- Jeudi 7 mars 2024
- Audition de MM. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, et de François Lefebvre, directeur général de Bpifrance Assurance Export
- Audition de MM. Philippe Brassac, directeur général du groupe Crédit Agricole, Xavier Musca, directeur général délégué du groupe Crédit Agricole et directeur général de Crédit Agricole CIB, Jean-Jacques Barbéris, directeur du pôle clients institutionnels et corporate d'Amundi, et Éric Campos, directeur de l'engagement sociétal du groupe Crédit Agricole
Jeudi 7 mars 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de MM. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, et de François Lefebvre, directeur général de Bpifrance Assurance Export
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui MM. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, et François Lefebvre, directeur général de Bpifrance Assurance Export.
Pour la bonne information de notre commission d'enquête, il a été indiqué que seul M. Lefebvre pourra s'exprimer et répondre aux questions concernant les garanties publiques à l'exportation que Bpifrance gère pour le compte et sous le contrôle de l'État. M. Dufourcq pourra quant à lui s'exprimer et répondre aux questions de notre commission pour les autres activités de financement et d'investissement de Bpifrance.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une vingtaine de minutes à vous deux, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois ans à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Messieurs, je vous invite maintenant successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Nicolas Dufourcq et François Lefebvre prêtent serment.
Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Pas d'intérêt.
M. François Lefebvre, directeur général de Bpifrance Assurance Export. - Je dispose d'un plan d'épargne d'entreprise, lequel investit dans des OPCVM qui répliquent l'évolution d'Euro Stoxx 50 et du CAC 40, ce qui implique vraisemblablement des actions de TotalEnergies, indirectement.
M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera mentionnée au compte rendu.
M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi de vous rappeler les métiers de Bpifrance, ainsi que les possibles points d'adhérence avec le groupe TotalEnergies, pour que les choses soient parfaitement claires. Notre métier consiste à financer les entreprises françaises, de la petite jusqu'à la très grosse, en étant prêteur, actionnaire ou garant. Nous intervenons en matière de crédit, d'investissement en fonds propres direct et d'investissement indirect, c'est-à-dire dans des fonds qui investissent eux-mêmes dans des entreprises, ce qu'on appelle les « fonds de fonds ».
Nous sommes également un fonds de garantie, c'est-à-dire que nous garantissons les banques françaises sur leurs crédits domestiques les plus risqués ou sur leurs crédits exports. C'est l'assurance-crédit pour le compte de l'État, dirigée par François Lefebvre.
Nous sommes aussi une grande société de conseils pour les PME, lesquelles n'avaient pas, auparavant, accès au conseil. Nous avons donc comblé cette faille du marché.
Nous avons enfin une grande activité d'accompagnement à la création d'entreprises, en France, pour tous les créateurs dans les territoires.
Nous sommes la banque du climat, ce qui signifie que toutes nos actions sont colorées par un militantisme en faveur du climat. À ce titre, nous sommes en train de lancer la garantie verte, en vertu de laquelle la commission de garantie sera plus faible si le crédit garanti revêt une dimension positive pour la transition climatique.
En matière de crédit, nous sommes l'un des plus gros prêteurs français de la transition énergétique : nous intervenons donc dans les secteurs du photovoltaïque et de l'éolien. Nous sommes constamment appelés par la place en cofinancement dans des pools permettant de financer les parcs français.
Par ailleurs, Bpifrance Assurance Export, ex-Coface, garantit des crédits exports importants sur des parcs éoliens à l'étranger, le plus gros d'entre eux ayant été Dogger Bank. Ces opérations figurent au bilan de l'État ; Bpifrance intervient seulement en tant qu'opérateur.
Nous sommes également la banque qui fait un porte-à-porte de masse auprès de 20 000 PME, pour les accompagner dans leur décarbonation. Le code génétique de Bpifrance est de faire des porte-à-porte de masse, pour décarboner, conformément aux impératifs de politique publique de transformation du tissu productif français.
Nos collaborateurs, qui sont sur le terrain dans 55 agences locales, vont à la rencontre des entrepreneurs, à qui ils proposent des diagnostics, des bureaux d'études et des prêts verts, qui sont des prêts sans garantie. En effet, l'État finance le risque au travers de fonds de garantie dotés par le programme 134 de la mission « Économie ».
Nous avons fait plus de 2 milliards d'euros de prêts verts, lesquels sont conditionnés à l'accomplissement par l'entrepreneur d'un diagnostic. Nous lançons ainsi le parcours personnel de l'entrepreneur vers sa propre décarbonation.
Nous finançons l'innovation dans le domaine climatique, ce qu'on appelle les Green Tech, par des subventions, des avances remboursables, des obligations convertibles, des prêts à l'innovation et à l'amorçage financés par l'Europe. Nous investissons également des fonds propres dans les start-ups de la transition énergétique française.
En fonds propres, nous investissons aussi auprès des développeurs, en particulier Eren, ce qui nous a amenés à entrer en contact avec TotalEnergies puisque nous avons vendu Eren à TotalEnergies. Eren avait été créé par Pâris Mouratoglou, qui avait fondé EDF Énergies Nouvelles avant de redevenir entrepreneur pour son compte propre. Nous sommes donc entrés au capital d'Eren, entreprise qui possède des activités éoliennes et photovoltaïques dans le monde entier, ce qui nous a permis de réaliser de très belles plus-values puisque TotalEnergies l'a racheté très cher.
Nous avons aussi investi en fonds propres dans Neoen, société cotée, dans Quadran, dans DirectEnergie.
Outre les grands noms d'entreprises connues, nous avons investi dans de petites entreprises des territoires, moins connues, au travers du FIEE, le Fonds d'investissement dédié aux entreprises des secteurs de la transition écologique.
J'en viens à l'accompagnement : il s'agit de tous les consultants qui travaillent pour nous, sur des questions de décarbonation, d'adaptation, de biodiversité, en fonction de diagnostics que nous avons construits avec l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), notre partenaire frère, et que nous envoyons dans les entreprises. Ainsi, nous construisons nos offres avec l'Ademe, puis Bpifrance intervient comme réseau de vente massive en « porte-à-porte » auprès des entreprises.
Quelles sont donc nos relations avec TotalEnergies dans ce contexte ? Nous sommes actionnaires, à hauteur de 7 %, du capital de Stellantis, qui a créé ACC, entreprise à l'origine de la gigafactory de batteries électriques de Douvrin, avec TotalEnergies et le groupe Daimler. Les choses ont évolué, puisque TotalEnergies se désengage progressivement de ACC. La dernière augmentation de capital les a dilués : aujourd'hui, Daimler doit représenter environ 40 % du capital d'ACC, Stellantis environ 40 % tandis que TotalEnergies a dû descendre à 20 %.
ACC est né de la stratégie lancée par TotalEnergies lorsqu'elle a racheté SAFT, dont l'usine est située à Nersac près d'Angoulême : c'est là qu'est née la ligne pilote qui a ensuite permis de construire dans des temps records la gigafactory de Douvrin.
Par ailleurs, je le rappelle, ACC a levé une très grosse dette, menée par BNP Paribas, qui a été garantie par l'État, à hauteur de 80 %, au titre de projet stratégique. Cette garantie a donc été instruite par les services de Bpifrance Assurance Export, sur bilan de l'État. En outre, ACC a bénéficié de 685 millions d'euros de subventions par le biais de France 2030 pour l'établissement de l'usine de Douvrin, qu'il convient de comparer aux subventions accordées à ProLogium (plutôt 1 milliard et demi) et à Verkor, qui a aussi reçu un très gros volume de subventions.
Bpifrance a également une adjacence indirecte au travers de Technip Energies, dont nous détenons 10 % du capital. C'est une société magnifique et le premier ingénieriste français. Or TotalEnergies est l'un des clients de Technip Energies, pour ce qui concerne, essentiellement, la capture de CO2, au travers de trois contrats.
Technip Energies représente aujourd'hui la grande participation Oil & Gas de Bpifrance. Nous étions actionnaires de Vallourec ; nous en sommes sortis, de même que CGG - dans les deux cas avec de lourdes pertes. Or Technip Energies a fusionné avec le grand groupe américain FMC, ce qui a donné TechnipFMC. Son siège social a été transféré à Londres. La tour Technip est restée à Paris, ainsi qu'une grande partie des centres de pouvoir, tandis que la direction financière est partie à Houston.
Entre-temps, Donald Trump est arrivé au pouvoir. Or TechnipFMC avait de gros contrats à Yamal, dans l'Arctique, en territoire russe. Le patron américain de TechnipFMC a considéré qu'il était désormais trop risqué de faire des affaires en Russie. Il s'est donc déclaré favorable au fait de rescinder TechnipFMC. Nous avons profité de cette occasion pour rapatrier les activités historiques d'ingénierie à Paris. Technip est ainsi devenu Technip Energies Nouvelles, TEN, coté à Paris. Seule l'activité Coflexip est restée dans le giron américain.
Nous accompagnons cet ingénieriste dans sa transition vers les énergies nouvelles, en particulier pour ce qui concerne l'hydrogène et la capture de carbone.
Technip réalise 50 % de son chiffre d'affaires sur du gaz naturel liquéfié (GNL), qui constitue à nos yeux une énergie de transition importante. Certes, elle est carbonée, mais beaucoup moins polluante que les autres. À ce stade, cela ne nous pose pas de problème d'avoir 10 % du capital d'une telle société qui conçoit des trains de GNL pour 50 % de son chiffre d'affaires. L'assurance-crédit de Bpifrance a couvert, jusqu'au 31 décembre 2022, les unités de liquéfaction du gaz de Technip. À partir du 1er janvier 2023, l'assurance-crédit publique française sur compte d'État ne peut plus financer de projets gaziers à l'étranger, sauf exception que mon collègue vous expliquera. Ainsi Technip se finance-t-il désormais auprès d'autres assureurs de crédits européens, qui sont nos concurrents - Euler Hermes, SACE, UK Export Finance, etc.
Concernant TotalEnergies, j'ai évoqué une adhérence par le biais de ACC, de Total Energies Nouvelles, à qui nous vendons nos actifs d'énergies nouvelles, et de Technip. Il existe une quatrième adhérence, qui est d'ordre financier. Bpifrance a levé, auprès d'acteurs privés, un très gros fonds, le fonds Lac, de 5 milliards d'euros, dans lequel nous avons mis un milliard d'euros. Nous avons levé le reste auprès d'acteurs privés.
