculions l'impôt payé en France sur la base d'un résultat sponsorisé par d'autres pays à l'étranger, cela reviendrait exactement au même.
Au demeurant, ce n'est pas à nous de fixer les règles du jeu, c'est à la représentation nationale. Simplement, nous sommes dans un environnement concurrentiel mondialisé. Il faut comprendre que, même sur les aides, la France doit rester compétitive.
M. Alexander Law. - Vous m'interrogez sur l'accompagnement des salariés. Je centrerai mon propos sur Vannes et Cholet. Les négociations sociales sont terminées et nous attendons la conclusion d'un accord pour lundi prochain.
Les fermetures de site ont touché 955 personnes à Cholet et 299 à Vannes. À date, 12 % des salariés concernés ont opté pour une solution de mobilité interne sur d'autres sites du groupe Michelin en France, 15 % bénéficient de mesures de préretraite et 73 % sont concernés par une mobilité externe.
La proposition d'accompagnement du groupe pour une mobilité interne est de 40 000 euros brut d'indemnités. En outre, il y a une indemnité de déménagement : 5 500 euros brut pour une personne célibataire, 7 700 euros brut pour un couple, plus 1 100 euros brut par enfant à charge de moins de 26 ans. Elle est versée à la date de la mutation et les frais de déménagement sont évidemment pris en charge par l'entreprise. Je mentionne également le service de découverte de la nouvelle ville, l'aide à la recherche de logements et l'accompagnement pour le conjoint et les personnes à charge qui auraient perdu leur emploi du fait du déménagement.
Sur la mobilité externe, la société Randstad accompagnera chaque salarié jusqu'à ce qu'il ait trouvé un emploi. L'accompagnement est valable jusqu'à ce que le CDI soit validé après la période d'essai. À l'indemnité conventionnelle de licenciement viennent s'ajouter divers éléments, dont 40 000 euros brut, plus 1 250 euros brut par année d'ancienneté, plus un bonus en termes de salaire : une personne âgée de moins de 30 ans bénéficiera de deux mois de salaire brut et une personne de plus de 50 ans de six mois de salaire brut. C'est progressif. Il y a aussi une indemnité de compensation d'un éventuel écart salarial : si la personne retrouve un nouveau poste, mais avec une rémunération inférieure, le groupe compensera jusqu'à hauteur de 400 euros par mois pendant trois ans.
Il y a également des aides à la formation, pour des montants compris entre 5 000 euros et 12 000 euros. Une personne qui souhaite créer une autoentreprise se verra dotée de 5 000 euros brut ; pour les créations d'entreprises génératrices d'emplois, l'entreprise proposera une somme de 20 000 euros brut.
Notre engagement ne s'arrête pas à l'aide aux personnes. Nous travaillons aussi à réparer les dégâts sur le marché du travail local. C'est compris dans l'obligation de revitalisation des territoires. Cet aspect est négocié avec l'administration. Le groupe Michelin est lui-même l'opérateur de la revitalisation, car nous ne souhaitons pas signer un chèque et partir : nous vérifions chaque création d'emploi jusqu'à ce que 1 254 emplois soient recréés sur les bassins d'emploi.
Enfin, nous ferons aussi en sorte que les sites industriels où il n'y aura plus d'activité de production de pneumatiques soient redéployés vers d'autres activités, une fois la procédure liée à la loi Florange terminée.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Encaissez-vous, sur vos sites de production à l'étranger, des aides publiques versées, notamment, dans le cadre de la recherche ?
M. Thierry Cozic. - Je vous remercie de la transparence de vos propos.
S'il paraît tout à fait normal qu'un groupe comme Michelin rémunère correctement ses actionnaires, je m'interroge néanmoins sur certains de vos choix. Dans un communiqué de presse, vous avez annoncé, non sans fierté : « Michelin améliore en 2023 son résultat opérationnel des secteurs à 3,6 milliards d'euros et délivre un free cash flow élevé de 3 milliards d'euros, reflétant la solidité de sa stratégie ». Vous en avez aussi profité pour augmenter de 8 % le dividende par action et pour lancer un programme de rachat d'actions pouvant représenter jusqu'à un milliard d'euros sur la période 2024-2026. Et, au même moment, vous annonciez la fermeture de deux sites. Comprenez-vous qu'il ne soit pas audible pour nos concitoyens qu'un groupe touche des aides publiques, rémunère le capital et ferme des sites ?
Les 4,3 millions d'euros du CICE ont servi à financer l'achat de machines, dont deux sont restées sur un site qui a fermé, celui de La Roche-sur-Yon, et six ont été réexpédiées vers d'autres usines à l'étranger, en Espagne, en Roumanie et en Pologne. Devant le tollé suscité par cette décision, votre prédécesseur avait déclaré que le groupe rembourserait ces 4,3 millions d'euros, avant de se rétracter arguant que le CICE n'était pas assujetti à des critères spécifiques en matière d'emploi. Là encore, ne pensez-vous pas que nos concitoyens ont du mal à accepter ce genre de propos ?
M. Xavier Durand. - Le groupe paye un montant annuel d'impôts de 1,4 milliard d'euros, soit 30 à 40 % du résultat opérationnel de nos secteurs. Et l'effort global d'innovation de 1,2 milliard d'euros permet de percevoir 40 millions d'euros de CIR en France et 30 millions d'euros à l'étranger, soit un total de 70 millions d'euros.
M. Florent Menegaux. -À l'époque, je n'avais pas la responsabilité de ce dossier. Mais je ne me défausse pas ; je suis solidaire des décisions qui ont été prises. Encore une fois, ce n'est pas nous qui fixons les règles.
Dans une entreprise, il y a les résultats et il y a le cash flow. Ce n'est pas la même chose, même si un résultat conduit en général à du cash flow.
Michelin n'utilise jamais des sommes qui devraient servir à payer les salariés ou à réaliser des investissements productifs pour rémunérer ses actionnaires. Nous avons des systèmes de provisions pour rémunérer d'abord les salariés. Nous n'avons jamais arbitré la rémunération des salariés pour verser un dividende.
De même, nous n'avons jamais arbitré des investissements pour aller racheter du capital. Simplement, Michelin a une génération de cash flow performante. Une fois que nous avons payé nos taxes et nos impôts, rémunéré nos salariés et réalisé tous nos investissements, la question est de savoir quoi faire de l'argent qui nous reste. Se désendetter ? Cela n'a que peu d'intérêt : notre taux d'endettement est faible aujourd'hui. Mieux vaut donc reverser ce cash flow aux actionnaires : il sera plus productif. Mais nous n'arbitrons jamais sur la pérennité, la productivité ou l'innovation de Michelin. Si nous thésaurisions ce cash flow dans notre bilan, nous deviendrions la proie de prédateurs.
J'entends ce que vous dites, monsieur le sénateur, mais les deux réalités que vous évoquez n'ont rien à voir. La fermeture des sites assure la pérennité à long terme de l'entreprise. Elle est la meilleure utilisation de nos actifs. Quand un actif ne tourne pas suffisamment et est arrivé au bout de sa technologie, il faut savoir le fermer pour réinvestir dans quelque chose de plus performant.
Encore une fois, le versement des dividendes correspond à la rémunération d'un loyer pour l'entreprise. Pendant un certain nombre d'années, Michelin a mal rémunéré ses actionnaires, moyennant quoi le cours de l'action était extrêmement faible. Cela nous rendait vulnérables. Nos salariés le comprennent très bien. Aujourd'hui, la plupart d'entre eux sont actionnaires de Michelin. Ils savent bien que la santé de l'action Michelin est aussi une façon de garantir la pérennité et l'indépendance du groupe. À défaut, le capital de Michelin pourrait être détenu demain par des investisseurs en mesure de décider du jour au lendemain de changer la stratégie de l'entreprise. Bien rémunérer les actionnaires est une garantie de tranquillité financière.
Mais nous n'arbitrons jamais sur le bien-être des salariés ou sur l'investissement de l'entreprise, qui est garant de sa pérennité.
M. Thierry Cozic. - J'entends ce que vous dites, mais songez que, dans un contexte où l'on demande des efforts à nos concitoyens, la communication du groupe à l'égard du grand public est complètement inaudible. Puisque vous protégez tellement vos salariés, pourquoi fermer des sites ?
