Lundi 18 mars 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 16 h 45.
Audition de M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État, directeur de l'Agence des participations de l'État (APE).
Monsieur Zajdenweber, vous avez été nommé, le 14 septembre 2022, par décret du président de la République, commissaire aux participations de l'État, directeur de l'APE. Il s'agit d'un service à compétence nationale, créé en 2004 et placé sous l'autorité du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Incarnant l'État actionnaire, sa mission principale est de gérer le portefeuille de participations de l'État.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alexis Zajdenweber prête serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État. - Je ne dispose d'aucun intérêt dans le groupe TotalEnergies ni dans l'un de ses concurrents du secteur de l'énergie.
Au titre de mes fonctions de commissaire aux participations de l'État, je siège au conseil d'administration d'EDF, où je représente l'État. Je précise que la rémunération versée par EDF à ce titre est directement versée au budget de l'État.
Je n'assure aucune prestation de conseil au bénéfice de TotalEnergies ou de l'un de ses concurrents.
Pour être complet, je précise également que l'APE ne gère aucune participation dans TotalEnergies, laquelle ne figure pas parmi les entreprises relevant du périmètre de l'Agence. TotalEnergies est un concurrent de plusieurs entreprises dont l'État est actionnaire, au premier rang desquelles EDF et Engie. Par ailleurs, TotalEnergies a noué des relations partenariales avec plusieurs de ces entreprises. Compte tenu du rôle et du poids de TotalEnergies dans l'économie française, il est possible que nombre d'entreprises du portefeuille de l'APE aient des relations commerciales ou d'affaires avec TotalEnergies, mais je ne suis évidemment pas en mesure de les détailler, en raison du périmètre du portefeuille de nos entreprises.
M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.
Monsieur le commissaire, je vous cède la parole pour un propos liminaire. Vous répondrez ensuite à mes questions, à celles du rapporteur et à celles de l'ensemble des membres de la commission d'enquête.
M. Alexis Zajdenweber. - Je souhaite avant tout souligner que l'État n'est pas aujourd'hui actionnaire de TotalEnergies et qu'il n'existe aucune réflexion en cours en ce sens. Ce sujet a suscité des débats lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2024, et le Gouvernement a précisé à cette occasion qu'il n'avait pas l'intention d'investir au capital de TotalEnergies. Parmi les arguments avancés, il a été rappelé notamment que la capitalisation boursière de ce groupe présentait peu ou prou aujourd'hui l'équivalent de la valeur totale du portefeuille de l'État actionnaire.
Ensuite, je rappelle que la longue histoire de Total, et d'Elf avant le groupe actuel, avec l'État actionnaire est largement antérieure à la création, en 2004, de l'APE, laquelle a permis de professionnaliser, de centraliser la gestion des participations publiques et d'améliorer la capacité d'en rendre compte au Parlement. Dans mon propos liminaire, je ferai état d'un certain nombre d'éléments historiques, pour lesquels nous avons dû nous livrer à des recherches qui relèvent de l'archéologie, si j'ose dire ; elles peuvent être lacunaires, et j'espère qu'il ne nous en sera pas tenu rigueur. Nous pourrons répondre par écrit à un certain nombre de questions, si nos réponses vous semblent imprécises, en raison de cet état de fait.
Enfin, je précise que j'interviens au nom de l'APE, qui est l'État actionnaire, mais il existe d'autres gestionnaires d'actifs et de participations publics : Bpifrance et la Caisse des dépôts et consignations (CDC).
Ayant exprimé ces trois réserves, je rappellerai, dans mon propos liminaire, des éléments généraux relatifs à la raison d'être, au périmètre, aux objectifs et aux moyens d'action de l'État actionnaire, puis j'aborderai la manière dont la capacité d'intervention de l'État s'est historiquement appliquée au cas de Total, sous les réserves que je viens d'exprimer.
Notre raison d'être tient au fait que, dans certains cas, il est pertinent que l'État soit actionnaire de tout ou partie du capital de certaines sociétés commerciales, qu'il s'agisse d'assurer la défense d'intérêts souverains ou de combler des défaillances de marché, liées au financement à long terme ou à la gestion de monopoles naturels.
Pour autant, nous modérons ces affirmations : l'État actionnaire n'est pas toujours l'instrument le plus adapté de l'intervention de la puissance publique dans l'économie. L'État possède une vaste palette d'outils : la régulation, la taxation, les subventions et autres mécanismes. Comparée à ces outils, l'intervention de l'État actionnaire ne semble pas toujours nécessaire ou pertinente, en particulier dans des secteurs très régulés. Aussi, le simple fait d'appartenir à un secteur stratégique ou lié à l'intérêt général n'est pas nécessairement une raison suffisante pour que l'État actionnaire investisse.
Nous concentrons l'intervention de l'État sur les quelques cas où les objectifs de la puissance publique ne peuvent être remplis par d'autres mécanismes d'intervention. Il peut s'agir d'apporter un soutien en capital de très long terme en faveur d'un investissement qui s'étalerait sur un temps excessivement long pour des acteurs privés, d'assurer la pleine maîtrise de l'État dans des secteurs stratégiques et ciblés - la défense nationale, par exemple -, de gérer des monopoles naturels lorsque la régulation ne le fait que de façon insuffisante, voire de soutenir des entreprises en crise, du fait de leur caractère systémique.
De plus, lorsque nous intervenons au capital des entreprises, nous le faisons en nous efforçant d'être économes des deniers publics. Cela nous amène à ne pas nécessairement détenir 100 % du capital des sociétés, même si parfois nous sommes actionnaires d'entreprises dont le capital est détenu à 100 % par l'État. D'autres fois, nous sommes un actionnaire majoritaire à côté d'actionnaires minoritaires ; dans d'autres cas encore nous sommes un actionnaire minoritaire, certaines fois enfin nous avons recours à des actions spécifiques, auxquelles sont attachés des droits particuliers.
J'y insiste, nous agissons dans le strict respect de la contrainte de la maîtrise de nos finances publiques. Aussi, nous faisons preuve de sélectivité et nous respectons le principe de subsidiarité, qui réserve l'intervention de l'État en capital à une forme d'intervention de dernier recours, dès lors que les autres moyens à disposition de la puissance publique ne seraient pas suffisants ou efficaces.
Fixée en 2017, notre doctrine a traversé un certain nombre de crises, notamment la crise covid, mais elle reste valide. Elle liste trois grandes catégories d'entreprises ou de secteurs dans lesquels nous intervenons. Il s'agit premièrement des entreprises stratégiques, à savoir celles qui contribuent à l'indépendance et à la souveraineté nationales. Il s'agit deuxièmement des entreprises participant à des missions de service public ou d'intérêt général, pour lesquelles la régulation ne suffit pas à préserver les intérêts de l'État ou pour lesquelles le capital disponible est limité. Il s'agit troisièmement des entreprises en difficulté, dont la disparition pourrait entretenir un risque systémique.
Nos objectifs peuvent se résumer par les trois mots clefs suivants : performance, résilience et responsabilité.
Tout d'abord, parce que notre mission première est la défense des intérêts patrimoniaux de l'État, nous cherchons à rendre nos entreprises plus performantes sur les plans opérationnel et financier.
Ensuite, parce que nous détenons des participations au capital de sociétés souvent stratégiques pour l'économie et la Nation, nous veillons à ce qu'elles soient résilientes face aux crises, aux évolutions et aux cycles économiques.
Enfin, parce que nous exerçons nos missions dans le cadre des orientations fixées par le Gouvernement, nous veillons à ce que nos entreprises soient des acteurs économiques responsables, notamment en matière sociale et environnementale. Nous sommes particulièrement investis sur cette question. Concrètement, des actions sont menées en lien avec les entreprises dans le cadre du dialogue actionnarial, de travaux transversaux et de reporting, ou même dans le cadre de la formation interne au sein de l'Agence.
Nous sommes un actionnaire actif, qui prend part à la gouvernance et qui entend participer à la définition de sa stratégie, au travers d'un dialogue direct, régulier et le plus franc possible avec les dirigeants de la société. Nous ne sommes pas toujours un actionnaire majoritaire - je l'ai dit -, mais nous sommes toujours un actionnaire actif. Nous sommes non pas un investisseur qui gère une participation, mais un investisseur actif.
Pour y parvenir, nous disposons de moyens de droit commun et d'autres dérogatoires que la loi réserve à l'État. À l'instar de tout actionnaire, nous disposons d'un droit de vote à l'assemblée générale, d'une représentation dans les instances de gouvernance à due proportion de notre participation au capital. Je précise tout de même que nous bénéficions, en vertu de l'ordonnance du 20 août 2014 relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique, de la garantie d'avoir un nombre suffisant de sièges au conseil d'administration et d'avoir un représentant nommé directement par l'État. Nous disposons également d'une participation aux procédures de désignation des mandataires sociaux, ainsi qu'à la définition et à l'évaluation de leurs objectifs annuels.
Les moyens dérogatoires dont nous disposons sont la possibilité de mettre en place dans certains cas une action spécifique, à laquelle sont attachés des droits particuliers ; un pouvoir spécifique d'encadrement et d'approbation des rémunérations des dirigeants pour les entreprises publiques soumises au décret du 9 août 1953 relatif au contrôle de l'État sur les entreprises publiques nationales et certains organismes ayant un objet d'ordre économique ou social ; la possibilité de désigner dans certains cas un commissaire du gouvernement, qui participe sans voix délibérative aux séances du conseil d'administration, et qui peut expliquer la politique du Gouvernement dans un secteur, ce qui permet de distinguer la voix de l'État actionnaire, qui s'exprime par son représentant de celle de l'État régalien ; enfin, la possibilité de s'appuyer, au travers de la Cour des comptes et du contrôle général économique et financier (CGefi), sur des moyens d'enquête et de contrôle.
Avant d'aborder mon second point, je précise que les réponses aux questions qui nous ont été adressées - et sans préjudice de celles que vous pourriez poser - relèvent d'un travail archéologique, si j'ose dire, s'agissant de remonter à une période désormais assez lointaine ; je vais donc m'exprimer sous la réserve de vérifications que l'on pourrait être amenés à faire.
Total résulte de la fusion, en 1999, de deux groupes dont l'État a pu être actionnaire, TotalFina et Elf. L'histoire de ces deux entreprises - je n'y reviendrai pas - s'étale depuis le début du siècle dernier et a connu une série d'étapes consécutives dans le détail desquelles je ne rentrerai pas, car ce qui vous intéresse davantage, me semble-t-il, c'est l'histoire de la participation de l'État à leur capital, qui est l'histoire de sa décrue.
En ce qui concerne Elf et Elf Aquitaine, l'essentiel de la participation de l'État a été cédé entre 1986 et 1996, à la suite d'opérations de cessions ou de privatisations. En 1986, au moment des premières lois de privatisation, a eu lieu une première cession de 11 % du capital ; en 1992 a eu lieu une cession partielle limitée de 2,3 % du capital. À ce moment-là, l'État est tout juste majoritaire, puisqu'il possède un peu plus de 50 % du capital de l'entreprise. En 1994 a eu lieu la principale opération de cession, qui est aussi celle de la privatisation : l'État cède 37 % du capital d'Elf. À cette occasion, il instaure une action spécifique pour préserver un certain nombre de ses droits.
Par la suite, plusieurs petites opérations ont également conduit l'État à diminuer sa participation au capital d'Elf. En mars 1995, l'État a choisi d'apporter 2 % du capital d'Elf au groupe GAN ; il s'agit d'une opération de recapitalisation difficile à documenter. À cette date, l'État ne possède plus que 10 % du capital, mais sa participation passe en dessous de 10 % en septembre 1995, lorsque les actionnaires individuels qui avaient participé à l'opération de privatisation en 1994 se sont vus octroyer, comme cela avait été prévu, des actions gratuites, en récompense du fait que dix-huit mois après l'opération ils étaient encore présents au capital. En novembre 1996, l'État cède 9 % du capital - dernière opération notable - et ne détient plus que moins de 1 % du capital, avant que sa participation ne soit diluée par des opérations de distribution d'actions gratuites.
En ce qui concerne Total, la participation de l'État n'était pas aussi élevée. Au début des années 1990, il possédait 30 % à 35 % du capital de Total. Nous avons pu documenter trois opérations ayant conduit l'État à se désengager progressivement du Total d'avant la fusion de 1999, qui consistent, en 1990, en un premier apport de capital de 4,3 % aux AGF, entreprise d'assurance propriété de l'État ; en juillet 1992, en la principale cession de 26,7 % du capital ; en janvier 1994, en un dernier apport de titres Total aux AGF.
En résumé, à la fin des années 1990, l'État n'est plus actionnaire ni d'Elf, si ce n'est de manière symbolique, ni de Total. Au moment où l'opération de la fusion s'enclenche, l'État ne dispose plus que d'une action spécifique dans Elf. Le gouvernement de l'époque a décidé - le débat a eu lieu - de ne pas activer l'action spécifique et de laisser l'opération aller à son terme. Selon nos recherches, les considérations qui ont conduit à cette décision tiennent au fait qu'il s'agissait d'une fusion entre deux entreprises françaises, et qu'il n'y avait pas d'enjeu stratégique à l'empêcher.
Parallèlement, en 1999, la Commission européenne a engagé une procédure contre cette action spécifique - je ne sais pas si c'était directement lié à l'opération de fusion -, considérant qu'elle n'était pas suffisamment fondée au regard des critères de sécurité nationale, de santé publique ou d'autres encore, qui sont ceux qui permettent de recourir à une telle action. Cette procédure a abouti à une décision de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) supprimant cette action spécifique, si bien qu'en 2002, l'État n'est plus détenteur d'actions au sein du groupe Total. Voilà comment s'arrête l'historique des participations directes de l'État au sein de Total.
Au cours de cette phase de privatisation, qui s'est étalée du milieu des années 1980 au début des années 2000, des titres ont été apportés à d'autres groupes dont l'État a pu être actionnaire, mais du capital desquels il est ensuite sorti ; suivre la diffusion de ces titres est donc compliqué. À l'époque existaient ce que l'on a appelé les « noyaux durs », composés par un certain nombre de groupes dont l'État était encore actionnaire, lesquels en sont sortis progressivement. Je pense au noyau dur constitué au moment de la privatisation d'Elf, avec des participations détenues par Renault, Paribas, BNP et l'UAP. Ces groupes les ont progressivement cédées dans les années qui ont suivi. Il existe une exception : la Cogema, ancienne filiale du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), chargée de l'approvisionnement du pays en uranium et en matière fissile pour notre parc nucléaire. La Cogema détenait des actions dans Total, qui ont été transmises au groupe lorsqu'il est devenu Areva, groupe qui a progressivement cédé ses titres dans Total au début des années 2000 jusqu'à ne plus rien détenir à l'horizon 2003 ou 2004.
Je ne peux que difficilement répondre à la question relative aux motifs d'une telle privatisation au nom des gouvernements successifs qui l'ont entreprise à l'époque. Je peux simplement rappeler certaines considérations, liées à la place que devait occuper l'État dans l'économie et au capital de ces entreprises, d'autres liées à la mondialisation, qui a nécessité des opérations de consolidation, de croissance successive, d'augmentation de capital, et enfin des considérations budgétaires, qui ont pu conduire à la cession progressive du capital jusqu'au moment charnière de la fusion de 1999, puis à la suppression d'actions spécifiques en 2002.
M. Roger Karoutchi, président. - Je souhaite que nos collaborateurs rappellent bien que les réponses aux questionnaires écrits doivent laisser du temps pour les interventions en séance, lesquelles doivent être recentrées sur l'objet de la commission et non sur l'historique, même si c'est très intéressant.
Mes questions ont davantage pour objet l'actualité. L'APE a des participations dans des entreprises énergétiques, qu'il s'agisse d'EDF ou d'Engie. Quelles différences faites-vous entre les règles que l'État impose à ces sociétés et la façon dont l'État peut traiter une entreprise privée comme Total ? Des règles différentes s'appliquent-elles ? Si oui, dans quelles conditions ?
Comment l'Agence participe-t-elle à la politique de décarbonation des entreprises françaises ? Proposez-vous des mesures dans les entreprises où vous détenez des actions ? Si oui, obtenez-vous les résultats escomptés ? Considérez-vous qu'Engie est plus attentive que TotalEnergies en la matière ? Constatez-vous ou non des différences profondes entre les entreprises du secteur de l'énergie ?
M. Alexis Zajdenweber. - Les règles qui s'appliquent aux entreprises du secteur énergétique sont les mêmes pour tous. Les nuances qui peuvent exister sont liées aux domaines d'activité des entreprises : l'électricité pour certaines, les hydrocarbures pour d'autres, les deux pour d'autres encore.
Cela étant dit, les entreprises dans lesquelles nous sommes actionnaires - je pense à EDF et à Engie - exercent des missions spécifiques, liées à la gestion monopolistique de réseaux. Ces missions sont encadrées par la législation européenne.
Néanmoins, la distribution, le transport et le stockage d'électricité ou de gaz distinguent certaines entreprises d'une entreprise comme Total, lorsqu'elles commercialisent du gaz ou de l'électricité ou lorsqu'elles produisent de l'électricité en France.
Par ailleurs, il existe une spécificité propre à EDF, à savoir la gestion du parc nucléaire français, qui est une part importante de son activité en France, laquelle est surveillée par les autorités compétentes.
Aussi, il existe des particularités pour certaines missions. Cependant, pour les activités pour lesquelles ces entreprises sont directement en concurrence avec Total, elles sont toutes soumises aux mêmes règles et au même cadre législatif.
Nous sommes engagés pour que les entreprises dont l'État est actionnaire soient pleinement investies dans l'effort de décarbonation. Je souligne que quelques-unes de ces entreprises ont, au-delà de leur nécessité propre de se décarboner, un rôle tout à fait essentiel dans l'atteinte des objectifs de décarbonation de notre économie. Il est difficile d'envisager d'atteindre un tel objectif sans les trains de la SNCF ou sans le parc nucléaire d'EDF. Cela nous responsabilise. Aussi développons-nous une action chaque année plus forte pour accompagner la politique de décarbonation de nos entreprises, pour veiller à ce qu'elle soit à un bon niveau et pour les aider.
Pour ce faire, nous avons défini un cadre doctrinal. Nous publions depuis 2001 la Charte de l'État actionnaire en matière de responsabilité sociale, sociétale et environnementale des entreprises. Elle ne se limite pas à la décarbonation, mais celle-ci occupe une place centrale. Nous demandons aux entreprises dont l'État est actionnaire de s'engager vers une économie bas-carbone, en se fixant des objectifs ambitieux de réduction de leur empreinte carbone.
En 2023, nous avons formulé un certain nombre de demandes pour que nos entreprises intègrent des critères de responsabilité sociale et environnementale dans les rémunérations variables de leurs dirigeants, représentant de 15 % à 20 % du montant, avec un minimum de 5 % pour le climat et la réduction des gaz à effet de serre. Nous engageons des dialogues autour de la politique d'achat, notamment en faveur du développement de l'achat responsable et de la participation à la décarbonation.
Au-delà de ce cadre doctrinal, nous avons des échanges réguliers sur ces questions avec les managements des entreprises, au travers de leurs instances de gouvernance.
Nos équipes s'efforcent de s'assurer de la bonne prise en compte de nos objectifs de transition écologique dans les positions que nous exprimons aux conseils d'administration.
Nous animons également une série de travaux collectifs, car nous avons créé un cercle des directeurs de la RSE de nos entreprises, qui est l'occasion de les regrouper et d'échanger de manière informelle, mais régulière, autour de problématiques communes, afin de comparer les expertises et les expériences, et afin de faire sentir à ceux qui sont un peu en retard que d'autres sont plus en avance, dans un esprit collaboratif. Cela fonctionne depuis plus d'un an. Voilà quelques mois nous avons lancé le même exercice en réunissant les directeurs chargés des achats dans nos groupes.
Nous formons nos équipes, nous discutons avec des spécialistes. Dans la formation interne, nous avons ajouté un module consacré exclusivement à la RSE. Nous avons formé des administrateurs représentant l'État, et nous allons poursuivre ces formations en vue de la mise en oeuvre de la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD).
Nous avons lancé un travail sur l'amélioration de notre capacité à traiter les données de reporting.
Pour la première fois dans le projet annuel de performance (PAP) du programme 731 « Opérations en capital intéressant les participations financières de l'État », du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État », qui est, comme vous le savez, l'instrument budgétaire à notre disposition, nous avons mis en place des indicateurs de performance extrafinancière. Par exemple, l'un d'eux concerne l'établissement d'un bilan carbone par nos entreprises et un autre a pour objet la parité de genre dans les conseils d'administration et de surveillance, depuis la promulgation d'une nouvelle loi en la matière.
Nous participons également aux travaux interministériels et ministériels à ce sujet, notamment en lien avec le secrétariat général à la planification écologique (SGPE).
Je ne suis malheureusement pas en mesure de porter un jugement sur ce que fait Total, dont nous ne sommes pas actionnaires, ce qui ne nous permet pas d'avoir accès à d'autres informations que celles qui sont publiques. Quant à la comparaison entre Engie et Total par exemple, je ne serai pas forcément en mesure de porter un jugement.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Monsieur le commissaire, les années 1990 ne sont pas si loin dans l'histoire de notre pays, et nous sommes quelques fossiles ici à les avoir connues... Parlant de fossile, j'en viens à Total !
Vous avez mentionné les enjeux stratégiques liés à la souveraineté et à la sécurité des approvisionnements. Il y a une nouvelle dimension stratégique, car, si je ne me trompe guère, le ministère de l'économie a acté avec l'APE la perspective de pousser, forcer et contraindre, au travers des participations de l'État, les entreprises à s'engager dans la décarbonation, afin de respecter l'Accord de Paris.
