- Lundi 26 février 2024
- Le devoir de vigilance - Audition de Mme Marie-Anne Frison-Roche, professeure d'université, M. Grégoire Leray, professeur d'université, Mme Charlotte Michon, avocate et M. Jean-Baptiste Racine, professeur d'université
- Audition de MM. Paul Mougeolle, doctorant en droit climatique, juriste, et Brice Laniyan, docteur en droit public, juriste en charge de la réglementation des multinationales, à Notre affaire à Tous
- Jeudi 29 février 2024
- Audition de M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)
- Audition de Mme Hélène Dantoine, directrice de la diplomatie économique à la Direction générale de la mondialisation, de la culture, de l'enseignement et du développement international au ministère de l'Europe et des affaires étrangères
Lundi 26 février 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 16 heures.
Le devoir de vigilance - Audition de Mme Marie-Anne Frison-Roche, professeure d'université, M. Grégoire Leray, professeur d'université, Mme Charlotte Michon, avocate et M. Jean-Baptiste Racine, professeur d'université
M. Roger Karoutchi, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la Commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France. Dans le cadre d'une table ronde sur le devoir de vigilance des sociétés-mères, nous entendons aujourd'hui mesdames Marianne Frison Roche et Charlotte Michon et messieurs Grégoire Leray et Jean-Baptiste Racine.
Madame Frison Roche, vous êtes professeure d'université, spécialisée en droit de la régulation et de la compliance, notamment directrice du Journal of Regulation & Compliance et fondatrice des Masters de droit des affaires à Paris-Dauphine et de droit économique à Sciences Po.
Madame Michon, vous êtes avocate, spécialiste du devoir de vigilance, ancienne déléguée générale de l'association Entreprise et Droits de l'homme.
Monsieur Leray, vous êtes professeur de droit privé, spécialiste en droit de l'environnement et, notamment, directeur du Centre d'études et de recherche en droit des procédures à l'Université Côte d'Azur.
M. Racine, vous êtes également professeur de droit privé à l'Université Paris-Panthéon-Assas, vous êtes directeur adjoint du Centre de recherche sur la justice et vous codirigez le Master 2, Contentieux arbitrage et modes amiables de résolution des différends. Vous êtes par ailleurs directeur scientifique du Journal du Droit international.
Avant de vous laisser la parole, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera naturellement l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434, 13, 14 et 15 du Code pénal qui peuvent aller de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Mesdames et Messieurs, je vous invite maintenant successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Les auditionnés prêtent serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou chez l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participation en des cénacles financés par les énergéticiens. Compte tenu de vos fonctions, vous pouvez également nous indiquer dans quelle mesure vous avez été ou vous êtes parties à des contentieux dans le secteur de l'énergie.
Mme Marie-Anne Frison-Roche. - En tant que directrice du Journal of Regulation & Compliance, nous avons un partenariat scientifique avec Enedis, qui donne lieu à une rémunération de 10 000 euros par an.
M. Jean-Baptiste Racine. - Je tiens simplement à préciser que j'ai été auditionné comme amicus curiae dans l'affaire Les Amis de la terre contre TotalEnergies, qui a donné lieu au jugement du 28 février 2023 du tribunal judiciaire de Paris.
Mme Marie-Anne Frison-Roche. - Ce fut également mon cas et cela n'a donné lieu à aucune rémunération, tout comme pour Jean-Baptiste Racine.
M. Grégoire Leray. - Dans l'affaire évoquée par Marie-Anne Frison-Roche et Jean-Baptiste Racine, j'ai rédigé une consultation juridique pour les requérants, pour laquelle j'ai perçu une rémunération.
Mme Charlotte Michon. - J'accompagne des clients du secteur de l'énergie dans le cadre de mon activité de conseil de cabinet d'avocat sur le devoir de vigilance. Avant cela, j'ai travaillé pour EDF de 2008 à 2011 dans le cadre d'une Convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE).
M. Roger Karoutchi, président. - Je sais que vous vous êtes réunis et avez préparé cette table ronde en vous répartissant les prises de paroles. À vous quatre, vous interviendrez pendant 30 à 35 minutes avec un ordre logique que vous avez défini. En premier lieu, Mme Charlotte Michon interviendra sur les pratiques des entreprises, puis M. Jean-Baptiste Racine sur les contrats internationaux, l'extraterritorialité et la transterritorialité. M. Grégoire Leray consacrera ses développements aux demandes adressées au juge, tandis que Mme Marie-Anne Frison-Roche interviendra sur l'office du juge.
Mme Charlotte Michon. - J'évoquerai, au cours de ma présentation, les retours d'expérience des entreprises françaises dans la mise en oeuvre de la loi française sur le devoir de vigilance de 2017 en me focalisant plus spécifiquement sur les aspects de prévention. Pour leur part, les autres intervenants se concentreront sur les recours juridiques et la responsabilité.
La loi de 2017 instaure une nouvelle obligation juridique en demandant aux plus grandes entreprises françaises d'établir, de mettre en oeuvre et de publier un plan de vigilance, qui est une démarche d'identification, de priorisation et de gestion des risques d'impacts négatifs sur les droits humains et l'environnement. De tels impacts seraient causés par les activités de l'entreprise elle-même, mais aussi par celles de ses filiales directes et indirectes en France et à l'étranger, et par les activités de certains de ses sous-traitants et fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie.
Finalement, le devoir de vigilance constitue une nouvelle responsabilité qui interroge la responsabilité de l'entreprise en tant que société-mère. Depuis son entrée en vigueur, nous constatons que la loi a entraîné un effet positif puisqu'elle a permis d'accélérer les démarches liées aux droits humains et à l'environnement dans les entreprises.
Cela étant, les grandes entreprises étaient déjà assujetties à des démarches liées à l'environnement, à la santé-sécurité et aux droits humains. Pour autant, la loi de 2017 a permis de professionnaliser ces démarches et de systématiser un certain nombre de processus. En premier lieu, la loi a eu pour effet de mobiliser de plus en plus d'acteurs en interne. Précédemment, les Directions des Ressources Humaines (DRH), les directions de la responsabilité sociétale et environnementale (RSE), les acheteurs étaient déjà mobilisés sur ces enjeux. Depuis l'entrée en vigueur de la loi, les responsables de la Conformité et de l'Éthique pilotent, dans les entreprises, la coordination du devoir de vigilance. De même, les juristes ont pris en charge ces sujets de vigilance et d'éthique, notamment pour contrôler les pratiques des filiales. Enfin, les responsables de l'audit et du contrôle interne interviennent également.
Aujourd'hui, dans les entreprises les plus matures, une véritable gouvernance du devoir de vigilance s'est installée. Des comités inter-directionnels rassemblent l'ensemble des acteurs précités avec la charge de formaliser, suivre le plan de vigilance et en rendre compte à l'externe. Une obligation de publication du plan pèse en effet sur les entreprises.
Le deuxième effet de la loi réside dans la systématisation de l'identification des risques, même si certaines démarches existaient déjà précédemment. L'identification et la gestion des risques interviennent notamment par la cartographie des risques prévue par la loi française sur le devoir de vigilance, qui représente la première étape. Une telle cartographie vise à identifier les différentes activités et relations commerciales sur tout le périmètre de l'entreprise où ses activités risquent d'entraîner des impacts négatifs sur les droits humains, l'environnement et la santé-sécurité. Cet exercice assez conséquent pour les entreprises nécessite une mobilisation de ses ressources internes et externes, et exige de définir des méthodologies spécifiques pour se conformer à la loi française sur le devoir de vigilance. Pour autant, dans la mesure où il n'existe à l'heure actuelle aucune autorité de suivi, guide ou recommandations pour accompagner les entreprises sur ces sujets, chacune a dû s'approprier l'exercice de cartographie des risques.
