Lundi 10 mars 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de M. Nicolas Bouzou, économiste et directeur d'Asterès, et Mme Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques
M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Nicolas Bouzou, économiste et directeur d'Asterès, et Mme Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP).
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.
Madame, monsieur, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous remercie tout d'abord de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
M. Nicolas Bouzou, économiste et directeur d'Asterès. - Le groupe que je dirige - Asterès - travaille pour des entreprises qui, je l'imagine, reçoivent quasiment toutes des subventions, des aides, et bénéficient de niches fiscales et de crédits d'impôt. Par conséquent, même si je m'exprime en toute indépendance devant votre commission d'enquête, et pour être tout à fait transparent, je me dois de reconnaître que mes liens d'intérêts sont très nombreux.
Mme Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques. - Je dirige une fondation d'utilité publique qui s'appuie sur 17 000 donateurs et perçoit des dons d'un montant moyen de 257 euros, provenant essentiellement de personnes physiques. Les dons d'entreprises existent, mais conformément à la législation, ils ne font l'objet d'aucune contrepartie. C'est pourquoi je n'ai pas de liens d'intérêts.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Bouzou et Mme Agnès Verdier-Molinié prêtent serment.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui afin de connaître votre position et celle de vos organismes sur les aides publiques aux entreprises.
Quelle doit être selon vous le périmètre des aides publiques aux entreprises ?
Que pensez-vous des quatre périmètres identifiés par France Stratégie pour définir les aides publiques aux entreprises dans son rapport intitulé Les politiques industrielles en France - Évolutions et comparaisons internationales de 2020 ?
Quelle est la définition retenue dans les comparaisons internationales ?
Quelles sont, selon vos analyses, les principales aides dont l'efficacité est avérée ? Quelles sont celles qui, à l'inverse, présentent une efficacité insuffisante ?
Les aides publiques aux entreprises sont-elles suffisamment contrôlées, suivies et évaluées ?
Disposez-vous d'éléments permettant de comparer la pression fiscale et sociale - voire normative - exercée sur les entreprises en France et dans les principaux pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ?
Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. À l'issue de votre propos introductif d'une quinzaine de minutes, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Nicolas Bouzou. - Merci monsieur le président. Mon propos liminaire correspondra à mon analyse en la matière et répondra, je l'espère, aux questions que vous nous avez posées. Je peux vous donner un avis sur les sujets techniques tels que le périmètre, mais, très honnêtement, certains experts sont mieux armés que moi pour vous éclairer. En France, les aides publiques sont très nombreuses et notre système est globalement assez dysfonctionnel. En effet, si nous avons multiplié les dispositifs en faveur des entreprises, c'est parce que les prélèvements obligatoires pesant sur elles sont très importants - ils sont parmi les plus élevés de nos pays concurrents. En réalité, nous essayons de compenser cette pression fiscale plus ou moins adroitement - à mon sens assez souvent maladroitement.
Quels sont ces dispositifs de soutien aux entreprises ? On les retrouve soit dans les documents administratifs de la Commission européenne soit dans les apports des économistes : ce sont les aides, les subventions, les niches fiscales, les crédits d'impôt. Il peut aussi s'agir des taux d'intérêt bonifiés. De façon générale, ce sont tous les soutiens publics qui mobilisent des fonds en faveur des entreprises et leur permettent de disposer d'un statut dérogatoire par rapport aux conditions usuelles du marché - c'est pourquoi je n'y inclus pas la pression normative.
Si vous additionnez tout cela, vous atteignez en France des montants astronomiques. Selon les rapports, les échelles varient, mais on parle généralement de 140 milliards ou 150 milliards à 200 milliards d'euros. Nous pouvons néanmoins discuter de ce périmètre, dans la mesure où certaines aides aux entreprises, si elles peuvent être qualifiées comme telles du point de vue juridique, s'apparentent en fait à des aides aux ménages. Je citerai par exemple les taux de TVA réduits, dont on ne sait à qui ils profitent véritablement. Quant aux allègements de charges patronales, c'est le cas le plus emblématique qui revêt une véritable spécificité en France : ces allègements se chiffrent en dizaines de milliards d'euros, et la situation ne s'est pas arrangée ces dernières années depuis la transformation du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) en allègements de charges. Un dirigeant d'entreprise ne fait pas réellement la différence entre les cotisations patronales, salariales et le salaire net : les charges patronales peuvent en effet être considérées comme faisant partie du salaire brut, et les allègements peuvent profiter aux entreprises ou se répercuter positivement sur le salaire net - c'était d'ailleurs pour favoriser l'emploi que ces dispositifs avaient été mis en oeuvre dans les années 1990.
Si l'on adopte une vision un peu plus restrictive des aides aux entreprises en regardant les aides et les subventions, on divise la facture par deux, qui s'élève à près de 70 milliards d'euros. C'est le chiffre qu'a donné en 2023 François Ecalle, l'un des meilleurs spécialistes en la matière. Il faut évidemment le mettre en regard avec les prélèvements obligatoires - impôts de production et impôts sur les bénéfices des entreprises -, qui représentent cette même année 364 milliards d'euros. François Ecalle décide judicieusement de prendre le tout et de retrancher les aides des prélèvements obligatoires payés effectivement par les entreprises pour aboutir aux prélèvements nets. C'est un peu la logique intellectuelle que je défendais au début de mon exposé : si l'on a multiplié les aides aux entreprises, c'est parce que l'on a considéré plus ou moins explicitement que les prélèvements obligatoires étaient lourds. Ces prélèvements obligatoires nets s'élèvent à 295 milliards d'euros, soit 10,5 % du PIB. Au sein de l'Union européenne (UE), nous arrivons en troisième position derrière la Suède - qui a les prélèvements les plus élevés - et les Pays-Bas - qui sont quasiment au même niveau que nous. L'Allemagne, notre principal compétiteur, est à 7 % du PIB, soit un écart de 3 points.
Notre système est dysfonctionnel, car nous avons compensé cette situation en multipliant les dispositifs d'aides aux entreprises - je suppose que vous, parlementaires, avez tenu compte des enjeux liés à l'investissement et à l'emploi. Est-ce efficace ? Non, car en agissant ainsi, on ne se dote pas d'une stratégie de compétitivité fiscale globale. Par exemple, le crédit d'impôt recherche (CIR), dont nous aurions préféré nous passer, a été instauré pour pallier le manque d'attractivité de la France et peut être sujet à des abus. Pour autant, je ne conseillerai pas de revenir sur cette mesure, car cette imperfection est le prix à payer pour sortir du piège dans lequel nous nous trouvons. Si l'on commence à raboter des dispositifs tels que celui-ci, je crains que l'on n'affecte très sérieusement tous les indicateurs de la France, qui sont déjà fragiles. Ma réponse est aussi insatisfaisante que le système : à mon sens, il est possible d'améliorer les choses de façon marginale ; mais à vouloir récupérer 30 milliards à 40 milliards d'euros en supprimant des aides, on risque de faire de grosses bêtises. Ces mesures sont imparfaites, mais nous en avons besoin.
Le système est-il suffisamment suivi et contrôlé ? Je ne le pense pas. Certes, la pression des finances publiques est de plus en plus forte, et votre commission d'enquête en témoigne. Mais ces dispositifs tant de l'État que des régions sont beaucoup trop nombreux en France - j'ai pris l'exemple du CIR, car il est le navire amiral - eu égard à notre sous-équipement en matière d'évaluation des politiques publiques.
Je conclurai par deux préconisations.
La première ne vous étonnera pas beaucoup : elle consiste à réfléchir à une stratégie plus globale d'allègement des prélèvements obligatoires qui pèsent sur les entreprises et, logiquement, de diminution des aides.
La seconde a trait à l'artisanat. Je sais que votre commission d'enquête porte sur les entreprises qui ont une taille significative, mais je souhaiterais aborder ce sujet connexe qui est souvent délaissé. Au passage, j'ai un autre conflit d'intérêts, car mon épouse est artisan... Ce secteur perçoit, pour de bonnes raisons, de nombreuses aides ; dans le même temps, il vit beaucoup de la commande publique, laquelle est aujourd'hui en difficulté. Il serait astucieux de diminuer les aides et d'augmenter la commande publique, car ce dont ont besoin les entreprises, c'est d'augmenter leur chiffre d'affaires. Et pour le libéral que je suis, le versement d'aides est toujours un échec.
J'ai bien conscience que ces deux préconisations un peu philosophiques sont de très grande ampleur. Si elles pouvaient cadrer un peu nos débats, j'en serais heureux.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Définir les aides aux entreprises est vraiment très complexe. Selon les différents rapports, les chiffrages oscillent entre 140 milliards et 223 milliards d'euros. On a du mal à s'y retrouver...
Dans le débat public, le montant de 200 milliards d'euros d'aides « données » aux entreprises est cité en permanence - je l'ai encore entendu ce matin sur France Info à propos du financement des retraites. Cette commission d'enquête est particulièrement intéressante pour essayer de démêler ce qui est vraiment donné, car trancher cette question est une grande responsabilité. À la Fondation iFRAP, nous considérons que, si une aide est générale - allègement de charges, crédit ou exonération d'impôt -, il ne faut pas la comptabiliser dans les aides, car elle ne crée pas de distorsion de concurrence et les comparaisons sont délicates.
Dans sa Revue de dépenses : les aides aux entreprises, l'Inspection générale des finances (IGF) a repris la définition de l'article 107 du traité sur le fonctionnement de l'UE (TFUE), qui n'identifie comme aides d'État que les aides accordées par une entité publique en faveur de « certaines entreprises ou certaines productions ». La mission IGF 2023-2024 a donc écarté à juste titre les allègements généraux de charges bénéficiant à l'ensemble des entreprises installées en France.
Mais la mission aurait pu aller plus loin et prendre comme périmètre uniquement les aides d'État notifiées à la Commission européenne et hors crises. Dans nos comparaisons, doit-on prendre les chiffres de 2019, en excluant les données des crises sanitaire et énergétique, ou tenir compte des données plus récentes ? J'aurais tendance à opter pour les premiers : les résultats sont de l'ordre de 0,8 point de PIB et sont quasiment identiques à ceux des autres pays de l'UE.
Les subventions s'élèveraient selon moi à une quarantaine, voire une cinquantaine de milliards d'euros - cette fourchette est encore à débattre. Si l'on se réfère à la mission IGF, 28 milliards d'euros proviennent de l'État, 7,5 milliards d'euros des collectivités - comptabilisés en 8,5 milliards d'euros par la Cour des comptes, du fait des financements européens qui passent par les collectivités locales -, 2 milliards d'euros des administrations de sécurité sociale (Asso), et 9 à 10 milliards d'euros de financements de l'UE. Cela représente au total environ 45 milliards. Si l'on prend les chiffres de la comptabilité nationale en fonction du D39 « Autres subventions sur la production », en 2023, nous en sommes à 39,9 milliards d'euros. On peut se demander si ces conclusions reposent sur les bonnes données - je suppose que vous partagez nos interrogations. Avec mon équipe, j'ai du mal à déterminer des périmètres qui soient totalement satisfaisants.
S'agissant des prélèvements obligatoires, nous sommes dans une situation très atypique au sein de la zone euro. Dans une étude que nous avons publiée en mars 2024 et intitulée Prélèvements obligatoires : la France, lanterne rouge de l'Europe, nous avons établi des comparaisons à partir des écarts de prélèvements obligatoires pesant sur les sociétés françaises en France et dans le reste de la zone euro entre 2016 et 2022. En 2016, 151 milliards d'euros supplémentaires de prélèvements obligatoires affectaient nos entreprises par rapport à la moyenne de la zone euro - hors France. En 2022, l'écart s'établissait à 157 milliards d'euros, soit une légère diminution en part de PIB, mais un niveau très haut en valeur : 58 milliards d'euros de surplus de taxes indirectes et 102 milliards d'euros de suppléments sur les cotisations sociales employeurs. Cet écart gigantesque représente 5,5 points de PIB en défaveur de la France, et 24,8 % de la valeur ajoutée, quand la zone euro, hors France, est à 11,8 %.
Pour supprimer 150 milliards à 170 milliards d'euros d'aides, il faudrait les gager. En effet, l'écart doublerait sans gage et passerait à environ 300 milliards d'euros, ce qui aurait de lourdes conséquences pour la production et la compétitivité de nos entreprises. Quelles cotisations sociales employeurs et quels impôts faudrait-il faire disparaître pour parvenir à ce gage ? Les cotisations familiales payées par les entreprises, à hauteur de 34 milliards d'euros ; les cotisations chômage, pour 23 milliards d'euros ; les taxes de production sur les sociétés non financières, à hauteur de 75 milliards d'euros - elles financent les administrations de sécurité sociale (Asso) et les collectivités locales. Il faudrait ajouter à ces 132 milliards d'euros 5 points d'impôts sur les sociétés, soit 15 milliards d'euros de plus. Cet exercice est peut-être un peu exagéré, mais il fixe les proportions.
Je centrerai maintenant mon propos sur le sujet très important des subventions aux entreprises privées. Dans une étude publiée en novembre 2024, La vérité sur les aides aux entreprises, nous avons voulu retracer, au sein des subventions, celles qui finançaient des entreprises privées ou des entreprises publiques. J'en appelle à votre clémence, car tout n'est pas parfait ! À l'issue des auditions, vous aurez sûrement vos propres chiffres ; peut-être pourrons-nous encore affiner les nôtres.
Je le rappelle, selon le rapport de l'IGF, les subventions de l'État aux entreprises sont évaluées à 28 milliards d'euros, dont une vingtaine de milliards d'euros - identifiée par nos soins - est versée à des entreprises publiques : 4 milliards à destination de la SNCF et de la RATP pour financer les régimes de retraite ; 3,65 milliards d'euros pour l'audiovisuel public ; 7,8 milliards d'euros de compensations des charges de service public en faveur de EDF et de certaines entreprises locales ; 5,1 milliards d'euros versés à la SNCF au titre de subventions de fonctionnement. À ces 20,57 milliards d'euros, on peut ajouter des crédits affectés au réseau consulaire, à Bpifrance, ou encore à La Poste - notamment en faveur de la mission d'accessibilité bancaire et des points de contact -, pour 2,1 milliards d'euros. Nous parvenons à un total de 23 milliards d'euros - au lieu des 28 milliards d'euros. Par conséquent, plus de 80 % des subventions versées aux entreprises seraient - j'emploie le conditionnel, car cela demande vérification - des financements à des entreprises publiques ou des missions de service public.
Il resterait donc, in fine, 5 milliards d'euros de subventions à des entreprises privées, qu'il faudrait encore explorer plus en détail - la tâche est relativement complexe, je ne vous le cache pas. Par exemple, sur les 14 milliards d'euros d'aides budgétaires versées par les ministères de l'économie et de l'énergie, étudiés par la mission IGF, 1,3 milliard seulement sont versés à des entreprises privées, selon nos calculs, si l'on tient compte des subventions versées à la SNCF et du soutien au fret ferroviaire. Et même dans la partie « privée », il y aurait encore 0,5 milliard d'euros de subventions de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Il est donc difficile de savoir où vont exactement les subventions de l'État. Cela demande une grosse expertise.
Pour résumer nos calculs, donc, sur 28 milliards d'euros d'aides aux entreprises, 25 milliards iraient à des entreprises et des missions de service public, et seulement 5 milliards à des entreprises privées. Il me semble que ce point mérite d'être soulevé, car, pour beaucoup de nos concitoyens, les aides aux entreprises s'entendent des aides aux entreprises « privées ».
J'en viens maintenant aux subventions versées par les collectivités. La mission IGF les évalue à 7,5 milliards d'euros, en analysant toutes les actions économiques comme des aides publiques aux entreprises. Le rapport de la Cour des comptes de 2023 chiffre de son côté à 8,5 milliards d'euros les dépenses d'action économique des collectivités, l'écart de 1 milliard d'euros s'expliquant par les budgets Feder. Parmi ces 8,5 milliards, la Cour identifie 3,9 milliards de dépenses de personnels, d'investissements et de subventions aux organismes publics. Là encore, une partie importante des sommes versées le sont donc à des organismes publics. Je ne dispose pas, en revanche, de la ventilation détaillée de ces 3,9 milliards d'euros. Il faudrait pousser l'expertise.
Quoi qu'il en soit, si vous retranchez ces 3,9 milliards aux 7,5 milliards initiaux, il reste 3,6 milliards d'euros, dont 2,9 milliards de financements régionaux stricto sensu, et 0,7 milliard de financement du bloc communal. La Cour des comptes a expertisé ces 2,9 milliards : elle n'a pu isoler véritablement que 1,3 milliard d'euros d'aides aux entreprises. Voilà, une fois de plus, un bel entonnoir - de 8,5 milliards à 1,3 milliard - que je soumets à la sagacité de votre commission !