M. Florent Menegaux. - Monsieur le sénateur, en net, Michelin recrute en France et il le fait sur des emplois beaucoup plus qualifiés aujourd'hui qu'hier. Certes, Michelin emploie actuellement 12 000 personnes à Clermont-Ferrand contre 35 000 autrefois. Mais la valeur ajoutée des 12 000 salariés d'aujourd'hui est bien supérieure à celle des 35 000 d'hier.
Ne pensons pas l'économie comme quelque chose de figé ; une entreprise, ce n'est pas un musée. Plus l'entreprise a la possibilité de se redéployer, plus elle sera performante et plus elle investira. À l'inverse, plus on cherche à protéger, plus on détruit l'économie.
M. Lucien Stanzione. - Avec tous ces milliards d'euros, moi, sénateur d'un petit département rural, j'ai la tête qui tourne.
Votre groupe est implanté dans 175 pays et emploie plus de 130 000 personnes. Pourquoi sacrifier 1 254 salariés français quand il y en a 130 000 autres ailleurs ? Il ne s'agit pas de chauvinisme de ma part ; je n'ai rien contre les salariés étrangers. Mais il me paraîtrait logique et judicieux de préserver l'emploi en France. D'ailleurs, vous venez vous-même d'indiquer que les salariés français sont très bons.
M. Florent Menegaux. - Monsieur le sénateur, nous avons 16 % de nos effectifs en France, alors que nous n'y réalisons que 9 % de notre chiffre d'affaires. En outre, quand Michelin se déploie partout dans le monde, c'est la France qui rayonne.
M. Lucien Stanzione. - Les salariés licenciés, eux, ne rayonnent pas !
M. Florent Menegaux. - Encore une fois, nous avons 16 % de nos salariés en France pour seulement 9 % de notre chiffre d'affaires. Or nous devons donner des explications à nos investisseurs, dont, je le rappelle, 75 % sont étrangers.
Mme Pascale Gruny, présidente. - Négociez-vous votre taux d'imposition avec l'État ?
M. Xavier Durand. - Non. J'ignorais même qu'une telle possibilité pouvait exister... Nous sommes transparents vis-à-vis de l'État. Nous sommes entrés dans un partenariat pour être à livre ouvert avec les autorités fiscales depuis 2019. Et nous publions depuis l'année dernière un rapport de transparence fiscale ; vous pourrez y retrouver les chiffres dont je vous ai fait part. Mais nous ne négocions évidemment pas les taux d'imposition avec l'administration fiscale.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez indiqué à deux reprises que vos résultats en France étaient déficitaires.
M. Florent Menegaux. - Non. J'ai dit que nos résultats en France étaient bénéficiaires, mais que l'activité de production industrielle sur le territoire national était déficitaire. La France fait ses résultats sur les dividendes reçus de l'étranger, sur la facturation des frais de R&D, sur des facturations de sièges, sur des prestations intellectuelles effectuées par le groupe, etc. Et l'activité commerciale en France est bénéficiaire. Mais 75 % des produits qui sont vendus en France viennent de pays périphériques et 80 % de la production française est exportée.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas exactement ce que vous avez indiqué à deux reprises.
M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai entendu M. Law décrire le plan de licenciement et exposer les conditions dans lesquelles vont devoir partir les quelque 1 200 salariés. Mais le coût social de ces mesures va plomber le résultat net de Michelin pour 2024. Avouez qu'il y a tout de même là un petit sujet...
Vous vous prononcez pour la transparence, tout en rappelant que ce n'est pas vous qui fixez les règles du jeu. Seriez-vous favorables à une évaluation plus précise des différents dispositifs et à une conditionnalité ou une critérisation accrues des aides publiques ? Aujourd'hui, il y a effectivement très peu de règles de jeu.
Employez-vous des intérimaires lorsque vous avez recours au chômage partiel, qui est tout de même aussi une aide importante ?
Enfin, sachant que vos actionnaires vous demandent des explications sur le ratio de 16 % des effectifs en France pour seulement 9 % du chiffre d'affaires, d'autres fermetures de sites sont-elles envisagées ? Si oui, lesquelles ?
M. Florent Menegaux. - Nous sommes favorables à la transparence et à toutes les mesures qui y contribuent. Il existe déjà beaucoup de critères et un reporting très lourd : la décision vous revient de décider s'il en faut davantage.
Nous pensons que la mise en place d'un guichet unique permettrait de simplifier les choses et d'améliorer l'efficacité de ce reporting, tant pour l'entreprise que pour l'administration.
Pouvez-vous, monsieur le rapporteur, me rappeler votre question sur ce que vous appelez les règles du jeu ?
M. Fabien Gay, rapporteur. - Il me semble que l'ensemble des membres de notre commission d'enquête, qui représentent tout l'arc politique du Sénat, sont d'accord sur le fait que nous devons nous assurer de l'efficacité des dispositifs mis en place. Pour le CICE, on nous avait annoncé qu'il était créé pour favoriser l'emploi et la compétitivité, mais aucun critère n'a été fixé en la matière. Il est vrai qu'on ne peut reprocher quelque chose à une entreprise, si nous n'avons pas fixé cela comme condition ou critère.
Seriez-vous favorable à ce qu'on pose des critères plus précis que les entreprises devraient respecter ?
M. Florent Menegaux. - Michelin respecte toujours les règles. Notre sujet, c'est plutôt l'efficacité des politiques publiques. De notre côté, nous savons parfaitement à quoi sont employées les aides. Si l'on nous fixe des critères pour une aide, nous les respecterons dans le cas où nous la touchons.
Je veux quand même rappeler que nous opérons sur un marché mondialisé. Nous devons donc penser à la concurrence et à la compétitivité de la France. Lorsque nous réfléchissons à des règles, nous devons aussi regarder ce qui se fait ailleurs, y compris dans l'Union européenne. On ne peut pas raisonner uniquement sur ce qui se passe au niveau français.
Concernant les sites de Troyes et du Puy-en-Velay, ils sont en ce moment très largement en sous-charge. Huit sites français sont dans ce cas : leur taux de charge est d'environ 50 %.
Comme vous le savez, le marché agricole, le coeur de l'activité de l'usine de Troyes, s'est effondré. L'Europe laisse entrer sur notre marché des pneus indiens sans aucune contrepartie, alors que nous sommes là-bas soumis à des licences d'importation et que nous n'avons pas le droit d'y exporter. Nous avons donc perdu des parts de marché très importantes sur les produits agricoles. Pour autant, nous faisons tout pour essayer de maintenir l'usine de Troyes.
S'agissant des usines de Montceau-les-Mines et du Puy-en-Velay, leurs produits sont indispensables pour les pneumatiques qui servent aux engins militaires. On parle beaucoup de réarmement, mais la chaîne d'approvisionnement n'est pas prête. Nous maintenons en activité des sites en sous-charge - ils sont aussi en sous-charge parce qu'ils exportent beaucoup et que le contexte géopolitique actuel ne favorise pas leur activité -, parce que nous sommes convaincus qu'il faut contribuer à l'effort. Si nous ne pouvons plus bénéficier du chômage partiel, nous devrons réajuster les effectifs pour les établir à un niveau minimum, ce que nous ne souhaitons pas. Il nous semble que l'État doit nous aider à passer ce moment difficile.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Y a-t-il des intérimaires sur ces sites ?
M. Florent Menegaux. - La plupart du temps, ce sont les intérimaires qui sont d'abord affectés avant nos salariés, mais je n'ai pas d'information sur ce cas précis.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Habilement, vous n'avez pas répondu à ma première question. Vous me donnez donc implicitement raison ! Est-ce que ce sont le résultat exceptionnel et les provisions pour restructuration qui plombent le résultat net ?
M. Florent Menegaux. - Les provisions pour restructurations sont prélevées sur des résultats qui ne proviennent pas de productions en France. On peut donc dire que l'État français bénéficie de résultats qui viennent de l'étranger. La diminution du résultat est une façon de répartir les choses. Vous avez la gentillesse de rappeler que ces provisions pour restructuration sont très généreuses afin que tous les salariés soient traités correctement. Les montants destinés à l'accompagnement des salariés et à la revitalisation sont très supérieurs à tout ce que font nos collègues en la matière !
