Mardi 18 février 2025

- Présidence de Pierre Barros, président. -

La réunion est ouverte à 16 heures.

Audition de MM. Laurent Cohen-Tanugi, avocat, et François Ecalle, président de l'association « Finances publiques et économie » (Fipeco)

M. Pierre Barros, président. - Nous commençons nos auditions cette semaine en recevant plusieurs hauts fonctionnaires et experts, pour un aperçu général de la manière dont, au cours des dernières décennies, un nombre croissant de fonctions ont été confiées à des agences ou opérateurs.

Le périmètre de notre commission d'enquête peut effrayer par son étendue : 434 opérateurs, 317 commissions consultatives, 103 agences identifiées par le Conseil d'État en 2012, 1244 par l'Inspection générale des finances la même année... La première tâche est celle de faire le tri entre ce qui est important du point de vue de l'exécution des politiques publiques et ce qui l'est moins.

Avant de recevoir, après-demain, trois hauts fonctionnaires qui ont joué un rôle, ou le jouent encore, dans les réformes de l'État et la réflexion sur sa place, nous bénéficierons lors de notre première audition de deux points de vue différents et complémentaires.

Monsieur François Ecalle, vous avez été, il y a une dizaine d'années, le rapporteur général du rapport de la Cour des comptes sur la situation et les perspectives des finances publiques, après une carrière à la direction de la prévision du ministère des finances. On vous connaît aujourd'hui comme président de l'association « Finances publiques et économie » (Fipeco) et vous intervenez régulièrement sur les sujets liés aux finances publiques. Vous pourrez nous présenter le poids des agences dans l'ensemble des administrations et avancer des pistes de réforme. Dans un article publié il y a quelques mois, vous estimiez qu'agir sur la masse salariale des agences ne permettrait d'atteindre que moins de 10 % du besoin de réduction du déficit public. Sur quoi fondez-vous cette estimation ? Et faut-il se poser la question par l'angle des économies budgétaires, ou ne faut-il pas plutôt se demander d'abord quelle est la manière la plus efficace de mettre en oeuvre les politiques publiques au service des citoyens ? Vous pourrez aussi donner votre regard sur l'évaluation de ces agences, sujet que vous également abordé lors d'un entretien radiophonique.

M. Laurent Cohen-Tanugi, vous êtes avocat au barreau de Paris, mais aussi à celui de New York, et vous développez une réflexion sur plusieurs problématiques politico-économiques du monde contemporain, traduite dans des essais consacrés aux rapports entre droit et démocratie et aux questions d'organisation institutionnelle et administrative. Merci de nous apporter une approche comparative entre la France et les États-Unis. Vous avez écrit Le droit sans l'État. Sur la démocratie en France et en Amérique et La métamorphose de la démocratie française. De l'État jacobin à l'État de droit. Nous avons demandé la réalisation d'une étude de législation comparée sur la question des agences et des opérateurs dans les pays européens ; vous pourrez nous présenter votre analyse des évolutions de l'organisation administrative française au cours des dernières décennies, à la lumière de la comparaison avec les États-Unis, où le pouvoir exécutif est depuis plus longtemps partagé entre de nombreuses agences administratives fédérales. Au-delà du seul cas américain et selon votre expérience, le développement des agences, y compris les autorités administratives indépendantes (AAI), représente-t-il une évolution positive pour les entreprises, en garantissant spécialisation et neutralité de l'action administrative ? Par ailleurs, la forte autonomie des agences vis-à-vis du pouvoir exécutif aux États-Unis va-t-il de pair avec un important contrôle de la part du pouvoir législatif et que pensez-vous de la suppression des agences entamée dans ce pays ?

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'environ dix minutes chacun, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Je dois également vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 euros à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire « Je le jure ». Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. François Ecalle et Laurent Cohen-Tanugi prêtent serment.

M. François Ecalle, président fondateur de l'association « Finances publiques et économie » (Fipeco). - Merci pour votre invitation. Fipeco est une toute petite association où je suis seul à travailler, les autres membres ayant les fonctions d'un comité de lecture. Je suis un généraliste des finances publiques et pas un spécialiste des agences. Je ne pourrai donc sans doute pas répondre à toutes vos questions.

En 2012, le Conseil d'État et l'Inspection générale des finances (IGF) ont publié, chacun de son côté, un rapport sur les agences. Le premier en recensait 103 et la deuxième 1 244, ce qui illustre l'imprécision de ce concept.

Il existe une liste des autorités indépendantes qui en répertorie 24, dont les moyens budgétaires sont, au total, inférieurs à 500 millions d'euros. Cette liste pose des questions : par exemple, je me demande pourquoi le Haut Conseil des finances publiques, comité budgétaire indépendant au sens de la réglementation européenne dont j'ai été membre, n'y figure pas.

Un rapport annexé au projet de loi de finances (PLF) présente chaque année les commissions et instances consultatives ou délibératives placées directement auprès du Premier ministre ou des ministres ; elles sont au nombre de 317 et les dépenses de chacune d'elles dépassent rarement le million d'euros.

Je parlerai par la suite des deux catégories d'agences dont la liste est régulièrement mise à jour et pour lesquelles les enjeux budgétaires sont importants et des informations intéressantes sont disponibles : les opérateurs de la comptabilité budgétaire et les organismes divers d'administration centrale de la comptabilité nationale (ODAC). Les services à compétence nationale, qui figuraient sur la liste de l'IGF de 2012, présentent aussi de forts enjeux budgétaires mais les données agrégées relatives à cette catégorie d'agences, si on peut les appeler ainsi, sont très rares à ma connaissance.

Les opérateurs font chaque année l'objet d'un rapport annexé au PLF ; dans celui pour 2025, ils sont 434 et les crédits budgétaires et les taxes qui leur sont affectés atteignent 77 milliards d'euros. En 2023, leurs ressources propres étaient par ailleurs de 14 milliards d'euros et leur masse salariale s'élevait à 33 milliards d'euros. Il n'existe pas de compte agrégé complet de l'ensemble des opérateurs qui permette de compléter ces données. Cette année, les opérateurs pourraient employer près de 492 000 personnes en équivalent temps plein dont 402 000 sous le plafond des emplois autorisés inscrit dans le PLF.

Le nombre d'opérateurs a diminué depuis 2008, où ils étaient 649, pour revenir à 434, mais les financements qui leur sont accordés par l'État ont augmenté puisqu'ils sont passés de 1,4 % du PIB en 2007 à 2,7 % en 2023, ce qui résulte pour partie d'un transfert de moyens et de compétences aux universités devenues autonomes.

En comptabilité nationale, les ODAC sont des organismes de statut juridique varié en général dotés de la personnalité juridique auxquels l'État a confié, sous son contrôle, une compétence fonctionnelle au niveau national. Ils sont principalement financés par des subventions de l'État ou des impôts affectés. L'Insee en recense environ 700 et publie chaque année leur liste. Les définitions des opérateurs et des ODAC sont proches et leur liste est largement commune, mais certains opérateurs ne sont pas des ODAC et réciproquement.

L'Insee publie un compte agrégé des ODAC. En 2023, leurs dépenses de fonctionnement étaient de 105 milliards d'euros dont 29 milliards d'euros de rémunérations, 25 milliards d'euros d'achats de biens et services courants et 35 milliards d'euros d'aides et subventions. Leurs investissements étaient de 32 milliards d'euros.

De 1990 à 2005, les dépenses de fonctionnement et d'investissement des ODAC représentaient environ 17 % de celles des administrations publiques centrales, qui regroupent l'État et les ODAC. Cette part a ensuite augmenté pour approcher 20 % au début des années 2010 puis atteindre 21 % en 2023.

Les agences, opérateurs ou ODAC, existent depuis longtemps en France et dans les autres pays avancés. Elles permettent de rassembler dans un même service, plus ou moins autonome, les agents et les moyens matériels nécessaires à la production d'un service public en les spécialisant et en dégageant des économies d'échelle. La création d'agences autonomes peut aussi faciliter la concertation avec les parties prenantes d'une politique économique en les faisant participer à leurs conseils d'administration. Elle peut aussi permettre de prendre des décisions impartiales quand l'État risque d'être à la fois juge et partie - je pense aux autorités de régulation sectorielle.

Enfin, l'expérience des pays anglo-saxons et scandinaves a inspiré, à la fin du siècle dernier, le développement d'un modèle administratif dans lequel les ministres définissent les politiques publiques et chargent des agences autonomes de les mettre en oeuvre en leur fixant des objectifs et les moyens nécessaires à un horizon de moyen terme. Ce modèle a inspiré la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) de 2001 et le développement des agences dans les années 2000. Il fonctionne correctement dans d'autres pays mais pas en France, en particulier parce que l'État a rarement su formuler des objectifs opérationnels pertinents et s'engager à moyen terme sur des moyens budgétaires. Un rapport de 2021 de la Cour des comptes sur les opérateurs montrait que seulement 22 % d'entre eux faisaient l'objet d'un contrat d'objectifs et de moyens. S'agissant des services de l'État, le volet performances de la LOLF est aussi un échec.

Ce n'est pas tant l'organisation administrative, agences ou services de l'État, qui pose un problème en France, à mon avis, que l'accumulation des missions de l'État dans le temps sans remise en cause de leurs justifications.

Des économies sur les dépenses des opérateurs sont néanmoins possibles et souhaitables. Ils ont déjà été soumis, depuis longtemps, à des contraintes budgétaires renforcées avec notamment le plafonnement du produit des taxes qui leur sont affectées et des emplois qui sont autorisés, mais il faut certainement aller plus loin.

La moitié des opérateurs comptent moins de 250 salariés et 17 % en comptent moins de 50. Or l'efficacité de cette forme d'organisation repose pour beaucoup sur des économies d'échelle, car les coûts fixes associés à la création d'un organisme public indépendant de l'État peuvent être importants. La liquidation de certains d'entre eux, avec réintégration dans les services de l'État ou fusion avec d'autres opérateurs, peut donc permettre de réaliser des économies, mais elles seront limitées du fait même de la faible taille de ces structures.

Des économies sont également envisageables sur les aides et subventions versées par les ODAC, mais il faudrait revoir les dispositifs concernés, ce qui renvoie à des politiques diverses : emploi, agriculture, environnement etc.

Il faut aussi noter que les universités et les trois principaux centres de recherche (Centre national de la recherche scientifique, Commissariat à l'énergie atomique et Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement) emploient la moitié des effectifs des opérateurs. Des économies sont envisageables dans ces organismes, mais les dépenses publiques affectées en France à la recherche et à l'enseignement supérieur, des dépenses d'avenir par excellence, ne sont pas particulièrement élevées par rapport aux autres pays. Ces économies devraient donc rester limitées.

Dans une perspective de plus court terme, les opérateurs avaient accumulé une importante trésorerie à la fin de 2023, que l'État semble vouloir récupérer. Elle pourrait résulter d'une incapacité de ces organismes à consommer tous les crédits dont ils disposent, ce qui justifierait cette ponction, ou d'un report du paiement d'investissements déjà engagés et cette ponction aggraverait alors leur situation financière. Selon un rapport de l'IGF de septembre 2024, l'excédent de trésorerie mobilisable par l'État serait de 2,5 milliards d'euros.

M. Laurent Cohen-Tanugi, avocat. - Merci pour votre invitation. Je regarde votre objet d'étude avec un prisme juridico-politique et je vais me concentrer sur les autorités administratives indépendantes (AAI), que je préfère dénommer autorités de régulation indépendante. J'en suis un praticien en droit économique international et j'ai réfléchi à leur émergence, c'est l'objet de mes livres Le droit sans l'État - il date de 1985 - et La métamorphose de la démocratie, ainsi que d'un numéro de la revue Le Débat, de novembre-décembre 1988. Ces autorités de régulation ont été l'innovation la plus importante de notre organisation administrative au cours des dernières décennies. Elles apparaissent en France à la fin des années 1970, la première étant la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) en 1978, puis il y a eu la Commission des opérations boursières (COB), devenue l'Autorité des marchés financiers (AMF), puis l'Autorité de la concurrence, parmi bien d'autres.

Leur apparition n'est pas allée sans une certaine confusion, ni sans contestation - c'était une nouveauté d'instituer des collèges d'experts, de sages, de régulateurs : des autorités publiques, indépendantes, spécialisées, et dotées d'un pouvoir de régulation du marché, dans un pays comme la France habitué à ce que seule une administration centralisée prenne les décisions. Ces autorités indépendantes de régulation sont apparues d'ailleurs concomitamment avec la libéralisation économique, la fin des monopoles, les privatisations, on a vu alors monter en puissance un nouveau droit des régulations économiques, par opposition à l'économie administrée. Ces nouvelles autorités indépendantes ont rencontré une résistance, parce qu'elles s'opposaient à la théorie de l'État unitaire, à la subordination de l'administration au pouvoir exécutif, mais aussi parce qu'elles apparaissaient contraires à la séparation des pouvoirs, dès lors qu'elles cumulaient des fonctions d'édiction de normes, des fonctions juridictionnelles et parfois des fonctions exécutives - des critiques sont venues du Parlement et de l'autorité judiciaire, qui pensaient que leurs prérogatives étaient diminuées.