En outre, nous n'avons pas encore tous les retours des régions, mais nous subodorons que cette somme de 1,3 milliard d'euros, identifiée par la Cour des comptes dans son rapport de 2023, a depuis beaucoup diminué. Un pic de subventions a en effet été atteint entre 2020 et 2022, avec parfois jusqu'à 400 millions d'euros d'aides versées aux entreprises par certaines régions. Mais, pour une région en particulier que j'ai pu étudier, sur la dernière année, cette somme avait chuté à 114 millions d'euros. Là encore, je laisse cette question à vos capacités de chiffrage et aux remontées d'informations que vous pourrez obtenir, notamment auprès de Régions de France.
Il reste les 0,7 milliard d'euros de subventions du bloc communal aux entreprises, sur lesquelles nous ne disposons d'aucune information. A priori, les aides des collectivités ne concernent que des TPE-PME, et, selon mes informations, ce sont essentiellement de petites subventions, de quelques milliers d'euros tout au plus. De fait, beaucoup d'artisans viennent demander une petite aide aux collectivités, en raison d'une fiscalité globale trop importante. Les régions m'expliquent qu'elles pourraient supprimer totalement ces subventions, à condition de baisser la pression fiscale... La boucle est donc bouclée, en quelque sorte, et je soumets ce sujet à la réflexion de votre commission.
De mon point de vue, il faudrait commencer par une recension précise, pour savoir précisément de quoi l'on parle : subventions, prêts, garanties ? Ces aides sont-elles consenties à des organismes publics ou parapublics, à des entreprises privées ? On pourrait même se poser la question en termes de flux dans la comptabilité nationale.
De notre côté, au terme de ce travail préparatoire réalisé pour votre commission d'enquête, nous arrivons, tout au plus, à 5 milliards d'euros d'aides de l'État et 2 milliards d'euros d'aides des collectivités versées aux entreprises privées, bien loin des 200 milliards d'euros généralement avancés.
Évidemment, ces chiffres ne valent qu'en limitant, pour l'essentiel, le périmètre des aides aux entreprises à celui des subventions et, je le redis, ils sont à prendre avec des pincettes. Je les livre donc surtout pour alimenter votre réflexion, en espérant que l'on puisse aboutir à un chiffrage officiel.
M. Olivier Rietmann, président. - Madame Verdier-Molinié, s'agissant des aides aux entreprises, vous vous interrogez sur la pertinence de prendre comme point de référence l'avant ou l'après-covid. Nous pourrions en effet être tentés de retenir comme référence l'année 2019, avant les mesures exceptionnelles, sauf que l'exceptionnel est désormais considéré comme acquis... Tout le monde s'est habitué à ce que l'argent public soit distribué avec largesse, et il est très difficile de toucher au moindre centime.
J'entends aussi que pour pouvoir supprimer environ 150 milliards d'euros d'aides publiques aux entreprises, il faudrait pouvoir alléger d'autant les cotisations et impôts pesant sur celles-ci, mais, même en procédant de la sorte, il resterait encore énormément de prélèvements et de cotisations à verser pour les entreprises. Je ne voudrais pas que l'on pense que les aides compensent intégralement les prélèvements obligatoires.
Monsieur Bouzou, vous parliez des artisans. Les montants des aides publiques distribués aux entreprises sont certes très importants, mais nos décisions sont aussi contraintes par le principe d'égalité devant la loi. Quand on décide de mettre en place un système d'aides publiques aux entreprises, il s'applique de la très petite à la très grande entreprise. Ne faudrait-il pas trouver des moyens de mieux cibler ces aides vers nos 4 millions de TPE-PME et nos quelque 6 000 ETI ? Au final, une grande part des sommes sont versées à quelques centaines de grandes et très grandes entreprises, qui ont l'ingénierie et les moyens d'aller les capter, beaucoup moins à nos TPE, PME et ETI, qui constituent pourtant notre base de création de richesses et de capacité d'exportations. Je vous pose donc la question à tous les deux : si l'on parvenait à orienter davantage les aides publiques au profit des TPE, PME et ETI, sans abandonner bien évidemment les grandes et très grandes entreprises, ne pourrait-on pas créer davantage de richesses ?
M. Nicolas Bouzou. - J'entends parfaitement votre préoccupation, mais je suis un peu moins inquiet que vous sur ce sujet. Il est vrai que l'économie française est structurée d'une façon assez étonnante, avec beaucoup de très grandes entreprises - schématiquement, les entreprises du CAC 40 -, énormément de petites entreprises, mais assez peu d'ETI. On constate toutefois que les donneurs d'ordre des petites entreprises sont assez souvent les grandes entreprises. Nous avons donc un écosystème tout de même très intégré entre les grandes et les petites entreprises, et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai critiqué la hausse transitoire de l'imposition des grandes entreprises, une mesure qui, selon moi, se répercutera d'une façon ou d'une autre sur les plus petites, car il n'y a pas de séparation absolue entre les grandes et les petites entreprises.
J'entends tout de même votre préoccupation, et je me dis que l'on pourrait jouer aussi davantage sur la commande publique. Il existe certes des règles juridiques très strictes qui encadrent les appels d'offres, mais il est sans doute possible d'introduire des critères permettant d'orienter davantage la commande publique vers tel ou tel type d'entreprises.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Dans notre étude de novembre 2022, nous avions, pour chaque catégorie d'entreprises, exprimé les prélèvements obligatoires auxquels elles étaient soumises en pourcentage de leur valeur ajoutée. Pour l'ensemble des entreprises, ils représentaient 29 % de la valeur ajoutée, 26,3 % pour les micro-entreprises, 27,1 % pour les petites et moyennes entreprises, 31,1 % pour les entreprises de taille intermédiaire et les grandes entreprises.
Contrairement aux idées reçues - on dit souvent que les grandes entreprises payent beaucoup moins d'impôts -, le taux augmente plutôt en même temps que la taille de l'entreprise. Ces chiffres étant calculés après exonérations de charges et d'impôts, on voit donc, monsieur le président, pour répondre à votre question, que la répartition opérée n'est peut-être finalement pas si idiote.
Nous avions aussi, il y a plus longtemps, fait paraître une étude sur le niveau d'imposition des indépendants dans les différents pays d'Europe. De mémoire, en France, il se situait autour de 42 ou 43 %, un niveau proche de l'imposition d'un salarié, beaucoup plus élevé que dans des pays comparables à la France, notamment les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, où le taux se situait plutôt autour de 29 %. Au lieu de vouloir aider davantage les petites entreprises ou les artisans, nous pourrions aussi réfléchir à d'autres manières de financer la sécurité sociale des indépendants, qui pourraient être beaucoup plus nombreux dans notre pays. Des efforts de diminution de la pression fiscale pesant sur les indépendants avaient été effectués au début du premier quinquennat d'Emmanuel Macron, mais ils n'avaient permis qu'une baisse très marginale de celle-ci.
Par ailleurs, ce serait une erreur, à mon sens, de vouloir supprimer les allégements de charges pour les grandes entreprises, qui opèrent souvent dans le secteur industriel et emploient leurs salariés à des niveaux de rémunération plus élevés. Une étude de l'iFRAP montrait que nous avions 24 milliards d'euros de charges employeurs supplémentaires par rapport à l'Allemagne, mais 500 000 emplois qualifiés rémunérés au-delà de 3,5 Smic de moins que notre voisin. Or, nous voudrions précisément, en France, davantage d'emplois industriels qualifiés et bien rémunérés, pour éviter les phénomènes de trappe à bas salaires.
Attention à ne pas jouer les apprentis sorciers avec des mesures qui pourraient paraître fécondes sur le papier, mais qui détruiraient au final des emplois marchands, en particulier dans l'industrie.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne veux pas caricaturer vos propos introductifs, mais, pour résumer, vous semblez établir une forme de parallèle entre le montant des aides publiques et le montant des prélèvements obligatoires, et vous expliquez qu'il paraît difficile de diminuer les premières sans baisser les seconds. Ce débat, éminemment politique, est très intéressant, mais il touche au fondement de notre modèle social et dépasse le champ de notre commission d'enquête. Nous avons déjà eu cette discussion avec vos collègues de Rexecode, à qui j'expliquais qu'il était difficile de vouloir comparer le modèle social français et le modèle social letton. Je crois que personne, ici, n'a envie d'avoir un modèle social au rabais.
Je voudrais donc recentrer notre propos. La question qui nous occupe dans cette commission n'est pas celle du modèle social et du niveau de nos prélèvements obligatoires, mais celle des aides publiques aux grands groupes.
Je ne veux pas non plus débattre à l'infini du chiffrage des aides : 20, 50, 223 milliards d'euros ? Tout dépend du périmètre retenu. Je rappelle toutefois que le chiffre de 200 milliards d'euros est communiqué par France Stratégie, et non par le rapporteur communiste de la commission d'enquête que je suis. Quel que soit le chiffrage retenu, c'est un fait que de l'argent public est distribué en masse, de façon directe ou indirecte.
En revanche, nous avons été surpris de constater qu'il n'existait pas de tableau général retraçant précisément les sommes versées et leurs destinataires. Cela vous étonne-t-il également ? Seriez-vous d'accord pour rendre le montant des aides publiques parfaitement transparent, entreprise par entreprise ?
Il semble que l'administration fiscale fasse globalement bien son travail de contrôle, en procédant à des redressements si les critères d'éligibilité ne sont pas remplis. Nous l'avons constaté au fil des auditions.
En revanche, il est plus difficile de trancher sur l'utilité de cette dépense publique. Là encore, ce n'est pas le rapporteur communiste qui le dit, mais l'IGF, la Cour des comptes et de nombreuses personnes que nous avons auditionnées. Que nous soyons économiste libéral, sénateur communiste ou Les Républicains, nous nous préoccupons tous de la bonne utilisation de l'argent public. Nous pourrons aussi, je le crois, nous accorder sur l'absence de réelle évaluation de ces dispositifs d'aides.
Vous avez évoqué, monsieur Bouzou, leur multiplication excessive. On en dénombrerait en effet jusqu'à 2 200 ! Nous n'arrivons donc ni à maîtriser, ni à quantifier, ni à évaluer correctement ces dispositifs. L'IGF s'est par exemple interrogée devant nous sur l'utilité du crédit d'impôt recherche jeux vidéo, qui ne profite qu'à deux ou trois grands groupes, mais qui a pourtant été reconduit. Seriez-vous favorable à ce que l'on fixe des critères d'évaluation et que l'on arrête les dispositifs qui ne fonctionnent pas ?
Le but de cette commission étant, initialement, d'enquêter sur les grands groupes qui, tout à la fois, touchent de l'argent public, versent des dividendes et licencient, que penseriez-vous d'une règle qui interdirait à des entreprises de licencier dès lors qu'elles touchent des aides publiques, ou qui leur imposerait de rembourser l'argent public en cas de licenciements ?
Enfin, dernière question, sur un point de consensus qui pourrait se dégager avec le président : il paraît difficile de conditionner le versement des aides à des créations nettes d'emplois, mais seriez-vous d'accord en revanche pour les conditionner, a minima, au respect du droit français, des lois fiscales, des normes environnementales, mais aussi, par exemple, au respect de la parité femme-homme ou de l'égalité salariale ?
M. Nicolas Bouzou. - Pour des raisons de confidentialité et de concurrence internationale, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de communiquer publiquement sur les montants versés à chaque entreprise.
À titre personnel, j'aimerais bien savoir combien touchent certaines entreprises étrangères, notamment en Asie... Mais on ne le saura jamais, bien évidemment, en tout cas jamais officiellement. Par souci de réciprocité, je ne souhaite donc pas que l'on fasse preuve de cette transparence pour nos entreprises.
M. Olivier Rietmann, président. - Que l'on n'en fasse pas la publicité, je veux bien, mais n'est-il pas irréel que Bercy nous explique qu'il n'existe aucun tableau de bord des aides publiques versées aux entreprises ? On est incapable de nous dire, entreprise par entreprise, quel montant a été versé.
M. Nicolas Bouzou. - Oui, que ces tableaux n'existent pas, ou que vous n'y ayez pas accès, étant donné les montants en jeu, me semble a priori problématique.
Sur le principe, étant économiste, je suis très favorable à des critères d'évaluation. Un des reproches que l'on peut faire au fonctionnement de notre économie, en particulier des politiques publiques, est le manque de critères d'évaluation sur un très grand nombre de sujets, même à l'étape de l'élaboration de la loi, dont on n'anticipe pas les impacts.
Établir des critères d'évaluation est une bonne idée, mais avec plus de 2 000 dispositifs, c'est extrêmement compliqué. Il faudrait que cela se fasse dans le cadre de regroupements de dispositifs. L'idée de France 2030 était ainsi de rassembler des dispositifs existants. Ce n'était pas simplement une création ad hoc.
J'ai l'impression que l'on crée des aides à la sauve qui peut, pour préserver des emplois ou des investissements, sans prendre le temps de la réflexion sur les objectifs. Or il faudrait savoir, dès la conception de la loi, ce que l'on attend d'une politique, à quel terme, et ce que l'on fait si elle ne produit pas les effets attendus. Il faut un changement radical de la conception de nos politiques publiques.
Je suis complètement défavorable au remboursement des aides aux entreprises qui licencient : dans la quasi-totalité des cas, les licenciements ne peuvent pas être anticipés, et si l'entreprise licencie, c'est qu'elle connaît des difficultés. Or le remboursement des aides publiques les aggravera.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je parle bien de la grande entreprise qui, la même année, reçoit des aides publiques, verse des dividendes et licencie. C'est le cas d'une entreprise de plus de 1 000 salariés.
M. Nicolas Bouzou. - Dès lors que les pouvoirs publics décident de distribuer des aides aux entreprises, ils prennent leur risque. Si l'on a multiplié les aides publiques en France, c'est parce que l'on a des dysfonctionnements. Mais très franchement, si j'étais président de région, que j'avais versé de l'argent et qu'une entreprise me faisait ça, je deviendrais fou !
M. Fabien Gay, rapporteur. - Et si vous étiez ouvrier ?
M. Nicolas Bouzou. - Cela justifie-t-il de mettre en place des dispositifs ? Ce n'est pas si évident.
M. Olivier Rietmann, président. - Ne faudrait-il pas déjà connaître le nombre de fois où une grande entreprise a reçu des aides et a licencié dans l'année ? On se focalise peut-être sur certains cas particuliers avérés, mais qui sont autant d'arbres qui cachent la forêt. Pour le savoir, il faudrait un tableau de bord précis.
M. Nicolas Bouzou. - Les entreprises qui reçoivent des aides doivent-elles respecter le droit français ? Oui, c'est une question de principe.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas toujours le cas.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Je verrais plus un tableau de bord construit, non avec les noms des entreprises, mais par taille d'entreprise, et, si l'on parle bien des subventions de l'État, c'est-à-dire des 28 milliards d'euros, qui établisse une distinction entre public et privé.
Vous demandez si une entreprise qui a reçu des aides et licencie doit les rembourser, c'est bien cela ?
M. Olivier Rietmann, président. - Le rapporteur a évoqué les entreprises qui ont reçu des aides et licencié dans l'année, et demandé si l'on peut considérer qu'une entreprise qui reçoit des aides d'État n'a pas le droit de licencier.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - De quelles aides parle-t-on ? Si l'on parle du crédit d'impôt recherche (CIR), ou de feu le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), il n'y a aucune raison de demander quoi que ce soit.
La question des subventions est encore différente. Les collectivités territoriales n'ont pas le droit de subventionner d'entreprise de plus de 250 salariés. Donc de combien de millions, ou de milliards d'euros parle-t-on ? Je n'ai aucune information. Il est possible que le chiffre, que je n'ai trouvé nulle part, soit extrêmement faible.
Mme Solanges Nadille. - C'est l'opacité totale.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Je ne suis pas du tout certaine que les montants soient importants - hors grandes entreprises publiques, qui, pour certaines, reçoivent des milliards d'euros de subventions. Si l'on parle bien de subventions pures, et non d'allègements de charges, d'exonérations d'impôts ou de crédits d'impôts, en faveur d'entreprises privées, je n'ai rien trouvé.
Les critères d'évaluation nous ramènent au poids des prélèvements obligatoires. Pour moi, allègements de charges, exonérations d'impôts et crédits d'impôts ne sont que le pendant d'une surfiscalisation liée au financement du modèle social, à l'imposition en général et aux taxes de production.
Prenons l'exemple des retraites. On a évoqué, à l'occasion du conclave, la suppression des allègements de charges relatifs aux retraites, qui représentent 28 milliards d'euros. Mais les taxes de production qui financent la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav) représentent 20 milliards d'euros. D'un côté, on nous dit qu'il y a d'énormes allègements de charges, mais de l'autre, on a créé des taxes de production supplémentaires, telles que la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), la taxe sur les salaires, le forfait social. Donc à la fin, il n'y a pas tant de cadeaux.