La dimension stratégique a donc changé : il s'agit non plus seulement de sécuriser les approvisionnements, mais également de lutter contre le dérèglement climatique et d'utiliser les acteurs de l'économie à cette fin.
Comment réévaluez-vous votre portefeuille au regard de cette nouvelle dimension stratégique ? Par exemple, l'État actionnaire a validé il y a trois ans les contrats signés par Engie dans le gaz de schiste d'Engie en Amérique du Nord : comment l'État actionnaire est-il intervenu pour faire vivre son ambition climatique et de souveraineté énergétique ?
De plus, Total est un acteur majeur du secteur des hydrocarbures sur la scène européenne et mondiale, il ne s'agit donc pas d'une entreprise en difficulté. Ce critère ne peut donc être pris en compte pour appeler l'intervention de l'État, contrairement à celui de la régulation économique que vous avez mentionné : le secteur pétrole et gaz à l'échelle internationale, selon nous, n'est pas régulé ; il n'existe pas de gendarme international en la matière, et la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques ne permet pas d'imposer des réductions fortes sur l'exploitation de pétrole et de gaz. Or vous connaissez les recommandations de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).
L'État n'aurait-il donc pas intérêt non pas à renationaliser TotalEnergies, mais à entrer à son capital ?
Vous avez travaillé à l'APE avant 2017, notamment sur le secteur de l'énergie. Vous avez conseillé le Président de la République pendant le premier quinquennat. Que pensez-vous de la contradiction entre le discours du Président de la République, qui évoque la nécessité de sortir des énergies fossiles, et le fait que l'État soutienne TotalEnergies sur la scène internationale pour développer des activités pétrolières et gazières ?
M. Alexis Zajdenweber. - La lutte contre le changement climatique est une nécessité qui doit être prise en compte par toutes les entreprises dans leur stratégie. Le Gouvernement s'efforce ainsi, par ses mesures et par l'action du secrétariat général à la planification écologique, de définir et de mettre en oeuvre une politique globale, tout en veillant à la cohérence d'ensemble.
L'APE n'est qu'un élément de ce puzzle, et son action a les limites que j'ai déjà évoquées, en termes de moyens notamment. Posséder seulement un petit pourcentage du capital ne permet pas de peser de manière importante sur la stratégie d'une entreprise. Dans les entreprises dont l'État est actionnaire, nous essayons toutefois de manière progressive, déterminée et opiniâtre de faire avancer la réflexion sur les enjeux climatiques.
En revanche, il semble hors de portée d'ajouter à notre doctrine d'investissement une ligne supplémentaire, selon laquelle le réchauffement climatique justifierait à lui seul une prise de participation de l'État dans une entreprise. En outre, à la vérité, toutes les entreprises de notre économie sont concernées par cette problématique. Les instruments appropriés et efficaces pour intervenir ne me semblent donc pas être ceux que peut mobiliser l'État actionnaire, même si, j'y insiste, lorsque nous sommes actionnaires, nous prenons en compte, et de plus en plus, ces enjeux.
Vous m'interrogiez sur la réévaluation du portefeuille de l'État. Nous n'avons pas la possibilité d'agir de manière périmétrique, comme le font certains investisseurs qui, pour atteindre les objectifs de décarbonation de leur portefeuille, font entrer ou sortir des entreprises de leur fonds. De nombreuses raisons, parfois historiques, ont amené l'État à devenir actionnaire de certaines entreprises. C'est donc avec les entreprises que nous avons en portefeuille que nous devons agir sur cette question.
Je vous répondrai par écrit sur la question du gaz de schiste, qui s'est posée avant ma prise de fonction. L'invasion russe en Ukraine a entraîné une tension sur l'approvisionnement en gaz, et a rendu nécessaire le recours à d'autres sources d'énergie, notamment du GNL. Or on ne sait pas distinguer comment ce gaz est produit. La question que vous me posez concerne une période où je n'étais pas en fonction, mais on ne peut pas faire abstraction de l'impératif de la sécurité d'approvisionnement en énergie.
Certes vous n'évoquez pas une nationalisation totale de TotalEnergies, mais pour que l'État puisse être un actionnaire actif et influent dans une entreprise, il doit posséder une part importante du capital, notamment lorsqu'il entend défendre une position susceptible d'être perçue comme étant contraire aux intérêts des autres actionnaires... Cela semble hors de portée compte tenu de la taille de TotalEnergies.
J'ai travaillé à l'APE entre 2014 et 2017. J'étais chargé des questions liées à l'énergie, mais je rappelle que l'APE n'était déjà plus actionnaire de TotalEnergies. Je n'ai donc pas eu à m'occuper de cette société, mais d'autres comme Areva, Engie, EDF... Le Président de la République et le Gouvernement sont pleinement conscients de l'impératif climatique et, pour autant que je puisse en témoigner, ce dernier nous guide et n'est jamais oublié dans les décisions de l'APE.
M. Jean-Claude Tissot. - Les liens de l'État avec TotalEnergies passent essentiellement, par Bpifrance, très largement détenue par des fonds publics. L'APE a-t-elle été associée lors de la création du fonds d'investissement « Lac d'argent » en 2020, qui est doté de 5 milliards d'euros et dont la vocation est de renforcer l'actionnariat public dans les grandes multinationales cotées françaises ?
L'accord sur le devoir de vigilance qui vient d'être conclu au niveau européen changera-t-il votre pratique ? Comment ces dispositions se conjugueront-elles avec l'exigence de devoir de vigilance, qui s'impose depuis 2017, tant pour le suivi que pour le contrôle des participations de l'État ?
M. Alexis Zajdenweber. - L'État est actionnaire de Bpifrance, à parité avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Je siège ainsi comme représentant de l'État au conseil d'administration de Bpifrance. Le fonds « Lac d'argent » a été créé avant ma nomination. Nous vous fournirons donc une réponse écrite sur le sujet. Ce fonds a certainement été approuvé par le conseil d'administration de Bpifrance. Je suis donc à peu près certain que l'APE a dû se prononcer dans ce cadre.
Je n'ai pas encore une connaissance parfaite de l'accord européen sur le devoir de vigilance ; d'après ce que je sais, il me semble que le droit français est plus exigeant. En tout cas, l'APE prend déjà fortement en compte cette dimension : nous sommes attentifs au respect du devoir de vigilance de la part des entreprises dans lesquelles l'État est actionnaire. Nous avons lancé une réflexion avec les entreprises de notre portefeuille sur leur politique d'achat, pour tirer les leçons des crises récentes - crise du Covid, invasion russe de l'Ukraine, etc. - qui ont mis en évidence la fragilité des chaînes de valeur. Nous voulons renforcer la résilience de nos entreprises, nous interroger sur leurs politiques d'achat sous cet angle et veiller au respect du devoir de vigilance - la vigilance peut d'ailleurs contribuer à la résilience. Nous analyserons l'accord conclu au niveau européen, nous en tirerons les leçons, mais il me semble que notre droit qui continue à s'appliquer est déjà plus exigeant. C'est donc un sujet que nous avons bien en tête.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Vous nous avez parlé de l'excellente initiative que vous avez eue d'inclure dans le PAP du programme 731 « Opérations en capital intéressant les participations financières de l'État » des indicateurs relatifs à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). C'est une excellente initiative. Toutefois, sur le versant social, la parité entre les femmes et les hommes dans les comités de direction ne résume pas à elle seule la politique sociale d'une entreprise.
Un indicateur concerne le nombre d'entreprises de votre portefeuille qui effectuent un bilan complet de leurs émissions de gaz à effet de serre. Mais n'est-ce pas une obligation pour les entreprises de plus de 500 salariés ? L'indicateur reflète ainsi sans surprise une performance exceptionnelle de 100 % pour les entreprises cotées. Les indicateurs atteints à 100 % ne laissent pas beaucoup de marges de progression. Le chiffre est de 40 % pour les entreprises non cotées. Quelle est votre doctrine en matière de RSE ? Votre objectif est-il de vous assurer que ces entreprises respectent simplement la loi ou êtes-vous plus exigeants ? L'État a d'autres moyens que l'actionnariat - la régulation, la fiscalité, etc. - pour influencer la conduite des sociétés.
M. Alexis Zajdenweber. - Définir des indicateurs est un exercice compliqué. Ils ne peuvent avoir qu'une portée partielle, notamment dans le champ de la RSE, qui très vaste par nature. Dans le cadre du projet de loi de finances, nous avons la consigne de ne pas multiplier les indicateurs. Nous avons donc fait des choix. Nos indicateurs ne sont évidemment pas parfaits. Nous sommes attentifs aux remarques du Parlement s'agissant d'indicateurs qui participent de l'évaluation de la loi de finances.
L'indicateur présente un taux de 100 % pour les sociétés cotées, en raison notamment d'une obligation légale en la matière, mais nous sommes aussi actionnaires d'entreprises non cotées, et notre volonté est d'amener progressivement toutes les entreprises dont nous sommes actionnaires à publier ces bilans.
Exigeons-nous que les entreprises de notre portefeuille aillent au-delà de leurs obligations légales ? La loi fixe une trajectoire pour la parité de genre dans les comités de direction ; nos indicateurs ont pour objet de vérifier qu'elle soit respectée. Nous sommes néanmoins prudents quant à la vision selon laquelle les entreprises dont l'État est actionnaire constitueraient une avant-garde, qui devrait faire toujours plus, toujours mieux. Certes elles doivent aller le plus loin possible, mais il faut aussi, lorsque l'on définit l'action publique, penser aux effets qu'auront les obligations que l'on impose sur ces entreprises. Nous essayons plutôt d'agir par le biais de notre action au sein de ces entreprises : l'État s'efforce d'être un actionnaire responsable, de long terme. Dans cette perspective, notre ADN, qui est de défendre la valeur de nos entreprises, revient à faire en sorte qu'elles s'investissent pleinement sur ces sujets : si elles ne s'en préoccupent pas, elles perdront à terme de leur valeur. Les indicateurs que vous évoquez sont nouveaux. Il fallait faire des choix. Nous sommes prêts à les faire évoluer en fonction de vos remarques.
M. Michaël Weber. - Trois entreprises sont en position de quasi-monopole sur le marché français de l'électricité et du gaz, en cumulant plus de 90 % des parts de marché : les deux acteurs historiques que sont EDF et Engie, mais aussi TotalEnergies dont l'essor a été permis par l'ouverture à la concurrence. Cette dernière a renforcé sa position avec l'acquisition de Direct Énergie. Cette situation ne fragilise-t-elle pas le pouvoir d'action de l'État sur le secteur de l'énergie ? En 2021, l'État a été condamné pour carence fautive dans la lutte contre le réchauffement climatique. La libéralisation du marché de l'énergie permet-elle à l'État de tenir ses objectifs en matière climatique ?
M. Alexis Zajdenweber. - L'APE a été créée en 2004 pour incarner l'État actionnaire. Il s'agissait de professionnaliser cette fonction, et de la distinguer des autres missions de l'État, notamment celle de régulation des marchés. Notre rôle n'est pas de réguler le marché de l'électricité, de veiller à la concurrence, ni de définir les modalités de commercialisation - ces aspects de l'État relèvent d'autres services de l'État, notamment de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) ou de l'Autorité de la concurrence.
Il me semble toutefois que la capacité de régulation du marché de l'électricité n'est pas affaiblie par l'existence d'entreprises concurrentes. De même, les entreprises dont nous sommes actionnaires ne contestent pas l'existence d'une concurrence et estiment qu'elles peuvent y faire face. Encore une fois, je ne peux vous répondre qu'en tant que représentant de l'État actionnaire, et non pas de l'État régulateur ou client.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez dit que l'État n'avait pas vocation à faire en sorte que les entreprises dans lesquelles il est actionnaire soient pionnières. Cela pose la question de votre mandat. Dès lors que l'État considère que son action en tant qu'actionnaire a une vocation stratégique, je suis surpris qu'il s'aligne sur les règles communes à toutes les entreprises et considère qu'il n'a pas vocation à les inciter à jouer un rôle d'avant-garde pour mettre en oeuvre ses politiques prioritaires.
M. Alexis Zajdenweber. - Votre question me permet de lever une ambiguïté. Nous ne cherchons pas particulièrement à ce que la loi crée des obligations propres aux entreprises dont l'État est actionnaire. Nous ne voulons pas que la présence de l'État au capital soit perçue comme une source de contraintes supplémentaires. Il n'en demeure pas moins que l'APE se conçoit comme un actionnaire particulièrement exigeant, notamment en ce qui concerne la responsabilité des entreprises en matière sociale et environnementale. Les entreprises dont l'État est actionnaire sont d'ailleurs souvent pionnières, voire uniques en leur genre ; elles font des choses qu'elles ne pourraient pas faire sans la présence de l'État au capital : la construction d'un réseau ferroviaire ou d'un parc de centrales nucléaires serait inconcevable sans l'actionnariat à long terme de l'État. L'État actionnaire a un degré d'exigence très élevé.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous avez dit qu'il n'existait pas de ligne sur le climat parmi les critères permettant de décider de participer au capital d'une entreprise. Pourtant, les entreprises de votre portefeuille - EDF, Engie, Renault, la SNCF - permettent de couvrir une très grande partie du spectre concerné par les politiques climatiques. Il existe peu de secteurs finalement dans ce domaine où l'État n'est pas présent.
M. Alexis Zajdenweber. - L'APE n'est pas actionnaire d'entreprises de l'industrie sidérurgique, de cimentiers, de la plupart des industries les plus émettrices de gaz à effet de serre. Le Gouvernement a défini la liste des sites industriels les plus émetteurs de carbone. La lutte contre le réchauffement climatique est l'affaire de toutes les entreprises, de toute la société. Nous poussons les entreprises dont nous sommes actionnaires à être exemplaires en la matière, mais nous ne pourrons pas résoudre tous les problèmes par le biais uniquement des entreprises du portefeuille de l'APE, même si certaines ont un rôle clef à jouer.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de MM. Carlos Tavares, directeur général de Stellantis et Olivier Bourges, Global Corporate Office and Public Affairs Officer
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui MM. Carlos Tavares, directeur général de Stellantis et Olivier Bourges, Global Corporate Office and Public Affairs Officer.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
MM. Tavares et Bourges, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Carlos Tavares et M. Olivier Bourges prêtent serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Carlos Tavares, directeur général de Stellantis.- Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, voici d'abord quelques précisions pour répondre à votre question. À titre individuel, j'ai été membre du conseil d'administration du groupe TotalEnergies, de 2017 à 2020, et je vous précise que Stellantis a, avec TotalEnergies, des contrats exclusifs, ainsi que des relations commerciales, qui portent sur les lubrifiants, en particulier l'huile moteur, l'huile de transmission, les liquides de frein et les liquides de refroidissement pour les lubrifiants des marques de l'ex-groupe PSA pour la production en série et la prévente, ainsi que la recherche et développement dans le domaine de la compétition automobile. Petronas est également un de nos partenaires pour les marques de l'ex-groupe FCA pour la production en série et la prévente en Europe, ainsi que pour la production en série en Amérique du Sud. Un autre de nos partenaires est le groupe Shell, pour les marques de l'ex-groupe FCA pour la production en série et la prévente en Amérique du Nord, ainsi que pour la prévente en Amérique du Sud. En outre, le groupe Stellantis s'approvisionne en gaz naturel auprès de TotalEnergies pour les sites français et le Royaume-Uni. Dans le domaine de l'électrification en Europe, la société Automotive Cells Company (ACC), a été créée en partenariat avec TotalEnergies-SAFT et Mercedes-Benz. Dans le domaine de la mobilité et la recharge électrique, Free to Move utilise pour son activité d'autopartage à Paris le réseau de bande de recharge opéré par TotalEnergies. Stellantis lui vend des véhicules dans le cadre de ses activités commerciales business to business (B2B) à des conditions de marché. Voilà ce que je tiens à préciser pour ce qui concerne nos relations avec le groupe TotalEnergies.
M. Olivier Bourges, Global Corporate Office and Public Affairs Officer.- Je n'ai rien à ajouter.
M. Roger Karoutchi, président. - Vos réponses seront ainsi mentionnées au compte rendu. Monsieur le directeur général vous avez la parole.
M. Carlos Tavares.- J'essayerai d'être aussi précis et concis que possible. Tout d'abord, nous avons un plan stratégique de long terme - de 2022 à 2030 - qui s'appelle Dare Forward 2030. Ce plan de 9 ans, qui est totalement public, donne la direction de tout ce que nous faisons ; il prépare l'atteinte d'un « Net zéro carbone » en 2038. Telle est la date que nous avons choisie pour réduire de 90 % nos émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport à 2021 avec, à l'arrivée, un plan de compensation des émissions résiduelles qui représentent donc moins de 10 % de l'ensemble de ces émissions par rapport à 2021. Cela nécessite évidemment d'avoir accès à des énergies décarbonées, ainsi que de bénéficier de politiques de toute nature, y compris publiques, favorables à la mise en oeuvre de ce plan de marche qui nous conduirait donc au net zéro carbone en 2038. Pour autant que nous en soyons informés aujourd'hui, nous sommes le groupe automobile qui, dans le monde, a pris l'engagement le plus précoce d'atteindre cet objectif en 2038. La première étape se matérialisera en 2030, à la fin du plan actuel, par une réduction de 50 % par rapport à 2021 de nos émissions de GES en tonnes de CO2 équivalent véhicules vendus en 2030. Cette trajectoire porte bien entendu sur les scopes 1, 2 et 3 du bilan carbone et il est important de préciser que, pour ce qui nous concerne, c'est le scope 3 qui représente 99 % de l'effort, les scopes 1 et 2 n'en représentant qu'environ 1 %.
Ayant indiqué que notre plan stratégique nous conduit à une réduction de 50 % des émissions de GES en 2030 et à une empreinte carbone neutre en 2038, je vais vous expliquer comment nous allons y arriver, en évoquant d'abord l'importance de la contribution d'un portefeuille de produits et de technologies centrés sur l'électrification. Nous avons pris et prenons toutes nos dispositions pour que, dès 2030, 100 % de nos véhicules vendus en Europe soient électrifiés et 50 % en Amérique du Nord - car ce continent a entamé son processus d'électrification un peu après l'Europe. Ces 100 % de véhicules vendus en motorisation électrique permettront d'atteindre les moins 50 % d'émissions par rapport à 2021. Tout ceci est rendu possible à travers l'étude, le développement, la validation et l'industrialisation de quatre plateformes de véhicules conçues sur la base de la motorisation électrique : Stella Small, Stella Medium, Stella Large et Stella Frame. Nous avons conçu ces dernières juste après la création du groupe Stellantis, en janvier 2021. Nous avons également décidé de développer trois familles de moteurs électriques dans le cadre d'une co-entreprise avec la société Nidec. Ces trois familles de moteurs électriques vont équiper les quatre plateformes physiques centrées sur l'utilisation Battery Electric Vehicles (BEV). Nous avons également créé, à travers le monde, de nombreuses co-entreprises, notamment en Europe, avec TotalEnergies-SAFT et Mercedes-Benz. Les trois actionnaires que nous sommes avons lancé la construction d'une usine de cellules de batterie, qui est en phase de préproduction à Billy-Berclau / Douvrin en France, et nous préparons l'équipement en série de notre future Peugeot E-3008, qui va être fabriquée à Sochaux.
Par ailleurs, notre plan de marche s'appuie sur nos 14 marques pour lancer, de 2022 à 2030, pas moins de 75 modèles électriques, dont 48 d'ici la fin de 2024, en incluant, entre autres, les véhicules de micromobilité comme la Citroën Ami, l'Opel Rocks-e et la Fiat Topolino qui sont des objets - petits et généralement conçus pour deux occupants - adaptés à la mobilité en milieu urbain : non seulement ils sont zéro émission mais leur empreinte au sol représente le tiers de celle d'un véhicule habituel. Au-delà des véhicules traditionnels, Stellantis apporte ainsi sa pierre à la réinvention de la mobilité urbaine.
Dans le monde des véhicules utilitaires, nous avons fait le choix stratégique non seulement de lancer des véhicules électriques, pour lesquels nous sommes de très loin les leaders du marché européen - avec près de 40 % de parts de marché des véhicules utilitaires électriques en Europe -, mais également des offres de véhicules hydrogène fonctionnant avec une pile à combustible puisque nous lançons en ce moment, dans notre usine de Hordain en France, des vans de taille moyenne équipés de piles à combustible sourcées par Symbio : cette dernière est une co-entreprise dans laquelle nous détenons aujourd'hui une participation de 33 % avec Forvia et Michelin. Nous avons d'ailleurs inauguré à Saint-Fons, fin 2023, la SymphonHy, qui est la première usine de fabrication de piles à combustible en France. En complément de ces technologies zéro émission, nous avons également une gamme complète d'autres technologies comme les Mild Hybrid Electric Vehicse (MHEV) pour les segments B et C, les Plug-in Hybrid Electric Vehicles (PHEV) pour les segments C et D, les Hybrid Electric Vehicle (HEV) et le Range Extender qui est un dispositif que nous utilisons aux États-Unis pour donner une capacité de zéro émission en augmentant l'autonomie des véhicules plus lourds. Nous avons également accompagné le développement de la mobilité dans des zones où les infrastructures électriques sont moins développées, comme le Brésil, avec les véhicules utilisant de l'éthanol grâce à la technologie FlexFuel qui permet d'avoir une empreinte carbone sur l'ensemble du cycle de vie du véhicule comparable à celle du véhicule électrique alimenté par un mix électrique européen. Nous sommes les leaders en Amérique latine à la fois comme groupe automobile et comme marque - avec Fiat - sur l'ensemble du continent. Enfin, nous avons pris le soin de valider 24 familles de moteurs thermiques à l'utilisation des carburants de synthèse en partant du principe que, même si aujourd'hui ils ne sont pas totalement neutres en carbone et certainement pas encore à un niveau de prix qui soit compatible avec le besoin des classes moyennes, c'est peut-être une solution qui permettra de traiter le 1,3 milliard de véhicules thermiques actuellement en circulation sur la planète, ce qui reste un défi pour toute l'industrie. Au final, nous investirons 30 milliards d'euros entre 2022 et 2025 dans l'électrification des véhicules en incluant nos plateformes de moteurs électriques, les co-entreprises de toute nature fabricant des piles à combustible ou des cellules de batterie. Telle est la somme que nous mettons dans la balance pour gérer cette transition.