À l'heure actuelle, les enjeux liés au devoir de vigilance, les droits humains et l'environnement sont beaucoup plus intégrés dans les systèmes d'évaluation des tiers. Ainsi, les comités d'investissements des entreprises leur permettent d'identifier les risques liés à leurs activités pour prendre une décision en connaissance de cause, et éventuellement diligenter les actions appropriées. Concernant les relations commerciales, des outils nouveaux ont été développés à l'instar des due diligences et des évaluations des fournisseurs avant d'entrer dans la relation. Les clauses contractuelles sont précises sur les obligations à remplir par les fournisseurs en termes de respect des droits humains, ce qui donne lieu à des audits pour vérifier les pratiques et le respect des engagements pris en la matière.
En définitive, la loi de 2017 a été de nature à faire avancer les pratiques.
S'agissant des enjeux qui restent liés à l'application de cette loi française sur le devoir de vigilance, on constate une diversité assez grande en termes de niveaux de maturité des entreprises sur les démarches de vigilance. En effet, les plans de vigilance publiés traduisent des décalages très importants entre les entreprises, tant sur le fond et le périmètre des démarches que sur les moyens mis en place pour l'effectivité de ces démarches. En réalité, en l'absence de guides et de recommandations, il n'existe aucune information précise sur le contour exact de l'obligation de vigilance telle qu'envisagée par la loi, ainsi que sur les pratiques de prévention des risques à adopter. De ce fait, les entreprises s'approprient le sujet chacune à leur manière, ce qui pose aussi des questions de sécurité juridique.
Enfin, la majorité des entreprises intègre dans les plans de vigilance publiés la question climatique et l'enjeu du climat sous le chapeau « cadre du devoir de vigilance », par renvoi à leur plan de transition et à leur stratégie climatique développés par ailleurs, le tout s'inscrivant dans la déclaration de performance extra-financière. En tout état de cause, ce n'est pas la loi sur le devoir de vigilance qui a poussé les entreprises à développer ces plans de transition, mais plutôt les attentes des investisseurs.
Je conclurai par un point de prospective. Les pratiques relatives au reporting extra-financier et au plan de transition vont changer avec la directive européenne sur le reporting extra-financier, la CSRD, qui doit être appliquée l'année prochaine par les plus grandes entreprises françaises. Par conséquent, une transparence supplémentaire sera imposée concernant les plans de transition climatique.
Il convient, par ailleurs, de porter un point d'attention sur la future directive européenne sur le devoir de vigilance. À ce stade, un accord a été trouvé sur le texte, qui a été mis à l'ordre du jour du Conseil. Il existe encore une incertitude sur le vote de cette directive avant les élections européennes, qui reprend dans son article 15 l'obligation de plan de transition climatique de la CSRD pesant sur l'entreprise. Ainsi, il appartiendrait à cette dernière d'établir ce plan et de le mettre en oeuvre, avec la supervision d'une autorité de suivi sur le devoir de vigilance et sur le plan de transition climatique.
M. Jean-Baptiste Racine. - J'évoquerai les aspects internationaux et transnationaux du devoir de vigilance.
La volonté de responsabiliser les entreprises en matière de droits humains et d'environnement est globale. Elle se reflète dans un certain nombre de textes : le pacte mondial de l'ONU de 2000, les principes de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales de 2011, les principes directeurs de l'ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme de 2011 (dits principes Ruggie) et la norme ISO 26 000 sur la responsabilité sociétale des entreprises. Il existe par conséquent un environnement de droit international intéressant, sachant que l'ensemble de ces textes relève du droit souple, c'est-à-dire du droit non obligatoire.
À l'inverse, la loi française sur le devoir de vigilance du 27 mars 2017 a créé de véritables obligations légales. C'est du droit contraignant. Le devoir de vigilance oblige les entreprises assujetties à détecter et à prévenir les risques que créent leurs activités dans trois domaines : les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes et l'environnement. J'ajoute que la loi climat du 22 août 2021 y a inclus la lutte contre la déforestation. De fait, la loi française est intéressante dans la mesure où elle a créé une véritable dynamique. La France a été le premier pays en Europe, et même dans le monde, à créer des obligations légales, ce qui a entraîné d'autres pays à faire de même. Par exemple, l'Allemagne, le 16 juillet 2021, a adopté une loi régissant le devoir de diligence des entreprises dans les chaînes d'approvisionnement. D'autres exemples existent dans les États européens. La proposition de directive européenne sur le devoir de vigilance est en cours de discussion. Si le droit français est appelé à évoluer, il le fera en application de cette directive. Si elle est adoptée, il s'agira d'une directive d'harmonisation minimale, ce qui implique que la France aurait la possibilité d'aller plus loin que le texte même de la directive, à condition bien sûr que soit présente une volonté politique dans ce sens.
Dans les aspects internationaux et transnationaux, la première question est de connaître le champ d'application dans l'espace du devoir de vigilance, c'est-à-dire à quelles entreprises, spatialement, le devoir de vigilance s'impose et s'applique. La loi ne l'indique pas expressément. Cependant, le Conseil constitutionnel dans sa décision relative à la loi a dit - et c'était implicite - que le devoir de vigilance s'adresse aux sociétés dépassant un certain seuil, dont le siège social est situé en France. Néanmoins, si la loi française devait évoluer, il serait possible de prévoir une application à la fois territoriale, mais également extraterritoriale pour les sociétés dont le siège est à l'étranger, mais réalisant une part d'activité significative en France. C'est le sens de la proposition de directive, qui a un champ d'application extraterritoriale. Cette directive s'appliquerait donc aux entreprises dont le siège est en dehors de l'Union Européenne mais qui réalisent un chiffre d'affaires important sur le territoire de l'Union Européenne.
En tout état de cause, la loi sur le devoir de vigilance ne présente que peu d'intérêt dans un contexte purement interne. C'est dans un contexte transnational que la loi a vocation à déployer ses effets. En effet, les valeurs défendues par le devoir de vigilance sont à la fois les valeurs auxquelles la France est attachée, mais il s'agit également de valeurs universelles. La référence aux droits humains inclut naturellement les droits internationalement reconnus et protégés, notamment par des conventions internationales. La difficulté, s'agissant des droits humains, est que leur liste est quasi infinie. L'on pourrait même dire que « les droits humains, c'est le droit tout court ».
Afin de connaître précisément les droits humains concernés par le devoir de vigilance, la première démarche serait de se tourner vers les entreprises au titre de la cartographie des risques. Aux termes de celle-ci, l'entreprise identifie les risques qu'elle crée au regard de certains droits humains. Or toutes les entreprises ne sont pas exposées aux mêmes droits humains et aux mêmes risques d'atteinte. Par exemple, l'interdiction du travail des enfants ne concerne pas tous les secteurs. La deuxième réponse serait de donner une liste des droits humains couverts. Ainsi, la proposition de directive inclut une annexe qui liste les conventions internationales et les droits humains concernés, ce qui apporte une plus grande sécurité juridique puisque les entreprises auraient accès aux droits humains listés dans le référentiel. Pour autant, si la France a ratifié la plupart des conventions internationales en matière de droits humains, elle ne l'a néanmoins pas fait pour toutes. Par exemple, la convention OIT 169 relative aux peuples indigènes et tribaux de 1989 n'a pas été ratifiée par la France. En conséquence, lorsqu'on invoque le droit des peuples autochtones devant un tribunal français au titre du devoir de vigilance, la convention de l'OIT n'est pas formellement applicable.