On ne peut pas réaliser d'évaluation sans garder en tête que ces allègements de charges constituent le pendant de cotisations employeurs beaucoup plus élevées que dans les autres pays. Finalement, c'est presque l'efficience du modèle social français que vous questionnez. Je ne vois pas comment vous pourrez éviter ce sujet dans le rapport final. C'est presque l'éléphant dans la pièce. Les grosses subventions à la SNCF et la RATP financent les retraites de la SNCF et de la RATP.
M. Olivier Rietmann, président. - Sur les critères d'évaluation : lors de la mise en place d'un système d'aides publiques, il faut en définir l'objectif. On a reproché au CICE de ne pas avoir créé un million d'emplois, mais 100 000. Sauf qu'il n'a pas été créé pour l'emploi, mais pour la compétitivité. Si l'on dit qu'une aide est créée dans un but précis, il est plus facile de l'évaluer.
Mme Solanges Nadille. - Exactement.
M. Daniel Fargeot. - Un grand merci pour vos propos liminaires. Depuis le début de nos auditions, nous posons la question de la définition des aides publiques et celle de l'évaluation de l'efficacité de ces aides, sans compter la difficulté à maîtriser le montant des aides octroyées.
Vous êtes des libéraux, comme moi-même. Je souhaite que nous puissions nous projeter sur la notion d'illibéralisme. Depuis l'élection de Donald Trump, nous regardons, sidérés, ses manifestations les plus spectaculaires aux États-Unis : retour des droits de douane, tensions, voire guerres commerciales, déclarations tonitruantes qui font vaciller l'ordre mondial. L'idée de l'existence de mouvements illibéraux s'impose. Nous travaillons au sein de cette commission sur un aspect des relations entre l'État et le monde économique. Quelle est votre analyse des impacts de tels mouvements de pensée sur le monde économique dans notre pays ? Face aux enjeux de souveraineté économique et de soutien aux industries stratégiques, cette situation pourrait-elle influer sur le droit des aides publiques et surtout sur l'efficacité du soutien public ?
M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame Verdier-Molinié, vous nous dites que les aides sont le pendant des prélèvements obligatoires. Je vous lis régulièrement. Vous écrivez souvent que l'on fait la chasse à la fraude fiscale très efficacement - je le découvre -, mais pas assez à la fraude sociale. Vous êtes favorable à chercher des financements chez les chômeurs, à qui l'on supprime facilement leurs droits. Vous êtes la seule à avancer une estimation de 20 à 28 milliards d'euros d'aides - même l'Insee estime le plancher à 70 milliards d'euros. Les estimations sont généralement comprises entre 70 et 220 milliards d'euros. On pourrait penser que quelqu'un comme vous souhaite qu'un euro dépensé soit un euro justifié. Mais, finalement, comme ces aides viendraient compenser les prélèvements obligatoires, ce n'est pas grave s'il n'y a pas d'évaluation !
De grandes entreprises reçoivent des aides, versent des dividendes et licencient la même année. L'opinion publique, que vous aimez prendre à témoin, en est extrêmement choquée. On dénombre 300 plans de licenciements pour 300 000 emplois menacés ou supprimés cette année.
Vous avez pris plus de précautions à l'oral qu'à l'écrit. En effet, sur votre site internet, on lit que 81,4 % des subventions de l'État vont aux entreprises publiques - mais je dois préciser que l'article est signé par Samuel-Frédéric Servière, et non de vous. Ce chiffre n'est tiré ni des données de France Stratégie, ni de celles du Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). L'étude de l'inspection générale des finances (IGF) ne porte que sur un périmètre très restreint de cinq ministères. Peut-on en tirer une théorie politique ? Si l'on suit votre raisonnement, 80 % des aides iraient aux quelques entreprises publiques, tandis que les 20 % restants, soit 5 milliards d'euros, iraient aux 4 millions d'entreprises privées, puisque même un artisan peut recevoir une aide. Ce n'est pas sérieux.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - J'ai dit que l'on n'avait pas tous les chiffres, que seuls quelques ministères étaient concernés, que nous avions étudié plus particulièrement ceux de l'énergie et des transports, qui ont versé 14 milliards d'euros, dont 1,3 milliard d'euros à des entreprises privées. J'ai bien dit que votre commission devrait étudier davantage les données, car nous ne les avons pas, alors que nous aimerions bien en disposer ministère par ministère, avec les tailles des entreprises et leur caractère public ou privé.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame, comme je l'ai dit, vous avez pris bien plus de précautions à l'oral qu'à l'écrit.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Nous avons bien écrit que nous étions dans le périmètre de la mission de l'IGF.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas écrit dès le titre ou le sous-titre ! Il faut beaucoup descendre pour le lire.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - J'encourage tous les membres de la commission d'enquête à lire notre étude.
Vous demandiez s'il fallait interdire les subventions ?
M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui ou non, faut-il évaluer les aides, quelles qu'elles soient ? Doit-on demander leur remboursement aux entreprises qui licencient ?
M. Olivier Rietmann, président. - L'avantage, quand on établit des critères d'évaluation, c'est qu'on a la possibilité de choisir de continuer ou d'arrêter. Si, lors de l'examen du projet de loi de finances, on dit qu'on va raboter ici ou là, en choisissant les chiffres les plus gros, ce n'est pas sérieux. Il faut demander : l'aide a-t-elle répondu à l'objectif fixé au départ ?
Le portefeuille financier étatique a ses limites. Si l'on veut basculer sur un autre accompagnement, il faut bien prendre l'argent quelque part. On ne pourra pas toujours ponctionner les mêmes pour augmenter la somme allouable.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Les allègements de charges, les exonérations d'impôts et les crédits d'impôts ne sont mis en place que pour éviter des destructions d'emploi, parce que notre pays pâtit de beaucoup plus d'imposition que d'autres. Malgré les allègements et les baisses d'impôts, on a encore 157 milliards d'euros de prélèvements obligatoires en plus. Et il faudrait ensuite dire aux entreprises qu'elles ne réussissent pas à créer plus d'emplois ? On ne trouverait pas une seule évaluation qui vous satisfasse, car il faudrait encore alléger les prélèvements de 157 milliards d'euros pour atteindre la moyenne de la zone euro hors France.
Établir des critères d'évaluation ne me paraît pas la bonne piste. Si l'on veut supprimer toutes ces aides, il faut baisser le niveau d'imposition et de cotisations sociales.
On pourrait aussi décider d'arrêter de subventionner les entreprises, privées comme publiques. C'est un choix que sont en train de faire des régions, à bas bruit, faute de moyens, et qui vise des TPE-PME.
Ce que je vois, c'est que dans l'Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis, 70 % des mesures sont en réalité des crédits d'impôts.
M. Olivier Rietmann, président. - Prenons l'exemple de l'accompagnement à l'apprentissage de 6 000 euros par an, qui coûte 21 milliards d'euros au budget de la nation. De façon globale, l'apprentissage a augmenté. Mais on est incapable de dire où cela fonctionne bien et où cela fonctionne moins bien. Le paradoxe total est qu'en Suisse, 70 % des jeunes entre 15 et 20 ans passent par l'apprentissage, et ce, sans quasiment aucune aide. Les chiffres sont similaires en Allemagne. Il y a peut-être une question de philosophie, puisque dans ces pays, un apprenti représente une chance pour l'entreprise, alors qu'en France, on voit son recrutement comme une bonne action ! On n'a aucun élément nous indiquant à quel niveau d'entreprise et de formation cette aide est pertinente.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Nous avons proposé de réduire le niveau d'aides à l'apprentissage. Nous sommes bien plus chers que les Allemands. Mais dans le modèle allemand, il y a beaucoup plus de liens entre les entreprises et l'école. Elles financent l'enseignement à un niveau élevé. Le maillage est très dense. Ce lien direct vers l'apprentissage, en France, est seulement en train de se construire.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne suis pas surpris que nous soyons en désaccord politique, mais je suis surpris de votre réponse sur l'argent public. Nous voulons l'évaluer. Sans évaluation, comment faire des choix politiques ?
M. Bouzou a parlé du CIR. Si l'on n'arrive pas à l'évaluer, comment voulez-vous qu'on le prolonge ou qu'on l'arrête ? J'ai découvert qu'il n'y avait pas d'obligation de recherche en France, mais potentiellement seulement au niveau européen. Si on le sait, on peut choisir de demander qu'une part de la recherche soit faite en France. On a tout à gagner à mieux critériser et mieux évaluer.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - J'avais prévu de poser une question sur l'Allemagne, où les aides sont beaucoup plus importantes et les impôts plus faibles... Mais j'ai changé d'avis, car je ne comprends plus rien ! Comment une entreprise peut-elle encaisser des aides publiques, tout en licenciant et en versant des dividendes aux actionnaires ? Je note aussi que l'on ne peut répondre précisément à aucune question, puisque l'on n'a aucun calcul du montant des aides versées, ni leur répartition. Comment évaluer tant que l'on n'a aucun constat ?
M. Michel Masset. - Madame Verdier-Molinié, vous dites que le montant des aides versées pourrait être moindre s'il y avait des compensations fiscales.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Oui, s'il y avait une baisse de la fiscalité et des charges des employeurs.
M. Michel Masset. - Il me semble pourtant que la fiscalité est constante pour l'ensemble des acteurs économiques, alors que les aides prennent en compte le besoin, la demande, la créativité, c'est-à-dire d'autres repères. J'ai peur que l'on s'enferme très rapidement, dans votre schéma.
Mme Anne-Marie Nédélec. - Il n'y a pas de tableau de bord, pas de liste, pas d'objectif chiffré, et un maquis incroyable d'aides. N'est-ce pas le moment de revoir complètement le système ? On est dans une spirale, entre aides et impôts. Regardons la réalité en face : les conditions de l'État-providence ont radicalement changé.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Beaucoup d'aides ont été versées en Allemagne au moment du covid. Mais hors aides exceptionnelles, les niveaux d'aides notifiées à l'Union européenne sont assez proches entre la France et l'Allemagne, entre 0,94 et 0,8 point de PIB. Mieux vaut prendre les chiffres antérieurs au covid.
Si l'on baissait les impôts et les cotisations, on éviterait les aides qui les compensent, et ce serait beaucoup plus clair. J'ai proposé un certain nombre de suppressions de cotisations et de taxes de production. Il s'agit de remettre les choses d'équerre pour y voir plus clair. Je citais tout à l'heure l'exemple des retraites. Il devient extrêmement compliqué de s'y retrouver, d'autant que l'on appelle « aides » des dispositifs qui ne sont là que pour pallier une surfiscalisation.
Il faut une documentation, sur les entreprises publiques comme privées.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne peux pas laisser passer cela : vous défendez le détricotage complet du modèle social français à chaque fois que l'on parle d'aides publiques. En revanche, vous ne dites pas un mot sur l'argent public donné aux entreprises ; vous ignorez les effets d'aubaine. Je suis surpris que vous ne vouliez pas contrôler l'efficacité de la dépense publique.
Mme Agnès Verdier-Molinié. - Vous dites que c'est de l'argent public, mais c'est de l'argent qui vient des impôts et cotisations des entreprises, donc c'est l'argent des entreprises. Posons-nous la question des 157 milliards d'euros supplémentaires payés par nos entreprises.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Les prélèvements obligatoires sont les impôts, les taxes et les cotisations sociales, qui sont du salaire, donc de la richesse créée par les travailleurs et les travailleuses.
M. Nicolas Bouzou. - Je laisserai de côté le débat sur le modèle social.
Il est difficile de sanctionner les entreprises qui versent des dividendes, car on aide une entreprise pour un site industriel français, or elle peut souffrir de difficultés en France et être en très bonne santé au niveau global et donc verser des dividendes.
Il est très difficile de fixer des critères pour certaines aides que l'on crée pour des raisons macroéconomiques. Le CICE en est un excellent exemple. En revanche, il en faut pour beaucoup d'aides, et plus encore, il faut fixer des objectifs dès la conception de la loi, ce que l'on ne fait traditionnellement pas dans notre pays. C'est toute une culture à changer, mais c'est absolument nécessaire. La France est en retard sur beaucoup de pays en matière d'évaluation des politiques publiques.
M. Olivier Rietmann, président. - Merci beaucoup à tous les deux. Ce n'est pas si simple !
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de la Direction générale du Trésor - Mme Claire Cheremetinski, directrice générale adjointe
M. Olivier Rietmann, président. - Dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, nous allons entendre Mme Claire Cheremetinski, directrice générale adjointe du Trésor.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu publié sur le site du Sénat.
Madame, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Claire Cheremetinski prête serment.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.
Il nous a semblé indispensable de vous entendre pour connaître le rôle et le fonctionnement de la direction générale du Trésor dans l'évaluation des besoins et le suivi des aides publiques aux entreprises.
Quelles sont les principales aides en faveur du développement international des entreprises, des politiques écologiques et sectorielles, ou encore de l'économie sociale et solidaire ? Quel est votre rôle au sein du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) ? Dans quels cas des prises de participations de l'État peuvent-elles être assimilées à des aides d'État ? Quel est, enfin, votre rôle en matière d'évaluation des aides et plus globalement de conseil de l'État sur les politiques publiques en faveur des entreprises ?
Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à nos interrogations dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
Mme Claire Cheremetinski, directrice générale adjointe du Trésor. - La direction générale du Trésor, au sein du ministère de l'Économie et des Finances, a pour mission de soutenir nos entreprises pour rendre notre économie plus compétitive. Le contexte budgétaire actuel invite à redoubler de vigilance sur l'efficience de ces soutiens aux entreprises - c'était déjà le cas, la situation budgétaire actuelle rend cette vigilance encore plus nécessaire pour s'assurer de leur pertinence et de leur proportionnalité, afin que les aides soient les plus justes possibles.
Face aux transitions écologiques et numériques, aux décrochages technologiques de l'Europe et aux enjeux de souveraineté toujours plus prégnants, nous avons besoin d'un tissu d'entreprises résilientes, innovantes et dynamiques. La multiplication des risques géopolitiques rend le soutien de l'État à notre tissu d'entreprises plus que jamais nécessaire.
Le soutien que l'État apporte aux entreprises peut prendre diverses formes : des aides directes, mais aussi l'ensemble des politiques publiques visant à assurer que les entreprises recrutent des collaborateurs ayant le bon niveau de compétences et à ce qu'elles bénéficient d'un environnement économique et commercial de qualité. L'État peut également fournir des prestations d'accompagnement, la plupart du temps par le biais d'un opérateur, que ce soit par exemple les agents de la direction générale des entreprises (DGE) ou de la Banque publique d'investissement (Bpifrance) notamment pour le financement des entreprises à l'exportation.
Avant de détailler le rôle spécifique de la direction générale du Trésor, je tiens à souligner que ces aides aux entreprises sont encadrées et calibrées. Elles sont encadrées au niveau européen par le régime juridique des aides d'État, qui vise à assurer la pertinence et la proportionnalité des aides octroyées, ceci pour préserver la concurrence au sein de l'Union européenne. C'est un objectif dont nos entreprises bénéficient également puisque les aides aux entreprises par les autres États membres sont également contrôlées. L'encadrement des aides d'État identifie les catégories d'aides aux entreprises qui sont légitimes, comme les aides à l'innovation ou à la protection de l'environnement. Il introduit des règles qui délimitent les modalités autorisées, en particulier un plafond exprimé en taux d'aide ; c'est un cadre strict qui impose un niveau élevé de transparence des aides et cela différencie l'Europe du reste du monde. Cette transparence est aussi une condition nécessaire pour assurer un contrôle efficace des aides.
Ce cadre est cependant flexible pour s'adapter à l'évolution de la structure de l'économie et aux événements majeurs. Les crises récentes ont démontré la capacité d'adaptation de ce régime, la réactivité des États membres et de la Commission européenne pour s'adapter aux circonstances. Ce cadre est plus exigeant pour les grandes entreprises que pour les petites - le plafond exprimé en taux d'aide peut être plus élevé pour les petites entreprises, par exemple.
Ce soutien aux entreprises doit également être bien calibré pour être efficace. Les objectifs de ces aides doivent être précisément identifiés en prenant en compte ce qu'on appelle les défaillances de marché. Par exemple, le soutien à la R&D, à l'innovation ou à la protection de l'environnement a été mis en place pour pallier des défaillances de marché désormais bien identifiées.
Les outils à la disposition de l'État sont nombreux : subventions, prêts, prises de participation, garanties, outils fiscaux, outils non financiers. Une analyse économique et financière précise de chaque cas doit être menée afin de bien identifier l'instrument qui va être adapté à la situation que l'on souhaite traiter. L'exemple de la crise du covid est éloquent car un système de prêts garantis par l'État (PGE) a été mis en place pour faire face à un besoin temporaire de liquidité des entreprises, qui étaient amenées soit à fermer, soit à avoir leur activité considérablement réduite par le confinement, les difficultés d'approvisionnement et de transport. L'État a estimé que le meilleur moyen de couvrir ce besoin était de faire des prêts garantis à court terme. Ce dispositif a été relativement efficace.