Les justifications de ces autorités de régulation indépendantes ne manquent pas. Il y a le souhait d'assurer une distance par rapport au pouvoir politique sur des sujets intéressant les libertés publiques, c'est le cas pour l'informatique et les libertés, ou pour d'autres domaines sensibles. Il y a la technicité de certaines matières : la régulation de l'audiovisuel, de l'énergie ou des télécoms, par exemple, exige un niveau d'expertise qu'on trouve surtout chez les professionnels du secteur - donc des entreprises, dès lors que le secteur a été privatisé - mais elle demande aussi une réactivité et une agilité au quotidien, qui ne sont pas le fort des administrations traditionnelles. Il y a, enfin, l'idée de faire participer des acteurs économiques et sociaux à la production des normes sectorielles, techniques, pour une meilleure efficacité. A l'expérience, je peux témoigner que la greffe a pris, malgré des débuts confus et une certaine résistance. Comme praticien, je pense que l'AMF, l'Autorité de la concurrence, la CNIL, par exemple, sont respectées par les agents économiques, c'est une réussite.

Ces autorités de régulation indépendantes, telles que nous les connaissons en France, ont pris modèle sur les agences fédérales américaines, qui sont bien plus anciennes et qui ont prospéré sous le New Deal, donc dans les années 1930 ; nous sommes arrivés en France à un ensemble assez proche de ce qui existe aux États-Unis. Or, nous assistons à la remise en cause brutale de cet ensemble par l'administration Trump, qui vient tout juste de déposer son premier recours devant la Cour Suprême pour maintenir son limogeage du directeur du Special Counsel, un limogeage qui a été bloqué par une juridiction de niveau intermédiaire. Le Congrès américain avait édicté des règles protectrices des dirigeants, pour assurer leur indépendance par rapport au pouvoir exécutif, ce sont ces protections que le Gouvernement américain remet aujourd'hui en cause, avec son recours devant la Cour Suprême. L'indépendance par rapport au pouvoir politique n'avait jamais posé de véritable problème jusqu'ici aux États-Unis, alors que cela avait été le cas en France, mais on voit que les choses changent et il faut s'attendre à des batailles juridiques importantes outre-Atlantique sur cette question.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - J'aurai deux blocs de questions, d'abord sur la situation française, puis sur la comparaison internationale. Pour la situation française, je parle sous le contrôle d'Hervé Reynaud, rapporteur de la proposition de loi tendant à supprimer certaines structures, comités, conseils et commissions « Théodule » dont l'utilité ne semble pas avérée. M. Ecalle, vous laissez entendre que s'intéresser à ces comités n'aurait pas beaucoup de sens, dès lors qu'ils n'ont pas ou peu de budget ; pour autant, ils embolisent l'administration, il faut les convoquer, les réunir, tout cela ajoute des délais... Pensez-vous vraiment que nous devrions les exclure de notre périmètre d'investigation ?

Vous évoquez la baisse du nombre des opérateurs, de 600 à 430 environ : cette diminution répond-t-elle à une stratégie, l'État a-t-il une feuille de route en la matière ?

Vous soulignez que certains établissements n'ont pas de contrat d'objectifs et de moyens. Je vous pose la question en tant qu'ancien membre de la Cour des comptes : êtes-vous convaincu que ce type de contrat permette d'établir qu'une politique publique, telle qu'elle est définie, est effectivement mise en oeuvre ? Ces contrats regorgent d'indicateurs, qui permettent une approche matricielle, mais est-ce suffisant pour évaluer la concordance entre l'action et l'intention politique ?

M. Cohen-Tanugi, je comprends à vos propos que le recours aux AAI apporterait un meilleur service aux acteurs économiques, aux entreprises : est-ce le cas ? J'ai entendu aussi dans vos propos une remise en cause du cadre d'emploi de la fonction publique et de la façon dont l'État forme les fonctionnaires. Vous dites que certains secteurs ont besoin de personnels qui maitrisent des sujets très techniques, mais l'État dispose de corps techniques : pourquoi les agents des corps techniques de l'État ne pourraient-ils pas accomplir dans leur ministère d'attache les missions requises, pourquoi faut-il recourir à des agences et des opérateurs ?

M. François Ecalle. - Les comités « Théodule » ont des budgets très limités et s'ils ont parfois un rôle normatif, sur lequel je ne me prononce pas, ils prennent du temps, qui n'est pas comptabilisé dans leur coût de fonctionnement et ils allongent des délais - d'expérience, je peux dire que beaucoup ne servent pas à grand-chose, mais je n'ai pas d'inventaire et je ne suis pas en mesure d'évaluer les économies liées à leur suppression.

La diminution du nombre d'opérateurs, ensuite, ne résulte pas d'une stratégie de l'État. La notion d'opérateur est venue après la LOLF - on parlait alors de subventions aux organismes chargés de service public - et le « jaune » budgétaire ne date pas de la première année. Lorsque j'étais à la Cour des comptes, on disait déjà que l'État n'avait pas de stratégie en la matière - à ma connaissance, il n'y en a toujours pas... La diminution du nombre d'opérateurs est parfois purement « optique », c'est le cas par exemple pour la suppression des chancelleries d'université : en réalité, ces chancelleries ont été intégrées aux universités, et on a supprimé par la même occasion quelques dizaines d'opérateurs...

Les contrats d'objectifs et de moyens échouent comme les indicateurs et objectifs de performance de la LOLF, la problématique est la même. Dans les deux cas, on définit des batteries d'objectifs et d'indicateurs dont on dit que les responsables d'agences se serviront pour piloter l'action, puis le ministère pour évaluer l'action et donc juger les responsables d'agences sur des résultats. C'est la « nouvelle gestion publique », ou New Public Management, telle qu'elle a été formalisée par les théoriciens de la gestion publique, sur la base des expériences scandinaves et américaines à la fin des années 1990. Le constat, c'est que cela ne fonctionne pas en France. La LOLF est un échec : qui suit ses objectifs et ses indicateurs - que faites-vous, au Parlement, des quelque vingt mille pages que l'administration vous transmet chaque année à ce titre ?

Je pense qu'un problème majeur vient de ce que dans les objectifs, on mêle des objectifs socio-économiques, des objectifs d'efficience, et des objectifs de qualité de service. Voyez, par exemple, le programme 203 « Infrastructures et services de transports » : il comprend des objectifs socio-économiques, comme l'augmentation de la part modale des transports non routiers - fluvial, ferroviaire -, sur lesquels le responsable du programme n'a pas de prise puisqu'un tel objectif dépend de bien des facteurs extérieurs à son action. C'est la même chose quand on prend pour indicateur le taux d'insertion dans l'emploi pour tel ou tel programme relevant du ministère du travail et de l'emploi : ce taux d'insertion dépend aussi de la conjoncture économique, qui échappe parfaitement au responsable du programme... Je comprends bien l'objectif politique pour le ministre et pour le Parlement, mais ce n'est pas un critère pour juger le gestionnaire. Autre chose est d'examiner son action au regard, - toujours sur le programme 203 -, du coût d'entretien des routes au kilomètre, c'est un objectif de performance, ou de l'état des routes, c'est un objectif de qualité de service - on peut demander au gestionnaire de réduire ce coût ou d'améliorer cette qualité, puis examiner ce qu'il en est. Je crois - et je le dis depuis longtemps - qu'on devrait supprimer les indicateurs socio-économiques, qui relèvent en fait de l'évaluation des politiques publiques, mais pas de leur gestion à proprement parler, donc pas du suivi de l'action des gestionnaires que sont les responsables d'agences. Et à cette confusion entre les objectifs de nature différente, s'ajoute une confusion des responsabilités entre les ministres et les fonctionnaires, c'est aussi pourquoi la LOLF ne fonctionne pas.

M. Laurent Cohen-Tanugi. - Je le dis sans esprit de polémique, ni de critique, mais les fonctions de régulation du marché sont mieux assurées par une autorité spécialisée, dédiée, indépendante, réactive, que par une administration traditionnelle. Quant à la formation, le problème ne tient pas à ce que les corps techniques de l'État n'auraient pas la capacité, mais qu'il y a besoin d'agents ayant exercé dans le secteur, donc dans le privé, des économistes, des comptables, des juristes, qui connaissent de l'intérieur le fonctionnement du secteur ; l'une des forces du modèle américain, ce sont les allers-retours entre le privé et le public, par exemple quand des avocats deviennent juges, il est plus efficace que le régulateur comprenne de l'intérieur les acteurs qu'il régule. De notre côté, en France, nous avons rencontré des problèmes du fait du caractère cloisonné des professions - et c'est ici que les autorités de régulation indépendantes ont permis une certaine fluidité, en tout cas celles que je connais, même si je pense que nous ne sommes pas allés assez loin dans ce sens.

Mme Pauline Martin. - Si les objectifs de la LOLF ont été dévoyés, quels seraient les bons critères d'évaluation ? Les opérateurs, ensuite, justifient leur action en disant qu'un euro investi en rapporte deux, trois, ou quatre fois plus : qu'en pensez-vous ?

M. Christian Bilhac. - On entend les arguments avancés pour justifier les agences : l'efficacité, la réactivité, la rationalisation des coûts - autant de motifs nobles, mais il faut aussi dire la vérité : les agences, c'est le bon recyclage face aux aléas de la vie politique, pour recaser les victimes du suffrage universel et des remaniements ministériels, et pour la haute administration, c'est une sortie de la grille indiciaire par le haut, une façon de ramasser quelques billets supplémentaires à la fin du mois... Nous ne sommes pas des perdreaux de l'année... Vous dites que 434 opérateurs dépensent 33 milliards d'euros en masse salariale, mais j'ai entendu un ministre dire que l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) - je n'ai rien de particulier contre cette agence... - n'aurait que 8 % de frais de fonctionnement : cela mériterait peut-être un examen plus approfondi, parce que la masse salariale paraît très supérieure, sans compter les véhicules, les loyers, les fluides... Ensuite, est-on bien sûr que ces agences ne font pas doublon avec des collectivités territoriales, ou avec d'autres structures ? Il faut voir cela de près, parce que c'est aussi en supprimant les doublons qu'on fera des économies et qu'on pourra redresser nos finances publiques.

M. Hervé Reynaud. - Vous dites possible de rationaliser la prolifération de ces agences et opérateurs : quelles pistes, tout en restant efficace ?

Dans vos ouvrages, Monsieur Cohen-Tanugi, vous décrivez un modèle étatique français centralisé, rigide, face à un modèle américain pluraliste, vous dites que l'État doit réduire sa présence et laisser plus de place à la société civile et au droit. Dans quelle mesure la prolifération des agences et opérateurs de l'État représente-t-elle une tentative d'adopter ce pluralisme institutionnel ? Quelles conséquences pour la cohérence et l'efficacité de l'action publique ?

M. Ludovic Haye. - On peut aborder le sujet sur la forme ou sur le fond. Sur la forme, vous le dites clairement : la France a vu proliférer les agences et opérateurs, il y en a trop, mais ce n'est pas forcément une bonne idée de les supprimer sans discernement, surtout si c'est pour diminuer les moyens par exemple de la recherche, vous le dites et j'en suis bien d'accord. Cependant, pensez-vous que nous travaillons sur le bon périmètre dans notre commission d'enquête - ou bien pensez-vous que nous manquerions tel ou tel niveau ? Je pense aux nombreux observatoires, aux instances rattachées qui peuvent allonger les circuits de décision... Sur le fond, ensuite, notre objectif est de rationaliser, d'optimiser : le temps, c'est de l'argent - à votre avis, où peut-on en gagner, quels sont les bons échelons ? Je pense par exemple aux liens entre l'État, ses agences et les collectivités territoriales : comment simplifier cet ensemble, sans nécessairement supprimer telle ou telle agence qui peut avoir son utilité ?

Enfin, quelle répartition thématique ? Nous raisonnons sur l'ensemble, mais n'y a-t-il pas des domaines, comme l'environnement, où il y a beaucoup d'agences, et d'autres domaines, comme la santé, ou le « dernier kilomètre » est laissé aux collectivités territoriales ?

M. Michaël Weber. - Depuis la publication de votre livre Le droit sans l'État, en 1985, le monde a considérablement changé : quelle vision avez-vous aujourd'hui des questions que vous abordiez dans cet ouvrage, Monsieur Cohen-Tanugi ? Vous proposiez alors de contribuer à la recherche d'un mode alternatif de régulation sociale en France en remplacement de la régulation étatique centralisée. Votre analyse donnait la part belle au système juridique libéral transatlantique, davantage fondé que le nôtre sur la société civile et la libre évolution du marché. Une telle vision est-elle toujours d'actualité au regard des enjeux que sont les nôtres ? Qu'en pensez-vous, par exemple, des enjeux de la biodiversité ou du changement climatique, qui n'étaient pas des sujets considérés comme importants en 1985 ?

Enfin, le Premier ministre a dit son ambition de réaliser 3 milliards d'euros d'économies sur les agences et opérateurs. Or, ils distribuent des moyens aux territoires, aux acteurs - quelles conséquences pour les acteurs et les territoires, si les moyens diminuent ? Quelle efficacité ? On parle aussi de fraudes, ce qui pose la question du contrôle, donc des moyens accordés au contrôle... Enfin, il y a eu des fusions, quand on parlait de suppression : est-ce une solution, ou faut-il s'en méfier ?

M. Laurent Cohen-Tanugi. - Un mot sur les nominations aux agences de régulation indépendantes : les dirigeants de celles que je connais ne sont pas des responsables politiques, d'anciens élus qu'il s'agirait de recaser, mais des experts - voyez l'AMF ou l'Autorité de la concurrence, par exemple. Il faut distinguer parmi les agences et opérateurs, faire une typologie, parce qu'il y a de très grandes différences - et l'on ne saurait définir une recette qui vaille pour toutes les agences, pour tous les opérateurs.

