Mercredi 5 juin 2024

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 10 heures.

Audition de M. Emmanuel Chiva, Délégué général pour l'armement (ne sera pas publié)

Cette audition ne fera pas l'objet d'une publication sur le site du Sénat.

Cette audition n'a pas fait l'objet d'une captation vidéo.

Proposition de règlement relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense - Examen de la proposition de résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité

M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons ce matin le rapport de notre collègue Jean-Luc Ruelle sur la proposition de résolution européenne, adoptée par la commission des affaires européennes, portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement relatif à l'établissement du programme pour l'industrie européenne de la défense. La question que pose ce texte est simple : jusqu'où aller en matière de défense sans réviser les traités ?

M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - Dans un contexte inédit d'un conflit de haute intensité aux portes de l'Europe, la défense européenne a fait des progrès majeurs ces derniers mois. En 2023, deux textes ont été adoptés en urgence, afin de permettre le soutien à la production de munitions (le règlement dit « ASAP »), et de faciliter les acquisitions conjointes de matériel (l'instrument dit « EDIRPA »). Ces deux instruments prennent fin en 2025.

Le 5 mars dernier, en application du principe d'autonomie stratégique collectivement fixé au Sommet de Versailles de mars 2022, le commissaire Thierry Breton présentait une feuille de route visant à poursuivre et amplifier ces efforts, intitulée « stratégie pour l'industrie européenne de défense », « EDIS » en abrégé.

Beaucoup d'acronymes, je vous l'accorde ; s'il fallait n'en retenir qu'un, ce serait la proposition de règlement européen visant à mettre en oeuvre cette stratégie EDIS, appelé aussi règlement « EDIP », applicable à partir de 2025 et qui nous intéresse aujourd'hui.

Je débuterai mon propos par un rappel de la procédure, celle-ci n'étant pas très usitée au sein de notre commission. L'article 88-6 de la Constitution autorise les deux chambres du Parlement à émettre des avis motivés sur le respect, par un projet de texte européen, du principe de subsidiarité. Ce principe, qui régissent la répartition des compétences partagées entre l'Union européenne et les États membres, veut que lesdites compétences soient exercées là où elles le seraient le plus efficacement. Ce contrôle du respect de la subsidiarité est du ressort de la commission des affaires européennes du Sénat dont les avis motivés peuvent également être instruits par d'autres commissions concernées par le sujet. Notre commission se plie peu à cet exercice, la politique étrangère et la défense étant de la compétence des États membres.

Depuis l'agression russe de l'Ukraine, l'Union européenne joue cependant un rôle nouveau dans le soutien aux capacités de défense du continent, rôle clairement affirmé par cette proposition de règlement EDIP. Il n'est aujourd'hui pas question de débattre en détails des dispositions du règlement mais d'examiner ce projet au regard du principe de subsidiarité, invoqué par la Commission. Voici, à grands traits, ce qu'il contient.

Un premier pilier vise à renforcer la compétitivité de la base industrielle et technologique de la défense européenne (EBITDE), en créant par exemple des structures pour programmes d'armement européens, destinées à regrouper la demande de produits de défense tout au long de leur cycle de vie.

Un deuxième pilier vise à créer un « marché de la défense intégré, qui permette aux États de bénéficier d'une meilleure défense à un moindre coût » pour reprendre les termes de l'ancienne secrétaire d'État aux affaires européennes Laurence Boone.

Le troisième pilier déploie des mesures destinées à contribuer « au redressement, à la reconstruction et à la modernisation de la BITD ukrainienne et à son intégration progressive dans la BITDE ».

Le financement de la programmation EDIP 2025-2027 fait l'objet de dispositions spécifiques.

Les objectifs poursuivis se comprennent aisément : améliorer la compétitivité de la BITD européenne, remédier à la fragmentation du marché européen de la défense, afin de limiter la dépendance du continent aux fournisseurs extérieurs, notamment les Etats-Unis, et soutenir les capacités de défense propres des États membres et, enfin, mieux coordonner leurs politiques de défense respectives.