Le calibrage de l'aide vise également à limiter les effets d'aubaine, dans un souci de bonne gestion de l'argent public. Les aides sont des avances remboursables dans le cadre de France 2030, à destination d'entreprises performantes, innovantes, qui vont avoir la capacité de se développer et donc d'être en mesure de rembourser le soutien que l'État leur apporte à un moment clé de leur développement. L'idée n'est pas de faire des dons, mais bien de soutenir le développement d'entreprises, au service de notre économie. Il n'y a toutefois pas de consensus sur les modalités optimales de soutien aux entreprises.
La direction générale du Trésor a un rôle de synthèse sur le suivi de ces aides. Nous analysons la littérature économique, académique et non académique, nous tâchons d'avoir une représentation du débat public autour des bonnes formes d'aide aux entreprises, pour apporter un éclairage économique sur la conduite de la politique publique. Nous fournissons également aux ministres, parfois aux assemblées parlementaires, des analyses économiques sur les finances publiques, sur les politiques sectorielles et les politiques sociales, avec des approches microéconomiques et macroéconomiques.
Nous gérons également quelques aides en direct, notamment concernant le développement international des entreprises, le soutien à l'économie sociale et solidaire (ESS), et également via le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri).
L'État dispose de plusieurs outils pour soutenir le développement international des entreprises. Le plus important en volume, c'est le dispositif d'assurance crédit, qui représente un encours de l'ordre de 66 milliards d'euros. Bpifrance Assurance Export gère pour le compte de l'État le dispositif de garanties accordées aux entreprises exportatrices. En 2024, nous avons accordé 18,7 milliards d'euros de garanties, répartis sur 176 contrats, dont 60 % de PME et d'entreprises de taille intermédiaire (ETI). Lorsqu'une entreprise a un projet à l'export, elle cherche un financement bancaire : l'État intervient en garantissant ce financement, donc en se substituant le cas échéant au débiteur défaillant.
Outre cette assurance crédit, nous avons toute une série de dispositifs qui concernent environ 2 000 entreprises, par exemple l'assurance prospection, qui consiste à prendre en charge des coûts de prospection à l'export, ou encore un mécanisme de caution, où l'État intervient en garantie pour réduire le risque et faciliter les exportations. Ces outils de Bpifrance Assurance Export font l'objet de primes payées par les exportateurs et collectées pour le compte de l'État. Ils sont structurellement bénéficiaires - l'État, en mutualisant les risques, gagne quelques centaines de millions d'euros chaque année, de l'ordre de 460 millions d'euros depuis 2018, dont une partie est reversée au budget général. En 2024, ces procédures ont été largement bénéficiaires puisque 846 millions d'euros ont pu être reversés au budget général.
Tous ces outils sont soumis à une obligation de part française. L'objectif est de développer l'activité économique sur le territoire national avec un minimum de 20 % de la valeur ajoutée du contrat qui doit être fabriqué en France. La valeur ajoutée sur le territoire est généralement plus importante pour une PME que pour une grande entreprise. Le soutien aux grandes entreprises tire tout un tissu de fournisseurs qui sont très présents sur le territoire national.
L'année dernière, nous avons soutenu principalement cinq secteurs, par ordre d'importance : la base industrielle technologique de défense ; la construction navale ; les travaux publics ; la construction aéronautique ; enfin, le matériel de transport terrestre. Ce sont les points forts de la France à l'export.
Ces dispositifs de soutien peuvent être complétés aussi par des outils directs de financement de l'État, par exemple des prêts du Trésor que l'État français va octroyer à un État étranger pour acheter des biens et des équipements français. Ces prêts du Trésor servent en général à améliorer le coût de financement global d'un projet et donc à favoriser le placement de nos entreprises à l'export. Chaque année, ces prêts du Trésor représentent quelques centaines de millions d'euros.
Nous disposons aussi d'un dispositif un peu plus anecdotique, le Fonds d'études et d'aide au secteur privé (Fasep), qui finance, pour un montant de l'ordre de 20 à 30 millions d'euros par an, des études préalables de faisabilité sur des grands contrats à l'export, par exemple la construction d'un métro dans un pays étranger, l'idée étant de bien placer l'offre française.
Quelques mots sur les aides aux entreprises versées dans le cadre du soutien à l'économie sociale et solidaire, qui est, à la direction générale du Trésor, notre deuxième instrument direct de soutien aux entreprises. Nous avons à peu près 20 millions d'euros de crédits annuels sur ce programme, dont une partie est fléchée en direction des aides directes aux entreprises. Nous gérons quatre types d'aides avec ce programme : des aides directes à destination des structures nationales représentatives des grandes familles de l'ESS que sont les coopératives, les associations, les fondations, les mutuelles et les sociétés commerciales de l'ESS qui ont un statut particulier. Nous aidons également des entreprises de l'ESS, par exemple pour les contrats à impact. Nous aidons les chambres régionales de l'ESS qui ont un rôle d'animation de ce tissu économique au niveau local. Et nous aidons l'ESS de manière plus indirecte, à travers des subventions en faveur du dispositif local d'accompagnement, qui est présent sur l'ensemble du territoire - nous accompagnons près de 6 000 bénéficiaires chaque année, cela représente environ 860 000 emplois.
Troisième type d'aide directe géré par la Direction générale du Trésor : l'accompagnement par le Ciri, qui est un organe interministériel rattaché à notre direction et chargé d'accompagner des entreprises en difficulté. Le Ciri accompagne les entreprises de taille moyenne, essentiellement les grosses PME et les ETI de plus de 400 salariés. Il est chargé de coordonner les différentes actions de l'État au soutien de ces entreprises. Lorsque, par exemple, une entreprise en difficulté a du mal à rembourser ses emprunts bancaires et à payer ses impôts, le Ciri met autour de la table toutes les parties prenantes pour trouver une solution, avec l'objectif de maximiser la capacité de recouvrement de l'État sur les créances publiques et de trouver une solution pour l'avenir de l'entreprise. Le Ciri peut mobiliser des prêts du fonds de développement économique et social (FDES), c'est-à-dire des prêts de l'État, sous réserve des contraintes du droit européen. La doctrine d'emploi a été définie par une circulaire du Premier ministre du 9 janvier 2015 : les sociétés aidées doivent disposer d'un plan d'affaires crédible, dont le financement est principalement assuré par des partenaires privés, le FDES ne pouvant intervenir qu'à titre subsidiaire pour boucler un tour de table et produire un effet de levier sur les autres sources de financement. De fait, nous prenons en considération la dimension stratégique de l'entreprise, son importance pour le tissu local économique, pour le maintien de l'emploi et des compétences sur le territoire national, nous faisons une analyse multifactorielle pour savoir si la mobilisation de fonds publics vaut la peine. Cependant, un assouplissement de l'utilisation du FDES a été décidé fin 2023, dans le contexte de la crise sanitaire, puis de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
Au-delà de ce rôle de gestion directe d'un certain nombre d'outils de soutien, nous avons un rôle d'évaluation des aides aux entreprises dans le cadre de notre mission de conseil sur les politiques sectorielles. Nous sommes une sorte de boîte à idées pour la politique économique du pays. Nous recherchons ce dont les entreprises ont besoin, comment définir et mobiliser au mieux les aides, au service d'une politique publique. Nous examinons les aides sous l'angle microéconomique, en analysant les problématiques sectorielles, et sous l'angle macroéconomique, en stimulant l'impact des politiques conduites sur les grands agrégats. Nous suivons les problématiques liées aux subventions et les dispositifs qui visent à faciliter l'accès au financement, comme la levée de fonds propres ou la garantie de prêts. Par ailleurs, nous mobilisons le réseau des agents du Trésor qui sont à l'étranger dans les ambassades, pour faire du parangonnage, afin de nous inspirer des réussites des autres États ou de tirer des enseignements de leurs échecs.
Nos travaux sont majoritairement à destination du ministre, certains sont rendus publics via des rapports dédiés ou des publications, en particulier Trésor-Éco, notre publication à vocation de diffusion plus large - nous avons publié récemment un numéro sur les politiques industrielles entre 1945 et 2000, pour faire un panorama de tout ce qui avait été mis en oeuvre et essayer de tirer des leçons sur les conditions de succès des actions de politique industrielle conduites en France et à l'international.
Nous organisons également des séminaires publics pour avoir un débat autour de toute question de politique économique - nous organisons, le 21 mars, avec la direction générale de l'énergie et du climat, un séminaire sur l'empreinte environnementale des véhicules et l'acceptabilité de la transition bas carbone, qui concerne directement les aides aux entreprises qui se sont développées pour faciliter la transition écologique.
J'aimerais vous présenter nos réflexions sur le suivi des dispositifs de crise - adoptés lors de la crise sanitaire, puis la crise énergétique et la guerre en Ukraine -, ainsi que sur les prêts garantis par l'État (PGE).
Immédiatement après le confinement, le Parlement a adopté en un temps record la loi du 23 mars 2020, pour mettre en place les PGE. L'urgence commandait une réponse rapide et efficace à la crise sanitaire. Ces prêts de trésorerie ont été octroyés par des banques et garantis à hauteur de 90 % par l'État. Tout cela a été autorisé par la Commission européenne dans le cadre de l'aménagement temporaire du régime des aides d'État. Le bénéfice de ces PGE avait été initialement ouvert jusqu'au 30 juin 2022, mais il a été étendu jusqu'au 31 décembre 2023 pour essayer de compenser les difficultés particulières naissantes de la crise énergétique et de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Ces prêts ont directement soutenu l'économie en limitant l'incertitude et en créant un filet de sécurité crédible. Pour des entreprises qui étaient en relative bonne santé financière avant la crise, ces PGE ont maintenu leur perspective ainsi que l'activité de leurs clients et de leurs fournisseurs.
Au total, quelque 686 000 entreprises ont bénéficié de PGE pour un montant total de 145 milliards d'euros. La majorité de ces prêts a été octroyée en début de la période, entre mars et décembre 2020, et a été principalement dirigée vers les très petites entreprises. La plus grande partie des fonds est allée aux PME, ensuite aux ETI puis seulement aux grandes entreprises. C'était bien l'objectif : garantir la trésorerie des entreprises les plus fragiles. Le soutien aux grandes entreprises a aussi permis de maintenir les commandes que ces entreprises passaient à leurs sous-traitants et de mutualiser les risques, puisque les grandes entreprises avaient a priori moins de difficultés à rembourser leur PGE.
Au total, nous avons aujourd'hui un encours restant à rembourser de l'ordre de 39 milliards d'euros. L'essentiel des PGE a donc été remboursé et nous avons un taux de défaut relativement limité, avec un coût d'appel à la garantie de l'État de l'ordre de 6 milliards d'euros ; c'est un peu moins que les estimations initiales. Nous pouvons donc dire que le PGE a bien rempli son objectif pour un coût relativement maîtrisé, même si les sommes sont importantes.
M. Olivier Rietmann, président. - Savez-vous pourquoi ces 39 milliards d'euros ne sont pas remboursés, et s'ils vont l'être ?
Mme Claire Cheremetinski. - La majeure partie des PGE a été remboursée avant l'échéance maximale de 6 ans, mais des entreprises ont choisi de rééchelonner leur prêt. Donc une partie de ces 39 milliards résulte soit du fait que dès l'origine, les entreprises avaient choisi d'aller jusqu'au terme de la période de six ans, soit du fait que certaines, qui comptaient rembourser plus tôt, ont demandé un rééchelonnement de leurs prêts, comme cela arrive d'ailleurs dans beaucoup de financements bancaires. Nous tirons un bilan positif du PGE, les analyses économiques vont dans ce sens, en particulier par comparaison avec ce qui s'est fait dans d'autres pays. Le PGE ne représente plus qu'une part marginale dans l'encours de prêt global qui pèse sur les entreprises françaises, il a servi pendant la durée de la crise.
Quelques mots de nos réflexions sur la politique industrielle. Il y a eu beaucoup de débats ces derniers temps autour de la politique industrielle, à la suite du rapport Draghi et de son constat, malheureusement assez inquiétant, sur l'état de l'industrie en Europe. Il est nécessaire d'agir en France, comme dans les autres pays de l'Union européenne. Il faut que le cadre macroéconomique dans lequel nos entreprises opèrent soit le plus compétitif et le plus efficace possible. Cela signifie une action sur la fiscalité, sur le droit du travail, sur les compétences, pour s'assurer que les compétences sont toujours au niveau et permettent à nos entreprises d'être compétitives et innovantes. Ce soutien transversal à l'écosystème de recherche et d'innovation, notamment via des aides à la R&D pour les entreprises, joue un rôle très important. Le rapport Draghi montre que l'Europe est en retard sur les secteurs importants d'innovation, or le soutien public à la R&D fait l'objet d'un large consensus parmi les économistes, justifié par l'existence d'externalités liées à la production de connaissances. Il y a un bénéfice global pour la société à l'élévation du niveau des compétences et des connaissances, dont l'entreprise ne tire pas nécessairement partie individuellement, il est donc légitime de l'encourager par des moyens publics.
En France, le principal dispositif d'aide à la R&D est le crédit d'impôt recherche. De nombreuses évaluations micro et macroéconomiques ont montré que ce crédit d'impôt a un effet d'entraînement sur l'activité de R&D, en particulier pour les TPE et PME. Nous avons mis en place des dispositifs ciblés, par exemple, le crédit d'impôt innovation, le CII, et le dispositif « Jeunes entreprises innovantes » (JEI), qui font tous deux l'objet d'évaluations positives en particulier par l'Insee.
Au-delà de ces soutiens transversaux, il y a des aides plus verticales qui peuvent être bénéfiques, par secteur ou même par activité. La difficulté avec ces mesures plus ciblées, cependant, est d'identifier le secteur ou l'activité la plus pertinente à soutenir. Nous avons tous en tête des exemples malheureux de politiques industrielles ciblant un secteur qui ne s'est pas révélé gagnant. La littérature économique permet de tirer des enseignements utiles sur la bonne manière d'avoir une action verticale et de confirmer l'utilité d'un tel soutien, on le voit par exemple pour la base industrielle et technologique de défense ou la transition écologique, le soutien peut aider à positionner les entreprises françaises et européennes en leaders mondiaux. Dans ce contexte, un premier enseignement concerne l'importance d'octroyer des aides par secteur en gardant un haut niveau d'exigence technologique, tout en garantissant la concurrence pour ne pas concentrer les soutiens sur les acteurs en place.
M. Olivier Rietmann, président. - Permettez-moi de vous interrompre, pour vous signaler que le temps imparti à votre propos liminaire est déjà achevé et vous rappelerque nous devons pouvoir vous poser des questions...
Mme Claire Cheremetinski. - Je vous prie de m'en excuser, et je garderai pour plus tard la présentation de notre accompagnement à la décarbonation.
Pour conclure sur les politiques sectorielles : il est important de ne pas introduire de biais en faveur des acteurs en place et de garder un haut niveau de concurrence dans l'octroi des aides. C'est pourquoi, dans France 2030, des appels à projets sont organisés avant l'octroi des aides. Nous mettons en concurrence les entreprises qui respectent le niveau d'exigence et de performance inscrit dans l'appel d'offre, l'idée est bien que les aides n'aillent pas toujours à ceux qui sont déjà les mieux positionnés dans le secteur. Lorsqu'on vise un secteur, il est important également d'assurer la neutralité technologique, c'est que nous avons fait quand nous avons développé le secteur du nucléaire en France : au départ, nous n'avons pas désigné une technologie particulière pour nos réacteurs de production d'électricité. Nous avons retenu, après avoir analysé les différents projets, celui qui nous paraissait le plus performant.
M. Olivier Rietmann, président. - Merci pour cette présentation, que j'ai dû écourter et qui me laisse... dans une sorte de sidération. Je ne le dis pas contre vous personnellement, mais quand je vois l'ampleur des sujets sur lesquels vous travaillez, que montre l'abondance de votre propos, je comprends mieux pourquoi on a du mal à s'y retrouver. J'en suis venu à m'interroger : est-ce qu'on ne vous a pas demandé de nous noyer sous l'information, pour éviter d'avoir à répondre à des questions - et même, pour éviter qu'on ne vous en pose ? Je le dis avec bienveillance, cela n'a rien de personnel, mais le simple aperçu des méandres de votre organisation me paraît expliquer pourquoi nous n'obtenons pas facilement de réponses claires de Bercy quand nous posons des questions pourtant simples, qui nous paraissent être la base. L'arborescence de votre direction générale est plus qu'équatoriale, si vous me passez l'expression. Résultat : je ne sais toujours pas comment vous évaluez les aides aux entreprises. Vous nous renvoyez à la littérature économique, mais je reste avec mes questions - à quoi votre exposé ajoute aussi des doutes sur la façon dont les choses se passent, c'est tout de même instructif...