Enfin, je veux vous parler des résultats de l'entreprise en matière de réduction de l'empreinte carbone. Ces résultats - disponibles dans notre rapport Corporate Social Responsibility (CSR) ou Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) - sont en ligne avec notre roadmap pour atteindre les moins 50 % en 2030. En 2023, en masse, notre groupe a réduit de 20 %, en valeur absolue, ses émissions en millions de tonnes équivalents CO2 par rapport à 2021. Nos efforts se poursuivent, s'agissant des scopes 2 et 3, avec l'augmentation de nos ventes de véhicules électriques qui nous permettent aujourd'hui de concurrencer le groupe Tesla sur le marché européen. Nous restons légèrement en retrait mais très proche de celui-ci, avec des ventes de véhicules électriques qui continuent d'augmenter malgré le coût important de cette technologie aujourd'hui pour les classes moyennes. Nous menons également de nombreuses activités pour continuer d'améliorer l'efficience énergétique de nos véhicules électriques qui peuvent et doivent s'améliorer en réduisant non seulement leur consommation en kilowattheures (kWh) par 100 km mais également leur masse, puisqu'une masse excessive dégrade cette efficience et génère également des coûts importants. La réduction des coûts des véhicules électriques passe aussi par la réduction de la taille des batteries et le doublement de la densité de puissance des cellules de batteries.
Pour assurer le succès de la mobilité zéro émission, nous pensons qu'il faut aligner quatre « étoiles », à savoir réunir quatre conditions. La première, comme vous le savez, est d'obtenir une énergie électrique décarbonée et compétitive en coût. Ce prérequis est incontournable pour de nombreuses technologies électriques, pour les piles à combustible et pour les carburants de synthèse. À défaut, notre feuille de route sera difficile à respecter. La deuxième condition est de faire en sorte qu'il y ait une infrastructure de recharge visible et perçue comme suffisamment dense. C'est important parce que cette densité permettra de fabriquer des véhicules avec des autonomies plus faibles, des batteries plus légères et donc au final moins de consommation de matières premières et un bilan carbone amélioré. La perception d'un niveau satisfaisant de densité du réseau de chargement est un facteur d'accélération de la diffusion des véhicules électriques et un facteur d'allégement de ceux-ci. Il nous faut aujourd'hui rassurer le client et le consommateur sur le fait qu'il pourra aisément recharger son véhicule ; or dans la première étape que nous vivons, nous sommes amenés à produire des véhicules disposant d'autonomies très significatives et quatre chiffres illustrent cette affirmation. La plateforme Small - la plus petite - permet une autonomie de 500 km, la plateforme Medium, 700 km, la plateforme Large, 800 km et la plateforme Frame - notamment destinée à l'Amérique du Nord - 800 km. Ces véhicules, dont l'autonomie élevée rassure le consommateur sur le fait qu'il ne tombera pas en panne d'énergie, nécessitent de grosses et lourdes batteries. Pour réduire ces dernières et alléger les véhicules, il faut que la perception du client sur la densité du réseau de chargement soit bonne ; or vous savez que nous avons encore en Europe et à peu près partout dans le monde un grand retard dans ce domaine. En France, le retard est d'à peu près un an par rapport au plan de marche qui avait été fixé. Après l'autonomie sécurisante, la quatrième étoile de succès de la mobilité zéro émission est de rendre les véhicules financièrement abordables pour les clients. Pour générer un fort impact en termes de réduction du volume des émissions de GES, il faut qu'on puisse vendre des véhicules zéro émission en grand nombre aux classes moyennes. Si le prix n'est pas abordable, les classes moyennes ne peuvent pas les acheter, la réduction du volume d'émissions ne sera pas au rendez-vous et on se limitera à une mobilité verte élitiste qui ne résoudra pas le problème du réchauffement climatique. Je précise que la France a pris des initiatives que nous considérons comme remarquables. En particulier, notre entreprise a soutenu de toutes ses forces le leasing social, à la fois dans le financement des ventes et par la nature de l'offre, puisqu'à peu près la moitié de tous les véhicules éligibles étaient des véhicules Stellantis : au moins 75 % de parts de marché étaient des véhicules de notre marque pendant la période où ce leasing social a été actif. Nous appelons donc à réactiver ce dispositif qui constitue une excellente manière de développer les véhicules électriques auprès des familles les moins favorisées.
Enfin, nous ne nous contentons pas de la mobilité zéro émission puisque nous avons également une approche d'économie circulaire et de sécurisation des approvisionnements de nos matières premières. Dans le domaine de l'économie circulaire, nous avons déjà créé une première entité en Italie à Turin, sur le site de Mirafiori, et nous allons en annoncer de nouvelles à travers l'Europe. Ces entités seront gouvernées par une stratégie basée sur les « 4R » : refabrication, réparation, réutilisation et recyclage. C'est une activité technologique mettant en oeuvre des procédés très différents les uns des autres ainsi qu'une économie qui se décide sur la base d'un projet de rentabilité tenant parfaitement la route. Cette économie circulaire permet d'absorber beaucoup de véhicules et de se passer de l'utilisation de la plupart des matières premières : ces processus sont capables de diminuer jusqu'à 80 % l'utilisation des matériaux et de réaliser 50 % d'économie d'énergie par rapport aux pièces neuves. C'est donc une orientation gagnante pour tout le monde : pour la planète, pour le consommateur et pour l'entreprise qui a un bon retour sur investissement ; elle est également moins coûteuse pour les États puisque les modèles d'affaires se suffisent à eux-mêmes. Enfin, nous avons cherché à sécuriser les approvisionnements en matières premières critiques, notamment dans le domaine du sulfate de nickel ou du cobalt - avec la société Cunico en Norvège - et dans le domaine de l'hydroxyde de lithium - avec les sociétés Vulcan Energy en Allemagne et CTR en Californie.
En résumé, je souhaite simplement vous rappeler qu'il est maintenant ancré dans la culture de Stellantis que nous serons une entreprise de mobilité neutre en carbone en 2038. Jusqu'en 2030, notre parcours est bordé par notre plan stratégique Dare Forward 2030 et nous avons un portefeuille particulièrement complet de produits technologiques centrés sur l'électrification. Enfin, les prérequis incontournables pour développer la mobilité électrique et le zéro émission sont de disposer d'une énergie décarbonée, d'une infrastructure de recharge dense et visible, d'une autonomie qui réponde aux attentes des consommateurs et de véhicules électriques qui soient financièrement abordables. Je suis naturellement disponible pour répondre à vos questions.
M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le directeur général, votre exposé a, en réalité, répondu aux questions que je voulais vous poser. Cependant, pour en revenir à l'objet même de notre commission d'enquête, je rappelle que vous avez été au conseil d'administration de TotalEnergies - même si vous n'y êtes plus - et vous avez, par définition, des relations régulières avec ce groupe à différents niveaux. À travers vos activités de gouvernance de Stellantis, qui dégage des résultats extrêmement positifs, comment voyez-vous vos relations avec TotalEnergies ? Avez-vous le sentiment que TotalEnergies participe de la même philosophie que vous et avance sur le même rythme ou, en tout cas, avec les mêmes idées ou objectifs à terme ? Avez-vous en tant qu'entreprise automobile le sentiment d'être le moteur dans ce domaine de la transition énergétique ?
M. Carlos Tavares.- Quand je suis interrogé à ce sujet, et tel est le cas dans nos assemblées générales d'actionnaires, j'ai l'habitude de dire que j'ai déjà pris l'engagement auprès de mes quatre petits-enfants de faire le maximum, dans mon rôle, pour leur laisser une planète dans un état raisonnable. Aujourd'hui, il faut faire en sorte que la mobilité zéro émission soit tirée par le consommateur. Je pense que c'est le socle de l'évolution car quand on cherche à promouvoir des véhicules dont le consommateur ne veut pas, la situation devient rapidement impossible. Pour moi, le point essentiel est aujourd'hui de faire en sorte que l'utilisation d'un véhicule zéro émission soit rendue aussi confortable et facile que celle d'un véhicule thermique, ce qui explique mes observations sur la densité du réseau de chargement et la question du prix des véhicules électriques. Le leasing social a eu un grand et étonnant succès : nous avons enregistré 36 000 commandes en quelques semaines, ce qui a témoigné d'une véritable attente en France qui bénéficie d'une singularité très positive dans le domaine de la mobilité zéro émission grâce à son énergie décarbonée. J'attire votre attention sur ce qui se passe en Allemagne et en Italie : lorsque les subventions publiques à l'achat de véhicules électriques sont retirées, la demande ne se contente pas de baisser mais elle disparaît du jour au lendemain, comme on l'a vu dans ces deux pays. Le message que nous envoient les consommateurs est aujourd'hui très clair : les véhicules électrifiés sont trop onéreux et sont encore perçus comme « un fil à la patte »... Il faut donc que la facilité de rechargement du véhicule électrique apparaisse comme une évidence ; de plus, quand on disposera de cette facilité de recharge, on pourra fabriquer des véhicules plus légers équipés de batteries plus petites, moins consommatrices de matières premières et avec des chimies de cellules de batterie plus élaborées permettant de doubler la densité de puissance pour aboutir à une miniaturisation des batteries avec une même énergie embarquée.
Ces évolutions sont encore devant nous mais à un horizon rapproché de 5 à 7 ans. En revanche, nous sommes aujourd'hui dans la phase extrêmement critique de décollage de l'avion et, comme chacun sait, il faut pousser les réacteurs à pleine puissance. Pendant le décollage que nous vivons aujourd'hui, ce n'est pas le moment de couper les réacteurs, d'autant que l'Europe est confrontée à l'offensive des constructeurs de véhicules électriques chinois. Le moment est très délicat, et pour dynamiser l'ensemble de cette mobilité propre, il faut traiter la question de l'accessibilité financière de ces véhicules. Nous avons présenté une nouvelle Citroën ë-C3 à 23 300 euros assortie d'un équipement moyen et à 19 990 euros pour sa version de base : c'est notre première réponse aux attentes des consommateurs européens, avec un véhicule zéro émission et dont le niveau de prix est beaucoup plus abordable que les précédents, puisque les voitures du segment B avoisinaient jusqu'ici 30 000 euros. Dans ce moment critique, nous sommes en train de « tirer sur le manche » et, face à l'offensive des constructeurs chinois, si on ne soutient pas notre propre avion, on met en péril non seulement la mobilité verte pour nos concitoyens mais aussi notre industrie européenne.
Pour tirer le dispositif dans le bon sens - puisque telle est la question que je comprends que vous me posez - il faut d'abord activer au maximum les initiatives de soutien comme le leasing social, dans lequel Stellantis a représenté 75 % de parts de marché. Nous réalisons parallèlement tous les investissements dont je vous ai parlé dans les usines de batteries, les nouvelles plateformes et les moteurs électriques. Nous continuons également à développer les nouvelles chimies des futures cellules de batteries et à augmenter les ventes de véhicules électriques. Celles-ci se réalisent aujourd'hui essentiellement en Europe : en 2023, nos ventes de véhicules électriques purs ont augmenté de 21 % et de 27 % pour les véhicules électrifiés. Nous empruntons donc le meilleur chemin mais il ne faut pas couper les réacteurs au décollage.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci monsieur le directeur général : on ne peut que se réjouir de la volonté, de l'ambition et du plan que vous affichez. Je formulerai une question un peu technique et un propos plus structurel.
Vous indiquez vouloir atteindre le zéro émission en 2038, y compris sur le scope 3 : tant mieux si vous y parvenez dès 2030 mais je rappelle que la législation européenne autorise les consommateurs à acheter des véhicules thermiques jusqu'en 2034 ; or la durée de vie d'un véhicule peut aller jusqu'à 10, 12, 13 ans, et parfois plus, compte tenu de la qualité de vos fabrications. Votre scope 3 va, de fait, au-delà de 2050 pour un certain nombre de véhicules et je signale ici que lors de nos premières auditions, Mme Masson-Delmotte s'est montrée extrêmement inquiète dans son analyse des mécanismes de compensation carbone et notamment des compensations sous forme de forêts qui n'absorbent plus guère de CO2. Comment intégrez-vous dans votre équation la baisse de l'absorption d'un certain nombre de puits de carbone ?
De manière plus structurelle, je rappelle que j'ai travaillé dès 2008 sur les émissions de CO2 des voitures, en particulier dans ma carrière de parlementaire européen. Sans vouloir revenir sur le passé, je souhaite comprendre les modalités et les conditions de la bascule environnementale entre PSA, à l'époque, et Stellantis aujourd'hui. En effet, en 2008, PSA, comme vous le savez, était extrêmement réticent à l'interdiction du diesel et n'était pas un acteur très proactif sur le verdissement de la réglementation européenne. Cette histoire est toute récente et puis, d'un seul coup, on constate la bascule qui vous amène à affirmer votre exemplarité parmi les constructeurs automobiles. Je souhaite donc savoir quel « cocktail » vous a fait passer d'un acteur réservé, réticent et parfois contre-productif en matière d'émissions de CO2 des voitures à acteur proactif. Quelle est la part de la réglementation, de votre actionnariat et de la volonté de la direction du groupe de suivre une nouvelle trajectoire ? Enfin, quelle part joue l'État - qui est indirectement actionnaire de votre groupe - dans cette orientation environnementale et plus généralement dans vos orientations stratégiques ?
M. Carlos Tavares.- 2008, c'est il y a assez longtemps mais j'étais déjà ingénieur et je me souviens qu'à l'époque, en mettant de côté les particules et les NOx - dont on a bien entendu découvert la nocivité par la suite -, le diesel était considéré comme très efficace en matière de réduction des émissions de CO2. À cette période, le diesel était la technologie thermique disponible qui fonctionnait le mieux et à un coût raisonnable accessible à la classe moyenne : c'est dans cette direction qu'on peut trouver la réponse à votre question.
Ensuite, il est difficile de déterminer précisément la part des différents facteurs de notre évolution stratégique mais, tout d'abord, il est incontestable que l'interdiction de la vente des véhicules thermiques - qui a été annoncée bien à l'avance - est un facteur d'ordre premier. Je pense également que le niveau d'éducation et de prise de conscience moyen a nettement augmenté avec les publications scientifiques relatives au changement climatique et l'ensemble des COP qui se sont tenues au fil des années. Chacun s'est donc rendu compte que les choses pouvaient mal tourner et, comme nous le savons, elles tournent mal encore plus vite que prévu. On doit se féliciter que ce niveau d'éducation moyen ait augmenté car c'est l'éducation, ainsi qu'une approche globale, qui permet de résoudre les grands problèmes mondiaux, et non pas la fragmentation. Le troisième élément explicatif est tout simplement que, quand j'ai proposé à mon conseil d'administration le plan Dare Forward 2030, j'ai recueilli un soutien absolu : personne n'a remis en cause les engagements de décarbonation qu'il comporte, ni le montant de 50 milliards d'investissements alloués à cette démarche. Encore faut-il ne pas couper les réacteurs au moment du décollage et j'attends des pouvoirs publics - puisque telle est votre question - de la constance et un environnement stabilisé. Quand je rencontre des chefs d'État, je dis souvent que la mission de notre groupe est de servir les sociétés dans lesquelles nous travaillons en leur offrant une mobilité et une liberté de mouvement sûre, propre et abordable. Pour que nous puissions remplir notre mission, il faut nous accorder une certaine stabilité, le temps de développer les technologies qui servent la cause de la mobilité ; je sais que c'est beaucoup demander parce que le monde d'aujourd'hui est tout sauf stable. Comme vous le savez, nous nous situons ici dans un espace-temps de 10 ans, et non pas limité à 3 ou 4 ans. J'attends donc de l'État et des pouvoirs publics un environnement stabilisé permettant de mettre toutes nos équipes et tout notre savoir à votre service et à celui d'une liberté de mouvement propre, sûre et abordable.
M. Jean-Claude Tissot. - Je souhaite vous demander des précisions sur la co-entreprise ACC que vous détenez avec le groupe TotalEnergies. Devant notre commission d'enquête, Nicolas Dufour, directeur général de BPI France, a indiqué que TotalEnergies se désengageait progressivement de l'entreprise ACC : en connaissez-vous les raisons ?
En termes d'emploi, les prévisions mises en avant par TotalEnergies avoisinaient 2 000 collaborateurs sur l'ensemble des sites de cette co-entreprise : ces prévisions ont-elles été atteintes ?
Plus généralement, on entend régulièrement dire que le développement de l'industrie de la voiture électrique risque de se faire au détriment de l'emploi dans ce secteur. Je me souviens de débats animés avec notre ancien collègue sénateur du Doubs Martial Bourquin, qui, attentif à la situation de Sochaux, défendait activement le diesel. L'affirmation selon laquelle moins de salariés doivent être mobilisés pour réaliser une voiture électrique est-elle une réalité pour l'évolution de l'emploi dans votre secteur d'activité ?
Les objectifs de production de batteries par ACC ont été chiffrés et annoncés à hauteur de 2,5 millions en 2030 : où en êtes-vous pour le moment ? Quelle part du marché européen de la batterie pensez-vous pouvoir couvrir ?
Enfin, aux côtés de TotalEnergies, vous avez bénéficié de financements publics du programme France 2030 pour le projet Intelligent Battery Integrated System (IBIS) destiné à fabriquer un nouveau type de batterie. Quel regard portez-vous sur de tels projets cofinancés entre acteurs privés et pouvoirs publics en termes d'efficacité et d'indépendance des acteurs ?
M. Carlos Tavares. - Tout d'abord, la vérité est que nous avons créé avec TotalEnergies la société ACC à partir de rien, si ce n'est d'une conversation avec Patrick Pouyanné sur le thème suivant : les batteries viennent d'Asie et nous n'allons pas pouvoir développer une vraie filière de véhicules électriques en Europe si nous ne sommes pas maîtres de la fabrication des batteries. Tout est parti de cette seule idée et nous sommes allés chercher des financements en France, en Allemagne et au niveau européen permettant de présenter un plan ayant, au bout du compte, un sens économique. Nous avons ainsi pu décider de consentir de lourds investissements pour créer cette entreprise de développement et de fabrication de batteries, avec une rentabilité qui atteignait les limites de l'acceptable grâce aux financements publics que je viens de mentionner. Nous avons néanmoins pris cette décision risquée et, quelques années plus tard, Mercedes a frappé à la porte pour se joindre à nous. Or Mercedes est un acteur que nous respectons sur le plan automobile - sa maîtrise technologique n'étant plus à démontrer- et cette entreprise a consacré beaucoup de ressources dans le développement des cellules de batterie. Nous avons ainsi élargi notre partenariat sur ACC à Mercedes. Lorsque ACC a franchi la première étape de son baptême, avec la construction de sa première usine à Douvrin - dont la production monte aujourd'hui en cadence -, nous avons rapidement constaté qu'il fallait accroître nos capacités de fabrication : nous avons donc décidé de créer des lignes supplémentaires de production à Douvrin, une autre usine ACC en Allemagne et une troisième en Italie - où sont localisées nos principales marques - pour rapprocher la production de batteries des débouchés. Nous avons donc entamé une trajectoire de développement d'ACC assez puissante, d'où la nécessité de ne pas couper les réacteurs en plein décollage car beaucoup d'argent y a été investi. À partir de là, rien n'empêche l'actionnariat de chacun des acteurs d'évoluer en fonction de sa volonté de continuer à suivre le mouvement, ou pas, et notre participation à ACC s'est accrue à hauteur de 45 %, Mercedes détenant 35 % de son capital et TotalEnergies 25 %. Les trois partenaires, y compris les deux fondateurs, sont donc toujours présents à ceci près que Stellantis a pris le leadership, tout simplement car nous serons probablement le premier client de ACC dans les années à venir et notre intérêt bien compris est de faire en sorte que cette entreprise réussisse.
Comparativement à nos partenaires coréens ou chinois, qui nous aident dans cette phase de décollage des véhicules électriques, ACC est d'un meilleur niveau. C'est d'ailleurs sans doute, d'après le benchmark de tout ce que je connais dans le monde, le fabricant de batteries le plus performant actuellement en matière d'efficience du montant des investissements par gigawatt-heure (GWh) investi. ACC produit des batteries de technologie nickel manganèse cobalt (NMC) qui convient le mieux aux véhicules les plus puissants, souvent les plus lourds, et qui nécessitent le stockage d'une grande quantité d'énergie. ACC répond donc pour l'instant parfaitement à nos attentes et c'est pourquoi nous avons accepté de devenir son actionnaire de référence.
Il est très difficile de répondre à votre question de l'emploi dans le secteur automobile car la transition énergétique c'est moins d'emplois à un endroit et plus d'emplois à un autre ; par exemple, j'ai besoin de moins de monde pour fabriquer ou concevoir des moteurs mais de plus d'ingénieurs software. Pour être très transparent avec vous, je ne connais pas le bilan de ces réallocations : nous le ferons dans dix ans.
M. Jean-Claude Tissot. - On entend dire que pour fabriquer l'équivalent électrique d'un véhicule thermique il faut 7 fois moins d'emplois : est-ce vrai ou vérifiable ?