Une autre difficulté réside dans la définition même de l'environnement dans le devoir de vigilance prévu par la loi du 27 mars 2017. La question pourrait paraître spécieuse, mais elle est en réalité prégnante puisqu'il s'agit de savoir si l'environnement inclut le climat avec les problématiques de changement climatique. La plupart des commentateurs estime que la réponse est positive. Bien entendu, environnement et climat sont extrêmement liés, mais il me semble qu'il serait nécessaire, pour des raisons de clarté, de l'écrire explicitement pour évacuer les débats parasites. Par conséquent, l'ajout exprès dans le périmètre du devoir de vigilance de l'impact des activités des entreprises sur le climat serait une autre piste d'amélioration. Il en ressort que le champ d'application du devoir de vigilance est vertigineux puisque c'est le monde entier. C'est à la fois de la transnationalité et de la transterritorialité.
Concrètement, les entreprises assujetties au devoir de vigilance ont une activité globalisée, c'est-à-dire qu'elles interviennent dans tous les pays du monde, dont certains ont un droit sinon défaillant du moins ineffectif. Pour éviter que les entreprises profitent d'une forme de dumping normatif, le devoir de vigilance les oblige à prendre les mesures appropriées à la place des États dans lesquels elles opèrent. C'est donc un relais de la normativité publique par de la normativité privée, ce qui renvoie directement aux clauses du contrat. Concrètement, le devoir de vigilance est mis en oeuvre par des contrats de droit privé. La chaîne de valeur globale intègre de multiples acteurs, des fournisseurs et de la sous-traitance en cascade. Pour s'assurer du respect du devoir de vigilance, les clauses de durabilité et les clauses RSE intégrées dans les contrats assujettissent le cocontractant à des obligations en termes de droits humains, d'environnement, de sécurité. Ces contrats de droit privé, le plus souvent internationaux, permettent une mise en oeuvre concrète du devoir de vigilance avec une cascade contractuelle, car les clauses sont répliquées de contrat en contrat tout au long de la chaîne.
Pour éviter le risque de cosmétique juridique et assurer l'effectivité du devoir de vigilance, ce qui constitue la majorité des contentieux actuels, je citerai une idée qui n'est pas la mienne, mais celle d'une auteure australienne : il s'agit de se référer à la notion de « méta-régulation », qui est une régulation de l'autorégulation. En d'autres termes, lorsqu'il est demandé aux entreprises de s'autoréguler en adoptant un plan de vigilance avec une cartographie des risques, des mesures de suivi, des lanceurs d'alerte, il est en outre nécessaire d'y ajouter un regard extérieur. Ainsi, la méta-régulation serait exercée par une autorité indépendante, une autorité de contrôle, ce qui constituerait véritablement une piste d'amélioration. Cette autorité aurait le pouvoir de contrôle et guiderait aussi les entreprises. J'insiste sur ces deux notions car contrôler implique aussi guider, c'est-à-dire d'accompagner et de pratiquer un suivi. Il s'agit d'ailleurs de l'une des recommandations du rapport d'information Dubost et Potier. Sur ce modèle, l'Agence française anticorruption fonctionne de façon satisfaisante. L'autorité de contrôle est également prévue par la proposition de directive sur le devoir de vigilance. En définitive, cette solution pourrait être envisagée par la loi française, sachant néanmoins que l'autre question fondamentale est celle de l'intervention et des pouvoirs du juge.
M. Grégoire Leray. - Effectivement le rôle du juge est absolument déterminant, dans la mesure où la loi de 2017 tient, en vérité, sur une page A4 pour un enjeu qui est abyssal. La contrainte réelle portée par le texte pourra être véritablement identifiée au fur et à mesure que la jurisprudence précisera les contours des obligations liées au devoir de vigilance.
En effet, à l'heure actuelle, aucune décision au fond en matière climatique n'a encore été rendue. Pourtant les actions climatiques se développent dans le sillage de celles dirigées contre les États, et désormais contre les entreprises. Toutes, en France, ont pour fondement, au moins partiel, le devoir de vigilance. J'en évoquerai deux que vous connaissez sans doute, l'une dirigée contre TotalEnergies, l'autre contre BNP Paribas. Il sera très éclairant de scruter avec attention ces affaires pour y voir plus clair, dans les années à venir, sur lien entre climat et devoir de vigilance.
Avant d'évoquer la question posée au juge dans ces affaires, il est nécessaire d'apporter une précision préalable liée à l'intensité des obligations imposées par le devoir de vigilance. La loi ne précise pas cette intensité, de sorte qu'il convient de déduire de la rédaction et des travaux parlementaires l'intensité attachée à ces obligations. On recense en premier lieu une obligation de résultat. La société mère, débitrice des obligations liées au devoir de vigilance, doit mettre en place un plan de vigilance, le publier et enfin assurer le caractère effectif du déploiement de ce plan de vigilance. En outre, cette obligation de résultat est assortie d'une obligation de moyens dans la protection des intérêts couverts par le plan de vigilance. En d'autres termes, la société mère n'est pas responsable de la survenue d'une atteinte aux droits humains, à la santé-sécurité et à l'environnement si elle parvient à démontrer que toutes les mesures propres à anticiper ces atteintes ont été mises en oeuvre de manière effective dans le plan de vigilance.
Si l'on revient à la question posée au juge dans les contentieux sur le devoir de vigilance en matière climatique, les requérants exigent des orientations ambitieuses de décarbonation au nom de la loi sur le devoir de vigilance et d'autres textes. Dans leurs écritures, les requérants établissent en premier lieu qu'il existe un consensus scientifique fondé, notamment, sur les positions de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) et du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), qui attestent de l'urgence climatique. La démonstration est souvent orientée vers l'existence d'un budget carbone qui nous est alloué et qu'il nous revient de ne pas dépasser pour respecter les objectifs de l'Accord de Paris. Dans un deuxième temps de leurs écritures, les requérants tirent le constat qu'une obligation de vigilance climatique s'impose aux entreprises du fait de l'existence de ce consensus scientifique en matière climatique. Enfin, les requérants listent des mesures concrètes à prendre.
De plus, deux orientations complémentaires sont prises dans ces contentieux. La première vise à organiser des contentieux de trajectoire, comme c'est le cas à propos des contentieux dirigés contre les États. Ainsi, il est demandé aux entreprises de se doter de plans de décarbonation suffisamment ambitieux, qu'il reviendra éventuellement au juge de vérifier tous les deux ou trois ans pour s'assurer que la trajectoire annoncée est bien suivie par l'entreprise concernée. En second lieu, les requérants attendent des mesures d'injonction de la part du juge, visant à faire cesser le développement de nouveaux projets extractifs. Avec assez peu d'espoir, il est ainsi demandé au juge d'interdire l'ouverture de tout nouveau site à la prospection et la prospection de projets futurs.
Après plus de six ans d'application du texte, aucune décision au fond n'a encore été rendue, ce qui s'explique par des blocages procéduraux dont je ferai une brève synthèse.
Le premier blocage apparaît au stade de la mise en demeure. Dans le texte de la loi de 2017, il est imposé, avant toute action devant le juge, que les requérants mettent en demeure la société de respecter ses engagements relatifs au devoir de vigilance et, passé un délai légal de trois mois, menacent de poursuites judiciaires l'entreprise concernée. Pour l'heure, le contentieux est assez fourni en la matière. L'objectif de cette mise en demeure est tout à fait louable en tant que tel, puisqu'il s'agit d'aviser une dernière fois la société d'avoir à exécuter ses obligations climatiques avant d'introduire une action devant le juge. Dans les jugements d'ores et déjà rendus, une position assez délicate se dégage. Ainsi, trois jugements, en matière de devoir de vigilance en général et pas uniquement en matière climatique, imposent une nouvelle mise en demeure pour chaque plan de vigilance. Or dans la mesure où les plans de vigilance sont mis à jour tous les ans, l'action initiale est condamnée à la caducité puisque la mise en demeure ne concerne que le plan d'une année. Partant, il existera une impossibilité de traiter ces affaires au fond.