M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour ce propos liminaire, effectivement copieux.
Vous parlez d'encadrement et de calibrage, nous voulons connaître l'évaluation qui est faite de l'usage de ce qui est l'un des tout premiers budgets publics, nous voulons voir si chaque euro dépensé l'est utilement, et comment on s'en soucie dans l'administration. Comment êtes-vous organisés, concrètement, pour suivre les dispositifs : combien d'agents publics y travaillent à la direction générale du Trésor ? Comment identifiez-vous les besoins des entreprises en matière de soutien public ? Comment organisez-vous les travaux de suivi et d'évaluation des aides ?
Vous êtes la première personne à nous dire que des évaluations existent. Je pense au crédit d'impôt recherche. Vous nous renvoyez sur l'Insee - mais figurez-vous que nous avons déjà entendu ses responsables, ils nous ont dit de nous adresser à d'autres services des ministères économiques et financiers pour l'évaluation ! Nous les avons entendus pendant une heure et demie et au bout, nous n'étions toujours pas informés sur l'évaluation des aides aux entreprises, nous étions toujours orphelins d'un outillage de suivi - aucun tableau synthétique n'est réalisé, semble-t-il... Nous en sommes très étonnés, et très intéressés par toute évaluation ; vous signalez celle du crédit d'impôt recherche, vous dites qu'il a eu un effet d'entrainement, de mon côté j'ai appris que ce crédit d'impôt n'imposait en rien de faire des recherches en France : qu'en est-il précisément, quels sont les critères, les effets ? Vous comprendrez que nous sommes preneurs de l'analyse...
Enfin, une question sur la conditionnalité des aides. Pensez-vous que les aides publiques sont bien calibrées et qu'elles parviennent aux entreprises qui en ont réellement besoin ? Par exemple, que pensez-vous d'une entreprise qui, la même année, touche des aides publiques directes ou indirectes, verse des dividendes et licencie ?
M. Olivier Rietmann, président. - Vous dites que la R&D était pour partie financée par le crédit d'impôt recherche, j'espère qu'il a aussi vocation à améliorer la compétitivité des entreprises. Il attire des investisseurs, c'est un bon point, et l'on sait aussi que la R&D n'entraine pas nécessairement l'installation d'une production. En tous les cas, nous espérons une évaluation plus précise, des critères mieux définis et ciblés pour que l'analyse soit plus aisée - j'ai le sentiment que ce n'est pas le cas, alors que nous parlons tout de même de 8 milliards d'euros par an...
Mme Claire Cheremetinski. - Je suis désolée d'avoir été longue, j'essayais de rendre clair un paysage qui est complexe - le nombre important de dispositifs n'est pas forcément une mauvaise chose : la théorie économique et la littérature économique nous enseignent qu'il vaut mieux avoir un objectif par dispositif, c'est plus efficace qu'une aide qui essaie d'atteindre plusieurs objectifs en même temps.
M. Olivier Rietmann, président. - Combien y a-t-il d'agents à la direction générale du Trésor sur ces questions ? Notre question est précise...
Mme Claire Cheremetinski. - Nous ne sommes probablement pas assez nombreux - j'en profite pour vous passer le message... À la direction générale du Trésor, nous sommes environ 600 personnes à Paris et 500 dans le réseau des ambassades à l'étranger. Nous contribuons à l'analyse, soutenons l'action des ambassadeurs et apportons un appui à nos entreprises à l'étranger. Nous travaillons tous à un moment donné sur le soutien aux entreprises, c'est dans notre raison d'être. Nous avons entre 5 et 10 personnes sur le pôle ESS, et au Ciri une dizaine de personnes gèrent les dossiers d'entreprises en restructuration - il a un stock de 70 entreprises environ qui font l'objet d'une restructuration.
M. Olivier Rietmann, président. - Gérez-vous le programme « ETIncelles », une initiative voulue par le Président de la République pour soutenir une trentaine d'ETI à l'export ?
Mme Claire Cheremetinski. - Non, je pense que c'est la BPI ou Business France, opérateurs de l'État pour l'accompagnement des entreprises à l'export.
Dans la sous-direction des politiques sectorielles, une trentaine de personnes réfléchissent à l'élaboration des dispositifs de soutien à l'économie et font des analyses et des recommandations de politique industrielle. Nous travaillons très étroitement avec la direction générale des entreprises. Nous ne sommes pas seuls à Bercy sur ces sujets, nous apportons une expertise économique. Quant à la gestion des soutiens à l'export, elle relève d'une autre sous-direction qui fait du financement à l'export, qui compte elle aussi à peu près une trentaine de personnes - elle a également la tutelle de l'opérateur Business France, qui lui-même fait l'accompagnement non financier des entreprises à l'exportation.
Nous mobilisons par ailleurs le réseau à l'étranger, parfois pour comparer ce que font d'autres États en matière d'aides aux entreprises. Tous les agents, en réalité, peuvent avoir à donner un avis ou faire une expertise sur les soutiens aux entreprises. La direction générale du Trésor couvre tout le champ des aides aux entreprises, nous pourrons vous communiquer des éléments plus détaillés par écrit.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Avez-vous un tableau général pour suivre les aides de l'État aux entreprises ? Un tel tableau existe-t-il ? Quelles sont les conclusions de l'évaluation faites par l'Insee sur le crédit d'impôt recherche ?
Mme Claire Cheremetinski. - Il n'y a pas de tableau qui recense toutes les aides de l'État aux entreprises. Des travaux ont été menés, notamment par l'Inspection générale des finances, que vous avez auditionnée. Il serait très bien d'avoir un tel tableau pour le suivi des aides, mais il n'existe pas.
M. Olivier Rietmann, président. - Nos questions, en l'occurrence, ne portent que sur les grandes entreprises...
Mme Claire Cheremetinski. - Oui, mais même pour elles, nous n'avons pas de tableau général. Nous allons faire un recensement pour votre information - nous avons sollicité un délai, et nous allons essayer de vous apporter nos lumières.
La plupart des aides ont déjà une forme de conditionnalité, de par leurs conditions d'éligibilité. Le bouclier tarifaire énergétique, par exemple, avait des conditions d'éligibilité. Autre exemple, on peut avoir une vérification ex post ou ex ante des actions de l'entreprise sur le crédit d'impôt recherche. On peut également conditionner une aide à la réalisation d'un projet spécifique, on le fait dans le cadre de France 2030 et c'est une conditionnalité puisque l'aide est versée pour la réalisation de ce projet. Il est important d'avoir ces conditionnalités, elles permettent d'aligner les objectifs de l'État et ceux des entreprises.
Ensuite, nous essayons de limiter les effets d'aubaine - sans y arriver à chaque fois, parce qu'il y a toujours un risque d'effet d'aubaine quand on crée un dispositif de soutien aux entreprises. Notre objectif est d'identifier cet effet et de le limiter.
Toutefois, l'établissement de conditionnalités doit prendre en compte un certain nombre de limites. Il faut éviter que la conditionnalité génère des coûts supérieurs aux bénéfices de l'aide, car alors on rate l'intérêt de l'aide. Il y a toujours une asymétrie d'informations entre l'État et les entreprises, ce qui peut conduire à mal calibrer la conditionnalité et affaiblir l'efficacité du dispositif. Nous sommes dans un mécanisme de tâtonnement, nous cherchons à améliorer l'efficacité au fil de l'application des aides.
Il peut également y avoir des contraintes politiques ou économiques à l'application de conditions préétablies. L'application de sanctions prévues en cas de manquement peut être difficile, par exemple, surtout lorsque l'entreprise rencontre des difficultés ultérieures qui n'étaient pas prévisibles au moment où l'aide a été accordée. Je crois que c'est une réponse à votre question, Monsieur le rapporteur, sur l'entreprise qui touche de l'aide, distribue des dividendes et va se retrouver à un moment donné dans une difficulté qui fait qu'elle doit licencier. Dans la vie d'une entreprise, il peut y avoir des changements de fortune, ce n'est pas toujours condamnable. Cela peut choquer le sens commun, mais cela peut arriver dans la vie d'une entreprise.
Un mot sur le crédit d'impôt recherche, qui semble vous intéresser particulièrement. Ce dispositif coûte beaucoup au budget de l'État, il fait l'objet de nombreux débats. L'Inspection générale des finances l'a évalué dans le cadre de sa revue des dépenses, ce qui a conduit à en ajuster certaines modalités, le dispositif « Jeunes docteurs » a été supprimé parce qu'il a été jugé trop coûteux, des dépenses de fonctionnement ont été rationnalisées. Je m'étonne que vous n'en n'ayez pas entendu parler, en particulier l'évaluation conduite par la Commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation - elle a montré en particulier que le crédit d'impôt recherche avait un effet multiplicateur sur les dépenses de R&D de l'ordre de 1 : pour 1 euro de crédit d'impôt recherche, on a 1 euro supplémentaire de dépenses de R&D, mais aussi que cet effet multiplicateur est plus élevé pour les TPE et PME, ce qui correspond à notre objectif de compenser une défaillance de marché.
Le crédit d'impôt innovation et le dispositif « Jeunes entreprises innovantes » ont fait l'objet de deux évaluations conduites par l'Insee, qui ont montré leur effet d'entraînement positif sur les PME et TPE.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes preneurs des rapports d'évaluation. Toutes les personnes que nous avons auditionnées n'ont guère pu nous répondre sur les critères de l'évaluation, elles nous ont dit aussi qu'elles se posaient elles-mêmes la question de l'évaluation. Nous constatons qu'il n'y a pas de tableau de suivi, pas de définition précise des objectifs, il serait bien qu'on puisse avancer dans la connaissance, au moins pour les aides les plus importantes.
Sur la conditionnalité, il y a un vrai débat. On fait face, dans certains cas, surtout à de la communication politique. Rappelez-vous le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), le Gouvernement nous annonçait un million d'emplois, chiffre venu du Medef, puis Louis Gallois nous a dit que l'objectif serait plutôt la compétitivité des entreprises, puis on nous a dit pour finir qu'évaluer les gains de compétitivité, c'était compliqué... Cela n'empêche pas que le CICE continue d'être versé, sous la forme désormais d'une exonération de cotisation, sans débat sur les objectifs. Il est certes compliqué de demander à une entreprise de suivre des objectifs... qu'on ne lui demande pas de suivre. Ce qu'on voit surtout, c'est qu'il peut y avoir une intention initiale, une forte communication au départ, puis qu'ensuite, on l'oublie ou, pour le moins, on ne l'évalue pas : qu'en pensez-vous ?
Ensuite, quand une grande entreprise touche de l'argent public, verse des dividendes et licencie la même année, ce n'est pas seulement le sens commun qui en est heurté, beaucoup de monde est heurté en réalité, y compris des élus.
Enfin, quelle est l'efficacité du Ciri ? Quel est le coût d'accompagnement des entreprises et quel est le taux de succès ? Considérez-vous que l'intervention de l'Agence des participations de l'État (APE) relève d'une aide de l'État aux entreprises ? Enfin, est-ce que la définition du bouclier tarifaire a été travaillée par la direction générale du Trésor ?
Mme Claire Cheremetinski. - Je ne faisais pas alors partie de la direction générale, je vérifierai quel a été son rôle dans la définition de ce bouclier tarifaire.
M. Olivier Rietmann, président. - Les critères d'évaluation sont une question très importante. Les auditions que nous menons me donnent le sentiment que ces aides ont beaucoup, voire surtout servi à de la communication politique, ce qui fait beaucoup d'argent pour de la communication politique... Ou bien le décalage vient-il de ce que les objectifs, par exemple ceux du CICE, ont été si mal posés au départ, qu'il a été facile de les oublier, de ne pas en tenir compte - un peu comme si on demandait à fabriquer une voiture de course, puis qu'on ne se demandait pas si elle gagnait des courses, mais qu'on regardait seulement si elle consommait du carburant... À votre avis, est-ce la communication politique qui a dévoyé les objectifs initiaux, ou bien ces objectifs ont-ils été si mal définis qu'on a pu finalement leur faire dire tout et son contraire ? Ne faut-il pas être plus précis dans les critères d'évaluation pour ne pas se tromper, après, sur l'objectif ?
Mme Claire Cheremetinski. - Je partage votre constat que pour bien évaluer, il faut avoir des objectifs clairs. Les objectifs de certains dispositifs n'ont probablement pas été définis avec suffisamment de précision, ce qui en rend l'évaluation difficile, ou décevante.
Je n'étais pas à la direction générale du Trésor au moment du CICE, j'aurais donc du mal à vous présenter un historique précis. Je constate, cependant, que si ce crédit d'impôt est devenu un allègement de charges, l'objectif était probablement de diminuer le coût du travail pour faciliter l'embauche. Fallait-il le nommer comme on l'a fait, ou autrement ? C'est un autre débat...
Je ne répondrai pas en détail sur l'APE, le mieux est de s'adresser à elle. Dans les critères de prise de participation, les règles européennes d'aide d'État s'appliquent : l'APE doit être un investisseur avisé, au même titre qu'un investisseur privé, ou bien elle doit notifier à la Commission européenne son intervention et négocier avec elle les conditions dans lesquelles elle peut entrer au capital d'une société pour éviter de fausser les règles du marché.
Nous avons répondu à votre questionnaire sur les interventions du Ciri. Entre 2020 et 2024, nous avons accordé 60 prêts FDES, pour un montant total d'environ 1,52 milliard d'euros, soit un ticket moyen par opération de l'ordre de 25 millions d'euros. Nous vous présentons des chiffres par année - le Ciri va prochainement publier son rapport annuel, celui de l'an passé n'a pas été publié. Nous y présentons ce que nous appelons les issues positives, les cas où l'on parvient à un accord amiable sous l'égide du Ciri ou à une solution en procédure collective qui permet ensuite d'assurer la continuité d'activité et la préservation d'un maximum d'emplois. Sur les 165 dossiers que nous avons traités en 2023 et en 2024, 50 ont reçu une issue favorable en 2023 pour un total d'emplois préservés estimé à 95 000 emplois ; 43 en 2024, pour un total d'emplois préservés très important de l'ordre de 234 000 emplois ; 63 dossiers sont en cours de traitement au 31 décembre 2024, auxquels se sont ajoutés quelques dossiers depuis le début de l'année. Nous essayons de suivre les dossiers instruits par le Ciri - il est probablement possible d'améliorer ce dispositif d'évaluation, en tout cas, nous avons cette démarche de retour d'expérience sur l'utilisation des prêts FDES que nous avons accordés.
M. Michel Masset. - Les régimes d'aides sont nombreux : comment les acteurs économiques en ont-ils connaissance ? Par leurs experts-comptables, par les chambres consulaires, les services fiscaux ? Comment, ensuite, définissez-vous les entreprises ciblées et le nombre de dossiers à traiter ? Est-ce que les objectifs sont clairs dès le départ ? Est-ce que ces objectifs se traduisent en critères d'évaluation ? Si oui, vérifiez-vous s'ils sont atteints ? Et comment, en particulier, vérifiez-vous que les entreprises bénéficiaires sont bien celles que vous visiez ?
Vous évoquez, ensuite, 20 millions d'euros pour l'ESS : est-ce que cette enveloppe vous paraît suffisante ?
M. Olivier Rietmann, président. - Je rappelle que notre commission d'enquête porte sur les aides aux grandes entreprises, pas sur toutes les aides aux entreprises...
Mme Claire Cheremetinski. - Il est important de s'assurer que les dispositifs d'aide bénéficient aux entreprises qu'on souhaite aider. Il faut donc commencer à faire en sorte qu'elles aient connaissance du dispositif et sachent comment y avoir recours. C'est une question que nous nous posons systématiquement, nous savons que c'est loin d'être évident pour un chef d'entreprise, en particulier pour les PME, qui n'ont pas, comme les grandes entreprises, des services étoffés capables de suivre l'actualité de la fiscalité. Nous essayons d'assurer que les aides n'aillent pas toujours aux mêmes entreprises, de les répartir au mieux. Nous utilisons plusieurs modèles pour ce faire, qui ne visent pas nécessairement un nombre d'entreprises bénéficiaires. Nous passons plutôt, sous le plafond défini par la loi de finances, par des appels à projets - l'État fonctionne alors comme un guichet auquel les entreprises s'adressent, et nous distribuons les fonds aux projets qui sont les meilleurs au regard des critères retenus, c'est ce qu'on a fait dans le cadre de France 2030.
M. Michel Masset. - Mais précisément, est-ce que ce ne sont pas toujours les mêmes entreprises qui l'emportent, parce qu'elles répondent mieux ?
