- Mardi
10 décembre 2024
- Audition de MM. Christophe Poinssot, directeur général délégué et directeur scientifique, et Alain Dupuy, directeur du programme « Eaux souterraines et changement global », du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM)
- Audition de M. Sylvain Barone, membre de l'unité mixte de recherches Gestion de l'eau, acteurs, usages de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae)
- Mercredi
11 décembre 2024
- Politiques publiques en matière de contrôle des traitements des eaux minérales naturelles et de source - Communication
- Audition de M. Nicolas Marty, professeur des universités en histoire contemporaine à l'Université de Perpignan, auteur en 2013 du livre L'Invention de l'eau embouteillée
- Audition de M. Guillaume Pfund, docteur en géographie économique, chercheur à l'université Lumière Lyon II (en téléconférence)
Mardi 10 décembre 2024
- Présidence de M. Laurent Burgoa, président -
La réunion est ouverte à 17 h 05.
Audition de MM. Christophe Poinssot, directeur général délégué et directeur scientifique, et Alain Dupuy, directeur du programme « Eaux souterraines et changement global », du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM)
M. Laurent Burgoa, président. - Mes chers collègues, nous entamons les travaux de notre commission d'enquête par une série d'auditions introductives destinées à clarifier les enjeux géologiques et physiques relatifs aux eaux souterraines. Nous avons souhaité commencer par l'audition de M. Christophe Poinssot, directeur général délégué et directeur scientifique du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), et de M. Alain Dupuy, directeur du programme « Eaux souterraines et changement global » du BRGM.
Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Poinssot et M. Alain Dupuy prêtent serment.
M. Laurent Burgoa, président. - Le Sénat a constitué, le 20 novembre dernier, une commission d'enquête sur les pratiques des industriels de l'eau en bouteille et les responsabilités des pouvoirs publics dans les défaillances du contrôle de leurs activités et la gestion des risques économiques, patrimoniaux, fiscaux, écologiques et sanitaires associés.
Au début de l'année 2024, la presse s'est fait l'écho de pratiques illégales de certaines entreprises du secteur des eaux embouteillées, en particulier le recours à des traitements interdits sur des eaux minérales naturelles et de source. Progressivement, l'opinion publique a appris que ces pratiques et d'autres, comme des forages illégaux, existaient depuis plusieurs années et que l'État avait connaissance de certaines d'entre elles depuis au moins 2020.
Notre commission d'enquête vise à faire la lumière sur ce dossier, sous réserve des éventuelles procédures judiciaires en cours. Son objet est ainsi de s'assurer que la santé et la correcte information des consommateurs d'eaux minérales et eaux de source soient bien garanties et que les errements passés ont cessé ; d'établir les responsabilités industrielles, administratives et politiques dans la poursuite de certaines pratiques interdites et de contribuer, le cas échéant, à restaurer la confiance dans un secteur industriel au poids économique crucial.
L'objet de nos premières auditions est essentiel parce qu'il nous faut apprécier la situation actuelle des eaux souterraines dans notre pays et en comprendre les enjeux.
Service géologique national, le BRGM est l'établissement public de référence dans les applications des sciences de la Terre pour gérer les ressources et les risques du sol et du sous-sol dans une perspective de développement durable.
Parmi les six grands enjeux identifiés par le BRGM figure la gestion des eaux souterraines. Il était donc indispensable de vous entendre dès le début de nos travaux.
Comment se constituent et se reconstituent les nappes d'eaux souterraines ? Quel est l'état global des eaux souterraines en France en 2024 aux niveaux quantitatif et qualitatif ? Quelles grandes tendances se dégagent depuis plusieurs décennies ? Comment le BRGM assure-t-il le suivi du niveau des nappes phréatiques ? Quelle connaissance le BRGM a-t-il des prélèvements des industriels des eaux embouteillées ? Plus globalement, quel rôle joue-t-il dans la surveillance de ces nappes ? À quoi faut-il s'attendre dans l'avenir, à la suite des changements climatiques, s'agissant des prélèvements en eaux ? Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger.
Nous vous proposons de dérouler cette audition, qui est diffusée en direct sur le site internet du Sénat, en plusieurs temps. Vous présenterez successivement votre travail et vos réflexions, en dix minutes maximum. Cette intervention liminaire sera suivie d'une série de questions-réponses, en particulier avec notre rapporteur, puis avec les autres membres de la commission.
M. Christophe Poinssot, directeur général délégué et directeur scientifique du Bureau de recherches géologiques et minières. - C'est pour nous un honneur d'inaugurer vos auditions sur le sujet important de l'eau, qui est, vous l'avez compris, l'un des enjeux de notre établissement, en tant que service géologique national.
Nous avons souhaité vous communiquer, au travers de quelques documents dont vous aurez la copie, des grands éléments de compréhension de ce que sont les ressources en eaux souterraines en France, du rôle qu'elles jouent dans notre approvisionnement, ainsi que des effets à la fois des activités humaines et du changement climatique.
Le BRGM est un établissement public qui a soixante-cinq ans, avec environ un millier de salariés. Nous avons deux activités d'un poids à peu près équivalent : d'une part, une activité de recherche, pour mieux comprendre le sous-sol, toutes ses ressources et tous ses risques ; d'autre part, une activité d'appui aux politiques publiques, à l'échelle tant nationale, auprès des administrations centrales et des ministères, que territoriale, auprès des collectivités et des services déconcentrés qui nous sollicitent.
Nous sommes localisés à Orléans, où travaillent nos équipes de recherche. Mais nous avons aussi des directions régionales dans tous les territoires français, y compris outre-mer, ce qui nous permet d'être au contact de l'ensemble des acteurs, au plus proche du terrain.
Aujourd'hui, nous sommes mobilisés et sollicités par les pouvoirs publics sur plusieurs grandes missions : la maîtrise des risques du sol et du sous-sol, qui représente un tiers de l'activité de l'établissement ; le suivi pour le compte de l'État de la ressource en eaux souterraines, soit un quart de notre activité ; les ressources minérales, indispensables pour les transitions actuelles, soit environ 10 % de notre activité ; l'utilisation du sous-sol pour la transition énergétique, soit également 10 % environ ; enfin, les travaux de connaissance du sous-sol, que nous menons en tant que service géologique national.
Je souhaite insister sur l'importance des eaux souterraines. Il faut en avoir conscience, seulement 3 % des eaux sur terre sont des eaux douces, propres à la consommation. Et l'essentiel des eaux douces se trouve dans l'eau glacée, en particulier dans les glaciers et les calottes polaires. Mais un tiers des eaux douces proviennent des eaux souterraines, quand les eaux disponibles à la surface n'en fournissent que 0,4 %. Il y a ainsi cent fois plus d'eau dans notre sous-sol que dans nos lacs, nos rivières et nos cours d'eau.
Cette ressource du sous-sol est extrêmement importante. Elle est liée aux précipitations qui s'infiltrent dans le sous-sol et qui remplissent les nappes souterraines. Si le flux annuel est assez faible, les eaux en sous-sol représentent un stock énorme. À l'échelle mondiale, le temps de résidence est, en moyenne, de 1 400 ans : c'est le temps moyen que met une goutte d'eau pour entrer et ressortir. Pour les eaux de surface, le stock est plus important, mais le temps de résidence est moindre.
Il faut s'imaginer que le sous-sol est une éponge, avec des pores plus ou moins gros. Plus leur taille est importante, plus l'eau va pouvoir circuler par ce que l'on appelle des aquifères. Plus ceux-ci sont petits et renfermés, moins l'eau peut bouger. Il y a des niveaux dans lesquels on ne peut pas exploiter l'eau : ce sont les aquitards.
Le sous-sol n'est pas composé de couches horizontales. Il y a toute une structure. Il arrive que les aquifères soient à la surface du sol : à ce moment-là, l'eau peut s'infiltrer et s'écouler en pente. C'est un mouvement naturel. Dans le sous-sol, l'eau n'est pas immobile ; elle bouge.
Sur notre territoire national, il y a différents types de nappes souterraines.
Il y a d'abord des nappes qui se situent relativement en surface et qui correspondent à des roches très grossières, avec des trous de grande taille. Ce sont des nappes d'eau qui réagissent assez vite : s'il pleut, l'eau rentre très vite ; s'il fait sec, elle s'évapore très vite. On parle de nappes réactives.
À l'inverse, lorsque les nappes d'eau sont de plus grande taille, plus profondes, dans une roche dont les trous sont plus petits, l'eau bouge très doucement, même si cela représente une masse très importante. On parle alors de nappes inertielles : les mouvements prennent plus de temps et sont plus amortis.
Enfin, il y a des zones dans lesquelles les nappes sont de beaucoup plus petite taille et ne sont pas forcément connectées entre elles. Cela correspond aux zones volcaniques ou aux zones granitiques, que l'on voit en particulier dans les massifs anciens français.
Il y a donc des nappes de dynamiques variées. Certaines réagissent très vite à la sécheresse ou aux pluies importantes. D'autres sont beaucoup plus inertielles et mettent plusieurs années à réagir en cas de changement d'importance.
Dans ce contexte, la question de l'eau est une question de territoire : les besoins comme les ressources en eau varient selon les territoires. Dans certaines régions, on trouve majoritairement de l'eau souterraine ; dans d'autres, c'est l'eau de surface qui est majoritaire.
En France, les deux tiers de l'eau potable en France proviennent aujourd'hui de l'eau souterraine. Le taux est de 40 % pour l'eau industrielle, ainsi que pour l'eau agricole. Il est donc très important de maîtriser et de préserver la ressource en eau souterraine, afin de pouvoir répondre à nos besoins en termes de consommation. Je le précise, les chiffres que je viens de communiquer concernent le territoire hexagonal.
Dans les outre-mer, il y a des situations beaucoup plus spécifiques, qui varient selon le climat ou la position géographique, par exemple par rapport au vent. Les tensions en eau peuvent être importantes. L'exemple de Mayotte en est tout à fait typique ; nous avons été très mobilisés dans la gestion de la crise, qui n'est pas encore terminée, et nous continuons d'agir.
Vous l'aurez compris, la ressource en eau souterraine est une part importante de notre besoin. Il faut donc que nous puissions la surveiller et la contrôler. C'est l'une des missions que nous exerçons pour le compte des pouvoirs publics. Nous avons un réseau de piézomètres, c'est-à-dire de puits contenant des instruments permettant de mesurer le niveau de l'eau. Nous avons aujourd'hui plus de 2 300 points. Cela nous permet de suivre en permanence le niveau de l'eau - la remontée d'informations est, pour une large part, automatisée - et de savoir à tout moment quel est le niveau des masses d'eau. Ces éléments, qui sont rendus publics, notamment sur le site d'accès aux données sur les eaux souterraines (Ades), nous permettent de construire la carte de suivi du niveau des nappes.
L'année 2024 se caractérise par des niveaux d'eau extrêmement élevés : contrairement à la tendance d'il y a quelques années, les nappes sont aujourd'hui très fortement remplies. En deux ans, nous sommes passés d'une situation de crise - songeons à la sécheresse de 2022, qui s'est prolongée pendant l'hiver - à une situation de quasi-surplus d'eau. En 2022-2023, la majeure partie des nappes d'eau était vraiment en déficit. Cela a duré jusqu'au début de l'automne 2023. La situation de sécheresse était critique. Depuis, les nappes d'eau sont fortement remplies. La seule exception est le grand Sud, autour des Pyrénées-Orientales.
Il est important de suivre ces nappes d'eau en quantité, mais également en qualité. Nous sommes en train d'instrumenter le réseau piézométrique à cette fin. Mais c'est encore en devenir. Certaines masses d'eau sont polluées par des produits chimiques liés aux activités humaines, au sens très large. Cela ne signifie pas qu'elles soient nécessairement impropres à la consommation.
En France, nous avons 186 eaux conditionnées. Il s'agit d'eaux minérales, d'eaux de source. Quatre de ces eaux conditionnées - c'est donc très minoritaire - sont des eaux rendues potables par traitement. Elles sont réparties sur les différentes régions. Le volume d'eau produit est important, mais il reste très limité par rapport à l'ensemble de la consommation d'eau. Aujourd'hui, la production d'eau conditionnée représente 0,4 % de la consommation d'eau totale en France. C'est donc relativement faible, mais ce n'est tout de même pas négligeable dans certains territoires, la répartition n'étant pas homogène à l'échelle nationale. L'eau minérale et l'eau de source représentent environ chacune 0,2 % de la consommation totale destinée à la consommation humaine.
Les prélèvements sont autorisés par les pouvoirs publics ; il s'agit souvent d'autorisations en termes de volume total annuel, ainsi que de débits maximaux horaires et journaliers, avec un suivi par les services de l'État. Les données sont mises à disposition annuellement par les agences de l'eau ; chacun peut y accéder.
Le changement climatique augmente les températures et conduit à une modification du régime des pluies. En effet, qui dit températures plus importantes dit augmentation de l'évaporation et de l'évapotranspiration. Le cycle de l'eau est donc modifié. Savoir quelles seront les répercussions sur les ressources en eau, en particulier en eau souterraine, est un enjeu extrêmement important.
Depuis quelques mois, nous disposons des résultats d'un exercice réalisé par beaucoup d'établissements de recherche français, de Météo France au BRGM, en passant par l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Ce travail a permis de faire une modélisation beaucoup plus fine des effets du changement climatique sur la ressource en eau. L'exercice a porté sur la recharge en eau cumulée à l'horizon 2071-2100, selon différents scénarios climatiques provenant du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec).
Sans entrer dans les détails, la France serait, en quelque sorte, coupée en deux, avec une partie septentrionale dans laquelle il y aurait plus d'eau en moyenne annuelle, et une partie méridionale dans laquelle il y aurait moins d'eau, avec une forte baisse sur l'extrême sud-est ou l'extrême sud-ouest. Je le précise, je parle bien de quantité annuelle : même dans la partie septentrionale, il y aura des périodes, sans doute longues, de sécheresse. Vous le savez, le changement climatique modifie le régime des pluies : même s'il tombera plus d'eau, ce sera de manière plus concentrée. Cela soulève la question des moyens pour gérer la ressource en eau et la préserver sur la durée.
Tels sont les éléments que nous souhaitions porter à votre connaissance à ce stade, afin d'éclairer vos réflexions.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous avez présenté l'état de la ressource sur trois années. J'aimerais avoir votre vision sur un horizon de temps plus long, par exemple plusieurs décennies. Avez-vous des indicateurs synthétiques permettant d'expertiser la qualité en eau ?
Avez-vous le même système de supervision pour les eaux souterraines soumises à votre contrôle et pour les eaux embouteillées ?
Auriez-vous des informations particulières à nous communiquer sur les nappes qui sont exploitées par les industriels des eaux embouteillées ?
M. Christophe Poinssot. - Vous l'avez compris, historiquement, le premier souci du BRGM a été de suivre la quantité. Nous avons aujourd'hui un réseau piézométrique qui est assez performant - beaucoup de pays l'envient - et qui nous permet vraiment d'avoir une information fiable, bien répartie sur le territoire, sur le suivi du niveau des nappes.
Sur le volet qualité, les choses sont encore en train de se développer. Nous n'avons pas du tout le même recul. Néanmoins, nous avons déjà des analyses, certes plus ponctuelles. Elles montrent que nos nappes d'eau souterraines sont marquées par les activités humaines. Je souhaite toutefois faire deux commentaires.
Premièrement, ce n'est pas parce que nous détectons quelque chose que l'eau n'est pas potable ou pose des problèmes de santé. Aujourd'hui, nous avons des limites de détection qui sont extrêmement faibles. Nous voyons un pouillème de tout ce qu'il peut y avoir dans l'eau. C'est extrêmement intéressant parce que cela permet de percevoir des signaux précurseurs avant la survenue d'un problème.
Deuxièmement, tout dépend des nappes. Dans le cas des nappes réactives, nous pouvons voir très vite ce qui se passe. Dans celui des nappes inertielles, les effets mettront beaucoup plus de temps à apparaître et à disparaître.
M. Alain Dupuy, directeur du programme « Eaux souterraines et changement global » du Bureau de recherches géologiques et minières. - Les éléments relatifs aux indicateurs de qualité que nous vous avons communiqués proviennent d'un travail lié à la directive-cadre sur l'eau (DCE). Nous avons à disposition deux ou trois campagnes nationales d'état des lieux. Il est nécessaire d'avoir des campagnes de synthèse annuelles ; elles sont en train de se mettre en place. Des bilans sont réalisés.
Il y a également un volet bio, afin de donner un indicateur supplémentaire sur la qualité des eaux.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je comprends que vous ne soyez pas aussi avancés sur la qualité que sur la quantité. Mais j'aimerais revenir sur les eaux embouteillées.
D'une part, procédez-vous aux mêmes mesures de qualité pour les nappes qui sont gérées par les industriels et pour celles qui sont soumises à votre contrôle ?
D'autre part, quels types de pollution constatez-vous ? Quelles en sont les origines ? Avez-vous relevé de bonnes pratiques en certains endroits ?