M. Carlos Tavares. - Je ne sais pas si le ratio va de 1 à 7 mais ce qui est sûr, c'est que, fort heureusement pour le monde occidental, la fabrication des batteries a la structure de coût suivante : le premier poste est celui des matières premières, le deuxième est l'énergie et le coût du travail vient en troisième. C'est une chance pour nos pays développés, d'abord si nous parvenons à maîtriser le poste le plus important en utilisant des matières premières accessibles dans nos territoires - cela pourrait être le cas pour le lithium mais un peu moins pour le nickel - ou au moins disponibles tout en gommant la volatilité de leur prix. Ensuite, la France est compétitive sur le deuxième poste le plus important - l'énergie - qui devance le coût du travail. Sur ce point, on pourra faire le bilan, je pense, dans une dizaine d'années lorsqu'on aura réalisé la totalité de la transition qui se caractérise par les réallocations d'emplois et non pas par une addition du nouveau monde à l'ancien. Pour illustrer cette difficulté du passage dans le nouveau monde, je vais vous donner l'exemple de notre site industriel de Douvrin que je vous invite d'ailleurs à visiter. Dans la rue qui traverse le site, vous avez, à votre gauche, les ateliers de fabrication de moteurs thermiques et, à votre droite, l'atelier de fabrication des cellules de batteries. C'est l'ancien site de fabrication des moteurs thermiques dans lequel nous avons incorporé l'usine de batteries. Cela permet à tous ceux qui veulent suivre une formation - et ils sont nombreux - de transiter d'un travail dans les moteurs thermiques vers un travail dans les batteries. La visite d'une usine de batteries montre que les emplois qui y sont offerts sont valorisants : c'est une technologie très pointue et « clinique » et nous offrons évidemment la formation à nos collaborateurs qui la souhaitent.
M. Philippe Folliot. - J'estime que des véhicules fabriqués en France avec des batteries pour lesquelles une grosse partie de la valeur ajoutée vient de l'autre côté de la planète - de Chine notamment - correspondent à non-sens sur le plan économique. Je rebondis donc sur la question de mon collègue sur ACC qui est un enjeu majeur pour votre groupe, pour la filière et pour la logique de décarbonation qui est notre objectif commun. Importer des batteries et a fortiori des véhicules depuis l'autre bout du monde - même s'ils sont électriques - ne génère assurément pas un bilan global vertueux en termes de décarbonation et c'est bien globalement qu'il faut raisonner.
Vous indiquez que votre groupe a représenté 75 % des parts de marché des véhicules vendus grâce au leasing social mais actuellement, bon nombre de batteries que vous utilisez sont importées, en particulier d'Asie. Quel est le pourcentage de batteries fabriquées par ACC et de batteries importées dans ce cadre ? À partir de quel moment la production de batteries d'ACC vous permettra-t-elle de pouvoir équiper les véhicules de votre groupe dans une logique de valeur ajoutée européenne ?
Ma seconde question porte sur la problématique de réutilisation des pièces. Vous avez parlé d'une usine en Italie dédiée à cette activité. Je signale que dans mon département, à Gaillac, l'entreprise privée Surplus Auto est très fortement engagée dans la déconstruction des véhicules et la récupération de pièces détachées. Cette logique est également valable pour le reconditionnement de batteries et je souhaite vous demander si ce sujet est pris en compte dans vos projets pour avoir une vision globale de la filière, en incluant le recyclage des batteries et plus généralement de toutes les pièces de vos futurs véhicules.
M. Carlos Tavares. - Je souligne d'abord un point essentiel : dans le démarrage de cette transition, je dois positionner mon entreprise au meilleur niveau de performance sans quoi je vais immanquablement perdre la course, et tel sera le cas si j'attends d'avoir des batteries françaises disponibles pour tous mes véhicules. En effet, la course se dispute en ce moment avec mes concurrents américains, allemands et chinois et le fait d'attendre la production de batteries européennes nous ferait accumuler un retard irrattrapable ; je suis donc obligé de rester dans le même tempo que mes concurrents. Comme vous le savez, notre concurrent américain a lancé le mouvement et nous combattons tous pour faire aussi bien qu'eux. Je souligne qu'en Europe nous sommes déjà compétitifs et sur le podium des ventes de véhicules électriques avec les groupes Volkswagen et Tesla.
Pour engager la compétition, nous entraîner et maîtriser les technologies, il fallait bien, au début, démarrer en allant chercher les batteries là où elles existent, c'est-à-dire en Chine. Je mentionne à présent un événement important : dans les prochaines semaines, nous allons démarrer la montée en cadence de la nouvelle Peugeot E-3008, purement électrique, avec 700 km d'autonomie. Cette voiture est fabriquée à Sochaux, sur la base d'une plateforme Stella Medium conçue à Vélizy et à Sochaux. Elle est équipée de batteries fabriquées à l'usine Douvrin d'ACC et de moteurs électriques qui viennent de Trémery. Toutes ses composantes ainsi que son mode de fabrication sont françaises et c'est la première fois qu'on a réussi à englober l'ensemble de ces paramètres. Je précise que dans cette phase de montée en puissance, notre groupe ne peut pas dépendre uniquement des ventes de véhicules de segment C, D et E : il faut augmenter les volumes et si vous ne faites pas décoller la mobilité à un niveau de prix accessible à la classe moyenne, vous avez perdu la course. Cela nous oblige dans un premier temps à aller chercher des composants dont le coût est le plus compétitif possible afin de préserver à la fois un prix abordable pour le consommateur et la dimension du sourcing : c'est ce que nous réussissons à faire. Ensuite, la transition qui s'effectuera sera délicate à gérer. Progressivement, la fourniture des batteries de ACC va représenter une part croissante de nos besoins et, en 2030, nous nous approcherons probablement de nos besoins européens, avec une limitation importante qui porte sur les différents types de chimie de batterie. Il faut principalement distinguer le procédé NMC et le procédé lithium fer phosphate (LFP), le second étant 20 à 30 % moins cher que le premier. Le procédé LFP équipe les véhicules les plus économiques et, aujourd'hui, cette technologie est surtout maîtrisée en Asie. Dans une deuxième étape, nous allons maîtriser la fabrication de batteries LFP en Europe pour le marché européen, mais, d'ici là, nous allons, avec ACC, construire les trois usines de batteries NMC en France, en Allemagne et en Italie. Dans ce contexte, je redis que nous attendons de l'État de la constance car nous opérons sur des échelles de temps considérables de 10, 15 ou 20 ans, ce qui nécessite de garder le cap pour construire pas à pas cette compétitivité. Jusqu'à preuve du contraire, ACC est un grand succès mais on démarre à peine la montée en cadence pour équiper la Peugeot E-3008 à Sochaux avec des batteries ACC.
Vous avez évoqué à juste titre le recyclage des batteries car ce secteur représente pour nous une grande opportunité. En effet, certains de nos concurrents équipent leurs véhicules de batteries d'une valeur très élevée, probablement supérieure à 8 000 euros par véhicule : ce sont des objets qui pèsent 500 kg et qui ne sont pas réparables. Or notre stratégie est totalement opposée puisque nous avons mis en place des centres de recyclage des batteries pour pouvoir les récupérer et intervenir sur les modules qui seraient éventuellement défaillants ou qui nécessitent d'être rajeunis. Nous intégrons donc totalement, dans notre économie circulaire, non seulement le recyclage des batteries mais plus encore le recyclage des matières premières récupérées dans les batteries. Dans ce domaine, nous avons conclu un accord avec la société française Orano pour récupérer de la black mass - dans le jargon anglais- qui est un produit de matières premières récupérées des batteries usées pour le réinjecter dans un nouveau cycle de fabrication de batteries. Le recyclage des batteries est donc totalement intégré dans notre approche d'économie circulaire et, là encore, les collaborateurs de Stellantis ont fait preuve d'une flexibilité mentale que je veux ici saluer. Ce sont des gens remarquables qui apprennent des choses nouvelles tous les jours et transforment nos méthodes de fabrication à très grande vitesse. Il va falloir un peu de temps pour que tout ceci puisse se matérialiser mais c'est bien la direction que nous avons prise et qui permettra de réduire notre dépendance en matières premières géopolitiquement sensibles. Un des problèmes majeurs des batteries sera la volatilité du prix des matières premières ; si ces dernières sont limitées en volume ou en tension sur les prix, l'impact sera important sur la fluctuation des prix des véhicules électriques.
M. Michaël Weber. - Je suis très sensible à la question de la dépendance aux métaux rares puisque je viens d'un secteur confronté à cette problématique ; je suis sénateur de la Moselle et à proximité de la vallée du Rhin où je fais d'ailleurs observer que des projets d'exploitation de lithium ont été annoncés. Vous n'avez pas abordé le sujet de l'hydrogène vert ou même blanc - c'est-à-dire extrait directement du sol : au moment où on annonce de nouvelles ressources en hydrogène présentes sur notre territoire, je souhaite vous demander si vous examinez ou envisagez d'accélérer le recours à cette énergie pour diminuer notre dépendance extérieure.
Vous avez également évoqué la question de la compensation carbone. Peut-on imaginer, pour développer ces mécanismes de compensation, une contribution ponctuelle sur les bénéfices exceptionnels de certaines grandes entreprises pour financer les investissements vertueux de groupes comme le vôtre ?
M. Carlos Tavares. - À ces deux questions importantes, je réponds d'abord que nous commercialisons déjà des véhicules équipés de piles à combustible comme les fourgons Citroën Jumpy et Peugeot Expert fabriqués à Hordain. Si vous en testez ou en achetez un, vous verrez que, du point de vue de l'utilisateur, il se comporte exactement comme un véhicule électrique avec exactement la même perception, à ceci près que vous pouvez le recharger en 3 ou 4 minutes en bénéficiant d'un peu plus de charge utile parce que l'ensemble du système est un peu plus léger. Le seul problème de l'hydrogène - au-delà du fait qu'il faut le fabriquer avec de l'énergie renouvelable, comme toutes les autres technologies électrifiées - réside dans son coût. Aujourd'hui, même si nous avons des plans pour diviser ce coût par deux, le prix de revient des véhicules hydrogènes est encore le double de celui du véhicule électrique. Je suis donc encore loin de pouvoir raisonnablement les proposer aux petites et moyennes entreprises (PME) ou aux artisans. On peut éventuellement les vendre à des grandes entreprises qui veulent se doter d'une flotte de véhicules utilitaires à hydrogène en les rechargeant le soir grâce à un investissement sur des postes de chargement d'hydrogène. Certains pays comme l'Allemagne ont institué des aides à l'achat incroyablement élevées, de l'ordre de 30 000 ou 40 000 euros, en faveur des entreprises acquérant des véhicules à hydrogène. Il nous faut donc réduire les coûts et, à cette fin, nous avons décidé de passer de la fabrication en petites quantités de ces véhicules - dans notre atelier pilote de Rüsselsheim en Allemagne - à un volume de production industriel dans l'usine de Hordain. Telle est la pente de progression que nous suivons et je pense qu'il va nous falloir encore entre 5 et 10 années de travail pour que le véhicule hydrogène rattrape le véhicule électrique. Nous avons confié à l'entreprise Symbio, qui est notre fournisseur de piles à combustible, la mission de travailler d'arrache-pied sur la réduction des coûts des véhicules à hydrogène. Dès l'instant où l'énergie servant à produire de l'hydrogène est renouvelable, c'est une solution à prendre en considération et son grand avantage réside dans la vitesse de rechargement. Je vous laisse cependant le soin de juger s'il est opportun de se disperser entre différents types d'infrastructures de recharge. Cette technologie peut surtout fonctionner pour les flottes importantes de véhicules de grandes entreprises pouvant revenir tous les jours dans un garage central où aura été effectué un seul investissement pour installer des bancs de chargement d'hydrogène. En revanche, pour les petites ou moyennes entreprises, il y a encore du chemin à faire.
Votre deuxième question concerne l'idée d'une contribution sur les bénéfices exceptionnels des entreprises pour financer les investissements de verdissement. Je précise d'abord que nous avons beaucoup discuté de tous les projets que nous mettons en oeuvre au titre de la compensation carbone qui porte sur moins de 10 % de nos émissions de CO2 prévues à l'issue de notre plan de décarbonation. On a déjà investi des sommes assez importantes et j'ai pris, il n'y a pas très longtemps, une décision importante, qui a rempli de joie mes équipes... J'ai demandé le réinvestissement immédiat des profits générés - en fonction du coût des quotas carbone - par ces projets de compensation afin d'accélérer le trend de notre verdissement en augmentant la part de la compensation. Nous avons financé de nombreux projets, notamment en Amérique latine, dont nous ne tirons aucun profit puisque nous y réinvestissons tout ce qu'on gagne pour accélérer le développement de ces mêmes projets. Voilà où nous en sommes et, s'agissant des mesures que vous évoquez, il vous revient d'en décider.
M. Roger Karoutchi, président. - Ce n'est pas l'objet de la commission d'enquête...
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Nous avons compris tout le volontarisme qui est le vôtre et celui de vos équipes pour réussir cette transition. Vous avez cependant pris soin d'indiquer que celle-ci suppose un alignement des autres planètes - ou des étoiles - que la vôtre, notamment en termes de fourniture d'énergie décarbonée à bas coût, de sécurisation en quantité et en coût des matières premières et de visibilité, ainsi que densité du réseau de recharge. Comment jugez-vous, dans l'absolu et comparativement à ce que font la Chine et les États-Unis, l'intensité et la pérennité des engagements des États en France mais aussi et surtout en Europe, en matière de réglementation, d'engagement géopolitique pour les matières premières, de subventions, etc. ?
M. Carlos Tavares. - Je peux partager avec vous deux observations tirées des contacts que je peux avoir à travers le monde. La première est que la transition énergétique - qui est une sorte de remise à zéro d'un certain nombre de paramètres - est utilisée par bon nombre de pays comme un instrument de reconquête de leur compétitivité : on ne peut pas le critiquer, c'est un fait. Cela peut évidemment créer quelques tensions entre les pays. J'ai l'habitude de dire que lorsque nous sommes confrontés à un problème global au niveau de l'humanité, il vaut mieux le résoudre de manière globale. Par conséquent, toute tension liée à la reconquête d'une certaine forme de compétitivité à l'occasion de cette transition énergétique peut ralentir le processus de transition et, en tant que citoyens du monde, nous devons en être conscients.
En deuxième lieu, en observant les principaux pôles de consommation de la mobilité carbonée, on voit que la manière d'arriver à la mobilité propre peut susciter des tensions de nature à ralentir le processus de décarbonation dans les sociétés où celui-ci est en cours. Ce processus se ralentit tout simplement lorsqu'un changement de direction politique s'opère par les urnes. En démocratie, il peut y avoir à un moment donné un changement de cap induit par le vote des citoyens, ce vote étant lui-même influencé par la manière dont ils perçoivent cette transition. Il y a donc ici un enjeu politique majeur que nous ne contrôlons pas, à savoir le risque de changement de direction, voire de ralentissement du processus qui est en partie piloté par les obligations réglementaires. J'ajoute que, si nous ne protégeons pas la liberté de mouvement de nos citoyens en la rendant sûre, propre et abordable, à un moment donné, le citoyen peut nous dire : « Finalement, ce n'est pas ça que je veux et donc je vais traduire dans les urnes le fait que je veux une autre orientation ».
Quand on est engagé dans un processus qui va prendre 10 ou 15 ans, il est évident que tout changement de cap au niveau étatique - qui serait la conséquence de l'expression de la volonté des citoyens - peut avoir un impact sur la vitesse à laquelle nous allons contribuer à résoudre le problème global que nous n'avons d'ailleurs pas la prétention de résoudre tout seul. On voit bien, en ce moment, qu'une inflexion pourrait se produire à la faveur des élections présidentielles aux États-Unis, compte tenu des déclarations des candidats, et un phénomène similaire pourrait se manifester à l'occasion des prochaines élections européennes. Or un changement de cap au moment où l'avion est en train de décoller peut avoir des conséquences non négligeables. C'est un risque que je peux observer et que je ressens. D'ailleurs, quand je discute avec un certain nombre de gouvernants d'autres pays que les États-Unis ou ceux de l'Union européenne, je vois bien la grande différence entre certains qui ont une approche très pragmatique et ceux qui ont une approche plus dogmatique. Les premiers ne souhaitent pas aller au-delà de ce que leur population peut « digérer », au risque de ralentir la transition. Ceux qui sont plus dogmatiques poussent généralement plus, compte tenu de la gravité du sujet, pour accélérer la transition, au risque que la population leur dise que cette évolution leur complique la vie et qu'elle va peut-être voter en faveur d'une autre orientation. Tel est mon constat et je pense que l'enjeu planétaire est de parvenir à garder le cap de la décarbonation le temps suffisant pour que les choses se fassent, et elles sont particulièrement difficiles à exécuter.
M. Pierre Barros. - Vous parliez tout à l'heure de sourcing des équipements au meilleur coût et cela m'amène à vous interroger sur le rôle des équipementiers. En effet, vous avez parlé de plateformes, de moteurs ainsi que de batteries et, grosso modo, ces trois composantes font aujourd'hui le prix d'un véhicule. On sait d'ailleurs qu'un moteur électrique est bien moins compliqué à fabriquer qu'un moteur à essence et on peut se demander pourquoi les voitures électriques sont si chères ; on répondra que le surcoût est imputable aux batteries mais cela va probablement s'améliorer au fur et à mesure des avancées technologiques. Je souligne que la part des équipementiers est un sujet important car le reste de la voiture est fabriqué à partir de composants qui viennent de partout dans le monde et on a assisté à des difficultés très importantes lors de la crise de la Covid-19 - et même un peu après - lorsque beaucoup d'éléments électroniques, GPS, ou autres organes essentiels à la construction d'un véhicule étaient immobilisés sur des bateaux qui n'arrivaient pas à destination ou qui étaient stoppés dans les ports. Envisagez-vous un autre mode de fonctionnement dans ce domaine des équipementiers avec une relocalisation non seulement des batteries mais aussi des autres composants, ou bien le processus actuel va-t-il continuer à suivre le flot naturel qu'il a emprunté jusqu'à présent ? Avez-vous une stratégie spécifique en la matière ?
M. Carlos Tavares. - Absolument, votre question, essentielle, est liée à celle de l'accessibilité financière des véhicules. Pour avoir un impact sur le réchauffement climatique, il nous faut augmenter la part des ventes de véhicules électriques. C'est la façon la plus efficace, compte tenu de l'orientation globale qui a été décidée, de traiter le problème le plus rapidement possible. Pour cela, il faut que les classes moyennes, qui représentent le coeur du marché, puissent acheter ces véhicules et donc que les prix de vente de ces derniers soient plus faibles. Pour diminuer les coûts de fabrication et rendre les prix abordables pour la classe moyenne, il faut impacter toutes les pièces du véhicule et pas seulement les batteries, l'objectif étant de ramener le coût total du véhicule électrique au niveau de celui du thermique. Or le véhicule électrique est aujourd'hui plus cher de 30 à 40 % et nous n'avons devant nous que quelques années pour digérer ce surcoût grâce à une productivité accrue, tout simplement parce que la classe moyenne ne pourra pas payer les véhicules plus cher, tandis que je ne peux pas vendre les véhicules à perte sans quoi mon entreprise ne va pas durer longtemps. Ne disposant d'aucune de ces deux échappatoires, la seule porte de sortie est de digérer le surcoût des véhicules électriques de 30 à 40 %. Or la structure de coût d'un véhicule, c'est 85 % de pièces achetés à des tiers, 10 % de valeur ajoutée produite dans nos usines et 5 % de logistique. Pour satisfaire le consommateur et résoudre le problème du réchauffement climatique, il faut donc absorber les surcoûts en proportion de la structure que je viens d'énoncer. Il ne faut donc pas s'étonner qu'une partie de cette pression se transmette à notre réseau de fournisseurs puisqu'à l'arrivée, il faut bien que les classes moyennes puissent acheter des véhicules électriques dont le coût de revient est le même que celui des véhicules thermiques. J'indique que les Chinois ont d'ores et déjà absorbé ce différentiel de coût et c'est pourquoi ils sont des concurrents extrêmement difficiles sur le marché européen. Votre raisonnement et votre questionnement visent donc parfaitement juste, à savoir que toutes les composantes doivent contribuer à absorber ces 30 à 40 % de surcoût. En attendant les trois à cinq ans nécessaires pour y parvenir, nous devons stimuler la demande, à la fois pour contribuer à accroître les volumes de façon à réduire les coûts plus rapidement et pour avoir un impact sur le climat. La stimulation de la demande des classes moyennes est ici le facteur essentiel ; c'est la seule porte de sortie que je vois en ce moment, d'où notre présence très appuyée aux côtés du Gouvernement français en faveur du leasing social, qui constitue à notre avis une excellente initiative.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Permettez-moi de vous demander à nouveau comment s'organise stratégiquement, en particulier sur les enjeux climatiques, la relation de votre groupe avec l'État à travers la BPI qui détient une partie de vos actions ? Quel bilan en tirez-vous ?
M. Carlos Tavares. - Sans langue de bois, je vous indique que, pour mettre en oeuvre le plan qui conduit notre entreprise à la neutralité carbone en 2038, j'ai, de la part de mon conseil d'administration, un soutien absolu, y compris celui du représentant de l'État. La seule question qui se pose est de savoir si nous pouvons aller plus vite. Tout dépend si les conditions sont réunies car je dois protéger la pérennité de mon entreprise pour y arriver, sans quoi le problème ne sera pas résolu et il faut donc à la fois concilier les résultats de court et moyen termes pour arriver à notre objectif de destination. Le conseil d'administration soutient totalement cette stratégie : ses membres ne formulent aucune remise question de notre trajectoire zéro émission et se félicitent que nos ventes de véhicules électriques atteignent presque le niveau de Tesla. Leur satisfaction porte également sur le constat de notre capacité à réduire les coûts tout en maintenant les marges ; ce dernier facteur est très important car les marges des véhicules électriques vendus en Europe ne sont pas au niveau des thermiques, mais on en prend le chemin et je pense que dans deux ou trois ans - je communique généralement sur l'échéance 2026 - ces marges s'équilibreront. Nous travaillons à parvenir à ce résultat en mettant évidemment beaucoup de pression sur nos fournisseurs qui contribuent à proportion de 85 % à notre coût de revient total : ce n'est facile ni pour eux ni pour moi. Plus généralement, je vous indique avec humilité et satisfaction que le taux de productivité de Stellantis a tendance à être meilleur que le taux de productivité des fournisseurs. Autrement dit, ceux-ci n'ont peut-être pas encore totalement assimilé l'amplitude du changement qui se présente devant nous. Je pense que nous pouvons y arriver à condition de garder le cap.