Mme Claire Cheremetinski. - C'est une question que nous nous posons en permanence en particulier pour le soutien à l'export. Des entreprises viennent plus que d'autres, nous faisons de la communication pour informer l'ensemble des entreprises susceptibles de bénéficier d'un soutien. Il est vrai que des entreprises sont plus performantes, et qu'on peut s'attendre à ce qu'elles se présentent davantage à notre guichet, mais nous tâchons de répartir l'argent public équitablement. Il est vrai aussi que les dispositifs d'aide sont complexes, nous avons à faire des efforts de simplification.
M. Olivier Rietmann, président. - La première mouture du bouclier tarifaire énergétique était si compliquée, que personne n'a pu en bénéficier - nous l'avions fait remarquer, les critères ont été modifiés, mais on a quand même perdu plusieurs mois...
Mme Claire Cheremetinski. - Lors de la crise du covid, nous avions essayé de mettre en place d'autres outils que les prêts garantis, par exemple des obligations convertibles, qui répondaient à un besoin particulier. Les conditions que nous avions fixées ne correspondaient pas à la réalité des besoins des entreprises - et nous n'avions pas trouvé de demande. Nous avons réorienté l'argent vers d'autres dispositifs. Ce type d'expérience est inévitable compte tenu de la complexité des sujets que nous cherchons à traiter ; nous n'avons pas tout de suite la solution parfaite et nous pouvons avoir besoin d'adapter nos outils et de mieux communiquer, pour atteindre les entreprises qui ont besoin du soutien public.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous dites vouloir une juste répartition des aides. Or, nous avons entendu dire qu'une aide fléchée vers les jeux vidéo, sous la forme d'un crédit d'impôt, ne bénéficierait qu'à quelques entreprises, alors même que nous avions, au Sénat, envisagé une réforme du dispositif ; on nous a dit qu'il ne fallait pas changer cet état de fait : qu'en pensez-vous ? Avez-vous entendu parler de ce sujet particulier ?
Mme Claire Cheremetinski. - Non, pas dans le cadre de mes fonctions, je n'ai pas suivi ce dossier particulier - vous en savez davantage que moi.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Tout le monde dit qu'il faudrait mieux évaluer : que vous faudrait-il pour avancer ? Des outils ? Des données ? Du personnel ? De la volonté politique ? Un peu de tout cela ?
Mme Claire Cheremetinski. - Nos dispositifs de soutien aux entreprises sont complexes, ils résultent de l'empilement de mesures prises à différentes périodes, avec des modes opératoires différents. Nous partageons votre constat : il est très difficile d'avoir une vision d'ensemble. Il serait peut-être plus simple de partir d'une feuille blanche, mais dans les faits, nous devons nous accommoder de cette complexité et essayer de la réduire autant que possible.
La difficulté principale est de trouver les bonnes données. Elles existent, mais les systèmes d'information de l'État n'ont pas été prévus pour les collecter précisément, cela génère de la complexité. Nous allons faire de notre mieux pour vous donner une meilleure idée de la globalité de ces aides qui, de fait, sont très diverses. Le constat est largement partagé, de notre côté, sur l'intérêt à mieux évaluer les effets de ces aides aux entreprises.
Nous devons faire des efforts budgétaires pour tenir les objectifs de réduction de l'endettement public, dans un contexte où la dépense publique va être mobilisée, par exemple, pour aider l'Ukraine. Il est très important que nous puissions nous appuyer sur des évaluations performantes pour savoir où il est le plus pertinent de réduire la dépense publique et ou, au contraire, il faut mettre davantage d'argent. Nous allons faire notre part dans le cadre de votre commission d'enquête pour vous aider à y voir plus clair - cela nous aidera également de notre côté.
M. Olivier Rietmann, président. - Plus les évaluations seront précises, mieux nous pourrons maintenir les aides utiles et arrêter celles qui le sont moins, plutôt que de procéder par coups de rabot. Un moyen d'avancer est aussi, probablement, de simplifier les dispositifs et de faire davantage confiance aux entreprises ; le système actuel paraît surtout fondé sur une sorte de défiance, où le contrôle paraît motivé par l'empêchement de la fraude - on complexifie alors l'ensemble, en essayant de le border partout. Mieux vaudrait un système plus simple, plus facilement contrôlable, et donc plus à même de fonctionner sur la confiance, avec une évaluation plus transparente. Quoi qu'il en soit, merci pour votre disponibilité et votre transparence.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 45.
Mercredi 12 mars 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Audition de la Direction générale des finances publiques
M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition des représentants la direction générale des finances publiques (DGFiP). Nous sommes heureux d'accueillir dans ce cadre M. Olivier Touvenin, chef du service de la gestion fiscale, Mme Carole Maudet, sous-directrice, adjointe et chef par intérim de la sécurité juridique et du contrôle fiscal, M. Nicolas Chayvialle, sous-directeur de la fiscalité directe des entreprises, Mme Caroline Pereira, adjointe au chef de bureau animation de la fiscalité des professionnels, au service de la gestion fiscale, et M. Hugo Jacquemin, adjoint à la cheffe du bureau coordination et synthèse.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Touvenin, Mme Carole Maudet, M. Nicolas Chayvialle, Mme Caroline Pereira et M. Hugo Jacquemin prêtent serment.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux. Nous souhaitons, tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants. Nous voulons, ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics. Nous envisageons, enfin, de réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées pour favoriser le maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui afin de connaître précisément le rôle et le fonctionnement de la direction générale des finances publiques en matière d'aides publiques aux entreprises sous forme de dépenses fiscales. Quelles sont les différentes catégories de dépenses fiscales en faveur des entreprises gérées directement ou indirectement par votre direction ? Quelles sont les dépenses fiscales dont le coût dépasse 50 millions d'euros par an ? Quels sont les enjeux des dépenses fiscales dites « déclassées » ? Existe-t-il aujourd'hui une transparence des dépenses fiscales entreprise par entreprise ? Quelle est l'intensité des contrôles exercées par les agents de la DGFiP ? Enfin, la DGFiP assure-t-elle un suivi et une évaluation des dépenses fiscales ?
Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à nos questions dans un propos liminaire, puis notre rapporteur Fabien Gay vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront vous interroger, s'ils le souhaitent.
M. Olivier Touvenin, chef du service de la gestion fiscale - Je commencerai par vous donner quelques éléments concernant la gestion fiscale, avant de laisser mes collègues répondre plus précisément aux questions que vous avez bien voulu nous poser.
Notre système fiscal est intégré, ce qui signifie qu'il est déclaratif. Autrement dit, les entreprises déclarent leurs bénéfices et les sommes sur lesquelles elles doivent payer un impôt, et nous prenons en compte les avantages fiscaux qui s'appliquent. Par ailleurs, certains crédits d'impôt font l'objet de demandes spécifiques. Leur mode de traitement en gestion varie en fonction de leur nature.
Pour les grandes entreprises, notre système repose sur une centralisation en gestion puisque c'est la direction des grandes entreprises, au sein de la DGFiP, qui suit l'ensemble de leurs obligations fiscales et de paiement. Elle détient aujourd'hui un portefeuille d'environ 56 000 entreprises. Ce système a été mis en place il y a plus d'une vingtaine d'années, de manière à assurer un suivi plus particulier et plus fin, en offrant par ailleurs une prestation de services renforcée. Auparavant, la gestion était assurée par la direction générale des impôts, mais il est apparu qu'un certain nombre d'entreprises, compte tenu de leur taille et de leurs enjeux fiscaux, justifiaient cette organisation particulière.
Vous avez mentionné plusieurs crédits d'impôts et aides dans votre questionnaire. Certains d'entre eux sont embarqués directement dans les formulaires de TVA et d'autres font l'objet de déclarations particulières. C'est notamment le cas du crédit d'impôt recherche (CIR), qui est le dispositif le plus important, et le plus connu en tout état de cause, et qui fait l'objet d'une obligation déclarative particulière. D'autres dispositifs font aussi l'objet d'un dépôt de formulaire particulier, auxquels sont associés des numéros bien connus de ceux qui pratiquent l'administration fiscale. Nous pourrons y revenir.
Parmi les dispositifs qui sont directement embarqués dans les déclarations de TVA, figurent notamment ceux qui concernent l'énergie. Comme vous le savez, la DGFiP a récupéré une partie des taxes qui étaient collectées par la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), notamment la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE) et la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). C'est en fonction de cette évolution que nous avons simplifié la gestion. Une partie des crédits d'impôt sont embarqués directement dans les déclarations associées à ces impôts. Tel est à peu près le tableau d'ensemble.
Un certain nombre de données chiffrées qui permettront de le préciser davantage sont en cours de collection, de recollement et de consolidation. Nous nous efforcerons de vous les faire parvenir le plus rapidement possible. Toutefois, il n'est pas exclu que nous nous heurtions à certaines limites méthodologiques parce que nos systèmes d'information, qui sont très riches, nécessitent que nous procédions à des retraitements. Ces derniers sont en cours, ce qui justifie un certain délai.
M. Nicolas Chayvialle, sous-directeur de la fiscalité directe des entreprises au sein de la direction de la législation fiscale (DLF). - La DLF exerce une double mission. D'une part, elle élabore la norme fiscale dans le cadre du processus parlementaire, en lien avec les autres ministères et les différentes parties prenantes ; d'autre part, dans le cadre de ses missions de statistiques et d'évaluation, elle exerce un rôle d'évaluation et de chiffrage des dépenses fiscales. Elle s'appuie pour cela sur la méthodologie que déploie le bureau des chiffrages et études statistiques, directement rattaché au directeur de la législation fiscale, M. Laurent Martel.
Ce bureau est chargé de chiffrer les amendements en amont. Dès qu'une mesure est étudiée par les services de la législation fiscale, il s'efforce de la chiffrer pour en apprécier le coût. Il exerce également un rôle de chiffrage sur le temps long, c'est-à-dire en continu, de l'ensemble des dépenses fiscales identifiées par la DLF. Celles-ci figurent dans le fameux tome II du document intitulé « Évaluations des voies et moyens » qui est annexé au projet de loi de finances.
La définition d'une dépense fiscale ne correspond pas exactement à celle d'un avantage fiscal, d'un allègement d'impôt ou d'une réduction d'impôt, car elle s'établit par rapport à l'évolution de la norme fiscale. On considère qu'un avantage fiscal constitue une dépense fiscale s'il y a une dérogation à un principe de la norme d'imposition. À cet égard, il faut distinguer les réductions d'impôt, qui sont liées à des mécanismes de droit commun, comme une réduction de TVA, et les dépenses fiscales, qui sont des dispositifs dérogeant à la norme ou s'en écartant pour inciter, par exemple, les contribuables à adopter tel ou tel comportement.
Ainsi, la DLF a réalisé un important travail de classification des dispositifs relatifs à la TVA qui constituent des dépenses fiscales, en établissant une distinction entre, d'une part, ceux dont la vocation est de tenir compte des capacités contributives des contribuables et de leur faciliter l'accès à un certain nombre de biens et services, le mécanisme consistant à diminuer le prix d'un produit toutes taxes comprises (TTC), et d'autre part, ceux qui visent à inciter les contribuables à consommer certains produits plutôt que d'autres. C'est la raison pour laquelle les taux réduits de TVA sur les produits de base n'étaient pas considérés comme des dépenses fiscales au début de l'année 2000. En revanche, les taux réduits de TVA qui ont une vocation incitative, par exemple dans le cadre de la réalisation de travaux de nature énergétique, ou bien en matière de restauration, sont considérés comme des dépenses fiscales et figurent donc à ce titre dans le tome II du document « Évaluations des voies et moyens ».
Autre exemple, le taux réduit de l'impôt sur les sociétés, à hauteur de 15 % pour les PME, n'est pas considéré comme une dépense fiscale alors même qu'il a un coût, dans la mesure où il a pour effet de réduire la cotisation des entreprises concernées.
Les dépenses « déclassées », qui faisaient l'objet de l'une de vos questions, sont le résultat de réflexions portant sur l'évolution de la norme fiscale. Autrement dit, si nous constatons que tel ou tel dispositif finit par relever de la norme fiscale, nous le déclasserons afin qu'il ne soit plus considéré que comme une modalité de calcul de l'impôt. Il ne s'agira donc plus d'une dépense fiscale car nous considérerons que ce dispositif n'a pas de vocation dérogatoire ou incitative.
Un certain nombre de dépenses ont ainsi été déclassées, ces derniers temps. C'est le cas, par exemple, de l'exclusion de l'assiette de la taxe sur les services fournis par les opérateurs de communications électroniques des matériels et des équipements acquis pour les besoins des infrastructures et des réseaux de communications électroniques. En regardant plus finement la mécanique de cette taxe, nous nous sommes rendu compte que la déduction n'avait pas vocation à être une dépense fiscale, car il s'agissait tout simplement d'un élément de liquidation de l'impôt de droit commun.
Je peux également prendre l'exemple de l'exonération de TICPE sur les produits énergétiques utilisés pour les besoins d'extraction et la production du gaz naturel. Nous avons considéré qu'elle était liée à la suppression d'une double imposition et qu'elle n'avait pas de vocation incitative ou dérogatoire, de sorte qu'elle a été déclassée. Là encore, il ne s'agit plus d'une dépense fiscale mais d'un élément de l'imposition.
Nous avons commencé à chiffrer les dépenses fiscales concernant les entreprises. De manière générale, parmi les dispositifs recensés dans le tome II du document « Évaluations des voies et moyens », nous avons identifié les dépenses fiscales qui concernaient les bénéfices des entreprises. Je pourrai vous communiquer les chiffres, que nous avons présentés par périmètre ministériel. En revanche, je dois préciser que nous n'avons pas isolé à ce stade les dépenses fiscales s'adressant aux grandes entreprises, selon la définition que votre commission a dégagée. En outre, il peut arriver que nous hésitions au sujet de certains dispositifs sur la question de savoir si la dépense fiscale s'adresse aux entreprises, bénéficie aux entreprises, ou bien bénéficie à un tiers à l'entreprise contribuable.
Je prends comme exemple le crédit d'impôt du prêt à taux zéro (PTZ). Juridiquement, il s'applique aux établissements bancaires distribuant des prêts, mais il a vocation à compenser le coût que supportent ces établissements pour accorder des prêts à taux zéro à leurs clients. On pourrait donc considérer que le prêt à taux zéro ne relève pas d'une aide au profit de grandes entreprises, en l'occurrence les banques, et le laisser hors champ de votre question.
Pour vous donner des éléments chiffrés plus précis, les dépenses fiscales en faveur des entreprises ont représenté, en 2023, un montant de 43 milliards d'euros sur un total de 82,9 milliards d'euros, soit la moitié environ. Toutefois, nous ne ciblons pas dans ce recensement les dispositifs qui profitent aux grandes entreprises. En outre, certains dispositifs ne relèvent pas du champ de votre commission, car même s'ils bénéficient juridiquement aux entreprises, ils ont vocation à profiter aux contribuables.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Quand vous dites que les dépenses fiscales en faveur des entreprises représentent la moitié du montant total de 83 milliards d'euros de dépenses fiscales, vous parlez de l'ensemble des entreprises, pas seulement des grandes entreprises, n'est-ce pas ?
M. Nicolas Chayvialle. - En effet, ce n'est pas spécifique aux grandes entreprises. Il s'agit de tous les dispositifs que nous avons identifiés comme bénéficiant à des contribuables qui sont des entreprises, par opposition aux particuliers.
Toutefois, les taux réduits de TVA figurent dans ce recensement, alors que l'on pourrait considérer qu'ils bénéficient au moins autant aux particuliers clients de l'entreprise qu'à l'entreprise facturant la TVA.
M. Olivier Rietmann, président. - Je crois qu'ils profitent en premier lieu à l'entreprise. Ensuite, tout dépend de ce qu'elle en fait. Il n'est pas obligatoire que le ruissellement aille jusqu'aux particuliers. Par conséquent, si vous le permettez, nous considérerons que cela profite aux entreprises.
M. Fabien Gay, rapporteur. - La meilleure preuve, c'est le taux réduit de TVA pour les restaurateurs. Rappelez-vous, on nous promettait la baisse du prix du menu qui permettrait à plein de gens de pouvoir aller au restaurant, avec pour conséquence des embauches. Cela a duré quinze jours, puis le prix est remonté et la baisse du taux de TVA a directement profité au portefeuille des restaurateurs. Il n'y a quasiment pas eu d'impact sur l'emploi. En tout cas, cela n'a rien changé pour les clients des restaurants. Je souscris donc entièrement aux propos du président Rietmann.