M. Christophe Poinssot. - Notre rôle est de suivre en quantité et en qualité les nappes souterraines, qu'il y ait ou non des prélèvements à des fins industrielles. Notre suivi est régional, au sens plus territorial qu'administratif du terme. Nous avons donc des informations sur les nappes exploitées par les industriels. Nous n'effectuons pas de contrôles - c'est le rôle des services de l'État, pas le nôtre - sur la qualité ou la quantité de l'eau prélevée. Nous nous cantonnons au suivi du milieu naturel et du niveau des nappes, afin de pouvoir analyser, le cas échéant, si elles évoluent dans un sens ou dans un autre.
M. Alain Dupuy. - Je vous le confirme, que les nappes soient ou non exploitées par un industriel pour produire de l'eau potable ou par le secteur agricole, les moyens de surveillance des systèmes aquifères sont les mêmes. Nous regardons les phénomènes à l'échelle des nappes ou à celle de masses d'eau, c'est-à-dire d'ensembles de nappes. Il n'existe pas de distinction entre la surveillance d'une source hydrothermale qui servirait à un embouteillement et celle d'une autre nappe qui ne servirait qu'à l'alimentation en eau potable (AEP).
M. Christophe Poinssot. - Nous pourrions multiplier les exemples de bonnes pratiques qui se développent actuellement. Sur le territoire de Vittel-Contrexéville, une organisation réunit les industriels et les services de l'État, dont le BRGM, pour mieux connaître la ressource et installer des piézomètres supplémentaires afin d'obtenir un modèle de la nappe phréatique des grès du Trias inférieur. Une connaissance plus fine de cette nappe permet de vérifier que son niveau est stabilisé et de s'assurer que les prélèvements autorisés par l'État sont soutenables.
Chaque cas est particulier, par sa géographie et les caractéristiques de son site, ainsi que par les démarches mises en oeuvre.
M. Alain Dupuy. - La typologie des pollutions sur une exploitation ou un site d'embouteillage dépendra du type de nappe sur laquelle la ressource est prélevée. Si la nappe est directement connectée à la surface, le risque d'y retrouver des pollutions issues de la surface existe. Si la nappe est plus profonde et que l'eau qu'on y trouve a plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d'années, la présence de polluants anthropiques est due non à la percolation, mais plutôt à des forages installés dans la nappe, qui font court-circuit et amènent les polluants jusqu'au point d'émergence.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Si je résume vos propos, à part l'expérimentation que vous avez mentionnée sur la nappe du territoire de Vittel-Contrexéville, on ne sait pas si les nappes sont ou non surexploitées par les industriels ?
M. Christophe Poinssot. - Oui.
M. Alain Dupuy. - Nous sommes d'accord.
M. Christophe Poinssot. - Il y a toutefois un suivi de long terme du niveau d'une partie de ces nappes. Le niveau de la nappe des grès du Trias inférieur a eu tendance à baisser durant des décennies, mais les eaux de source Vittel et Contrexéville ne sont pas les seules à prélever dans cette nappe : toutes les activités agricoles ou industrielles de la région y puisent. La question devient celle du partage des ressources et de la gouvernance qui y est associée. Nous ne percevons que le résultat global de l'ensemble des activités.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Les industriels invoquent souvent comme une difficulté pour leur activité la multiplication d'événements climatiques extrêmes dus au changement climatique. Quels sont, selon vous, les principaux points de vulnérabilité liés au changement climatique ?
M. Alain Dupuy. - Le changement climatique a comme effet visible une concentration des précipitations durant l'hiver, avec une intensité des pluies plus importante. Ces phénomènes ont des conséquences plutôt défavorables sur la percolation et l'infiltration. En raison des événements plus violents, le curseur bascule vers moins de percolation et plus de ruissellement, avec les conséquences que l'on connaît en matière d'inondations. Même si les précipitations sont plus importantes, il est légitime de se demander si elles sont efficaces par rapport à la ressource, notamment par rapport à sa disponibilité future. C'est un vrai écueil. Statistiquement, il a été prouvé que les événements hivernaux d'intensité supérieure à la normale sont plus fréquents.
M. Christophe Poinssot. - Dans la palette de solutions à très long terme dont nous disposons, sans parler de la recharge maîtrisée des nappes qui existe déjà dans certains territoires, il faut ralentir les ruissellements et faciliter la pénétration des précipitations dans le sous-sol afin d'assurer la recharge des nappes.
Mme Audrey Linkenheld. - Je souhaite revenir sur la question des forages. Il y a 186 eaux conditionnées en France. Depuis combien de temps ces eaux ont-elles été créées ? Certaines sont-elles plus récentes que d'autres ? J'ai été assez surprise d'apprendre que certains forages étaient récents et que des gisements étaient découverts. Les industriels, en raison de l'évolution de la réglementation, sont amenés à fermer des forages et à en ouvrir d'autres, à prélèvement équivalent. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce point ?
M. Alain Dupuy. - Avant l'introduction de la technologie des forages modernes, apportée après la Seconde Guerre mondiale par les Américains, on savait faire des puits par battage. L'origine des puits thermaux est romaine ; sous le Troisième Empire, leur développement est dû à celui du thermalisme. Sur les sources thermales ont ensuite été implantés des forages, dans l'idée de protéger le consommateur en cherchant une ressource plus pure, parce que plus profonde.
Les demandes de création de nouveaux points hydrothermaux, à des fins médicales ou d'embouteillage, ne sont pas liées à des découvertes : nous connaissons et surveillons déjà ces systèmes aquifères. Elles font l'objet d'une demande auprès de l'académie nationale de médecine, au cours de laquelle il faut prouver le bénéfice pour la santé de la consommation de ces eaux. C'est à ce titre que les eaux minérales naturelles sont agréées par le ministère de la santé.
M. Daniel Gremillet. - Les 2 300 piézomètres que vous avez mentionnés sont-ils tous sous le contrôle du BRGM, ou avez-vous comptabilisé ceux dont disposent des entreprises privées, qui mettent éventuellement leurs mesures à votre disposition ?
Les opérations Ferti-Mieux, mises en place sur les territoires afin de suivre l'évolution de la pollution des eaux par les nitrates, font-elles partie des opérations contrôlées par le BRGM ?
Vous avez évoqué les 1 400 années qui s'écoulent en moyenne entre le moment où l'eau tombe sur le sol et celui où elle est prélevée. Beaucoup de territoires sont-ils concernés par une faille telle que celle que l'on trouve sur le territoire de Vittel-Contrexéville, qui fait que d'un côté ou de l'autre de cette faille l'âge de l'eau prélevée est très différent ?
M. Christophe Poinssot. - Entre 1 600 piézomètres et 1 650 piézomètres sont directement gérés par le BRGM ; les autres sont gérés par des associations, des organismes publics ou privés. Au total, nous nous servons de 2 300 piézomètres pour assurer le suivi des nappes.
D'autres piézomètres existent en France, mais le suivi des données qu'ils fournissent n'est pas assuré avec les mêmes procédures de qualité. Ils ne permettent pas d'obtenir un suivi fin, représentatif et comparable d'un territoire à un autre. En revanche, certains permettent d'obtenir des données plus spécifiques.
M. Alain Dupuy. - Des moyens de limiter les contaminations aux nitrates ont été développés ailleurs que sur les territoires où ont eu lieu des opérations Ferti-Mieux. Tous les territoires de protection des captages d'eau potable bénéficient de ces démarches. D'ailleurs, les embouteilleurs d'eau se sont souvent inspirés de ces procédures de protection des ressources en eau potable pour développer ce type de pratiques sur leurs bassins versants.
Les 1 400 ans de l'eau ne sont qu'une moyenne : pour certaines nappes, il ne s'agit que de quelques mois ; pour d'autres, la durée peut aller jusqu'à plus de 10 000 ans. La présence de failles relève malheureusement du cas par cas. Nous avons une connaissance relativement globale de l'âge des eaux qui circulent dans tel ou tel horizon aquifère, mais nous n'avons pas daté, au cas particulier près, l'eau de tous les points de prélèvement. En revanche, nous savons observer la circulation de l'eau et calculer les taux de renouvellement des nappes phréatiques.
M. Christophe Poinssot. - Un des enjeux importants est de disposer de modèles hydrogéologiques qui permettent de modéliser la totalité des aquifères. Nous disposons d'un certain nombre d'analyses, mais nous ne couvrons pas encore l'ensemble du territoire français. C'est l'objet de travaux en cours, pour anticiper à l'échelle saisonnière de potentielles périodes de sécheresse, ainsi que pour mesurer plus finement les impacts du changement climatique à l'échelle décennale.
Mme Antoinette Guhl. - Compte tenu de votre expertise dans le domaine de l'eau, quel regard portez-vous sur les scandales qui ont touché les eaux minérales ces dernières années ? On a parlé de pollutions aux substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées (PFAS) et aux pesticides. La situation de certains minéraliers est-elle très particulière, ou ces pollutions sont-elles généralisées à toutes les nappes ?
Un travail a été réalisé pour limiter les pollutions à Vittel et Contrexéville. En revanche, en raison de la surexploitation de la nappe sur laquelle l'eau d'Hépar est puisée, les prélèvements ont été diminués de moitié, après que des volumes sans doute excessifs ont été autorisés. Je m'étonne que vous n'interveniez que sur les niveaux de prélèvement. Y a-t-il une différence entre les nappes phréatiques des eaux minérales de Vittel, de Contrex et d'Hépar ?
M. Alain Dupuy. - Les contaminations par des PFAS ou des pesticides sont des cas typiques de contaminations venant de la surface. Soit ces contaminations ont suivi un cheminement préférentiel par l'intermédiaire d'un ou de plusieurs forages, qui amènent les contaminants de surface à une certaine profondeur avant de les reprendre par les pompes ; soit il s'agit d'une contamination de plus longue haleine, qui par percolation contamine l'intégralité de la nappe.
Une contamination par un point de passage est plus facile à traiter et à résoudre. Une contamination plus généralisée par percolation, ayant modifié les écoulements, met à mal l'intégralité de la ressource ; trouver une solution est alors bien plus complexe.
M. Christophe Poinssot. - Ainsi que je l'indiquais lors de mon propos introductif, certaines nappes, très réactives, sont assez rapidement contaminées par toute pollution anthropique. La contamination prendra beaucoup plus de temps sur d'autres, à l'inertie beaucoup plus grande. Inversement, il sera plus facile de dépolluer une nappe réactive qu'une nappe inertielle.
Des eaux de surface sont marquées par les activités anthropiques. Le cas des nitrates est emblématique : il faudra des décennies pour effacer le marquage aux nitrates sur une partie du territoire.
M. Hervé Gillé. - Les inquiétudes sont très fortes en ce qui concerne les aires d'alimentation de captage. Dans la perspective d'une grande conférence nationale sur l'eau, les déclarations gouvernementales récentes mettaient en avant la nécessité de préserver les aires d'alimentation de captage en allant bien au-delà des priorités actuellement fixées.
Avez-vous eu des directives ou des recommandations du Gouvernement pour analyser la situation ? La priorisation des aires d'alimentation de captage supposerait de dresser une cartographie pour établir une stratégie à moyen terme. Êtes-vous associés à une telle réflexion, essentielle pour déterminer les moyens à mettre en oeuvre ?
M. Alain Dupuy. - Nous avons entendu parler des demandes de protection, mais nous n'avons pas de commande au sujet de la priorisation des aires de protection des captages. On peut légitimement avancer qu'il vaudrait mieux regarder les nappes libres réactives que les nappes captives.
M. Hervé Gillé. - La priorité serait donc établie en fonction de la percolation des pollutions et de la réactivité de la nappe ?
M. Alain Dupuy. - Tout à fait.
M. Christophe Poinssot. - Nous sommes sollicités à l'échelle des territoires pour développer une meilleure connaissance des aquifères, que cela soit dans l'Hexagone ou dans les territoires d'outre-mer. Des moyens de géophysique aéroportée, avions et hélicoptères, permettent d'obtenir une cartographie du sous-sol. Des travaux de modélisation permettent alors de mieux connaître la ressource pour mieux la gérer à long terme.
Mme Marie-Lise Housseau. - Le BRGM étudie l'évolution qualitative et quantitative des masses d'eau. De votre point de vue, percevez-vous une amélioration de la qualité de l'eau, en particulier en ce qui concerne les pollutions aux nitrates, aux produits phytosanitaires ou pharmaceutiques ?
Comme toutes les masses d'eau communiquent, y a-t-il à terme un risque que les eaux minérales soient contaminées malgré les périmètres de captage mis en place, ou les forages sont-ils suffisamment profonds et étanches pour les préserver des évolutions futures ?
M. Christophe Poinssot. - Il est important de rappeler qu'un forage bien fait ne permet pas de court-circuit entre des nappes d'eau. L'intégrité des nappes est préservée, même en cas de forages ; l'État est là pour le vérifier.
Il est difficile de répondre à votre question parce que, chaque année, nous mesurons de nouveaux polluants qu'on ne savait pas détecter l'année précédente. Les techniques progressent. Les PFAS, que nous ne savions pas analyser jusqu'à récemment, en fournissent un très bon exemple. Pour cette raison, il est difficile de comparer les mesures actuelles à celles qui ont été réalisées par le passé, alors que nous ne savions pas mesurer certaines substances. La réponse à votre question est délicate : nous progressons au fur et à mesure des observations.
M. Olivier Jacquin. - Je m'étonne du peu d'éléments dont vous disposez au sujet de l'évolution de la qualité des eaux. Vers quel organisme public faut-il se tourner pour avoir des informations plus précises sur les menaces et les risques relatifs à la qualité de l'eau, en particulier pour les eaux minérales naturelles ? Faut-il se tourner vers les agences de l'eau ou vers les agences régionales de santé (ARS) ? J'ai été vice-président d'une agence de l'eau. Le nombre de fermetures de captages d'eau était un indicateur assez révélateur de la baisse de la qualité de la ressource.
M. Christophe Poinssot. - L'évolution actuelle est que les eaux souterraines sont plus marquées que par le passé par les activités humaines. C'est logique, compte tenu de l'effet mémoire et de l'accumulation des années de forte activité industrielle. L'évolution va plutôt dans le sens d'une dégradation progressive, que l'on ne sait pas forcément quantifier.
Le suivi des eaux prélevées n'est pas de notre ressort. Je ne sais pas si cela relève de la compétence des ARS ou de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), mais nous regardons les nappes de manière générale et en aucun cas les prélèvements qui y sont effectués.
Mme Élisabeth Doineau. - Si cette commission d'enquête a été créée, c'est parce que, dans différents groupes industriels, les traitements subis par certaines eaux minérales font qu'en réalité on ne peut plus les considérer comme telles.
Les eaux conditionnées sont les eaux minérales naturelles, les eaux de source et les eaux rendues potables par traitement. Peut-on envisager que certaines de ces eaux classées comme minérales doivent passer dans la catégorie des eaux rendues potables par traitement ?
M. Alain Dupuy. - Oui, des eaux minérales peuvent basculer vers cette catégorie, mais ce n'est pas nous qui donnons l'agrément, c'est l'académie nationale de médecine qui décide de ce classement. Si les eaux ont été traitées, elles doivent normalement perdre leur agrément d'eau minérale naturelle.
Il est du ressort des autorités sanitaires de dégrader le classement d'une eau minérale vers une eau d'un autre type. Il me semble que cela n'a jamais été fait, sauf en cas de conditions irréversibles pour la qualité de l'eau. Certaines eaux ont perdu leur agrément, ce qui a conduit à la fermeture de points de prélèvements, mais les exemples qui me viennent à l'esprit concernent plutôt des stations thermales que des eaux embouteillées.
Mme Florence Lassarade. - Existe-t-il des systèmes de surveillance des eaux similaires dans les autres pays européens ? Quelles sont vos relations avec vos homologues européens ? Comparez-vous vos méthodes de travail ? Je pense notamment aux pays du Sud, qui sont confrontés à des problèmes de sécheresse.
M. Christophe Poinssot. - Il existe à l'échelle européenne une association des services géologiques nationaux, EuroGeoSurveys, que j'ai l'honneur de présider depuis deux ans. Celle-ci nous permet de discuter et de comparer les missions de nos services géologiques respectifs, en particulier dans le domaine de l'eau. Des représentants des vingt-sept services géologiques européens sont réunis dans un groupe d'experts et partagent leurs méthodologies et leurs savoir-faire. Nous essayons de mutualiser nos expériences pour enrichir nos connaissances.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je ne sais pas à quel point la carte des vulnérabilités que vous avez mentionnée est aboutie, mais il serait très intéressant pour la commission d'enquête d'en disposer. Cela nous permettrait d'identifier les zones sujettes à des fragilités afin d'adapter la réponse publique.
Par ailleurs, l'outil le plus connu pour agir sur un problème quantitatif est l'arrêté préfectoral sécheresse. De quels outils manquons-nous en matière de prévention ? L'avenir de la prévention semble résider dans la gestion de la ressource ; que développez-vous à cet égard ?
À ce stade, notre seule réponse aux sécheresses est quelque peu primaire : prendre un arrêté préfectoral, y mettre fin et recommencer le cas échéant. Ce qui se passe en amont de ces décisions est assez opaque.