M. Jean-Claude Tissot. - Vous avez évoqué la nouvelle Peugeot E-3008 électrique : son prix n'est pas encore connu mais il me semble que ce véhicule se rattache à un segment de marché sur lequel votre groupe mise beaucoup.
M. Carlos Tavares. - Je peux vous répondre à ce stade par une pirouette : cette Peugeot E-3008 s'adresse à une clientèle de classe moyenne supérieure. Son prix n'a pas encore été révélé mais je pourrai vous en dire plus...
M. Roger Karoutchi, président. - Évitons de sortir du cadre de cette commission d'enquête...
Merci, monsieur le directeur général, d'avoir bien voulu répondre à nos questions.
La réunion est close à 19 h 20.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Jeudi 21 mars 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de M. Guillaume Faury, directeur général d'Airbus
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui M. Guillaume Faury, directeur général d'Airbus, assisté de M. Marc Hamy, vice-président chargé des affaires publiques d'Airbus.
Monsieur le directeur général, avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Monsieur Faury, monsieur Hamy, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Faury et M. Marc Hamy prêtent serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Guillaume Faury, directeur général d'Airbus. - En ce qui me concerne, je ne fais pas de prestations de conseil et ne participe pas à des cénacles. Je détiens soixante actions TotalEnergies dans le cadre d'un plan d'épargne en actions (PEA). En outre, j'ai un contrat d'achat d'énergie en électricité et en gaz pour ma maison et il m'arrive de faire le plein dans des stations TotalEnergies.
D'un point de vue professionnel, Airbus a évidemment des relations avec le groupe TotalEnergies, principalement avec sa filiale Hutchinson, à laquelle il achète des équipements, des fluides, des systèmes. Nous achetons également des carburants à TotalEnergies, ainsi qu'à ses concurrents.
M. Marc Hamy, vice-président chargé des affaires publiques d'Airbus. - Je n'ai aucun intérêt particulier dans des participations, et il m'arrive de faire le plein chez TotalEnergies.
M. Roger Karoutchi, président. -Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.
M. Guillaume Faury. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, Airbus est une société européenne, qui intervient dans les domaines civil et militaire, dans le domaine de l'aviation commerciale, dont c'est la première activité, également dans les domaines de la défense et l'espace et dans le domaine des hélicoptères.
La société compte 150 000 salariés, dont 50 000 en France.
L'aviation commerciale, Airbus Défense et Espace, Airbus Helicopters sont les domaines d'activité stratégiques de l'entreprise. Compte tenu du sujet qui nous intéresse aujourd'hui, je mettrai principalement l'accent sur les activités relatives à l'aviation commerciale, qui sont les plus en rapport avec la consommation de carburant et les émissions de CO2.
En 2019, Airbus s'est donné comme raison d'être - comme purpose, puisque l'anglais est la langue de travail commune - d'être le pionnier d'une industrie aérospatiale durable pour un monde plus sûr et plus uni. Cette raison d'être recouvre plusieurs aspects, mais la notion de durabilité en est le centre. Depuis, l'ensemble des actions du groupe visent à servir ces objectifs dans le domaine de l'environnement, dans le domaine social et dans le domaine de la gouvernance. La question de l'environnement est évidemment très importante.
Nous sommes l'un des deux grands acteurs de la conception et de la fabrication d'avions commerciaux dans le monde. Vous n'êtes pas sans savoir que les émissions de l'aviation commerciale représentent entre 2 % et 2,5 % des émissions mondiales de carbone : il s'agit majoritairement de la consommation des carburants pour les avions en service. C'est ce que l'on appelle le scope 3 d'Airbus.
L'aviation commerciale est actuellement dans sa quatrième révolution.
La première révolution consistait essentiellement à faire voler des avions. En 1895, Lord Kelvin a déclaré qu'il était physiquement impossible de faire voler des objets plus lourds que l'air. En 1903, les frères Wright faisaient voler leur avion. Depuis, l'aviation commerciale a pris son essor, avec le succès que l'on connaît.
La deuxième révolution a été de faire de l'avion un moyen de transport sûr. Le premier vol en avion était une aventure. Aujourd'hui, l'aviation commerciale est, de très loin, le moyen de transport le plus sûr d'un point A à un point B sur la planète.
La troisième révolution a consisté à démocratiser l'activité commerciale et à la rendre accessible à tous. Les premiers billets d'avion coûtaient l'équivalent de plusieurs milliers d'euros pour quelques dizaines de kilomètres. Aujourd'hui, les compagnies aériennes sont parfois attaquées parce qu'elles ne vendent pas leurs billets d'avion assez cher.
La quatrième révolution, qui est celle dans laquelle nous sommes aujourd'hui, vise à décarboner l'aviation. Nous allons réussir, comme nous avons réussi les trois premières révolutions.
Avant de partager avec vous la feuille de route principale, je remettrai en perspective quelques éléments chiffrés importants. Les émissions mondiales de carbone s'élèvent à environ 40 gigatonnes, avec 0,8 gigatonne - 800 millions de tonnes - pour l'aviation commerciale. Pour Airbus, qui représente la moitié des 24 000 à 25 000 avions commerciaux en service aujourd'hui, c'est à peu près 400 millions de tonnes. C'est le scope 3, c'est-à-dire l'émission en carbone des avions d'Airbus en service vendus en une année et sur l'ensemble de leur durée de vie.
Les scope 1 et scope 2, c'est-à-dire les émissions de carbone de l'entreprise Airbus, sont de l'ordre de 800 kilotonnes, soit moins d'un million de tonnes, le scope 3 représente donc le véritable enjeu.
J'en viens à la feuille de route que le secteur s'est donnée pour être carbone neutral, neutre en carbone, en 2050, ce qui, dans notre industrie, est un challenge considérable.
Il existe à peu près 24 000 à 25 000 avions commerciaux en service ; les 800 millions de tonnes d'émissions de carbone - 400 millions de tonnes pour Airbus - sont liées au vol de ces avions. La trajectoire qui permet d'aller de 800 millions de tonnes à zéro en 2050 repose sur un certain nombre de piliers. Je vais être un petit peu simpliste, pour que ce soit compréhensible par tout le monde.
Le premier pilier consiste à mettre en service des avions qui consomment beaucoup moins de carburant que les avions qu'ils remplacent. Un avion qu'on livre aujourd'hui émet entre 20 % et 40 % de CO2 en moins et consomme entre 20 et 40 % de carburant en moins que l'avion auquel il succède.
De nombreuses améliorations ont eu lieu au fil du temps. L'intensité carbone des avions, donc les émissions ou la consommation par passager et par kilomètre parcouru, ont baissé de 80 % ; cela correspond à une réduction d'un facteur 5 entre les années 1960 et aujourd'hui et à une réduction de moitié entre 1992 et aujourd'hui. La consommation de carburant a donc fortement baissé : cela s'explique par le fait que les avions volent à haute altitude, où l'air est peu dense, et ont donc besoin de peu d'énergie pour voler. La consommation de carburant s'est donc très fortement améliorée mais le potentiel d'amélioration reste important.
Alors que le succès de l'aviation commerciale dans le monde est devenu absolument considérable aujourd'hui, ce secteur ne représente qu'entre 2 % et 2,5 % des émissions de carbone.
Ces nouveaux avions font l'objet d'une très forte demande, puisqu'ils sont à la fois économiquement et écologiquement plus performants que les avions qu'ils remplacent. Autre caractéristique, ils sont certifiés pour pouvoir voler avec jusqu'à 50 % de carburants d'aviation durables, ce que l'on appelle les Sustainable Aviation Fuels (SAF), ce qui n'est pas le cas des anciens avions encore en service.
Cette première partie de la feuille de route ne nous permet pas d'atteindre la neutralité carbone en 2050. C'est pourquoi nous sommes en train de préparer les technologies qui permettront de faire entrer en service, dans la seconde moitié de la prochaine décennie, des avions qui consommeront encore de 20 % à 25 % de carburant en moins, c'est-à-dire 20 % à 25 % d'émissions de carbone en moins sur la base de l'utilisation des mêmes carburants. Toutefois, ils seront certifiés pour 100 % d'utilisation de SAF.
Les carburants d'aviation durables représentent une très importante partie de la feuille de route. Nous préparons des avions qui seront techniquement capables de voler avec 100 % de SAF et qui consommeront suffisamment peu de carburant pour que les compagnies aériennes puissent s'offrir ou offrir à leurs passagers des vols avec une très grande utilisation de carburants d'aviation durables. Je précise en effet que les SAF seront beaucoup plus chers que les carburants fossiles.
Ainsi, on s'achemine vers une aviation qui utilisera jusqu'à près de 100 % de carburants d'aviation durables en 2050. Pour obtenir du carburant fossile, il faut prendre du carbone qui est sous la surface de la Terre, raffiner les hydrocarbures, les brûler dans une turbine et émettre du carbone dans l'atmosphère. Pour un SAF, il faut récupérer du carbone dans l'atmosphère, soit de façon naturelle - ce sont les biocarburants, dans toute leur diversité -, soit de façon artificielle - on récupère du carbone, on le recompose avec de l'hydrogène ou avec différentes formes de filières et on le remet dans l'atmosphère -, ce qui permet la neutralité carbone.
Chez Airbus, nous sommes convaincus que ce ne sera pas suffisant, qu'il faut aller plus loin et qu'il faut trouver des solutions qui n'émettent pas de carbone du tout. De toutes les options technologiques possibles, nous avons retenu l'hydrogène comme solution pour le futur afin de n'émettre absolument aucun carbone. En effet, qu'on le brûle dans une turbine ou qu'on l'utilise dans une pile à combustible, l'hydrogène utilisé dans un avion n'émet pas de carbone. Nous sommes en train de préparer des technologies pour lancer, avant la fin de la décennie, un programme d'avion à hydrogène, qui, pour commencer, sera un avion de petite taille, pour une entrée en service en 2035. Le développement de l'aviation à hydrogène présente des complexités technologiques et des différences par rapport à ce que nous avons connu. C'est donc un programme de recherche et technologie de taille, qui nécessite également un nouveau cadre réglementaire et le développement des filières de l'hydrogène vert.
Du point de vue de la technologie, c'est assez simple. Un avion qui consomme moins de carburant sur le marché est plus économique. Par conséquent, toutes les compagnies aériennes se jettent dessus ! Voilà pourquoi les carnets de commandes des constructeurs sont aujourd'hui très remplis : au-delà de la croissance du secteur, c'est dû au remplacement par des avions plus performants.
En revanche, un carburant décarboné est aujourd'hui beaucoup plus cher. Il n'y a donc pas d'alignement entre l'intérêt économique et l'intérêt écologique de l'utilisateur. Cela ne signifie pas que les compagnies aériennes ne pourraient pas s'offrir du carburant d'aviation durable, mais il y a un désavantage compétitif à le faire. Le terrain de jeu n'est pas le même selon que l'on utilise beaucoup de carburant durable ou qu'on n'en utilise pas.
Compte tenu de l'augmentation importante de l'utilisation de ces carburants, Airbus a choisi de se placer dans un rôle de catalyseur, c'est-à-dire de promoteur de toutes les solutions permettant d'accélérer la montée en puissance de la production et de la consommation des carburants d'aviation durables. Il s'agit là d'un élément absolument clef dans la feuille de route ; or c'est l'élément que nous maîtrisons le moins. Nous avons besoin des énergéticiens, des régulateurs, de la politique mise en place par les États, des aéroports, des compagnies aériennes. Nous faisons et cherchons des accords - Marc Hamy pourra en dire plus - avec un très grand nombre d'acteurs pour jouer ce rôle de catalyst et assurer le développement de nouvelles filières de carburants d'aviation durables et la montée en puissance de la production, donc de la consommation, qui est très importante.
J'ajoute qu'Airbus est aussi un utilisateur de carburants, puisqu'il fait voler des avions, soit pour des essais en vol, soit pour le transport logistique dans le cadre de la production, soit pour des vols de livraison à destination de nos clients. Nous avons choisi de montrer l'exemple et nous sommes ainsi fixé comme objectif au moins 30 % de consommation de carburants d'aviation durables dans notre mix de carburant en 2030. En 2023, nous avons déjà utilisé 10 % de carburants d'aviation durables, alors que la filière a acté l'objectif de 10 % de consommation en 2030.
Évidemment, nous avons aussi besoin des États et des régulateurs pour créer le cadre nous permettant d'atteindre le level playing field pour la consommation de ces nouveaux carburants, qui sont plus chers : cela passe potentiellement par des mandats, par des réglementations, mais aussi par des aides et des subventions. De nombreux systèmes peuvent être mis en place. Malheureusement, aujourd'hui, il n'y a pas de solution unanime. Suivant les régions du monde, des solutions différentes ont été retenues, ce qui crée de l'incertitude et de la difficulté pour accélérer cette mise en place.
Nous avons pour ambition d'augmenter notre consommation de carburants d'aviation durables et d'atteindre au moins 30 % en 2030. Nous avons donc besoin d'accéder à ces carburants. À cette fin, nous avons signé un accord avec TotalEnergies voilà quelques semaines pour l'approvisionnement de plus de 50 % de notre besoin de SAF en Europe.
TotalEnergies s'est placée sur une trajectoire qui a pour ambition de produire 1,5 million de tonnes de SAF en 2030, soit une production supérieure à sa production actuelle de kérosène.
La feuille de route existe. Arriver en 2050 à une aviation décarbonée est devenu l'objectif de l'ensemble de la filière. Celui-ci a également été endossé par les États dans le cadre de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI). Nous sommes tous en train de nous mobiliser à cette fin, ce qui nécessite beaucoup de travail et d'investissements, notamment dans le domaine de l'énergie. Nous allons continuer d'utiliser des carburants liquides pour assurer le développement de l'aviation dont nous considérons, comme beaucoup d'autres, qu'il est très important à la société humaine, en particulier pour la mobilité et la paix. L'aviation contribue à la prospérité ; or nous avons besoin de cette prospérité pour faire la transition énergétique.
M. Roger Karoutchi, président. - Vous avez évoqué votre partenariat stratégique avec TotalEnergies pour la livraison de 1,5 million de tonnes de SAF, à l'horizon 2030. Ce partenariat comprend également un programme de recherche et d'innovation visant à développer des carburants 100 % durables, en adéquation avec le design des aéronefs actuels et futurs. Pouvez-vous nous détailler ce programme de recherche et d'innovation des années à venir ?
M. Guillaume Faury. - Notre programme de recherche, d'innovation et de développement, dans l'objectif de la quatrième révolution de l'aviation, repose à la fois sur des technologies pour faire des avions plus performants et moins consommateurs et sur les carburants. Nous avons deux fers au feu : les carburants d'aviation durables et l'hydrogène.
Notre partenariat stratégique avec TotalEnergies s'inscrit dans le cadre du travail sur les SAF, avec un contrat d'approvisionnement pour notre utilisation - par rapport aux compagnies aériennes, Airbus est un petit utilisateur de carburants - et pour le développement des filières.
Il y a de très nombreuses façons de faire des carburants d'aviation durables, et il y en a encore beaucoup plus qui sont à l'étude. L'industrie énergétique doit analyser quelles seront les filières les plus efficaces pour avoir des carburants vraiment décarbonés et économiquement viables. Si les prix des carburants d'aviation durables étaient comparables à ceux des carburants fossiles, les compagnies aériennes auraient un intérêt économique et écologique à s'engager dans cette voie.
Nous avons des partenariats avec beaucoup d'acteurs : aéroports, compagnies aériennes, énergéticiens, alliances autour de l'hydrogène par exemple... TotalEnergies, c'est environ 2 % de la production et de la livraison de kérosène dans le monde. C'est donc un acteur important. De surcroît, c'est un acteur français, et beaucoup de nos activités sont en France. Mais c'est le treizième fournisseur de kérosène. Nous avons donc aussi des accords avec d'autres énergéticiens, dont des émergents qui se spécialisent sur les SAF, pour maximiser les chances de trouver, d'obtenir des filières compétitives. Et nous avons également des accords plus régionaux : dans chaque région, différents acteurs travaillent sur les SAF.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Le fait qu'Airbus soit incontestablement un exemple de réussite industrielle à l'échelon européen est une bonne nouvelle. Mais, du point de vue climatique, le secteur pose problème : malgré les efforts en termes d'efficacité que vous avez rappelés, les émissions globales du secteur continuent d'augmenter, car il y a de plus en plus de trafic aérien. C'est également vrai des autres modes de transport.
En ce qui concerne les enjeux de compétitivité entre les différentes filières, le kérosène n'est pas taxé à la hauteur des autres carburants. Un automobiliste français paye quasiment 50 % de taxes sur les carburants ; la personne qui se déplace en avion paye beaucoup moins. N'y a-t-il pas un enjeu, comme le pensent beaucoup d'experts du climat, à taxer davantage le kérosène, afin de rendre les SAF plus rapidement compétitifs et de faire en sorte que l'aérien paye le juste prix de sa pollution ?
Comment évaluez-vous la participation de l'État actionnaire dans le capital d'Airbus et sa contribution pour avoir des avions plus respectueux de l'environnement ?
L'outil de mesure des climatologues n'est pas seulement la décarbonation en 2050. L'enjeu, c'est le budget carbone. Avoir des avions zéro carbone en 2050, c'est très bien. Mais ces avions n'entreront en service qu'après 2050 et tout ce que vous allez émettre d'ici là va participer du dérèglement climatique. Comment intégrez-vous ces logiques de budget carbone pour évaluer votre impact sur le climat ?
M. Guillaume Faury. - Votre première question porte sur le juste prix de la taxation sur les carburants. En la matière, la situation est liée à la nature même de l'aviation, en particulier son caractère international. Les États se sont mis d'accord sur une forme d'homogénéité pour pouvoir assurer une internationalité du transport aérien.
Il ne me paraît pas exact de dire que nous sommes moins taxés que l'automobile. Sur un billet d'avion Paris-Nice à 90 euros, la moitié part en taxes. Le transport aérien est le mode de transport qui s'autofinance le plus aujourd'hui par rapport à l'automobile et au train. Considérer seulement le carburant ne permet pas de voir que le transport aérien est beaucoup moins aidé et qu'il finance une très grande partie de son infrastructure et de son activité, contrairement aux autres moyens de transport. Tout cela est bien documenté. Il me semblait important de le rappeler ici.
Nous sommes soumis aux quotas d'émission de l'Union européenne (European Union Emission Trading System - EU-ETS). L'avion est le seul moyen de transport dans ce cas. Nous ne sommes pas exonérés de taxation.
En tant qu'Airbus, je ne vais pas m'exprimer à la place des compagnies aériennes sur la bonne politique de taxation. Je ne dis pas qu'il ne faut pas de réglementation ou de taxation. Le régulateur est effectivement confronté à une équation compliquée : trouver le bon dosage pour aider cette transition entre les carburants fossiles et les carburants décarbonés. C'est, me semble-t-il, ce que les États et les régulateurs essaient de faire. C'est la raison pour laquelle nous avons soutenu Fit for 55. D'ailleurs, chez Airbus, nous étions même un peu plus ambitieux : nous pensions que le bon mandat d'incorporation pour 2030, c'était 10 %.
À mon sens, il faut regarder les choses globalement et pas sous le seul angle de la taxation. Certes, quand la réglementation et les taxes sont le principal outil, on a très envie de les utiliser. Mais ce que nous avons à faire est beaucoup plus compliqué. Il y a aujourd'hui une vraie dynamique à l'échelon international pour essayer de trouver la bonne solution. Le sujet le plus difficile est celui de l'homogénéisation de la réglementation pour aider les SAF à émerger.
Airbus est une société qui est cotée à Paris, à Francfort... Nous avons l'État français, l'État allemand et l'État espagnol comme actionnaires, à hauteur de 11 % pour l'État français comme l'État allemand. Mais notre relation avec l'État s'agissant de la décarbonation est beaucoup plus large ; nous avons un État réglementeur et cofinanceur qui participe à la réglementation européenne et qui est impliqué dans les négociations internationales, par exemple à l'OACI. L'alignement entre l'ambition de la France, celle de l'Europe et la nôtre est assez fort. À partir du moment où l'on reconnaît que l'aviation est quelque chose de positif, mais qu'elle a absolument besoin de se décarboner, l'enjeu est de trouver la bonne articulation pour le faire le mieux possible.
Nous sommes parfaitement conscients des problèmes d'émission de carbone liés à la croissance de l'aviation. Nous avons d'ailleurs un sentiment de responsabilité. C'est ce que je dis à mes équipes : le secteur de l'aviation représente un peu plus de 2 % des émissions de carbone mondiales et nous faisons la moitié des avions qui y contribuent ; nous avons donc une responsabilité, certes indirecte - c'est du scope 3 -, sur 1 %. Mais c'est aussi une énorme opportunité : c'est à nous, avec les avions que nous concevons pour demain et après-demain, de trouver la solution pour pouvoir aller vers la décarbonation.