Ce fonds a vocation à amplifier l'action d'investissement de Bpifrance dans les grandes multinationales cotées françaises, pour les ancrer en France et lutter contre les fonds activistes. Ce fonds a investi dans EssilorLuxottica pour empêcher son départ vers l'Italie, dans Arkema au moment où il était attaqué par Elliott, dans Alstom, dans SPIE, grand acteur de la transition énergétique dans le bâtiment, dans Elis, numéro un mondial de la blanchisserie. Il s'agit de grands groupes français mondiaux, dont le capital était un peu dilué, donc fragile. L'objectif pour Bpifrance est de rentrer au capital et au conseil d'administration de ces entreprises. De nombreuses grandes entreprises françaises ont investi dans ce fonds, qui permet de disposer d'un instrument remplaçant les fonds de pension et, accessoirement, de gagner beaucoup d'argent.
Le fonds Lac tire son nom d'un grand acteur anglo-saxon, Silver Lake. Le nom de code de ce fonds est donc « lac d'argent ». TotalEnergies a investi 30 millions d'euros dans le fonds Lac, qui représente 5 milliards d'euros au total, je le redis. TotalEnergies est donc un limited partner (LP) de Bpifrance pour 30 millions d'euros sur les 5 milliards d'euros du fonds Lac.
M. François Lefebvre, directeur général de Bpifrance Assurance Export. - Bpifrance Assurance Export est une filiale à 100 % de Bpifrance : nous faisons partie du groupe et nos services juridiques, informatiques ou des ressources humaines sont les siens. Nous sommes garants et Bpifrance est prêteur et actionnaire ; il y a donc deux processus de décision différents afin d'éviter les conflits d'intérêts. Pour ce qui est de son fonds propre et des activités qu'il mène pour le compte de l'État, Bpifrance a son conseil d'administration ; pour ce qui est des garanties publiques, qui sont l'unique mission de Bpifrance Assurance Export, il existe un processus de décision autonome.
En ce qui concerne les garanties publiques, il faut distinguer deux types de décisions.
Les premières, les plus importantes, sont prises par l'État, c'est-à-dire par le ministre, après délibération d'une commission interministérielle dite commission des garanties ; dans ce cadre, Bpifrance Assurance Export a un rôle de conseil auprès du ministre et de la commission : nous présentons des analyses crédit, des analyses sociales et environnementales. Les projets comme Yamal LNG et Coral South FLNG relèvent de ce type de décisions.
Second type de décisions : celles que nous prenons en délégation, pour des seuils inférieurs, qui dépendent du « risque pays ». Dans pareils cas, c'est Bpifrance Assurance Export qui prend directement un risque sur le compte de l'État afin de soutenir les exportations.
Bpifrance Assurance Export s'engage pour soutenir les exportations des entreprises françaises : pour que nous intervenions, dans le cadre de l'Arrangement de l'OCDE, il faut un contenu français, soit au moins 20 % de biens ou de services produits en France.
Nous intervenons en subsidiarité du marché, c'est-à-dire si le marché privé ne peut intervenir, ce qui ne veut pas dire qu'il s'agit de subventions : l'assurance-crédit dégage depuis vingt-cinq ans des excédents annuels, de l'ordre de 400 millions d'euros cette année, qui sont intégralement reversés au bénéfice de l'État. Il s'agit donc d'une activité économique : cette politique d'accompagnement des entreprises rapporte des revenus à l'État.
Depuis le 1er janvier 2023, et dans le cadre de tout ce que fait le Gouvernement pour soutenir la transition énergétique, Bpifrance Assurance Export ne soutient plus les « opérations ayant pour objet direct l'exploration, la production, le transport, le stockage, le raffinage ou la distribution de charbon ou d'hydrocarbures liquides ou gazeux ainsi que la production d'énergie à partir de charbon, à l'exception des opérations ayant pour effet de réduire l'impact environnemental négatif ou d'améliorer la sécurité d'installations existantes ou leur impact sur la santé, sans en augmenter la durée de vie ou la capacité de production », en application de l'article 152 de la loi de finances pour 2023.
Une telle disposition est unique au monde : l'État français, via Bpifrance Assurance Export, est le seul État à avoir fait figurer cette interdiction dans la loi. Les mesures analogues prises par nos partenaires européens relèvent des politiques internes de leurs agences d'assurance-crédit.
Tout cela, c'est le « bâton », la partie restrictive.
Pour ce qui concerne les incitations, nous tâchons d'accompagner davantage d'entreprises exportatrices dans le domaine de la transition énergétique, via le bonus climatique pour l'assurance-crédit. Nous mobilisons également l'assurance prospection verte : nous aidons des entreprises qui ont des démarches de transition énergétique et des produits à proposer dans ce secteur, en augmentant l'assurance que nous pouvons proposer dans leurs démarches de prospection. Nous avons enfin, avec la garantie interne et la garantie des projets stratégiques, des outils domestiques, cette fois, permettant d'aider les entreprises en France à investir dans la transition.
Toutes nos opérations de catégorie A, notamment celles qui concernent le Oil & Gas, sont mentionnées sur notre site internet pendant trente jours avant la décision définitive d'octroi de soutien public ; cette publication s'assortit de celle de l'analyse environnementale et sociale du projet concerné, conformément aux engagements de la France auprès de l'OCDE. Toutes nos opérations font également l'objet d'une obligation de transparence ex post.
La France, via le ministre de l'économie ou Bpifrance Assurance Export, encourage d'autres États à prendre les mêmes engagements ; ce fut le cas avec la réforme de l'Arrangement de l'OCDE entérinée l'été dernier, qui a conduit à l'interdiction du financement des centrales thermiques à charbon - mesure adoptée par la France dès 2015 - qui ne sont pas dotées d'une technologie de capture du carbone. La France a par ailleurs été à l'initiative, avec dix autres États européens, de la création de la coalition « Export Finance for Future » (E3F), chargée de promouvoir davantage de restrictions dans le secteur du financement export des projets d'hydrocarbures. Bpifrance Assurance Export a été, à la demande de l'État, le premier assureur-crédit à adhérer au principe de Poséidon, qui définit des trajectoires d'atteinte de la neutralité carbone pour le secteur maritime. Nous soutenons évidemment toutes les démarches diplomatiques entreprises par l'État français dans le cadre de l'OCDE et de l'Union européenne pour inciter nos partenaires à nous suivre dans cette voie.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie. Vous avez dit que nous avions adopté le projet de loi de finances pour 2023 ; or, je tiens à le rappeler, le PLF 2023, comme le PLF 2024, a été « considéré comme adopté » après activation de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution - ainsi va la vie...
Vous avez bien expliqué que nous étions les seuls au monde à avoir introduit dans la loi le principe de la fin des garanties publiques à l'export pour les hydrocarbures, ce qui devrait faire plaisir au rapporteur : en l'espèce, nous sommes exemplaires !
Auriez-vous de vous-mêmes renoncé à la garantie export pour les projets d'énergie fossile ? Le fait qu'une telle interdiction figure désormais dans la loi a-t-il eu des conséquences, financières ou autres, sur Bpifrance ?
M. Nicolas Dufourcq. - Nous lavons plus blanc que blanc : nous sommes l'agence de crédit export la plus exigeante de l'OCDE. Le prix à payer pour cela, c'est que la petite centaine de PME industrielles de la chaîne de sous-traitance ne peut plus se couvrir avec l'assurance-crédit française, lorsqu'elle participe à des projets à l'export. Soit ces entreprises se réorientent vers d'autres activités, soit elles sollicitent de l'assurance-crédit italienne, britannique ou allemande ; mais l'activité de ces agences étrangères obéit à des règles de parts nationales : elles n'acceptent de couvrir un projet qu'en contrepartie de l'installation dans leur pays d'un petit atelier de production, par exemple...
L'interdiction a donc bel et bien des conséquences.
Nous étions inquiets, disons-le, quand la décision a été prise, car la défense des PME est notre combat principal. Un an plus tard, on constate que cette mesure a eu un impact sur environ soixante PME.
M. François Lefebvre. - Quelque soixante-huit entreprises nous ont dit qu'elles auraient aimé bénéficier, au cours de l'année 2023, d'une couverture que nous n'avons pas pu leur accorder.
M. Nicolas Dufourcq. - Technip, première société française d'ingénierie Oil & Gas, a seulement un projet en cours avec Total : il s'agit d'un projet de réalisation d'unités pour la production de biocarburant aérien (biojet fuel, ou sustainable aviation fuel, SAF) à Grandpuits, en Seine-et-Marne. Elle a par ailleurs trois projets en cours avec des entreprises dont Total est actionnaire non majoritaire : il s'agit de projets de capture de carbone en précombustion sur des parcs de production de gaz naturel liquéfié (GNL) au Qatar.
M. François Lefebvre. - Je précise que Bpifrance Assurance Export - la même remarque vaudrait pour Bpifrance - ne tire aucun bénéfice du volume d'assurance-crédit que nous réalisons : notre rémunération est complètement indépendante. Si conséquence financière il y a, elle est donc pour le budget de l'État, auquel est reversée l'intégralité des primes.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Je vous remercie de vos présentations. Que la loi aille dans le sens de la cohérence avec nos engagements climatiques et avec les discours que nous tenons sur la sortie programmée des énergies fossiles, c'est tant mieux.
La garantie des crédits export est interdite pour les projets d'énergies fossiles depuis le 1er janvier 2023, c'est entendu ; mais que se passe-t-il pour les projets qui ont été décidés avant cette date ? Je pense par exemple au projet Ichthys, projet de production de GNL en Australie, dont TotalEnergies détient 26 % des parts et dans lequel vous êtes engagés à hauteur de 156 millions d'euros.
Je souhaite par ailleurs lever une confusion : les crédits export ne peuvent plus garantir les projets de production de gaz - nous sommes d'accord -, mais Bpifrance considère que le GNL est une énergie bas-carbone, ce qui ne signifie pas une énergie renouvelable. Je n'ai pas bien compris où était la cohérence en la matière : Bpifrance cesse-t-elle aussi toute participation au financement de projets de production de GNL ? De manière générale, comment évaluez-vous le caractère bas-carbone du GNL ? Plusieurs experts du pétrole nous l'ont dit, le GNL peut être extrêmement polluant, notamment quand il est issu du gaz de schiste.
Vous avez mentionné vos participations dans les entreprises. Quel bilan faites-vous de votre action en tant que banque du climat et de votre apport stratégique, du point de vue de la transition, dans les entreprises dans lesquelles vous avez des participations ?