Comment rendre la réponse publique efficace pour préserver la ressource en eau ? Vous nous avez alertés sur le fait que la qualité de celle-ci tend à se dégrader. Comment enrayer ce processus ? À l'aide de quels outils ?
M. Christophe Poinssot. - Il convient de distinguer les solutions au long court et les situations de crises, qui sont traitées par des arrêtés sécheresse. Je laisserai mon collègue vous répondre sur ce second aspect.
Pour renforcer notre capacité d'anticipation au long court, deux points nous paraissent très importants.
Tout d'abord, nous devons nous munir d'outils pour anticiper les évolutions d'une nappe d'eau souterraine en fonction de ce que nous savons du climat et des prévisions météorologiques annuelles, afin d'anticiper des politiques publiques avant que ne survienne une situation de crise. À cet effet, nous avons développé des outils de modélisation. C'est sur ces derniers que porte notre deuxième point d'inquiétude : pour qu'ils soient fiables, nous devons avoir une bonne connaissance des prélèvements non seulement des embouteilleurs, mais de tous les points d'eau, qu'il s'agisse d'eau potable, de systèmes d'irrigation ou d'exploitations industrielles. Il existe des obligations de déclaration, mais leur fréquence est insuffisante. Il est nécessaire de renforcer notre connaissance collective des prélèvements si nous voulons être capables d'anticiper dès l'hiver ou le début du printemps les crises qui pourraient survenir durant la période estivale et de gérer collectivement cette ressource limitée.
M. Alain Dupuy. - Pour ce qui concerne les arrêtés sécheresse, ils sont l'ultime solution en cas de crise. Vous aurez compris que la gestion de l'eau est un enjeu territorialisé. Les situations sont spécifiques et exigent des réponses au cas par cas.
Les outils les plus adaptés sont les schémas d'aménagement et de gestion de l'eau (Sage), car ils permettent de prendre des décisions collégiales et partagées sur l'état quantitatif et qualitatif des nappes souterraines. Ils font appel à des outils numériques de prévision des tendances d'évolution des niveaux des nappes en fonction des contraintes climatiques. Nous avons par exemple développé MétéEAU Nappes.
Toutefois, pour employer au mieux ces outils, nous devons connaître les contraintes supplémentaires, c'est-à-dire les prélèvements, les comportements humains, etc. En cela, je rejoins les propos de mon collègue : une actualisation plus rapide des données de prélèvements nous serait utile pour apporter des réponses efficaces aux décideurs publics.
M. Laurent Burgoa, président. - Messieurs, je vous remercie de la qualité de nos échanges. Vous étiez les premières personnes à être entendues par notre commission d'enquête, qui devra rendre son rapport au plus tard le 20 mai prochain.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Sylvain Barone, membre de l'unité mixte de recherches Gestion de l'eau, acteurs, usages de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae)
M. Laurent Burgoa, président. - Nous poursuivons notre série d'auditions introductives destinées à clarifier les enjeux géologiques et physiques relatifs aux eaux souterraines. Nous avons souhaité entendre M. Sylvain Barone, membre de l'unité mixte de recherches Gestion de l'eau, acteurs, usages de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae).
Compte tenu du faible délai que nous avons imposé à M. Barone, nous avons accepté de l'entendre en visioconférence.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Sylvain Barone prête serment.
M. Laurent Burgoa, président. - Le Sénat a constitué, le 20 novembre dernier, une commission d'enquête sur les pratiques des industriels de l'eau en bouteille et les responsabilités des pouvoirs publics dans les défaillances du contrôle de leurs activités et la gestion des risques économiques, patrimoniaux, fiscaux, écologiques et sanitaires associés.
Au début de l'année 2024, la presse s'est fait l'écho de pratiques illégales de certaines entreprises du secteur des eaux embouteillées, en particulier le recours à des traitements interdits sur des eaux minérales naturelles et de source. Progressivement, l'opinion publique a appris que le recours à ces pratiques, mais aussi à d'autres pratiques, comme des forages illégaux, durait depuis plusieurs années. En outre, il a été mis au jour que l'État avait connaissance de certaines d'entre elles depuis au moins l'année 2020.
La commission d'enquête du Sénat vise à faire la lumière sur ce dossier, sous réserve des éventuelles procédures judiciaires en cours. Aussi, sa vocation est de s'assurer que la santé et la correcte information des consommateurs d'eaux minérales et eaux de source sont bien garanties et que les errements passés ont cessé ; d'établir les responsabilités industrielles, administratives et politiques dans la poursuite de certaines pratiques interdites ; de contribuer, le cas échéant, à restaurer la confiance dans un secteur industriel au poids économique crucial.
L'objet de nos premières auditions est d'apprécier la situation actuelle des eaux souterraines dans notre pays et d'en comprendre les enjeux.
Issu du rapprochement de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) et de l'Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (Irstea), l'Inrae est le premier organisme de recherche spécialisé dans l'agriculture, l'alimentation et l'environnement.
Monsieur Barone, vous êtes chargé de recherche en science politique au département Écosystèmes aquatiques, ressources en eau et risques de l'Inrae, dit département Aqua, au sein de l'unité mixte de recherche (UMR) Gestion de l'eau, acteurs, usages. Vos recherches portent sur l'action publique environnementale, les conflits autour de l'eau et leur régulation et le traitement judiciaire des atteintes à la nature. Vous avez récemment publié, dans les Cahiers français, un article intitulé « La gestion de l'eau et la question des usages à l'heure du changement climatique ».
Nous souhaitons vous entendre sur la gestion de la ressource en eau et les conflits d'usage.
Quels sont selon vous les principaux enjeux actuels et à venir en matière de préservation de la ressource en eaux souterraines ?
Comment évaluez-vous le dispositif de gouvernance de la gestion de l'eau à l'échelle locale ? Estimez-vous qu'il fonctionne de manière satisfaisante ? Les intérêts des différents types d'usagers sont-ils représentés de façon équilibrée ?
Quels conflits économiques liés à la gestion de l'eau et impliquant directement ou indirectement le captage d'eaux à des fins de conditionnement identifiez-vous sur le territoire national ?
À quels enjeux devrons-nous faire face en matière de gestion de l'eau à court et moyen terme ?
Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur, puis les autres membres de la commission d'enquête vous interrogeront. Avant cela, je vous cède la parole pour un propos introductif.
M. Sylvain Barone, membre de l'unité mixte de recherches Gestion de l'eau, acteurs, usages de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). - Je vous remercie de me donner la parole dans le cadre de cette commission d'enquête. Comme vous venez de l'indiquer, monsieur le président, je suis chercheur en sciences politiques à l'Inrae et mes travaux portent sur les conflits autour de l'eau, sur les politiques publiques et la gouvernance de l'eau, mais aussi sur le traitement judiciaire, notamment pénal, des atteintes à l'environnement, du contrôle jusqu'à l'éventuelle sanction.
Je précise que je n'ai jamais travaillé directement sur l'industrie de l'eau en bouteille. De plus, étant chercheur en sciences politiques et non hydrogéologue ou écotoxicologue, il est possible que certaines des questions qui me seront adressées dépassent mon champ de compétences.
Permettez-moi de rappeler quelques éléments de contexte, avant d'évoquer des pistes de discussion.
Tout d'abord, malgré l'existence de toute une série de directives européennes, de textes nationaux et de plans d'action, plusieurs questions liées à la qualité de l'eau demeurent insuffisamment traitées et ont fait l'objet d'une attention particulière dans les médias ces derniers mois.
Je pense par exemple à l'importante concentration en nitrates qui a été relevée dans les eaux de nombreuses zones en France. En juillet 2024, la Commission européenne a annoncé poursuivre la France pour non-respect de la concentration maximale de nitrate dans l'eau potable fixée par la directive relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine de 2020 dans 107 zones de distributions réparties dans sept régions.
Je pense également à la question des pesticides et des polluants éternels. Des enquêtes, des articles de presse, des rapports d'inspection ou d'autorités publiques sont régulièrement publiés depuis plusieurs mois pour alerter sur la présence généralisée de ces substances dans l'eau. Il s'agit d'un problème de santé publique qui pourrait devenir majeur dans les années à venir.
En outre, les effets du changement climatique conduisent à concentrer des substances polluantes dans une eau plus rare, en particulier durant certaines périodes de l'année.
Ces différents types de pollution concernent toutes les eaux, y compris souterraines : celles qui sont destinées à la consommation humaine ne font pas exception. Les récentes affaires de tromperie des consommateurs sur les eaux en bouteilles ne sont pas d'ordre sanitaire - il est utile de le rappeler -, mais soulèvent un certain nombre de questions, qui pourraient altérer la confiance des citoyens dans l'eau qu'ils boivent, qu'il s'agisse de l'eau du robinet comme de celle en bouteille. Pour autant, plusieurs enquêtes récentes montrent que 80 % des Français ont encore confiance dans la qualité de l'eau du robinet, et un peu davantage dans l'eau en bouteille.
Dans ce contexte général, plusieurs questions se posent sur l'eau en bouteille.
La première porte sur le contrôle des industriels de l'eau en bouteille par les autorités compétentes, c'est-à-dire les préfets, les agences régionales de santé (ARS), les directions départementales de la protection des populations (DDPP) et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).
Il me semble très frappant que les affaires de traitements non autorisés de certaines eaux minérales naturelles aient été mises au jour par des signalements, voire des autosignalements, sans lesquels ces pratiques non réglementaires auraient pu se poursuivre encore longtemps. La publication d'un rapport de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) et sa mention dans la presse nationale ont ensuite porté cette affaire à la connaissance du grand public.
Par ailleurs, l'ampleur de la tromperie est saisissante, de même que le fait qu'elle semble relever d'une pratique assez courante, qu'elle ait duré depuis plusieurs années et qu'elle perdure peut-être dans certains sites où il est facile de dissimuler de telles pratiques, tout du moins en l'état actuel des contrôles.
Ces affaires mettent au jour autant le caractère perfectible du fonctionnement administratif que la réactivité et la transparence relative dont font preuve les pouvoirs publics.
La première réponse consiste bien sûr à contrôler mieux et davantage. Les rapports récents qui sont parus sur le sujet - le rapport de l'Igas de 2022, le rapport d'audit de la Commission européenne de 2024, le rapport de la mission d'information du Sénat d'octobre 2024 - formulent des propositions pertinentes, notamment la réalisation de davantage de contrôles inopinés sur site tout au long du processus de fabrication et l'amélioration de la coordination entre les services de contrôle. L'objectif est de repérer les dysfonctionnements, mais aussi de renforcer le caractère dissuasif des contrôles.
À ce sujet, de nombreux travaux en sociologie et en sciences politiques ont mis en évidence l'attitude traditionnellement flexible ou conciliatrice des services déconcentrés de l'État dans leur mission de contrôle des industriels, notamment sur les questions d'eau et d'environnement. Ces travaux montrent leur tendance à accompagner les industriels vers la conformité sans les brusquer, en s'appuyant sur leurs données. Le dialogue est favorisé plutôt que la vérification des pratiques réelles ou l'instauration de mesures contraignantes. Cela s'explique par l'injonction contradictoire à laquelle sont soumis ces services : protéger l'environnement, tout en préservant le développement économique local.
Autrement dit, si l'affaire que j'ai mentionnée se distingue par son importance, elle témoigne également, de manière plus globale, de la façon dont les services de l'État exercent leur mission de contrôle auprès des industriels. Lorsque des non-conformités sont repérées et que des mises en demeure de la part des services de l'État ne sont pas suivies d'effets, les préfets peuvent prononcer des sanctions administratives : des amendes, des astreintes, l'exécution d'office de travaux, voire l'arrêt temporaire de l'activité. En théorie, ils disposent donc d'outils puissants. Pourtant, ces derniers sont rarement mobilisés dans les faits, pour les raisons que je viens d'évoquer.
Lorsque le traitement de ces pratiques non réglementaires sort du champ strictement administratif pour entrer dans une procédure judiciaire, par exemple à la suite d'une plainte et/ou d'un signalement, l'industriel peut faire l'objet d'une sanction. Si une telle sanction a bien sûr pour objectif d'être dissuasive, elle recouvre également une valeur symbolique : elle marque une réprobation sociale, voire morale, de la transgression de normes collectives.
Or l'affaire Nestlé a abouti non pas à une telle sanction, mais à la conclusion d'une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) entre l'entreprise et le parquet d'Épinal. Nous y reviendrons au cours de nos échanges si vous le souhaitez, mais il s'agit d'une forme de sanction négociée, sous-tendue par une logique de rédemption associée à une logique de réparation, qui est au bout du compte relativement neutre en termes de réprobation sociale.
Enfin, je souhaite mentionner l'enjeu de la protection globale des milieux naturels. Il est à mon sens fondamental d'inscrire l'activité de l'embouteillage de l'eau dans un cadre beaucoup plus large. Pour nous assurer d'une qualité durable de l'eau, il convient de développer une approche systémique, qui dépasse de loin cette seule activité. Cela exige de prendre des mesures de protection des milieux pour éviter que des substances polluantes ou nocives pour la santé se retrouvent dans l'eau que nous buvons, quelle qu'elle soit.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je vous propose de prolonger les discussions que vous avez ouvertes dans ce propos liminaire. Tout d'abord, vous évoquez une attitude conciliatrice et d'accompagnement des services déconcentrés de l'État. Dans l'affaire qui nous concerne au premier chef, nous ne saurions vous donner tort. Ce sujet est au coeur de notre réflexion. Avez-vous réfléchi à des évolutions organisationnelles ou structurelles susceptibles de corriger la situation ? Quelles recommandations êtes-vous en mesure de formuler pour éviter ce type de conflits d'objectifs ?
M. Sylvain Barone. - Je n'ai pas de recommandations à proprement parler, mais j'insiste sur le fait que nous sommes face à un fonctionnement structurel, qui dure depuis assez longtemps. Les raisons sont diverses : les injonctions contradictoires que j'ai évoquées concernent non seulement les services techniques de l'État, mais aussi les préfets.
Pour ce qui concerne les services, de nombreux travaux portant sur les inspecteurs des installations classées montrent que ces derniers partagent une certaine culture professionnelle, voire une formation commune avec les industriels qu'ils contrôlent, ce qui crée des effets de proximité.
Dans la mesure où il s'agit d'un problème systémique, il est compliqué de formuler des recommandations pour y remédier. D'un point de vue plus ponctuel, il serait souhaitable d'améliorer les contrôles.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Avez-vous d'autres exemples que celui de Nestlé pour étayer le caractère systémique que vous évoquez ?
M. Sylvain Barone. - Un cas d'école, assez ancien, mais qui renvoie à des logiques qui demeurent d'actualité, est celui de la pollution de la Brenne, en 1988, par l'usine Protex. Il a fait l'objet de nombreux travaux. L'usine a été à l'origine de cinquante-six cas de pollution, avec, à chaque fois, des mises en demeure non respectées. Après vingt ans pendant lesquels la pollution s'est ajoutée à la pollution, un incendie a causé une pollution majeure de la Brenne, avec une population en danger et privée d'eau potable pendant plusieurs jours, ainsi qu'une mortalité piscicole considérable.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - En ce qui concerne la CJIP et le régime de sanction, vous avez parlé, lors des travaux de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, « d'impunité environnementale ». Sommes-nous dans ce cas ? Quelle est votre analyse de la procédure de CJIP ?
M. Sylvain Barone. - La loi du 24 décembre 2020 relative au parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée a étendu la CJIP aux délits environnementaux. Cette alternative aux poursuites permet de négocier des sanctions sans procès pénal. Les amendes d'intérêt public peuvent atteindre 30 % du chiffre d'affaires et s'accompagner de mesures de réparation et de mise en conformité. Recommandé pour les cas graves, cet outil est nouveau et des conventions sont accessibles en ligne. Ainsi, elles commencent à être conclues dans le domaine de l'environnement : une vingtaine depuis 2020, aboutissant à des amendes dépassant parfois 100 000 euros.
Dans le cas de Nestlé, cette procédure a été privilégiée. Le procureur de la République d'Épinal a argué de la coopération de l'entreprise tout au long du processus, du fait qu'elle a révélé d'elle-même des traitements illégaux et procédé à des régulations, ainsi que de l'absence de risque sanitaire pour les consommateurs. En outre, le lien entre les prélèvements non autorisés et les effets sur les écosystèmes n'a pas été établi.
Y a-t-il impunité environnementale ou non ? La réponse ne peut qu'être nuancée. La convention concernant Nestlé a abouti à l'amende la plus importante à ce jour en France, de 2 millions d'euros. Elle permet une sanction des non-conformités, une régularisation de la situation, la réparation du préjudice écologique à hauteur de 1 million d'euros et l'indemnisation des parties civiles pour 516 800 euros.
C'est, certes, significatif. Cependant, cette procédure éteint l'action judiciaire, sans déclaration de culpabilité ni condamnation. La symbolique de la sanction est donc atténuée et l'entreprise échappe à un procès public. Elle doit payer plusieurs millions d'euros, mais est-ce significatif ? Le montant ne représente en effet que 1 % du chiffre d'affaires de Nestlé Waters Supply Est et environ 0,1 % de celui de Nestlé Waters. Quant au chiffre d'affaires de Nestlé dans son ensemble, il est de 100 milliards d'euros...