En dépit du doublement du trafic tous les quinze ans, nous sommes à peu près stables depuis trente ans, à 2 % des émissions mondiales de carbone. Il faut donc, me semble-t-il, se rendre compte que nous sommes dans une dynamique d'amélioration très forte. Et, à l'époque, l'objectif n'était pas de réduire les émissions de carbone ; c'était simplement d'être compétitifs.
À présent, nous avons fixé l'objectif d'être à « zéro net » en 2050. Nous focalisons beaucoup plus les actions sur la réduction des émissions de carbone. La croissance sera probablement un peu moins forte que ce qu'elle a été dans le passé, mais elle va rester très forte, en particulier sous la pression des pays en développement, qui sont au tout début de l'utilisation de l'avion comme moyen de transport et qui n'ont pas envie de mettre en place au sol les infrastructures d'autres modes de transport. D'ailleurs, celles-ci sont dévastatrices et très émettrices de CO2. On a un peu tendance à l'oublier : pour le train ou la voiture, les infrastructures sont d'une tout autre nature que l'infrastructure aéronautique ; cette dernière, qui repose sur l'air, n'a pas besoin d'investissements ou de construction.
La question du budget carbone est, je le crois, centrale. Le carbone qui est dans l'air aujourd'hui vient des activités humaines de l'ère préindustrielle et industrielle. À l'époque, l'aviation n'existait pas ; elle est juste émergente. Il faut aussi remettre les choses en perspective. Ce que nous pouvons changer, c'est le futur. Chez Airbus, nous essayons de faire les choses le plus rapidement possible. C'est vraiment une question de vitesse. Nous sommes tous conscients de l'urgence climatique.
Le budget carbone est défini en fonction de l'idée ou de l'ambition que l'on a de l'augmentation de température à la fin de la transformation. C'est très difficile pour l'aviation de faire mieux que 2050.
Nous avons deux budgets carbone principaux : le premier regroupe les scope 1 et scope 2 et représente quelque 800 kilotonnes. Il est directement dans notre responsabilité. Il est relativement petit, mais on peut l'influencer. Le scope 3 est beaucoup plus gros, car il renvoie à l'utilisation des avions en service à partir du moment où ils sont livrés et sur l'ensemble de leur durée de vie, soit 20 à 25 ans.
Nous avons décidé, avec le soutien du conseil d'administration, de nous faire certifier Science Based Targets Initiative (SBTi) sur notre trajectoire de décarbonation, pour avoir un objectif qui soit connu, affiché, audité et certifié. Cet objectif consiste à réduire nos émissions de carbone des scope 1 et scope 2 de 63 % entre 2015 et 2030 et nos émissions du scope 3 de 46 % entre 2015 et 2035. Cela donne une idée de la trajectoire sur laquelle nous sommes. La deuxième partie de cette réduction de carbone, qui viendra après 2035, reposera sur les avions dont nous développons actuellement les technologies et qui entreront en service dans la deuxième partie de la prochaine décennie. Ces avions nous amèneront donc à 2050 et auront remplacé une très grande partie des avions mis en service jusque-là.
Notre activité est en croissance. C'est par la technologie et les SAF que nous serons capables de réduire le budget carbone pour le rendre compatible avec le budget carbone global des industries. Nous sommes dans une industrie dite hard-to-abate, c'est-à-dire dont il est difficile de réduire les émissions. C'est pour cela que nous y mettons autant d'énergie et de volonté.
M. Pierre-Alain Roiron. - Vous avez indiqué que la pile à hydrogène était l'avenir. Avez-vous réfléchi sur la manière d'équiper les aéroports en hydrogène à travers le monde ? Selon vous, à quelle échéance les choses pourraient-elles se faire pour l'aviation commerciale ?
M. Guillaume Faury. - Beaucoup de gens nous ont dit que l'hydrogène sur les avions ne marcherait jamais. Vous connaissez ce syndrome...
Nous avons beaucoup travaillé pour essayer de décortiquer tous les enjeux. J'ai indiqué que la combustion de l'hydrogène ou son utilisation dans une pile à combustible n'émettaient pas de carbone. Et la pile à combustible a même l'avantage, par rapport à la combustion de l'hydrogène, de ne rien émettre du tout : ni carbone, ni non-carbone, ni particule. Nous y croyons donc beaucoup. Nous ne sommes pas les seuls. Nous y travaillons avec des technologies propres qui sont la propriété d'Airbus, mais également en partenariat, afin de maximiser les chances d'atteindre l'objectif.
Le problème de l'hydrogène par rapport aux SAF - c'est pour cela que les SAF sont une solution d'aujourd'hui tandis que l'hydrogène est une solution de demain -, c'est effectivement l'absence d'infrastructure en place. Et l'infrastructure pour utiliser de l'hydrogène sur un aéroport est d'une nature vraiment très différente de ce que nous avons aujourd'hui.
L'hydrogène utilisé dans des avions devra être sous forme liquide. Si l'hydrogène est très performant en densité massique, il est très volumineux sous forme gazeuse.
M. Pierre-Alain Roiron. - Et très lourd !
M. Guillaume Faury. - Non. Comme il est très dense en énergie par kilogramme, il n'est pas lourd. Mais son volume sous forme gazeuse n'est pas compatible avec un vol en avion. D'ailleurs, même liquide, l'hydrogène est plus volumineux, à énergie donnée, que le kérosène. Et pour l'avoir sous forme liquide, il faut être à moins 253 degrés, ce qui implique de la cryogénie. On change de monde par rapport à aujourd'hui.
Si ce carburant a des propriétés vraiment extraordinaires, il nécessite une infrastructure différente. Notre programme de travail ne se limite donc pas à « seulement » faire un avion à hydrogène. Nous avons des partenariats avec d'autres industries confrontées aux mêmes problématiques, fabricants d'hydrogène - ce n'est pas forcément de l'hydrogène vert aujourd'hui, mais cela devrait en être à cet horizon-là -, aéroports, compagnies aériennes, afin d'analyser les conditions dans lesquelles de telles opérations pourront devenir possibles. Nous avons signé un partenariat il y a peu de temps au Royaume-Uni.
Dans les aéroports, la feuille de route hydrogène n'est pas juste liée aux avions. Beaucoup commencent à se dire que l'hydrogène pourrait permettre de motoriser tous les équipements au sol. Les émissions de carbone de l'aéroport lui-même, ce ne sont pas seulement les avions. C'est peut-être une voie pour développer l'hydrogène pour l'aviation commerciale.
Nous allons commencer par les avions de petite taille. D'abord, cela marche mieux pour les avions de petite taille, pour des raisons de physique. Ensuite, il faut commencer petit avant de voir grand. Enfin, les plus petits avions effectuent des vols plus courts. Or l'écosystème hydrogène ne se développe pas à la même vitesse selon les régions du monde. Au début, seuls quelques aéroports ou dizaines d'aéroports seront équipés ; ce sera donc adapté pour l'aviation régionale ou le bas de l'aviation commerciale.
Nous avons effectivement beaucoup de défis devant nous, mais nous n'en voyons pas un seul qui ne soit surmontable.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Je voudrais aborder le secteur de l'exploration spatiale, dans lequel vous intervenez également et dont vous avez moins parlé.
La fin de vie de la station spatiale internationale est programmée pour 2031 et le projet de remplacement a pour nom Starlab, une station orbitale dont le lancement doit avoir lieu en 2028. Airbus participera au développement, à la construction et à l'exploitation de ce nouveau module appelé à remplacer l'actuelle station internationale. C'est évidemment une très bonne nouvelle pour Airbus, pour Toulouse et pour toute la région Occitanie.
En revanche, le bilan carbone de l'industrie spatiale, qui émet environ 6 millions de tonnes de CO2 par an et qui représenterait 10 % des émissions de l'aviation, est assez conséquent. L'industrie spatiale présente également cette particularité d'émettre au-delà de la troposphère, la couche de l'atmosphère dans laquelle nous vivons.
Je souhaitais donc connaître votre réflexion sur la question de l'exploration spatiale et de ses conséquences en termes d'empreinte carbone.
M. Guillaume Faury. - Il me semble que votre question déborde légèrement le sujet...
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - En effet, vous pouvez considérer que ma question est hors sujet. Cela ne me pose pas de problème.
M. Roger Karoutchi, président. - Il me revient, en théorie, d'en décider. Monsieur le directeur général, peut-être pouvez-vous dire quelques mots sur votre conception, sans entrer dans les détails ?
M. Guillaume Faury. - Je tenterai tout de même de répondre à la question. Le sujet est majeur. En ordre de grandeur, l'industrie spatiale représente une très faible part de la consommation des carburants par rapport à l'aviation commerciale, qui elle-même représente 8 % de cette consommation. Cela ne veut pas dire que ce n'est pas important.
L'industrie spatiale actuelle entend respecter rigoureusement les normes environnementales. En réalité, nous utilisons cette industrie pour servir la cause de l'environnement. Beaucoup de programmes spatiaux visent à mettre en orbite des satellites d'observation de la Terre. Ils tendent à devenir des outils très importants pour identifier les émissions de méthane ou les sources d'émission de carbone, ou encore pour surveiller la hauteur des océans. Ils sont donc des outils d'aide à la décision.
On trouve maintenant dans l'industrie spatiale, en particulier pour la partie lanceurs, des technologies dont l'impact sur l'environnement est faible. Il s'agit d'une piste de développement. Vous savez probablement que les futurs lanceurs que nous étudions font de cette dimension une question centrale. Nous pensons aussi que le secteur spatial continuera de croître. Il faut donc traiter ce sujet le plus en amont possible, au moment de la conception des objets. C'est beaucoup plus facile qu'en aval.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Je vous remercie de votre réponse. Je pensais également aux projets de tourisme spatial. Nous les validons totalement sur le plan scientifique, mais le risque est réel en termes d'impact carbone.
M. Guillaume Faury. - Airbus n'intervient pas dans le tourisme spatial.
M. Roger Karoutchi, président. - Nous non plus !
M. Pierre Barros. - Je suis sénateur de l'est du Val-d'Oise et ma circonscription se situe à proximité, au nord, de l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. J'ai eu la chance, récemment, avec une collègue de Seine-et-Marne, de visiter vos installations, notamment les ateliers de maintenance d'Airbus et le centre d'essai de réacteurs.
Il s'agit de très belles installations et les personnels avec lesquels nous les avons visitées étaient d'ailleurs très enthousiastes. Tout cela révèle des métiers-passion, qui touchent à la fois à la sécurité des voyageurs, aux nouvelles technologies, aux nouveaux carburants, aux fuselages et aux nouveaux moteurs. J'ai donc réentendu ce matin ce que j'ai pu entendre voilà quelques jours auprès de vos services.
Il y a les questions relatives à la réduction des émissions de CO2, à l'économie des carburants, mais aussi au bruit. Celle-ci concerne particulièrement les personnes habitant autour de l'aéroport. Le bruit représente une pollution très importante qui a des effets sur la santé.
Dans ce secteur, des discussions ont lieu entre les habitants et les élus au sujet du développement du trafic aérien. L'aéroport de Roissy a accueilli en 2023 près de 67 millions de voyageurs, soit un nombre équivalent à la période d'avant la crise de la covid-19. Cela va sans doute continuer à croître les prochaines années. Dans ces discussions a d'ailleurs été évoquée la question du prix du SAF par rapport à celui du kérosène. En Europe, le SAF est bien plus cher qu'aux États-Unis. Il y a donc un angle d'attaque, ne serait-ce que du côté de la réglementation et de la filière de production.
Pensez-vous que TotalEnergies soit vraiment au rendez-vous sur la question de la filière de production ? Le prix et la disponibilité du SAF en dépendent. De fait, le SAF est moins utilisé, car très cher en Europe, et le recours à ce type de carburant est plus facile à l'étranger.
Nous avons évoqué également le principe d'espace aérien ouvert européen, qui pose tout de même un problème. En effet, si le renouvellement très important des avions permet de faire des économies et de réduire la pollution, il se fait au rythme des capacités des compagnies aériennes à investir sur des objets volants qui coûtent tout de même plusieurs dizaines de millions d'euros. Quand on voit le nombre d'avions qui volent, on se dit qu'il se passera quelques années avant un remplacement total par des aéronefs de nouvelle génération.
Le nombre de vols intérieurs en France a baissé d'environ 40 % par rapport à la période d'avant la crise de la covid-19. C'est une bonne chose et cela répond aussi à des objectifs de décarbonation : quand on réduit le nombre de vols, on améliore la qualité de l'air. En revanche, cette baisse de 40 % sera manifestement couverte par des compagnies aériennes étrangères capables d'exploiter des lignes intérieures avec des avions d'ancienne génération. En effet, Air France revend ses avions à des compagnies qui les utilisent ensuite en France pour couvrir des lignes intérieures qu'elle a abandonnées. Les avions passent donc d'une compagnie à l'autre. Certes, Air France s'engage sur la voie de l'utilisation d'avions moins polluants - la technologie le permet -, mais à la fin, tous ces efforts sont anéantis par un modèle économique et par une ouverture de l'espace aérien qui autorise l'exploitation des lignes avec des avions d'ancienne génération, plus polluants. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette question ?
M. Guillaume Faury. - On constate aujourd'hui que l'ensemble des grands transporteurs européens et mondiaux renouvellent leur flotte et mettent en service des avions plus modernes.
Nous sommes dans une phase de transition générationnelle d'avions. Tous les grands acteurs du transport aérien en Europe sont dans cette démarche. Si Air France-KLM le fait de façon très volontariste, d'autres acteurs, qui ont commencé plus récemment, ont des flottes assez jeunes et donc assez modernes. Sur les 24 000 à 25 000 avions commerciaux qui volent, 30 % sont de nouvelle génération. Dans cette phase où 70 % des avions sont encore de vieille génération, les opportunités de remplacement sont nombreuses. Ces dernières années, la durée de vie des appareils a été plutôt réduite qu'augmentée, en raison de l'arrivée de ces nouveaux avions.
Vous dites : « Quand on vole moins, on améliore la qualité de l'air. » Cela dépend du report : si vous faites un Paris-Toulouse en avion, vous consommez entre deux et trois litres par passager aux 100 kilomètres, selon le type d'avion utilisé ; si vous le faites tout seul au volant de votre voiture, vous consommez six ou sept litres, à moins que votre voiture ne soit totalement électrique. Pour les vols intérieurs, le bilan peut être bien plus mauvais si le report se fait par des vols internationaux. Il faut donc vraiment regarder le système dans son ensemble. Le report ou l'annulation du voyage sous d'autres formes sont des éléments difficiles à modéliser, mais que nous essayons tout de même de prendre en compte.
Ce qui compte en définitive, c'est une multimodalité efficace économiquement et écologiquement. De ce point de vue, d'autres modes de transport ont un rôle très important à jouer. On me demande régulièrement si je prends le train. La réponse est oui : c'est un moyen de transport efficace, mais qu'il faut regarder dans son ensemble. Pour aller de Madrid à Rome, il est en effet difficile d'imaginer une alternative efficace à l'avion. C'est aujourd'hui essentiellement le rôle de l'aviation que de proposer des connexions difficiles à servir efficacement par d'autres moyens de transport.
Ce n'est pas à moi de juger de l'action de TotalEnergies ni du prix des SAF. Si je comprends bien, une enquête sénatoriale a précisément pour objet de juger si TotalEnergies « fait le job ». En ce qui concerne Airbus, la réponse est oui, puisque nous avons trouvé un accord avec eux : TotalEnergies sera notre partenaire et nous fournira plus de 50 % des SAF dont nous avons besoin en Europe dans les années qui viennent. Vous avez vu que nous étions un utilisateur de SAF très important en proportion des objectifs du secteur.
Je comprends que l'objectif de TotalEnergies, sur lequel ses responsables ont communiqué publiquement, est d'atteindre une production de 1,5 million de tonnes de SAF en 2030, ce qui représentera une proportion de l'utilisation des SAF beaucoup plus importante que la part qu'occupe aujourd'hui TotalEnergies dans l'utilisation des kérosènes. TotalEnergies produit aujourd'hui environ 2 % du kérosène mondial. Avec 1,5 million de tonnes de SAF en 2030 - les investissements sont lancés -, le groupe produira entre 5 % et 10 % des SAF, ce qui est significativement supérieur à 2 %. Si tous les acteurs prenaient leur part comme TotalEnergies et si cette entreprise tient les engagements sur lesquels elle a communiqué, la proportion de SAF sera bien supérieure aux 10 % que nous prenons aujourd'hui comme objectif.
Monsieur le sénateur, il est difficile de répondre dans l'absolu, mais voilà, en relatif, la réponse que j'apporterai modestement à votre question. Je répète qu'il appartient à d'autres de juger de la trajectoire de développement des SAF par TotalEnergies ; toujours est-il que celle qui a été annoncée jusqu'en 2030 semble correspondre à nos besoins comme à ceux de nos clients.
M. Philippe Grosvalet. - Je suis sénateur de Loire-Atlantique et nous sommes très fiers, dans ce département, d'accueillir trois usines Airbus. On parle souvent de Toulouse, mais la Loire-Atlantique est aussi un producteur.
Vous avez évoqué les infrastructures. Notre département a connu un épisode malheureux pour avoir voulu accueillir une infrastructure d'accueil aéroportuaire quand, dans le même temps, on inaugurait des lignes TGV. En tant que dernier président du syndicat mixte pour l'aéroport, j'ai donc dû tenter d'objectiver les choses, en particulier les fantasmes liés à l'aéronautique comme ceux liés au foncier, qui connaissent actuellement un regain d'actualité en raison du « zéro artificialisation nette » (ZAN).
Au fond, quels qu'en aient été les acteurs et quoi qu'on en ait pensé et qu'on en pense encore, ce dossier a été un objet extraordinaire de prise de conscience et de réflexion. À ce moment-là, le transport aérien était considéré - cela a été un rebondissement mondial - à la fois comme un objet merveilleux pour se transporter et découvrir le monde et les autres et comme le principal - voire le seul - responsable des émissions de gaz à effet de serre (GES). Il est ainsi devenu un objet irrationnel.
Nous avons donc eu du mal à objectiver les choses. Au moment où vous inauguriez à Toulouse les ateliers de l'A380, je me souviens avoir évoqué Louis Blériot et sa traversée de la Manche en 1909. J'avais alors mis en rapport cet homme seul, qui était parvenu à parcourir cinquante et quelques kilomètres, et la capacité que nous avons aujourd'hui de transporter plus de 800 passagers. Tout le monde s'était esclaffé dans la salle, mais dans le même temps, j'évoquais le tour du monde qu'un homme - et même deux - avait fait dans un avion à énergie solaire.
La commission des affaires économiques a reçu cette semaine le président du conseil d'administration de Renault. Ce dernier nous a expliqué comment ses ingénieurs travaillaient partout dans le monde à la voiture d'aujourd'hui, de demain et sans doute d'après-demain. Sauf que la durée de vie d'un avion est supérieure - autour de quarante ans, me semble-t-il -, que le cycle de renouvellement n'est pas le même et qu'il n'y a pas eu de décision européenne imposant le passage au tout-électrique en matière d'aviation.
Le rapport avec TotalEnergies est peut-être un peu éloigné, mais vous avez parlé de l'avion de demain et de celui d'après-demain, parlons de celui d'après-après-demain. Tout étant possible en matière de progrès, comment voyez-vous la capacité du transport aérien à se débarrasser, ou en tout cas à s'exonérer totalement, des énergies fossiles ? Il faut bien rêver !
M. Roger Karoutchi, président. - Il y a longtemps que je ne rêve plus dans ce monde.
M. Philippe Grosvalet. - Les hommes n'abandonneront jamais l'idée de traverser la planète.
M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le directeur général, si vous voulez bien essayer de rêver et de faire à la fois Mme Soleil, Mathusalem ou qui sais-je encore...
M. Guillaume Faury. - Un rapport européen souligne que l'aviation est le meilleur moyen de transport en termes d'externalités, à l'exception des émissions de carbone.
Ce qui me fait rêver personnellement, c'est de décarboner l'aviation. Il s'agit en effet du moyen de transport ultime. Vous n'avez pas besoin de défoncer le sol sur chaque kilomètre parcouru pour connecter le monde entier ; vous avez une infrastructure qui est l'atmosphère ; vous avez du bruit au départ et à l'atterrissage, mais vous n'avez plus de bruit en altitude. Et encore, nous avons également beaucoup réduit le bruit au fil du temps, de 75 % en soixante ans. Nous avons par ailleurs réduit les émissions de carbone de 80 % et les émissions d'oxyde d'azote de 90 %. Et cette trajectoire se poursuit.
Pour notre part, nous rêvons. Bertrand Piccard, qui a fait le tour du monde avec Solar Impulse sans une goutte de carburant, est pour nous très inspirant. Nous l'avons fait intervenir chez Airbus et avons noué avec lui une relation de proximité qui nous permet de garder la flamme de l'innovation, de l'investissement et de la rupture technologique. Nous sommes en effet convaincus que c'est par la rupture technologique que nous y arriverons.
Je suis, comme vous, un peu frustré, pour ne pas dire plus, que l'aviation soit toujours mise en avant comme le symbole des émissions de carbone. Cela n'est pas approprié. Nous représentons 2 % à 2,5 % des émissions. C'est certes important, mais j'ai déjà fait l'exercice : mettez cent petits cubes sur la table représentant les 100 % d'émission de carbone, retirez-en deux et demandez aux gens si vous avez résolu le problème. On ne l'a pas résolu. Il y a donc encore beaucoup à faire...
Cela étant dit, nous avons décidé de nous occuper des 2 % à 2,5 % en question. J'ai essayé de retracer devant vous la feuille de route qui amènera le secteur à se décarboner. Je peux vous redire que sur la partie technologie des avions, nous savons où nous allons, et que nous allons y arriver.