Les agences de régulation indépendantes sont-elles un progrès ? Les quatre dernières décennies ont confirmé la montée en puissance du droit dans notre économie, dans la politique, c'est lié à un ensemble large de phénomènes - l'internationalisation de notre économie, la construction européenne, la libéralisation économique, mais aussi les aspirations de la société - cela s'est traduit par le renforcement du Conseil constitutionnel, des autorités de régulation, des règles européennes. Cela ne veut pas dire que l'État n'ait pas son rôle dans les grandes politiques publiques à mettre en oeuvre, par exemple en matière de défense, surtout quand les rapports de force reviennent sur le devant de la scène. L'État doit donc pouvoir agir, tout en respectant le droit, en respectant des valeurs - je crois que la montée des régulations juridiques est incontestablement un progrès et que nous avons finalement assez bien épousé ce mouvement.

M. François Ecalle. - La question des critères d'évaluation est très importante, quoique difficile. Une fois qu'on a créé une agence et qu'on lui a confié une politique, il faut juger les dirigeants uniquement sur des objectifs opérationnels.

Il n'est pas nécessaire que votre commission s'interroge sur la justification même des politiques mises en place. En outre, il n'est pas facile de déterminer s'il convient de les confier directement à un service de l'État ou bien à une ou plusieurs agences. Sur ce point, je n'ai pas de réponse générale à vous donner ; il faut regarder les choses au cas par cas. Il conviendrait d'analyser le coût de chaque structure pour déterminer le mode de gestion le plus efficace. Or ce diagnostic est souvent très complexe à poser.

La gestion des retraites des fonctionnaires de l'État et des agents des collectivités locales et des hôpitaux est répartie entre deux services : le service des retraites de l'État, dont les compétences sont nationales, et la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL), qui délègue ses missions à la Caisse des dépôts et consignations. Il n'y a aucune raison que deux régimes coexistent. La démographie et les taux de cotisation sont certes différents, mais le calcul des prestations est exactement le même.

La Cour des comptes avait envisagé de fusionner ces services, mais elle avait eu beaucoup de mal à déterminer lequel d'entre eux était le meilleur, faute pour l'État de disposer d'une comptabilité analytique. La Caisse des dépôts et consignations possède bien une telle comptabilité, mais celle-ci est obscure, ce qui ne permet guère d'y voir plus clair. La Cour des comptes a fini par conclure que le service des retraites de l'État était un peu plus efficace. Néanmoins, quinze ans plus tard, ces deux régimes de retraite continuent de coexister, sans que le problème soit réglé.

J'ai écrit plusieurs rapports au nom de la Cour des comptes dans lesquels je proposais de supprimer l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF), qui gère des dizaines de milliards d'euros avec une demi-douzaine d'agents, ce qui est un peu paradoxal. Il se trouve que cette agence ne sert qu'à complexifier les circuits financiers et à faire des manipulations budgétaires auxquelles personne ne comprend rien. Le poste de président de AFITF a parfois eu quelque intérêt... Il n'en demeure pas moins qu'elle mériterait d'être supprimée, d'autant que le calcul du rapport coût-avantages est très simple à faire.

Au sujet des relations entre l'État, ses agences et les collectivités locales concernant les circuits financiers, je n'ai pas de réponse générale à vous faire, car cela dépend de chaque politique. Une chose est sûre, cela fait des décennies que nous ne parvenons pas à concilier l'organisation verticale de l'État, ordonnée par la LOLF - des ministres formulent des objectifs et donnent des moyens à des gestionnaires de programme, qui eux-mêmes délèguent à des gestionnaires de budgets opérationnels de programme (BOP) -, avec la nécessaire coordination horizontale sur le terrain.

Les préfets sont supposés assurer cette coordination, mais ils n'y parviennent pas, car l'organisation administrative et budgétaire demeure verticale. On a tenté de remédier à ce problème en permettant aux préfets de transférer quelque 10 % des effectifs d'un BOP à un autre.

Les entreprises s'en sortent mieux, car elles profitent d'une organisation matricielle. Les structures par produit ou par métier coexistent avec des structures horizontales par géographie. À mes yeux, l'État est beaucoup trop rigide pour qu'une organisation matricielle fonctionne correctement. Ainsi, cela fait plusieurs décennies que des conflits opposent les préfets et les administrations centrales pour savoir qui décide ou coordonne.

La décentralisation apparaît comme la seule porte de sortie, même si elle soulève de nombreux problèmes. Je m'y suis pourtant opposé pendant des années. Comme tous les hauts fonctionnaires de Bercy et de la Cour des comptes, j'ai toujours considéré que les collectivités locales étaient exagérément dépensières. En effet, on ne pourra pas s'en sortir tant que l'on ne soumet pas les collectivités à des contraintes budgétaires.

Du reste, vous m'interrogiez sur le périmètre d'investigation de votre commission d'enquête. Je ne connais que deux listes qui soient mises à jour chaque année : celle des opérateurs et celle des organismes divers d'administration centrale (ODAC). Ces listes ne sont pas tout à fait pareilles et des problèmes de définition peuvent se poser. Il arrive parfois que certains observatoires ne se trouvent ni dans l'une ni dans l'autre. Quoi qu'il en soit, je vous conseille de vous appuyer sur ces listes, qui ont au moins le mérite d'exister.

Concernant la fusion et la rationalisation des opérateurs, il faut, encore une fois, regarder les choses au cas par cas. Il est très difficile de permettre des évolutions dans ce domaine, car l'État ne dispose pas d'informations, notamment en matière de comptabilité des coûts.

M. Pierre Barros, président. - Nous recevrons des membres du corps préfectoral pour creuser cette question.

Mme Ghislaine Senée. - Le conseil d'administration de l'AFITF est composé d'un sénateur, d'un député, de trois élus locaux et de tous les directeurs généraux des administrations concernées par les questions de mobilité.

Cette agence a une vocation transversale ; elle engage notamment les grands investissements et gère les fonds de concours pour les territoires. En supprimant l'AFITF, comme le suggère M. Ecalle, on transférerait directement ses missions au ministère des transports, qui ne dispose pas de cette transversalité. En outre, cette agence, comme toutes les autres, apporte de la souplesse et a de meilleures capacités de réaction. Bref, si nous évinçons l'AFITF, que devons-nous proposer très concrètement ?

M. François Ecalle. - Les crédits qui transitent par l'AFITF pourraient être inscrits dans le budget de l'État. Ils le sont d'ailleurs en grande partie au travers des fonds de concours. Ces derniers permettent de réaliser des opérations financières, telles que des dotations en capital.

Il y a environ cinq ans, l'État avait versé près de 5 milliards d'euros à la SNCF. Toutefois, il ne voulait pas que cette dernière consomme ces crédits tout de suite, afin qu'elle n'aggrave pas comptablement le déficit budgétaire de l'État. L'État a donc demandé à la SNCF de lui rendre cette somme afin qu'il puisse la lui reverser ultérieurement via un fonds de concours géré par l'AFITF. C'est à n'y rien comprendre !

Il y a toujours eu des commissions diverses et variées pour réfléchir à des schémas multimodaux et à la planification des moyens de transport. La concertation avec l'ensemble des parties prenantes peut se faire sans recourir à une agence autonome telle que l'AFITF, d'autant que ce n'est pas elle qui assure la programmation des transports, mais la direction des transports du ministère.

M. Christophe Chaillou. - Selon vous, monsieur Ecalle, la décentralisation pourrait être une solution. Néanmoins, dans un rapport sur l'état des finances publiques que vous avez coécrit, vous préconisez de réaliser 150 milliards d'euros d'économies, notamment en réduisant de 25 milliards d'euros les dotations versées aux collectivités.

Dans ces conditions, comment les collectivités pourraient-elles financer les responsabilités que vous proposez de leur confier, au nom de l'efficacité ?

M. François Ecalle. - Il y a deux mois, j'ai signé avec Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI), une tribune dans le journal Le Point où nous expliquions comment stabiliser la dette publique à son niveau actuel, non pas en euros, mais en pourcentage du PIB. Pour ce faire, l'effort de redressement devait s'élever à 4 points de PIB, c'est-à-dire à 120 milliards d'euros, ce qui supposait soit de procéder à des hausses d'impôts, soit de faire des économies sur les dépenses.

Pour augmenter parallèlement les dépenses en faveur de la transition climatique et de la défense, nous préconisions de réaliser des économies d'au moins 150 milliards d'euros.

Conformément au budget de l'État et de la sécurité sociale que vous venez de voter, l'effort de redressement s'élève seulement à 30 milliards d'euros, ce que ne manque pas de souligner le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), et cet effort repose quasi exclusivement sur des hausses d'impôts, dont certaines sont temporaires.

Pour atteindre 150 milliards d'euros, l'effort de redressement devrait être cinq fois plus important. Le document auquel se réfère M. Chaillou est une note que j'ai coécrite pour l'Institut Montaigne, dans laquelle je m'efforçais de montrer ce que représente un effort budgétaire aussi gigantesque. J'ai donc dressé un catalogue des horreurs, dans lequel figurait, entre autres, la proposition de réduire de 25 milliards d'euros le montant des dotations versées aux collectivités.

Une telle mesure n'est pas incompatible avec le fait de donner plus de pouvoir aux collectivités. En France, les administrations publiques locales payent 20 % des dépenses, alors que la moyenne européenne s'élève à plus de 30 % et la moyenne allemande à plus de 40 %. Il faut donc leur permettre d'en payer davantage, tout en réduisant le montant de leurs dotations et ressources affectées.

Le fait pour les collectivités d'avoir plus de pouvoir et de compétences doit les pousser à faire des choix : elles ne peuvent pas à la fois construire des routes, maintenir la sûreté et protéger l'environnement !

Mme Christine Lavarde, rapporteure. - Pourquoi estimez-vous que les pays du Nord et le Royaume-Uni devraient être un modèle pour la France ? Que font-ils mieux que nous ? En quoi seraient-ils plus efficaces ?

Par ailleurs, les agences américaines sont-elles de nature diverse, à l'instar des agences françaises, ou sont-elles homogènes à la fois dans leur rapport à l'État fédéral et dans leur mode de financement et de gouvernance ?

Plusieurs réformes de simplification ont été entreprises depuis très longtemps, notamment aux États-Unis. En témoigne un rapport d'une commission présidentielle de 1937, affirmant que l'organisation administrative américaine était devenue un « quatrième pouvoir sans tête dans l'État, composé d'une collection hétéroclite d'agences irresponsables et de pouvoirs incontrôlés ».

En 2011, le président Obama avait souhaité lutter contre la bureaucratisation des procédures. Par ailleurs, un programme de mutualisation des fonctions support avait été mis en place. Cette année, Donald Trump a créé le fameux DOGE, ou Department of Government Efficiency. Pensez-vous que le DOGE permettra d'atteindre les objectifs affichés en matière de maîtrise de la dépense publique ? Plus globalement, quelles conséquences pourrait avoir cette réorganisation des agences américaines sur l'action publique en tant que telle ?

M. François Ecalle. - Dans la littérature des années 1990 relative à la gestion publique - c'est d'ailleurs elle qui a inspiré la LOLF et le développement des agences -, on évoquait beaucoup les modèles scandinave et anglo-saxon. Force est de constater que l'organisation administrative et la gestion des finances publiques fonctionnent relativement bien dans les pays du Nord.

Dans les années 1990, les dépenses publiques excédaient 60 % du PIB en Suède. Cette dernière a fini par connaître une crise financière très grave et c'est la raison pour laquelle elle a profondément réformé son administration et son modèle de protection sociale. Cela a contribué, pour partie, à réduire les dépenses publiques de près de 10 points de PIB en dix ans. Aujourd'hui, la Suède est quasiment en excédent et sa dette publique atteint 40 points de PIB.

Dans l'ensemble des pays scandinaves, les ministères sont relativement légers. Ils assignent des missions à des agences qui les exécutent avec des moyens déterminés, dans le cadre d'objectifs opérationnels et d'obligations de résultat. C'est bien ce genre de système que nous avons tenté de mettre en place en France avec la LOLF.

M. Laurent Cohen-Tanugi. - Aux États-Unis, les agences fédérales indépendantes présentent une certaine homogénéité dans la mesure où elles sont créées par le Congrès avec une mission précise et que leur dirigeant est nommé par le président des États-Unis, parfois avec une confirmation par le Sénat. En outre, elles sont soumises à un contrôle juridictionnel important : en effet, les acteurs qui sont régulés par ces agences ne se privent pas d'attaquer leurs décisions en justice. Du reste, l'exécutif américain est scindé en grands départements.

Il semble y avoir beaucoup moins de comités Théodule aux États-Unis qu'en France, sans doute en raison des sunset laws. Ce sont des lois qui, lorsqu'elles créent une nouvelle institution, lui assignent aussi un terme. Une agence est donc amenée à disparaître automatiquement, sans qu'il soit besoin de la dissoudre.

Voilà un mode d'organisation qu'on pourrait tenter de généraliser. En ce qui concerne le DOGE, je n'ai pas le sentiment que le président Trump cherche à faire des économies budgétaires. Il tente plutôt d'opérer une reprise en main idéologique, au nom de laquelle on démantèle des pans entiers des politiques publiques en place depuis des décennies, avec des méthodes extrêmement brutales qui donneront lieu à des batailles juridiques.