On compte également, parmi vos activités, l'évaluation des risques pays. Je prends l'exemple de l'Ouganda : vous considérez qu'il s'agit d'un pays assez « safe ». Comment analysez-vous les polémiques qui sont nées autour du projet Eacop (East African Crude Oil Pipeline, ou oléoduc d'Afrique de l'Est) et des projets de forage qui se développent dans cette région ? Le respect des droits humains, notamment, suscite des inquiétudes ; il suffit de prendre connaissance des récentes lois promulguées en Ouganda sur le sujet de l'homosexualité pour se convaincre que le gouvernement de ce pays ne saurait être considéré comme totalement respectueux des droits humains. Comment construisez-vous vos indicateurs d'évaluation des risques pays ?
Comment intervenez-vous dans le champ de la coopération économique à l'étranger ? Il y a un an, le ministre délégué chargé du commerce extérieur s'est rendu en Tanzanie pour signer des contrats de coopération économique trois jours après que ce pays a accordé son feu vert au projet Eacop, qui est pour le moins contesté. Jouez-vous un rôle dans ce type d'accords de coopération économique sur des projets à l'étranger ?
M. Nicolas Dufourcq. - Pour ce qui est du GNL, ni notre doctrine climat ni notre politique de gestion des risques ne conduisent à en écarter le financement : nous n'allons pas vendre notre participation dans Technip au motif que Technip fait 50 % de son chiffre d'affaires dans le GNL. Nous sommes très actifs sur ces sujets-là : nous avons fait travailler tout un pool d'experts et le consensus est large autour de l'idée selon laquelle, comme énergie carbonée dans la période de transition qui nous mène vers la décarbonation totale, le GNL est une énergie importante.
Du reste, il existe en ce domaine toute une filière française, qui comprend énormément de PME et que Bpifrance accompagne. Autrement dit, notre doctrine nous autorise à continuer d'investir dans une société comme Technip ou dans les PME de la même filière. Je me suis moi-même rendu à Yamal - c'était une autre époque, avant le covid...
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Je n'ai pas le droit d'en parler !
M. Nicolas Dufourcq. - J'ai vu ce que les ingénieurs français étaient capables de faire dans le Grand Nord, le projet Yamal LNG ayant été couvert par Bpifrance Assurance Export. En revanche, je le précise, nous ne sommes présents ni en Ouganda ni en Papouasie Nouvelle-Guinée. Quant au projet Arctic LNG 2, le successeur de Yamal LNG, auquel participait Technip et qui a été lancé après les déclarations du Président de la République au One Planet Summit dédié aux enjeux de protection de la biodiversité, nous ne le couvrons pas non plus, en dépit d'une demande très forte des banques françaises : la décision rendue a été négative. Depuis, Technip s'est retiré totalement de Yamal, mais aussi du projet Arctic LNG 2. Ce dernier retrait a d'ailleurs été difficile à gérer, tant les volumes financiers étaient considérables.
Je vous remercie de m'interroger sur la Banque du climat, qui nous occupe beaucoup. Nous sommes actionnaires en direct de près de 900 entreprises, dont beaucoup de grandes entreprises multinationales cotées. Quand nous sommes actionnaires, nous siégeons toujours au conseil d'administration. Nous ne faisons pas de gestion d'actifs comme Amundi ou la Caisse des dépôts et consignations : nous faisons de l'investissement actif. Nous sommes donc toujours dans la gouvernance, ce qui nous donne des capacités d'influence importantes sur le sujet climatique.
Dans la gouvernance des entreprises cotées dans lesquelles nous sommes actionnaires, nos représentants au conseil d'administration sont les plus actifs sur la question climatique. Au sein de notre division « Fonds propres », nous avons créé une équipe dédiée qui revoit tous les documents consacrés à l'ESG (Environnement, Social et Gouvernance), à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et au climat, documents de plus en plus techniques, donc de plus en plus difficiles à comprendre pour les membres des conseils d'administration - c'est un monde à part !
Nos équipes travaillent ainsi sur ces documents en amont des conseils d'administration et préparent nos représentants de manière que l'on soit non pas dans la liturgie - chose que l'on déteste à Bpifrance -, mais dans l'opérationnel absolu.
Nous avons aussi demandé - et obtenu, dans la plupart des cas - la création de comités climat dans les conseils d'administration : à titre d'exemple, il y en a un à STMicroelectronics, dont je suis le président.
Je siège au conseil d'administration de Stellantis. Nous passons énormément d'heures sur la question climatique, sur des présentations de plus en plus complexes, avec des acronymes et des référentiels normatifs dans tous les sens, surtout pour ces entreprises de taille mondiale. Heureusement que nous avons construit cette très bonne équipe de spécialistes pour nous aider à être actifs autour de la table ! Nous sommes les seuls à faire cela.
Dans les PME, nous sommes les actionnaires militants.
Enfin, quand nous investissons indirectement, en « fonds de fonds », nous demandons à ces fonds privés - avec de plus en plus d'exigence - de pousser d'eux-mêmes l'agenda climatique et de décarbonation, puisque ce sont eux qui vont être au contact des entreprises finales.
Bien que nous essayions d'embrasser ces nombreux enjeux - eau, biodiversité, adaptation...-, nous avons une ligne directrice pour 2024 : l'électrification de l'industrie française. Dans le plan stratégique, nous allons investir, lors des quatre prochaines années, 35 milliards d'euros sur le climat et 35 milliards d'euros sur l'industrie, une industrie en renaissance, nativement verte.
Nous sommes actionnaires de beaucoup d'entreprises industrielles, et il nous semble qu'une priorité absolue est d'électrifier l'industrie. C'est un dossier que nous suivrons de plus en plus, ce qui pose parfois des problèmes technologiques.
Vous m'avez également interrogé sur la construction des indicateurs d'évaluation du risque pays : c'est l'État, via la Direction générale du trésor qui prend sa décision.
M. François Lefebvre. - Exactement. Chaque année est rédigée la politique de financement export, qui est le fruit d'un travail interministériel, conduit notamment avec le ministère de l'économie, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, la direction du budget et les ministères compétents pour chacun des secteurs - la direction générale de l'aviation civile (DGAC) pour l'aviation civile, la direction générale de l'armement (DGA) pour l'armement...
Ensuite, pour chaque projet, une analyse sociale et environnementale est réalisée afin de vérifier que le projet respecte les standards de la Banque mondiale et de la Société financière internationale. Il y a ainsi une analyse du respect des droits humains.
Pour répondre sur Ichthys et, de façon générale, sur les projets qui figurent dans notre portefeuille, nous ne vendons pas notre portefeuille actuellement, en accord avec l'État. Si nous cédions ces expositions de manière forcée, nous serions perdants puisque cette cession interviendrait à un prix défavorable.
Pour vous donner un ordre de grandeur, le projet sera amorti dans quatre ans, en 2028 : or il reste 90 millions d'euros d'exposition. L'objectif est d'obtenir le remboursement afin de ne pas rendre la prime pour ce projet - et de façon générale, pour les projets hydrocarbures que nous avons encore dans notre portefeuille.
M. Nicolas Dufourcq. - Ces projets vont se terminer assez rapidement.
M. François Lefebvre. - Sur la Tanzanie, nous ne faisons pas partie du projet Eacop.
M. Nicolas Dufourcq. - Et on ne nous interroge absolument pas sur la définition d'une politique de coopération par pays.
M. Jean-Claude Tissot. - Il y a quelques semaines, nous auditionnions M. Sylvain Waserman, Président de l'Ademe, qui est manifestement un partenaire de Bpifrance. Il nous indiquait que son agence soutenait chaque projet selon la pertinence de ce dernier en écartant les questions de rentabilité et d'aide à des acteurs privés qui font des bénéfices. Cette approche est-elle semblable à la vôtre ? Vous avez parlé de la garantie verte. Une priorisation est-elle faite sur certains points ? Ne pensez-vous pas que l'impact sur la biodiversité de l'entreprise ou du projet devrait être prioritaire ? Le développement garantie verte est-il prioritaire par rapport à d'autres actions ?
Ensuite, toujours devant cette commission d'enquête, Valérie Masson-Delmotte et François Gemenne ont affirmé que les majors pétrolières gagneraient à s'affirmer comme des leaders de la décarbonation. Est-ce un axe d'accompagnement développé par Bpifrance ?
Enfin, je souhaiterais avoir une réponse très claire à propos du projet Yamal, qui, vous l'avez dit, est l'un plus grands projets au monde de GNL. Pouvez-vous me confirmer que Bpifrance n'est plus du tout dans le projet ?
M. Nicolas Dufourcq. - Nous sommes une institution financière ; nous ne pouvons donc pas faire de crédits à des entreprises incapables de les rembourser.
Cela dit, nous sommes aussi - c'est la beauté de notre démarche - un instrument de transformation, raison pour laquelle nous avons créé cette grande direction du conseil, du consulting, qui nous permet d'accompagner des entreprises auxquelles nous ne pouvons pas faire de crédit.
Environ 1 500 consultants travaillent pour nous, dont beaucoup sur la question climatique, de même qu'une cinquantaine de bureaux d'études. Parmi les 20 000 PME auprès desquelles nous avons lancé le « porte-à-porte », de nombreuses PME ne pourraient pas être clientes des produits financiers de Bpifrance, mais nous les accompagnons tout de même dans leur décarbonation. Nous sommes devenus une force de projection de l'action publique en matière de décarbonation du tissu productif.
Les PME paient ce service de conseil partiellement - il est subventionné. Elles ne pourraient pas payer la totalité du prix - c'est d'ailleurs bien pour cela que nous l'avons développé. En revanche, leurs équilibres de bilan sont trop fragiles pour que l'on puisse leur accorder du crédit.
Depuis le début, nous répétons - notre gouvernance nous a bien soutenus sur ce point - que le rôle de Bpifrance n'est pas d'avoir les plus beaux ratios climatiques : ce serait très simple, il suffirait d'exclure les PME « marron » - à l'instar d'une école qui sortirait tous les mauvais élèves. Or nous sommes une école de la république, nous prenons tous les élèves, même les décrocheurs. Notre mandat d'institution financière républicaine est de soutenir toutes les entreprises, y compris celles qui n'ont pas compris, celles qui sont débordées, celles qui restent au fond de la salle...
Notre trajectoire de décarbonation sera donc forcément en cloche. Nous avons jusqu'en 2050 pour nous décarboner ; mais si vous nous demandez d'accélérer trop vite, tout de suite, nous allons abandonner un nombre important de PME de nos territoires. Ce n'est pas ce que l'on demande à la banque publique d'investissement. Étant banque climatique de la République, nous prenons tout le monde.