M. Fabien Gay, rapporteur. - On est d'accord sur ce point, mais je pense que personne ne peut comprendre, en premier lieu les salariés qui perdent leur job, que l'entreprise réalise des bénéfices, verse des dividendes, touche des aides publiques et décide de licencier dans le même temps ! Je connais par coeur les arguments : la compétition internationale, la nécessaire agilité, le meilleur PSE... Mais comprenez que nombre de personnes, en particulier nombre d'élus, ne peuvent pas comprendre ces licenciements.
M. Florent Menegaux. - À force de raisonner ainsi, la compétitivité du pays est largement entamée. Faisons attention !
M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais si l'on vous écoute, huit sites sont menacés. Si l'on continue de verser de l'argent public sans le conditionner, Michelin pourrait devenir un groupe au pavillon français sans quasiment rien produire en France.
M. Florent Menegaux. - Je vous laisse la paternité de cette conclusion.
Mme Pascale Gruny, présidente. - Je vous remercie, monsieur le président, madame, messieurs, pour cette audition précise et pédagogue.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 20.
Mercredi 19 mars 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de M. Guillaume Darrasse, directeur général d'Auchan Retail (sera publiée ultérieurement)
Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance
M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance et Mme Sophie Rémont, directrice de l'expertise et des programmes de la direction de l'innovation.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Madame, Monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Mme Sophie Rémont, directrice de l'expertise et des programmes de la direction de l'innovation. - Je précise que, au sein de Bpifrance, je me déporte sur les sujets qui concernent EDF.
M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Quant à moi, je suis président du conseil de surveillance de STMicroelectronics et membre du conseil d'administration de Stellantis.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Dufourcq et Mme Sophie Rémont prêtent serment.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux. Tout d'abord, nous souhaitons établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants. Ensuite, nous voulons déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics. Enfin, nous devons réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées pour favoriser le maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Nous vous avons convoqués aujourd'hui afin de mieux cerner le rôle et le fonctionnement de l'opérateur Bpifrance dans le versement et le contrôle des aides publiques aux entreprises. Quelles sont les aides que votre organisme gère pour soutenir l'innovation ? Quelles sont les mesures de contrôle, mais aussi de suivi et d'évaluation que met en oeuvre Bpifrance ?
Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à nos interrogations dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Nicolas Dufourcq. - Je commencerai par rappeler les métiers de Bpifrance, car chacun d'entre eux comporte une dimension plus ou moins importante liée aux aides publiques.
Notre métier historique consiste à garantir les banques françaises sur les crédits les plus risqués qu'elles accordent aux PME-TPE françaises, qui peuvent être sous-traitants d'autres entreprises de plus grande taille. Les dotations sont inscrites dans le programme budgétaire 134 du projet de loi de finances. En 2025, le chiffre était à zéro, quand il était à 44 millions d'euros en 2024 ; il était à zéro en 2023 et à 177 millions d'euros en 2022 ; la crise du covid a justifié une dotation significative, à 310 millions d'euros en 2021 et 351 millions d'euros en 2020. Nous garantissons des établissements comme le Crédit agricole, le groupe BPCE, BNP Paribas, Société générale, etc. Cette activité représente environ 10 millions d'euros de crédits par an et 70 000 entreprises. Vous avez sans doute connu ce métier historique sous le nom de Sofaris, il y a trente ans. Les régions nous apportent leur concours en la matière, de manière modeste. Elles l'ont fait à hauteur de 10 millions d'euros en 2024.
À cela s'ajoute la garantie export dont était chargée la Coface, devenue Bpifrance Assurance Export, que nous gérons au nom et pour le compte de l'État. Je précise que nous le faisons en utilisant directement les fonds propres de l'État. Nous instruisons les dossiers et nous les présentons en commission des garanties à Bercy. Cette garantie export ne coûte pas et rapporte, en réalité. Elle est construite dans son mécanisme et son protocole pour être équilibrée. Toutefois, la sinistralité étant toujours plus faible que prévue, la garantie rapporte. En exécution 2024, le solde de ce compte de l'État était positif de 771 millions d'euros. Cette activité concerne essentiellement des grandes entreprises dans les secteurs militaire et naval. Nous accompagnons également environ 90 PME par an, qui peuvent être des sous-traitants d'autres entreprises de plus grande taille. Les résultats restent positifs depuis l'exécution 2020, mais dans des proportions variables. Au total, depuis cinq ans, les profits se sont établis à 2 milliards d'euros.
Le métier de l'innovation, ensuite, est le plus subventionné de tous, car il s'agit de prendre de gros risques. Il est géré par la direction de l'innovation, que représente Mme Sophie Rémont, et qui comporte d'une part un volet subventionnel lié au plan France 2030, d'autre part un volet consacré aux investissements en fonds propres dans le capital-risque, représentant 8 milliards d'euros en gestion. Les fonds de capital-risque viennent pour moitié des fonds propres de Bpifrance, tandis que l'autre moitié est gérée pour le compte du Secrétariat général pour l'investissement (SGPI), chargé du déploiement du plan France 2030. En effet, celui-ci nous confie des capitaux en fonds propres, que nous gérons pour son compte. Nous sommes donc une société de gestion.
Le financement de l'innovation a connu une explosion avec le plan France 2030. Une partie importante des 54 milliards d'euros qui ont été déployés dans ce cadre a été confiée à l'opérateur Bpifrance. Vous connaissez sans doute la comitologie très élaborée du dispositif, à laquelle participent les ministères et les équipes du secrétaire général pour l'investissement, chargé du plan France 2030, M. Bruno Bonnell. Les ministères sont eux-mêmes représentés par des responsables chargés des verticales d'accélération de France 2030. les opérateurs, dont Bpifrance, procèdent à des appels à projets qui sont instruits par les services d'expertise que dirige Sophie Rémont pour Bpifrance. Nous présentons nos conclusions dans le cadre d'un processus de sélections successives, fonctionnant comme un alambic, si vous me permettez cette comparaison, qui conduit l'État à retenir un projet sur trois, et sans doute bientôt un projet sur quatre, compte tenu des restrictions budgétaires. Parmi ces projets, certains sont de petite taille, à 5 ou 10 millions d'euros, et d'autres sont énormes et défraient la chronique. Ainsi, l'entreprise Automotive Cells Company (ACC) a reçu 600 à 700 millions d'euros d'aides pour l'usine de batteries de Douvrin, la société taïwannaise ProLogium a obtenu 1,5 milliard d'euros d'aides pour construire une autre usine de batteries à partir d'une technologie solide, et l'entreprise Verkor, qui fabrique des batteries pour le compte de Renault, a reçu une subvention de 500 millions d'euros. De grosses usines qui fabriquent des éléments importants de la chaîne de valeur de l'hydrogène sont également concernées, comme la société Genvia à Béziers. Des aides importantes ont été attribuées à STMicroelectronics et la société américaine GlobalFoundries a reçu une subvention de 1,8 milliard environ pour l'implantation potentielle d'une usine à Grenoble.
Ainsi les gros « grumeaux » de France 2030, si je puis le dire ainsi, sont essentiellement constitués par les batteries, les semi-conducteurs et l'hydrogène, dans une moindre mesure. Pour le reste, une multitude de dossiers a été instruite dans le cadre des 117 appels à projet. Nous avons collecté 9 000 projets et 3 000 décisions positives ont été rendues. Cela correspond bien évidemment à des montants très importants. La direction de l'innovation de Bpifrance a ainsi déployé 9 milliards d'euros en 2023, 5 milliards d'euros en 2024 et elle déploiera probablement 3 milliards d'euros en 2025, compte tenu des restrictions budgétaires. Le plan France 2030 est désormais en phase descendante, mais les montants restent importants.
Le financement de l'innovation française est une décision descendante de comités formés d'experts. Ces derniers sont nombreux, puisqu'il y en a trois par projet, de sorte que 1 500 experts privés et publics travaillent en permanence pour nous sans être salariés de Bpifrance ni relever de l'administration de l'État. Cette comitologie instruit 9 000 dossiers, en choisit 3 000, nous demande de faire les annonces aux entrepreneurs, de décaisser les fonds, puis de suivre dans la durée, parfois longue, le déroulement de ces projets. Il s'agit là du « volet dirigé » de France 2030, soit le volet vertical descendant.