Par exemple, si une société est mise demeure en 2021 de se conformer à ses obligations climatiques à propos de son plan de vigilance 2021, compte tenu du délai judiciaire, l'affaire ne sera pas traitée au fond en 2021. Il faudra peut-être, l'année suivante, une nouvelle mise en demeure et encore une fois, compte tenu des délais d'instruction de ces affaires, le fond ne sera jamais abordé.
Une autre difficulté, aujourd'hui en grande partie résolue, est celle de l'identification du juge compétent. Tant que le sujet n'était pas tranché, le traitement au fond des affaires était retardé. Finalement, il a fallu attendre 2022 pour identifier que le tribunal judiciaire de Paris et non le tribunal de commerce était compétent en la matière.
Mme Marie-Anne Frison-Roche. - Je vais évoquer le rôle du juge. D'abord dans la loi sur le devoir de vigilance, le juge est seul, sans régulateur. Jean-Baptiste Racine, dans sa méta-régulation, a visé un superviseur, une autorité administrative qui examinerait la façon dont l'entreprise s'organise. Pour l'instant, du fait de la volonté du législateur de 2017, le juge est sans régulateur, ni superviseur. Par conséquent, que la directive soit adaptée ou non, vous législateur pourriez mettre un régulateur ou un superviseur. Pour autant, cette mesure n'est pas obligatoirement nécessaire si le juge dispose des moyens adéquats pour appliquer la loi de 2017.
Le juge dispose de la possibilité d'adapter au cas par cas une loi dont les termes sont généraux, de surcroît s'il en a les moyens procéduraux et la puissance requise pour satisfaire la volonté du législateur. Pour l'heure, une obligation générale de moyen pèse sur les entreprises. Les entreprises sont obligées de faire leurs meilleurs efforts, mais pas d'atteindre des résultats. Puis, selon leurs activités et leurs objectifs, les entreprises sont tenues de démontrer les actions qu'elles ont entreprises en termes de droits humains, en fonction de certains traités internationaux signés par l'État français. À l'heure actuelle, une seule juridiction, en l'occurrence le tribunal judiciaire de Paris, connaît de ce contentieux. L'enjeu considérable pour mener à bien cette mission réside dans la compétence technique - en matière de climat, d'environnement et de droits humains - et la connaissance des enjeux politiques des juges qui composent le tribunal judiciaire de Paris, pour trouver les solutions adéquates.
Ces solutions procédurales au fond devront convenir à la fois aux parties prenantes, aux populations, aux entreprises et à l'État français. À ce stade se pose la nécessité de prévoir une procédure adaptée. Pour l'heure, tel ne semble pas encore être le cas, mais les jurisprudences ne se font pas en un jour. La Cour d'appel de Paris, qui elle aussi dispose d'une compétence exclusive, puis la Cour de cassation finiront par rendre leurs arrêts. Dès lors, il sera nécessaire de s'interroger sur l'opportunité de donner de nouvelles armes ou un nouvel office au juge. Telle est la première question à résoudre pour vous, législateur. Devez-vous donner au juge des armes spéciales pour ce droit si spécial que serait le droit de la vigilance ? Ou au contraire, le droit commun de la procédure, le droit commun des contrats et le droit commun de la responsabilité pourraient-ils suffire ? Faudra-t-il insérer des règles spécifiques dans ces droits communs précités ?
En l'état actuel du droit, que peut faire le juge ? Ici encore, nous disposons fort heureusement de quelques informations grâce au petit nombre de procès en cours. Il est heureux, en effet, que des parties prenantes, des ONG et des syndicats saisissent le juge, ce qui lui donne les moyens d'intervenir. Heureusement aussi que des entreprises en défense invoquent leurs arguments. En d'autres termes, le conflit n'est pas nécessairement mauvais. Alors que la culture française n'est pas appétente pour recourir au juge, on pourrait dire que, grâce au débat contradictoire, les parties prenantes, les syndicats ou les ONG et, d'autre part, les entreprises disposent d'un moyen de se parler. D'ailleurs dans les affaires que nous connaissons, la première décision du juge a été de préconiser une médiation car, sans doute, les difficultés apparues dans le plan de vigilance pourraient être imputables à un manque de dialogue.
Dans la loi de 2017, le plan de vigilance doit être établi par l'entreprise en concertation avec les personnes concernées, c'est-à-dire dans un dialogue. S'agissant de la mise en demeure, n'est-ce pas ce dialogue-là qu'il faudrait favoriser en vertu d'une politique de l'amiable ?
Chacun mesure l'ampleur des enjeux climatiques, avec la difficulté de mettre en place des solutions, notamment des solutions juridiques en raison du caractère international et global de ces enjeux. L'une des possibilités procédurales serait de poser le principe selon lequel aucune partie n'aurait tous les droits tandis que l'autre n'en aurait aucun. L'une des notions clés en droit est celle de remédiation, qui s'attache à la recherche d'une solution pour mettre un terme à un dysfonctionnement. De ce fait, l'office du juge consisterait à trouver une remédiation, c'est à dire à réparer. Or dans l'office classique du juge en matière de contrat et de responsabilité, le juge est plutôt entraîné à condamner et sanctionner plutôt qu'à réparer. Dans les premiers jugements prononcés sur le devoir de vigilance, dans les possibles appels que nous attendons, il serait intéressant que le juge demande d'abord aux parties de se rapprocher. Pour ce faire, le juge pourrait intervenir dans des procédures spéciales afin de favoriser un rapprochement des deux parties. Les solutions ainsi trouvées ne contenteraient pas totalement l'une ou l'autre des parties, mais pourraient les contenter partiellement. Ce faisant, le juge du fond mènerait un travail de réparation (réparer un peu le plan, réparer un peu le contrat...), ce qui lui permettrait de participer au grand dessin politique.
C'est peut-être ainsi que l'on pourrait concevoir un nouvel office du juge, d'autant que la Cour d'appel de Paris vient de créer une chambre spécialisée dans le pôle économique, dénommée la chambre des contentieux émergents et du devoir de vigilance. Cette nouvelle chambre aura à connaître du devoir de vigilance qui a été rapproché de la CSRD, c'est à dire de tout le contentieux qui naîtra de l'information extra financière. Les magistrats de cette chambre seront spécialement formés pour comprendre techniquement la dimension systémique de tout ce qui concerne le devoir de vigilance, à savoir ses dimensions globale, climatique et énergétique auxquelles le magistrat judiciaire n'est pas spécifiquement formé. Par de telles pratiques, la Cour d'appel de Paris, avec l'aide éventuelle du législateur, favoriserait l'émergence d'un juge plus rodé à toutes les ambitions de la vigilance.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci à chacun d'entre vous. Je rappelle à mes collègues, mais également à nos intervenants que nous n'avons, naturellement, pas le droit d'entrer dans le détail des contentieux en cours. Soyons bien clairs de ce côté-là, chacun ses pouvoirs et ses compétences.
J'entends bien vos quatre interventions qui, finalement, demandent au juge d'effectuer le travail. Or il me semble que le devoir de vigilance relève d'abord du travail du législateur. Personne ne sait à ce jour si la directive européenne sera votée. Si elle est adoptée, chacun l'appliquera. Si elle n'est pas votée, devrons-nous en conclure que la France continuera d'appliquer un texte de 2017 finalement assez peu contraignant ? Dans quelles conditions ? Et par rapport à nos concurrents ou voisins qui eux, ne disposeraient pas d'un texte similaire, ne créerions-nous pas des obligations qui s'imposeraient uniquement à nos entreprises, mais pas à celles des pays voisins ?