Le sujet le plus difficile à régler est celui de la montée en puissance de la production et de la consommation des carburants décarbonés. Nous sommes au tout début de l'histoire. Il y a énormément d'innovations dans ce secteur et les différentes filières de production sont de plus en plus efficaces, ce qui explique le nombre élevé de programmes de recherche.
Cela étant, M. le rapporteur Jadot l'a dit, il y a un budget carbone et il faut aussi aller vite. C'est la raison pour laquelle, en même temps que l'on travaille sur des programmes de SAF qui seront très efficaces dans le futur, nous devons commencer dès aujourd'hui à augmenter la consommation des SAF disponibles. C'est ce qui explique les accords que nous passons, notamment celui auquel je faisais référence avec TotalEnergies et dont la mise en oeuvre sera rapide.
Nous avons donc ce paradoxe à gérer : agir tout de suite avec des moyens relativement limités, tout en nous donnant des moyens beaucoup plus importants au travers du développement, de la technologie, de l'investissement et de l'innovation. Cela prend plus de temps ; or nous en avons peu.
Mme Sophie Primas. - Monsieur le directeur général, je voudrais saluer votre engagement et celui de votre entreprise dans cette trajectoire. Cela n'était pas si facile. Je me souviens de conversations au moment de la crise de la covid-19 : vous aviez fort à faire pour sauvegarder l'emploi, vos programmes de développement et vos programmes commerciaux. Je voudrais donc vraiment saluer cet engagement, qui n'est pas anecdotique.
Nous connaissons tous les difficultés techniques et financières de votre principal concurrent. Comment sentez-vous l'engagement de Boeing sur la décarbonation, sachant que vous ne pouvez pas être seuls à décarboner dans le monde ? Plus largement, comment sentez-vous l'engagement sur la décarbonation des autres pays, notamment en ce qui concerne le SAF ? Je pense aux pays asiatiques, au Moyen-Orient, aux États-Unis, où les différents présidents ont eu un rapport assez distant avec l'Accord de Paris. Quelles sont aujourd'hui les principales origines des carburants durables ? Comment TotalEnergies se positionne-t-il à cet égard ? Quelles sont les start-ups les plus prometteuses et comment soutenez-vous ce secteur ?
M. Guillaume Faury. - Je vais m'abstenir de commenter la situation de mon concurrent. Ses difficultés sont liées à la sécurité et sont de toute façon mauvaises pour l'ensemble du secteur de l'aviation, car la sécurité est un atout commun. Néanmoins, le transport aérien continue de s'améliorer en matière de sécurité des vols. En 2023, on a eu plus de 4 milliards de passagers transportés et 72 décès. C'est 72 de trop, et nous devons tendre vers zéro, mais ce chiffre est à comparer aux 1,2 million de morts sur les routes dans le monde... Il faut remettre les choses en proportion. Mais, une fois encore, l'objectif est zéro ; il n'y en a pas d'autre.
Leurs difficultés sont aussi économiques. Un bon avion est un avion qui consomme peu de carburant. C'est une donnée qui s'impose à nous, et c'est une bonne nouvelle, parce qu'il y a alignement entre les intérêts économiques et les intérêts écologiques. Leurs programmes d'innovation vont aussi dans cette direction. Simplement, nous sommes beaucoup plus convaincus du potentiel de l'hydrogène à court terme que notre concurrent ne l'exprime publiquement.
Il y a un total alignement pour dire que la priorité va aux SAF, en sus des avions qui consomment peu de carburant. Je ne vois donc pas cela comme un frein à la direction que nous avons exposée. C'est vraiment un sujet mondial : on n'y arrivera pas tout seuls. Nous souffrons du fait que les dispositifs mis en place par les régulateurs soient de nature aussi différente. Ce que fait l'Europe est bien, mais ne correspond pas à ce que fait le reste du monde. Nous avons besoin d'une plus grande homogénéité des programmes. C'est le discours que nous sommes obligés de tenir à Bruxelles : faites quelque chose de bien, mais qui ne soit pas contreproductif, déconnecté du reste du monde.
S'agissant des SAF, il n'existe pas de dispositif homogène dans le monde. En Europe, le dispositif repose sur les mandats, portés à 6 % en 2030, la montée progressive des e-fuels après 2030, et les ETS. Aux États-Unis, il n'y a pas d'ETS, par principe. Ils ont choisi d'accélérer la montée en puissance des carburants durables, SAF ou hydrogène, par de la subvention, ce qui, à court terme, est très efficace. Voilà deux ou trois ans, les États-Unis étaient à peu près invisibles sur l'échiquier de l'énergie décarbonée pour l'aviation. Aujourd'hui, ils ont des projets pour deux fois plus de quantité qu'en Europe. Cela présente des inconvénients et coûte cher, mais c'est leur choix politique. Nous, ce qui nous pose problème, c'est l'absence d'homogénéité des politiques entre les pays du monde.
Où en sont les autres pays du monde, hormis les États-Unis et l'Europe qui y vont avec des moyens différents ? La Chine est vraiment en train de s'y mettre, et quand elle décide de s'engager, par une politique publique, elle y met les moyens. Je ne puis dire à quelle vitesse les Chinois vont se développer, par manque de connaissance, mais quand je parle là-bas avec leurs responsables politiques ou industriels, la soutenabilité de l'aviation est le premier sujet qui vient sur la table. C'est une bonne nouvelle.
Au Proche-Orient et au Moyen-Orient, les dirigeants politiques, depuis la COP28, ont pris conscience qu'ils pouvaient être des acteurs de l'industrie des carburants de l'aviation durable, du fait de leur puissance financière et de leur expérience historique dans le domaine des industries fossiles. Ils ont compris que les SAF pouvaient représenter une opportunité. On en est au tout début des projets, au moment où l'on se pose des questions.
Les États-Unis, l'Europe, la Chine et le Golfe représentant une grande partie de l'aviation mondiale, nous avons de quoi être optimistes. C'est pour cette raison que le rôle de catalyst est important : il s'agit d'influencer, de communiquer, d'entraîner autour de nous.
Mme Brigitte Devésa. - L'hydrogène devient une activité concurrentielle. Vous avez même dit dans un article que vous étiez heureux de voir de nouveaux acteurs dans ce domaine. Vous dites également que cela permet de passer outre le syndrome du « cela ne marchera jamais ». Finalement, vous êtes le catalyseur de la décarbonation. À ce titre, vous avez conclu un partenariat avec un producteur d'énergie renouvelable, Qair. Vous évoquez également un autre programme sur le e-fuel. Je crois qu'une usine devrait ouvrir à Toulouse. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
M. Guillaume Faury. - Nous sommes contents qu'il y ait de nouveaux acteurs, y compris dans le domaine de l'aviation. J'ai parlé voilà quelques instants de Bertrand Piccard et de son projet Climate Impulse, sur lequel il a commencé à travailler : il s'agit de faire le tour du monde sur un avion à hydrogène, dans une logique non seulement de démonstrateur, mais également de validation d'un certain nombre de technologies. Nous avons le plaisir de collaborer avec eux sur ce projet.
M. Marc Hamy, vice-président des affaires générales d'Airbus. - Un carburant pour l'aviation, c'est toujours un mélange d'hydrogène et de carbone. On peut avoir du carbone venant de la biomasse ou du carbone venant d'autres origines, mais il faut aussi de l'hydrogène.
Avec Qair et Genvia, nous travaillons sur un carburant synthétique qui va mélanger l'hydrogène et cette source de carbone. C'est intéressant de travailler sur la filière Fisher-Tropsch. Ce sont des procédés de gazéification et de recombination de molécules.
Avec Qair, on peut à la fois travailler, ce que l'on fait à Toulouse, sur la filière hydrogène, qui va venir alimenter les avions à hydrogène du futur, et sur la filière des carburants synthétiques, avec une source d'hydrogène décarboné auquel on pourra ajouter une source de carbone. On travaille aussi avec Elyse sur des projets de résidus forestiers comme source de carbone.
La technologie du catalyseur peut encore être améliorée pour gagner en productivité sur ce procédé de carburant synthétique à base d'hydrogène et de source de carbone. Nous avons signé un accord avec la région Occitanie pour participer à des projets innovants, avec d'autres sociétés comme TotalEnergies ou Neste. Il s'agit de travailler aussi bien avec de gros producteurs qu'avec de petites start-up innovantes, en Europe et au-delà.
Airbus accompagne tous ces projets pour la certification. Tous les carburants pour aviation sont certifiés American Society for Testing and Materials (ASTM), ce qui apporte la garantie que les avions peuvent voler avec. Il existe une autre certification sur la durabilité et le calcul de performance écologique, qui s'appelle Life Cycle Assessments (LCA). Notre objectif est d'atteindre entre 70 % et 90 % de réduction du carbone. Avec des carburants purement synthétiques, finalement, on ne va pratiquement restituer dans l'air que le carbone que l'on aura absorbé auparavant, donc on va s'approcher du 100 % LCA.
Mme Brigitte Devésa. - Avez-vous un label environnemental ?
M. Marc Hamy. - Oui, c'est le LCA.
En Europe, c'est l'Agence européenne de la sécurité aérienne (AESA) qui certifie la partie durabilité. Sinon, c'est le Regulatory Scrutiny Boaord (RSB) mondial. En tout cas, nous recherchons toujours la double certification.
M. Philippe Folliot. - Bien qu'il soit caricaturé, voire dénigré, l'avion est le moyen le plus sûr et le plus rapide pour venir à Paris depuis la montagne tarnaise ou l'outre-mer. Il y a des enjeux environnementaux, mais aussi économiques. Airbus, ce sont 50 000 emplois directs, mais combien d'emplois indirects en France et en Occitanie ?
Concernant les SAF, vous proposez une solution, mais, in fine, ce sont les compagnies aériennes qui choisissent le carburant qu'elles mettront dans leur avion. Pouvez-vous les influencer ?
J'en viens aux avions-turbopropulseurs. Vous avez 50 % des parts d'Avions de transport régional (ATR). Cela peut-il constituer une solution complémentaire pour aller vers cet objectif de décarbonation ?
M. Guillaume Faury. - Airbus, c'est environ 50 000 emplois en France, dont à peu près 27 000 en Occitanie, à la fois pour la partie aviation commerciale, qui est la plus importante, mais aussi la partie spatiale, située au sud de Toulouse. Pour avoir des chiffres plus globaux, il faut se placer au niveau de la filière, structurée par le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas), que je préside : on parle là de 200 000 emplois directs pour toutes les entreprises du groupement. Pour les emplois indirects, il faut appliquer un facteur trois.
Ce qui est très intéressant, c'est qu'il s'agit d'une activité fortement exportatrice. En 2019, la partie aérospatiale a représenté une contribution positive de 31 milliards d'euros à la balance commerciale de la France. Nous sommes numéro un, et de loin. C'était même encore le cas dans la période de la covid-19, où nous étions descendus à 16 milliards d'euros de contribution positive. Nous sommes aujourd'hui presque revenus au niveau de 2019. La France a vraiment beaucoup de chance d'avoir cette filière avec l'ensemble de ses compétences. Il n'y a qu'aux États-Unis que l'on retrouve une telle puissance, indispensable pour entamer ce que j'appelle la quatrième révolution de l'aviation.
Pour répondre au dernier point sur l'aviation de transport régional, effectivement, les « turboprops » sont très économes en carburant et donc très performants en matière d'émissions carbone. On a, avec ATR, le numéro un mondial de l'aviation de transport régional à hélices, avec 80 % de parts de marché.
Les solutions de demain pour l'aviation commerciale s'inspirent un peu des « turboprops », au sens où l'on va continuer à faire grandir la taille des fans de l'hélice, devant les réacteurs. Il s'agit d'arrêter potentiellement d'avoir des carénages autour pour gagner cet espace sous forme propulsive. C'est le projet open rotor ou rise de CFM, société détenue à parité par Safran et General Electric. L'entrée en service est prévue pour 2035. Il faut savoir que la propulsion compte à peu près pour 50 % de la baisse de consommation, donc des émissions de carbone.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie, monsieur le directeur général, monsieur le vice-président.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Jean-Claude Mallet, directeur des affaires publiques de TotalEnergies
M. Roger Karoutchi, président. - Nous entendons maintenant M. Jean-Claude Mallet, directeur des affaires publiques de TotalEnergies.
Monsieur Mallet, vous êtes conseiller d'État, vous avez été secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et directeur des affaires stratégiques au ministère de la défense. Vous avez été président du conseil d'administration de l'École normale supérieure, président de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), conseiller dans les cabinets de Pierre Joxe, conseiller spécial auprès de Jean-Yves Le Drian au ministère de la défense. Vous êtes, depuis 2019, directeur des affaires publiques du groupe TotalEnergies.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié.
Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Monsieur, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Claude Mallet prête serment.
M. Jean-Claude Mallet, directeur des affaires publiques de TotalEnergies. - Monsieur le président, vous avez souhaité m'entendre au titre de ma fonction de directeur des affaires publiques de TotalEnergies et en raison de mon expérience en tant que conseiller d'État, dans l'administration, en cabinet ministériel et dans l'entreprise.
Je commencerai par présenter la direction que j'ai aujourd'hui l'honneur de conduire avant d'élargir mon propos.
La direction des affaires publiques de la compagnie TotalEnergies appartient à son pôle Stratégie et Développement durable, que l'on appelle, en anglais, Strategy and Sustainability. Elle est particulièrement chargée des relations avec les pouvoirs publics en France et en Europe, ce qui intéresse votre commission d'enquête. Elle assiste les directions générales de l'entreprise pour animer ces relations et organiser les réponses aux sollicitations - très nombreuses - des autorités publiques relatives à l'expertise, à la stratégie, aux projets de la compagnie afin d'expliquer les enjeux énergétiques - souvent techniques, ils sont mal connus des administrations - et de contribuer à la réflexion sur les problématiques correspondantes dans cette période de transition écologique.
Elle comporte une trentaine de collaborateurs, dont vingt-cinq cadres, répartis en cinq divisions : la division des relations institutionnelles France, la division des relations institutionnelles internationales, la division de l'intelligence économique, la direction des affaires publiques européennes, qui est installée à Bruxelles, et la direction des affaires publiques États-Unis, qui est installée à Washington.
La mission de cette direction la conduit à représenter les intérêts de la compagnie auprès de ses différents interlocuteurs publics : gouvernements, parlements, collectivités publiques ; institutions européennes, institutions américaines, groupes de réflexion français et internationaux ; représentations diplomatiques françaises et étrangères, et organisations internationales.
Elle assiste la direction générale dans ses interventions et déplacements internationaux. Elle exerce un rôle de veille et d'anticipation sur les politiques publiques qui sont susceptibles d'exercer une influence sur les activités et les intérêts de la compagnie. Au sein de la compagnie, elle joue un rôle de coordination des actions auprès de ces instances, de plaidoyer - traduction de l'anglais advocacy, que l'on utilise beaucoup à l'étranger - et, dans certains cas dûment précisés par la direction générale, de représentation d'intérêts, selon les termes de la loi Sapin.
Afin que vous puissiez bien comprendre notre organisation, je vous précise que la direction des affaires publiques travaille en étroite liaison avec les branches opérationnelles, où elle dispose de points de contact et de relais : Exploration-Production - vous entendrez bientôt son directeur, M. Nicolas Terraz -, Raffinage-Chimie, Gas, Renewables & Power, Marketing & Services et OneTech.
Cette dernière branche, la dernière-née de la compagnie, a été créée pour faire travailler en commun et en synergie l'ensemble des ingénieurs et techniciens de la compagnie afin de soutenir la mise en oeuvre de sa transition vers l'objectif de zéro émission nette.
Pour me faire comprendre sur ce point, s'agissant d'une nouvelle branche, je prendrai un exemple topique : mettre au service de l'éolien en mer le savoir-faire des ingénieurs spécialisés dans les technologies offshore, jusqu'à présent pétrolières et gazières. Il y a une multitude d'exemples comme celui-ci.
L'important est qu'il y a désormais une force de frappe de 3 000 ingénieurs, chercheurs et techniciens, consacrée à cette mise en commun et à la conversion de la compagnie pour construire le deuxième et nouveau pilier de la stratégie de TotalEnergies, à savoir la production, la distribution et la vente d'électricité bas-carbone. Et je ne parle pas de l'ensemble des pistes technologiques explorées pour développer les énergies bas-carbone, déméthaniser, décarboner nos productions, trouver des solutions pour la production de gaz vert, etc.
Nos activités dans tous ces domaines sont, s'agissant de la représentation d'intérêts, contrôlées par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), dont vous avez récemment entendu le président, M. Didier Migaud.
Si je prends une approche plus large que la représentation d'intérêts au sens strict de la loi Sapin, nous avons conduit depuis trois ans un effort résolu de transparence plus globale et mis en ligne sur notre site une section récapitulant nos actions et l'ensemble de nos engagements. Ce site est régulièrement actualisé. Il comporte aussi des publications de l'ensemble des associations professionnelles auxquelles adhère la compagnie. C'est la direction des affaires publiques qui est chargée de son animation et de la conduite des recensements qui sont publiés.
Cette incidence me conduit à caractériser - de façon plus politique, pour ainsi dire - la nature des relations entre ma direction et les pouvoirs publics ces dernières années. Un bref récapitulatif montre que, de 2019 à 2023, 68 % des actions de représentation d'intérêts de TotalEnergies SE, au sens de la loi Sapin, ont été réalisées auprès de nos interlocuteurs publics en faveur de l'accélération de la transition énergétique, de l'environnement ou du développement d'une économie circulaire. Pour ne prendre que quelques exemples, je pense à la facilitation du déploiement des énergies renouvelables ou des batteries de recharge haute puissance pour les véhicules électriques, aux projets spécifiques de centrales solaires, à la création d'un environnement favorable pour le nouveau marché de l'électricité, dans lequel nous nous lançons, à la conversion de sites pétroliers en sites zéro pétrole, comme à la raffinerie de Grandpuits en Seine-et-Marne, à la production d'hydrogène vert ou de biocarburants, etc.
La montée en puissance de ces thèmes, fulgurante, s'est faite parallèlement au développement du Pacte vert européen, le Green Deal, puis des objectifs de ce qu'on a appelé « l'ajustement à l'objectif 55 », c'est-à-dire la réduction des émissions de gaz à effet de serre en Europe de 55 % d'ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990.
Mes deux premières années chez TotalEnergies ont donc été marquées par la mise en place d'une capacité de traitement de ces questions, tant à Bruxelles qu'au siège et dans toute la compagnie. Celle-ci soutient dans son principe l'objectif du Pacte vert. Il faut encore trouver des modalités d'application qui évitent de paralyser l'accès de nos concitoyens et de l'industrie européenne à une énergie propre, fiable, abordable, ce qui est la vocation de la compagnie, aussi bien en Europe que dans le monde.
L'invasion de l'Ukraine par la Russie a de nouveau profondément modifié la donne. La question de la souveraineté énergétique et donc de la sécurité d'approvisionnement de la France et de l'Europe est revenue au centre des préoccupations des pouvoirs publics et cela a bien sûr influencé l'action de ma direction.
La nécessaire diversification des sources d'énergie, la sécurité, la régularité et l'accessibilité des flux sont apparues en pleine lumière aux gouvernements des États membres et à l'exécutif européen comme un impératif d'égale importance à celui de la prise en compte de l'accélération de la transition énergétique.
Vous le savez, la France, grâce à son investissement dans le domaine nucléaire, est particulièrement bien placée pour répondre à ce double défi. Mais le nucléaire ne suffit pas et la compagnie, par son empreinte mondiale et par ses moyens, est capable d'apporter rapidement des réponses concrètes à l'urgence de la sécurité d'approvisionnement, tout en maintenant au premier rang son investissement fondamental dans la transition vers le zéro émission nette.
Le dialogue avec les pouvoirs publics, qui intéresse vos travaux, a donc été très étroit - et j'allais dire permanent - pour conjuguer ces impératifs d'égale importance, et cela tant à Paris qu'en Europe et dans le monde. Pour ne citer que quelques exemples concrets, la compagnie a très rapidement pris contact, en mars 2022, avec les gouvernements allemands et polonais pour proposer les solutions de substitution qui s'imposaient à l'alimentation russe de la raffinerie de Leuna, qui appartient à la compagnie, dont dépend une bonne partie de l'industrie de l'est de l'Allemagne. Il fallait passer notamment par Gdansk et jouer de nos sources en mer du Nord, au Moyen-Orient, en Afrique et aux États-Unis. Cette triangulation - Pologne, Allemagne, TotalEnergies - a été réalisée avec la participation active de la direction et de notre filiale en Allemagne.
La compagnie a aussi répondu aux besoins européens de ressources gazières hors Russie en déployant de nouvelles capacités de regazéification, nécessaires au traitement du gaz naturel liquéfié (GNL) en Allemagne, à Lubmin, en France, au Havre, avec un apport de 5 millions de tonnes par an par des usines flottantes, dont l'une a été amenée depuis l'Asie. La direction des affaires publiques, là aussi, a été en contact régulier avec les cabinets et administrations concernés pour à la fois définir le projet et veiller, avec le législateur, à la façon dont la procédure pouvait être adaptée en urgence.
Dans le même temps, la compagnie a accéléré ses investissements dans l'électricité de source renouvelable et dans les molécules bas-carbone. Cet effort l'a placée, en un temps record - c'est reconnu par de nombreux observateurs internationaux - au premier rang des développeurs mondiaux, comme cela a déjà été souligné devant vous. À titre d'exemple, la direction des affaires publiques a soutenu, en amont d'un projet de construction d'un parc éolien terrestre au Kazakhstan, les efforts de coopération aboutissant à un accord-cadre bilatéral entre la France et ce pays, comme vous l'a indiqué Mme Dantoine lors de son témoignage devant vous le 29 février dernier. Cette centrale, qui aura une puissance de 1 gigawattheure, soit l'équivalent d'une centrale nucléaire, sera le premier parc de cette classe avec une telle capacité dans ce grand pays.