Des licenciements massifs sont ordonnés et certaines agences vont disparaître purement et simplement. Il a aussi été décidé de conserver quelques institutions mais d'en remplacer les dirigeants, afin qu'ils puissent appliquer une politique nouvelle. Celle-ci peut s'avérer incohérente avec le mandat qui a présidé à la naissance de l'institution.

M. Pierre Barros, président. - Nous sommes nombreux, ici, à avoir été élus des collectivités territoriales ; nous savons combien le contrôle de légalité est extrêmement pointu. Lorsqu'on parle des agences, on est frappé par l'absence de critères et de dynamique de contrôle. On n'aborde pas non plus la question des coûts inhérents à la coordination des agences sur le terrain. En effet, on a parfois recréé des postes sur le territoire pour aider à décomplexifier les agences nouvellement créées.

Quelquefois, les agences jouent un rôle de boîte aux lettres en réalisant des transferts d'argent, entre autres. Cela engendre des coûts pour les collectivités, la fonction publique et les ministères. Cette situation n'est-elle pas le résultat d'une forme de liberté qu'on aurait laissée à certaines agences, du moins lors de leur déploiement sur le territoire ?

M. François Ecalle. - Vous avez sûrement raison. La complexité que vous évoquez est le reflet de la complexité des missions qu'on donne à ces agences. On leur assigne parfois des objectifs qui sont difficiles à atteindre.

À la Cour des comptes, je me suis penché sur l'encadrement de la distribution des aides agricoles nationales. Je me suis aperçu que l'instruction des dossiers n'était contrôlée ni par le Centre national pour l'aménagement des structures des exploitations agricoles (Cnasea) ni par les offices, mais par les associations de développement, d'aménagement et de services en environnement et en agriculture (Adasea), dont les responsables étaient issus soit des syndicats, soit des chambres d'agriculture.

Les Adasea commençaient par donner des conseils aux agriculteurs sur la façon de remplir leur dossier, puis instruisaient les demandes pour le compte du Cnasea, mais celui-ci ne faisait rien.

L'État n'assurerait-il pas un meilleur contrôle via les directions départementales de l'agriculture (DDA) ? Compte tenu de ce que j'ai observé, je ne le pense pas.

Le problème réside dans la complexité même des politiques publiques et dans la façon dont elles sont gérées. De toute évidence, des problèmes de coordination se posent sur le terrain entre les préfets et les DDA. On peut comprendre, en effet, que ces dernières n'aient pas envie de recevoir la moindre instruction de la part des préfets. Ainsi, elles distribuent des aides en fonction des circulaires qui leur sont adressées par le ministre de l'agriculture.

Vous entendez remédier à la multiplication des agences. Je ne voudrais pas nuire à la cohérence de votre commission d'enquête, mais le problème se trouve sans doute ailleurs. Il est clair qu'il faut regrouper, voire supprimer certaines agences. Néanmoins, il existe un problème beaucoup plus fondamental, celui des missions et des dispositifs, dont les agences ne sont que les gestionnaires.

Mme Christine Lavarde, rapporteure. - Si vous étiez à notre place, que proposeriez-vous comme modalité de rationalisation, notamment pour simplifier la vie des entreprises et des collectivités dans la mise en oeuvre de leurs projets ?

M. Laurent Cohen-Tanugi. - Il faudrait commencer par dresser une typologie et, à ce titre, répartir les agences en grandes catégories. Il sera ainsi beaucoup plus facile de sabrer les organismes qui n'ont plus aucune raison d'être. Ensuite, il conviendrait de revoir les missions des organismes que l'on souhaite conserver. Enfin, il faudrait se pencher sur la question du contrôle parlementaire. À cet égard, il serait opportun de remettre au goût du jour les sunset laws que j'évoquais tout à l'heure.

Mme Christine Lavarde, rapporteure. - Vous avez plaidé et travaillé avec des entreprises des deux côtés de l'Atlantique. Y a-t-il quelque chose qui vous a semblé plus complexe en France qu'aux États-Unis ?

M. Laurent Cohen-Tanugi. - Soyons clairs, le poids de la bureaucratie est tout aussi considérable aux États-Unis, sans doute dans des domaines différents.

Près de vingt ans après la signature de la convention de l'OCDE sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, la loi du 9 décembre 2016, dite Sapin II, a introduit un contrôle de la corruption en France en créant l'Agence française anticorruption (AFA). Une telle évolution était parfaitement légitime puisqu'il était nécessaire d'acculturer les entreprises françaises à cette question - pour rappel, jusqu'en 2000, les entreprises pouvaient se rendre à Bercy pour faire avaliser les pots-de-vin versés à l'étranger et obtenir ainsi une déduction fiscale. En parallèle, le parquet national financier (PNF) sanctionne les faits de corruption.

Il y a quelques années, on avait envisagé de fusionner la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) avec l'AFA, ce qui me paraissait curieux, car ces institutions interviennent dans des domaines très différents. Néanmoins, on pourrait s'interroger sur la pertinence de maintenir l'AFA aujourd'hui, maintenant que la lutte contre la corruption et les systèmes de compliance sont entre les mains des entreprises. Ses missions et sa relation avec le PNF doivent sans doute évoluer.

Bref, il y a des cas où la création de certaines institutions paraît pleinement justifiée, ce qui n'empêche pas de s'interroger sur leur pérennité.

M. Alain Milon. - Les agences régionales de santé (ARS) sont chargées de regrouper les directions départementales de l'action sanitaire et sociale (Dass), les directions régionales des affaires sanitaires (Dras), les caisses régionales d'assurance maladie (Cram) et les agences régionales d'hospitalisation (ARH). Ainsi, les ARS apparaissent davantage comme des services déconcentrés de l'État que comme un instrument de décentralisation. Cela dit, a-t-on vraiment intérêt à aller jusqu'à la décentralisation ?

Pour des raisons budgétaires, nous avons supprimé l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes), l'Institut de veille sanitaire (InVS) et l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), pour les remplacer par une seule agence, Santé publique France.

Or la crise du covid est survenue et, à ce moment-là, on n'avait ni veille sanitaire, ni vaccins, ni masques, ni prévention. Est-il bien utile de supprimer des agences pour en créer d'autres qui, au bout du compte, ne se révèlent pas aussi efficaces que celles qu'on a supprimées ?

Par ailleurs, il y a quelques semaines, devant la commission des affaires sociales du Sénat, des représentants de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ont recommandé de retirer une molécule spécifique du marché français, contrairement à ce que préconise l'Agence européenne des médicaments (EMA). Dans ces conditions, qui doit-on suivre ?

M. François Ecalle. - Une bonne partie de la politique de la santé pourrait être décentralisée, notamment l'organisation des hôpitaux, comme c'est le cas dans d'autres pays.

En effet, il y a eu des couacs au moment de la crise covid, mais découlent-ils d'une mauvaise fusion des instituts de santé ou sont-ils liés au fait que la création de Santé publique France est intervenue au même moment que la pandémie ?

Concernant la mise sur le marché des médicaments, une question beaucoup plus large se pose, celle de la coexistence entre les agences nationales et les agences européennes. Il y a des domaines où des économies d'échelle peuvent être réalisées. En principe, il est plus efficace de tester et d'autoriser des médicaments à l'échelon européen que d'avoir vingt-sept agences nationales qui exécutent chacune la même tâche.

M. Pierre Barros, président. - Je remercie MM. Cohen-Tanugi et Ecalle pour leur présence aujourd'hui.

La réunion est close à 18 h 10.

Jeudi 20 février 2025

- Présidence de Pierre Barros, président. -

Audition de Mme Bernadette Malgorn, ancienne préfète et secrétaire générale du ministère de l'intérieur, MM. Jean-Ludovic Silicani, ancien commissaire à la réforme de l'État, et Sébastien Soriano, directeur général de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN)

M. Pierre Barros, président. - Nous recevons aujourd'hui Madame Bernadette Malgorn et Messieurs Jean-Ludovic Silicani et Sébastien Soriano afin qu'ils nous fassent part de leur expérience et de leurs réflexions sur l'objet de notre commission d'enquête. Madame, Messieurs, chacun d'entre vous a joué un rôle important au sein de l'administration centrale et des agences. Votre regard sur le développement des agences, des opérateurs et des organismes consultatifs, particulièrement depuis les années 1990, nous sera précieux.

Nous ne vous demanderons pas de dresser une liste exhaustive de ces entités ; il s'agit d'un travail difficile, que nous essayons de réaliser. Des courriers ont été adressés aux différents ministères dans cet objectif, sachant que la photographie est bien différente selon le filtre qu'on lui applique, qu'il s'agisse du montant total du budget, des frais de fonctionnement ou des effectifs.

Nous cherchons à mieux comprendre la manière dont ces agences et opérateurs se sont développés, quel que soit leur statut juridique. Ces entités s'acquittent d'un nombre croissant de missions, qui étaient auparavant assumées par l'administration centrale ou qui sont apparues récemment, comme dans le cas de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), que Jean-Ludovic Silicani et Sébastien Soriano ont tous les deux dirigée. Cependant, il s'agit d'une coïncidence et c'est davantage au titre de votre compétence générale sur l'organisation de l'État que nous vous avons invités.

Monsieur Silicani, vous êtes conseiller d'État. Vous avez été commissaire à la réforme de l'État de 1995 à 1998, après avoir été le rapporteur général du comité présidé par Jean Picq, qui a remis en 1994 un important rapport intitulé « L'État en  France ». La première phrase du rapport peut encore guider nos réflexions : « Que doit faire l'État ? Et comment doit-il le faire ? ». Par la suite, vous avez acquis une expérience pratique des structures distinctes de l'administration centrale. Vous avez été directeur de l'Agence nationale de valorisation de la recherche (Anvar), directeur général de la Bibliothèque de France, mais aussi président de l'Arcep, entre 2009 et 2015.

Diriez-vous, comme il est écrit dans le rapport Picq, qu'il convient de « faire des établissements publics un outil de la modernisation de l'État » ? Ou seriez-vous plutôt en accord avec l'idée, exprimée par François Ecalle lors de son audition, selon laquelle le modèle scandinave et britannique des agences ne fonctionne malheureusement pas en France ?

Madame Malgorn, après une carrière dans l'administration préfectorale, vous avez été secrétaire générale du ministère de l'intérieur entre 2006 et 2009. Vous avez alors été au coeur des réformes de l'administration de l'État : la révision générale des politiques publiques (RGPP) et la réforme de l'administration territoriale de l'État (Réate). Vous pourrez nous indiquer l'état d'esprit dans lequel ces deux réformes ont été conduites et le rôle qu'elles devaient jouer.

Le regroupement des directions de l'administration départementale et régionale, réalisé à la fin des années 2000, devrait-il inspirer un mouvement de recomposition comparable dans les agences ? L'approche tendant à séparer un État central stratège, d'opérateurs chargés de mettre en oeuvre les politiques publiques reste-t-elle valable ?

Enfin, monsieur Soriano, vous êtes ingénieur des mines et avez fait une grande partie de votre carrière au sein d'autorités de régulation et d'opérateurs de l'État. Vous dirigez aujourd'hui l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN).

Vous avez écrit Un avenir pour le service public, en 2020, et co-écrit pour Terra Nova l'étude Services publics et transitions : réformer la réforme de l'État, en 2022, dans laquelle vous estimez que c'est dans les agences, les autorités indépendantes et les entreprises publiques, que l'État a le mieux réussi à se réformer. Tout de même, la multiplication de ces structures ne crée-t-elle pas un problème de lisibilité pour les citoyens et un risque de perte de compétence pour l'administration centrale ?

Avant de vous laisser la parole, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Je dois également vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Ludovic Silicani, Mme Bernadette Malgorn et M. Sébastien Soriano (à distance) prêtent serment.

M. Jean-Ludovic Silicani, ancien commissaire à la réforme de l'État. - Le sujet que vous traitez est considérable, tant par sa complexité que par ses dimensions. Je commencerai par rappeler quelques éléments historiques.

À la fin du XIXe siècle, un débat assez animé a eu lieu entre des juristes et des responsables politiques, sur ce que certains ont appelé le « démantèlement » de l'État. Il a eu lieu au moment où a été créé le concept d'établissement public, d'abord par le Conseil d'État, puis par des textes précis qui l'ont défini. Certains juristes et responsables estimaient que ces structures n'étaient pas nécessaires et qu'elles venaient démanteler l'appareil classique, constitué par l'État et les collectivités locales.

De la fin du XIXe siècle jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, ce démantèlement concernait principalement les collectivités territoriales : aujourd'hui, on compte plus de 100 000 structures - des établissements publics en général - ayant été créées par ces collectivités. Le phénomène touchait surtout le domaine social et celui de l'économie. Il était lié au « socialisme municipal » et correspondait donc plutôt à un mouvement de gauche.

Après la guerre, le débat a concerné un sujet majeur : la création de la sécurité sociale. Devait-elle constituer un morceau de l'État ou fonctionner dans le cadre d'une structure autonome ? Le Royaume-Uni a fait le choix d'une gestion directe et la France, après des débats homériques, a choisi de créer une organisation d'intérêt général et quasi-publique, mais clairement distincte de l'État.