Quant au volet remontant, ou structurel, il consiste pour nous à être à l'écoute des entrepreneurs, à la tête de PME ou de start-up, qui viennent trouver nos équipes chargées de l'innovation dans les 55 agences régionales de Bpifrance. Il revient à celles-ci de prendre la décision d'attribuer ou pas un soutien à l'innovation. Ces équipes sont composées d'ingénieurs qui ont aussi une formation financière. C'est ainsi que nous fonctionnons depuis les débuts de Bpifrance, il y a treize ans.
Ce volet structurel représente environ 1 milliard d'euros. Nous recevons une dotation de 300 millions d'euros et nous prenons en compte un effet multiplicateur de trois car il ne s'agit pas de subventions sèches, mais toujours d'avances remboursables, de prêts à l'innovation ou de prêts à l'amorçage. Grâce à cet effet de levier, avec 300 millions ou 350 millions d'euros de dotations, nous pouvons atteindre 1 milliard, 1,1 milliard, voire 1,2 milliard d'euros de financement de l'écosystème. Cette logique, fondamentale, correspond au modèle israélien, selon lequel la société est intelligente et doit nous dire où il faut aller, car contrairement aux experts, la société ne rate jamais rien. Il faut donc suivre un modèle à la fois vertical et descendant, mais aussi structurel et remontant. Bpifrance est à la confluence de ces deux mouvements.
Enfin, le métier d'accompagnement et de conseil aux entrepreneurs est devenu très important, puisque 1 500 consultants indépendants travaillent pour nous. Nous les envoyons dans les PME qui ont besoin d'être aidées pour trouver leur trajectoire de performance. Nous recevions historiquement des petites dotations de l'État, mais leur montant a été remis à zéro en 2025. C'est dommage, car l'effet multiplicateur de ce petit capital humain est considérable. Les entreprises qui ont reçu les consultants de Bpifrance sont transformées pour toujours, et vous l'avez certainement constaté dans vos territoires. Cela ne coûte pas grand-chose, environ 50 millions d'euros de dépenses publiques par an, ou pour être précis, 66 millions d'euros en 2024, 53 millions d'euros en 2023, 55 millions d'euros en 2022 et 30 millions d'euros en 2021. Ces quelques dizaines de millions d'euros ont eu un effet de transformation complète sur les PME dans les territoires. Nous continuerons de porter cette dynamique, mais avec des moyens réduits que nous prendrons sur les fonds propres de la banque, à hauteur d'une trentaine de millions d'euros par an. Même s'il n'est pas courant pour une banque d'agir ainsi, nous ne pouvons pas décevoir les entrepreneurs qui attendent beaucoup du soutien de Bpifrance en la matière.
Dans le cadre de notre activité d'accompagnement à la création d'entreprise, nous soutenons 300 associations, qui emploient elles-mêmes 70 000 bénévoles qui aident les Français à créer des entreprises. Vous le constatez à travers les réseaux qui oeuvrent dans vos territoires, comme France Active, Initiative France, Réseau Entreprendre, ou encore les Boutiques de Gestion (BGE), qui sont en partie subventionnés. L'essentiel de ces aides est pris sur les fonds propres de la banque, à hauteur d'environ 50 millions d'euros par an. Nous complétons grâce à la contribution du Fonds de cohésion sociale (FCS), qui atteignait 15 millions d'euros en 2024, en baisse par rapport aux années précédentes, puisque le montant était de 21 millions d'euros en 2023 et de 27 millions d'euros en 2022.
M. Olivier Rietmann, président. - Les aides portent-elles sur la création d'entreprise ou sur la création par reprise d'entreprise ?
M. Nicolas Dufourcq. - Elles portent sur l'ensemble du périmètre de la création d'entreprise, ce qui inclut la transmission et la reprise, ainsi que le plan Quartiers 2030 dans les banlieues, qui a été lancé avant l'été dernier.
Nous faisons aussi des investissements en fonds propres à hauteur de 5 milliards d'euros par an. Nous utilisons pour cela les fonds propres de la banque et des capitaux qui nous sont confiés en gestion, soit par l'État, soit par la Caisse des dépôts et consignations (CDC), soit par des acteurs privés, soit encore par des fonds souverains étrangers que nous gérons en toute indépendance. Nous avons ainsi pu annoncer récemment un investissement important de 800 millions d'euros dans Veolia. Mais nous investissons aussi dans des petites PME dans les territoires, qui sont les sous-traitants de grandes entreprises. En nombre d'opérations d'investissement par an, Bpifrance est classée selon les années numéro un ou numéro deux mondial. C'est une énorme machine à injecter de l'equity dans l'économie.
M. Olivier Rietmann, président. - Quel concurrent vous prend la première place ?
M. Nicolas Dufourcq. - Il s'agit du fonds d'investissement Kohlberg, Kravis et Roberts (KKR), qui était numéro un l'an dernier. Toutefois, si l'on avait pris en compte le capital-risque, il me semble que nous n'aurions pas perdu notre place de numéro un.
Les grandes entreprises du portefeuille de Bpifrance sont Orange, Stellantis, STMicroelectronics, Soitec, Technip, Valeo, Forvia, Constellium, Arkema, EssilorLuxottica, Alstom, Bureau Veritas, Ipsos, Spi, Elis, Verallia, ou encore Mersen, anciennement Carbone Lorraine. Ces entreprises bénéficient-elles d'aides significatives ? L'aide que nous fournissons à Stellantis passe essentiellement à travers sa filière ACC commune avec Mercedes-Benz et TotalEnergies. Quant à STMicroelectronics, elle a bénéficié des programmes Nano 2017 et Nano 2022 qui ont permis la montée en puissance des usines digitales de semi-conducteurs de Crolles, bien avant le plan de relance. Il s'agit en effet du plus ancien programme français de soutien à une filière industrielle.
M. Olivier Rietmann, président. - De quelle nature est ce programme ? S'agit-il d'un accompagnement ?
M. Nicolas Dufourcq. - Il s'agit de subventions directes qui sont remboursables si l'investissement ne se fait pas. Elles sont versées dans le cadre d'un projet important d'intérêt européen commun (IPCEI) et prises sur l'argent public français. Le programme Nano 2022 a concerné non seulement STMicroelectronics, mais aussi Soitec, le laboratoire d'électronique et de technologie de l'information du CEA (CEA-Leti) et, plus largement, toute la filière du semi-conducteur. Le projet a été instruit par les bureaux chargés de l'électronique et des semi-conducteurs de la direction générale des entreprises, négocié par Bpifrance, contractualisé et suivi par les équipes de Sophie Rémont.
M. Olivier Rietmann, président. - Le projet a-t-il été évalué ?
M. Nicolas Dufourcq. - Oui, bien évidemment, car nous réalisons de nombreuses évaluations.
Valeo, qui est une entreprise ultra-technologique, bénéficie historiquement d'aides significatives à l'innovation. C'est aussi le cas d'Arkema. Nous pourrons vous transmettre les chiffres.
Mme Sophie Rémont. - Le plus gros des aides est attribué à des projets européens qui sont autorisés par la Commission européenne et mis en oeuvre à l'échelle française.
M. Olivier Rietmann, président. - Avec des fonds français ?
Mme Sophie Rémont. - Principalement. Pour les projets IPCEI, les fonds sont français, mais le montant d'aides autorisé est négocié auprès de la Commission européenne.
M. Nicolas Dufourcq. - Tout passe par la direction générale de la concurrence à Bruxelles, puisqu'il s'agit d'aides d'État. Elles doivent être autorisées par la Commission européenne, mais l'argent est français.
Mme Sophie Rémont. - J'ajouterai que dans le volet structurel du plan France 2030 figurent aussi des appels à projets qui ne sont pas thématiques, mais qui restent gérés au niveau national. Ce sont des concours d'innovation ou des projets principalement collaboratifs.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie d'avoir rappelé le rôle de Bpifrance et son champ d'action, très important.
Mes questions porteront sur le contrôle des aides publiques versées par Bpifrance, sur le suivi et l'évaluation, et sur la conditionnalité.
Vous êtes un acteur majeur du versement des aides publiques aux entreprises en France. Comme vous l'avez rappelé, ces aides prennent diverses formes, qu'il s'agisse de subventions directes, de prêts ou de garanties, entre autres.