Ce projet de règlement soulève néanmoins plusieurs difficultés. D'abord, la Commission, arguant de l'urgence, n'a pas réalisé d'étude d'impact du règlement EDIP. Des consultations ont certes eu lieu pour élaborer la stratégie EDIS mais, sur un texte aux conséquences aussi lourdes pour la souveraineté nationale, et d'application directe, son absence constitue un manquement grave.

Ensuite, le règlement a la caractéristique inusuelle d'être assis non pas sur une, mais sur quatre bases légales : l'article 173 du traité sur le fonctionnement de l'UE, relatif aux conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie de l'Union ; l'article 114, relatif au marché intérieur ; l'article 212, relatif à la politique de coopération de l'Union avec des pays tiers ; l'article 322, relatif aux règles financières internes, la Commission proposant d'allouer 1,5 milliard d'euros à ce programme jusqu'en 2027. Pour vous donner un ordre de grandeur, le budget du Fonds européen de défense s'élève à 7,9 milliards d'euros pour la période 2021-2027.

Une précision de jurisprudence sur la multiplicité de ces fondements s'impose : la Cour de Justice de l'UE admet qu'un texte puisse être fondé sur plusieurs bases juridiques, pour peu qu'elles n'emportent pas des procédures incompatibles entre elles, mais la Cour se réserve aussi le droit de dire si, compte tenu du centre de gravité du texte, un seul fondement n'aurait pas été préférable.

Il est surtout significatif qu'aucune des bases retenues ne relève de la politique de défense commune ! Et pour cause : il ressort de la lecture combinée des articles 4, 5, 42 et 45 du traité sur l'UE que la politique de défense reste une compétence nationale, la politique de sécurité et de défense commune s'exerçant dans un cadre intergouvernemental.

Entrons plus avant dans l'examen de la conformité des bases juridiques invoquées et des dispositions du règlement au regard de la subsidiarité. Le recours à l'article 322 ne semble soulever aucune difficulté.

Sur le fondement de l'article 173, sont notamment créées les structures pour programmes d'armement européens (SEAP), qui jouent le même rôle que celui dévolu aux Coopérations structurées permanentes. Le SGAE estime que les incitations financières promises aux États dans ce cadre pourraient créer des distorsions de concurrence puisque n'en bénéficieraient pas les équipements issus de coopérations classiques - dans le cadre de l'organisation conjointe de coopération en matière d'armement par exemple. Les SEAP introduisent la Commission européenne dans ce qui relève pour l'heure de l'intergouvernemental.

L'article 114 pose, de plus gros problèmes de subsidiarité encore. Lors des consultations menées par la Commission sur la stratégie EDIS, certains États membres, dont la France, avaient dit leur opposition à l'utilisation de cette base légale, qui ne confère pas un pouvoir législatif général pour réglementer le marché intérieur. Cette opposition faisait suite à celle des présidents et rapporteurs de la commission des affaires européennes et de notre commission, qui avaient même écrit en juin 2023 à la Première ministre. Les dispositifs envisagés sur ce fondement avaient alors été sortis du règlement ASAP. Les voilà de retour dans le règlement EDIP.

L'article 40 autorise la Commission à cartographier les chaînes d'approvisionnement de l'Union dans le secteur de la défense. L'article 41 lui permet d'assurer un suivi régulier des capacités de fabrication de l'Union à l'approvisionnement en produits nécessaires en cas de crise. L'article 14 permet, lui, l'établissement d'un catalogue unique, centralisé et actualisé des produits de défense mis au point par la BITDE. Ces mécanismes, qui regroupent des informations sensibles sans filtre étatique, sont toujours aussi intrusifs dans l'organisation de la défense nationale. Et, si j'osais déborder de la question de la subsidiarité, j'ajouterais que mieux vaudrait cartographier ce que les États membres achètent à l'extérieur, ou réfléchir à la création d'un label européen « souveraineté », à l'instar des critères ESG.

Mais le projet de règlement va plus loin encore. Son article 57 crée un conseil de préparation industrielle dans le domaine de la défense pour aider à la programmation et à l'acquisition conjointes d'équipement de défense, favoriser la coordination et la résolution des conflits des plans d'acquisition des États membres, et fournir des orientations stratégiques pour mieux faire coïncider l'offre et la demande. Ces fonctions sont déjà en partie assurées par l'Agence européenne de défense. Sa réactivité a certes été questionnée depuis février 2022.