M. Olivier Rietmann, président. - J'irai même plus loin, en disant que nous devons faire preuve de constance. Dans l'hémicycle, lors de l'examen du projet de loi de finances, certains de nos collègues ont proposé de diminuer le taux de TVA dans un objectif d'incitation. Je peux en parler aisément, car sur ce sujet ma position est dans la même veine que celle du ministre. Nous leur avons longuement expliqué ce que les faits avaient prouvé : la diminution du taux de TVA ruisselle rarement sur les particuliers. Il faut poser des paradigmes et nous y tenir avec constance. La baisse du taux de TVA fait partie des aides allouées aux entreprises. Nous considérons qu'il en est ainsi. Donc, si vous avez des éléments sur le sujet, nous serons preneurs.
Mme Carole Maudet, sous-directrice, adjointe et chef par intérim de la sécurité juridique et du contrôle fiscal. - J'appartiens au service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal, qui existe sous sa forme actuelle, en administration centrale, depuis octobre 2020. Il est la concrétisation de mesures prévues dans deux lois qui datent de 2018, la loi pour un État au service d'une société de confiance, dite Essoc, et la loi relative à la lutte contre la fraude. Je le rappelle, parce que cela correspond à la dichotomie que nous faisons entre le contribuable de bonne foi et celui qui élude l'impôt de manière intentionnelle.
Vous centrez le sujet sur les grandes entreprises. Vous n'êtes pas sans savoir que l'organisation du contrôle fiscal opère à trois niveaux : départemental, interrégional et national. Pour les grandes entreprises, c'est la direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) qui devrait vous intéresser plus particulièrement, car elle est chargée du contrôle fiscal des grandes entreprises nationales et internationales, ainsi que de leurs filiales, dont les actifs bruts sont supérieurs ou égaux à 400 millions d'euros ou dont le chiffre d'affaires dépasse 152,4 millions d'euros pour les ventes et 76,2 millions d'euros pour les prestations de service. C'est ainsi que se définit le portefeuille de la DVNI, qui dispose de vingt-cinq brigades de vérification spécialisées par secteur socio-professionnel.
Cette direction est particulièrement attentive à tous les schémas et montages qui permettent la fraude ou l'évasion fiscale au sens large. Comme l'a rappelé Olivier Touvenin, le recouvrement des créances de la DVNI est assuré essentiellement par la direction des grandes entreprises, au sein de la DGFiP, ainsi que par les services territoriaux pour les impôts locaux.
Dans le cadre d'un contrôle, de manière générale, les réductions d'impôt et les crédits d'impôt déclarés font partie des éléments qui sont systématiquement examinés lorsqu'il s'agit de vérifier la comptabilité des entreprises bénéficiaires. La DVNI est en première ligne sur ces sujets.
Pour en revenir à votre questionnaire qui portait notamment sur les modalités de contrôle et les problèmes que nous rencontrons, je commencerai par évoquer le CIR qui vise, comme vous le savez, à soutenir l'effort en recherche et développement des entreprises, en leur permettant de déduire de leurs impôts une partie de leurs dépenses en la matière, l'objectif étant de favoriser l'innovation et la compétitivité. Je rappelle que notre système fiscal est déclaratif. Par conséquent, l'administration fiscale doit s'assurer que les projets déclarés par les entreprises relèvent bien de la recherche et développement, et que les dépenses présentées sont conformes aux règles d'éligibilité du CIR. Telles sont les modalités de contrôle.
La complexité du contrôle tient pour nous à la nécessité d'avoir, dans certains cas, des connaissances scientifiques ou techniques approfondies, de sorte que nous devons très souvent impliquer le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche pour réaliser des expertises complémentaires. Autrement dit, nous devons faire appel à une expertise extérieure pour nous assurer de l'éligibilité de ce qui nous est présenté au dispositif du CIR.
Les contrôles que nous effectuons sur le CIR sont de deux types.
Tout d'abord, nous réalisons des contrôles sur pièces, ce qui correspond à un travail de bureau, au cours duquel l'administration analyse la déclaration CIR de l'entreprise et l'ensemble des justificatifs qu'elle a fournis. Les pôles de contrôle et d'expertise (PCE), dans les directions territoriales, exécutent ce travail et les contrôles concernent principalement l'instruction des demandes de remboursement au titre du CIR.
Ensuite, après le contrôle sur pièces, nous exerçons un contrôle sur place, destiné à vérifier la réalité des dépenses qui ont été présentées, ainsi que la nature des projets engagés. Très souvent, comme je l'ai indiqué, des experts partenaires interviennent pour garantir une plus grande rigueur dans l'évaluation scientifique des projets qui nous sont présentés. Cela contribue également à alléger la charge des vérificateurs, qui ne sont pas forcément spécialistes de tel ou tel domaine.
Nous constatons que l'exercice du contrôle devient de plus en plus compliqué. Je précise que, depuis 2014, nous disposons d'un protocole qui encadre la collaboration entre notre administration, la direction générale des entreprises et la direction générale de la recherche et de l'innovation, pour garantir l'harmonisation des contrôles et la possibilité de faire appel à un certain nombre d'experts.
Les problèmes que nous rencontrons dans le cas du CIR concernent l'ensemble du dispositif, que ce soit les entités visées, la nature des travaux ou les dépenses éligibles. Nous pourrons vous transmettre davantage d'éléments sur le sujet.
Pami les différents types de fraudes que nous avons pu rencontrer lors de nos contrôles, il y a celle grâce à laquelle deux entreprises distinctes sont parvenues à obtenir un CIR pour une seule et même dépense engagée. C'est un schéma assez classique que nos services connaissent bien.
Il est évident que les contrôles que nous pourrons faire ne couvriront pas le même périmètre, quand nous les exécutons sur pièces ou sur place. Dans le second cas, les investigations sont beaucoup plus approfondies.
Compte tenu des enjeux que draine le CIR, je tiens à souligner les évolutions récentes qui ont eu lieu et à vous indiquer des perspectives d'amélioration possibles en matière de contrôle et de sécurité juridique.
Nous avons notamment l'idée de promouvoir le recours au rescrit, qui permet de sécuriser l'entreprise en lui donnant, en amont, une position claire de notre part.
Nous avons également mis à jour, avec le service de la gestion fiscale, notre grille d'analyse des risques, qui permet de passer au tamis les demandes de remboursement CIR et de détecter d'éventuels signaux d'alerte qui nécessitent un contrôle plus approfondi.
Très récemment, à la fin de l'année 2024, nous avons révisé le protocole entre la DGFiP, le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche et la direction générale des entreprises, pour accroître la flexibilité des quotas d'expertise et faire en sorte de pouvoir mobiliser plus rapidement les experts.
M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le pourcentage de dossiers contrôlés, pour le CIR, mais aussi pour les autres dispositifs ? La semaine dernière, d'autres services nous ont annoncé contrôler à peine 10 % des dossiers sur lesquels leur contrôle s'exerçait. Êtes-vous dans le même ordre de grandeur, ou plutôt sur un taux de 80 à 90 % ?
Mme Carole Maudet. - Nous ne sommes pas à 80 ou 90 % de dossiers contrôlés. La DGFiP dispose de nombreuses applications informatiques, mais certains chiffres sont compliqués à obtenir. Ceux du contrôle fiscal sont traités via l'application Alpage et celle-ci ne permet pas de quantifier le nombre de contrôles incluant l'examen d'un CIR. En revanche, nous pouvons calculer le nombre de contrôles ayant abouti à des rectifications sur le montant du CIR, sans pouvoir déterminer, toutefois, si cette rectification remet en cause en partie ou en totalité le crédit d'impôt.
M. Olivier Rietmann, président. - Pouvez-vous nous indiquer quel pourcentage de dossiers a été contrôlé ?
Mme Carole Maudet. - Nous vous communiquerons bien évidemment ces éléments chiffrés. En moyenne, nous effectuons entre 39 000 et 40 000 contrôles externes par an, sur tous types d'impôts. En revanche, sur les centres de services partagés (CSP), les contrôles, qui se font en bureau, se montent à des centaines de milliers. J'ai calculé qu'en 2023, 623 dossiers de contrôle fiscal externe clos, sur les 39 000 que j'ai cités, comportaient des rectifications relatives au CIR, soit 18 % des dossiers.
M. Olivier Touvenin. - En ce qui concerne le CIR, il importe de concilier deux choses. D'une part, il convient de répondre à l'attente des entreprises et des pouvoirs publics en débloquant rapidement les montants pour les demandeurs ne présentant aucun risque, dans l'optique d'aider les entités qui font de la recherche. D'autre part, il faut s'assurer que les demandes présentées le soient à bon escient.
La grille d'analyse des risques, mentionnée par Carole Maudet, est donc un élément important, que nous actualisons régulièrement en fonction de nos retours d'expérience. Nous avons également redynamisé notre partenariat avec le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche. Nous avons aussi des objectifs de simplification : les délais de versement doivent être plus rapides, car énormément de demandes sont légitimes.
Par ailleurs, le CIR a fait l'objet récemment d'un recentrage en projet de loi de finances, ce qui devrait nous permettre de faciliter les contrôles pour les resserrer sur les cas les plus discutables.
M. Olivier Rietmann, président. - Le montant du dossier CIR constitue-t-il un élément susceptible de vous inciter à plus de contrôles ?
Mme Carole Maudet. - Nous ne pouvons pas trop divulguer notre doctrine interne, car ceux qui souhaitent frauder cherchent à contourner nos modalités de contrôle. Nous adaptons d'ailleurs assez régulièrement nos fiches. Le montant peut effectivement constituer un motif d'alerte, mais il y en a d'autres...
M. Olivier Rietmann, président. - Vous évitez la routine en quelque sorte ?
Mme Carole Maudet. - Exactement. Nous contrôlons aussi les réductions d'impôt pour dépenses de mécénat. La DVNI, qui s'occupe des portefeuilles des plus grandes entreprises, représente environ 17 % du nombre total des contrôles externes clos, avec rectification de la réduction d'impôt mécénat.
Vous avez également cité la réduction de l'accise sur les énergies dont bénéficient certaines entreprises. Olivier Touvenin l'a rappelé tout à l'heure, l'accise sur les énergies a été partiellement transférée à la DGFiP en 2022. La direction générale des douanes et droits indirects est à ce jour compétente sur la fraction de l'accise qui porte sur les produits énergétiques autres que le gaz naturel et le charbon.
Nous avons un dispositif d'accompagnement assez fort, tant en contrôle qu'en gestion, pour familiariser nos services à ces nouvelles problématiques. Aujourd'hui, aucun des contrôles portant sur les réductions d'accise dont bénéficient les grandes entreprises n'est clos. Tout d'abord, parce que le transfert est relativement récent. Ensuite, parce que l'instauration du bouclier tarifaire pour l'électricité - mis en place entre février 2022 et janvier 2024 - a largement amoindri les enjeux financiers.
Les taux réduits et déductions exceptionnelles relèvent de la DVNI. Quant aux moyens de lutte contre la fraude aux dépenses fiscales et aux aides publiques, la sphère du contrôle est surtout concernée quand ces aides sont versées sous forme de crédit ou de réduction d'impôts. Les risques associés à ces dispositifs sont pris en compte dès la programmation des contrôles fiscaux. Il n'y a pas que les grandes entreprises, d'ailleurs, qui sont concernées. Nous croisons notamment tous les renseignements internes transmis par différents services - gendarmerie, justice, affaires sociales ou douane.
Je rappelle aussi la création au sein de la mission interministérielle de coordination anti-fraude (Micaf) d'une cellule de veille et d'analyse des risques de fraude aux aides publiques. L'ensemble des services de la DGFiP travaille sur les vulnérabilités potentielles des dispositifs d'aides mis en place. Nous effectuons un important travail, notamment en matière de fraude à la rénovation énergétique.
Il y a également tout ce qui concerne les plans en faveur des entreprises, les reports d'échéances fiscales, sociales et autres. Il est beaucoup fait appel, là aussi, à la DGFiP pour son savoir-faire en matière de contrôle.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes tous ici attachés à l'administration fiscale, dont nous sommes nombreux à louer le sérieux et le professionnalisme. Je plaide toujours pour que l'on vous accorde plus de moyens. Revenons sur les 83 milliards d'euros de dépenses fiscales. La moitié d'entre elles vont aux entreprises. S'agit-il plutôt de grandes entreprises, d'entreprises de taille intermédiaire (ETI), de très petites entreprises (TPE) ou de petites et moyennes entreprises (PME) ? Pouvez-vous nous apporter un chiffrage ?
M. Nicolas Chayvialle. - Ce travail d'analyse est en cours, nous serons en mesure de vous répondre dans les prochaines semaines.
M. Olivier Touvenin. - Cela fait partie des éléments que j'ai mentionnés comme étant en cours de traitement. Cette distinction devrait pouvoir être faite.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel est le nombre d'agents mobilisés pour le contrôle de ces dépenses fiscales ? A-t-il évolué à la hausse ou à la baisse au cours des dix dernières années ?
Mme Carole Maudet. - Le service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal, auquel j'appartiens, compte au total 16 000 agents en administrations centrale et locale, 10 000 dans la sphère du contrôle fiscal - dont 4 000 vérificateurs répartis sur le territoire - et 6 000 dans la sphère de la sécurité juridique.
M. Olivier Touvenin. - Ce sont surtout, je pense, les effectifs de la DVNI qui vous intéressent, puisqu'elle s'occupe du portefeuille des grandes entreprises. Nous vous communiquerons ultérieurement les chiffres précis que vous nous avez demandés à ce propos.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous connaissons le montant des aides, mais quel est le nombre exact des dispositifs d'aides en faveur des entreprises ?
M. Nicolas Chayvialle. - Nous devrions aussi pouvoir vous répondre assez rapidement sur ce point.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Comprenez notre étonnement : dès que l'on commence à poser un certain nombre de questions précises autour des quelque 2 200 dispositifs, qui représentent tout de même 83 milliards d'euros de dépenses, soit 18 % du budget général, dont 9 % directement pour les entreprises, nous n'obtenons que des réponses floues ! Qui se charge d'évaluer ces dispositifs ? Le sont-ils d'ailleurs tous ?
M. Nicolas Chayvialle. - Un programme d'évaluation des dispositifs fiscaux est prévu, inscrit en loi de finances. Les dispositifs ont vocation à être évalués par les services internes du ministère de l'économie et des finances, notamment par l'inspection générale des finances (IGF). La Cour des comptes s'en charge aussi parfois.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vos services ne sont donc pas sollicités directement pour l'évaluation de l'efficacité de la dépense publique ?
M. Olivier Touvenin. - Dès lors que la Cour des comptes s'empare d'un sujet touchant aux dépenses fiscales, elle nous interroge. Mais le travail d'évaluation, lui-même, ne dépend pas de nous.
M. Olivier Rietmann, président. - Comment ces évaluateurs extérieurs peuvent-ils réellement mener à bien leur mission si vous n'avez pas de chiffres précis à leur fournir, par exemple sur les montants qui vont aux petites et moyennes entreprises ou aux grandes entreprises ? Que s'est-il passé, voilà quelques semaines ou quelques mois, pour que l'on nous réponde enfin que les chiffres devraient bientôt sortir ? Y a-t-il eu un élément déclencheur ? Une décision a-t-elle été prise récemment ? C'est une remarque qui vaut pour tous les services que nous interrogeons, pas seulement pour les vôtres... Quoi qu'il en soit, comment la Cour des comptes peut-elle évaluer des dispositifs alors que nous sommes toujours dans l'attente des tableaux de bord ?
M. Olivier Touvenin. - Je n'ai peut-être pas été clair tout à l'heure, mais nous pourrons vous communiquer des chiffres sur la répartition des aides par taille d'entreprise.
La Cour des comptes se tourne en général vers l'administration fiscale pour lui poser un certain nombre de questions portant sur le dispositif, sa nature juridique, ses objectifs, les montants, les estimations, etc. Une fois que nous lui avons transmis toutes ces données, elle s'adresse ensuite aux acteurs eux-mêmes, c'est-à-dire ici, en l'occurrence, aux entreprises et à leurs représentants. C'est en se fondant sur ces différents éléments qu'elle s'efforce de mesurer l'impact et la performance d'une politique fiscale, ce qui n'est pas toujours évident.
Le travail de la DLF est de contrôler les dispositifs fiscaux. Mais la mesure exacte de l'atteinte des objectifs est toujours un exercice assez évanescent. Prenons la recherche, par exemple. Sommes-nous capables, même au terme d'un audit assez précis, d'estimer l'impact du CIR sur les dépenses de recherche et développement d'une entreprise ? Cela relève de la politique de l'entreprise elle-même : il est donc difficile d'obtenir des chiffrages précis. Les dispositifs fiscaux sont des dispositifs incitatifs. Par nature, il n'est pas aisé de les évaluer à l'euro près.
On peut seulement constater ensuite, dans le cadre d'un rapport, que la mesure n'a pas porté ses fruits ou que le dispositif n'est pas adapté parce qu'il est trop large. C'est ce qui a été fait pour le CIR quand on a décidé d'en réduire la focale.