M. Daniel Gremillet. - L'Inrae poursuit-il encore ses travaux sur la qualité de l'eau pour le compte de Nestlé Waters sur le site de Vittel-Contrexéville ? Ils ont débouché sur un cahier des charges qui devait être imposé aux agriculteurs. Ces derniers ne pouvaient plus exercer leur droit de préemption, Nestlé Waters devenant propriétaire avec indemnisation du fermier. Avez-vous constaté une amélioration ou une dégradation de la protection des eaux du site au regard des préconisations de l'Inrae ?
Quant à la CJIP, il s'agit d'une forme de plaider-coupable. Confirmez-vous que la transaction comporte une obligation de réparation, sans quoi la procédure ne s'éteint pas ? En ce cas, il y aurait donc un suivi des obligations, en plus de l'amende : au-delà du délai imparti pour les travaux et la réalisation d'investissements bien plus coûteux que les sommes que vous avez mentionnées, la procédure pourrait reprendre.
M. Sylvain Barone. - Je n'ai pas connaissance des travaux que vous mentionnez sur le site de Vittel. Je ne peux donc vous répondre.
Cette CJIP comporte bien un volet de réparation, pour 1,1 million d'euros. L'amende d'intérêt public est donc assortie d'une obligation de réparation. Les travaux sont en cours et doivent être accomplis dans un délai précis. Il faudra donc s'assurer de leur suivi effectif sur le terrain.
M. Daniel Gremillet. - Cela déclenche-t-il bien, si l'exécution n'est pas réalisée, la réouverture de la procédure ?
M. Sylvain Barone. - En effet, la convention ne tient plus si les engagements de Nestlé à remettre le site en état ne sont pas respectés.
Mme Audrey Linkenheld. - Vous avez mentionné des injonctions contradictoires, citant en particulier la confrontation des intérêts économiques avec la protection l'environnement et la santé des populations. Que pensez-vous de l'argument de l'importance de la disponibilité de l'eau embouteillée, parfois la seule qui reste dans certains secteurs ? L'avez-vous entendu repris par les administrations ?
M. Sylvain Barone. - Je ne l'ai pas souvent entendu au cours de mes enquêtes, même s'il est vrai que la question se pose. Avec le changement climatique, certaines communes n'avaient plus d'eau du robinet pendant la sécheresse de 2022. Elles se sont alors fait livrer des bouteilles, apportant de l'eau au moulin des minéraliers, si vous me permettez cette expression dans ce cas.
Je ne suis pas hydrogéologue, mais je constate que cette logique infuse les services du ministère de la transition écologique. L'arrêté du 30 juin 2023 sur les mesures de restriction en période de sécheresse exclut ainsi les producteurs d'eau des installations classées pour la protection de l'environnement devant diminuer leurs prélèvements en cas de sécheresse, peut-être pour cette raison.
Mme Audrey Linkenheld. - Ce que j'ai entendu ne renvoie pas qu'à des questions de sécheresse ou de changement climatique, mais aussi à des risques géopolitiques de manque d'eau potable, en particulier outre-mer.
M. Sylvain Barone. - Je ne connais pas le dossier de l'outre-mer. Toutefois, les pouvoirs publics ont certainement cela en tête, dans la mesure où la récente hausse de TVA, telle que les sénateurs l'ont votée il y a quelques jours, ne concernait pas ces territoires.
M. Hervé Gillé. - Vous êtes expert de l'action publique environnementale et vous avez sans doute un regard spécifique sur la gestion des conflits et de crise. Le système français est-il assez réactif ? Pour le dossier Nestlé Waters, le Gouvernement a-t-il fait preuve d'indépendance ? Si celle-ci était questionnée, quelles préconisations formuleriez-vous pour plus de transparence, particulièrement vis-à-vis des consommateurs ?
M. Sylvain Barone. - Concernant la réactivité du Gouvernement, il y a bien eu un délai entre la prise de connaissance de l'affaire par le ministère chargé de l'industrie et la mise aux normes par les industriels. En tout état de cause, les rapports dont on dispose pointent des délais.
Transparence et confiance sont très importantes. Une multiplication de telles affaires pourrait altérer la confiance des consommateurs dans l'eau qu'ils boivent. Cela pourrait déboucher sur des systèmes d'auto-alimentation susceptibles d'augmenter les risques pesant sur la santé des consommateurs.
Étant chercheur, je ne suis pas le mieux placé pour formuler des préconisations politiques.
M. Olivier Jacquin. - Vous êtes spécialiste des conflits d'usage. Alors vice-président d'une agence de l'eau, je m'étais étonné de l'effet des pratiques agricoles dans les périmètres de protection du captage (PPC) rapprochée. Dès lors que la pollution liée à l'utilisation d'intrants de l'agriculture conventionnelle cessait, on pouvait enregistrer des progrès extrêmement rapides selon le type de sol.
Je suis donc surpris que la puissance publique ne puisse pas mieux réguler ces PPC, éventuellement en indemnisant les agriculteurs pour les pertes subies. Quel est votre regard sur ce point ? Un moyen de réguler la qualité des eaux est de mettre fin aux captages nocifs. Avez-vous des données sur le nombre de fermetures de sites de captage ?
M. Sylvain Barone. - Les chiffres existent ; je vous les communiquerai par écrit.
L'agriculture a un impact important sur la qualité des eaux, y compris souterraines. J'ai évoqué les nitrates, issus des engrais azotés et de l'élevage intensif ; n'oublions pas les pesticides, essentiellement liés à l'activité agricole.
L'amélioration de la qualité de l'eau passe donc en grande partie par l'évolution des pratiques agricoles, notamment en les rendant moins dépendantes d'intrants de synthèse et de pesticides. Mais les modalités de gestion de l'eau sont également un point à prendre en compte. Ainsi, on voit des initiatives se multiplier dans certains territoires, comme la labellisation des pratiques agricoles utilisant moins de pesticides - c'est par exemple le cas autour de Rennes. Je pense aussi aux paiements pour services environnementaux en faveur des agriculteurs qui s'engagent à réduire l'usage de pesticides, ce qui a un coût, mais aussi des effets sur l'environnement : ainsi, Eau de Paris contracte avec des agriculteurs autour des aires de captage pour réduire l'usage des pesticides.
M. Saïd Omar Oili. - Dans le cadre de la crise de l'eau à Mayotte, depuis 2023, plus de 3 millions de litres d'eau ont été distribués à la population en six mois, sur une île de 374 kilomètres carrés, grâce à vingt-six rotations de bateaux avec la métropole et La Réunion. Cela représente 80 bouteilles par mètre carré. Nous avons donc un problème environnemental : ces bouteilles sont partout, et il n'y a aucune politique pour leur ramassage ou leur rapatriement, pas plus que de retour d'expérience. Devrait-on se poser la question de la potabilité pour la population, des adultes aux nourrissons, de cette eau venue de l'extérieur ?
M. Sylvain Barone. - Même si elle a parfois une justification thérapeutique, l'eau en bouteille, notamment minérale, soulève le problème de la pollution par les plastiques, sans oublier son prix, bien plus élevé que celui de l'eau du robinet. Les études attestent de deux causes à la présence dans l'eau de micro- et nanoplastiques à des niveaux dangereux pour la santé, notamment le système reproductif. Ils proviendraient du nylon des filtres utilisés dans les processus industriels et du plastique des bouteilles elles-mêmes.
M. Laurent Burgoa, président. - En accord avec notre rapporteur, peut-être pourrions-nous programmer une réunion consacrée aux outre-mer. Vous savez toute l'attention qu'y porte le Sénat. Il ne faut pas les oublier et leurs problématiques, en particulier sur le sujet qui nous préoccupe, sont singulières.
La réunion est close à 18 h 45.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Mercredi 11 décembre 2024
- Présidence de M. Laurent Burgoa, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Politiques publiques en matière de contrôle des traitements des eaux minérales naturelles et de source - Communication
M. Laurent Burgoa, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Mme Antoinette Guhl, auteure du rapport d'information de la commission des affaires économiques sur les politiques publiques en matière de contrôle des traitements des eaux minérales naturelles et de source, déposé le 16 octobre dernier.
Chère collègue, la règle des commissions d'enquête étant de prêter serment avant d'être entendue, je suis tenu de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Antoinette Guhl prête serment.
M. Laurent Burgoa, président. - Le Sénat a constitué une commission d'enquête sur les pratiques des industriels de l'eau en bouteille et les responsabilités des pouvoirs publics dans les défaillances du contrôle de leurs activités et la gestion des risques économiques, patrimoniaux, fiscaux, écologiques et sanitaires associés.
Je rappelle à ceux qui nous écoutent ou nous regardent que, au début de l'année 2024, la presse s'est fait l'écho de pratiques illégales de certaines entreprises du secteur des eaux embouteillées, en particulier le recours à des traitements interdits sur des eaux minérales naturelles et de source. Progressivement, l'opinion publique a appris que ces pratiques et d'autres, comme des forages illégaux, existaient depuis plusieurs années et que l'État avait connaissance de certaines d'entre elles depuis au moins 2020. Notre commission d'enquête a pour objet de faire la lumière sur ce dossier.
Votre rapport d'octobre dernier, chère collègue, apporte de nombreuses informations sur la gestion par les pouvoirs publics de cette séquence engagée dès 2020. Il est pour nous un point de départ très utile. Vous avez mis au jour de nombreux éléments concernant les pratiques et les fraudes des industriels des eaux embouteillées, le fonctionnement du dispositif de contrôle et la réaction des autorités administratives et politiques tout au long de la séquence. C'est pourquoi il nous semblait essentiel de vous entendre pour poursuivre et élargir les investigations au sein de cette commission, qui dispose de pouvoirs d'enquête particuliers.
Quels sont les dysfonctionnements des industriels sur lesquels vous vous êtes concentrée ? Comment les expliquez-vous ? Aujourd'hui, il semble que les pratiques en question aient cessé. Comment s'est déroulée la mise en conformité des industriels sous l'égide de l'État ? Y-a-t-il des axes qui, compte tenu de votre expérience, mériteraient de faire l'objet d'un examen approfondi ? Pouvez-vous nous présenter les recommandations de votre rapport visant à éviter que de telles pratiques se reproduisent et à restaurer la confiance du consommateur, ainsi que leur réception par les pouvoirs publics ?
Mme Antoinette Guhl, auteure du rapport d'information de la commission des affaires économiques du Sénat sur les politiques publiques en matière de contrôle du traitement des eaux minérales naturelles et de source. - Je viens rendre compte devant vous de la mission d'information flash que j'ai réalisée entre juin et octobre 2024, après avoir été mandatée par la commission des affaires économiques. J'avais demandé, dès janvier 2024, à la suite de certaines révélations journalistiques, à ce que cette mission soit mise en place.
En préambule, je rappelle que les Français ont une relation très particulière à l'eau minérale naturelle, puisque sa consommation est estimée, dans notre pays, à environ 9 milliards de litres. Nous nous classons, en Europe, derrière l'Italie et l'Allemagne, mais nous figurons néanmoins très haut dans le classement. De plus, la France est, à l'échelle mondiale, le premier pays exportateur d'eau minérale embouteillée et le chiffre d'affaires du secteur avoisine 3,5 milliards d'euros. Le sujet est donc important, notamment en termes économiques, et ses enjeux concernent un certain nombre de salariés et de territoires. Nous devons y accorder une attention particulière.
Les eaux minérales naturelles sont plébiscitées pour leur composition. Elles ont un aspect thérapeutique, puisqu'elles sont reconnues par l'Académie nationale de médecine ; à ce titre, elles sont adaptées à l'alimentation et à la boisson pour les nourrissons. Ces spécificités découlent d'une définition très stricte de ce que sont les eaux minérales naturelles, qui tient dans l'appellation même : ces eaux ont une minéralité, c'est-à-dire qu'elles sont composées d'un certain nombre de minéraux et d'oligo-éléments, et une naturalité, c'est-à-dire qu'elles émanent d'une source d'eau souterraine et qu'elles ont une pureté originelle.
Ce concept de pureté originelle a été très important dans les travaux que nous avons menés. En effet, il justifie le fait qu'aucun traitement ne doit être appliqué à ces eaux minérales naturelles avant qu'elles soient consommées. Autrement dit, l'eau minérale naturelle ne subit pas de traitement, alors que l'eau du robinet est rendue potable par traitement. Il s'agit là d'un argument sur lequel les minéraliers s'appuient pour vendre leurs eaux minérales deux cents fois plus cher que l'eau du robinet. L'enjeu économique est donc important.
De plus, la pureté originelle relève d'une exigence environnementale et les captages sont protégés. L'intervenant du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) que vous avez entendu hier en audition vous l'a rappelé au sujet des captages de Vittel et de Contrex.
La pureté originelle des eaux minérales naturelles a donc un triple avantage : thérapeutique, économique et environnemental.
En janvier 2024, l'enquête des journalistes Marie Dupin et Stéphane Foucart est venue bousculer le secteur des eaux minérales, en révélant que, pendant des années, l'on avait vendu des eaux minérales naturelles qui n'en étaient pas, puisqu'elles avaient été traitées. Les deux plus gros industriels concernés, en France, étaient le groupe Sources Alma, qui commercialise par exemple la marque Cristaline, et le groupe Nestlé Waters, qui détient les marques Vittel, Contrex, Hépar et Perrier. Ces pratiques ont donné lieu à une action judiciaire visant notamment les marques Vittel, Contrex et Hépar. Notre mission n'est, bien évidemment, pas revenue dessus, car ce n'est pas son rôle.
Il est frappant de constater que, sans l'enquête journalistique qui a mis au jour cette fraude, le grand public - et nous aussi - n'aurait jamais rien su du problème qui est intervenu dans la production de ces eaux minérales naturelles. Or ce n'était pas rien ! En 2020, un salarié du groupe Sources Alma a fait un signalement sur le problème et, en 2021, le groupe Nestlé Waters s'est autosignalé auprès du ministère de l'industrie pour convenir avec l'État d'une mise en conformité. Ses représentants ont voulu ainsi signaler que leur groupe ne respectait pas la réglementation des eaux minérales naturelles et qu'ils souhaitaient mener un « plan de transformation » pour arriver à la respecter.
Notre mission d'information s'est précisément concentrée sur la gestion de cette séquence par les pouvoirs publics. Comment expliquer que de telles pratiques aient continué d'exister, alors même que des représentants de Nestlé Waters étaient allés voir la ministre pour lui signaler que leur groupe ne respectait pas la réglementation ?
M. Laurent Burgoa, président. - Qui était la ministre ?
Mme Antoinette Guhl. - C'est Agnès Pannier-Runacher qui était chargée de l'industrie au sein du ministère de l'économie.
Comment, à partir de 2021, de telles pratiques ont-elles pu perdurer, alors même que le Gouvernement et les services de l'État savaient qu'elles avaient cours et qu'une série de contrôles avait été réalisée ? Dans le cadre de notre mission d'information, nous avons essayé de mettre au jour ce qu'avaient fait les pouvoirs publics depuis le moment où ils ont été informés de ces pratiques, puis nous nous sommes interrogés sur la manière dont ils avaient tiré des enseignements de la situation pour faire en sorte que ce type de fraude ne se reproduise plus.
J'ai mené pour cela vingt-cinq auditions et interrogé plus de trente-cinq personnalités, parmi lesquelles des industriels, qu'ils soient concernés ou non par la fraude, des représentants de syndicats du secteur, des experts hydrologues, des agents des administrations compétentes, depuis les préfectures jusqu'aux agences régionales de santé (ARS) en passant par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). J'ai aussi interrogé la ministre, ainsi que des membres des cabinets ministériels, y compris le directeur de cabinet de la Première ministre de l'époque, des représentants de la Commission européenne, des associations et les journalistes à l'origine de l'enquête.
J'ai donc mené un travail d'assemblage d'informations et de reconstitution de tous les épisodes de la séquence, qui est restée absolument confidentielle et que je vais à présent tenter de vous restituer.
En 2020, un salarié du groupe Sources Alma signale à la DGCCRF le recours à des traitements interdits. Le service national d'enquête qui dépend de la DGCCRF s'empare du dossier et son travail aboutit à un signalement au procureur en juillet 2021.
Un mois plus tard, en août 2021, la direction de Nestlé Waters sollicite en urgence le cabinet de la ministre Agnès Pannier-Runacher et signale - non pas directement à la ministre, mais à son cabinet ainsi qu'à un représentant de la DGCCRF qui était présent lors de ce rendez-vous - que les eaux que le groupe met en vente subissent des traitements qui ne sont pas conformes à la réglementation en vigueur, à savoir l'utilisation de lampes à UV et de filtres à charbon actif. Elle demande à l'administration de valider l'utilisation d'un traitement alternatif et de mettre en place un plan de transformation. La DGCCRF remet à la ministre ses conclusions sur le dossier pendant la deuxième quinzaine de septembre, en lui recommandant notamment d'associer le ministre de la santé, en l'occurrence M. Véran, compte tenu de sa compétence en matière de contrôle des eaux minérales naturelles. En effet, ce contrôle est réparti entre, d'une part, le ministère de la santé et les ARS, d'autre part, la DGCCRF. Deux ministères différents procèdent donc au contrôle de ces eaux avant embouteillage et après embouteillage.