Mais, dans la perspective qui est la nôtre aujourd'hui, il faut surtout se souvenir que son fonctionnement est intergouvernemental, tandis que ce nouveau conseil, chargé d'assister la Commission, serait présidé par la Commission elle-même et empièterait donc significativement sur les attributions des États membres en exerçant des compétences que les traités ont pris soin de leur réserver.

Les articles 43 à 50 de la proposition de règlement prévoient que des régimes d'« état de crise d'approvisionnement » et d'« état de crise d'approvisionnement liée à une crise de sécurité », lorsqu'une telle crise est « survenue » ou « réputée être survenue », pourraient être activés en cas de risque de perturbation grave d'un produit nécessaire en cas de crise. Ces régimes permettraient à la Commission d'adopter des mesures préventives, de collecter des informations et de passer des commandes prioritaires, et des sanctions frapperaient les opérateurs qui ne s'y conformeraient pas. L'activation de ce régime serait certes décidée par le Conseil, mais à la majorité qualifiée, et non à l'unanimité !

Les commandes prioritaires seraient certes soumises à l'accord préalable de l'État membre dans lequel est établi l'entreprise concernée. Mais il emporte la suppression de la responsabilité contractuelle des entreprises, ce qui pourrait porter préjudice à certains intérêts industriels, et pourrait avoir un effet indirect sur les exportations, pénalisant surtout les pays dotés d'une BITD significative.

Il pourrait enfin heurter les dispositions relatives à la sécurité des approvisionnements des forces armées que nous avons inscrites dans la dernière loi de programmation militaire. Or en cas de conflit de normes, vous le savez, ce n'est pas le droit national qui prime mais le droit européen. Pourtant, quoi de plus souverain que la décision portant sur l'état d'exception et les moyens d'y faire face ? Invoquer à ce propos, l'article 114 du TFUE, relatif au fonctionnement du marché intérieur comme base juridique semble hors de propos.

L'article 51 de la proposition de règlement dispose encore que les États membres, en régime d'état de crise d'approvisionnement liée à la sécurité, s'abstiennent d'imposer des restrictions au transfert de produits de défense. Le ministère des armées voit d'un mauvais oeil que l'on rogne les pouvoirs de l'État de contrôler, par la délivrance préalable d'une licence, d'éventuels réexports de ses produits de défense à l'extérieur de l'Union, et je crois que, sur ce point encore, nous pouvons partager ses vues.

Enfin, un mot sur le soutien et l'intégration de la BITD ukrainienne : il s'agit de faire bien plus que de soutenir la BITD ukrainienne puisque l'exposé des motifs du projet de règlement reconnaît qu'il s'agit d' « aider l'Ukraine à s'aligner progressivement sur les règles, normes, politiques et pratiques (l'« acquis ») de l'Union en vue de son adhésion future à l'Union ».

Le Sénat a certes marqué son soutien à l'Ukraine à plusieurs reprises, notamment à ses forces armées, et il est vrai que le pays a obtenu le statut de pays candidat à l'adhésion. Cela étant, le but poursuivi par le texte excède très manifestement l'objet de l'article 212 du traité sur le fonctionnement de l'UE, relatif à la coopération économique, financière et technique avec des pays tiers. Et je ne parle pas même de l'article 49 du TUE, qui stipule que « les conditions de l'admission et les adaptations que cette admission entraîne en ce qui concerne les traités sur lesquels est fondée l'Union, font l'objet d'un accord entre les États membres et l'État demandeur. Ledit accord est soumis à la ratification par tous les États contractants, conformément à leurs règles constitutionnelles respective ».

Pour toutes ces raisons, la commission des affaires européennes a estimé que le projet de règlement ne respectait pas le principe de subsidiarité, voire qu'il confiait à la Commission des compétences que les traités n'ont pas prévu de partager entre elle et les États membres. J'adhère complètement à cette position qui découle des auditions que nous avons réalisées conjointement du SGAE, du ministère des affaires étrangères, du ministère des armées et de la direction générale de l'industrie de défense de la Commission européenne. J'ai en outre auditionné une professeure de droit européen, qui m'a beaucoup éclairé sur les enjeux de ce texte. La résolution portant avis motivé soumis à votre vote sera en conséquence similaire à celui adopté par la commission des affaires européennes.