Dans les années 1960 et 1970, quelques structures ont été créées, appelées « offices » ou « agences », notamment l'Agence nationale pour l'emploi et l'Office national des forêts (ONF). Le phénomène restait encore limité.

Dans les années 1980 et 1990, un grand mouvement, venant des États-Unis, du Royaume-Uni et des pays scandinaves, « l'agencification », a gagné la France. Il s'est développé depuis lors de façon presque continue.

Ce phénomène venait d'un diagnostic, dont il faudrait vérifier l'exactitude, selon lequel l'État n'était plus à même d'assurer à la fois ses fonctions fondamentales d'État stratège, régulateur et évaluateur d'une part, et la mise en oeuvre de politiques publiques de plus en plus nombreuses et complexes d'autre part. Face à ce constat, une voie classique existe depuis la Révolution et l'Empire : la délégation par l'État central réseau préfectoral  de la mise en oeuvre de certaines actions ; il s'agit de la déconcentration territoriale.

Lorsque j'étais commissaire à la réforme de l'État, nous avons mené une grande opération. Nous avons annoncé aux ministres qu'ils avaient un an pour déconcentrer toutes les procédures de décisions administratives individuelles. Sur les 4 000 procédures existantes, 1 000 étaient déjà entre les mains des préfets et, après cette opération, 1 000 procédures supplémentaires ont été déconcentrées. L'opération a été complexe et nous avons buté sur les dernières 2 000 procédures, qu'il était quasiment impossible de déconcentrer par cette voie classique, compte tenu de leur complexité, de leurs enjeux et du caractère national de l'expertise requise. Le processus a été limité, mais il était déjà assez considérable.

Aujourd'hui, il s'agit de savoir si le mouvement d'agencification a produit les résultats attendus. Le paysage des agences peut-il être amélioré ? Sûrement. Nous pourrions notamment généraliser, pour les agences ayant des établissements au niveau local, la possibilité pour le préfet ou une personne spécialisée auprès de lui d'assurer une partie de la tutelle de la partie déconcentrée. Cela existe déjà dans certains domaines. Le transfert de fonctions à un établissement public implique que l'État en assure la tutelle, que ce soit au niveau national ou au niveau territorial.

J'en viens à la structure spécifique des services à compétence nationale (SCN), créés par un décret de 1997. Pour éviter un nombre excessif d'agences structurées et lourdes, il s'agissait alors de créer une structure administrative simple, restant sous l'autorité d'un ministre ou d'un directeur d'administration centrale, oeuvrant dans un domaine bien déterminé, exerçant des fonctions au niveau national, mais n'ayant pas de personnalité morale.

Ces structures ont connu beaucoup de succès et plus de 200 SCN ont été créés, dans tous les domaines, surtout régaliens. Certaines agences ayant le statut d'établissement public pourraient être conservées sous la forme de structures plus souples, dans lesquelles le ministre concerné garderait un pouvoir d'autorité. Si de nouvelles structures devaient être créées, il serait bon de choisir le SCN plutôt que l'établissement public.

Mme Bernadette Malgorn, ancienne préfète et secrétaire générale du ministère de l'intérieur. - Au moment où des interrogations s'élèvent concernant l'utilité et le coût de ces organismes, le flux de création de nouvelles entités ne s'arrête pas. Dernièrement, la création d'une foncière devant assurer la gestion de l'immobilier de l'État, sans étude d'impact, a été censurée comme cavalier budgétaire par le Conseil constitutionnel.

Dans la période récente, des établissements publics ont été créés pour répondre à des circonstances exceptionnelles. Ainsi, à la suite de l'incendie de Notre-Dame, un établissement public sui generis a été créée par la loi, malgré l'existence de l'Opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture (Oppic) et du Centre des monuments nationaux. En effet, il fallait associer la Ville de Paris et le diocèse. Il fallait aussi pouvoir recueillir la souscription nationale dans un cadre spécifique.

De la même manière, après le passage du cyclone à Mayotte, on a souhaité avoir recours à la loi pour permettre des dérogations ou des adaptations en matière d'urbanisme, de construction, de règles de la commande publique et de réception des dons. Il s'agissait aussi d'associer l'État et les collectivités.

Au-delà des circonstances exceptionnelles, ces deux exemples montrent bien quels éléments expliquent la création continue d'agences : la débudgétisation, la possibilité d'affecter des ressources, le recours à des compétences rares ou n'entrant pas dans le cadre des grilles de rémunération de la fonction publique, ainsi que le contournement des règles de la commande publique et d'autres contraintes de procédure, applicables aux administrations ordinaires de l'État.

De plus, la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (Lolf) a mis un coup d'arrêt à ce qui aurait pu constituer une évolution intéressante. En effet, la rigidité de l'architecture de cette loi se prête difficilement au portage de politiques interministérielles.

Il faut mentionner aussi la cogestion, notamment avec les partenaires sociaux.

Mentionnons également les modes managériales, qui sont nées dans le secteur privé et dissocient la stratégie, la conception et la mise en oeuvre. Elles se sont traduites dans le secteur productif par le modèle de l'industrie sans usine, replié sur un coeur de métier et pratiquant l'externalisation au maximum. Ce modèle intégratif a tari des sources de créativité et entraîné une perte de maîtrise. Il est aujourd'hui critiqué s'agissant de l'industrie, mais sert toujours de source d'inspiration dans l'organisation de l'État.

Certes, la création d'un organisme est liée à une impulsion et à une volonté politiques. Au début, une véritable tutelle s'exerce, mais, au fil du temps, la compétence se perd chez le donneur d'ordre et l'opérateur en vient à définir lui-même sa mission telle que définie par le contrat d'objectif et de compétences, lorsqu'il existe. On pourrait déceler dans cette création une volonté de faire perdurer une politique non consensuelle de l'État, au-delà des alternances. On observe donc des risques d'autonomisation et de pérennisation de politiques publiques qui ne seraient plus justifiées.

Sur les territoires, le préfet, représentant de l'État et de chacun des ministres, découvre parfois par hasard les initiatives prises par ces organismes. Il est empêché de jouer son rôle de coordination et de mise en cohérence de l'action de l'État, ce qui nuit à la lisibilité des politiques publiques.

Dans mon exercice préfectoral, j'ai souvent dû aller chercher, auprès de multiples organismes d'État, des informations sur leurs possibilités d'appui aux politiques publiques dont j'avais la charge et la responsabilité, y compris pénale, sans avoir la maîtrise des budgets ni des effectifs.

Je prendrai l'exemple de l'application de la directive « Nitrates » en Bretagne. En 2003, j'ai été chargée par les ministres de l'agriculture et de l'environnement de mettre en oeuvre un plan d'action, élaboré dans le cadre d'une vaste concertation régionale, pour assurer la reconquête de la qualité de l'eau et le maintien du potentiel agricole et agroalimentaire breton.

La maîtrise des épandages de lisier et la limitation du recours aux engrais minéraux constituaient des points importants du plan. Les préfets ont organisé des concertations pour aboutir à un plan de contrôle. Pour ce faire, il fallait mobiliser les directions départementales de l'agriculture (DDA), les directions des services vétérinaires, mais aussi beaucoup de moyens dépendant des offices, notamment l'Office national interprofessionnel des viandes, de l'élevage et de l'aviculture (Ofival), aujourd'hui intégré dans FranceAgriMer, le Centre national pour l'aménagement des structures des exploitations agricoles (Cnasea), aujourd'hui intégré dans l'Agence de services et de paiement (ASP), le Conseil supérieur de la pêche, devenu Office national de l'eau et des milieux aquatiques (Onema) et finalement intégré à l'Office français de la biodiversité (OFB), ainsi que des moyens financiers venant des agences de l'eau. Les processus de décision de chacun de ces organismes rendaient très difficile l'établissement d'un calendrier cohérent et l'atteinte des objectifs.

Ensuite, je suis devenue secrétaire générale du ministère de l'intérieur, alors que l'architecture de la Lolf se dessinait de façon très verticale. J'ai milité pour la mise en place du programme 162 « Interventions territoriales de l'État » (Pite), qui nous a aidés. Cependant, l'essentiel des crédits restait dans les agences.

À ce poste, j'ai été amenée à participer à la création de diverses nouvelles agences, dont l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), devenue France Titres. En effet, l'investissement technique était très important et nous avions un objectif interministériel. Le ministère s'est aussi senti concerné par la création de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus), qui était sous tutelle du ministère de la santé, mais touchait aux domaines de la sécurité civile et des secours. Nous avions obtenu une direction en binôme, qui associait un préfet et un médecin ou un pharmacien. Cet établissement a bien fonctionné jusqu'à la fusion dans Santé publique France. De petite taille, logistique et opérationnel, il n'a toutefois pas été très entendu dans ce grand ensemble.

J'ai aussi participé aux instances de préfiguration de Pôle emploi et des agences régionales de santé (ARS). Dans le cas de Pôle emploi, j'ai beaucoup milité pour que la dimension territoriale soit prise en considération, mais c'était difficile, les partenaires sociaux souhaitant que toutes les décisions soient prises au niveau national.

Pour les ARS, l'objectif était de mieux piloter le système de soins en intégrant l'assurance maladie, face à laquelle l'État se trouvait trop faible. Il fallait élargir le périmètre des agences régionales d'hospitalisation à la médecine de ville et au médico-social. En revanche, il ne semblait pas judicieux que ce qui relevait de la santé publique et de la gestion des crises sorte du périmètre préfectoral. J'ai été très surprise que le plan pandémie n'ait pas été déclenché lors de la covid et que l'on se contente d'une Organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles (Orsan).

En conclusion, alors que les agences sont exonérées de beaucoup de lourdeurs de gestion, on peut se demander pourquoi on en maintient le poids sur les administrations ordinaires.

M. Sébastien Soriano, directeur général de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN). - (M. Sébastien Soriano projette une présentation PowerPoint en complément de son propos.) Le sujet des agences est revenu dans le débat public de manière pertinente. Cependant, il est important de rappeler qu'il ne s'agit pas essentiellement d'un enjeu financier. En effet, dans le rapport que la Cour des comptes a produit il y a quelques années sur le sujet, on observe une diminution de la progression des emplois. La trajectoire de contraction n'est pas aussi nette dans les administrations centrales. De plus, la progression de la masse salariale est beaucoup plus limitée dans les agences que pour l'État. Par ailleurs, le nombre d'opérateurs connaît plutôt une diminution. Quelques créations ont eu lieu, mais aussi des fusions et des disparitions.

L'externalisation - la délégation de l'exécution de certaines tâches par la puissance publique - se fait vers les opérateurs, mais aussi vers le secteur privé. En 2021, un rapport du collectif Nos services publics a évalué le coût de l'externalisation à 160 milliards d'euros, pour l'ensemble de l'action publique, y compris les hôpitaux et les collectivités locales. Or le budget des opérateurs s'élevait à environ 60 milliards d'euros en 2021 et il atteint 77 milliards d'euros aujourd'hui. Il faut noter en outre que son périmètre est plus étroit que celui du coût de l'externalisation, puisqu'il ne comprend que les opérateurs de l'État.

Ce rapport montre aussi qu'externaliser vers le privé peut coûter plus cher que de faire les choses au sein de la puissance publique, que ce soit dans une administration ou par l'intermédiaire d'une agence. Les exemples sont frappants, notamment dans les domaines du conseil en stratégie et de l'appui informatique, où le recours aux fonctionnaires coûte moins cher que le recours à des prestataires extérieurs.

Par ailleurs, l'argent finançant les opérateurs ne leur est pas uniquement destiné et de nombreux transferts ont lieu. À titre d'exemple, l'Agence de services et de paiement (ASP) voit transiter dans ses comptes des aides importantes, qui sont versées aux agriculteurs, et l'Agence nationale de la recherche (ANR) soutient différents programmes de recherche. Par ailleurs, les taxes affectées, comme celles des agences de l'eau ou du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), sont immédiatement reversées. Il serait intéressant de chiffrer avec précision ces reversements.

Le problème n'est donc pas le coût des agences, mais le foisonnement administratif. Plusieurs rapports récents l'ont exprimé avec force, comme celui de Boris Ravignon, qui évalue le coût de l'enchevêtrement des responsabilités, des compétences et des financements entre les différents niveaux de collectivités et l'État (hors opérateurs) à 7,5 milliards d'euros.

J'ai aussi été sensible à L'Alarme de Jean-Louis Borloo, qui a paru en 2022. Ce foisonnement crée de la désorganisation et un problème de visibilité pour les citoyens et les collectivités. Jean-Louis Borloo évoque notamment le fait que nous détenons le record mondial du cofinancement. Les appels à projets créent des voies de financement parallèles et génèrent des gouvernances ad hoc alors que, dans certains cas, nous pourrions juste procéder à des dotations et à des subventions, ou passer des marchés. Nous recevons régulièrement des plaintes d'acteurs territoriaux, qui répondent à ces appels à projets et qui, en même temps, considèrent qu'il s'agit d'une forme de retour en arrière et d'infantilisation des collectivités locales. En effet, ces appels à projets peuvent parfois concerner des compétences qui ont été décentralisées, sur lesquelles l'État reprend ainsi la main.