Plusieurs réunions entre ces ministères ont lieu et, en novembre 2021, une lettre de mission est donnée à l'Inspection générale des affaires sociales (Igas). Dans le rapport publié en 2024, il est établi que, dans près de 30 % des cas, on constate une non-conformité entre ce qui est vendu et ce qui devrait être vendu. Toutefois, cela ne signifie pas toujours qu'il y a eu fraude, les non-conformités pouvant être aussi d'ordre administratif. On sait, en outre, que le contrôle se heurte toujours à des limites, non seulement à cause des fragmentations importantes qui existent entre les ARS et la DGCCRF, mais aussi à cause des pratiques délibérées de dissimulation de la part des minéraliers. Ainsi, des filtres étaient cachés dans des armoires électriques auxquelles les contrôleurs n'avaient pas accès, de sorte qu'il leur était impossible de constater la fraude. Si la DGCCRF n'avait pas travaillé en amont auprès des fournisseurs de filtres, sans doute n'aurions-nous jamais su qu'il y avait eu fraude.
Le rapport de l'Igas souligne aussi la généralisation de la microfiltration, traitement qui bénéficie d'un statut spécifique. En effet, il consiste à faire passer l'eau, qu'elle soit minérale ou pas, dans des filtres plus ou moins fins, mais il n'est autorisé pour une eau minérale naturelle que dans la mesure où il ne modifie pas le microbisme de l'eau, c'est-à-dire la composition microbiologique de l'eau. La microfiltration ne doit donc pas être trop fine. Or ni la réglementation européenne ni la réglementation nationale ne précisent exactement à quel niveau de microfiltration le microbisme de l'eau est modifié. Par conséquent, un certain nombre de parties prenantes demande à le fixer à 0,2 micron. C'est le cas de Nestlé Waters qui prévoit, dans son plan de transformation, d'arrêter tous les traitements interdits, dès lors que la microfiltration à 0,2 sera autorisée. D'après tous ceux que nous avons entendus en audition, cette demande est étonnante, car une microfiltration à 0,2 permet d'éliminer une grande partie des bactéries, mais laisse passer certains virus. Par conséquent, quand on demande une microfiltration à 0,2, on sait que l'eau qui doit être traitée n'est pas pure originellement, mais polluée, la microfiltration constituant une dépollution.
Dans le Grand Est, les traitements interdits ont cessé vers la fin de 2022. Dans le Gard, où sont produites les eaux de la marque Perrier, les traitements interdits auraient été arrêtés le 10 août 2023, soit deux ans après l'autosignalement de Nestlé Waters en août 2021. Durant cette période, nous sommes certains que le Gouvernement et les services de contrôle étaient informés : en plus de l'Igas, l'ARS des Vosges et celle d'Occitanie ont aussi fait des contrôles tout comme la DGCCRF. Dans le Gard, sur le site de Vergèze, l'arrêt des traitements interdits a été constaté en août 2023, mais certains éléments laissent en réalité planer le doute.
En effet, dans le plan de transformation de Nestlé Waters figurait le projet de créer une nouvelle marque d'eau de boisson, soit une eau rendue potable par traitement, tout comme l'eau du robinet. Elle sera vendue sous la marque Maison Perrier, dans une bouteille verte à étiquette jaune, à distinguer de la bouteille verte à étiquette verte pour l'eau minérale de la marque Perrier que nous connaissons tous. Les deux produits auront en commun la même forme de bouteille et une étiquette au design similaire, mais la qualité de l'eau ne sera pas du tout la même. Comme je vous l'ai dit, l'eau minérale naturelle est une eau pure originellement, qui n'a donc pas subi de traitement ; l'eau Maison Perrier, en revanche, est rendue potable par traitement et n'est donc pas pure originellement. Par conséquent, les puits qui ont été déclassés, parce que l'eau qui en émergeait n'était pas assez pure, ont servi à alimenter Maison Perrier.
Il importe de bien comprendre que le plan de transformation de Nestlé Waters intègre la production d'une eau qui est de moindre qualité que l'eau minérale naturelle Perrier, car c'est là que s'insinue le doute. En effet, il est apparu que, sur le site de Perrier, il n'y avait pas de traçabilité certaine. Ainsi, quand les services de l'État ont procédé à des contrôles inopinés, il existait des doutes quant à savoir si l'eau qui coulait dans les tuyaux ou qui était stockée dans les cuves était de l'eau Maison Perrier ou de l'eau minérale naturelle Perrier. Or il y a une grande différence entre les deux, comme je vous l'ai expliqué : dans un cas, il s'agit d'eau pure originellement ; dans l'autre, il s'agit d'une eau qui a pu être polluée et qui est traitée.
Par conséquent, la traçabilité des eaux minérales est un enjeu essentiel. L'entreprise Perrier a été autorisée à produire sur le même site deux types d'eau dont la qualité est très différente ; il faut donc qu'une traçabilité soit garantie pour nous assurer qu'il n'y a aucune fraude et que l'on ne donne pas à boire de l'eau Maison Perrier sous l'étiquette Perrier eau minérale naturelle.
Dans mon rapport d'information figure une dizaine de recommandations.
Il s'agit, premièrement, de clarifier le cadre juridique, car l'on ne fait pour l'instant que reprendre le cadre européen à l'échelon national. Les représentants de la Commission européenne que nous avons entendus en audition se sont d'ailleurs montrés très sévères sur l'affaire Nestlé Waters. Le niveau de microfiltration autorisé doit-il être fixé à 0,8 micron ou bien faut-il prévoir des dérogations exceptionnelles permettant de descendre à 0,4 micron, dans le cas par exemple d'une eau minérale naturelle dans laquelle les minéraux seraient un peu trop importants, ou en raison de particules d'argile qu'il faudrait davantage filtrer ?
Deuxièmement, il faut renforcer la fréquence, l'intensité et le caractère dissuasif des contrôles, ainsi que leur caractère inopiné. En effet, lors du dernier contrôle opéré chez Nestlé Waters, les contrôleurs ont dû attendre une heure et demie devant la porte de l'usine avant de pouvoir entrer. Or, quand on n'a rien à cacher, on ouvre la porte aux contrôleurs et on les laisse faire leur travail. Pour renforcer le caractère dissuasif des contrôles, il faut également prévoir les sanctions qui s'imposent.
Troisièmement, il convient d'améliorer l'information du consommateur. J'ai proposé pour cela de procéder selon le principe du name and shame : quand un défaut de suivi de la réglementation est constaté, le consommateur doit savoir quelle est l'entreprise concernée.
Quatrièmement, nous devons rehausser le niveau de connaissance sur l'état de la ressource des minéraliers, en lançant des études spécifiques sur ce sujet.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je remercie notre collègue Antoinette Guhl de nous avoir présenté ce rapport de la mission d'information flash de la commission des affaires économiques. Il est le socle sur lequel nous nous appuyons pour mener nos travaux.
Je veux d'abord revenir sur l'absence de suites correctives ou pénales à l'issue des révélations qui ont été faites. Vous écrivez dans le rapport que, « le 31 août 2021, lors d'un entretien à sa demande avec le cabinet de la ministre de l'industrie de l'époque, Nestlé Waters reconnaît avoir recours à des traitements interdits dans certaines usines de conditionnement d'eau minérale naturelle, comme des filtres à charbon actif et des traitements de lampe UV, et sollicite la validation de l'administration pour utiliser un traitement alternatif dans le cadre de ce qu'ils appellent un plan de transformation ».
Vous écrivez ensuite que « la rapporteure déplore que des suites correctives, telles que des mises en demeure de cesser des non-conformités et, en cas d'inexécution, la suspension de la production, l'obligation de consigner des sommes ou le prononcé d'une amende administrative n'ait pas été prises à l'égard des sites ».
Plus loin, vous écrivez encore qu'« aucune mesure de suivi immédiat n'a été prise pour éviter la mise sur le marché d'eau minérale naturelle ne remplissant pas les conditions requises pour être commercialisée ».
J'aimerais savoir comment vous expliquer ce choix de la part du Gouvernement. En effet, il existe des précédents, même s'ils sont anciens, comme la source des Ménétriers qui a perdu son appellation d'eau minérale de sorte qu'elle vend désormais de l'eau de source, ou bien encore l'eau de Luchon. Comment expliquez-vous le choix de ne pas recourir à la méthode soit du déclassement, soit de la mise en demeure ?
Ensuite, dans la mesure où la ministre Pannier-Runacher était informée de l'illégalité d'un point de vue légal et administratif, elle avait l'obligation, selon le code de procédure pénale, d'en informer l'autorité judiciaire. Avez-vous pu discuter avec la ministre de ce point pénal ?
Mme Antoinette Guhl. - L'objet de cette mission d'information était précisément d'essayer de comprendre pourquoi la ministre n'a pas réagi, lorsqu'elle a été informée des faits. En réalité, il s'agit plutôt « des » ministres.
Tout le monde ayant été dûment informé de cette fraude et de ce plan de transformation, le choix a été fait de diligenter une série de contrôles. On ne peut donc pas dire que l'État n'a rien fait, puisque Mme Pannier-Runacher a saisi la DGCCRF, qui est dotée de pouvoirs de police et qui a alerté la justice au sujet des manquements de Nestlé Waters constatés dans les Vosges, et que, quelques mois plus tard, la ministre de la santé a mandaté l'Igas pour conduire une enquête. L'objectif était de s'assurer que l'eau qui était mise en vente ne pouvait pas entraîner de problème sanitaire.
Je maintiens toutefois qu'une fraude au consommateur n'a rien d'anodin et que la production aurait pu être arrêtée pour ce seul motif. Les ministres ont estimé qu'il leur fallait disposer de davantage d'informations sur une potentielle mise en danger de la santé des consommateurs, sur le recours par d'autres minéraliers à de telles pratiques et sur le caractère ponctuel ou permanent de celles-ci.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Ce faisant, Mme Pannier-Runacher n'a toutefois pas rempli ses obligations pénales ?
Mme Antoinette Guhl. - Je n'en suis pas certaine, car elle a tout de même saisi la DGCCRF.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Oui, mais elle n'a pas saisi la justice.
Mme Antoinette Guhl. - En tout état de cause, elle n'a arrêté ni la production ni la vente de ces eaux minérales qui n'en étaient pas, et elle ne les a pas déclassées non plus.
Elle n'a par ailleurs informé ni les consommateurs ni la Commission européenne, ce qu'elle était pourtant tenue de faire.
M. Laurent Burgoa, président. - L'ARS d'Occitanie a pourtant demandé la destruction d'un stock de bouteilles de Perrier et le préfet a rendu l'arrêté exécutoire.
Mme Antoinette Guhl. - Les services de l'État ont effectué un véritable suivi : certains des puits d'eau d'Hépar, de Contrex et de Perrier ont été fermés, car ils ne répondaient pas aux critères de pureté originelle. Les services de contrôle ont été au travail, mais la production n'a pas été arrêtée et les eaux n'ont pas été déclassées pour autant.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - En 2021, dans son rapport intitulé Les eaux minérales naturelles et eaux de source : autorisation, traitement et contrôle, l'Igas n'exclut pas les risques sanitaires.
Vous indiquez dans le rapport que, lors d'une concertation interministérielle dématérialisée qui a eu lieu les 22 et 23 février 2023, les préfets ont été autorisés à modifier les arrêtés d'autorisation d'exploitation des eaux minérales naturelles des sites de conditionnement de Nestlé dans les Vosges et dans le Gard afin de mentionner des seuils de microfiltration inférieurs à 0,8 micron. Or vous rappelez que l'Anses est favorable depuis 2001 à ce que ce seuil de 0,8 micron reste un plancher.
Comment les ministres justifient-ils cette décision contraire aux recommandations de l'Anses ?
Mme Antoinette Guhl. - Le compte rendu de la réunion interministérielle (RIM) n'indique pas expressément que les minéraliers pourront aller jusqu'à une microfiltration de 0,2 micron. Il précise seulement que les services de l'État doivent permettre le déploiement du plan de transformation de Nestlé Waters, qui inclut la microfiltration à 0,2 micron. Pour autant, ni le préfet du Gard ni le préfet des Vosges n'ont autorisé ce seuil de microfiltration, même si cela se pratique dans les faits. Les demandes en ce sens sont toujours en cours d'instruction.
M. Laurent Burgoa, président. - À quel niveau sont-elles en cours d'instruction ?
Mme Antoinette Guhl. - Dans les préfectures. Les préfets manifestent une certaine timidité à abaisser ce seuil.
M. Laurent Burgoa, président. - Est-ce qu'ils n'attendent pas que le Gouvernement prenne une décision ?
Mme Antoinette Guhl. - Lors de la RIM, le ministère de la santé et le ministère chargé de la consommation ont accepté le déploiement du plan de transformation, incluant la microfiltration à 0,2 micron. Les services de l'État sont donc « couverts » par la Première ministre de l'époque.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Estimez-vous que la microfiltration à 0,2 micron est conforme à la réglementation européenne ?
Mme Antoinette Guhl. - La Commission européenne a écrit noir sur blanc dans son rapport d'audit que la microfiltration à 0,2 micron contrevient à la réglementation européenne des eaux minérales.
M. Laurent Burgoa, président. - C'est en quelque sorte une non-décision officielle...
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Il n'y a pas d'autorisation à proprement parler, mais la microfiltration à 0,2 micron est pratiquée sans être validée.
Mme Antoinette Guhl. - Elle est pratiquée.
M. Laurent Burgoa, président. - Mais les préfets n'en ont pas connaissance ?
Mme Antoinette Guhl. - Ils ont été destinataires du compte rendu de la RIM.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - La RIM est soumise au principe de légalité. Si la décision n'est pas conforme au droit de l'Union européenne, celle-ci n'est pas valide.
Avez-vous des conseils à nous donner, sachant que nous nous rendrons dans le Gard afin d'étudier de plus près la traçabilité des eaux naturelles et des eaux Maison Perrier ?
Mme Antoinette Guhl. - Il vous faut auditionner la DGCCRF, qui est très au fait de l'ensemble des pratiques du secteur. Elle a daté la fraude, qui perdure tout de même depuis plus de quinze ans, et elle en a évalué le coût à 3 milliards d'euros. Je vous invite également à consulter l'ensemble des rapports qu'elle a réalisés sur Nestlé Waters, mais aussi sur Sources Alma.
M. Laurent Burgoa, président. - Les contrôleurs des ARS ont-ils selon vous les compétences et l'expérience adéquates ?
Mme Audrey Linkenheld. - Pourquoi n'évoquez-vous ni Sources Alma ni Cristalline dans votre rapport ? Il semble que des eaux de cette société soient pourtant concernées par les fraudes, même si Cristalline ne l'est pas.
M. Hervé Gillé. - Les décisions qui ont été prises lors de la réunion interministérielle n'étant adossées à aucun décret, arrêté ou circulaire, elles ne peuvent pas s'imposer. Cette interprétation est-elle exacte ?
Mme Antoinette Guhl. - La RIM n'a pas donné lieu à un éclaircissement de la réglementation et, en tout état de cause, n'a pas , en elle-même, de valeur juridique.
En ce qui concerne Sources Alma, un lanceur d'alerte dénonçait, dès 2020, des pratiques de filtration non autorisées. Ce dossier ayant été instruit par la justice dès juillet 2021, les ministres n'en ont pas été saisis. Nous ne l'avons donc pas inclus dans le périmètre du rapport, qui portait sur les défaillances de l'État.
Mme Audrey Linkenheld. - Mais est-ce que la procédure suit son cours ? Car j'ai lu dans la presse que les fraudes ne concernaient pas Cristalline.
Mme Antoinette Guhl. - Il est possible qu'il y ait un autre scandale. Le minéralier, dont j'ai rencontré les responsables, m'a indiqué que ces pratiques avaient été très ponctuelles et qu'elles avaient cessé.
Je ne suis pas en capacité de juger de la compétence des contrôleurs des ARS ou de la DGCCRF. J'ai toutefois observé que ces agents étaient volontaires et que leur travail était consciencieux. De nombreux contrôles, notamment inopinés, ont été effectués.
Pour autant, la Commission européenne a estimé que nos contrôleurs n'étaient pas en capacité de déceler l'ensemble des fraudes et qu'il conviendrait de les former davantage.
M. Laurent Burgoa, président. - Je vous remercie, ma chère collègue, de ce temps d'échange au sujet de votre rapport qui constitue une base de travail pour notre commission d'enquête.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Nicolas Marty, professeur des universités en histoire contemporaine à l'Université de Perpignan, auteur en 2013 du livre L'Invention de l'eau embouteillée
M. Laurent Burgoa, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons notre série d'auditions « introductives » destinées à clarifier les enjeux géologiques et physiques relatifs aux eaux souterraines.