Les engagements pris lors des COP, parallèles et complémentaires à ceux pris par les gouvernements illustrent également ce type de relations. La production et le transport de GNL sont, depuis des années, une priorité de la compagnie. À la demande de la direction générale, la direction des affaires publiques a constamment fait valoir aux autorités françaises l'importance de notre engagement en ce sens. La compagnie s'est dotée précocement d'objectifs radicaux, vers lesquels elle a entraîné ses partenaires, en cohérence avec l'objectif de zéro méthane d'ici à 2030 finalement retenu par la COP28.
La stratégie de la compagnie, que d'autres, en particulier Patrick Pouyanné, vous expliqueront mieux que moi et plus en détail, combine ainsi la réponse à l'indispensable transition énergétique et à l'impératif de sécurité énergétique, de déploiement accéléré des renouvelables, de montée en puissance d'un pôle d'électricité bas-carbone, qu'elle veut parmi les cinq plus grands mondiaux hors Chine dès 2030, et de déméthanisation, au niveau le plus élevé possible, de la production de gaz naturel liquéfié.
La direction des affaires publiques contribue à porter cette stratégie et ses conséquences auprès des pouvoirs publics en France et en Europe. Personnellement, je me trouve particulièrement en phase avec elle : ni « demain, le Grand Soir », ni « on ne bouge surtout pas, parce que ça rapporte », mais « on y va ! », en combinant le mieux possible les objectifs et en allant le plus vite possible, selon notre expertise et sans casser l'outil.
J'apporterai, en conclusion, quelques indications sur les raisons plus générales pour lesquelles j'ai choisi de rejoindre TotalEnergies, répondant positivement à une proposition de la compagnie en 2019.
Au préalable, je ferai une petite précision sémantique, qui ne vous surprendra guère, monsieur le président. Le mot « pantoufle », tiré de l'argot polytechnicien, désigne la somme que doit rembourser à l'État un fonctionnaire, un ingénieur ou autre, qui n'accomplit pas l'engagement décennal qu'il a pris lorsqu'il a été formé dans l'une des écoles supérieures de l'État. Pour ma part, j'ai quitté le service de l'État après quarante-trois années, au cours desquelles j'ai exercé principalement dans les ministères régaliens, au Conseil d'État, au SGDSN. J'ai été plusieurs fois chargé de rédiger des livres blancs sur la défense et la sécurité, y compris à la demande de Nicolas Sarkozy en 2007-2008. Par ailleurs, j'ai été nommé, à plusieurs reprises, à des fonctions interministérielles, notamment, en 2005, à la demande de Jean-Pierre Raffarin, délégué interministériel à l'aide de la France aux États affectés par la catastrophe du 26 décembre 2004, à savoir la tragédie du tsunami dans l'océan Indien. Pendant sept ans, j'ai travaillé avec Jean-Yves Le Drian, que je vais à nouveau rejoindre prochainement.
Pour vous apporter un éclairage personnel sur cette question des passerelles entre le public et le privé - elle suscite, je crois, beaucoup de débats passionnés -, je citerai, outre l'adhésion à la stratégie que j'ai résumée, trois traits importants qui me paraissent caractériser l'action de cette compagnie. Je souhaite ainsi vous faire comprendre, je l'espère, la raison pour laquelle je l'ai rejointe et l'intérêt pour lequel un parcours comme le mien y trouve sa place.
Premièrement, sa mission, sa raison d'être, est d'apporter au plus grand nombre dans le monde une énergie sûre, suffisante, abordable et de plus en plus propre. Elle participe à la transition juste. Cela me semble très clairement relever de l'intérêt général, que j'ai toujours servi et que je vais encore servir en rejoignant prochainement Jean-Yves Le Drian pour d'autres missions dans une entreprise publique.
Deuxièmement, l'identité de cette compagnie est à la fois profondément française - elle est reconnue comme telle dans le monde entier, nous fêtons l'anniversaire des cent ans de Total ce mois-ci - et mondiale - je dirais : multinationale. La compagnie est fière des deux. Cette marque française, de l'un des plus grands groupes mondiaux de l'énergie, à la pointe de la technologie, est une chance pour notre pays et d'ailleurs plus largement pour l'Europe. Je sais d'expérience que votre Haute Assemblée, dans sa grande majorité, ne peut qu'être également sensible à une telle dimension.
Troisièmement, son ADN est de savoir en permanence travailler, investir sur le long terme, planifier, programmer ses investissements pour des projets sur dix, vingt, trente ou quarante ans. L'ancien conseiller du ministre de la défense, l'ancien président des commissions chargées des livres blancs, qui inscrivent l'action de l'État dans des perspectives longues - une quinzaine d'années -, se retrouve dans une forme de parenté au moins intellectuelle avec cette dimension prospective, qui est d'ailleurs trop souvent négligée par l'action publique - du reste, monsieur le président, je crois que le Sénat, souvent, s'en plaint...
Pour toutes ces raisons, je formule personnellement le souhait que les parcours entre le service public et les entreprises privées ne soient pas découragés, bien au contraire, lorsqu'ils apportent de l'expérience, mais bien sûr, cela n'exclut pas d'être vigilant sur les conflits d'intérêts.
M. Roger Karoutchi, président. - Les passages entre les secteurs public et privé existent depuis longtemps ; l'essentiel consiste à veiller à ce que des conflits d'intérêts ne se produisent pas. Pour le reste, il est trop difficile de trouver des personnes compétentes dans notre pays pour que l'État puisse se dispenser d'avoir recours à certaines au motif qu'elles cherchent à élargir leurs perspectives de carrière. Je n'ai pas d'états d'âme là-dessus.
Comment voyez-vous, au-delà de vos fonctions actuelles, l'image de TotalEnergies dans le monde, sachant que son image est identifiée à celle de la France, comme vous l'avez rappelé ?
Avez-vous le sentiment que TotalEnergies s'est réellement engagée dans la décarbonation et la transition énergétique ou trouvez-vous qu'il y a des réticences au sein de l'entreprise ?
M. Jean-Claude Mallet. - L'image de TotalEnergies dans le monde est excellente. L'entreprise, réputée pour son efficacité, est recherchée, parce qu'elle sait conduire des programmes complexes, qui sont très nombreux. Elle sait accompagner la demande en faveur de la transition énergétique.
Depuis trois ans, elle développe de façon accélérée des projets multiénergies. Par exemple, en Irak, là où a commencé la production d'hydrocarbures de la Compagnie française des pétroles (CFP) en 1924, nous avons un projet qui combine le dessalement d'eau de mer, afin que les champs soient utilisés le plus longtemps possible, ce qui permettra d'accroître l'autonomie de l'Irak à l'égard d'acteurs extérieurs, une centrale solaire, la lutte contre le flaring, qui est un véritable fléau, et l'exploitation des champs eux-mêmes. Ces quatre dimensions sont incluses dans le contrat passé avec l'Irak. Ce projet - je pourrais aussi citer celui que nous développons au Kazakhstan et que j'ai déjà évoqué - s'inscrit dans une démarche globale, qui est extraordinairement complexe.
La force de TotalEnergies réside dans son capital humain - c'est peut-être un aspect qui est sous-estimé à l'extérieur de l'entreprise. La compagnie rassemble parmi les meilleurs ingénieurs, capables de gérer, en se donnant à fond, la complexité de tels projets. C'est grâce à cette capacité, qui a été démontrée au fil des années, que l'on vient chercher TotalEnergies. Aussi, la réputation de TotalEnergies à l'échelle internationale est excellente.
Oui, je pense que TotalEnergies est réellement engagée dans la transition énergétique et la décarbonation ; les salariés et les cadres sont massivement attachés à cette stratégie, qui a été définie dans le tournant des années 2020-2021. Elle a été sanctionnée par des votes de l'assemblée générale et en interne, au travers des revues que nous faisons, lesquelles attestent également de l'adhésion massive de l'ensemble des salariés à cette stratégie, ce qui en fait sa force.
La réalité de la stratégie de décarbonation de l'entreprise est contestée, je le sais, et nous acceptons ce débat. Le rythme auquel nous avançons peut être contesté - est-il oui ou non assez rapide ? -, mais nous sommes engagés dans cette voie, comme nous l'avons exposé dans tous les documents officiels, lesquels sont audités et contrôlés, et on ne peut pas dire le contraire !
Dépenser 5 milliards d'euros par an pour les énergies décarbonées, dont 4 milliards d'euros pour l'électricité renouvelable - je vous confirme que nous allons continuer sur ce rythme dans les années à venir -, ce n'est pas rien. J'ai déjà cité l'exemple de la branche One Tech : de tels choix impliquent bel et bien une transformation interne de la compagnie, une transition vers un nouveau modèle.
Dans le rapport publié hier, nous exposons nos objectifs à l'horizon 2050. Permettez-moi de vous renvoyer à la lecture de ce document. Vous y trouverez notamment les objectifs que nous nous fixons dès 2030 : certes, ce n'est pas notre idéal, mais le zéro émission nette, personne ne va l'atteindre véritablement avant les années que nous avons évoquées. Sauf erreur de ma part, Carlos Tavares vous a dit qu'il pensait pouvoir y parvenir en 2038 ; en tout cas, ce n'est pas demain.
Chaque entreprise, dans son domaine, essaye de s'adapter et, contrairement à ce qu'on lit un peu trop souvent, l'engagement de TotalEnergies dans cette direction n'est pas contestable. On peut contester le rythme adopté. On peut nous dire : « Ne pourriez-vous pas aller plus vite ? » Pour notre part, nous sommes à l'écoute.
Je puis vous garantir que la direction générale de la maison nous répète très régulièrement, y compris à moi-même, directeur des affaires publiques, à la directrice climat ou au directeur de la stratégie : « Attention, écoutez bien ce qui se dit à l'extérieur. » C'est un de nos rôles, à la direction des affaires publiques, d'apporter à l'intérieur de la compagnie cette vision de l'extérieur.
Tout le monde, au sein de l'entreprise, travaille à l'atteinte de ces objectifs. Je puis en témoigner : cet engagement suscite l'unanimité, en particulier parmi les 300 cadres dirigeants qui entourent la direction générale de la compagnie.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Vous êtes incontestablement un grand serviteur de l'État et - vous le savez - votre départ pour Total a suscité nombre d'interrogations, auxquelles vous avez déjà en partie répondu.
Je ne mets pas en cause le passage du public au privé en tant que tel : les expériences s'enrichissent mutuellement. L'enjeu, c'est d'assurer une étanchéité entre la décision publique et les intérêts privés. À cet égard, pouvez-vous revenir sur les avis du déontologue du ministère des affaires étrangères et de la HATVP sur votre départ pour le poste que vous occupez aujourd'hui ?
En outre, je souhaiterais savoir plus précisément comment vous travaillez avec les diverses autorités publiques, à commencer par les autorités françaises.
En 2022, M. Le Drian, que vous avez servi, a, en sa qualité de ministre des affaires étrangères, fortement soutenu divers projets d'exploitation d'énergies fossiles au Qatar. Il avait fait de même au Mozambique. La direction des affaires publiques de TotalEnergies ou vous-même êtes-vous intervenus auprès de vos anciens collègues, de la haute administration, de tel ou tel ministère ou de la présidence de la République pour organiser ou faciliter les voyages de M. Le Drian, qui était en quelque sorte un ministre du climat en tant que successeur de Laurent Fabius, en poste à l'occasion de la COP 21 à Paris ?
Dans le cas du Mozambique, nous sommes face à une combinaison d'enjeux militaires, de sécurité et énergétiques impliquant la présence de la France. Dans quelle mesure TotalEnergies est-il intervenu auprès des autorités françaises, mozambicaines et rwandaises pour organiser le soutien à son implantation et la sécurisation de son site ? Êtes-vous intervenu à ce titre ?
M. Jean-Claude Mallet. - Pour ce qui concerne mon passage chez Total, le mieux est que je vous donne des éléments issus de la décision de la commission de déontologie du 16 mai 2019.
Quel est le rôle de la HATVP ? De vérifier si des fonctionnaires, « hauts » ou non, ont été impliqués dans des opérations de surveillance et de suivi spécifique ; s'ils ont été associés à des avis à donner sur des opérations de l'entreprise privée concernée. S'y ajoute une dimension plus éthique : la nouvelle fonction est-elle de nature à jeter une ombre, notamment en termes moraux, sur le passé ?
Sur le premier point, la commission de déontologie conclut : « Il ne résulte pas des éléments soumis à la commission que M. Mallet ait été chargé, dans le cadre de ses fonctions exercées, d'assurer la surveillance ou le contrôle de la société Total ou de toute autre entreprise ayant avec elle des liens, ni de conclure des contrats de toute nature ou de formuler un avis sur ces mêmes contrats, ni de proposer directement à l'autorité compétente des décisions. »
Sur le second point, la commission écrit : « Il n'apparaît pas non plus que les fonctions [que M. Mallet envisage d'exercer] soient de nature à porter atteinte à la dignité de ses fonctions précédentes, sous réserve que jusqu'au 31 mai 2022 il s'abstienne de toute relation professionnelle avec les membres du cabinet du ministre de l'Europe et des affaires étrangères qui étaient en fonction lorsqu'il l'était lui-même et qui le seraient encore. »
Évidemment, je me suis conformé très strictement à cet avis. Je ne sais pas si la HATVP émettrait aujourd'hui un avis similaire, compte tenu des évolutions survenues. En tout cas, c'est l'avis qui m'a été notifié et je l'ai suivi de manière très stricte.
J'en viens à votre seconde question. Sans doute Jean-Yves Le Drian vous le dira-t-il encore mieux que je ne le ferai : les ministres des affaires étrangères ont parfois vocation à soutenir les entreprises françaises à l'extérieur, qu'il s'agisse de défendre les exportations françaises ou la présence de la France à l'international. À cet égard, il est loin d'être impossible qu'il y ait eu des contacts entre Jean-Yves Le Drian et la direction de Total, notamment pour ce qui concerne le Qatar, que vous avez cité, afin que les intérêts de l'entreprise soient connus. C'est ce que font toutes les entreprises : elles adressent des éléments au ministère des affaires étrangères, au ministère des finances, à d'autres ministères encore. Il y a certainement eu des contacts : M. Jean-Yves Le Drian vous le dira.
Est-ce que nous avons facilité des voyages ? Non. Nous n'encourageons pas tel ou tel voyage. Quand nous apprenons qu'un déplacement doit avoir lieu, nous pouvons effectivement communiquer des éléments d'information pour détailler ce que nous faisons dans tel ou tel pays. Je ne sais pas si vous êtes déjà allé au Qatar : la présence de TotalEnergies y est très importante. C'est l'une des plus importantes compagnies qui oeuvrent dans ce pays.
On pourrait trouver d'autres exemples, mais il s'agit, en l'occurrence, d'une relation tout à fait normale.
Vous citez également le Mozambique. Dans ce pays, un problème particulier s'est posé en 2021, lorsque la ville de Palma est tombée aux mains des islamistes : un mouvement islamiste a pris possession de cette ville, à proximité de laquelle se trouvait un site de TotalEnergies.
À l'époque, nous avons informé le ministère des armées et le ministère des affaires étrangères de cette situation. Est-ce que nous avons demandé l'intervention de l'armée française ? Certainement pas ! Est-ce que nous avons informé de cette situation difficile, du risque de formation d'un kyste islamiste au nord du Mozambique ? Bien entendu.
La seule chose que nous ayons vraiment essayé de dire, c'est : attention, l'armée mozambicaine ne tient pas la route, pour des raisons historiques. C'est une armée pauvre en moyens, qui ne résiste pas. Si nous avons peut-être exercé une influence, c'est en disant : il serait bon que l'Union européenne puisse développer des actions de coopération. Mais c'était un avis. À cet égard, nous ne prenons aucune décision.
La France est effectivement intervenue auprès de l'Union européenne pour qu'il y ait des actions de coopération - on vous le dira probablement à Bruxelles, où j'ai compris que vous vous rendrez. Il y a eu non seulement un soutien de l'Union européenne, mais aussi un soutien de la présidence portugaise ; les Allemands se sont également mobilisés. In fine, l'Union européenne a décidé d'intervenir sur la base d'une évaluation globale. Nous nous sommes contentés de signaler la gravité de cette situation et je précise que nous étions partis : toute la zone a été évacuée après la prise de Palma par les islamistes.
Forcément, l'information circule. Ce serait idiot de dire le contraire. C'est une réalité et c'est normal. Quand on a exercé les fonctions que j'ai pu assumer par le passé, on est évidemment intéressé par les informations des acteurs présents sur place. De même, l'ambassade de France à Maputo comme nos ambassades dans tel ou tel pays sont forcément intéressées. Mais nous n'avons évidemment pas demandé l'intervention de l'armée française, qui avait d'ailleurs autre chose à faire, pour de nombreuses raisons.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Et l'armée rwandaise ?
M. Jean-Claude Mallet. - L'intervention de l'armée rwandaise a été décidée par le Président Nyusi. D'ailleurs, il a bien fait : cette armée est probablement la seule qui soit réellement respectée dans le nord du pays. Elle a pu mener une action dissuasive à l'égard des islamistes, en tout cas jusqu'à présent, pour autant que l'on puisse le voir.
M. Pierre-Alain Roiron. - Dans un récent article, La Tribune affirme que TotalEnergies détient encore près de 20 % de Novatek, numéro 2 du gaz en Russie, et à peu près la même part de Yamal LNG, qui exploite une station de production de GNL implantée en Sibérie occidentale.
Vous êtes un grand serviteur de l'État et vous ne pouvez qu'être attaché à l'image de la France. Dans la situation que connaît le monde aujourd'hui, nous avons besoin de clarté ; en la matière, nous sommes face, sinon à une contradiction, du moins à un antagonisme.
M. Jean-Claude Mallet. - Vous aurez l'occasion d'examiner en détail la situation de la maison en Russie, puisque vous avez prévu d'entendre un membre de notre comité exécutif pour aborder cette question ; je ne veux pas empiéter sur cette audition à venir, mais je puis évidemment vous répondre, au moins - je l'espère - sur l'essentiel.
Nos principes ont été publiés le 22 mars 2022, soit très peu de temps après le début de la guerre en Ukraine. Y figure, en première position, le respect des sanctions décidées par l'Union européenne. Ce principe est appliqué de manière intangible et extraordinairement sourcilleuse par le management de TotalEnergies.
En conséquence, nous n'avons plus aucune activité en Russie, sauf pour ce qui concerne le GNL, lequel est aujourd'hui autorisé par l'Union européenne. Je précise que nous n'opérons pas nous-mêmes cette activité : elle est opérée par les partenaires de la joint-venture qui gère le site de Yamal. En dehors de cela, nous n'avons pas d'activité, quelle qu'elle soit, en Russie. Tout le reste a été arrêté ou gelé. D'ailleurs, les actifs que nous possédions en Russie ont été déconsolidés dans notre bilan - ce point a fait l'objet de communiqués. À cet égard, nous pourrons vous donner tous les éléments d'information que vous souhaiterez.
Aujourd'hui, de manière très opérationnelle, la seule activité qui demeure est celle de l'usine de Yamal. Nous contribuons encore à la maintenir et à la financer. Ses importations en Europe concourent à l'équilibre recherché par la Commission européenne, par le gouvernement français et par les autres gouvernements européens, du fait des besoins qui persistent.
Les besoins en gaz russe, en l'occurrence le GNL, se sont sérieusement réduits, mais ils demeurent en partie. Vous savez que presque tout ce qui passe par le pipeline a été arrêté. Vous savez sans doute que les importations de Russie vers l'Europe se sont effondrées en moins de dix-huit mois ; mais il reste le GNL, qui vient effectivement de Yamal. C'est le seul actif que nous avons laissé fonctionner et où nous sommes encore effectivement impliqués.
Ce choix est assez clair et compréhensible. Si nous n'avons pas arrêté cette production, c'est en raison des tensions existant sur le marché du gaz. L'été dernier, il a suffi d'une grève sur un site australien pour que le prix du gaz fasse un bond : si le marché est aujourd'hui beaucoup plus calme qu'il n'a été, il reste nerveux. À la moindre étincelle - si j'ose dire -, le prix peut repartir fortement à la hausse.
C'est un élément d'appréciation qu'il faut avoir en tête. En outre, il faut tenir compte des besoins européens. J'ajoute qu'il n'y a pas de consensus aujourd'hui entre les vingt-sept pour arrêter ces importations. Je le répète, c'est la seule activité que TotalEnergies conserve en Russie.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Pour évoquer un certain nombre de vos rendez-vous, par exemple au ministère des affaires étrangères, vous employez le pronom « on » : qui désigne-t-il ? Vous, la direction des affaires publiques ou d'autres directeurs encore ?
M. Jean-Claude Mallet. - Concrètement, lorsque nous déclarons une « action » - pour reprendre le terme précis employé par la HATVP -, « on » renvoie à l'un de nos responsables considérés comme « représentant d'intérêts », dont la liste nominative figure sur le site de la HATVP. Cette liste compte, de mémoire, une quinzaine de personnes.
À ce stade, cette instance ne demande qu'à connaître les interlocuteurs : il peut s'agir de moi-même ou de l'un des membres de mon équipe, d'un directeur général ou d'un directeur de branche, en fonction des sujets. S'il est question, par exemple, de défendre un projet de centrale solaire en Guyane, un cadre dirigeant du comité exécutif pourra être chargé du dialogue avec un ministre ou un directeur de cabinet. Lesdits représentants d'intérêts peuvent parfois être assistés par des experts, mais ce sont bien eux qui conduisent les actions déclarées sur le site de la HATVP.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie, monsieur le directeur.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 35.