Enfin, je citerai l'étude annuelle du Conseil d'État sur le dernier kilomètre de l'action publique. L'étude de 2023 met en évidence une « organisation en silo de l'administration » et donne des exemples frappants, notamment dans le domaine de la protection de l'enfance. Elle évoque aussi les « effets pervers » du new public management et de la séparation orchestrée dans les années 1990, entre stratégie et exécution. Alors que se développaient l'Union européenne, les collectivités locales et des forces économiques, un recentrage de l'État s'est opéré. Il s'agissait pour l'État de se replier, de donner des ordres, de coordonner les acteurs, d'envoyer des incitations et de passer des contrats avec une variété d'acteurs opérationnels.

Le Conseil d'État souligne que nous atteignons là une limite et dans le rapport que nous avons réalisé pour Terra Nova, Vincent Feltesse et moi mettons en évidence une véritable crise de l'opérationnalité de l'action publique en relevant une incapacité à faire et à transformer le réel. Certes, quelques îlots, comme les forces armées ou les impôts, continuent à bien fonctionner, à se renouveler et à innover, mais dans certains domaines majeurs comme l'éducation nationale ou la santé, il apparaît très difficile de passer de la pensée stratégique à l'action sur le terrain.

Il y a toutefois un chemin à tracer pour donner un cap à l'action publique tout en capitalisant sur ses réussites, en s'appuyant sur les agences, qui, de mon point de vue, rendent un service public de qualité. Ma proposition serait de revenir sur cette pensée du New Public Management, qui a eu sa légitimité, dans les années 1990. Aujourd'hui, le sujet n'est plus de savoir si l'État doit se recentrer, mais comment il entraîne dans son action les collectivités territoriales, les entreprises privées, les associations et, parfois, les collectifs citoyens. Je pense en particulier à OpenStreetMap, le Wikipédia français de la carte. Face aux grands défis qui l'attendent, notamment la transformation climatique et numérique, l'État doit incarner le bras armé de la Nation.

Dans cette perspective, je recommande de passer à une posture de structuration d'écosystèmes. Dans le cadre de la planification écologique, France Stratégie avait proposé, en 2022, de distinguer deux fonctions principales, l'orchestration et l'animation. D'un côté, il faut un cadrage en amont, qui affiche des intentions et une direction, c'est le cas, par exemple avec le livre blanc pour la défense ou la stratégie nationale de recherche, qui sont bien sûr du ressort des administrations centrales et des ministères ; d'un autre côté, il reste un rôle d'animation des écosystèmes à jouer, pour lequel les administrations centrales n'ont pas la capillarité suffisante pour toucher des acteurs parfois éclatés.

Pour ma part, j'ai travaillé sur plusieurs politiques publiques selon cette logique. La French Tech, par exemple, a consisté à rassembler des écosystèmes d'entrepreneurs autour d'une marque, le petit coq rouge, à diffuser cette marque à l'international et à développer cette communauté d'acteurs en partenariat avec les territoires concernés.

Je peux mentionner également le plan France Très Haut Débit, un exemple assez extraordinaire d'installation d'une infrastructure en un temps record : on a réussi à associer les grands opérateurs privés et une myriade de collectivités locales pour bâtir le réseau de fibre optique plus vite qu'on n'avait déployé le réseau téléphonique du temps du monopole. C'est tout de même une leçon ! Dans ce projet, le rôle de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), du régulateur Arcep et bien évidemment de l'administration centrale au travers de la direction générale des entreprises, a été déterminant.

Je pourrais prendre également l'exemple de la planification écologique. Le secrétariat général à la planification écologique (SGPE) a ainsi mis en place une feuille de route Numérique et données, qui favorise la coordination des différents intervenants du ministère, l'objectif étant de clarifier précisément, pour reprendre le terme de M. Borloo, le « qui fait quoi ».

Concernant spécifiquement les agences, il faut éviter que le directeur d'une agence se prenne pour un ministre. Le risque est également qu'en voulant ménager la chèvre et le chou et ne froisser personne, les administrations centrales distribuent les compétences aux différents opérateurs de manière que chacun ait de quoi « se mettre sous la dent », alors que les directeurs d'opérateurs doivent se mettre clairement sous la coupe des administrations. À l'IGN par exemple, nous avons tenu la semaine dernière un séminaire de quatre heures sur les politiques publiques avec les équipes du commissariat général au développement durable (CGDD), afin d'aligner nos actions sur ses priorités et celles du ministère de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche. C'est tout à fait normal et je recevrai prochainement une lettre de mission signée de la ministre fixant mes propres priorités pour les quatre années à venir.

Une fois que ce cap est fixé et que nous avons ce cadrage, il faut assumer de confier selon les cas aux opérateurs ou aux administrations un rôle de chef de file. C'est exactement ce qui est en cours dans la recherche, au travers des agences de programmes. Il est intéressant de noter que ces dernières n'ont pas nécessité la création de nouveaux établissements publics. On s'est appuyé sur les grandes entités de recherche pour structurer cette action en réseau et coordonner les acteurs. Nous-mêmes, à l'IGN, participons à plusieurs de ces agences de programmes.

Vous m'interrogez sur le risque de perte de compétences dans l'administration. Pour certains métiers, nous entretenons des compétences rares - l'information géographique pour l'IGN, les prévisions météorologiques chez nos collègues de Météo France -, mais nous le faisons dans une logique de rayonnement. Nous faisons par exemple monter en puissance des écoles sur la data science ou sur l'intelligence artificielle. L'objectif est de faire rayonner nos agents et ingénieurs fonctionnaires ainsi formés vers d'autres administrations. Cela suppose une gestion fine, afin de récompenser ceux qui auront fait l'effort d'effectuer une telle mobilité par une élévation en grade ou par de plus grandes responsabilités. Il n'y a donc pas d'opposition selon moi entre, d'une part, une gestion de proximité des corps, réalisée par un opérateur, et, d'autre part, le rayonnement de ces corps au bénéfice de l'ensemble des administrations.

Enfin, je souscris tout à fait à la suggestion de M. Silicani de penser parfois au recours aux services à compétence nationale plutôt qu'aux agences. Cette modalité de gestion intermédiaire peut être tout à fait prometteuse. Quitte à être un peu provocateur, certaines fonctions pourraient être réinternalisées dans les administrations centrales. Citer des exemples est assez délicat, mais les différentes études ou stratégies que l'on voir fleurir chez certains opérateurs posent question. S'il existe un mandat clair des ministères et des directions d'administration centrale pour réaliser un tel travail, alors bien sûr c'est pertinent. Sinon, cela interroge : pourquoi ne pas réinternaliser ?

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Monsieur Silicani, vous avez indiqué que les autorités administratives indépendantes (AAI) n'étaient pas des agences. Pensez-vous utile de les inclure dans le périmètre de notre commission d'enquête ? Ma deuxième question s'adresse aussi à M. Soriano, qui a eu également un rôle de régulateur à l'Arcep : pensez-vous que ce rôle doive être nécessairement joué par des organismes indépendants ? Dans certains cas, la mission de régulation ne pourrait-elle pas être réinternalisée dans l'administration ?

M. Jean-Ludovic Silicani. - Il existe deux catégories d'autorités administratives indépendantes : celles qui agissent en matière de protection de droits fondamentaux, de pluralité des médias ou encore d'accès aux documents administratifs, et celles qui agissent dans le champ économique. Pour ces dernières, il s'agissait, à leur création, de transformer un système de monopole public en un système concurrentiel faisant intervenir divers acteurs économiques. Cela ne se fait pas spontanément. Il faut un cadre juridique - par exemple la loi de 1997 pour les télécoms - et les textes, nationaux comme européens, prévoient que cette opération soit réalisée par un acteur autonome. En effet, le plus souvent, l'acteur public reste sur le marché. Ce fut le cas pour France Télécom, dont le pilote était pourtant le ministre de l'économie. Or l'arbitre d'un match de football ne peut pas prendre part au jeu et l'on sait que nul ne peut pas être juge et partie.

C'est la raison pour laquelle on a créé ces autorités indépendantes, qui, pour autant, ne font pas n'importe quoi. En tant que président de l'Arcep, j'ai ainsi été auditionné quarante-cinq fois par le Parlement - et c'est normal ! - pour justifier que nos activités étaient bien conformes au mandat fixé par les règles nationales et européennes. Par ailleurs, les décisions des autorités indépendantes sont soumises au contrôle du juge, qui en annule de temps en temps. Les autorités administratives indépendantes sont donc certes indépendantes du Gouvernement, mais elles restent un morceau de l'État.

M. Sébastien Soriano. - Je rejoins M. Silicani sur ce point. Pour ma part, je vous recommanderai de ne pas inclure les AAI dans votre travail. En 2015, la commission d'enquête sénatoriale sur le bilan et le contrôle de la création, de l'organisation, de l'activité et de la gestion des autorités administratives indépendantes avait permis d'apporter, sous l'impulsion de Jacques Mézard, une plus grande cohérence à leur organisation.

D'un point de vue financier, les AAI et les autorités publiques indépendantes (API) pèsent peu et du point de vue du foisonnement administratif, il est possible de mettre en place de bonnes pratiques. Lorsque j'étais président de l'Arcep, le ministre de l'économie de l'époque, Emmanuel Macron, réunissait régulièrement les principaux opérateurs, les administrations et l'autorité de régulation. Cette démarche permettait de donner une impulsion et de partager une trajectoire ainsi qu'un certain nombre d'enjeux. Le Gouvernement était bien l'orchestrateur de l'action publique sur ce thème. Les exemples du plan France Très Haut Débit ou du New Deal Mobile, qui ont été conduits selon cette logique, avec des ministres clairement chefs de file, mais en présence d'un régulateur, me semblent particulièrement parlants.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je reviens sur la notion d'État stratège. À l'origine, la raison d'être des agences tenait à une sorte de répartition des rôles entre l'État, qui conçoit les politiques publiques, et les agences, qui les mettent en oeuvre. Compte tenu du poids de certaines agences dans la gestion des services publics, voire dans la prise de décision, cette distinction est-elle encore valable ? Comment expliquez-vous que l'État exerce sa tutelle sur les agences de façon parfois un peu trop souple ? Est-ce faute de volonté politique, faute de moyens ou pour ces deux raisons ? Selon vous, quel axe de la gouvernance des agences demande-t-il à être réformé ? Faut-il réformer l'État stratège ? Quel regard portez-vous sur le modèle actuel de coordination entre l'État central et les agences ? Enfin, ma dernière question s'adresse plus spécifiquement à Mme Malgorn en sa qualité d'ancienne rapporteure de la révision générale des politiques publiques (RGPP) : dans quelle mesure cette réforme a-t-elle modifié les relations entre l'État et ses agences ?

Mme Bernadette Malgorn. - Nous étions en 2007. La loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (Lolf) venait d'entrer en vigueur et l'organisation administrative s'en trouvait fortement restructurée. Dans un mouvement contraire à l'objectif affiché, les responsables de programme agissaient comme des mini-ministres à l'intérieur des ministères, cherchant à reconstituer, chacun dans son programme, sa propre direction des ressources humaines (DRH), de la communication ou encore des systèmes d'information. Malgré les tentatives, au cours des années précédentes, d'introduire dans cette Lolf extrêmement verticale une dimension territoriale, nous voyions bien qu'il serait difficile d'imaginer une nouvelle organisation de l'administration territoriale de l'État.

Après l'arbitrage politique m'invitant à maintenir un mode d'organisation préfectorale - la question de son abandon pouvait se poser -, il fallait trouver le moyen de rabouter la Lolf avec la transversalité territoriale. J'ai donc proposé que l'on dissocie l'organisation régionale de l'organisation départementale. L'idée était que les quinze grands blocs ministériels retrouvent dans les directions régionales, regroupées en huit grands pôles, des interlocuteurs issus de leurs ministères, de leurs familles administratives et de leurs corps administratifs. En revanche, au niveau départemental, j'ai proposé que l'on s'organise en fonction de la demande locale. Les interlocuteurs étant, pour faire simple, d'un côté les territoires, de l'autre les citoyens, nous avons imaginé une organisation composée d'une direction départementale interministérielle des territoires et d'une direction départementale interministérielle de la protection des populations. Pour y arriver en régime Lolf, nous espérions obtenir des budgets opérationnels de programme (BOP) qui nous auraient donné les moyens de cette réorganisation. Nous ne les avons pas obtenus tout de suite...

Avant d'être préfète de région en Lorraine puis en Bretagne, j'ai été préfète du Tarn-et-Garonne. Dans ce petit département, j'ai constaté la très grande difficulté qu'il y avait à fidéliser des cadres supérieurs dans les administrations de l'État. Lorsque j'ai exercé ensuite la fonction de secrétaire générale de ministère et de DRH du corps préfectoral, j'ai vu combien l'éloignement des grands lycées et des universités était un frein à la mobilité dans les sous-préfectures. Il y avait manifestement un risque de dépérissement de l'administration départementale.

Parallèlement, le foisonnement des agences s'est poursuivi et il faut bien voir que la Réate a emporté un rétrécissement du champ préfectoral. Les administrations qui s'en sont exclues ont en effet considéré qu'elles s'excluaient aussi de l'autorité préfectorale. J'ai évoqué les ARS dans le domaine de la santé, mais les préfets exerçaient également autrefois des compétences en matière d'éducation nationale ou de finances, même si l'organisation de la pédagogie, le maniement des deniers ou encore la fiscalité étaient exclus de leur champ d'intervention. Face à la prolifération de ces organisations parallèles, des tentatives de rattrapage ont bien été menées : on allait confier au préfet la présidence du conseil d'administration des ARS, le nommer délégué territorial de telle ou telle instance, mais jamais à des niveaux véritablement décisionnels.