Mme Marie-Anne Frison-Roche. - Nous sommes sur la même ligne parce que le droit nous réunit.
Par exemple, la Cour de cassation a rendu un arrêt indiquant que lorsqu'une entreprise n'applique pas les obligations découlant de la loi de 2017, elle commet un acte de concurrence déloyale au détriment de l'entreprise qui, elle, l'applique. Cette solution extrêmement innovante de la part de la chambre commerciale et économique de la Cour de cassation, favorise les entreprises vertueuses.
De même, la directive a été prise, selon l'exposé des motifs, pour aider les entreprises vertueuses qui supportent les coûts des mesures de prévention, en en faisant bénéficier la totalité à des entreprises qui, elles, ne supportent pas le moindre coût. Ensuite, toutes se retrouvent en compétition à l'occasion des appels d'offres. Finalement, il me semble que le législateur peut, sans nécessairement viser le devoir de vigilance, aider à une bonne compréhension de l'ampleur de ce devoir de vigilance, notamment à travers l'ensemble des textes entourant l'information extra-financière et le droit financier.
M. Jean-Baptiste Racine. - Les entreprises sont en attente de l'intervention de l'État, de l'autorité publique pour fixer des règles et un cahier des charges sur le devoir de vigilance et la cartographie des risques. Actuellement, elles sont démunies car elles doivent trouver les outils elles-mêmes.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Raison de plus pour que la France fasse son travail dans les négociations européennes sur le devoir de vigilance, ce qu'elle ne fait pas aujourd'hui.
Vous avez toutes et tous évoqué toutes les difficultés d'opérationnalité du devoir de vigilance et, au fond, que ce soit pour les entreprises ou pour les magistrats, la difficulté à mettre en oeuvre une loi qui est aujourd'hui très faible du point de vue de ses contours pratiques. D'une certaine façon, vous nous avez renvoyé la responsabilité de préciser les contours et le cadre pour une mise en oeuvre plus forte.
Lorsque nous auditionnons des experts du climat et de l'énergie, ils nous disent que la trajectoire de TotalEnergies pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre ne correspond pas à la nécessité de l'Accord de Paris et qu'elle n'est pas sincère, d'une certaine façon. Les critères extra-financiers et le devoir de vigilance ne nous permettent pas d'agir pour pousser une entreprise à entrer dans le cadre fixé par les politiques publiques. Par conséquent, je souhaiterais que vous reveniez sur les mesures qui permettraient, du point de vue opérationnel, à ce devoir de vigilance de s'appliquer. Vous avez mentionné une autorité administrative qui rassemblerait l'ensemble des plans de vigilance pour s'assurer de leur conformité à un cadre qu'il nous revient de préciser. En revanche, vous n'avez pas mentionné la charge de la preuve.
J'étais il y a quelques semaines encore au Parlement européen pour évoquer la question du travail forcé. Dans certains cas, il existe une inversion de la charge de la preuve puisqu'il appartient à la partie prenante de prouver qu'il y a un manquement de la part de l'entreprise. Or on peut imaginer, par exemple, dans la région Ouïgour, que ce n'est pas aux parties prenantes de prouver le manquement. Enfin, sur la question du climat, il existe de nombreux cas dans le monde. La Cour du district de La Haye a pris une décision très lourde dans l'affaire Shell, imposant à ce groupe - pas simplement au niveau national, mais au niveau extraterritorial - de réduire de 45 % ses émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030, y compris dans le scope 3, c'est-à-dire sur l'usage qui est fait des produits vendus par Shell. D'autres décisions de même nature sont rendues en Nouvelle-Zélande et ailleurs.
J'aimerais que vous évoquiez davantage ce dialogue des juges. En fait, des décisions sont rendues dans le monde entier, mais nous n'avons pas le sentiment qu'elles fassent corps pour que la justice, dans son ensemble de règles, puisse contraindre des entreprises à être responsables.
M. Grégoire Leray. - Je rejoins la remarque du Président sur laquelle vous avez rebondi à l'instant, l'intérêt de la diplomatie et de l'action de la France au niveau européen, devant l'OMC et devant les Nations Unies. Une telle action est sans doute la clé de l'acceptabilité sociale et économique de ces mécanismes.
On se souvient que lors de l'élaboration du texte, votre Chambre avait pointé le risque de perte de compétitivité des entreprises françaises si la France faisait cavalier seul. Alors, soyez rassurés, elle ne fait pas cavalier seul, en premier lieu parce que l'Allemagne a pris une loi équivalente. La plupart des pays de l'OCDE se dotent de mécanismes sectoriels. Nous devons donc attendre un effet d'entraînement de ces nouveaux textes.
Je crois qu'il ne faut pas considérer la loi de 2017 comme une mauvaise loi. C'est une loi courte, mais qui pose un standard général dont l'application revient au juge, conformément à son habitude. La nouveauté pour le juge dans le domaine du devoir de vigilance, est d'avoir à traiter de sujets de contentieux objectifs. On demande au juge judiciaire de protéger l'intérêt général en contrôlant la manière dont les acteurs économiques rendent compatible leur objet social avec ces enjeux. Évidemment, on pourrait souhaiter une intervention du législateur pour préciser les choses, mais à trop rajouter à la loi, le risque serait de la rendre plus complexe encore.
Sur la question climatique, la loi s'applique de manière non sectorielle car il serait aussi délicat qu'illusoire d'avoir un texte par secteur. Un décret d'application avait été évoqué en 2017, mais il n'a jamais été préparé. En définitive, le juge n'a que la loi de 2017 à laquelle se raccrocher au niveau français. Pour autant comme l'a indiqué le professeur Racine, des textes internationaux permettent d'identifier le standard et de donner des pistes de comportements attendus en matière de protection des droits humains, d'environnement et de lutte contre le changement climatique.
Votre dernière question est évidemment passionnante. Le dialogue des juges existe, il passe par des réflexions académiques, des réflexions propres, mais aussi par la mise en place de cercles de réflexion dédiés à ces sujets-là. Vous avez évoqué l'affaire Shell. Effectivement, en France, on trouve très souvent un fondement complémentaire aux actions basées sur le devoir de vigilance : c'est celui de la responsabilité civile. L'affaire Shell a été rendue dans un État dont le Code civil ressemble beaucoup au nôtre, notamment en matière de responsabilité civile. De nombreux requérants sont persuadés qu'une décision équivalente pourrait avoir lieu en France. Une partie des observateurs est persuadée que les outils juridiques existent en France, comme dans les pays de droit continental, de tradition civiliste, pour rendre des décisions équivalentes. Nous partageons tous l'espoir que le juge fasse preuve d'audace en la matière. Ce propos n'est pas teinté de militantisme, mais est simplement conduit par l'espoir de voir le texte donner lieu à des décisions au fond, qui pour l'instant nous ont échappé.
Mme Marie-Anne Frison-Roche. - Pour ma part, je trouve que la loi 2017 est très satisfaisante car elle est très générale, ce qui permet au juge de l'adapter au cas par cas. Ce sont ces lois qui durent le plus longtemps. Concernant la charge de la preuve, il ne faut surtout pas poser de présomption de culpabilité ou de présomption de manquement. C'est extrêmement dangereux. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision sur la loi de 2017, a invalidé des dispositions qui allaient aussi loin. En revanche, il est possible d'obliger l'entreprise à démontrer qu'elle a consenti ses meilleurs efforts.
Enfin, le dialogue des juges est permanent. D'ailleurs, le fait que la Cour d'appel de Paris ait placé cette nouvelle chambre en face de sa chambre internationale m'apparaît comme un indice très fort.