Notre métier est d'accélérer la transition des entreprises : lorsque nous allons voir, par exemple, un fabricant de valves en aluminium en région Auvergne-Rhône-Alpes, nous faisons travailler nos consultants, nos bureaux d'études pour voir comment son activité pourra pivoter dans la durée.
On peut par exemple commencer par étudier les flux d'eau, d'électricité, pour voir comment faire des économies - d'ailleurs, les gains peuvent être rapides : il suffit par exemple d'un diagnostic de deux jours pour économiser en moyenne 14 % de consommation d'eau ! Ensuite, d'autres transitions sont beaucoup plus difficiles, supposent parfois de l'écoconception, voire des changements stratégiques plus radicaux qui prennent plusieurs années.
Concernant le projet Yamal, Bpifrance n'a jamais été en direct autrement qu'au travers de la garantie à l'export accordé aux crédits des banques qui faisaient partie du pool de financement - dans lequel on retrouvait Entrepose, Vinci, Technip et TotalEnergies comme sponsor et actionnaire de la société cliente.
M. Gilbert Favreau. - Votre capital est à 100 % public, si ma mémoire est bonne ?
M. Nicolas Dufourcq. - À 98 %.
M. Gilbert Favreau. - Avez-vous, au nom de votre politique climatique, interrompu brutalement les contrats en cours, en demandant, par exemple, le remboursement des prêts que vous aviez consentis - ce qui, juridiquement, aurait été difficile ?
M. Gilbert Favreau. - Ne prenez-vous plus aujourd'hui aucun contrat susceptible d'affecter les engagements français sur le climat ?
À combien évaluez-vous la perte, pour vos actionnaires, liée au changement de votre politique, à la cessation d'un certain nombre de crédits nouveaux et à l'extinction des crédits en cours ?
M. Nicolas Dufourcq. - C'est dans l'assurance-crédit qu'il y a eu une rupture, liée au vote de la loi de l'année dernière. C'est donc l'assurance-crédit Bpifrance Assurance Export, pour le compte de l'État, qui ne peut plus garantir des prêts.
En revanche, les anciennes polices continuent de garantir les anciens crédits. Mais il reste peu de choses à rembourser ; tout ceci va s'éteindre dans quelques temps.
L'impact de ce changement de politique est seulement sur le bilan de l'État, pas celui de Bpifrance.
En revanche, sur le bilan de Bpifrance, nous continuons à être actifs sur le GNL - en réalité, nous ne faisons rien au-delà de la participation dans Technip. Répliquer ce qui a été décidé sur l'activité de Bpifrance Assurance Export sur l'ensemble du portefeuille de Bpifrance nous obligerait à nous en séparer : ce n'est pas ce que nous recommandons car notre participation dans Technip nous semble stratégique pour le pays, d'autant plus que Technip est en train de devenir un grand acteur de l'ingénierie de la transition énergétique.
Mme Sophie Primas. - À moins de le vendre à l'Agence des participations de l'État (APE) !
M. Nicolas Dufourcq. - Sauf que je pense que l'APE serait « contaminée » par la même règle ! Nous sommes très contents que Technip ait les contrats de carbon capture du Qatar, par exemple. Au reste, Technip est en transition : il est en train de devenir un grand acteur de l'hydrogène français.
M. Gilbert Favreau. - Quid de la perte que représente cette nouvelle politique pour la société ?
M. Nicolas Dufourcq. - La perte est pour le bilan de l'État. Bpifrance Assurance Export reçoit un remboursement de frais d'instruction des dossiers et n'est donc pas affectée par la réduction de l'activité d'assureur de l'État.
L'État, de son côté, voit son activité d'assureur baisser, ce qui lui fait perdre des commissions bien tarifées sur des contrats. Je ne peux évaluer combien cela représente.
M. Gilbert Favreau. - Qu'en est-il sur les contrats de prêt ordinaires ?
M. Nicolas Dufourcq. - Il n'y a aucun impact.
M. Gilbert Favreau. - Les contrats en cours sur les activités présumées coupables vont se terminer. À combien s'élève la perte, pour vous, de ces marchés spontanés, au profit d'autres prêteurs aux entreprises ?
M. Gilbert Favreau. - Pardon d'insister, mais que représente ce changement de politique pour les entreprises que vous accompagniez ?
M. François Lefebvre. - Il est difficile de quantifier le nombre d'entreprises qui auraient pu arriver à nous si nous n'avions pas changé de politique.
Nous avons une des politiques les plus exigeantes parmi les agences de crédit export, y compris au niveau européen. L'Italie, via son agence de crédit export Sace, continue de financer des activités dans le domaine du gaz naturel.
Au niveau mondial, ni les États-Unis, ni le Japon, ni la Corée du Sud - les principaux pourvoyeurs de garanties publiques - n'ont pris d'engagements. La Chine, la Turquie, le Brésil, non plus.
M. Nicolas Dufourcq. - En ce qui concerne ses financements directs en crédit, Bpifrance dispose de 62 millions d'euros d'encours sur des acteurs au code NAF « Oil and gas » sur son encours total de crédit de 45 milliards d'euros. Parmi ces 62 millions d'euros, 70 % sont des prêts verts pour aider ces entreprises à se décarboner. Restent quelques millions d'euros, qui sont par exemple pour un acteur de l'Oil & Gas qui s'appelle Axel, sur lequel on fait un crédit-bail immobilier. C'est cela qui va disparaître. C'est dérisoire.
M. Michaël Weber. - Ma question porte sur la labellisation Greenfin qui est une de vos initiatives. Accompagnez-vous des investisseurs engagés dans les énergies renouvelables lorsqu'ils sont aussi engagés dans les énergies fossiles ?
M. Nicolas Dufourcq. - Oui : ce qui compte, c'est le projet.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Dans son rapport de 2023, la Cour des comptes déplore « un alignement stratégique imparfait » entre Bpifrance et ses ministères de tutelle pour ce qui concerne l'ambition climatique française. Faut-il en déduire que vous faites plus que les ministères ou que vous résistez à leurs injonctions ?
M. Nicolas Dufourcq. - Je ne me souviens absolument pas de ce paragraphe du rapport de la Cour des comptes.
En vertu de notre gouvernance, l'État est très largement représenté, dans sa diversité, au conseil d'administration de Bpifrance. Le ministère de la transition écologique y dispose ainsi d'un siège, à ma demande. J'ai souhaité qu'il y soit : le ministère des finances avait beaucoup de représentants dans cette instance, je l'ai prié de bien vouloir lui faire cadeau d'un de ses sièges. Nous sommes la banque du climat : le ministère de la transition écologique devait absolument être présent. Le siège dont il s'agit est occupé par Diane Simiu.
Notre plan stratégique, toute notre doctrine et toutes nos actions sont validés par le comité climat du conseil, qui mène un travail de fond, sur la base d'une vaste documentation. C'est une instance importante de la gouvernance.
À mon sens, la case de l'alignement sur l'État est cochée par notre mode de gouvernance. Cela étant, je vais relire ce paragraphe pour tenter de comprendre ce qu'il veut dire et dans quel contexte il s'inscrit.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Rêvez-vous parfois de détenir 10 % du capital de TotalEnergies, pour déployer pleinement votre stratégie en faveur du climat et faire évoluer ce groupe ?
M. Nicolas Dufourcq. - Honnêtement, non.
En revanche, je me félicite que Bpifrance soit un incubateur, un développeur d'acteurs éoliens et photovoltaïques, que nous revendons ensuite à Total - car c'est bien ce que nous faisons. Nous avons mené un certain nombre de transactions de cette nature. Nous faisons grandir ces entreprises, nous les développons, puis nous les vendons à TotalEnergies Renouvelables. C'est un rôle assez gratifiant pour Bpifrance.
M. Pierre-Alain Roiron. - Devant notre commission d'enquête, M. François Gemenne a affirmé que TotalEnergies avait raté l'occasion de réinvestir massivement ses profits vers le déploiement des énergies renouvelables. Qu'en pensez-vous ?
M. Nicolas Dufourcq. - Je ne veux pas m'élever au-dessus de ma condition : je ne connais pas le plan stratégique de TotalEnergies, pour être très franc.
Je crois me souvenir d'avoir lu dans la bonne presse, comme n'importe quel citoyen, que TotalEnergies avait affiché ses objectifs de proportion d'énergies renouvelables dans son mix et que ces objectifs étaient ambitieux. J'ai tendance à me réjouir quand je lis dans la même presse que cette entreprise remporte de très gros contrats d'équipement en photovoltaïque ici ou là et fait des acquisitions très significatives permettant d'atteindre cet objectif. Je pense que si cette entreprise pouvait aller plus vite, elle irait plus vite.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci d'avoir répondu à nos questions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de MM. Philippe Brassac, directeur général du groupe Crédit Agricole, Xavier Musca, directeur général délégué du groupe Crédit Agricole et directeur général de Crédit Agricole CIB, Jean-Jacques Barbéris, directeur du pôle clients institutionnels et corporate d'Amundi, et Éric Campos, directeur de l'engagement sociétal du groupe Crédit Agricole
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons à ce titre plusieurs responsables du Crédit Agricole.
Monsieur Brassac, vous êtes directeur général du groupe Crédit Agricole SA.
Monsieur Musca, vous êtes directeur général délégué du groupe Crédit Agricole et directeur général de Crédit Agricole CIB (corporate investment banking), la banque d'investissement et de financement du Crédit Agricole.
Monsieur Barbéris, vous êtes directeur du pôle clients institutionnels et corporate d'Amundi, gestionnaire d'actifs et filiale du Crédit Agricole.
Enfin, Monsieur Campos, vous êtes directeur de l'engagement sociétal du groupe Crédit Agricole.
Il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera bien sûr l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Messieurs, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable devant les commissions d'enquête, MM. Brassac, Musca, Barbéris et Campos prêtent successivement serment.
Avant de vous céder la parole, je vous invite à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou chez l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
M. Philippe Brassac, directeur général du groupe Crédit Agricole SA. - Je confirme que ce n'est pas le cas.
M. Xavier Musca, directeur général délégué du groupe Crédit Agricole SA et directeur général de Crédit Agricole CIB. - Non plus.
M. Jean-Jacques Barbéris, directeur du pôle clients institutionnels et corporate d'Amundi. - Non.
M. Éric Campos, directeur de l'engagement sociétal du groupe Crédit Agricole. - Non.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous cède à présent la parole pour un propos introductif global d'une vingtaine de minutes.