Il faut selon moi procéder à une redistribution des compétences et dire clairement qui exerce la responsabilité. La décentralisation n'est pas forcément la solution. Je suis aussi élue locale et je considère que la légitimité dans l'action locale procède non pas d'une délégation, mais de l'élection dans le cadre de la commune. Les collectivités territoriales ne sont pas des opérateurs de l'État. Ils doivent avoir leur propre champ de compétences, leur propre champ de responsabilité et, c'est un avis personnel, leur propre responsabilité fiscale. À ce moment-là seulement, les acteurs seront pleinement responsables et il deviendra possible de s'organiser entre l'État et les collectivités territoriales sans que l'on se retrouve tous autour de la table sans savoir exactement qui est véritablement responsable.

M. Jean-Ludovic Silicani. - Vous avez noté que dans le rapport Picq de 1994, dont j'étais le rapporteur général, un chapitre entier était consacré aux agences. Au sein du groupe de travail, les débats ont été vifs entre ceux qui avaient une vision plutôt classique d'une déconcentration territoriale appuyée sur le réseau préfectoral et les autres, qui prônaient le développement des agences. Un accord a finalement été trouvé pour que l'on traite de la question des agences, tout en précisant qu'il existait deux voies pour déconcentrer l'action publique, l'une par le réseau préfectoral et l'autre par les agences. Le rapport ne préconisait toutefois pas que l'on généralise ces dernières ni que l'on retienne le système américain, dans lequel les gouverneurs assurent aussi l'exercice déconcentré de l'action de l'État central.

La question du statut des personnels est très importante. La spécialisation, qui fonctionne plus ou moins bien, entre d'un côté l'État central, Parlement compris, qui conçoit et fixe les règles, et d'un autre côté l'État local au sens large, qui les met en oeuvre, devrait perdurer, quelle que soit la pertinence de vos préconisations. Je rappelle que le Conseil constitutionnel estime que les établissements publics sont des « morceaux de l'État ». Il faut donc dresser une définition suffisamment large de ce que sont l'État central et l'État local.

Entre les deux, les ressources humaines peuvent recréer de la cohérence. Aussi est-il très important, dans cette perspective, de favoriser la mobilité des personnels entre les agences et les services centraux. Il n'est pas souhaitable de rester stratège ou opérateur toute sa vie. Dans un livre blanc que j'avais rédigé en 2008 sur l'avenir de la fonction publique, j'avais proposé des mesures visant à harmoniser les statuts des personnels de l'État et des autres organismes publics, de façon à faciliter cette mobilité.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - J'en viens au contrôle de ces établissements. Identifiez-vous un manque de transparence sur l'activité et les comptes de ces organismes ? Monsieur Soriano, dans votre rapport pour Terra Nova, vous citez de nombreux organismes : Bpifrance, Pôle emploi, Business France ou encore la Banque des territoires. Or un seul d'entre eux, Business France, fait l'objet d'informations dans le jaune budgétaire. Madame Malgorn, jugez-vous pertinent d'avoir nommé le préfet délégué territorial d'un certain nombre d'agences, comme l'ANCT, l'Agence de la transition écologique (Ademe) ou encore l'OFB ? Par ailleurs, vous avez tous trois souligné la dilution des responsabilités chez les décideurs publics. Nous avons eu, me semble-t-il, nos réponses sur ce point.

M. Sébastien Soriano. - En tant qu'opérateurs, nous sommes soumis à un contrôle, notamment budgétaire, extrêmement poussé, c'est bien normal. Lorsque l'on est à la tête d'un établissement public administratif, on ne se considère pas en roue libre, loin de là. Je vous rejoins sur le périmètre des acteurs, auxquels j'ajouterais les groupements d'intérêt public (GIP), qui participent également au foisonnement administratif que j'ai évoqué. Il serait utile de disposer d'une vision plus intégrée. Saluons tout de même ce jaune budgétaire « Opérateurs de l'État » : il constitue un grand progrès, même s'il pourrait être complété.

Madame le rapporteur, vous m'avez demandé s'il fallait réformer l'État stratège. Je vous réponds clairement : oui, s'il vous plaît ! C'est devenu une nécessité absolue. Il est normal d'avoir pensé d'une certaine manière il y a trente ans, mais nous devons aujourd'hui changer de perspective. J'ai déjà mentionné les appels à projets ; les stratégies nationales, à l'instar de celle qu'a adoptée récemment le SGPE, permettent aux administrations centrales de jouer leur rôle d'orchestrateur ; en outre, des mandats peuvent être attribués aux opérateurs.

Pour ma part, j'ai été missionné par la ministre Agnès Pannier-Runacher avec le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) pour construire un portail cartographique des énergies renouvelables. J'ai également été missionné par la direction interministérielle de la transformation publique, avec d'autres administrations, pour visualiser sur une même carte la présence de tous les guichets publics du territoire. Ces mandats sont nécessaires pour permettre un travail collectif.

J'abonde par ailleurs dans le sens des recommandations de Boris Ravignon sur les chefs de filat dans les territoires. Enfin, je voudrais souligner les effets pervers de la Lolf, mentionnés par le Conseil d'État dans son rapport sur le dernier kilomètre, et notamment la notion de fongibilité asymétrique combinée au plafond d'emplois, qui fait que nous sommes incités à externaliser vers le privé, quel que soit le coût des actions considérées.

Autant vous avez raison d'insister sur la transparence, autant les opérateurs devraient être pilotés de manière plus souple, notamment en matière d'emplois. Aujourd'hui, nous sommes incités à externaliser nos missions ou à recruter des contractuels au statut potentiellement plus précaire, avec un risque de dissipation des compétences.

Mme Bernadette Malgorn. - La nomination du préfet dans les agences précitées a été un palliatif utile. Elle ne résout pas les problèmes, mais au moins, le préfet a-t-il plus de chances d'être informé, de coordonner les acteurs et d'éviter les contradictions. Par ailleurs, si nous appliquions des principes plus rigoureux en matière de cofinancement, nous éviterions nombre d'incohérences. Ne pourrait-on pas limiter à deux acteurs le cofinancement de toute opération mobilisant des crédits d'État ? Imposer que le porteur du projet finance au moins 50 % de ce dernier ? Ou encore, estimer le coût en fonctionnement d'un investissement ? Certains domaines requièrent la mise en oeuvre d'une transversalité au plus près.

On a beau disposer des organismes techniques les plus compétents, si chacun se montre perfectionniste dans son expertise et si des contradictions apparaissent au moment de la mise en oeuvre au niveau de l'entreprise, de la vie des citoyens ou des collectivités locales, alors nous n'aurons rien gagné et nous aurons gaspillé de l'argent public. Ce n'est pas tant le coût de fonctionnement des organismes qu'il faut regarder, mais l'impact des contradictions, incohérences et complications.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - J'ai le sentiment que, de votre point de vue, le démembrement de l'État ne s'est pas traduit par une simplification du quotidien des élus locaux non plus que de celui des citoyens. Peut-on revenir en arrière et simplifier les choses ? La création des agences a-t-elle amplifié le phénomène d'inflation et de complexité normative ? Enfin, que pensez-vous des guichets uniques ?

Monsieur Soriano, vous avez évoqué la French Tech, qui est en fait un conglomérat d'acteurs publics. Cette piste est-elle à creuser ? Je pense notamment aux maisons France Services.

M. Jean-Ludovic Silicani. - Vous venez d'indiquer une piste intéressante. Lorsque j'étais commissaire à la réforme de l'État, nous avions introduit dans la loi, en 2000, le cadre général des maisons des services publics. Cette initiative est restée lettre morte pendant une quinzaine d'années, avant d'être réactivée voilà cinq ou six ans de façon remarquable. Environ 3 000 maisons France Services permettent aujourd'hui aux citoyens d'accéder à la quasi-totalité des services publics, qu'il s'agisse des services de l'État, des collectivités locales ou des agences publiques au sens large. Tout ce qui est fait dans ce sens doit se poursuivre.

La complexité à laquelle font face les entreprises est un autre sujet : elle touche la création de la structure ou le développement de l'activité et pose également la question des marchés publics. À lui seul, ce thème justifierait la constitution d'une commission d'enquête spécifique. Selon moi, la loi devrait se limiter, en dehors de la fiscalité et des libertés publiques, à fixer des objectifs à atteindre sans entrer dans les détails et en laissant aux entreprises ou aux citoyens le libre choix des moyens. En matière de construction par exemple, et depuis une ordonnance de 2020, les constructeurs ont désormais le choix entre respecter les 1 000 pages du code de la construction et respecter une cinquantaine de principes qui sont indiqués au début dudit code.

À l'heure où nous parlons, 70 % du code civil n'a pas évolué depuis sa version de 1804. On a donc réussi voilà plus de deux siècles à écrire le code civil d'une façon suffisamment générale pour régler des problèmes qui n'existaient pas à l'époque, comme celui de l'intelligence artificielle. La complexité du droit ne disparaîtra pas, mais elle peut être partiellement compensée par une volonté absolue du législateur et des auteurs des textes réglementaires de s'en tenir à des normes édictées en des termes suffisamment généraux.

M. Sébastien Soriano. - Je suis bien sûr favorable aux guichets uniques. Pour élargir le propos, l'enjeu est de faire travailler ensemble les administrations. J'ai coutume de dire que la simplification administrative, c'est la « désilotation ». S'il existe pour les entreprises des seuils différents à neuf, dix ou onze salariés pour créer des instances sociales ou payer des taxes, c'est simplement parce que des administrations différentes ont travaillé chacune dans leur coin avec des définitions du salarié qui ne sont pas compatibles entre elles.

Nous sommes confrontés à un enjeu de communs à l'intérieur du monde public. À l'IGN, nous avons expérimenté différents processus en ce sens, dont la Fabrique des géocommuns, sur laquelle je pourrai vous apporter des précisions si vous le souhaitez.

Les guichets uniques représentent une forme d'action collective, mais il en existe d'autres. Je mentionnais tout à l'heure le chef de filat ; l'enjeu principal est que l'administration centrale désigne un opérateur ou se désigne elle-même comme coordinateur d'une action pour l'animer.

Vous me demandez si les agences ont ajouté de la complexité dans le paysage. Un des facteurs qui y contribue est selon moi la recherche de ressources propres à laquelle on incite les agences. Celles-ci adoptent alors des démarches qui, sans être commerciales, les conduisent à promouvoir leurs solutions et, parfois, à empiéter sur les platebandes de leurs voisins.

Enfin, au moment où les administrations doivent coopérer, un enjeu très important me semble être celui de la formation des hauts fonctionnaires et de la conduite de leur carrière. La délégation interministérielle à l'encadrement supérieur de l'État (Diese) travaille, à la suite de la réforme de l'École nationale d'administration (ENA), à ce que la formation nous apprenne davantage à travailler ensemble.

Le Président de la République Emmanuel Macron a réuni l'ensemble des cadres dirigeants de l'État en leur demandant d'inverser la pyramide. Pendant longtemps, les hauts fonctionnaires ont été formés à contrôler hiérarchiquement. Il convient de mener un véritable travail de fond pour inverser la pyramide et, peut-être, diversifier le profil des hauts fonctionnaires pour y inclure notamment plus de femmes.

Mme Bernadette Malgorn. - N'ayons pas trop d'illusions par rapport au guichet unique. Il en faudrait 67 millions, dans la mesure où chacun se fait son guichet unique idéal, en fonction de ses besoins.

Les maisons France Services sont le signe que l'on redécouvre le besoin d'une administration de proximité, après avoir considéré que le réseau préfectoral et sous-préfectoral relevait plus ou moins du passé. Ces maisons sont parfois dans les sous-préfectures, parfois à côté. Il faudrait maintenant faire en sorte que la présence de l'État sur le territoire soit cohérente et conçue de façon unifiée. Lorsque j'étais secrétaire générale du ministère de l'intérieur, on m'a demandé à plusieurs reprises de proposer une réorganisation du réseau des sous-préfectures. J'avais des idées, mais elles n'ont pas abouti...

J'en viens à la complexité administrative. L'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), par exemple, a été créée dans un souci de simplification. L'objectif était de parvenir, comme dans certains pays, à une carte unique sur laquelle viendraient se greffer d'autres services, en plus de l'identité. Nous étions en 2007 et c'était sans doute prématuré, mais nous y arrivons.

Le droit dans toute sa beauté des débuts du XIXe siècle est admirable. Toutefois, lorsque la loi est relativement restreinte dans sa formulation, c'est la jurisprudence qui se développe. Or autant l'application administrative de la loi est gratuite, autant le contentieux est payant ; aujourd'hui, le droit s'achète. Au regard de l'égalité des citoyens devant la loi, je suis quelque peu réticente quant à l'extension du juridictionnel à des domaines qui pourraient rester administratifs. Le citoyen doit pouvoir obtenir des décisions administratives sans avoir nécessairement recours à un avocat.

La complexité se trouve aussi dans l'instabilité : les règles changent sans arrêt. Comme élue locale, je siège dans des conseils d'administration de lycées et de collèges ; pendant la pandémie, une nouvelle instruction arrivait pratiquement tous les jours ! C'était exceptionnel bien sûr, mais cela se produit aussi en temps ordinaire. Tout le monde en est responsable : le Gouvernement, qui est à l'initiative, comme le Parlement et les administrations.