M. Jean-Baptiste Racine. - Outre le renversement de la charge de la preuve, la responsabilité du fait d'autrui est une autre piste sur le terrain de la responsabilité civile, c'est-à-dire la responsabilité de la société-mère du fait de ses filiales.
M. Roger Karoutchi, président. - Nous allons passer au questionnement de nos collègues, même si je ne rentre pas dans le débat permanent ici, moi qui fus ministre chargé des relations avec le Parlement. Les parlementaires doivent-ils faire des lois plus précises prêtant moins à interprétation, ou doivent-ils rédiger des textes généraux laissant l'interprétation aux juges ? Les deux positions existent, mais ce n'est pas le débat de ce soir.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Vous avez évoqué des lois d'autres pays qui sont très sectorielles. A-t-on déjà un premier bilan ? Je pense notamment à une loi du Royaume-Uni de 2015 sur l'esclavage et à une loi américaine interdisant l'importation de certains types de biens obtenus par recours à l'esclavage.
En outre, vous n'avez pas évoqué les mécanismes de régulation internationaux. C'est une piste qui avait été ouverte par l'OIT au moment des déclarations sur les multinationales. D'autres pistes existent avec l'OCDE et les points de contact nationaux. Ne serait-il pas opportun d'approfondir ces mécanismes puisque nous pourrions progresser dans cette voie avec des instruments internationaux ?
M. Jean-Baptiste Racine. - Pour répondre à votre deuxième question, les points de contact nationaux interviennent en application des principes de l'OCDE et fonctionnent plutôt bien. Il s'agit d'espaces de médiation au sens très large, mais sans pouvoir coercitif. Des solutions très concrètes peuvent être trouvées grâce à ces médiations.
L'autre piste est le projet de traité contraignant à l'ONU sur les « entreprises et droits de l'homme », actuellement en discussion, mais faisant l'objet d'énormes résistances, notamment des pays développés et des pays européens. De ce fait, il n'est pas sûr qu'un texte adopté serait ratifié massivement. Globalement au niveau international, le droit souple a toujours été privilégié, c'est-à-dire le droit non contraignant qui est plus consensuel qu'un droit contraignant non ratifié. Mais la France n'est pas isolée et peut s'enorgueillir d'avoir été pionnière, même si la loi pourrait être éventuellement améliorée.
Mme Charlotte Michon. - On commence à avoir un retour d'expérience sur la loi allemande qui a été adoptée l'année dernière en instaurant une autorité de suivi. C'est la différence fondamentale avec la loi française, qui a édicté des guides et interroge directement les entreprises via des questionnaires. Je constate que dans les entreprises, la loi allemande a entraîné beaucoup d'évolutions pour les filiales allemandes, mais qui restent sur le périmètre allemand. C'est pourquoi de votre côté, il pourrait être recherché comment rendre la loi française plus opérationnelle.
En ce qui me concerne, je pense qu'un autre regard que celui des seuls juges est nécessaire. En effet, même si les juges sont aptes à juger, force est de constater qu'il existe actuellement 13 contentieux sur le devoir de vigilance portés par des ONG, pour environ 250 entreprises soumises. Je ne prétends pas que la totalité de celles-ci devraient être en contentieux, mais il existe un manque d'harmonisation sur les démarches de prévention de plans de vigilance indépendamment de tout dommage. Toutes ces questions pourraient être traitées par une autorité de suivi.
M. Roger Karoutchi, président. - Vous seriez donc plutôt favorable au fait de préciser la loi de 2017 de manière parlementaire.
M. Jean-Claude Tissot. - J'ai plusieurs interrogations, tout d'abord sur la directive européenne sur le devoir de vigilance dont les négociations sont malheureusement bloquées en Europe. Plusieurs juristes ont publié une tribune dans Le Monde et, je les cite, ils ont appelé à voter cette directive en expliquant qu'elle ne créerait pas de nouvelles obligations inconnues aux entreprises ou de nouveaux concepts. Partagez-vous ce constat ? Est-ce que cette directive est avant tout une harmonisation des dispositions nationales au niveau européen, ou alors apporterait-elle un nouveau volet plus normatif ?
À travers nos échanges, nous constatons aussi les véritables enjeux du devoir de vigilance. Pensez-vous que les géants des énergies fossiles qui nous occupent, comme TotalEnergies, sont suffisamment transparents pour pouvoir être encadrés par ce devoir de vigilance ? Comment pouvons-nous rendre réellement contraignant le devoir de vigilance au niveau international ? Quels peuvent être les intérêts à mettre en place ce devoir de vigilance pour les États qui souhaitent avant tout se développer économiquement ?
Mme Marie-Anne Frison-Roche. - Je pense que la directive ne révolutionnera pas le droit français, qui a été très innovant et mature. Nous en sommes désormais, en quelque sorte, à la prévente de la loi, à savoir l'attente d'une jurisprudence. À mon sens, cela suffira.
M. Jean-Baptiste Racine. - La directive permet d'harmoniser toutes les législations et d'égaliser les conditions de la concurrence entre les entreprises européennes. Si l'on prend le modèle du Règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD), qui a été copié par de nombreux États, ce règlement européen s'est imposé comme une norme. Je pense par conséquent que, dans le même esprit, une directive européenne sur le devoir de vigilance peut s'imposer comme un modèle. Globalement, l'Union européenne porte un modèle qui reconfigure le rôle de l'entreprise. C'est un modèle qui est adressé au monde entier. Par conséquent, outre les dispositions techniques sur lesquelles on peut discuter, il existe une dimension symbolique très forte.
M. Grégoire Leray. - L'un des intérêts de la directive est d'adresser la question du climat, puisque son article 15 offrirait un traitement particulier au sujet.
Mme Charlotte Michon. - L'article 15 reprend les exigences de la CSRD, qui oblige les entreprises soumises à la future directive européenne sur le devoir de vigilance à élaborer des plans de transition climatique et à les mettre en oeuvre de manière effective sur l'ensemble des scopes 1, 2, 3 avec la supervision de l'autorité de suivi. Ce dispositif est exclu du devoir de vigilance général où l'on retrouve la responsabilité civile. S'il existe une obligation pour les entreprises de mettre en place un plan de transition climatique, le contrôle sera plutôt efficace par une autorité de suivi. L'article 15 prévoit que les entreprises doivent s'assurer d'une mise en oeuvre effective et cite, par exemple, le fait que les critères de rémunération des dirigeants puissent être associés aux objectifs de ce plan de transition climatique.
Mme Sophie Primas. - Qui sont les membres du comité de suivi en Allemagne Les parlementaires sont-ils associés ? Est-ce que les entreprises sectorielles concernées sont associées ? Parce que, si j'ai bien compris, il y a des référentiels par secteur d'activité. Donc ça, c'est ma première question, je pose juste la deuxième. Je voulais savoir s'il existe en fait un modèle, puisque vous nous dites que nous servons de modèle à l'Europe et que l'Europe sert de modèle pour le monde.
Existe-t-il de tels modèles aux États-Unis, en Chine, en Inde et en Russie, qui sont les plus grands émetteurs ?
M. Jean-Baptiste Racine. - Je répondrai très rapidement à la deuxième question : non.
Mme Charlotte Michon. - Pour répondre à la première question, le comité de suivi est un département qui dépend du ministère des affaires économiques, composé d'une soixantaine de personnes. Il s'agit donc de fonctionnaires.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci à toutes et tous pour la qualité de cette audition.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de MM. Paul Mougeolle, doctorant en droit climatique, juriste, et Brice Laniyan, docteur en droit public, juriste en charge de la réglementation des multinationales, à Notre affaire à Tous
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui Messieurs Brice Laniyan et Paul Mougeolle de l'association Notre Affaire à tous, une association créée en 2015 par d'anciens responsables écologistes et dont l'objectif est de recourir au droit pour préserver le climat.