Nous sommes nombreux à poursuivre l'objectif consistant à renforcer l'autonomie stratégique du continent. Cela étant, la situation géopolitique autorise-t-elle à s'affranchir des textes qui fondent l'État de droit en Europe ? La réponse doit être négative car, d'une part, le motif pour s'engager dans cette voie, à savoir la recherche l'efficacité, est questionnable, et je n'ai pas encore tout dit à ce sujet. EDIP doit permettre d'industrialiser et de faciliter l'acquisition conjointe de produits développés dans le cadre de projets du Fonds européen de défense, mais les critères d'éligibilité, tel celui d'absence de contrôle exercé par des pays tiers, semblent d'une souplesse excessive. La possibilité de financement de production sous licence semble même en contradiction avec les conditions posées par le Fonds.

D'autre part, certaines fonctions clairement dévolues à la Commission par ce texte pourraient être exercées par des instances intergouvernementales qui existent déjà : l'Agence européenne de la défense, les coopérations structurées permanentes, l'organisation conjointe de coopération en matière d'armement, laquelle inclut le Royaume-Uni, ou encore la Banque européenne d'investissement, dont nous avons déjà appelé à faire évoluer le mandat pour qu'elle soutienne l'industrie de défense.

Enfin, une question demeure : comment ce projet s'articule-t-il avec les dispositifs existants dans le cadre de l'OTAN ?

Derrière ces imprécisions, ces redondances et les risques de dysfonctionnement, qui font de ce texte un projet inabouti, se trouve, selon moi, une tentative évidente de captation du pouvoir des États au profit de l'Union à la faveur d'un contexte de crise grave au plan régional. Ce texte est exemplaire d'un dévoiement de certaines institutions de l'UE.

Il est heureux que dans le cas précis de ce projet de règlement, les États membres notamment au travers de leur Parlement fassent ressortir les anomalies entachant ce type de texte et de tentative, à la fois sur le plan des bases juridiques mais également sur les aspects opérationnels tels qu'évoqués plus haut.

Vous m'aviez précédemment désigné en tant que rapporteur sur l'accord aérien entre l'UE et les pays de l'Asean, de telles anomalies opérationnelles avaient déjà été mises en évidence.

Nous devons apporter la plus grande vigilance aux travaux des institutions communautaires et nous assurer qu'elles demeurent bien dans le cadre des pouvoirs accordés par les traités actuellement en vigueur.

M. Didier Marie. - Je remercie le rapporteur pour la qualité de son travail. Il est positif que l'Europe s'intéresse davantage à la défense pour renforcer la sécurité des Européens et agir dans la crise que nous traversons. Depuis l'agression de la Fédération de Russie, l'Europe s'est engagée et a gagné en efficacité en investissant plus et mieux. La France a soutenu les initiatives de la Commission, notamment la boussole stratégique.

La Commission s'engage crescendo. Il est vrai que l'Agence européenne de défense, fondée sur une approche intergouvernementale, n'a pas très bien fonctionné dans la crise ukrainienne, certains États membres invoquant l'article 346 du TFUE pour freiner son action. L'industrie de défense reste faible, fragmentée, et dépendante en matières premières, en composants comme en produits finis. D'où les initiatives de la Commission, soutenues par les États membres, qui ont donné lieu aux instruments EDIRPA et ASAP. Le règlement que nous examinons ce jour s'appuie sur ces deux outils mais va plus loin en définissant un cadre sécurisant les approvisionnements et en en allouant 1,5 milliard d'euros au programme EDIP.

J'en viens à la subsidiarité. La décision de la Commission a été prise dans l'urgence et sans concertation, ce qui est un problème. Heureusement que ce texte, qui aurait pu passer sous les radars, est examiné au titre de la subsidiarité. Il interroge la relation entre la Commission et les États membres et méritera donc un examen au fond. Si les États membres reconnaissent à la Commission la possibilité de définir une stratégie globale et prévoir les moyens de la mettre en oeuvre, ils s'inquiètent d'une communautarisation rampante de la défense, inquiétude que je partage.