Nous pourrions imaginer des règles inspirées des programmes à durée limitée qui, de plus, éviteraient de mener des politiques qui ne sont plus d'actualité. L'État pourrait ainsi s'engager à traiter les priorités du moment dans un délai de cinq ans par exemple, puis mettre un terme à la politique concernée à l'issue de cette période. Dans les faits, on a tendance, dans ces cas-là, à décentraliser : l'État délègue aux collectivités une politique qu'elles n'avaient pas forcément envie d'assumer. Il leur accorde une dotation à cette fin, qui est en fait une dette permanente de l'État. Il y aurait pourtant des façons différentes, mieux adaptées au terrain, de traiter ces questions, tout en gagnant en productivité.

M. Michaël Weber. - Monsieur Silicani, dans un article récent sur le rôle des agences, vous recommandez de réduire les dépenses de fonctionnement et de fusionner les opérateurs exerçant des tâches proches ou complémentaires. De nombreux exemples nous viennent en tête. Sans provocation aucune et sans préjuger de rien, mes chers collègues, on pourrait imaginer, par exemple, que l'OFB et l'ONF pourraient être concernés.

N'y a-t-il pas cependant un risque d'entropie, dès lors qu'un opérateur brasserait trop large ? On peut craindre en effet que plus les missions sont générales, moins spécialisées, plus on disperse les forces et moins l'agence est opérationnelle et agile sur le terrain. En conséquence, l'efficacité de l'action publique serait moindre et nous devrions faire face à de faux frais liés à l'incapacité de la nouvelle agence à mener à bien l'ensemble de ses missions, soit tout le contraire de l'objectif initial. Quel est votre sentiment sur ce sujet ?

Il est vrai - je l'ai vécu en Moselle - que les maires sont très souvent sollicités par les préfectures pour désigner des représentants dans différentes commissions et organismes. Pour une même thématique, les préfets constituent des commissions qui, sur la durée du mandat, ne se réuniront peut-être qu'une seule fois. La question est donc aussi celle de l'efficacité. Comment s'assurer que les organismes qui sont amenés à émettre un avis soient respectés et consultés ?

L'exemple de Notre-Dame est très intéressant. En termes d'agilité, la création d'un organisme ad hoc pour répondre à une situation d'urgence est plutôt bienvenue. La question se pose néanmoins de son devenir, une fois l'objectif atteint. Nous avons tous vécu cela : une fois la mission initiale achevée, tout le monde se demande quelles sont les raisons qui justifieraient le maintien de l'organisme en question. De fait, ce dernier a tendance à s'autoalimenter de manière à justifier sa pérennité. Quelle serait dans ces cas-là la bonne démarche ?

Par ailleurs, en quoi la création des grandes régions a-t-elle changé la donne ?

Enfin, quid de l'intelligence artificielle dans tout cela ? N'a-t-elle pas un rôle à jouer dans l'organisation de l'État et dans l'amélioration de son efficacité ?

M. Pierre Barros, président. - À ce sujet, je ne saurais trop conseiller la lecture des travaux de la délégation sénatoriale à la prospective !

Mme Pauline Martin. - On évoque souvent le modèle suédois, qui consiste à vider les ministères au profit des agences. À votre avis, quel modèle faut-il privilégier ?

Monsieur Silicani, vous suggérez de favoriser la mobilité des personnels, mais les grilles de salaires des agences et de la fonction publique ne sont toujours pas équivalentes, la flexibilité des agences permettant des salaires plus élevés.

Monsieur Soriano, vous appelez à renoncer aux actes réflexes. Au Sénat, nous devrions balayer devant notre porte : nous avons aussi tendance à légiférer, parfois, sous le coup de l'émotion.

M. Jean-Ludovic Silicani. - Dans l'article cité, je suggérais de regarder les choses de façon très pragmatique, sans idéologie particulière. Nous avons bien créé une seule agence de sécurité sanitaire, compétente à la fois en matière d'alimentation, de travail et d'environnement à partir d'agences dont les compétences étaient proches ou complémentaires. Il faut faire les choses au cas par cas.

Si l'on regarde les ordres de grandeur, on comptait il y a une dizaine d'années une centaine d'agences au sens strict. Le nombre de ministères est assez stable, autour de quinze, et chacun d'entre eux exerce sa compétence dans trois grands domaines d'activité en moyenne. Nous arrivons à une cinquantaine de thématiques de l'action publique pour cent agences. Nous pourrions imaginer qu'il existe, pour chacune de ces thématiques, une agence exécutive. Le rapprochement des administrations et des personnels qui exercent des missions similaires peut mener à des gains de productivité.

Madame la sénatrice, les différences de rémunération, ou plutôt de statut, existent toujours, mais elles devraient se réduire avec l'application de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, qui prévoit des assouplissements importants. Selon un ancien responsable de la fonction publique de rang élevé, 50 % des emplois de l'État pourraient être occupés, si nous le souhaitions, par des contractuels. L'obstacle selon lequel les contractuels seraient plus nombreux dans les agences et établissements publics que les titulaires, et inversement moins nombreux dans les services de l'État, réside davantage dans les esprits que dans les textes. Il pourrait en être autrement sans changer une virgule dans un seul texte et on peut dès aujourd'hui, beaucoup plus facilement que par le passé, mettre en oeuvre une mobilité utile entre personnels.

Le principe général de la fonction publique qu'est la distinction du grade et de l'emploi permet en effet que l'on perçoive une rémunération supérieure à celle que l'on touchait antérieurement, même à grade égal, dès lors que l'on exerce une fonction plus importante.

M. Sébastien Soriano. - Je veux rebondir sur l'exemple de l'opérateur qui a été créé pour Notre-Dame : c'est l'exemple à éviter pour l'avenir, malgré toute la qualité du travail, remarquable, qui a été fait. Nous ne devrions pas avoir besoin de créer un opérateur dédié, même pour une durée limitée, pour résoudre un problème de ce genre, d'autant qu'il y existait, au sein du ministère de la culture, un opérateur dont c'était la mission principale.

Comment aurait-il fallu s'y prendre, et y a-t-il, dans le système actuel, des rigidités qui expliquent que l'on ait échoué ? Votre commission ferait oeuvre extrêmement utile à la réforme de l'État en se posant cette question et en formulant des recommandations en la matière.

On aurait pu imaginer qu'une personnalité qualifiée soit désignée par le Président de la République et que le mandat très clair de se mettre au service de cette personne et de mobiliser les moyens de manière prioritaire pour réussir le chantier soit confié à la fois à la direction générale de l'opérateur en place et à la direction générale des patrimoines et de l'architecture (DGPA). Peut-être était-il possible d'agir dans la logique de mandat et de chef de filat que j'ai mentionnée.

Mme Bernadette Malgorn. - Monsieur le sénateur Weber, il existe effectivement beaucoup de commissions consultatives. Toutes ne sont pas inutiles, certes, et certaines d'entre elles pourraient être remplacées par de simples consultations.

Pour autant, il faut aussi que les gens prennent leurs responsabilités ! Or, face à un certain consensus, il est très difficile pour un membre dont on sollicite l'avis de poser la question naïve qui le fera passer pour quelqu'un qui n'y connaît rien. Par ailleurs se pose un problème de prise de responsabilité : dans de nombreuses situations à risques, j'ai été amenée à demander à différents chefs de service ou d'organismes une confirmation de leur avis par écrit. Je les attends toujours... L'écrit a toujours de l'importance dans les commissions. Cela dit, certains sujets méritent que l'on rencontre les personnes.

J'ai par exemple à l'esprit ce qui se passe dans les conseils départementaux de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst), issus des anciens conseils d'hygiène, qui réunissent à la fois des représentants du monde agricole et des représentants des associations environnementales. On peut, dans ces commissions, sinon créer du consensus, du moins éviter des confrontations trop virulentes pour aboutir à des solutions fabriquées en commun.

Il n'est plus possible, à mon sens, en termes d'organisation administrative, de dissocier entre l'organisation de l'État et celle des collectivités depuis que l'article 72 de Constitution prévoit que les préfets sont les délégués du Gouvernement dans les collectivités territoriales de la République.

Effectivement, le schéma de l'organisation issue de la Réate a un sens, le département ayant moins de technicité et étant davantage tourné vers le terrain et les citoyens. Ce schéma est toutefois mis à mal par les grandes régions, dont la mise en place a souvent éloigné l'expertise. En outre, comme cette évolution ne s'est pas traduite par un regroupement des administrations, elle a emporté des frais de coordination considérables. Certains acteurs semblent maintenant considérer que ce sujet pourrait être remis sur la table. Il ne faudrait sans doute pas nous priver de le faire.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Pensez-vous que l'organisation de l'État soit adaptée aux nouveaux enjeux et aux nouveaux défis qui n'existaient pas voilà vingt ou trente ans, comme le numérique, l'intelligence artificielle, l'adaptation au changement climatique ?

La réponse pertinente doit-elle passer par plus d'agences, par une recentralisation au niveau d'un État stratège ou par une solution qui serait à mi-chemin entre les deux ?

M. Pierre Barros, président. - L'informatisation généralisée des services a constitué une aubaine pour réduire les effectifs dans l'ensemble des structures concernées. La RGPP a fait beaucoup de place dans les préfectures au motif que l'informatisation et la restructuration permettraient d'être tout aussi efficace, voire plus, avec moins de personnel.

Il est vrai que l'intelligence artificielle peut être intéressante dans la recherche d'une amélioration des organisations et d'un déploiement des services publics cohérent par rapport aux besoins des citoyens. En revanche, si son utilisation conduit à resserrer les effectifs au point qu'il n'y ait plus personne de compétent, il y a de quoi être inquiet.

M. Jean-Ludovic Silicani. - Il me semble que deux agences coexistent actuellement sur ce sujet. La première est dépourvue de personnalité morale, il s'agit d'un service à compétence nationale sur le numérique - donc sur certaines problématiques que vous évoquiez. La seconde est une véritable agence qui a longtemps relevé du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale et qui traite de tous les risques numériques : opérations frauduleuses, pillages, etc.

L'une et l'autre ont bonne réputation et fonctionnent bien.

Mme Bernadette Malgorn. - Notre État est-il organisé pour faire face aux enjeux contemporains, climatiques, numériques, géostratégiques, aux nouvelles menaces, différentes de celles que nous connaissions quand nous engrangions les dividendes de la paix ? La réponse est non.

L'État doit retrouver des marges de manoeuvre ; on ne pourra rien faire pour répondre aux enjeux climatiques ou défendre notre sécurité nationale sans marges de manoeuvre budgétaires. Les besoins sont énormes, ce qui implique d'élaguer tout ce qui n'est pas essentiel.

À cet égard, un mode d'organisation ordinaire, avec des administrations centrales et des administrations déconcentrées en lien très étroit et avec un système de responsabilité très clair, me paraît être le plus approprié.

Bien évidemment, nous avons besoin d'expertise et de l'apport d'organismes rassemblant des compétences. Toutefois, gardons-nous d'un trop grand mélange des genres entre l'expertise scientifique elle-même, les lieux où celle-ci se confronte aux besoins opérationnels et enfin les arbitrages proprement dits. Nous aurions pu en tirer des leçons lors de la pandémie.

Ces éléments doivent être présents dans l'organisation de l'État du futur, mais avant tout, il est essentiel de nous doter de marges de manoeuvre pour répondre aux défis climatiques et sécuritaires.

M. Sébastien Soriano. - Il y a trois grandes règles du jeu en matière d'organisation administrative.

Premièrement, il faut travailler ensemble.

Deuxièmement, il faut de la frugalité administrative, c'est-à-dire créer le moins possible de structures et de normes, essayer de raisonner le plus possible à textes constants, à normes constantes, à institutions constantes.

Troisièmement, il faut investir dans l'humain. On entend toujours qu'il y a trop de fonctionnaires, mais les agents publics ne représentent, en réalité, qu'un peu moins de 20 % de la dépense publique.

Une grande partie de cette dépense publique est en outre redistribuée aux entreprises ou aux Français.

L'IGN est un acteur de l'intelligence artificielle. Nous avons un pool de trente data scientists qui travaille sur le sujet. Effectivement, le fait que des administrations régaliennes se dotent de solutions d'intelligence artificielle en s'appuyant sur des sociétés de services en ingénierie informatique (SS2I) privées, alors que nous-mêmes développons ces compétences, pose question.

Il nous faut véritablement travailler ensemble et avoir le réflexe de nous appuyer sur les compétences des uns et les autres pour faire face à ce type de défis.

Cela vaut pour le numérique. Je pense, par exemple, à ALLiaNCE, une très belle initiative de la direction interministérielle du numérique (Dinum) qui vise à rassembler les bonnes pratiques de tous les acteurs travaillant sur l'intelligence artificielle. On retrouve cette idée de chef de filat, d'animation, de mettre tout le monde autour de la table pour discuter.

Cela vaut bien évidemment également dans le cadre de la transition écologique. Le travail qui a été fait par le SGPE pour nous fixer une trajectoire commune a été, de ce point de vue, absolument remarquable. Une animation de terrain est maintenant nécessaire. Ces dernières années, par exemple, des tentatives importantes ont été menées pour simplifier l'offre d'expertise de l'État à destination des collectivités. Nous devons poursuivre en ce sens.

M. Pierre Barros, président. - Monsieur Soriano, vous avez eu le mot de la fin : je retiens, en conclusion de cette réunion, qu'il faut investir dans l'humain.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 40.