Monsieur Laniyan, vous êtes docteur en droit public et juriste chargé de la réglementation des multinationales au sein de Notre Affaire à tous.
Monsieur Mougeolle, vous êtes docteur en droit climatique, conseiller juridique et porte-parole de Notre Affaire à tous. Vous êtes notamment chargé des activités de contentieux et de précontentieux contre des entreprises multinationales, dont TotalEnergies. Vous représentez également Notre Affaire à tous dans son action judiciaire en responsabilité contre l'État au titre du préjudice écologique.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Messieurs, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Les auditionnés prêtent serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.
Enfin, pour la bonne information de la commission d'enquête, pouvez-vous nous indiquer si vous avez été amenés à engager des actions à l'encontre de TotalEnergies ou bien si vous avez publié des travaux - articles, livres, interviews... - en lien avec le groupe TotalEnergies et, le cas échéant, la teneur de ces travaux ?
M. Paul Mougeolle, doctorant en droit climatique, juriste. - Au titre de Notre affaire à tous, nous sommes engagés dans deux contentieux contre TotalEnergies : l'un qui s'appuie sur la loi relative au devoir de vigilance, l'autre sur les pratiques commerciales trompeuses. Nous avons également publié des rapports qui concernent l'entreprise, notamment un rapport qui visait à interpeller Total sur ses obligations climatiques avant le lancement du contentieux.
M. Roger Karoutchi, président. - En quelle année ?
M. Roger Karoutchi, président. - Votre réponse sera ainsi mentionnée au compte rendu.
Pour orienter votre propos introductif, je souhaiterais que vous reveniez sur votre action concernant le devoir de vigilance des sociétés mères : quels sont les critères développés par votre association pour évaluer le degré de vigilance dite « climatique » d'une société ? Sont-ils plus ambitieux que la loi du 27 mars 2017 ? Concernant les actions en justice menées par votre association, comment s'articulent les contentieux à l'égard de l'État d'une part, et les contentieux à l'égard de sociétés privées d'autre part ?
Je n'allongerai pas davantage la liste de mes questions, qui seront approfondies par le rapporteur et par nos collègues. Je rappelle qu'un questionnaire écrit vous a été transmis, pour lequel le rapporteur et moi-même attendons des réponses écrites en complément de cette audition.
M. Paul Mougeolle. - Merci beaucoup pour votre invitation. C'est un honneur pour nous d'être présents.
Nous allons essayer de répondre à la question qui nous a été posée, à savoir les différentes pistes juridiques disponibles pour établir la responsabilité des multinationales en matière de climat. Avant d'arriver à la réponse à la question, quelques propos liminaires, en particulier pour présenter l'association de Notre Affaire à tous, créée en 2015 et qui vise à utiliser le droit pour protéger l'environnement. Notre Affaire à tous s'inscrit en particulier dans le paysage des contentieux climatiques. C'est un mouvement mondial. Et en France, nous avons été à l'initiative de « L'affaire du siècle », lancée entre 2018 et 2019 et ayant abouti à la condamnation de l'État devant le tribunal administratif, en parallèle de l'affaire Grande-Synthe devant le Conseil d'État. Le soutien public a été très important puisqu'une pétition en ligne a été signée par environ 2,3 millions de personnes.
En parallèle de cette action contre l'État, nous avons également lancé entre 2018 et 2019 cette affaire contre TotalEnergies basée sur le devoir de vigilance, dans un premier temps dans un cadre extrajudiciaire. Nous avions interpellé initialement TotalEnergies avec quatre autres associations et treize collectivités territoriales de bords politiques divers. Bien que nous ayons gagné sur la compétence des tribunaux judiciaires entre 2021 et 2022, l'affaire est aujourd'hui en cours d'examen sur la recevabilité auprès de la Cour d'appel de Paris. Et ceci, six ans après avoir interpellé TotalEnergies de manière extrajudiciaire et quatre ans après avoir introduit l'assignation en janvier 2020.
J'évoquerais aussi les contentieux climatiques dans lesquels Notre affaire à tous s'inscrit. Depuis le jugement Urgenda aux Pays-Bas contre l'État néerlandais en 2015, qui a abouti à une victoire, de nombreux cas similaires ont été lancés. Aujourd'hui, la base publique de l'Université Columbia de New York recense entre 2000 et 3000 contentieux climatiques, à la fois contre les États et les acteurs privés. Selon un autre rapport de la London School of Economics établi par Joanna Setzer, qui est également autrice au GIEC, environ 500 cas de contentieux qu'elle a analysés débouchent sur des victoires. Par conséquent, nous constatons un véritable effet d'entraînement contre les entreprises depuis le jugement Shell aux Pays-Bas en 2021. Le GIEC lui-même a reconnu l'impact des contentieux climatiques sur la gouvernance mondiale.
Nous pouvons donc former l'hypothèse que le contentieux climatique permet de combattre le réchauffement, mais aussi les passagers clandestins qui ne respectent pas leurs obligations en la matière. Pour autant, malgré les efforts en matière de contentieux et de législation, les résultats restent insuffisants. Nous ne sommes pas sur la bonne voie pour tenir les objectifs de l'Accord de Paris. En ce qui concerne les contentieux, les juridictions acceptent aujourd'hui, en majeure partie, d'exécuter les objectifs inscrits dans la législation. Or ces objectifs sont bien souvent insuffisants, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas alignés avec la trajectoire 1,5° de l'Accord de Paris. Ils sont par ailleurs inéquitables vis-à-vis des pays du Sud.
D'autres affaires sont en cours à l'échelle internationale devant la Cour européenne des droits de l'homme. Dans ces affaires, la France est visée aux côtés d'une trentaine d'autres États afin de les voir notamment réglementer les multinationales. Une décision de la Grande Chambre est attendue cette année, de sorte qu'il s'agira d'une décision finale. Des affaires sont pendantes devant la Cour internationale de justice et le Tribunal international du droit de la mer. Ces procédures donnent lieu à des avis consultatifs et ont vocation à renforcer la mise en oeuvre de l'Accord de Paris.
Je cède la parole à mon collègue Brice Lanyan, qui expliquera comment nous pouvons caractériser la faute à partir du droit commun de la responsabilité en France.
M. Brice Laniyan, docteur en droit public, juriste en charge de la réglementation des multinationales. - Il existe en droit français un principe de responsabilité individuelle de l'entreprise. Le fait que d'autres entreprises commettent également des actes fautifs illégaux n'est pas une cause exonératoire de responsabilité. Lorsque ce principe leur est rappelé, les représentants de l'industrie fossile, en France et ailleurs, objectent que tant que ce n'est pas interdit, c'est permis. Et les mots qui suivent généralement sont, « si nous avons des pratiques illégales, qu'on nous condamne en justice ». Ces mots auraient pu être prononcés par n'importe quel représentant de l'industrie fossile. En l'occurrence, ils sont ceux de Christophe de Margerie, qui fut le président de Total de 2010 à 2014.
Les collectivités territoriales, les États américains, les ONG, les personnes physiques qui sont à l'origine de ces recours climatiques se sont donc contentés de prendre au mot les représentants de l'industrie fossile et de saisir les tribunaux pour qu'ils se prononcent sur la responsabilité climatique des majors du carbone, sachant que les objectifs climatiques des États ne seront jamais atteints sans le concours plein et entier du secteur privé.