La commission des affaires européennes souligne que plusieurs dispositions du texte sont contestables et vont au-delà de ce que prévoient les traités : sur la surveillance des chaînes d'approvisionnement, la collecte d'information, la cartographie, l'exigence de réalisation de stocks, la mise en place de commandes prioritaires en cas de crise assorties de sanctions, la remise en cause du contrôle des États sur la délivrance de autorisations d'exportations, les attributions du conseil de préparation industrielle... Le risque, à terme, c'est que la Commission puisse décider du type d'équipement à produire et d'imposer des standards, ce qui serait préjudiciable aux industries nationales.

Nous partageons donc les conclusions des rapporteurs de la commission des affaires européennes et de notre rapporteur. Si l'Union doit intervenir, les États doivent garder la main sur le choix des programmes et nous devons privilégier une stratégie intergouvernementale s'appuyant davantage sur la coordination et la mise à disposition de moyens. Les États doivent donc valider les décisions de la Commission en amont comme en aval.

Nous devons préserver notre modèle de production fondé sur des commandes d'État et des exportations, mais tout en nous connectant mieux au marché européen pour relever les défis. Nous devons veiller à ce que la Commission consolide les moyens financiers dans la durée, à l'articulation entre les politiques européennes et nationales tout en préservant la souveraineté des États membres. Tout ceci doit aboutir à la création d'un pilier européen de défense au sein de l'Otan.

Tout ceci atteste d'un vrai déficit démocratique et de la nécessité d'un contrôle du Parlement européen sur la Commission en matière de défense, et pose en définitive la question de la création d'un commissaire à la défense au sein de la future Commission.

M. Ronan Le Gleut. - Je rejoins le rapporteur dans ses conclusions mais ce vote ne doit pas nous faire oublier la nécessité d'un réveil stratégique européen à la veille des élections présidentielles américaines. Si le candidat Trump arrivait au pouvoir, et même s'il décidait de maintenir son pays dans l'Otan, ses déclarations affaiblissent de fait la portée de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord. Compte tenu du pivot asiatique des Etats-Unis depuis les années Obama, l'Europe doit s'engager plus avant dans une défense commune, car nous ne pourrons pas compter éternellement sur les Etats-Unis pour nous défendre. L'autonomie stratégique européenne est notre horizon.

M. Olivier Cadic. - J'aurai un regard un peu différent sur le texte qui nous est soumis, et je remercie d'ailleurs Ronan Le Gleut pour son alerte. Un conflit bouleverse nécessairement l'environnement, que l'on finit par ne plus reconnaître. Vient un moment où l'on n'a plus le temps de chercher à se coordonner ou de se poser des questions. Souvenons-nous de l'épidémie de Covid, dernière grande crise rencontrée par l'Europe : il a alors fallu réagir et innover hors du cadre prévu par les traités. Faute de commandes européennes, réalisées par la Commission, certains pays auraient été aidés et pas d'autres.

Nous pouvons certes marquer notre opposition à cette initiative. Mais après ? Comment avance-t-on, alors que les gens qui sont en face de nous sont capables de produire des munitions ? Référencer les besoins de manière centralisée sera nécessaire, et tout reste ici sous contrôle. Je suis par conséquent gêné par l'approche très critique que j'ai entendue. Je reviens de la Paris Cyber Week : nous n'avons plus la taille critique pour répondre à nos difficultés dans le domaine cyber. Nous avons auditionné récemment un industriel français qui nous a dit sa dépendance aux commandes étrangères, car les commandes d'État ne sont pas suffisantes. Il faut donc aller plus vite, ce que l'échelle nationale ne permet pas.

J'entends bien les remarques et réserves, qui sont fondées, mais nous avons vraiment besoin d'avancer. Je ne soutiendrai donc pas ce texte.

M. Cédric Perrin, président. - Les mesures exceptionnelles prises dans le cadre de l'instrument ASAP, par exemple, doivent rester exceptionnelles. Nous parlons de défense, c'est-à-dire de souveraineté, qui n'est pas exactement un sujet banal.