Lors de nos précédentes auditions, les experts ont souligné la qualité du contrôle exercé par l'administration fiscale dans le cadre du versement des aides fiscales. Toutefois, pour ce qui est des aides versées par Bpifrance, ce contrôle ne peut pas reposer sur le contrôle fiscal. Par conséquent, comment contrôlez-vous le fait que les bénéficiaires d'un prêt ou d'une subvention versée par Bpifrance respectent les critères d'obtention de cette aide ? Quels sont les moyens associés, en particulier les moyens humains dont vous disposez pour effectuer ces contrôles ? En 2024, combien de prêts ont donné lieu à contestation de la part de Bpifrance ?
Dans le cas des aides du plan France 2030, nous savons que chaque bénéficiaire signe un contrat avec Bpifrance qui fixe les conditions de versement de l'aide. Comment contrôlez-vous dès lors le respect des conditions contractuelles ? Concrètement, est-ce que vous vous contentez d'un formulaire déclaratif ou est-ce que vous organisez des contrôles sur pièces et sur place pour vérifier les déclarations des entreprises ? Si tel est le cas, combien de contrôles inopinés de ce type ont été réalisés l'année dernière ? Enfin, avez-vous rencontré des difficultés pour effectuer ces contrôles, particulièrement en ce qui concerne les aides du plan France 2030 ?
M. Nicolas Dufourcq. - Dans notre activité quotidienne, nous respectons une réglementation fondamentale du monde bancaire, qui est connue sous le nom de procédure KYC pour Know Your Customer. Nous devons tout savoir de la chaîne de détention et de propriété, et donc de l'identité de notre contrepartie. Cela signifie que nous ne pouvons faire aucun prêt ni octroi sans procéder à ce contrôle très exigeant. Par exemple, dans le cas d'une holding, il nous faut remonter jusqu'à la détention des titres pour que personne n'ait la possibilité de circuler dans l'ombre. Ce processus coûteux passe par des outils détaillés et fait l'objet de contrôles importants de la part de la Banque centrale européenne et de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). Il est parfaitement maîtrisé par Bpifrance. Dès lors que nous identifions au cours d'une enquête que, à tel endroit de la chaîne du commandement ou de la chaîne de propriété des titres, il y a un acteur qui est domicilié dans les îles Caïmans ou bien dont la presse relate les comportements déplacés, nous ne pouvons octroyer ni prêt ni aide.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Qu'entendez-vous par « comportements déplacés » ?
M. Nicolas Dufourcq. - Certains acteurs ont pu avoir affaire à la justice dans le cadre d'autres activités. Dans ce cas de figure, nous sommes obligés de leur expliquer que nous ne pourrons pas avancer sur leur dossier. C'est un principe qui s'applique d'ailleurs dans toutes les banques, et tous les fournisseurs de Bpifrance sont soumis à cette procédure du KYC, de sorte que l'obligation de transparence est complète. Pour réaliser ces contrôles, la direction du contrôle interne de Bpifrance dispose de 80 personnes, ce qui représente des moyens significatifs. S'ajoutent également d'autres détails particuliers qui permettent d'instruire les dossiers et de garantir que le bénéficiaire de la subvention publique respectera ses engagements. Et nous faisons, en effet, des contrôles sur place.
Quant au nombre de prêts contestés, il reste très modeste, sans doute parce que nous n'octroyons pas ceux qui pourraient prêter à contestation.
Mme Sophie Rémont. - Au-delà des critères de la procédure KYC, intervient la phase de sélection des entreprises qui seront impliquées dans les projets. Nous contrôlons la moindre évolution capitalistique durant la phase de suivi. Nous analysons les projets sur la base de critères que nous définissons avec les ministères qui ont lancé l'appel à projet. Ces critères peuvent être techniques ou économiques, ou encore concerner les moyens humains pour porter le projet, ainsi que les retombées économiques et sociales en matière d'emploi et dans le domaine environnemental. Le versement des aides est progressif et nous définissons à chaque étape des livrables et des jalons que nous demandons à l'entreprise de nous fournir. Le contrôle nous permet ensuite de décider de verser ou pas les aides pour continuer à financer le projet. Au moment de la déclaration, des grilles d'impact nous permettent de justifier ce sur quoi nous basons notre décision. Au fur et à mesure de la réalisation du projet, nous reprenons ce même questionnaire pour effectuer notre contrôle à chaque étape. Dans mes équipes, je dispose de 50 personnes qui font de l'instruction. Elles peuvent s'appuyer sur des experts externes qui les accompagnent sur la partie technique et sur celle qui concerne le marché. Nous travaillons avec les ministères pour définir les critères particuliers et nous inscrivons dans nos contrats certains jalons qui portent sur des points sensibles.
Enfin, dans la phase de suivi, nous demandons un rapport d'étape. Nous nous réunissons avec les porteurs de projet pour évaluer l'avancement du projet. Pour les plus gros d'entre eux, nous organisons des visites annuelles. Au moment du solde du projet, nous opérons des visites sur site, pour contrôler notamment l'investissement ou bien la recherche et développement. Pour les projets IPCEI, nous allons sur site annuellement pour voir comment ils se déroulent.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Le contrôle effectué par les banques est bien plus drastique que celui de la direction générale des finances publiques (DGFiP). En effet, ses représentants nous ont dit que les entreprises du CAC 40 comptaient 16 700 filiales, dont au moins 15 % étaient basées dans des paradis fiscaux. Or la DGFiP considère que c'est impossible à contrôler. Mais j'entends que vous parvenez à faire un suivi très rigoureux, de sorte que les entreprises qui ne respectent pas la loi ne peuvent pas concourir à une aide de Bpifrance.
J'ai bien compris les étapes du contrôle que vous menez. Mais pourriez-vous le chiffrer ? Sur combien de projets le contrôle porte-t-il ? Et combien de contrôles effectuez-vous ? Contrôlez-vous davantage les projets au début et à la fin ?
Mme Sophie Rémont. - Je n'ai pas le nombre de contrôles sur site que mes équipes ont réalisés. Pour ce qui est du contrôle des équipements, je vous transmettrai le chiffre par écrit.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Le suivi et l'évaluation sont un sujet qui nous intéresse particulièrement. Aucune administration n'a la même définition des aides et personne ne dispose du tableau qui récapitulerait celles qui sont versées. Comment procédez-vous ? Êtes-vous en mesure de dire quel type d'aides une entreprise a pu toucher sur les cinq dernières années ? Parvenez-vous à faire un suivi statistique, dispositif par dispositif, pour vérifier l'efficacité de l'aide que vous apportez ? Enfin, êtes-vous en contact avec les autres administrations qui n'arrivent pas à le faire ?
M. Nicolas Dufourcq. - Nous sommes très évalués et très évaluants depuis la création de Bpifrance, qui a souhaité dès le premier trimestre de l'année 2013 être une maison transparente. Nous avons donc ouvert à la recherche tout le corpus de nos données, depuis 1994, et une centaine de chercheurs ont ainsi pu travailler sur les cohortes et les données financières de notre banque. M. Jean-Noël Barrot, par exemple, quand il était encore économiste, a réalisé une étude importante sur la garantie.
Nous avons aussi nos propres programmes d'évaluation avec des niveaux de qualité plus ou moins poussés. Nous avons évalué la garantie et un travail est en cours pour évaluer le capital-risque. Nous avons aussi évalué l'accompagnement et nos actions de conseil, ce qui a donné lieu à la publication d'un article très positif dans la Revue d'économie financière, où il est établi qu'il n'existe aucun autre dispositif public dont l'effet multiplicateur et le rapport qualité-prix soient aussi élevés. Nos prestations sont peu coûteuses pour un effet important.