Nous recevons M. Nicolas Marty, professeur agrégé d'histoire contemporaine à l'université de Perpignan, membre du laboratoire Framespa (France, Amérique, Espagne - Sociétés, Pouvoirs, Acteurs), unité mixte de recherche rattachée à l'université de Toulouse et au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Monsieur Marty, vous êtes titulaire d'une habilitation à diriger des recherches sur l'articulation entre normes et marchés dans le cadre de laquelle vous avez étudié la construction de la qualité de l'eau embouteillée en Europe aux XIXe et XXe siècles.
Une grande partie de vos travaux, dont votre thèse de doctorat, porte sur l'histoire de l'entreprise Perrier et, à travers elle, sur la transformation de l'eau minérale en produit de consommation, ainsi que sur la rupture avec un autre usage de l'eau minérale naturelle qu'est le thermalisme.
Nous vous interrogerons sur votre étude de cas concrets d'exploitation d'eau minérale, mais également sur vos réflexions plus générales relatives notamment aux mutations commerciales et aux incidences économiques du secteur des eaux minérales naturelles embouteillées, ainsi qu'à la confiance du consommateur en ce produit.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Marty prête serment.
M. Laurent Burgoa, président. - Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
M. Nicolas Marty, professeur des universités en histoire contemporaine à l'Université de Perpignan, auteur en 2013 du livre L'Invention de l'eau embouteillée. - Je n'ai ni lien ni conflit d'intérêts en relation avec cette commission d'enquête.
M. Laurent Burgoa, président. - Au début de l'année 2024, la presse s'est fait l'écho de pratiques illégales de certaines entreprises du secteur des eaux embouteillées, en particulier le recours à des traitements interdits sur des eaux minérales naturelles et de source. Progressivement, l'opinion publique a appris que ces pratiques et d'autres, comme des forages illégaux, existaient depuis plusieurs années et que l'État avait connaissance de certaines d'entre elles depuis au moins 2020.
Notre commission d'enquête vise à faire la lumière sur ce dossier, sous réserve des éventuelles procédures judiciaires en cours. Notre objectif est de nous assurer que la santé et la correcte information des consommateurs d'eaux minérales et eaux de source sont bien garanties et que les errements passés ont cessé. Nous souhaitons également établir les responsabilités industrielles, administratives et politiques dans la poursuite de certaines pratiques interdites et contribuer, le cas échéant, à restaurer la confiance dans un secteur industriel au poids économique crucial.
Nous souhaitons vous interroger, monsieur Marty, sur le fonctionnement du secteur des eaux minérales naturelles en France et sur sa part au sein de l'économie et de l'industrie de notre pays.
Pouvez-vous nous présenter l'évolution de la consommation d'eau minérale naturelle au cours du XXe siècle et comparer cette consommation avec celle de nos voisins européens ? Comment les eaux minérales naturelles françaises sont-elles perçues à l'étranger, notamment au regard de leurs vertus thérapeutiques alléguées ? Quel regard portez-vous sur le développement des « eaux de boisson », telle que celle commercialisée sous la marque Maison Perrier ? Que recouvre cette acception ?
M. Nicolas Marty. - En tant qu'historien, je m'intéresse aux trajectoires pour essayer de comprendre le présent. J'articulerai mon propos autour de trois points : la consommation d'eau en bouteille et l'image de ce produit ; les spécificités du marché français ; la trajectoire de régulation qui explique la situation, bien différente de celle de nos voisins européens, que nous connaissons aujourd'hui.
La consommation d'eau embouteillée a émergé au XIXe siècle, à partir des années 1840, sur le marché britannique, qui fut pionnier - cela explique du reste que de nombreux opérateurs industriels soient toujours britanniques. C'est ainsi que la source Perrier a été exploitée jusqu'en 1947 par des Britanniques.
Le marché français, qui fut lui aussi l'un des marchés européens les plus importants au XIXe siècle, peut être qualifié de fragmenté, socialement et géographiquement.
Fragmenté socialement, parce qu'en raison du coût élevé de l'eau en bouteille au XIXe siècle, sa consommation est réservée aux élites et constitue un élément de distinction. Les catégories populaires consomment des boissons hygiéniques, de l'eau de mauvaise qualité ou du vin, qui est considéré comme une boisson sûre.
Fragmenté géographiquement, car la consommation d'eau en bouteille se concentre dans les zones prisées par les élites, telles que la Riviera française, la région parisienne ou la Normandie.
La consommation a fortement augmenté au début du XXe siècle avant de se figer entre 1914 et les années 1950 du fait d'une longue période marquée par la guerre et de grandes difficultés économiques. Le véritable essor de la consommation d'eau en bouteille date des années 1960. Ce marché a ensuite cru continûment, si bien que la consommation, qui s'établissait à une dizaine de litres par habitant à la fin des années 1940, est passée à 130, voire à 140 litres par habitant dans les années 1990.
La consommation française était alors marquée par de grands changements : développement des réseaux de distribution, forte baisse de la consommation d'alcool, fort essor des achats dans la grande distribution, transformation des paysages, du rapport à l'environnement... Dans ce contexte, les eaux embouteillées étaient un produit rassurant, gage de santé et de pureté.
La consommation s'établit aujourd'hui en France entre 130 et 135 litres par habitant, au-dessus de la moyenne européenne, qui est d'environ 112 litres par habitant, mais très en deçà de la consommation de l'Italie ou de l'Allemagne. Par ailleurs, tandis que 80 % de la consommation française se concentre sur les eaux plates, nos voisins allemands préfèrent les eaux gazeuses, qui représentent 80 % du marché allemand. L'essentiel des eaux consommées en France - environ 60 % - relève de l'appellation eau minérale, les 40 % restants correspondant à l'eau de source.
Le marché européen est un marché mature qui croît peu, à hauteur de 0,2 % à 0,3 % par an, quand le marché asiatique croît de 12 % par an.
Le marché français est par ailleurs depuis toujours très concentré dans ce que les économistes nomment un oligopole. Dans les années 1950, trois opérateurs, dont le groupe Perrier, détenaient 80 % des parts de marché. Cet état de fait s'est confirmé dans les années 1980 et il s'est même accentué en 1992, lorsque Nestlé a racheté le groupe Perrier au point que Nestlé a été obligé de vendre une partie de ses actifs par l'Autorité de la concurrence afin d'éviter une position dominante.
Aujourd'hui, il existe trois gros opérateurs : Danone, Nestlé et Sources Alma. À eux trois, ils maîtrisent à peu près 60 % du marché. Derrière l'apparente diversité du rayon boissons dans les grandes surfaces s'opère en réalité un véritable contrôle par peu d'opérateurs. Chaque groupe a une stratégie de gamme, qui lui permet de décliner divers produits - eaux gazeuses, eaux fortement minéralisées, eaux faiblement minéralisées, eaux de source, eaux aromatisées, etc.
Le marché français présente la particularité d'être un marché national. Les produits phares, comme Perrier, Évian, Volvic, sont vendus sur tout le territoire national, ce qui entraîne d'importants coûts de distribution. Ce n'est pas le cas en Allemagne où les opérateurs sont locaux ou régionaux. Les produits circulent donc très peu. Par ailleurs, les emballages sont standardisés, ce qui permet de réemployer plus facilement les bouteilles et d'éviter les coûts de transport. Le marché français est également marqué par l'exportation : 30 % des produits sont destinés à l'export.
J'évoquerai ensuite la régulation : comment s'est-elle construite ? Cette question me tient particulièrement à coeur, car elle permet de comprendre pourquoi nous nous trouvons dans cette situation de forte concentration pour un produit dont le prestige repose sur des qualités thérapeutiques : l'eau minérale, mineralwasser en allemand, mineral water en anglais, agua mineromedicinal en espagnol. Différents noms pour un même produit : une eau qui sort de terre et qui présente certaines vertus pour la santé.
Les marchés se construisent socialement avec des acteurs qui sont en rapport de force les uns avec les autres : les acteurs marchands - les producteurs, les consommateurs -, mais aussi les experts qui interviennent pour réguler le marché et établir la définition de la qualité des produits. Celle-ci n'est pas la même en fonction des différents pays occidentaux.
Trois modèles de régulation ont émergé en Europe à la fin du XIXe siècle jusqu'en 1980, au moment de la convergence des normes.
Le premier est le modèle latin, qui prévaut en France, en Italie, en Espagne et en Belgique. Il s'appuie sur le caractère thérapeutique de l'eau embouteillée et repose sur un élément fondamental, à savoir une autorisation préalable de mise sur le marché. N'importe qui ne peut pas produire une eau minérale : un opérateur de santé doit avoir validé l'exploitation d'une source. En France, c'est l'Académie nationale de médecine qui donne son avis, validé par différents ministères et maintenant les préfectures. En Espagne, ce sont des laboratoires ou des universités régionales. C'est ce qui explique le petit nombre d'opérateurs et leur concentration : les coûts d'entrée sur le marché sont très élevés et l'exploitation nécessite une surveillance importante. Plus on avance dans le XXe siècle, plus d'ailleurs la liste des éléments de surveillance s'accroît. Voilà ce qui justifie la situation d'oligopole en France.
Les pharmaciens et les médecins ont joué un rôle très important dans ce phénomène ; ils ont défendu l'aspect thérapeutique, alors que ce principe ne faisait pas du tout consensus, comme en attestent les archives de la direction générale de la santé et de l'Académie nationale de médecine ou les divers rapports de l'inspection des fraudes. Pour eux, la régulation semblait absurde, car ces produits ne présentaient aucune garantie d'être des médicaments. Par ailleurs, les ingénieurs des mines ont également fortement contesté le fait que le produit de la station thermale soit le même que celui présent dans la bouteille. Dès le milieu du XIXe siècle, l'embouteillage entraîne en effet des modifications. Je pense, par exemple, à la décantation.
Quoi qu'il en soit, malgré les contestations, les médecins ont fini par imposer leur avis. Il faut reconnaître qu'ils avaient des intérêts dans les stations et dans les compagnies. C'était notamment le cas pour la Compagnie fermière de l'établissement thermal de Vichy (CFV), qui comprenait des médecins dans son conseil d'administration. Au-delà, c'était aussi une façon pour eux d'affirmer leur pouvoir et leur autorité sur ces questions. Il y avait une vraie sincérité : la thérapeutique thermale est défendue en France de manière solide.
Le deuxième modèle est le modèle britannique, que je qualifierai de libéral. C'est le modèle du « buyer beware » : il revient à l'acheteur de faire attention à ce qu'il achète. N'importe qui peut donc produire de l'eau minérale, il faut juste que le consommateur ne soit pas trompé et que l'étiquette apposée sur le produit précise la composition de la boisson. Les consommateurs aiment le sucre et les colorants ? On en met dans la boisson ! Il n'y a dans ce deuxième modèle de commerce des eaux minérales aucune régulation ni définition du produit. Les acteurs qui ont ici joué un rôle sont les chimistes. Ils contrôlent ces eaux minérales comme n'importe quel autre produit alimentaire. Un exemple typique d'eau minérale britannique est Schweppes, qui a fabriqué de l'eau artificielle, puis y a mis du sucre, etc. Après la Seconde Guerre mondiale, ces boissons ont été appelées des soft drinks en raison de la forte influence américaine.
Le troisième modèle de régulation est le modèle germanique, qui repose sur l'analyse des constituants chimiques : est qualifiée de minérale une eau ayant au moins un certain seuil de minéraux par litre. Cela ne s'est pas fait sans mal. Une longue période de contentieux entre les différentes entreprises s'est conclue par des accords de branches. Un contentieux très célèbre est celui de la société Apollinaris, qui commercialise une eau qualifiée de « minérale naturelle gazeuse ». Or l'opérateur procédait à une décantation - c'est le cas pour toutes les eaux gazeuses - afin d'éviter les dépôts en fond de bouteille. Il a été attaqué au début du XXe siècle par des producteurs d'eaux minérales artificielles, qui ont contesté le caractère « naturel » de l'eau Apollinaris ainsi embouteillée. D'où l'idée de s'appuyer plutôt sur la minéralité du produit.
Dans les années 1970-1980, la Communauté européenne a cherché à faire converger ces normes, les eaux minérales britanniques ou allemandes ne pouvant être vendues en France sous une telle appellation. Certains ont tenté de le faire en passant par les opérateurs de santé, mais c'était assez compliqué.
Un grand travail a ainsi été accompli, qui a débouché sur la première directive européenne : la directive 80/777/CEE du Conseil du 15 juillet 1980 relative au rapprochement des législations des États membres concernant l'exploitation et la mise dans le commerce des eaux minérales naturelles, sorte de compromis entre les versions latine et germanique. La directive de 2009 relative à l'exploitation et à la mise dans le commerce des eaux minérales naturelles a un peu relégué au second plan le caractère thérapeutique de ces eaux, mettant surtout l'accent sur leur minéralité et leur pureté originelle.
Il existe une autre forme de convergence des normes par le biais du Codex Alimentarius qui consiste à se mettre d'accord sur la qualité des aliments. La vision européenne a heurté très fortement la vision anglo-saxonne, notamment américaine, qui défend l'aliment parfait, pur, ne présentant absolument aucun risque. Pour les Américains, une eau qui n'est pas traitée est une eau dangereuse qui ne doit pas être mise entre les mains des consommateurs. Ce n'est pas du tout la vision des Français et des Européens pour qui une eau minérale peut contenir des germes, qui ne sont pas tous toxiques. C'est absolument un repoussoir pour les États-Unis. C'est pourquoi le traitement de l'eau de Perrier ne leur a posé aucun problème !
Le Codex Alimentarius n'a pas abouti à une convergence complète, notamment du fait de la position de la Food and Drug Administration (FDA) américaine. Mais nous sommes parvenus à un compromis pour maintenir la place de la vision française et germanique dans le fonctionnement général de la régulation. Même la directive de 2009 est un compromis entre les différentes formes de régulation.
Pendant ces négociations, la France a défendu ses minéraliers comme des « champions nationaux » et sa vision de la régulation, car les enjeux en matière d'exportation et de concurrence étaient très importants, comme le rappelait à juste titre la Chambre syndicale des eaux minérales. Malgré l'absence de consensus en France, les négociateurs des années 1980 jusqu'en 2009 ont défendu cette vision de la régulation des eaux minérales, vision qui a pourtant toujours été contestée dans le temps par plusieurs opérateurs. Dès le XIXe siècle, les agents des contributions indirectes, notamment, considéraient qu'il fallait une seule appellation : « eau de table ». Ils ne voyaient aucune raison de ne pas taxer certaines consommations qui n'étaient pas thérapeutiques et relevaient du simple rafraîchissement.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Merci de cet exposé à travers le temps. Pour en revenir au présent, comment considérez-vous les différents scandales ayant concerné les eaux embouteillées ? Quel effet ont-ils eu sur ce marché que vous décrivez comme oligopolistique ? Existe-t-il des précédents de chocs de confiance négative dans l'histoire des embouteilleurs en raison de fraudes à la réglementation ?
M. Nicolas Marty. - Je n'ai pas été étonné par ce qui s'est passé. Les opérateurs ont toujours su s'adapter à la situation pour « contourner » les difficultés. Il s'agit de produits qui bénéficient d'une excellente réputation : ils sont très régulés, très surveillés. Ils sont accompagnés par les autorités administratives et médicales.
Il existe une récente perte de prestige du fait de l'utilisation massive du plastique. L'eau embouteillée est l'un des produits qui diffusent massivement du plastique à usage unique en France depuis la fin des années 1960, alors que les opérateurs pourraient utiliser des bouteilles en verre consignées, comme cela se pratique en Allemagne.
Il y a eu effectivement des crises de confiance dans le passé comme lorsque l'on a trouvé du benzène en 1990 dans les bouteilles de Perrier en raison de problèmes dans le système d'embouteillage. La gestion de crise du président du groupe de l'époque, Gustave Leven, qui a décidé de retirer du marché plusieurs millions de bouteilles, a donné lieu à de nombreuses analyses.
J'ai évoqué tout à l'heure la question de la décantation. Pendant plus de soixante-dix ans, elle n'a pas été autorisée ; pourtant, les opérateurs la pratiquaient, comme en attestent les ingénieurs des mines et les agents de la répression des fraudes. La réaction de l'administration et des opérateurs était alors la même qu'aujourd'hui pour les traitements : ils éprouvaient une sorte de gêne à l'idée de nuire à la commercialisation d'un produit qui demeurait néanmoins sain.
La décantation ne nuit en effet pas à la qualité sanitaire du produit. Elle remet juste en question la fiction selon laquelle l'eau présente dans la bouteille serait exactement la même que celle qui jaillit de la source. Idem pour les traitements, qui ne sont pas a priori négatifs. Ils protègent même le consommateur de la présence de germes pathogènes. Pour autant, ils entraînent une tromperie, puisqu'une eau minérale naturelle, par définition, ne doit pas être traitée et doit rester dans sa pureté originelle. Les conséquences de cette pratique sur la réputation de ces eaux restent néanmoins difficiles à évaluer, car nous manquons de recul. Seule certitude, la découverte, dans les années 1920 ou 1930, du recours à la décantation pour les eaux gazeuses n'a pas entraîné de perte de confiance.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Dans le prolongement de vos propos, quel est votre avis sur cette gradation entre eau minérale naturelle, eau de source, eau de boisson ? Que pensez-vous du développement actuel des eaux de boisson ? Je pense à Maison Perrier, qui commercialise une eau issue de la source Perrier, mais qui est traitée et que l'on assume comme telle.