M. Philippe Brassac. - Je vais tenter de vous expliquer en quinze minutes l'action du groupe Crédit Agricole dans cette transition nécessaire entre les énergies carbonées d'une part et, de l'autre, les énergies renouvelables (ENR) et bas-carbone.
Nous avons pour vocation de nous engager dans les grandes transformations sociétales : c'est l'ADN du groupe Crédit Agricole. Ce qui pourrait être un slogan corporate est, en fait, une réalité historique.
Il a fallu une véritable potion magique pour transformer la minuscule caisse locale de crédit agricole créée à Salins, dans le Jura, en 1885, en ce qui allait devenir la plus grande banque au monde en 1981 ; et c'est grâce à nos prédécesseurs que nous sommes aujourd'hui la dixième plus grande banque au monde.
Quelle fut la recette de cette potion magique ? Tout d'abord, nous avons accompagné les nécessaires transformations de l'agriculture tout au long du XXe siècle. Ensuite, nous avons bancarisé les ménages modestes, qui, en France, ne l'étaient toujours pas dans les années 1950 et 1960, ménages appartenant à ce que l'on nommerait probablement aujourd'hui la France périphérique. Enfin, dans les années 1980 et 1990, nous avons tenu à proposer au plus grand nombre l'accès à la propriété du logement. Nous sommes donc, depuis lors, les leaders du crédit immobilier dans notre pays ; en tout cas, nous représentons la plus grande part de marché en la matière.
Ce sont ces faits historiques et ces grandes transformations sociétales qui nous ont permis de devenir la première grande banque du financement de l'économie en France. Accessoirement - et nous en sommes très fiers -, nous sommes aussi le premier contributeur fiscal et social en France, du fait de nos résultats et du travail accompli par l'ensemble de nos collaborateurs.
Par ce propos introductif, je tiens à souligner clairement que, pour nous, la responsabilité sociétale et environnementale (RSE) est un puissant moteur de développement, a minima à long terme et sur le plan stratégique.
Nous le répétons à l'envi pour chasser toute ambiguïté : la responsabilité ne doit pas être ajoutée après-coup à l'activité, plaquée sur le business. Elle doit y être intégrée, car elle fait partie, au fond, des éléments qui permettent et solidifient le développement. Notre groupe en est l'illustration concrète.
J'en viens à la transition énergétique de notre action. Il s'agit de passer d'un monde où les énergies carbonées sont très importantes à un monde où les énergies renouvelables et bas-carbone sont beaucoup plus présentes.
Si je n'avais qu'un seul message à faire passer - mais nous en aurons probablement d'autres -, ce serait le suivant : on ne doit pas confondre « verdir son bilan » et « verdir l'économie ». Ces deux objectifs ne sont pas incompatibles, mais ils sont bel et bien distincts.
Verdir son bilan bancaire, c'est relativement simple : il suffit pour cela de pratiquer des exclusions immédiates. Pour un groupe comme le nôtre, ce serait peu coûteux. Ce serait à la fois tentant et facile. Ces chiffres sont vérifiables : les revenus directs que nous procurent les activités liées au pétrole et au gaz - l'oil and gas - représentent une part minime des revenus globaux du groupe Crédit Agricole, lesquels représentent un peu plus de 35 milliards d'euros. L'oil and gas constitue moins de 1 % de ces revenus directs. S'agissant de l'entreprise qui fait l'objet de votre commission d'enquête, je le signale sans trahir le secret bancaire : les revenus développés par notre relation commerciale avec TotalEnergies ne dépassent pas 0,1 % des revenus du groupe. Pour nous, sur le plan stratégique, la question n'est donc absolument pas celle de nos revenus financiers liés à l'exploitation de l'oil and gas, en France ou ailleurs sur la planète.
Verdir l'économie, c'est autre chose, même si les deux actions sont complémentaires. C'est prendre des risques très importants en volume, et de plus en plus grands, vers les énergies renouvelables. Or, paradoxalement, nous sommes peu interrogés sur le financement des énergies renouvelables ; nous le sommes beaucoup plus sur le financement de l'oil and gas. C'est aussi accompagner les transitions de tous les acteurs qui souhaitent évoluer en ce sens, qu'il s'agisse des entreprises ou des ménages. C'est investir dans les ENR et les énergies bas-carbone pour accompagner la transition de nos sociétés, notamment la société française, sans créer de laissé-pour-compte.
Sur cette base, notre plan de transition s'organise en trois axes complémentaires et ordonnés.
Le premier axe nous paraît le plus important - c'est une question de logique : comment accélérer la venue des énergies renouvelables et bas-carbone, autrement dit des solutions de remplacement ?
Le deuxième axe est souvent sous-estimé, car nous sommes une banque universelle, une banque de proximité, et il s'agit d'une mission peu spectaculaire : accompagner la transition de tous, l'équipement de toutes les entreprises, des plus grandes sociétés internationales aux professionnels de proximité, et de tous les ménages, des plus fortunés aux plus modestes. Or le cycle de l'équipement n'est pas exactement celui de l'innovation. Il va falloir, pendant de nombreuses années, accompagner de multiples rééquipements pour transformer la société française, notamment dans l'univers des énergies renouvelables et bas-carbone.
Le troisième et dernier axe, que nous n'entendons absolument pas éluder, est la conséquence du succès des deux premiers : c'est notre propre trajectoire de sortie du financement des énergies carbonées. En résumé, nous avons pris des engagements pour qu'in fine les actions engagées au titre des deux premiers axes nous conduisent bien à réduire radicalement le financement des émissions de carbone.
Permettez-moi de détailler succinctement chacun de ces axes.
Au titre du premier axe, je rappelle que nous sommes le premier financeur privé - nous ne pouvons pas nous comparer à l'État ou aux diverses structures publiques - d'actifs productifs des énergies renouvelables. Nous portons dans nos bilans 13,1 milliards d'encours sur les actifs dédiés à la production d'énergies renouvelables ou bas-carbone. Le chiffre est peu connu, mais, dans nos propres bilans, ces encours sont désormais supérieurs à ceux des actifs productifs du secteur de l'oil and gas, qui s'élèvent, eux, à 10,4 milliards d'euros. Je précise que ce second chiffre ne cesse de baisser.
Au cours des cinq dernières années, nous avons accompagné un grand nombre de projets - à ce jour, on en compte précisément 412 -, dont 65 % en France. Dans les processus de décision de crédits, les grands projets pèsent souvent 5 à 10 milliards d'euros ou de dollars. Lorsque nous prenons ce risque, nous n'en finançons généralement que le cinquième - le financement de ces projets est très souvent réparti en trois, quatre, cinq, parfois même dix banques. Ensuite, nous distribuons ce crédit et nous gardons dans notre bilan grosso modo un dixième des financements auxquels nous avons participé. Les 13,1 milliards d'euros que j'évoquais correspondent ainsi à des projets qui ont mobilisé 110 milliards d'euros. C'est l'équivalent de 110 gigawatts de projets d'ENR.
Nous sommes, ensuite, le premier investisseur privé en France : notre filiale d'assurance vie, Crédit Agricole assurances, qui est la plus grande compagnie d'assurance vie en France, a d'ores et déjà investi plus de 5 milliards d'euros dans les énergies renouvelables. Les projets dont il s'agit cumulent 13,5 gigawatts, soit l'équivalent de la consommation énergétique de 5 millions de foyers français. C'est encore peu, mais c'est significatif au regard des enjeux dont on parle.
En outre, par le truchement d'une structure que nous avons créée, intitulée Crédit Agricole transitions & énergies, nous avons décidé de devenir nous-mêmes producteurs d'énergies renouvelables. Nous le sommes d'ores et déjà un tout petit peu. Nous pensons qu'en 2028, Crédit Agricole transitions & énergies sera producteur en propre de 2 gigawatts, soit l'équivalent de deux réacteurs nucléaires « basiques » ou « classiques », si l'on peut employer de tels termes en la matière.
Pour nous, ces chiffres recouvrent à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle.
La bonne nouvelle, c'est que le mouvement est désormais d'ampleur et qu'il s'accélère. Je le dis sans acrimonie particulière : les accusations de greenwashing dont nous sommes souvent l'objet sous-estiment cet effort. De nombreux projets d'énergies renouvelables sont désormais financés. Ils ne sont plus du tout négligeables ; on ne peut pas qualifier ces actions de greenwashing. Au total, deux tiers des projets auxquels nous avons participé ont été lancés au cours des cinq dernières années.
La mauvaise nouvelle c'est que, suivant les conclusions de la vingt-huitième conférence des parties (COP28), le rythme de transformation demeure insuffisant pour notre planète. Ce rythme n'est pas compatible avec les accords de Paris.
À cet égard, je tiens à faire passer un message de nature pragmatique : pour l'heure et pour un certain temps encore, la question prioritaire pour les énergies renouvelables n'est pas le financement - nous sommes dans un milieu concurrentiel et beaucoup de banques internationales se mobilisent en ce sens -, mais le nombre de grands projets, de projets rentables, qui mériteraient à ce jour d'être accélérés. Vous le savez mieux que moi, ces projets sont longs à mettre en oeuvre. Pour le solaire, on parle de deux années ; pour l'éolien, on parle de six, sept voire huit ans. L'accélération est un enjeu. Ce domaine fait face à des difficultés qui ne sont évidemment pas de notre ressort, mais qui doivent sans doute être regardées de très près.
Au titre du deuxième axe, que faisons-nous concrètement pour accompagner les transitions de tous ? Au total, 60 % du portefeuille de crédits de l'ensemble du groupe Crédit Agricole est très concerné par le financement des émissions carbonées. Nous avons déterminé dix secteurs et, au titre des trajectoires net zéro pour 2050, nous avons publié des engagements sectoriels assortis de points de passage en 2030.
Ces objectifs ne sont pas de simples opérations de communication extra-professionnelle : ils nous engagent juridiquement. Nous sommes tenus de rendre compte de nos engagements net zéro, notamment pour cette entreprise cotée qu'est Crédit Agricole SA.
Je ne citerai qu'un exemple, qui me semble parlant : pour ce qui concerne les véhicules que le groupe Crédit Agricole finance de façon générale, nous nous sommes engagés à ce qu'entre 2020 et 2030, le portefeuille financier passe de 188 grammes de CO2 par kilomètre - c'est ce que nous constations en 2020 - à 94 grammes de CO2 par kilomètre. Nous nous y engageons secteur par secteur. Nous n'avons pas conclu à ce jour dans deux secteurs importants : l'immobilier résidentiel et l'agriculture, sur lesquels nous pourrons vous apporter des précisions.