Enfin, notre direction de l'évaluation publie chaque année un volume d'études d'impact de l'ensemble de nos métiers qui est présenté au conseil national d'orientation de Bpifrance auquel participent des parlementaires. J'ai renforcé cette tendance à l'évaluation depuis que je suis entré en fonction il y a plus de dix ans, celle-ci ayant été engagée à l'époque d'Oséo.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Seriez-vous favorable à la mise en place de conditionnalités fixées autour de critères plus précis pour attribuer les aides publiques en général ? Seriez-vous d'accord pour contribuer à ce qu'il y ait davantage de transparence sur les aides publiques qui sont accordées ? Cela pourrait prendre la forme, par exemple, d'un tableau où les aides publiques seraient répertoriées, entreprise par entreprise, et dont l'accès serait ouvert au public et aux chercheurs. Enfin, comprenez-vous que des salariés, des élus, ou bien ce que l'on nomme l'opinion publique, puissent être scandalisés lorsque des entreprises touchent des aides publiques, versent des dividendes et licencient dans le même temps ?
M. Nicolas Dufourcq. - Pour ce qui est de la conditionnalité, il faut toujours être prudent sur ce que l'on cherche à obtenir. En accordant des aides, nous cherchons à ce que les PME ou les entreprises familiales puissent atteindre un niveau supérieur, croître plus rapidement et innover davantage pour irriguer les territoires et créer de la richesse, dont nous avons absolument besoin pour financer nos dépenses sociales. Par conséquent, je crois qu'il ne faudrait pas non plus imposer trop de conditions aux entreprises. En effet, le patron d'une PME doit souvent tout faire tout seul : il doit développer sa clientèle, investir, décarboner, électrifier, embrasser les nouvelles technologies, notamment l'intelligence artificielle, respecter les nouvelles normes et, de temps en temps, il bénéficie d'une aide.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je précise que notre commission d'enquête porte sur les grandes entreprises.
M. Nicolas Dufourcq. - Les TPE-PME sont souvent les sous-traitants des grandes entreprises. Il faut penser au quotidien des chefs d'entreprise et se rappeler que l'exercice est difficile.
M. Olivier Rietmann, président. - La France n'est pas connue pour être le pays de la simplicité.
M. Nicolas Dufourcq. - Exactement.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Toutefois nous vivons dans un pays où la conditionnalité ne s'exerce pas de manière très forte. Il existe 2 200 dispositifs et le nombre de conditions imposées dans ce cadre reste flou. Ainsi, pour le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) et pour le crédit d'impôt recherche (CIR), les critères ne sont pas strictement définis. Dans ces conditions, il est difficile de reprocher à des entreprises de ne pas respecter des règles du jeu, alors que celles-ci n'ont pas été fixées.
M. Olivier Rietmann, président. - L'objectif est-il de fixer certaines conditions lorsque l'on accorde des aides aux entreprises ou bien d'établir des critères d'évaluation du dispositif mieux définis, afin de pouvoir mieux évaluer son efficience ? En effet, nous nous posons régulièrement la question au moment de l'examen du projet de loi de finances, notamment en période de contrainte budgétaire, de savoir s'il faut maintenir, diminuer ou arrêter tel ou tel dispositif. Or la décision est souvent prise sous l'angle du rabot et pas sur le fondement d'une évaluation à partir de critères établis à l'avance. Pour pouvoir les déterminer, il faudrait que chaque aide publique ait un but précis.
De nombreux dispositifs se sont succédé : M. Gay a évoqué le CICE, mais le CIR est également assez diffus. Naïvement, nous pensions qu'il fallait chaque année faire croître les dépenses dans la recherche et l'innovation pour en bénéficier, alors que faire la même chose chaque année est suffisant. En outre, les entreprises qui le perçoivent peuvent externaliser leur activité dans un autre pays de l'Union européenne.
De quel oeil verriez-vous le fait d'imposer des critères d'évaluation avant l'attribution et des aides avec une obligation d'évaluation régulière ?
M. Nicolas Dufourcq. - Ce travail est déjà réalisé par Bpifrance. Nous pourrons d'ailleurs vous transmettre nos rapports d'évaluation annuelle pour en attester. Pour cela, nous comparons des cohortes bénéficiant des aides ou des prêts de notre banque et d'autres qui n'en bénéficient pas. Cela nous a permis d'établir que celles que nous soutenons croissent plus vite et créent plus d'emploi. C'est incontestable et cela se vérifie chaque année.
M. Olivier Rietmann, président. - Alors pourquoi ne le faisons-nous pas pour les autres dispositifs ?
M. Nicolas Dufourcq. - Je ne sais pas.
Au risque de vous surprendre, j'estime que le CIR participe davantage de la politique de l'emploi que de la politique de la recherche. Il s'agit en quelque sorte du CICE des ingénieurs.
M. Olivier Rietmann, président. - Cela a le mérite d'être clair.
M. Nicolas Dufourcq. - Si nous le rabotons considérablement, des centres de recherche partiront.
M. Olivier Rietmann, président. - Lorsqu'il est question de toucher au CIR, les entreprises disent d'ailleurs qu'elles seraient obligées de laisser partir de jeunes chercheurs ou de jeunes docteurs. Mais vous avez raison, il faut dire depuis le départ qu'il s'agit d'un dispositif pour les emplois de très haut niveau.
M. Nicolas Dufourcq. - Le CIR est très évalué et nous savons qu'il rapporte dans une proportion d'un pour un. Il ne présente pas d'effet multiplicateur. Or pour mener une politique de l'innovation efficace, il faut aller vers des mécanismes, tels que ceux proposés par Bpifrance - avances remboursables, prêts à l'amorçage notamment -, qui ont un effet multiplicateur.
Vous avez raison de vous demander comment éviter de bassement raboter. En tout état de cause, il faut absolument préserver les dispositifs intelligents. Il ne faut évidemment pas couper le genre de dotations qui rapportent 1 milliard d'euros pour un investissement de 300 000 euros.
Bpifrance est assez critique sur les subventions sèches. Nous pensons que les aides doivent toujours comporter une dimension remboursable, qui crée une tension.
M. Daniel Fargeot. - Il faut créer de la valeur derrière !
M. Nicolas Dufourcq. - Dès lors, vous vous apercevez que la dotation sera remboursée dans de nombreux cas. Les aides à l'innovation de Bpifrance sont remboursées une fois sur deux, voire deux fois sur trois. C'est donc que cela fonctionne !
L'assurance prospection, qui vise à soutenir l'export et figure dans le bilan de l'État, fait l'objet d'un remboursement une fois sur deux, car elle emporte, de facto, un effet de levier. Nous sommes donc très favorables aux effets de levier dans les dispositifs de soutien aux entreprises.
En ce qui concerne la transparence des entreprises cotées, les gros volumes de subventions dont bénéficient celles que j'ai citées figurent dans les documents de référence destinés aux marchés et aux actionnaires. Ils ne sont pas cachés et font d'ailleurs l'objet de communiqués de presse.
Il faut aider nos concitoyens à avoir une culture économique globale pour qu'ils sachent aussi combien ces entreprises payent à la collectivité en cotisations et en impôts.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Et ce qu'elles versent en dividendes !
M. Nicolas Dufourcq. - L'entreprise n'est jamais propriétaire de son capital, elle en est en quelque sorte locataire.
M. Daniel Fargeot. - C'est vrai !
M. Nicolas Dufourcq. - Elle doit donc payer un loyer à son propriétaire ; voilà ce qu'est un dividende.
M. Olivier Rietmann, président. - Sinon, il n'y aura plus de propriétaire.
M. Nicolas Dufourcq. - Il existe trois colonnes : le dividende, payé au propriétaire ; les impôts et les cotisations, payés à la Nation ; les aides, reçues de la Nation. Les citoyens doivent en avoir conscience pour comprendre l'environnement naturel d'une entreprise. Sinon, le patron passe pour celui qui profite, ce qui est faux.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous êtes bien placés pour en témoigner.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne ne dit cela, même pas moi ! (Sourires.) En revanche, il serait intéressant que nous ayons un débat au Sénat sur le fait que les actionnaires français n'apportent que très peu de capital - environ 3 % du capital des entreprises. Leur contribution est surtout reversée en rémunérations au travers de dividendes. Le mythe de l'actionnaire qui finance les investissements de l'entreprise ne tient pas. Je suis d'accord pour encourager l'acquisition d'une culture économique par les Français, mais il faut leur donner l'ensemble des éléments.
Par ailleurs, en ce qui concerne la transparence, Michelin et Auchan se sont montrées très transparentes avec nous et se sont dites favorables à rendre publiques les sommes d'argent public qu'elles perçoivent.