M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être faudrait-il prévoir dès le départ des critères d'évaluation, en fonction des objectifs du dispositif mis en place ? Ce n'est pas facile, mais ça devrait être faisable. C'est d'ailleurs un vrai problème lorsque nous examinons le projet de loi de finances, car nous nous demandons souvent s'il convient ou non de poursuivre certaines politiques. Notamment en ce qui concerne l'accompagnement des entreprises, j'aimerais bien que nous ayons d'autres critères que le simple coup de rabot !
M. Fabien Gay, rapporteur. - Le président de cette commission d'enquête est issu du groupe Les Républicains, son rapporteur est communiste. Toutes les sensibilités politiques sont aujourd'hui représentées dans cette salle. Nous assumons tous nos votes et nos choix politiques, qui sont différents. Le Sénat, connu pour son sérieux et sa rigueur, aimerait simplement disposer de chiffres et d'évaluations concrètes. Les aides directes et indirectes aux entreprises constituent le premier budget de l'État, mais aucune administration n'est en mesure de nous apporter des réponses précises et chiffrées. Quant aux évaluations, j'ai bien compris qu'elles sont « évanescentes », pour reprendre vos éléments de langage, puisque tout le monde nous répond que nous ne disposons pas des outils pour les réaliser. Comment prendre les bonnes décisions politiques dans ces conditions ? C'est un peu cet étonnement commun qui nous réunit aujourd'hui, malgré notre diversité politique. Nous aimerions avoir des chiffres et du concret.
M. Nicolas Chayvialle. - La difficulté est aussi accrue par votre demande, qui est à 360 degrés. Vous nous avez demandé d'évaluer la part des grandes entreprises dans plusieurs centaines de dispositifs. Lors du dépôt du projet de loi de finances, nous disposons d'un chiffrage de la grande majorité des dispositifs de dépenses fiscales. La difficulté consiste à dégager de ces montants la part allant à une catégorie - les grandes entreprises - qui n'a pas été identifiée a priori par le législateur. Celui-ci a créé, non pas un crédit d'impôt pour les grandes entreprises, mais un crédit d'impôt pour la recherche. Si vous nous demandez de calculer, parmi la dépense afférente au CIR, la part dont les grandes entreprises sont bénéficiaires, nous allons le faire, mais il nous faut un peu de temps. Idem si vous voulez que l'on fasse le même exercice pour plusieurs centaines de dépenses fiscales. C'est un travail important, qui prendra nécessairement du temps.
M. Olivier Rietmann, président. - C'est précisément ce que l'on regrette : cela n'existe pas, mais ce n'est pas de votre fait...
Mme Carole Maudet. - J'ai réussi à obtenir les chiffres que vous m'avez demandés sur la DVNI en matière de contrôle. Cette direction est basée en région parisienne. Sur ses 500 agents, 100 travaillent en bureau et 400 sont sur le terrain, avec compétences dans l'Hexagone et ultramarines.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Toutes les entreprises qui touchent les aides publiques respectent-elles la loi française ?
M. Olivier Touvenin. - La loi fiscale fait bien partie de notre champ de vérification, mais nous ne nous occupons pas du reste. Il existe, d'ailleurs, d'autres organismes pour s'en charger. Pour autant, comme tous fonctionnaires, nous sommes tenus de transmettre un certain nombre d'informations si nous avons connaissance d'un crime ou d'un délit au cours de nos contrôles, comme nous y oblige l'article 40 du code de procédure pénale.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vais préciser ma question : toutes les entreprises qui perçoivent des aides publiques respectent-elles la loi fiscale ? Par exemple, l'administration s'assure-t-elle qu'aucune d'entre elles ne pratiquent l'évasion fiscale ?
Mme Carole Maudet. - De toute évidence, nous ne contrôlons pas l'entièreté des entreprises bénéficiant de tels dispositifs ; nous n'en avons tout simplement pas les moyens humains et matériels. L'intérêt est de cibler le contrôle fiscal, qui, je le rappelle, a une visée à la fois budgétaire, dissuasive et répressive.
Du reste, nous assurons notre présence sur le territoire à partir d'une grille d'analyse des risques, pour couvrir l'ensemble du tissu fiscal.
M. Olivier Touvenin. - Lors de ses contrôles, la DVNI s'assure que les entreprises respectent non seulement les règles d'utilisation du CIR, mais aussi l'ensemble de leurs obligations fiscales, qu'il s'agisse de la TVA, de l'impôt sur les sociétés ou des prix de transferts.
M. Olivier Rietmann, président. - Il s'agit donc d'un contrôle en largeur.
Mme Carole Maudet. - C'est exact. J'ajoute que le contrôle sur place est le plus exhaustif.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne, ici, ne s'oppose à ce que les entreprises touchent de l'argent public, mais elles doivent au minimum respecter la loi. Or 15 % des 17 800 filiales du CAC 40, soit 2 545 entreprises, sont établies dans les paradis fiscaux. Cela pose évidemment la question de l'évasion fiscale.
Les filiales peuvent-elles toucher l'enveloppe maximum attribuée au titre du CIR, soit 100 millions d'euros inclus dans l'assiette de ce crédit d'impôt, ou cela est-il réservé à la maison mère ? Une entreprise pourrait être tentée de collectionner les filiales afin de cumuler ce crédit d'impôt, d'autant qu'elle n'a pas l'obligation de conduire ses activités de recherche uniquement en France.
M. Olivier Rietmann, président. - Une entreprise peut très bien décider d'externaliser sa recherche. En vertu de lois européennes et du principe de libre concurrence, elle est même contrainte de développer ce genre d'activités hors du territoire français.
M. Nicolas Chayvialle. - Chaque entité d'entreprise qui engage 100 millions d'euros de dépenses de recherche peut se voir verser 30 millions d'euros au titre du CIR. Il peut s'agir autant de la maison mère que des filiales - à condition que ces dernières conduisent des activités de recherche -, car ce crédit d'impôt n'a pas été conçu dans une approche de groupe.
M. Olivier Rietmann, président. - Vos services veillent-ils à contrôler l'abus de droit, c'est-à-dire le cas d'entreprises qui multiplient leurs filiales dans le but d'obtenir cette enveloppe de 30 millions d'euros ?
M. Nicolas Chayvialle. - Nous n'avons pas le sentiment que la logique industrielle des groupes est liée à l'optimisation du CIR via les dépenses de recherche, même s'il peut toujours y avoir des abus de droit.
M. Olivier Touvenin. - Pour le coup, le CIR est associé à une dépense effective qui doit être qualifiée et répondre à certains critères. Les entreprises ne peuvent développer des activités de recherche fictives : elles doivent déposer une demande, présenter des justificatifs et se soumettre à certains types de contrôle. Dans ces conditions, il ne semble pas réaliste de créer une filiale uniquement dans l'intention de bénéficier du CIR.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Est-il possible de limiter l'avantage fiscal en fonction des comportements de l'entreprise ? En cas d'évasion fiscale, de licenciements ou de délocalisation, peut-on suspendre le versement d'une aide publique ? Si tel n'est pas le cas, pensez-vous qu'une mesure de ce type serait utile ?
M. Olivier Touvenin. - Encore une fois, nous veillons à ce que les entreprises respectent leurs obligations fiscales. Si elles fraudent le CIR, nous leur demandons de rembourser les sommes perçues. Par ailleurs, de multiples pénalités et majorations d'impôt sont associées à toute violation du droit fiscal. Nous disposons donc des moyens de sanctionner lourdement les entreprises ; il est même possible de lancer une procédure pénale à leur encontre.
En revanche, les questions relatives au droit du travail, telles que les licenciements, ne relèvent ni de notre champ de compétences ni de nos critères d'appréciation. Votre dernière question relève non pas de l'autorité administrative, mais de l'autorité politique. Dès lors, je ne me prononcerai pas sur ce sujet.
M. Fabien Gay, rapporteur. - L'entreprise qui a fraudé pour un dispositif fiscal peut-elle continuer à bénéficier d'autres dispositifs, ou en est-elle privée pendant un certain temps ?
Mme Carole Maudet. - L'entreprise peut toujours profiter d'autres dispositifs.
M. Olivier Touvenin. - En effet, la procédure de redressement engagée en cas de fraude au CIR ou de demandes jugées abusives par l'administration, hormis les erreurs de bonne foi, n'empêche pas l'entreprise de bénéficier d'un taux réduit d'impôt sur les sociétés par exemple.
M. Fabien Gay, rapporteur. - L'entreprise qui fraude sciemment le CIR peut-elle présenter une demande à l'administration au cours de l'exercice suivant pour bénéficier à nouveau de cet avantage fiscal ?
Mme Carole Maudet. - En tout état de cause, la fraude passée entre dans nos grilles d'analyse de risques.
M. Olivier Rietmann, président. - L'entreprise concernée est ainsi dans le viseur de l'administration fiscale, ce qui peut l'inciter à redresser la situation.
J'ajouterai une précision, à l'attention du rapporteur. Le fait d'installer une entreprise dans un paradis fiscal ne relève pas forcément d'un choix fiscal. Toutefois, les choses varient selon que l'on installe un siège d'entreprise ou un siège industriel.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Permettez-moi de douter de la pertinence de votre remarque : aux Bermudes, il n'y a pas d'industrie. Toutefois, la question peut être posée lorsque l'entreprise est établie aux Pays-Bas ou en Belgique.
M. Jérôme Darras. - Vous avez décrit les contrôles sur pièces et sur place, qui aboutissent à constater des fraudes. Au-delà, vous devez sans doute détecter des failles dans les dispositifs ouverts aux entreprises. Que suggérez-vous pour les améliorer et combattre les effets d'aubaine ? À défaut d'évaluation, y a-t-il une remontée systématique des constats réalisés à l'occasion des contrôles sur pièces et sur place ?
M. Marc Laménie. - Étant membre de la commission des finances depuis plusieurs années, je me sens naturellement concerné par ces sujets. Chaque année, lors de l'examen du projet de loi de finances, nous évaluons la dépense fiscale pour chaque mission et chaque ministère. Entre 1 500 et 2 000 amendements sont déposés sur la première partie du budget et nombre d'entre eux concernent les réductions fiscales dont peuvent profiter les particuliers et les entreprises. Quels sont les grands ministères qui gèrent ces aides ?
Par ailleurs, la DGFiP a repris une partie des activités de la DGDDI. Quel impact cette restructuration a-t-elle sur les grandes entreprises et leurs sous-traitants ? D'ailleurs, quelle interprétation faites-vous de la notion de « sous-traitants » ?
Quelles sont les conséquences sur le terrain sur le plan des moyens humains ? Le département des Ardennes est relativement petit, mais chaque direction départementale est un interlocuteur très important. Le partenariat avec l'administration des douanes est essentiel, en particulier dans les départements frontaliers.
Enfin, les grandes entreprises possèdent souvent des fondations et réalisent des dons afin d'aider des associations. Quelle est votre intervention en ce domaine ?
M. Gilbert Favreau. - Je me suis interrogé sur le libellé de cette commission d'enquête depuis le jour de sa création. Il convient de bien préciser les choses. Les orateurs que nous avons entendus lors de précédentes réunions étaient souvent gênés par les dénominations données aux aides publiques. Celles-ci ne sont pas forcément des aides fiscales : il peut s'agir d'une dispense de payer ou d'un investissement réalisé par une collectivité à la place d'une entreprise pour construire une exploitation.
Au demeurant, je suis surpris par les différences dans les montants d'aides publiques présentés par un certain nombre d'acteurs du monde de l'industrie ou des entreprises : on parle tantôt de 200 milliards d'euros, tantôt de 80 milliards d'euros. Il conviendrait d'éclaircir les choses.
M. Olivier Rietmann, président. - A priori, les montants d'aides n'excèdent pas 200 milliards d'euros.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Il n'existe pas de définition exacte des aides aux entreprises et chacun en a un périmètre différent. L'Insee donne un plancher de 70 milliards d'euros pour les dépenses en matière d'aides publiques. Certains observateurs évoquent le chiffre de 250 milliards d'euros, car ils tiennent compte de l'ensemble des aides, y compris celles qui sont versées par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) en matière de rénovation, par exemple. Le chiffre de 170 milliards d'euros, qui comprend les aides directes et les exonérations de cotisation, semble faire consensus au sein de l'administration.
Il y a plus de 4 millions d'entreprises en France. Les aides concentrées par les régions le sont quasi exclusivement en direction des TPE, PME et ETI. Ainsi, il ne faudrait pas laisser penser que les aides publiques sont réservées aux grands groupes.
Encore une fois, nous ne sommes pas hostiles à l'accompagnement des entreprises. L'objet de cette commission d'enquête est de trouver une définition et d'évaluer les dispositifs existants avec des critères qu'il nous faut inventer. Nous aurons ensuite l'occasion d'ouvrir un débat politique sur le sujet.
M. Olivier Touvenin. - Les aides publiques versées aux entreprises sont définies au travers de critères européens et sont soumises à un certain nombre de règles. Le montant des aides fait l'objet d'un suivi dans le cadre de la politique générale de surveillance de la Commission européenne. M. Favreau a raison, le champ des aides publiques dépasse largement les aides fiscales : par exemple, on peut citer les aides des collectivités locales et les aides directes.
Le chantier de reprise des missions de la DGDDI par nos services a été engagé en 2021. Nous pourrons vous communiquer les montants exacts correspondant à chacune des impositions concernées. Nous avons notamment repris la TVA de manière globale, la TVA à l'importation, la TICFE et les accises sur l'alcool et le tabac.
Il reste 32 milliards d'euros de TICPE, qui doivent revenir dans l'escarcelle de la DGFiP d'ici au 1er janvier 2027, soit l'échéance fixée par le législateur.
L'objectif d'un avantage fiscal est de produire des externalités, directes ou indirectes, qui ne sont pas forcément chiffrables. Dès lors, elles sont difficiles à évaluer, même par des corps de contrôle très spécifiques. Voilà pourquoi j'ai utilisé tout à l'heure l'adjectif imprécis « évanescent ».
Mme Carole Maudet. - Très souvent, les personnels présents sur le terrain nous font part d'un certain nombre de failles lors de la mise en place de tel ou tel dispositif fiscal, ou de schémas de fraude particulièrement astucieux. Chaque année, le service de sécurité juridique et du contrôle fiscal travaille, aux côtés de la direction de la législation fiscale, à faire évoluer les dispositions du code général des impôts et du livre des procédures fiscales concernées. Toutefois, il s'agit d'un exercice assez récent.
Au demeurant, je précise que la DVNI réalise 1 100 des 39 000 contrôles fiscaux externes conduits chaque année.
M. Nicolas Chayvialle. - Les trois principaux départements ministériels concernés par les aides publiques sont l'éducation nationale, notamment parce que le CIR est logé au sein de ce ministère, le ministère de l'économie et des finances, en raison des taux réduits de TVA qui permettent aux particuliers d'entreprendre des travaux de rénovation énergétique, et le ministère de la cohésion des territoires et de la décentralisation, compte tenu des taux réduits de TVA et des prêts à taux zéro.
Sans esprit polémique, je pense qu'il faudrait compléter la réflexion sur les aides publiques aux grandes entreprises par une réflexion sur leur contribution aux impôts. En effet, l'actualité fiscale est marquée par un traitement particulier des grandes entreprises au titre de l'impôt sur les sociétés, contrairement aux PME, et il conviendrait de rééquilibrer les choses.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons souvent eu ce débat. Je le disais, les entreprises du CAC 40 ont déployé 2 500 filiales dans les paradis fiscaux. Cette optimisation fiscale est autorisée, tandis que les TPE-PME doivent régler leur montant d'impôt sur les sociétés en France. Il faut bien faire la part des choses : certaines entreprises sont établies à l'étranger, voire dans des paradis fiscaux, car elles prétendent ne pas réaliser un chiffre d'affaires assez important sur le territoire national.
M. Hugo Jacquemin, adjoint à la cheffe du bureau coordination et synthèse. - Vous vous étonniez de la concordance temporelle entre les réflexions récentes de l'administration et votre commission d'enquête. Depuis 2018, les conférences fiscales et les conférences budgétaires, qui sont systématiquement organisées par la direction du budget et la direction de la législation fiscale avec chacun des ministères, prennent en compte systématiquement les dépenses fiscales jugées inefficaces.
En outre, le programme d'évaluation, qui est public et figure au tome II de l'annexe « Évaluation des voies et moyens », date de la réforme en 2021 de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), entrée en vigueur pour les lois de finances applicables à l'exercice 2023.
M. Olivier Rietmann, président. - Le rapporteur et moi-même vous remercions pour la qualité de vos interventions, votre précision et la volonté d'apporter rapidement des éléments de réponse à nos questions.
La réunion est close à 18 h 10.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.