À l'attention des particuliers, notamment pour la rénovation thermique, nous avons lancé une plateforme gratuite d'accès : J'écorénove. Elle n'est pas la seule - il y en a même beaucoup sur le marché -, mais elle permet à tout un chacun d'estimer le coût d'une rénovation thermique et de repérer l'ensemble des aides accessibles. Cela fait de nous le leader des éco-prêts à taux zéro (PTZ), pour des volumes qui, néanmoins, nous paraissent encore insuffisants, car ils restent assez faibles, compte tenu des enjeux. En effet, le déclencheur, à savoir les décisions des propriétaires, est encore difficile à actionner à grande échelle.
Au titre du troisième et dernier axe, en termes de trajectoire de sortie des énergies carbonées, nous suivons un objectif de type scope 3 : que les émissions carbonées que nous finançons baissent de 75 % entre 2020 et 2030. Cet objectif paraît très ambitieux, mais il est atteignable : à ce jour, nous sommes déjà à - 63 %. Le nombre de mégatonnes de CO2 émises et financées est passé de 24,3 à 9,1. Avec l'accélération que nous constatons, nous sommes maintenant à un rythme deux fois plus rapide que la trajectoire « net zéro » fixée par l'Agence internationale de l'énergie (AIE) et c'est évidemment un point positif.
Comment y parvient-on ? Par des politiques qui se sont accumulées et qui ont évolué.
Nous avons probablement été l'une des premières banques au monde à annoncer, par ma voix, lors de la COP21, sa sortie progressive des financements du charbon. Depuis, ces derniers ont totalement pris fin. Aujourd'hui, une telle mesure paraît banale, mais en 2015 nous avons été les premiers à aller dans cette voie.
Par la suite, nous nous sommes engagés à exclure - c'était d'ailleurs une réalité de facto - le financement des hydrocarbures non conventionnels, c'est-à-dire les pétroles et gaz de schiste, ainsi que les sables bitumineux. Nous avons exclu la zone arctique pour des raisons que je n'ai probablement pas besoin d'expliciter à cet instant.
À la fin de l'année 2023, donc tout récemment, suivant les conclusions de la COP28, nous avons pris deux décisions plus radicales encore.
Tout d'abord, il s'agit de concentrer nos financements « projets » sur les seuls projets d'énergies renouvelables et bas-carbone, compte tenu de l'importance des volumes qui nous attendent pour les années qui viennent. Je souligne que nous n'excluons aucun projet d'ENR ; nous n'écartons donc pas les projets des énergéticiens, ce qui nous vaut diverses critiques. Certains estiment en effet qu'en finançant de tels chantiers l'on permet aux énergéticiens de financer leurs autres activités ; c'est probable. Mais notre politique, menée de manière transparente, est de ne passer à côté d'aucun projet de financement d'énergies renouvelables.
Ensuite, pour ce qui concerne les financements corporate non-affectés des énergéticiens, nous assumons, nonobstant les critiques, de décider en fonction des plans de transition et notamment de leur crédibilité. Nous avons ainsi rompu radicalement avec les indépendants spécialisés, qui ne font que de l'oil and gas et n'ont tout simplement pas de plan de transition. Le groupe Crédit Agricole n'a plus aucune action, ni en projet ni en corporate, avec ces acteurs-là.
Nous considérons que le plan de transition de TotalEnergies est l'un des plus ambitieux, chez les énergéticiens que nous connaissons.
Nous poursuivons les financements corporate, mais, pour résumer, nous finançons les projets d'énergies renouvelables et sommes principalement sur l'émission d'obligations vertes, c'est-à-dire des obligations qu'il est possible de tracer vers le verdissement de l'énergie et de l'économie.
Pour terminer sur notre relation avec TotalEnergies, nous ne finançons aucun projet d'extraction de pétrole, ni aucun projet d'extraction de gaz qui ait été décidé après 2019-2020, mais nous poursuivons le financement de certains projets que nous avions décidé antérieurement et qui sont toujours en cours. Sur dix ans, pour 1 euro de financement de projets d'extraction de gaz de TotalEnergies, nous avons parallèlement dépensé 1,8 euro en faveur des projets d'énergies renouvelables de ce groupe. Voici l'équation de la relation de travail que nous avons aujourd'hui avec TotalEnergies.
Nous partageons totalement, avec nos collaborateurs et nos clients, la conscience de l'urgence climatique. La vitesse actuelle de la transition n'est pas suffisante. Ce mois de février a encore battu un record, comme les neuf mois précédents. Nous écoutons beaucoup, y compris les ONG qui nous critiquent. Elles nous caricaturent, mais elles aussi sont caricaturées. Leur rôle de revendication radicale est nécessaire, car le mouvement serait probablement moins puissant sans elles. Je le dis sans démagogie. Nous acceptons les critiques, mais réaffirmons clairement que nos divergences ne sont pas liées à des intérêts stratégiques financiers. Nous affrontons la complexité qu'il y a à faire avec le présent tel qu'il est tout en préparant l'avenir tel qu'il doit être. Nous évoluons : ce que nous avons décidé en 2023 est différent de ce que nous faisions en 2022 ou en 2020, et nous modifierons probablement encore notre position. Nous n'avons pas de doctrine arrêtée sur cette transition énergétique et cette migration sociétale dont nous essayons d'être des acteurs.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci Monsieur le directeur général.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci, Monsieur le directeur général, de vos propos. Pour clarifier, vous distinguez souvent le pétrole et le gaz des énergies renouvelables et bas-carbone. Qu'appelez-vous « bas-carbone » ? Vous avez mentionné le gaz de schiste : Total en exploite, notamment en Amérique du Nord, et souhaite le faire en Argentine. Quel est votre dialogue avec TotalEnergies à ce propos ?
Vous avez mentionné la fin des financements de l'ensemble des projets d'extraction d'énergies fossiles. Vous n'avez pas mentionné les infrastructures de transport des énergies fossiles. Certains de vos concurrents ont pris des engagements, notamment sur les terminaux. Que pouvez-vous nous en dire ?
Vous avez évoqué la stratégie de décarbonation de Total. Il y a un questionnement assez lourd sur sa sincérité, notamment parce que jusqu'à maintenant, ce groupe évite de travailler en budget carbone. Mme Masson-Delmotte conteste cette stratégie, que vous, vous prenez comme telle. Ne faut-il pas que vous la réévaluiez ? Votre stratégie à vous, en lien avec le net zero de l'AIE, n'est plus crédible si celle des sociétés dont vous êtes actionnaire ne l'est pas.
Si on considère l'actionnariat direct ainsi que l'épargne salariale gérée par Amundi, vous êtes le premier actionnaire de Total, avec 10 % du capital. Comment envisagez-vous votre rôle ? En mai 2023, une résolution climatique a été déposée à l'assemblée générale du groupe par Follow This. Avez-vous participé au vote de cette résolution ? Comment vous situez-vous par rapport à cet actionnariat actif au sein de TotalEnergies ?
Vous ne participez pas au projet de TotalEnergies en Papouasie-Nouvelle-Guinée. En revanche, vous êtes bien partie prenante de son projet du Mozambique. Des djihadistes sévissent dans la région, qui connaît régulièrement des interventions militaires et n'est ni stabilisée ni sécurisée. Alors que TotalEnergies relance ses partenaires financiers, comment intervenez-vous ?
TotalEnergies émettra de nouvelles obligations en 2024. Comment interviendrez-vous dans ce tour de table ? Vous avez mentionné les obligations vertes. Participez-vous de façon globale, et donc à la recherche de davantage de pétrole et de gaz, qui est la stratégie de TotalEnergies dans les années qui viennent ? Ou avez-vous des exigences plus élevées pour TotalEnergies ?
M. Philippe Brassac. - Le gaz ne fait pas partie des énergies bas-carbone.
M. Éric Campos. - Les énergies renouvelables sont l'hydraulique, le solaire et l'éolien. Le bas-carbone inclut le nucléaire.
M. Philippe Brassac. - ...Nucléaire sur lequel on a peu d'encours.
M. Éric Campos. - Nous avons des activités sur la méthanisation, mais c'est une part très faible des énergies renouvelables.
M. Philippe Brassac. - Ensuite, concernant les activités liées au gaz de schiste, les choses sont extrêmement simples avec TotalEnergies : nous intervenons - si nous sommes choisis, puisque la concurrence est forte - sur les projets d'énergies renouvelables et bas-carbone. Les obligations vertes sont des obligations qui sont clairement traçables vers ces projets.
Rappelons que le bilan des banques ne recouvre qu'une partie des financements des projets puisque les marchés obligataires peuvent subvenir aussi à ceux-ci.
En tout cas, avec nos activités de financements de projets et obligataires, nous sommes clairement hors des activités que vous avez mentionnées, Monsieur le rapporteur.
M. Xavier Musca. - Les exclusions que nous respectons concernent les projets d'extraction d'oil and gas eux-mêmes, ainsi que les équipements qui y sont liés : nous ne finançons pas l'infrastructure construite pour assurer l'exportation du gaz ou du pétrole. En revanche, nous finançons les travaux de distribution de pétrole et de gaz en France, par exemple les stations-service. Ce sont des activités que nous pouvons légitimement financer car elles sont au service de l'ensemble de la population. On peut le regretter mais actuellement, on a encore besoin, dans nos sociétés, de pétrole et de gaz. Il nous semble également légitime de financer d'autres activités de Total telles que la pétrochimie, dont une partie importante sert à la médecine.
L'exclusion à laquelle nous procédons est cohérente avec celle des pouvoirs publics - en l'occurrence, de Bpifrance, qui s'est engagée à ne pas intervenir dans ces projets, et ce, postérieurement à nous.
M. Philippe Brassac. - Indépendamment de l'oil and gas, puisque nous nous concentrons sur l'accélération de l'avènement des énergies renouvelables, j'ose affirmer que le plan d'émergence des ENR de TotalEnergies est probablement le plus ambitieux de tous les plus grands énergéticiens. Son objectif est d'atteindre, en 2025, une capacité d'énergies renouvelables de 35 gigawatts, soit la moitié du potentiel actuel de la France dans ce domaine, et, en 2030, de 100 gigawatts, c'est-à-dire de figurer parmi les cinq plus grands producteurs mondiaux d'énergies renouvelables. Lorsque l'on compare les projets d'énergies vertes ou renouvelables des énergéticiens, Total est probablement best in class pour ce qui est des ambitions affichées.