M. Olivier Rietmann. - Et toutes deux ont mis en parallèle ce qu'elles ont touché ces dernières années en aides publiques et en allégement d'impôts et ce qu'elles ont payé en cotisations sociales, impôts et taxes. Cela permet de se rendre compte de certaines choses.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous laisse répondre à ma dernière question sur les licenciements avant de céder la parole à nos collègues.
M. Nicolas Dufourcq. - La question des licenciements se pose à l'entreprise depuis 1974, date de l'instauration de l'autorisation administrative de licenciement et du critère de cause réelle et sérieuse. Pardonnez-moi ma franchise, mais il nous a tout de même fallu toutes les années 1970, toutes les années 1980, toutes les années 1990 et toutes les années 2000 pour comprendre que ce n'est pas en contrôlant les licenciements que l'on contrôle le chômage. C'est que qu'ont acté les lois adoptées sous la présidence de François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud modifiant le code du travail. Nous avons perdu quarante ans - quarante ans de chômage de masse.
Il faut déconnecter l'ajustement des coûts d'une entreprise et la façon dont la collectivité aide cette entreprise à devenir innovante. En Chine, toutes les entreprises bénéficient de subventions pour innover, pour construire leurs usines, etc. Pourtant, dans les nouveaux secteurs où les entreprises chinoises sont si compétitives, le taux de mortalité de ces dernières est de 80 %. Il y a donc énormément de licenciements. Imaginez que la Chine pose une condition de préservation de l'emploi pour obtenir des subventions : le pays serait bloqué du jour au lendemain !
L'accompagnement des entreprises que vous avez citées, mais aussi bientôt de STMicroelectronics, qui a annoncé une transformation à venir, même s'il n'y aura pas de licenciements secs, est sage. Je n'établirai pas d'équation directe entre aides et licenciements. Il a été prouvé que cela ne fonctionnait pas.
M. Olivier Rietmann, président. - Cela rejoint ce que vous avez dit sur la culture économique. Une entreprise peut aussi bien se développer encore et encore que s'éteindre. Un chef d'entreprise peut se planter, cela ne veut pas dire qu'il est mauvais.
M. Nicolas Dufourcq. - Absolument, notamment s'il n'est pas accompagné.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas tout à fait la question que je vous ai posée. Je parle d'une entreprise qui verse des dividendes, touche des aides publiques et licencie malgré tout.
Par ailleurs, je vous le dis sur le ton de la blague, mais j'espère que votre modèle n'est pas le modèle chinois.
M. Nicolas Dufourcq. - Bien sûr que non.
M. Olivier Rietmann, président. - Si l'on met de côté l'aspect humain, d'un point de vue économique, le problème n'est pas le licenciement en tant que tel, mais le fait qu'il soit rendu dramatique par le manque d'opportunités derrière. Il n'est écrit nulle part que vous devez faire toute votre carrière dans la même entreprise. Un licenciement est forcément mieux vécu lorsque la personne concernée peut se dire qu'elle retrouvera rapidement un emploi d'un niveau au moins équivalent.
M. Nicolas Dufourcq. - C'est d'autant plus vrai que le président de Michelin a expliqué que les deux usines qui vont fermer n'ont pas été protégées du dumping chinois, qui est la racine du problème. Des entreprises chinoises vendent les mêmes produits au coût de la matière première...
M. Olivier Rietmann, président. - Il suffit de voir la courbe des importations de pneus chinois à prix cassés ces dernières années pour s'en convaincre.
M. Michel Masset. - Je n'imaginais pas que Bpifrance comptait tant de cordes à son arc, mais je m'en réjouis. Fabien Gay a fait le lien entre aides et licenciements, nous pourrions aussi bien le faire entre aides et conditions de travail. Le noeud du problème est un manque de clarté sur l'impact et les retombées directes et indirectes des aides publiques aux entreprises : qu'a gagné l'entreprise ? Comment ? En quoi les aides ont-elles profité à ses salariés et à ses clients ?
Par ailleurs, vous devez accompagner des entreprises représentant diverses structures juridiques : sociétés anonymes (SA), sociétés par actions simplifiées (SAS), etc. Mais il y a toujours des actionnaires. Vous nous avez dit répondre favorablement à un tiers des dossiers qui vous sont soumis. Parmi les dossiers acceptés ou écartés, quelle est la part d'entreprises nouvelles et d'entreprises ayant déjà candidaté à plusieurs reprises, au travers de différentes sociétés ou actionnaires, et qui maîtrisent peut-être mieux l'exercice ?
M. Gilbert Favreau. - Je ne voudrais pas être sévère, mais j'ai eu une impression de flou en regardant il y a quelques jours la façon dont travaille Bpifrance. Nous ne sommes pas ici pour faire le procès de votre structure, mais son fonctionnement est tout de même complexe et donne le sentiment d'une superposition de dispositifs. Penchons-nous sur la façon dont elle est constituée : son capital est détenu par la CDC, ...
M. Nicolas Dufourcq. - Et par l'État !
M. Gilbert Favreau. - ... la banque est supervisée par une autre banque, la Banque centrale européenne (BCE), et elle octroie à la fois des prêts et des aides. Or le but de cette commission d'enquête et de connaître la provenance et la destination des aides publiques.
La Cour des comptes a publié un rapport sévère sur les dispositifs d'aides gérés par Bpifrance, considérant que les démarches administratives pour les obtenir sont lourdes et potentiellement dissuasives pour des petites structures, et que l'impact sur la croissance et la compétitivité est difficile à mesurer.
En tant que président de département, j'ai moi-même dû me pencher sur de nombreux dossiers de financement public et votre banque a au moins une qualité : elle apporte une assurance que d'autres banques n'apportent pas. Toutefois, les élus qui ont recours à Bpifrance ont toujours eu beaucoup de mal à savoir exactement comment le modèle fonctionnait, que ce soit au moment de la demande ou après l'octroi du prêt.
Il est important que vous expliquiez à cette commission comment Bpifrance s'est constituée jusqu'à atteindre sa forme actuelle. La question qui me vient à l'esprit est la suivante : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
M. Lucien Stanzione. - Au tableau que vous avez dépeint de la structuration de l'entreprise - le capital, la contribution à l'effort national de l'entreprise et ce qu'elle reçoit comme aides - je vous suggère d'ajouter la plus-value et la valeur ajoutée qu'apportent les salariés à l'exploitation de l'entreprise. Au-delà du capital, les compétences des salariés valorisent l'entreprise.
Par ailleurs, votre processus d'évaluation est expliqué sur votre site, mais l'évaluation réalisée entre-t-elle dans la détermination des aides que vous fournissez, que ce soit en matière d'accompagnement ou en matière financière ?
Enfin, êtes-vous prêts à modéliser votre processus d'évaluation afin que nous le soumettions à certains qui en auraient bien besoin ?
M. Nicolas Dufourcq. - Monsieur le sénateur Masset, en réalité, vous posez la question de savoir s'il existe des petits malins qui seraient en quelque sorte abonnés aux aides. Nous nous la sommes posée dès la création de Bpifrance, car le taux de retour des mêmes signatures pour demander des aides à l'innovation était trop important, notamment entre 2008 et 2011. Lorsque j'ai pris mes fonctions, j'ai donc demandé à mes équipes de procéder à un renouvellement complet du portefeuille pour éviter un biais favorable à ceux qui savent mieux remplir les dossiers et sont bien conseillés. Pour peu qu'un tel phénomène ait jamais existé, il appartient désormais au passé.
Il existe en France une réelle ferveur entrepreneuriale dont nous devons nous féliciter. Le tissu économique se renouvelle profondément à mesure que quantité de nouvelles entreprises voient le jour. Et il ne s'agit pas que de start-up : de nombreuses PME se modernisent et cherchent à innover après avoir été reprises par la fille ou le fils du patron. Le portefeuille de clients innovation de Bpifrance traduit cette modernisation du pays.
Mme Sophie Rémont. - En ce qui concerne France 2030, il s'agit principalement de nouvelles entreprises. Des concours d'innovation nous permettent de détecter des entreprises innovantes très tôt. Dans leur continuum, les entreprises ont souvent obtenu une première aide pour se lancer, mais lorsque nous évaluons un projet, nous le faisons toujours en fonction de ses retombées. Nous n'acceptons pas un projet parce que nous connaissons celui qui le défend. Nous regardons le projet en tant que tel. Si une entreprise a déjà bénéficié d'aides, nous lui demandons de faire avancer les projets sur lesquels nous l'avons déjà aidée avant de lui accorder une nouvelle aide.