Vous avez évoqué la question du verre et du plastique. Quelle est l'histoire de la victoire du plastique sur le verre en France ? Pourquoi les choses se sont-elles passées autrement en Allemagne ?
M. Nicolas Marty. - La gradation entre les trois niveaux n'est pas absurde. Toute la difficulté est de savoir à partir de quand l'eau est dite « minérale » et à partir de quand elle devient une eau de boisson, parce qu'elle a été traitée. Il faut soit avoir complètement confiance dans le producteur soit renforcer les contrôles, sachant qu'il existe en enjeu très fort, notamment pour Perrier. Lorsque Nestlé Waters a racheté la marque Perrier, son objectif pendant assez longtemps a été de produire du Perrier ailleurs qu'à Vergèze, notamment en Égypte. Un arrêt de la cour administrative de Marseille avait permis d'éviter cette délocalisation. Commercialiser une eau de boisson Perrier ne permettra-t-il pas de contourner ce problème ? S'il ne s'agit pas d'une eau minérale, pourquoi ne pas la produire en Indonésie ?
Vous m'avez questionné sur la trajectoire des emballages. J'ai consacré un article intitulé The true revolution of 1968 à cette question, qui m'a beaucoup intéressé. « Maxi Vittel » est la première bouteille plastique à avoir été commercialisée. Les embouteilleurs français ont énormément diffusé la bouteille plastique. Ce phénomène est lié au caractère oligopolistique et au marché national. Les bouteilles produites à Vittel sont expédiées et consommées dans toute la France. Pour les réemployer, il faut donc aussi les faire revenir de toute la France, ce qui a mis un frein au système de la consignation, d'autant que des opérateurs comme BSN - Danone aujourd'hui - se sont opposés à la standardisation, perçue comme non favorable à la commercialisation des produits.
Ce n'est pas ce qui s'est passé en Allemagne où les producteurs locaux et régionaux se sont associés pour créer une bouteille, la Perlenflasche, la « bouteille perlée ». Il s'agit d'une bouteille standard en verre pour tous les producteurs d'eau minérale. Si une bouteille venant de Prusse était consommée en Bavière, elle pourrait y rester pour y être réembouteillée. C'est un système extrêmement vertueux, que les opérateurs français combattent, car ils refusent de renoncer à la forme particulière de leur bouteille, comme c'est le cas de Perrier. Il faudrait passer par une décision politique si l'on veut standardiser ces emballages.
Mme Florence Lassarade. - Perrier a fait un formidable coup de com' en 1990, en rappelant toutes les bouteilles, les ventes avaient ensuite explosé.
M. Nicolas Marty. - C'était effectivement une gestion de crise réussie.
Mme Florence Lassarade. - Nous avons travaillé il y a quelques années, sur l'initiative de Marta de Cidrac, sur la consigne, mais nos propositions ont été complètement retoquées dans l'hémicycle.
M. Nicolas Marty. - La consigne telle qu'elle était prévue par la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (Agec) constituait une bonne solution. Des opérateurs travaillent en ce moment pour établir qu'une bouteille recyclable est toujours moins vertueuse que le réemploi d'une bouteille en verre. La recyclabilité est, selon moi, le piège d'une circularité faible. Mieux vaudrait viser le réemploi, qui est lui véritablement circulaire.
M. Hervé Gillé. - Merci de cette mise en perspective historique intéressante. Il y a eu des évolutions sociétales importantes, y compris en matière d'acceptabilité, avec une bascule entre l'aspect thérapeutique et l'aspect sanitaire.
Pour ce qui nous concerne, nous nous intéressons davantage au volet sanitaire qu'au volet thérapeutique. L'inquiétude n'est pas la même s'agissant de la décantation ou de la filtration, car le risque sanitaire est forcément différent. Nous sommes aujourd'hui beaucoup plus exigeants en matière de transparence et de respect des normes. J'aimerais avoir votre avis sur ce point.
Se pose également la question de la gestion de crise. Le rappel massif des bouteilles de Perrier a apporté une plus-value à l'époque, contrairement à ce qui s'est passé au cours de la séquence que nous venons de vivre. On constate à l'heure actuelle l'émergence de mouvements industriels importants - vous avez parlé d'oligopole -, Danone souhaitant apparemment racheter San Pellegrino et Perrier à Nestlé. Les plaques tectoniques sont en train de bouger. Qu'en pensez-vous ?
Mme Audrey Linkenheld. - Hervé Gillé a parlé de l'acceptabilité sur le plan sanitaire. Une autre évolution notable à travers l'histoire est celle de la santé environnementale. On a commencé à évoquer les sujets d'écologie en abordant la question des emballages. Je ne l'apprends à personne, notre environnement se dégrade. À l'époque où ont commencé à être commercialisées les eaux minérales, tout l'enjeu était de démontrer que leur consommation était meilleure pour la santé que l'eau courante, voire le vin. Aujourd'hui, les eaux minérales doivent faire la preuve, non plus qu'elles sont meilleures que l'eau courante, mais qu'elles ne sont pas moins mauvaises. C'est un peu paradoxal.
Que pensez-vous de cette inversion des valeurs en matière de santé environnementale, alors que celles-ci avaient justement permis la naissance des eaux minérales ?
M. Nicolas Marty. - Ce qui est sûr, c'est que les eaux minérales sont beaucoup plus chères.
On est passé d'un volet thérapeutique à un volet sanitaire. Il faudrait analyser précisément la méfiance des consommateurs à l'égard de l'eau distribuée, eau qui est aussi très fortement discutée aujourd'hui.
Dans la hiérarchie des pertes de confiance, je crains que l'eau potable ne soit davantage mise en question que les eaux embouteillées, ces dernières continuant à bénéficier d'une confiance forte.
M. Hervé Gillé. - Ce n'est pas sûr, c'est en train de changer.
M. Nicolas Marty. - C'est possible.
Au-delà de cette vision globale - je vous ai donné des chiffres à l'échelle nationale -, il existe des disparités très fortes selon les régions. Par exemple, la consommation d'eau embouteillée est très forte dans le nord et l'ouest de la France, alors qu'elle est beaucoup plus faible dans les zones méditerranéennes, pyrénéennes et alpines. En effet, dans ces zones, la confiance dans les réseaux d'eau est plus importante qu'ailleurs. L'articulation entre ces deux paramètres est forte.
Sur la gestion de crise, étant historien, je n'ai pas d'avis ni de leçons à donner. Celle-ci me semble toutefois désastreuse : on a tout appris par la bande, alors qu'en jouant cartes sur table ces révélations auraient pu être tout à fait acceptables. On sait qu'il y a un risque. Je trouve que les opérateurs n'ont pas été particulièrement brillants.
Sur l'achat de San Pellegrino et Perrier par Danone, il faudrait savoir ce qu'en pense l'Autorité de la concurrence : cela concerne une grande marque, qui pourrait devenir plus importante encore.
M. Olivier Jacquin. - J'apprécie particulièrement votre mise en perspective historique, qui donne un relief particulier à la problématique qui nous intéresse.
Pendant des décennies, avez-vous dit, la décantation a été effective sans être autorisée par l'administration. Vous avez conclu en affirmant qu'il n'y avait pas de danger pour le consommateur.
Laissez-vous entendre que, pour les pouvoirs publics, ce produit aurait un statut particulier, si bien que ce n'est pas si grave si les règles ne sont pas totalement respectées ? Peut-on faire un raccourci et appliquer ce raisonnement à la crise actuelle ?
M. Nicolas Marty. - Je confirme que, pendant des décennies, la décantation n'était pas autorisée, alors qu'elle avait lieu. Aujourd'hui, elle fait l'objet d'une régulation. La décantation est connue et autorisée et on continue de parler d'eau minérale naturelle malgré cette décantation. L'administration a fermé les yeux pendant très longtemps sur cette pratique, parce qu'elle ne mettait pas en danger la vie des consommateurs et que cela protégeait un système globalement vertueux. En effet, l'eau minérale est un bon produit ; elle n'est ni alcoolisée ni sucrée.
La répression des fraudes était vent debout contre cette pratique, mais les rapports sont restés sans suite : ils dorment dans les archives de la direction générale de la santé - je pourrai vous les transmettre.
Selon moi, ce qui se produit depuis 2022 se rapproche beaucoup de la pratique de la décantation. Alors que les autorités auraient dû alerter, il semble qu'elles aient plutôt accompagné et les alertes n'ont pas été déclenchées aussi rapidement qu'elles auraient dû l'être. Je rappelle que le traitement est interdit dans les eaux minérales.
On aurait pu provisoirement faire passer ces eaux dans la catégorie « eau de source ». C'était possible. Par exemple, Volvic a d'abord été une eau de source et a attendu pendant près d'une décennie avant d'obtenir le statut d'eau minérale.
Par conséquent, s'il y a des risques, il ne serait peut-être pas absurde de dégrader pendant quelques mois une eau minérale en eau de source ou en eau de boisson, puis de l'« upgrader », quand la situation redevient bonne. Ce serait aussi une façon de prendre les consommateurs pour des adultes.
Mme Antoinette Guhl. - Vous avez expliqué que la France était un grand exportateur d'eau minérale naturelle et que les règles étaient différentes ailleurs.
La question qui se pose aujourd'hui, avec Nestlé Waters France, c'est notamment celle de la fabrication, plus spécifiquement de la production pour le marché américain. Tous les minéraliers ont-ils une marque spécifique pour le marché américain ? La patronne de Danone à qui j'ai demandé si Évian était vendu aux États-Unis m'a répondu qu'Évian n'était vendu que dans les pays où l'eau minérale naturelle non traitée était acceptée. Contrairement à Évian, il existe du Perrier vendu aux États-Unis qui est traité.
Les eaux minérales sont une grande fierté française.
M. Nicolas Marty. - À juste titre, parce que ce sont de belles entreprises et de bons produits.
Madame la sénatrice, vous me posez une question à laquelle je ne sais pas répondre. Évian a beaucoup vendu aux États-Unis à la fin des années 1960 et au début des années 1970. C'était de l'eau minérale française qui n'était pas traitée : l'entreprise ne produisait pas un produit spécifique pour les États-Unis, sinon des bouteilles en verre qui ne revenaient pas.
La question s'est posée au moment où il a fallu établir une définition des produits dans le cadre du Codex Alimentarius. L'enjeu était important, parce qu'il était associé aux négociations de l'Organisation mondiale du commerce : qu'allait-on pouvoir échanger et avec quelle qualité ? C'est à ce moment-là que la question s'est posée pour les États-Unis. Nestlé Waters vend des eaux traitées aux États-Unis pour avoir la garantie que ce produit sera accepté par la FDA. Pour Évian ou d'autres marques, je ne sais pas.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Cette commission d'enquête doit établir un certain nombre de faits, mais doit également formuler des recommandations.
À votre avis, pour l'opinion publique, qu'est-ce qu'une eau minérale naturelle par rapport à une eau de source et qu'est-ce qu'une eau de source par rapport à une autre boisson ?
Pensez-vous que, pour des raisons de lisibilité, qui plus est sur un marché extrêmement concentré, il faudrait envisager un système simple et repérable comme le Nutri-score, par exemple avec un système d'étoiles ? Pour qu'une eau minérale naturelle soit reconnue comme telle, il faudrait remplir un certain nombre de critères, ce qui justifierait son prix ; à l'inverse, si la qualité de l'eau se dégradait, elle pourrait s'appeler eau minérale traitée, eau de source ou eau de boisson. Pour les entreprises, ce pourrait être incitatif.
Je rebondis sur ce qu'a dit Hervé Gillé sur la question sanitaire. Des industriels ont triché pour atteindre une certaine qualité sanitaire. C'est un paradoxe ! Afin que leurs eaux ne soient pas déclassées, ils trichent pour atteindre une certaine qualité sanitaire et une certaine sûreté du produit. Il y a là une injonction paradoxale. Ils ont triché pour conserver l'appellation d'eau minérale naturelle, l'État n'a pas déclassé leurs produits, alors qu'il aurait peut-être fallu le faire pour avoir des garanties sanitaires.
Quels points de sortie imaginez-vous face à cette situation ?
M. Nicolas Marty. - Les consommateurs ont une connaissance globale intuitive par les prix. Puisque l'eau minérale est plus chère que l'eau de source, ils se disent qu'elle est de meilleure qualité - ce n'est d'ailleurs pas nécessairement vrai. À vrai dire, je pense que personne ne comprend rien à la régulation et à la différence entre les trois catégories de boisson.
Je pense qu'il est tard pour supprimer l'appellation « eau minérale naturelle », qui est maintenant bien installée dans les représentations des consommateurs. En revanche, on pourrait donner un accès plus complexe, parfois même un accès temporaire, à des opérateurs qui pourraient alors faire le choix de produire moins et de vendre plus cher. C'est ce qui aurait pu se passer : puisqu'ils ne pouvaient pas produire de l'eau minérale, ils auraient pu arrêter aussi de la produire comme telle. Ce n'est pas si absurde. Après tout, Coca-Cola vend dans le monde entier une eau de boisson qui est la même partout. Ce n'est pas une eau minérale. L'entreprise a sa force de vente, son marketing et elle arrive à survivre...
Sur la question des portes de sortie, mon point de vue est confus. Il me semble que la hiérarchie entre les eaux a fait ses preuves et que l'eau minérale naturelle, en raison de ses caractéristiques favorables à la santé, mérite de se maintenir.
M. Laurent Burgoa, président. - Je vous remercie de votre intervention. Votre point de vue d'historien a enrichi la connaissance des membres de la commission d'enquête.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Guillaume Pfund, docteur en géographie économique, chercheur à l'université Lumière Lyon II (en téléconférence)
M. Laurent Burgoa, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons notre série d'auditions introductives destinées à clarifier les enjeux géologiques et physiques relatifs aux eaux souterraines.
Nous avons souhaité entendre M. Guillaume Pfund, membre de l'unité mixte de recherches Environnement, Ville, Société, sous la tutelle du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), des universités Lyon II et Lyon III, de l'École normale supérieure de Lyon, de l'École nationale d'architecture de Lyon, ainsi que de l'École des mines de Saint-Étienne.
Monsieur, vous êtes chercheur en sciences sociales et vos travaux de thèse portent sur le développement territorial de la filière « eau minérale naturelle », afin de servir deux types d'usage que sont le thermalisme et l'embouteillage. Vous étudiez les interactions, parfois conflictuelles, entre les acteurs économiques de ces deux domaines, dans une logique d'« économie de proximité », ainsi que les différents moyens de valorisation de la ressource qu'est l'« eau minérale naturelle », selon l'acception juridique du terme.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Pfund prête serment.
M. Laurent Burgoa, président. - Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts.
M. Guillaume Pfund, docteur en géographie économique, chercheur à l'université Lumière Lyon II. - Je n'ai aucun lien d'intérêts.
M. Laurent Burgoa, président. - L'objet de nos premières auditions est d'apprécier la situation actuelle des eaux souterraines dans notre pays et d'en comprendre les enjeux. Comme vous le savez, la France est le troisième producteur mondial d'eau minérale en Europe, le premier exportateur mondial d'eau embouteillée, et ce tout en exploitant une cinquantaine d'usines seulement.
Nous souhaitons vous entendre sur la gestion et la valorisation de l'eau minérale naturelle, ainsi que sur les conflits d'usage que vous identifiez, notamment entre l'industrie thermale et celle des minéraliers.
Comment la gestion de l'eau minérale naturelle est-elle répartie entre son usage à des fins thermales et son usage destiné à la consommation, via l'embouteillage ?
Dans quelle mesure les vertus thérapeutiques prêtées à l'eau minérale naturelle influencent-elles aujourd'hui le comportement du consommateur ? Les révélations sur le traitement de l'eau embouteillée ont-elles eu un impact quantifiable sur cette consommation ?
Pouvez-vous nous présenter les contours de la notion juridique d'« eau minérale naturelle » ? Vous semble-t-elle satisfaisante au regard des différents risques de pollution qui pèsent sur la ressource en eau ?
Quels conflits économiques identifiez-vous autour de la gestion de l'eau sur le territoire national, mais également sur le territoire belge, que vous incluez également dans vos recherches ?
Quels enjeux identifiez-vous à court et moyen termes autour de la gestion de l'eau, tant au niveau local entre les différents acteurs qu'au niveau macroéconomique, sur l'évolution du secteur du thermalisme, ainsi que de la consommation d'eau embouteillée ?
M. Guillaume Pfund. - Mesdames, messieurs les sénateurs, mes travaux de thèse ont porté sur les eaux thermominérales et leur double usage en France et en Belgique.
Il existe bien un certain nombre de dysfonctionnements.
Les modifications réglementaires décidées par le Gouvernement au regard du problème témoignent d'une gestion à court terme. À mon sens, il serait nécessaire de procéder à une réforme de l'appareil réglementaire sur les eaux minérales naturelles, car il est aujourd'hui vieillissant. Pour régler ce premier dysfonctionnement, il faudrait une volonté politique d'envergure, notamment sur les périmètres de protection, pour renforcer de manière exhaustive la protection des gisements d'eau minérale naturelle (EMN).