Monsieur le rapporteur, vous nous qualifiez d'actionnaire de Total : Amundi est notre asset manager. Juridiquement, nous ne sommes pas actionnaire de Total. Amundi ne détient pas d'actions de Total. Ce qu'il détient, c'est la gestion des actions achetées par les fonds d'épargne ou par les clients, directement ou indirectement, et les droits de vote qui y sont liés. À ma connaissance, il n'y a pas d'asset manager, de réseau bancaire, qui ne distribue pas toutes les actions du CAC40. Amundi, comme les autres, propose les grandes actions de la place. Simplement, Amundi est le premier asset manager non américain au monde.
Amundi a la responsabilité de gérer les droits de vote d'environ 4 % des actions de TotalEnergies - l'épargne salariale n'est pas incluse car nous ne gérons pas les droits de vote des salariés. Nous devons écrire et formaliser nos politiques de vote et en rendre compte. A posteriori, nous publions nos votes. Amundi a voté favorablement à moins de 40 % des politiques climatiques des énergéticiens, ce qui signifie que nous sommes discriminants.
Effectivement, nous sommes toujours au Mozambique.
M. Xavier Musca. - Votre question sur le Mozambique, Monsieur le rapporteur, recouvre deux questions : le risque sécuritaire et la légitimité de la présence d'un groupe comme le nôtre dans le financement d'un projet LNG. La question de la sécurité au Mozambique est évidente. Ce projet a commencé il y a très longtemps et a été très longtemps mis en sommeil du fait des risques d'action djihadiste d'Al-Chabab dans le nord du pays. Aujourd'hui, ce risque apparaissant moindre, il est question pour Total de relancer ce projet. Si ce projet était lancé aujourd'hui, compte tenu de nos politiques, nous n'accepterions pas d'y participer. Mais nous nous y sommes engagés il y a très longtemps et notre engagement juridique nous lie.
Nous participons à ce projet avec la garantie de toute une série d'équivalents européens de Bpifrance, d'Italie, des Pays-Bas, du Royaume-Uni. Toute une série d'entités publiques européennes ont considéré ce projet comme intéressant et légitime. La Banque africaine de développement, banque publique dont la France est actionnaire, soutient également ce projet à hauteur de 400 millions de dollars. Nous ne pouvons pas, sauf à violer nos engagements juridiques, cesser de financer ce projet, dès lors que les conditions de sécurité seront réunies.
M. Philippe Brassac. - Je reconnais ne pas savoir répondre précisément à votre question sur les nouvelles obligations de TotalEnergies. Toutefois, je rappelle que notre politique de financement est dédiée aux projets d'énergies renouvelables et aux projets verts.
En tant qu'asset manager, Amundi précise régulièrement les fonds sur lesquels il est amené, y compris légalement, à investir. Si un ETF (Exchange Traded Fund) nous impose de tracer les obligations des principales entreprises du CAC40, on pourrait retrouver celles de TotalEnergies, mais je ne les connais pas précisément. Je préfère rappeler que notre politique de financement est très claire : nous ne ciblons que les obligations traçables vers des projets d'énergies renouvelables.
M. Jean-Claude Tissot. - Merci pour vos explications. Au printemps 2023, l'assemblée générale de TotalEnergies a été particulièrement animée, notamment lors du vote sur la stratégie climatique du groupe. Quelle a été la prise de position du Crédit Agricole lors de ce vote global ? Je ne parle pas du vote sur la résolution proposée par Follow This.
Votre importance au sein du groupe Total ne vous confère-t-elle pas une responsabilité pour l'orienter vers le respect de l'accord de Paris et influer sur ses investissements et ses projets ?
Le Crédit Agricole est très implanté dans mon département rural de la Loire. Les fonds d'investissements reconnus « investissements socialement responsables » (ISR) ne doivent plus, depuis le 1er mars, financer des projets liés aux énergies fossiles. Malheureusement, dans la pratique, une certaine opacité demeure sur l'orientation précise des fonds d'investissements. Certains acteurs pourraient en bénéficier sous couvert de développement d'énergies renouvelables. Il y a pourtant une vraie demande pour une autre finance, notamment chez les plus jeunes. En tant que banque de premier plan, comment offrir l'information la plus transparente possible à vos clients ?
M. Philippe Brassac. - Notre première responsabilité est de faire apparaître plus vite les solutions de remplacement. L'oil and gas et le charbon sont toujours utilisés sur la planète ; l'économie est encore beaucoup trop fossile. Nous devons d'abord accompagner les énergies renouvelables, même ce sur quoi on peut nous accuser de greenwashing, alors que c'est là que les risques sont les plus importants, puisque l'obsolescence technologique arrive vite ; c'est une révolution technologique à marche forcée. La question est donc : est-ce que tout le monde est présent dans la prise de risque sur les énergies renouvelables ?
L'assemblée générale a voté sur le suivi de la politique climatique, c'est-à-dire sur la réalisation des engagements pris par TotalEnergies.
M. Jean-Jacques Barbéris. - L'année dernière, sur l'ensemble des entreprises du secteur énergétique, Amundi a voté contre 60 % des stratégies climatiques présentées et pour 40 % d'entre elles. Deux items ont été présentés à l'assemblée générale de TotalEnergies concernant la stratégie climatique du groupe : la résolution minoritaire présentée par Follow This, que nous avons votée comme dans les cinq autres majors du pétrole et du gaz, et la résolution ex post sur le point d'étape de la stratégie climatique de Total, que nous avons également soutenue. Tous nos votes sont rendus publics un mois après l'assemblée générale.
Le label ISR a fait l'objet d'une révision récente. Le comité du label a défini de nouvelles règles, applicables à partir de mars 2025. Un certain nombre d'entreprises du secteur énergétique ne seront plus présentes dans les fonds labellisés ISR. Amundi offre la gamme de fonds ISR la plus large du marché, à ma connaissance, soit un peu plus de 200 milliards d'euros distribués en France. Amundi se conforme évidemment à l'ensemble du cahier des charges du label ISR, et se conformera, l'an prochain, à ses nouvelles règles.
M. Philippe Brassac. - J'ai vanté le Crédit Agricole comme le premier financeur de l'économie française. Mais il faut rester humble et pragmatique. Toutes les banques françaises ont décidé de sortir du charbon ; depuis lors, on n'a jamais autant consommé de charbon sur la planète. C'est toute l'économie mondiale qu'il faut transformer.
Il faut être acteur du changement. Tous nos financements de projets doivent être consacrés aux énergies renouvelables. C'est là que l'on peut agir. La finance ne gouverne pas l'économie, et c'est heureux. On nous prête un poids extrêmement important sur l'économie. Mais c'est le chien qui remue la queue et pas la queue qui remue le chien. Nous sommes l'appendice de l'économie, nous ne sommes pas l'économie.
Nous finançons les projets ; nous sécurisons l'épargne des clients. Pendant mes 42 années au Crédit Agricole, on m'a demandé de financer l'économie, telle qu'elle était réglementairement souhaitée. C'est notre responsabilité d'être un acteur engagé qui prend plus de risques dans un secteur nouveau comme les énergies renouvelables. Le Crédit Agricole, comme l'immense majorité des banques françaises, est plutôt en première ligne de la transformation de l'économie vers moins d'oil and gas.
M. Michaël Weber. - Rémy Rioux, président de l'Agence française de développement (AFD), nous a parlé, lors de son audition, de la volonté des pays en développement d'investir massivement dans les énergies renouvelables. Ces pays sont souvent les premières victimes du dérèglement climatique. Ils ont la volonté de sortir des énergies fossiles et de se tourner résolument vers les énergies renouvelables. Pourtant, ils rencontrent de vraies difficultés à obtenir des financements. Comment votre banque peut-elle répondre à leurs besoins ? Cela peut représenter une opportunité de réorienter vos activités et celles de TotalEnergies.
Vous avez quitté le projet de Papouasie-Nouvelle-Guinée alors même que votre banque est le conseil financier de TotalEnergies sur ce mégaprojet. Comment expliquer ce revirement ? Quel en est l'impact ? En parallèle, vous dites ne pas pouvoir vous désengager du projet au Mozambique : certes, la décision est bien plus ancienne, mais n'est-ce pas plutôt que vous ne le voulez pas ? Ne subissez-vous pas de pressions de vos clients pour sortir du financement de ces projets ?
M. Xavier Musca. - Les situations ne sont pas du tout les mêmes, en Papouasie-Nouvelle-Guinée et au Mozambique. Dans le premier cas, nous avons pris un mandat de conseil sur la structuration financière du projet. Nous ne nous sommes pas engagés sur le financement du projet. Pour ne rien vous cacher, il est usuel que la banque qui conseille la structuration se charge du financement. Mais compte tenu du changement de politique opéré par le Crédit Agricole, nous avons prévenu Total que nous ne financerions pas le projet, en rupture avec les habitudes du marché. Nous assumons cette rupture.
Au Mozambique, la situation est différente : nous avons pris un engagement de financement. De l'argent a été versé. Juridiquement, la situation est différente. Nous avons signé un contrat de financement. Les premiers échanges remontent à 2014. Lorsque l'on signe un contrat, on l'honore. Ce n'est pas uniquement une question d'intérêt financier mais aussi de rigueur morale.
Nous tenons à votre disposition une carte des projets de financements d'énergies renouvelables du groupe Crédit Agricole, en France et dans le monde. Ces projets peuvent se situer dans des pays émergents. Les obstacles que nous y rencontrons sont surtout liés à l'instabilité politique ou aux risques sécuritaires, comme au Mozambique, sans compter les risques liés à la conformité. Dès lors que des projets de financement sont viables compte tenu de ces risques, nous y participons. Ainsi, nous accompagnons Total au large de Taïwan, sur un projet d'éolien offshore. Nous développons de nombreux projets de cette nature. Toujours avec Total, nous participons à un projet de production d'hydrogène au Chili. Nous travaillons avec l'ensemble des énergéticiens et des fonds d'infrastructures qui s'investissent dans ces projets. Il est vrai que les pays pauvres sont en retard. C'est un problème malheureusement plus global, qui ne tient pas seulement à notre position, mais qui tient à la sécurité dans ces pays-là, qu'il s'agisse du maintien de l'ordre ou de la stabilité financière.
M. Philippe Brassac. - Nous avons une grande pression réputationnelle, notamment du fait des actions des ONG. Il est difficile d'expliquer notre politique. Verdir son bilan, c'est facile ; verdir l'économie, c'est plus engageant. Cela suppose de prendre le présent tel qu'il est et de mettre des moyens. Nous avons décidé de diriger tous nos moyens de financements de projets vers les énergies renouvelables. Mais il n'est pas possible de ne financer que ce qui doit apparaître en 2030 en laissant tomber ce qui existe en 2024.