En ce qui concerne l'impact et les retombées, si nous ne disposions pas de données structurées à l'origine, depuis 2021, une grille impact est remplie dès le dépôt de chaque projet afin d'évaluer l'impact des entreprises. Celle-ci comprend à la fois les montants, le chiffre d'affaires anticipé, les emplois, les publications, la formation, les répercussions environnementales, etc. Au fil du développement du projet, nous continuons de la remplir pour vérifier que la trajectoire correspond aux attentes.
M. Michel Masset. - Cette évaluation porte-t-elle sur des échantillons par secteur d'activité ?
Mme Sophie Rémont. - Tous les projets nationaux concernés par France 2030 font l'objet d'une grille impact. Seulement, nous avons mis un peu de temps à formaliser la grille avec le SGPI et les autres opérateurs pour que nous disposions d'indicateurs communs. Les critères ont donc légèrement évolué depuis 2021, mais n'ont pas fondamentalement changé.
M. Nicolas Dufourcq. - J'accepterais avec grand plaisir de faire de la direction des études de Bpifrance une sorte de client numéro un pour partager un modèle applicable. Au sein de cette direction, une dizaine de chercheurs travaillent sur ces sujets pour répondre à la forte demande de tout l'écosystème.
Monsieur le sénateur Favreau, je juge le tableau que vous dressez de notre banque excessivement sévère, car c'est probablement la banque d'entrepreneurs la plus simple au monde. Nulle autre banque d'entrepreneurs dans le monde n'offre, au sein d'agences situées à Troyes, La Roche-sur-Yon, Avignon, ou Bourg-en-Bresse - je ne parle pas de grandes villes -, tout le continuum dont a besoin l'entrepreneur pour réussir. Il est vrai que notre seul client est l'entrepreneur.
Nous sommes, sur le terrain, c'est-à-dire dans ces agences, 1 200 personnes pour servir 200 000 entreprises... Cela nous laisse peu de temps pour aller voir tous les élus et leur expliquer comment fonctionne le modèle. Nos partenaires élus sont exclusivement les conseillers régionaux, avec qui nous avons noué des partenariats extrêmement profonds. Nous n'avons pas de lien avec les conseillers départementaux ou les préfets de département, et nous avons peu de relations avec les élus municipaux. Nous appliquons le principe établi dans la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) selon lequel la compétence économique échoit aux régions.
M. Olivier Rietmann, président. - Puisque vous abordez le sujet, vous inspire-t-il une réflexion particulière ?
M. Nicolas Dufourcq. - Compte tenu de la crise des finances publiques, j'estime qu'il convient de s'en tenir à ce qui a été décidé en évitant de recréer un millefeuille territorial dans le soutien aux entreprises.
C'est un petit miracle que, en France, un entrepreneur de La Roche-sur-Yon qui se rend à l'agence de sa ville, puisse bénéficier d'un conseil, d'une aide à l'export, d'une aide à l'innovation, d'un crédit, d'une mise en relation avec des fonds d'investissement, d'une proposition du fonds d'investissement de Bpifrance, d'une garantie auprès de sa propre banque... Tout cela d'un coup ! En élaborant la loi du 31 décembre 2012 relative à la création de la Banque publique d'investissement, le législateur souhaitait la création d'un guichet unique ; nous l'avons fait !
Bien sûr, comme pour une tablette ou un smartphone, l'outil est simple à manier, mais ce qui se trouve derrière l'écran est très compliqué, je vous l'accorde. Nous sommes régulés par la BCE et par l'Autorité des marchés financiers (AMF). La CDC et l'État possèdent chacun 49 % du capital, et nous sommes extraordinairement contrôlés et totalement transparents pour nos mandants. Mais nous proposons à l'entrepreneur un service extrêmement simple.
En ce qui concerne les dossiers, il faut distinguer le volet structurel, instruit par nos équipes, et le volet dirigé, qui est vertical et exige en effet de nombreux papiers, car des sommes importantes sont en jeu. En revanche, l'aide à l'innovation attribuée par les chargés d'affaires innovation de Bpifrance dans les agences locales est extraordinairement simple.
Je dis toujours que nous réalisons un travail d'éditeur auprès des entrepreneurs : ils nous apportent leur manuscrit, nous le lisons et le corrigeons et, si nous l'acceptons, nous le publions. Et lorsque nous le publions, nous voulons qu'il marche ! Lorsqu'un entrepreneur nous présente un beau projet, nous lui accordons une aide à l'innovation sans lui demander un gros dossier. Le prêt sans garantie que nous octroyons tient dans un contrat de trois pages. Je ne connais aucune autre banque en Europe capable d'accorder en trois semaines un prêt de plusieurs millions d'euros dans un contrat de trois pages.
Bpifrance est donc très simple à utiliser, même si derrière, il s'agit d'une montre suisse, dont je suis responsable et qu'il faut régulièrement démonter, huiler, remonter... L'essentiel pour nous est qu'un entrepreneur se dise qu'il peut réussir dans notre pays, ou tout du moins qu'il ne puisse pas dire que tout est trop compliqué.
Du reste, les entrepreneurs de vos territoires doivent plutôt vous dire du bien de nos services, si j'en juge l'indice de satisfaction de nos clients, à savoir le NPS (Net Promoter Score), qui est le plus élevé de tout le secteur bancaire français. En effet, celui-ci est de plus de 50 et atteint même 70 certains trimestres, tandis que le NPS moyen des banques françaises est de 5 à 10. Autrement dit, les clients sont contents.
M. Gilbert Favreau. - Vous devez avoir un quasi-monopole, avec des qualités de cette nature !
M. Olivier Rietmann. - Si vous deviez mettre en avant un dispositif d'aide aux grandes entreprises qui a démontré son efficacité et un autre qui s'est révélé un vrai flop, si j'ose dire, quels seraient-ils ?
M. Nicolas Dufourcq. - En tant que président de STMicroelectronics, je suis quelque peu biaisé, mais je choisis sans hésiter les investissements réalisés par la France depuis les années 1990 pour développer le CEA-Leti à Grenoble. Cela a joué un rôle crucial pour construire une filière de semi-conducteurs dans les technologies avancées. Des entreprises comme STMicroelectronics, mais aussi Soitec sont désormais capables de produire des semi-conducteurs gravés en 28 nanomètres. Nous avons réussi à créer une Silicon Valley à Grenoble ! Je trouve cela exceptionnel.
Le rapport coût-bénéfice de la somme des programmes consacrés aux nanotechnologies, qui ont pris la forme de très grosses avances remboursables, est largement favorable. Cela a abouti à la création d'un grand groupe mondial de semi-conducteurs, très présent en Europe et en Asie, et assez présent aux États-Unis. Les Français l'ignorent, mais de très grandes marques de satellites ou de véhicules électriques sont bourrées de microcontrôleurs et de semi-conducteurs fabriqués à Grenoble. Voilà le résultat d'une politique de l'innovation réussie !
Cette réussite repose à la fois sur l'émergence d'un très gros acteur et sur la présence d'un important centre de recherche à côté, le CEA-Leti. Les deux doivent aller de pair pour former un écosystème.
En ce qui concerne le flop, je pense à l'agence pour l'innovation industrielle, qui a été créée dans les années 2000 sur l'initiative de Jean-Louis Beffa. Celle-ci était censée faire ruisseler les subventions publiques vers les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les PME, mais l'argent a été entièrement capté par les grands groupes. Il n'y a eu aucun effet multiplicateur pour l'économie française.
M. Olivier Rietmann, président. - Une évaluation a-t-elle été réalisée à l'époque, pour décider de mettre fin à cette politique publique ?
M. Nicolas Dufourcq. - Tout à fait, une évaluation a été réalisée et il a été décidé de supprimer cette agence et de la réintégrer dans la division de l'innovation du prédécesseur de Bpifrance, qui s'appelait Oséo.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de ces éclairages ; si vous avez des documents écrits à nous fournir, n'hésitez pas à nous les communiquer.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 heures 30.