Ce n'est actuellement pas le cas, puisque l'outil réglementaire dont on dispose a été bâti pour répondre à une problématique quantitative de la ressource en eau au XIXe siècle et jusqu'aux années 1930 ; or, aujourd'hui, nous sommes face à une problématique de qualité de la ressource. Par conséquent, l'appareil réglementaire actuel ne répond pas forcément aux objectifs, ce qui pose problème. Une réforme me semble tout indiquée pour mieux prendre en compte les problématiques de qualité des EMN et de protection durable des gisements.
À ma connaissance - et c'est le deuxième dysfonctionnement -, aujourd'hui, il n'y a plus d'inventaire exhaustif des émergences d'eau souterraine ou d'eau minérale : jusqu'à la décentralisation, celui-ci était réalisé par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Aujourd'hui, ce sont les dix-huit agences régionales de santé (ARS) qui doivent mettre à jour cette base de données. C'est fait de manière hétérogène, par manque de moyens, parfois par manque de compétences, puisqu'il n'y a plus d'hydrogéologues dans les ARS. Ce constat a déjà été dressé en 2016 à l'Assemblée nationale. Cela pose problème au regard de l'exercice du pouvoir régalien de l'État. En effet, la ressource en eau souterraine a été reconnue juridiquement dès le XVIIIe siècle comme un bien d'État.
Le troisième dysfonctionnement est lié au manque de connaissances hydrogéologiques sur le fonctionnement des gisements : quand on connaît mal les gisements hydrominéraux, on ne peut pas les protéger. Aujourd'hui, la majorité des sites en France sont très mal connus : les connaissances hydrogéologiques se concentrent sur les sites à fort enjeu industriel, c'est-à-dire le secteur minéralier - Évian, Vittel... Cela entraîne des risques écologiques et économiques.
Le développement du savoir hydrogéologique afin d'améliorer la protection constitue un enjeu fort. C'était d'ailleurs l'une des quatre pistes d'amélioration du rapport sénatorial d'information sur les politiques publiques en matière de contrôle des traitements des eaux minérales naturelles et de source du mois d'octobre 2024 : accroître les connaissances en hydrosystème.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous évoquez un appareil réglementaire vieillissant. Pouvez-vous être plus précis et nous indiquer les défaillances, acteur par acteur ? Par ailleurs, quelles pistes de solution suggéreriez-vous ? Notre commission d'enquête cherche aussi à formuler des propositions sur l'appareillage réglementaire et la réponse publique face à un scandale industriel.
Vous semblez recommander une forme de recentralisation des compétences autour du BRGM.
M. Guillaume Pfund. - L'appareil réglementaire actuel est le fruit d'une agrégation commencée au XVIe siècle, à l'intérieur de laquelle tout ce qui relève de la protection a été élaboré au XIXe siècle et jusqu'aux années 1930.
Aujourd'hui, l'appareil réglementaire s'articule autour de deux outils juridiques.
D'une part, il existe un périmètre sanitaire d'émergence (PSE), qui est un périmètre très restreint autour de chacune des émergences. Il s'agit d'un périmètre obligatoire : chaque émergence doit avoir son PSE à jour. À ma connaissance, les embouteilleurs respectent cette contrainte réglementaire. En revanche, dans le secteur thermal, les PSE ne sont pas à jour : la quasi-totalité d'entre eux datent du XIXe siècle et du début du XXe siècle et n'ont pas été actualisés. Ce point a également été relevé à l'Assemblée nationale.
D'autre part, et c'est le plus important, il existe un périmètre de protection, que les propriétaires de la ressource en eau ou l'exploitant peuvent mobiliser. Il n'est pas obligatoire et n'est élaboré que sur la base du volontariat. Le périmètre de protection est beaucoup plus large et prend normalement en compte une partie du gisement d'eau minérale naturelle.
Je rappelle qu'un gisement est composé de trois entités : premièrement, la zone des émergences, qui est en surface ; deuxièmement, la zone souterraine, qui correspond à la zone de transit des eaux minérales naturelles, lesquelles descendent et remontent au travers des roches et se chargent en minéraux ; troisièmement, la zone des impluviums, où toutes les eaux de pluie pénètrent dans le sol.
Un gisement est fait de ces trois caractéristiques. S'il convient de toutes les protéger, l'effort doit plus particulièrement porter sur les zones d'émergence et sur les zones d'impluvium, qui sont vulnérables à des formes de pollution anthropique.
Le périmètre de protection, outil juridique facultatif, ne correspond pas aujourd'hui à 100 % du gisement, que ce soit l'impluvium ou la zone d'émergence ; donc il y a un décalage entre l'outil juridique et la surface à protéger. Cet outil, qui permet d'imposer aux tiers des limitations d'activité, est néanmoins assez vieillissant.
Si on la compare à d'autres pays européens, la France, qui a été pendant longtemps une référence en matière d'appareil réglementaire, fait aujourd'hui un peu pâle figure. La Belgique, par exemple, a su changer sa législation en 1991 pour l'adapter à la perception des risques. Au début du XXe siècle, la crainte était que les forages diminuent les débits, mais la qualité de l'eau n'était pas prise en considération. Aujourd'hui, tout est différent et la Belgique a su évoluer à cet égard, en créant quatre périmètres de protection différents, toujours facultatifs, mais redéfinis avec des hydrogéologues en fonction du temps de parcours de l'eau. Chaque site d'embouteillage se voit appliquer ce nouveau zonage, qui va également plus loin en matière de contraintes, notamment pour ce qui est de l'utilisation de produits phytosanitaires.
Mais je vous rappelle que cette réforme belge date déjà de 1991 : il y a donc quelque chose de mieux à construire chez nous, même si nous pouvons nous inspirer de nos voisins d'outre-Quiévrain.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Dans votre article d'octobre 2024 publié dans Environnement Magazine, vous dites que seuls quelques grands sites, notamment Évian et Vittel, se sont donné les moyens de réaliser des recherches approfondies pour connaître leur gisement. Le paradoxe, c'est que c'est justement par ces grandes marques que le scandale est arrivé, avec la révélation de traitements illégaux pour faire face à la dégradation de la ressource en eau. Qu'en pensez-vous ?
M. Guillaume Pfund. - Il faut bien comprendre que chaque gisement est une entité particulière, chacune ayant son propre fonctionnement.
À Évian, par exemple, l'impluvium est dans les hauteurs, sur les massifs, et les zones d'émergence sont plutôt dans la plaine. Aussi, l'impluvium est plutôt protégé des activités humaines. En outre, les surfaces agricoles entourant la zone d'émergence sont plutôt petites. La protection est ainsi facilitée.
À Vittel-Contrexéville, la configuration est totalement différente : la zone d'émergence est comprise dans la zone des impluviums, en plaine, les émergences ne sont pas toujours très profondes, si bien que la protection naturelle est relativement faible, et les exploitations agricoles sont assez nombreuses. C'est plus compliqué à gérer.
En raison des carences réglementaires des périmètres de protection, les grands embouteilleurs ont développé des gouvernances partenariales pour gérer le risque de pollution anthropique d'origine agricole.
À Évian, l'Association de protection de l'impluvium de l'eau minérale d'Évian (Apieme) gère le risque avec les agriculteurs sur une base contractuelle facultative. Je le redis, le risque est ici plus facilement gérable que dans d'autres sites, parce que les surfaces agricoles ainsi que le nombre d'agriculteurs sont réduits.
À Vittel, une gouvernance partenariale a également été mise en place, pas sur le même modèle, mais également sur la base du volontariat. Aujourd'hui, 70 % des agriculteurs y adhèrent. À partir de 1992, Nestlé Waters a procédé à Vittel, comme le faisait Danone à Évian, à des achats massifs de terres, avec ensuite une mise en location sur la base d'une charte de bonnes pratiques agricoles - ni produits phytosanitaires ni engrais, régulation des fumures, etc. Seulement, j'y insiste, nous sommes sur la base du volontariat et cela ne concerne que 70 % des agriculteurs ; il reste donc 30 % du problème.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Y a-t-il eu amélioration de la qualité de l'eau depuis que ces contrats ont été mis en place ?
M. Guillaume Pfund. - Le seul indicateur pertinent dont nous disposons est le taux de nitrates. De 8,8 milligrammes par litre avant 1992, il est tombé à 4 milligrammes par litre. Il a donc été divisé par deux. Par rapport au risque sanitaire, on est bien en dessous du seuil réglementaire, qui est de 15 milligrammes par litre. Le problème a donc été pris à bras-le-corps par les minéraliers au sens large pour juguler ce risque, puisqu'il y a un fort enjeu économique derrière.
Pour autant, le directeur d'Agrivair, une filiale de Nestlé Waters dont le rôle est de préserver la qualité de l'eau sur l'impluvium de Vittel, m'a indiqué, lorsque je me suis entretenu avec lui dans le cadre de ma thèse, que les taux avaient tendance à augmenter de nouveau à cause des exploitations limitrophes des zones où les agriculteurs ont contractualisé. Ce sont parfois les mêmes agriculteurs qui, d'un côté, signent la charte avec Nestlé Waters sur les terres qu'ils louent et, de l'autre, font un peu ce qu'ils veulent sur les terres mitoyennes dont ils sont propriétaires. Aussi, on voit réapparaître des intrants phytosanitaires, des engrais, etc.
M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Si je résume, il faut élargir le périmètre de protection à toute la surface du gisement et muscler les obligations à respecter.
Nous auditionnions hier un représentant du BRGM, qui identifie deux sources de pollution anthropique : les activités humaines alentour et les forages eux-mêmes, qui peuvent être des points d'entrée de pollution de la nappe phréatique. Est-ce que vous avez des éléments sur des risques liés à des forages plus ou moins bien faits ou gérés ?
M. Guillaume Pfund. - Les forages récents présentent peu de risques, au contraire des plus anciens. À Bagnères-de-Luchon, la source appartient à la commune et l'embouteillage était réalisé par Intermarché. Le puits n'était pas assez profond et des modifications de composition sont progressivement apparues. Malgré trois tentatives de nouveaux forages et faute de connaissances hydrologiques suffisantes, jamais une eau naturelle pouvant bénéficier de l'agrément EMN n'a pu être retrouvée et l'activité s'est arrêtée. Je pourrais citer d'autres exemples en France.
Mme Audrey Linkenheld. - Merci beaucoup pour toutes ces précisions qui éclairent utilement l'audition que nous avons eue hier avec le BRGM. Vous avez dit qu'il vous semblait nécessaire d'élargir les périmètres de protection. Est-ce que vous souhaitez qu'ils soient rendus obligatoires ?
En ce qui concerne les PSE, lorsque des embouteilleurs ferment des forages, parce que la qualité de l'eau n'est plus suffisamment au rendez-vous et qu'ils ont l'autorisation d'en ouvrir d'autres, est-ce qu'ils doivent refaire leur PSE ou, en tout cas, le faire évoluer ? Est-ce que vous pouvez nous dire comment évolue le nombre de PSE en France ? Est-ce qu'il est stable ? Dans l'article qu'a mentionné le rapporteur tout à l'heure, vous soulignez que la mise en oeuvre de ces PSE est difficile à contrôler, notamment en milieu urbain. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus ?
M. Guillaume Pfund. - Quand j'évoquais l'appareil réglementaire, je parlais à la fois des PSE et des périmètres de protection. À mon sens, il faut une réflexion globale avec des hydrogéologues compétents en la matière. Il serait peut-être nécessaire de définir quatre zones, comme en Belgique, pour englober la totalité du gisement. Sur le périmètre de protection, je suis partisan d'un outil réglementaire obligatoire sur tout le territoire français, pour toutes les eaux minérales naturelles, afin de juguler le risque écologique et économique de manière exhaustive. Le caractère facultatif nous amène à une réglementation à deux vitesses qui n'est pas souhaitable.
En ce qui concerne les PSE, chaque émergence, chaque forage doit avoir son périmètre. Un PSE se présente sous la forme d'un ouvrage fermé et d'un espace grillagé de quelques mètres autour. Quand un embouteilleur ou un établissement thermal ferme ou n'utilise plus un ouvrage, il doit le condamner. Et tout nouveau forage appelle la création d'un nouveau PSE.
Mme Audrey Linkenheld. - Et sur les difficultés de contrôle ?
M. Guillaume Pfund. - Auparavant, toutes les déclarations étaient centralisées par le BRGM, qui avait ses propres hydrogéologues. Aujourd'hui, ce sont les dix-huit ARS qui doivent faire ce travail et elles n'ont pas les compétences en interne. Les renseignements intégrés sont de surcroît moins exhaustifs. Ainsi, nous avons beaucoup moins de données qu'auparavant et nous nous heurtons à des carences en moyens humains.
Mme Antoinette Guhl. - Vous avez parlé de Vittel et de Contrex, mais vous oubliez Hépar. Vous vantez la gouvernance partenariale et la qualité de l'eau obtenue, comme le BRGM l'a fait hier. Je suis tout de même un peu étonnée, puisque nous avons découvert que Vittel, Contrex et Hépar étaient traitées depuis longtemps contre les pollutions. En aviez-vous connaissance avant les révélations récentes ?
Par ailleurs, vous avez beaucoup écrit sur la gestion raisonnée de la ressource. Cela n'a pas été le cas pour Hépar, puisque l'on sait maintenant qu'il n'y a plus suffisamment d'eau.
Je suis donc assez dubitative sur la qualité de cette gouvernance participative, puisqu'il y a eu à la fois pollution et raréfaction de la ressource. Quel est votre sentiment ?
M. Guillaume Pfund. - À Évian, la gouvernance est mixte, avec l'Apieme, qui regroupe depuis 1992 la société anonyme des eaux minérales d'Évian (SAEME), c'est-à-dire l'embouteilleur, les quatre communes d'émergence et les neuf communes de l'impluvium. C'est donc une gouvernance publique-privée, avec des actions par projet qui sont financées aux deux tiers par le groupe Danone et à un tiers par les quatre communes d'émergence, qui perçoivent la surtaxe d'embouteillage.
Cette solution a été rendue possible par le rapport de force des acteurs locaux, avec un modèle de concession unique permettant un contrôle de l'accès à la ressource « eau minérale » assuré par les communes d'Évian-les-Bains et de Publier. La concession est attribuée à Danone pour un certain nombre d'années, qui assure l'exploitation thermale, l'embouteillage, ainsi que la gestion de l'hôtel, des thermes et du casino. On retrouve ce modèle à Volvic depuis 2006, à Saint-Galmier depuis 2010 et à La Salvetat-sur-Agout depuis 2012.
Vittel-Contrexéville, c'est complètement différent, puisque le contrôle de la ressource en eau y est historiquement privé. C'est Agrivair, filiale de Nestlé Waters, qui gère la gouvernance partenariale, notamment avec les agriculteurs. Les collectivités locales ne sont associées que ponctuellement, en fonction des projets. Par exemple la commune de Vittel a conclu un accord avec Nestlé Waters pour participer à l'entretien du parc thermal ouvert au public, qui appartient à Nestlé Waters. Ce fonctionnement a été dupliqué à Vergèze pour la source Perrier.
Ce qui fonctionne bien à Évian, en raison d'un rapport de force particulier, n'est pas transposable ailleurs.
Mme Marie-Lise Housseau. - Sur les périmètres de protection, vous semblez considérer que notre appareil de protection est assez obsolète et que le traitement différencié par les ARS n'est pas satisfaisant. Quelles sont vos préconisations ? Faut-il unifier la réglementation, avec une cellule nationale dédiée, de sorte que tous les embouteilleurs soient traités de la même façon ?
M. Guillaume Pfund. - En fait, les trois dysfonctionnements doivent être traités dans le cadre d'une réforme unique. Il faut un socle commun et exhaustif pour tous les gisements d'eau minérale naturelle en France. Au plan local, les adaptations nécessaires doivent être mises en oeuvre de manière fine avec des hydrogéologues en fonction des risques et des caractéristiques de chaque gisement. C'est l'articulation qui a été trouvée en Belgique.
Au-delà de l'appareil réglementaire, il faut mettre en place une forme de gouvernance qui ne serait pas facultative et qui associerait les acteurs concernés, c'est-à-dire les acteurs de la filière EMN, les communes d'émergence et les communes d'impluvium. Pour ce qui est du financement de cette gouvernance, la surtaxe d'embouteillage me semble constituer un outil très adapté. Finalement, il s'agirait de flécher tout ou partie de cette surtaxe d'embouteillage au service de la gouvernance et de la protection des gisements dans leur ensemble. C'est ce qui se fait en partie aujourd'hui, notamment à Évian, où les communes d'émergence financent un tiers des actions de la gouvernance partenariale.
Enfin, nous devons retrouver une base de données solide et exhaustive. Pour ce faire, deux solutions : soit les ARS s'appuient sur les compétences du BRGM, soit on recentralise tout au profit de ce dernier.
M. Laurent Burgoa, président. - Monsieur Pfund, je vous remercie de toutes ces précisions qui alimenteront notre réflexion.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 10.