M. Philippe Folliot. - Je commence par une remarque de forme, Monsieur le directeur général. Nous sommes au sein d'une institution française et vous employez des mots tels que oil and gas et corporate : c'est surprenant, pour ne pas dire choquant.
Sur le Mozambique : vous avez expliqué vos engagements. Pour autant, concernant le gaz, une décision de l'Union européenne, dans le cadre de la taxonomie, a qualifié le gaz d'énergie écologique de transition, comme le nucléaire. Au vu de vos engagements, vous vous placez en opposition par rapport à cela. Cela pose-t-il un problème d'être ainsi en contradiction avec les orientations souhaitées par l'Union européenne ? Quels sont vos liens avec les autorités du Mozambique ? Quelles sont vos stratégies au regard des revenus liés à l'exploitation du gaz au Mozambique, pour financer des infrastructures - telles que des hôpitaux, des écoles, des infrastructures de transports - dont ce pays a besoin ?
M. Philippe Brassac. - Vous avez parfaitement raison, pour oil and gas. J'en suis désolé.
Nous ne nous sommes pas mis en opposition sur le gaz. Nous considérons que nous devons mobiliser prioritairement les moyens financiers sur le développement des énergies renouvelables. Nous ne portons pas de jugement sur les explorations de gaz. Nous savons que sur le plan géopolitique, les décideurs publics doivent assumer une stabilité des prix pour pouvoir remplacer le charbon et la qualité de l'approvisionnement. Nous nous mettons à l'endroit le plus difficile, à savoir le financement des énergies renouvelables. Nous n'avons aucune légitimité à dire ce qui est bien ou mal.
M. Xavier Musca. - Le projet au Mozambique a incontestablement une dimension de développement. C'est pour cela que la Banque africaine de développement le soutient. Nous avons besoin, dans les pays en développement, que des organisations internationales nous apportent leur appui. La présence de la Banque africaine de développement a été, à l'époque, un élément déterminant pour nous.
Rappelons qu'au Mozambique, Total ne dispose que de 26 % du champ. En général, le projet dans son ensemble comporte un projet d'infrastructure et un projet d'accompagnement. Ainsi, en Papouasie, Total essaie d'intégrer son projet dans une dimension plus globale.
Au Mozambique, nous ne menons pas, à ce stade, de projet de développement. Le montant global des engagements que nous avons pris est de 278 millions, donc l'argent que nous tirerons de cette opération ne sera pas très important.
Nous sommes préoccupés par des questions de développement et d'aide aux pays pauvres, au sein du Crédit Agricole. Nous avons une fondation, la Grameen Bank, qui construit des projets d'aide aux villageois pour développer, concrètement, ces économies. Mais c'est une activité séparée des grands projets tels que ceux que nous venons d'évoquer.
Mme Sophie Primas. - Pourriez-vous nous donner des informations sur les 412 projets que vous avez financés l'an dernier, dont 65 % sont en France ? Quelle est la typologie de ces projets ?
M. Xavier Musca. - Il s'agit de 412 projets financés au cours des cinq dernières années dont 65 % en France.
M. Éric Campos. - La taille des projets est variable. Par exemple, nous finançons un projet d'installation d'un champ éolien à Gruissan de taille moyenne. Nous sommes des partenaires de Tenergie, Valorem, Qair energy, qui sont les énergéticiens des territoires. Ils mettent en place des fermes solaires d'un hectare ou deux, des champs éoliens, ou encore développent la méthanisation - l'utilisation des résidus des agriculteurs.
Je rappelle que cela fait vingt-cinq ans que nous finançons des énergies renouvelables, au travers de notre filiale Unifergie. Nous travaillons avec tous les développeurs des territoires. Nous finançons près de 65 % de projets en France, le reste étant à l'étranger où il s'agit plutôt de grands projets.
M. Xavier Musca. - En France, nous finançons aussi de grands projets : notamment tous les projets d'éoliens offshore, à l'exception de deux, ou encore des projets de construction d'usines de batteries, actuellement examinés dans le Nord de la France.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Quelles sont les caractéristiques de vos engagements financiers dans le domaine du nucléaire ? C'est intrigant ! Sont-ils en France ou à l'étranger ? Pourraient-ils progresser si la relance du nucléaire était effective ?
M. Roger Karoutchi, président. - Cette question ne s'inscrit pas dans le périmètre de la commission d'enquête. Néanmoins, exceptionnellement, je vous prie de répondre à cette question, Monsieur le directeur.
M. Philippe Brassac. - Nous avons participé au carénage des centrales nucléaires à hauteur de 1 milliard d'euros pour EDF, à l'automne dernier. Nous sommes très peu présents dans ce domaine, qui relève du secteur public.
M. Xavier Musca. - À notre connaissance, aucun projet nucléaire ne nécessiterait à ce stade de financements privés. La nature même de cette activité est plutôt associée à des financements publics.
M. Didier Mandelli. - Considérez-vous que le livret de développement durable et solidaire (LDDS) et le futur plan d'épargne avenir climat (Peac), qui entre en vigueur au 1er juillet 2024, sont des outils suffisants pour drainer massivement l'épargne des Français vers des investissements liés à la transition écologique ? Faut-il revoir les plafonds ou encore créer d'autres outils ?
M. Philippe Brassac. - Je rappelle que l'utilité première d'une banque est d'opérer une transformation qui rend les épargnants étanches aux risques sur les crédits. L'essentiel des financements en crédit des banques se fait en massifiant l'épargne qui leur est confiée, sans la flécher, ni du point de vue des rémunérations ni du point de vue des risques. Un banquier ne dira jamais à un épargnant : « Pas de chance, ce crédit a mal tourné, vous serez donc moins rémunéré sur ce produit. ».
La transformation de l'épargne dans les bilans bancaires ne doit pas être fragmentée. C'est une fausse bonne idée de demander que l'épargne-bilan des Français soit saucissonnée. En effet, le fait que l'épargne, liquide, soit transformée en crédit à quinze ans ou à vingt ans, avec un certain taux et un certain niveau de risques, explique que moins l'épargne est fléchée dans le bilan des banques, plus la transformation est efficace.
L'asset management et l'assurance vie nous offrent des véhicules permettant aux clients d'orienter leur épargne. En asset management, les clients choisissent librement la manière d'orienter leur argent. C'est une règle explicite à laquelle nous sommes juridiquement tenus. C'est la même chose pour les unités de compte d'assurance vie.
Les derniers sondages montrent que, pour l'épargne classique, la première préoccupation des Français est la sécurité, et la deuxième le rendement. Moins de 20 % d'entre eux - ce n'est pas rien - sont préoccupés par la destination, notamment la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises (RSE).
Il ne faut pas abîmer un système qui marche très bien en France. L'épargne, liquide, de court terme, est retirable par tout un chacun à tout instant. Les banques la transforment en crédits à l'économie, parfois à très long terme, à taux fixe, en prenant le risque de liquidité et le risque de taux.
Tout ce qui fragmente l'épargne bilantielle rend la gestion actif-passif moins efficace. Surtout, cela présuppose que les banques ne le feraient pas d'elles-mêmes. Or je le répète, nous ne finançons pas les énergies renouvelables au motif que nos épargnants nous réclameraient de le faire.
Faire des crédits, c'est notre vocation, cela garantit nos revenus. Aussi, faire des crédits pour que la société fonctionne dans cinq ans ou dix ans est simplement notre intérêt, et il est partagé avec tous les acteurs.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - L'objectif de notre commission d'enquête est de travailler sur les outils des politiques publiques afin qu'ils permettent de sortir plus rapidement des énergies fossiles. À ce titre, le secteur financier a un rôle important à jouer.
Le Président Macron a évoqué l'idée d'instaurer des taux d'intérêt différenciés selon que les actifs soient bruns ou verts - c'est une forme de taxonomie. Qu'en pensez-vous ?
M. Philippe Brassac. - Spontanément, je dirais que l'on trouve plus d'idées pour nous punir de réaliser des financements bruns que pour nous inciter à réaliser des financements verts.
Sur le plan prudentiel, des mécanismes devraient être mis en place pour que les risques pondérés par les superviseurs puissent favoriser un green supporting, c'est-à-dire favoriser des financements verts plutôt que punir les financements bruns. De tels mécanismes n'existent pas de facto.
Pour les superviseurs, qui regardent les risques, les financements verts sont plus risqués que les financements bruns. Certes ils sont un poison pour la planète, mais ils sont moins risqués que les investissements verts.
C'est pourquoi je dis que, aujourd'hui, être un acteur de la transition écologique, c'est prendre des risques en investissant dans les énergies renouvelables et dans des technologies qui sont moins matures et donc plus risquées.
Selon nous, il serait bien que les autorités favorisent les financements verts, soit par des taux bonifiés, soit par des risques pondérés.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - La perspective d'actifs échoués n'est pas sanctionnée par le marché.
M. Philippe Brassac. - Les actifs qui pourraient s'échouer sont largement pris en compte par nos politiques de risques, et nous en tenons compte dans nos hypothèses relatives à la conjoncture.
Personne aujourd'hui ne finance des actifs en pensant que le niveau des activités pétrole et gaz pourrait être de plus en plus importante d'ici à 2060.
Vous pouvez vraiment faire confiance à nos superviseurs pour nous inciter à ralentir le plus possible nos financements de façon générale et pour ne pas soutenir ceux de nos financements qui seront les plus risqués à l'avenir. Nos superviseurs ne soutiendront pas nos investissements bruns.
M. Xavier Musca. - Nous sommes soumis à des stress tests mis en place par la Banque centrale européenne (BCE). L'objectif est de vérifier si notre bilan est soutenable au regard de l'évolution du prix du carbone, laquelle pourrait rendre un certain nombre d'actifs non rentables et qui deviendraient ainsi échoués. Cette mécanique de supervision nous contraint ou nous incite déjà à réaliser tel ou tel investissement.
Il existe d'autres mécanismes, résultant de décisions réglementaires. Par exemple l'interdiction de vente de véhicules thermiques dans l'Union européenne à partir de 2035 a été intégrée par les constructeurs et les financeurs. Du reste, ces derniers ont anticipé cette contrainte en resserrant le calendrier du verdissement de leur parc. Ainsi, nous sommes associés, en tant que financeurs, aux démarches entreprises par Stellantis, et nous suivons le même chemin que l'entreprise.
La taxation, la réglementation, la bonification des taux peuvent être de bons moyens pour accélérer la transition énergétique.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 heures 55.