Mme Hélène Conway-Mouret. - En 2019, Ronan Le Gleut et moi-même avions publié un rapport sur la défense européenne, intitulé « le défi de l'autonomie stratégique », dans lequel nous préconisions que la défense soit propulsée au niveau politique. Nous devons être en capacité de répondre collectivement à des défis qui sont eux-mêmes collectifs. J'avais donc accueilli très positivement la nomination de Thierry Breton à la tête d'un portefeuille très large, incluant pour la première fois la défense. Et force est de reconnaître qu'il a été capable de bousculer les choses.

Est-ce cependant le moment d'aller beaucoup plus loin, alors que la BITD, notamment française, est en voie de consolidation, et tente même de changer de braquet ? Il va falloir que nous continuions à y réfléchir. Je ne sais si la proposition qui nous est faite trace la meilleure voie à suivre, mais il nous faut atteindre la masse critique nécessaire, notamment sur les plans financier et démographique, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

M. Philippe Folliot. - Trois sujets se télescopent : l'Otan, l'Union européenne, et les sujets industriels. Même si Trump est réélu, je pense que les États-Unis resteront dans l'Otan, même si la position du pays dans l'alliance soulève de nombreuses incertitudes. Dans l'Union européenne, de nombreux progrès ont été faits dans le domaine de la défense, même si le choix entre Europe de la défense et pilier européen de l'Otan n'est pas tranché.

Quant au troisième point, force est de constater que, depuis février 2022, 78 % des achats de matériel de défense effectués par les États membres l'ont été à l'extérieur de l'Union européenne. Il y a donc des marges de progression pour que l'argent que l'Union européenne consacre à soutenir l'industrie de défense revienne sur le continent. Il faut par ailleurs regarder les choses en face : sur certains points, les intérêts français et allemands divergent. Si nous faisons plus dans un cadre européen, quel modèle primera ? Ces deux questions sont d'importance, notamment à l'égard des pays d'Europe centrale et orientale qui achètent leur matériel quasi-exclusivement aux Etats-Unis.

M. Akli Mellouli. - La résolution ne nous demande pas si nous sommes pour ou contre une défense européenne - nous sommes tous pour - et l'attitude protectionniste sur la défense ne veut pas dire l'opposition à l'Europe. Les conséquences qu'aura l'éventuelle réélection de Trump ne sont pas non plus le sujet. C'est du respect des traités qu'il s'agit ce matin, et de ce que l'on peut effectivement transférer à l'Union européenne. Nous nous plaignons de ne pas avoir d'Europe politique et nous laissons la Commission nous dicter quoi faire ! Ne nous trompons pas de débat : votons sur la conformité de la proposition de règlement aux traités, et poussons pour une Europe politique.

M. Claude Malhuret. - Je ne me placerai pas sur le plan juridique. Contrairement à ce que j'entends parfois, nous sommes en guerre, parce qu'on nous a déclaré la guerre : la Russie, la Chine, la Corée du Nord, l'Iran, tous les jours, nous déclarent la guerre ! Je ne comprends d'ailleurs pas que nos dirigeants européens s'obstinent à déclarer qu'ils veulent la paix et que nous ne sommes pas en guerre.

Nous sortons d'une audition au cours de laquelle nous avons échangé sur le fait que les Russes ont fabriqué 2 millions d'obus de 120 et 152 mm en un temps record, quand nous mégotons depuis deux ans sur le soutien à l'Ukraine et le passage en économie de guerre ! Et quand Trump sera réélu président des États-Unis, un problème se rajoutera à la liste.

Dans ce contexte, considérer les propositions de la Commission comme des oukases, c'est lui faire un mauvais procès : la Commission ne fait rien qui n'agrée aux États. Nous restons sous ce rapport dans un modèle analogue à l'américain, et il n'y a là nul coup de force de la Commission. Je rejoins donc Olivier Cadic : nous sommes bien contents de nous être affranchis des contraintes face à l'urgence ces deux dernières années, et il faut poursuivre dans cette voie car, deux ans après, l'urgence est encore plus grande. Je ne soutiendrai donc pas non plus cette résolution et remercie néanmoins le rapporteur pour son exposé très détaillé.

La résolution portant avis motivé est adoptée.

La réunion est close à 12h30.