À l'occasion du lancement d'un recours climatique contre une entreprise, la voie royale est le droit commun de la responsabilité, le droit délictuel qui, dans tous les systèmes juridiques, prévoit une obligation de prudence, un « duty of care ». Cette obligation de prudence repose sur le principe selon lequel nul ne doit nuire à autrui et à l'environnement. La présence de cette obligation de prudence dans tous les systèmes juridiques signifie que, même en l'absence de normes indiquant explicitement que telle ou telle action est interdite, une entreprise doit faire preuve de prudence, agir de manière raisonnable et éviter tout comportement fautif ou négligent susceptible de créer des risques d'atteinte grave aux droits humains et à l'environnement. Pour apprécier si une entreprise se conforme ou pas à son devoir de prudence, le juge va pouvoir s'appuyer sur un standard de comportement. Un standard de comportement est une norme ouverte, ce qui lui donne une certaine souplesse et plasticité pour s'adapter aux évolutions de la société, de la technique et de la science.
En France, le droit, la responsabilité civile s'est déjà adaptée aux nouveaux risques survenus avec la révolution industrielle et il nous semble logique qu'elle s'adapte aujourd'hui aux conséquences de cette révolution sur le climat, l'environnement et les droits humains. Par conséquent, pour caractériser l'existence d'un défaut de prudence imputable à une entreprise, le juge peut en premier lieu s'appuyer sur le lien entre les activités de l'entreprise et l'existence d'un danger ou d'un risque, en l'occurrence le réchauffement climatique. En deuxième lieu, le juge prend en compte la période pendant laquelle l'entreprise a eu connaissance des impacts négatifs liés à ses activités. Troisièmement, le juge examine la probabilité et la gravité que le danger se produise effectivement et ce, malgré sa relative incertitude. Et enfin, sera prise en compte la capacité de l'entreprise à atténuer ses impacts négatifs et à engager sa transition énergétique. Aux Pays-Bas, c'est en suivant ce raisonnement que le tribunal de district de La Haye a condamné l'entreprise Shell - donc une pétro-gazière similaire à TotalEnergies - à réduire ses émissions de 45 % sur l'intégralité de sa chaîne de valeur d'ici 2030.
En France, la jurisprudence Distilbène a reconnu la possibilité de se fonder sur les anciens articles 1382 et 1383 du Code civil pour engager la responsabilité civile d'un laboratoire fabricant et distributeur de médicaments pour défaut de vigilance dans sa gestion de risques connus, et dans l'identification sur le plan scientifique d'un produit dangereux pour la santé. Il est donc possible qu'en se fondant sur cette jurisprudence, un juge puisse caractériser un manquement à un devoir de prudence en matière climatique d'une pétro-gazière comme Shell, en prenant en compte le constat posé depuis de nombreuses années par le GIEC des dangers et risques liés à un réchauffement à 1,1°C. De ce fait, chaque dixième degré supplémentaire compte. Alors que les énergies fossiles constituent le premier poste d'émission de gaz à effet de serre, la science, l'Agence internationale de l'énergie et l'ONU indiquent qu'une entreprise qui continue de développer de nouveaux projets fossiles compromet fortement nos chances de limiter le réchauffement planétaire à 1,5°C. Il se trouve que certaines entreprises, depuis les années 70, contribuent fortement à l'augmentation des émissions de gaz à effet de serre en recourant massivement aux énergies fossiles. Pourtant, ces majors du carbone ont préféré investir dans le lobbying anti-climat plutôt que de faire évoluer leur modèle économique en développant de nouvelles capacités d'énergies renouvelables.
L'ensemble de ces éléments permet de caractériser la faute d'une entreprise pétro-gazière en se fondant sur le droit commun de la responsabilité. Il faut en outre noter que ces actions en justice jouissent d'une forte légitimité et d'un soutien d'institutions telles que la Banque centrale européenne, qui doit gérer des risques systémiques et financiers intimement liés à la capacité des institutions financières et de leurs clients à engager leur transition énergétique et cesser le développement de nouveaux projets fossiles.
Par ailleurs, il faut être conscient que les juges dialoguent. Ainsi, toutes les grandes cours suprêmes, que ce soit la Cour de cassation, le Conseil d'État ou le Conseil constitutionnel, sont dotées de départements de droit comparé. Ces juges se rencontrent lors d'événements réguliers. Ainsi, il y a quelques semaines au Conseil constitutionnel, se tenait une réunion internationale de tous les plus grands présidents de cour suprême sur la question des droits des générations futures.
Enfin, l'inaction climatique a un coût. Pour le moment en Europe, les recours climatiques contre les entreprises et les États sont essentiellement des recours de nature civile, des recours en injonction, donc des recours plutôt préventifs. On peut également imaginer que demain, des recours indemnitaires puissent être introduits en se fondant sur le droit pénal.
En synthèse, pour répondre plus directement à la question qui nous était posée sur les différentes pistes juridiques disponibles pour établir la responsabilité des multinationales en matière de climat, je citerai le droit commun de la responsabilité civile, mais également la loi relative au devoir de vigilance, qu'on peut présenter sans exagération comme la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de notre temps. Cette loi permet d'exiger des entreprises qu'elles contribuent à la limitation de la température globale à 1,5°C par des actions adaptées d'atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves.
M. Paul Mougeolle. - À l'occasion de la publication de notre rapport annuel sur la vigilance climatique des multinationales, nous constatons que des progrès effectifs sont accomplis, mais qui sont encore largement insuffisants. En effet à l'heure actuelle, aucune entreprise ne parvient à se conformer à nos critères.
Parmi les autres pistes ou fondements que nous pouvons mobiliser pour rechercher la responsabilité des acteurs privés, notamment les entreprises multinationales, la Charte de l'environnement est un outil intéressant. L'article 1er reconnaît à chacun le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. L'article 2 oblige toute personne à prendre part à l'amélioration de l'environnement. Le Conseil constitutionnel, dans une jurisprudence de 2011, la jurisprudence Michel Z, a reconnu que chacun est tenu à une obligation de vigilance à l'égard des atteintes à l'environnement qui pourraient résulter de son activité. Cette obligation, qui fait écho notamment au devoir de vigilance des multinationales, peut être invoquée avec le préjudice écologique. Précisons que le préjudice écologique a été reconnu dans la jurisprudence Erika de la Cour de cassation, dans laquelle TotalEnergies a été condamné en 2010.
Pour sa part, le législateur a intégré les principes de la réparation et de la prévention du préjudice écologique dans le Code civil en 2016. Le jugement de « l'Affaire du siècle » en 2021 a reconnu que ces principes étaient applicables en matière climatique, en condamnant la France à compenser le budget carbone qui avait été dépassé.
L'argument des pratiques commerciales trompeuses, qui découle du Code de la consommation, peut également être invoqué. Le Code de la consommation interdit aux entreprises de diffuser des publicités et des allégations publiques qui peuvent induire le consommateur en erreur. Or il existe pléthore d'allégations de neutralité carbone aujourd'hui dans le monde, y compris en France, émanant des producteurs d'énergies fossiles mais aussi d'autres entreprises. Pourtant, quasiment aucune entreprise n'est aujourd'hui capable de démontrer que ses objectifs à court et moyen terme sont compatibles avec l'objectif de neutralité carbone en 2050. De ce fait selon nous, prétendre qu'une entreprise est capable d'être neutre en carbone en 2050 est une pratique commerciale trompeuse puisqu'elle laisse croire que la trajectoire est compatible avec l'Accord de Paris. Or tel n'est pas le cas, comme cela a été reconnu au plus haut niveau par des instances de l'ONU. L'urgence climatique nous oblige à intervenir rapidement pour faire cesser ces pratiques.
Le règlement de l'AMF oblige aussi chaque entreprise cotée en bourse à divulguer des informations précises, exactes et sincères. Aujourd'hui, nous estimons que tel n'est pas le cas, dans la mesure où il existe de nombreuses contradictions, inexactitudes et imprécisions dans la divulgation des informations climatiques destinées aux investisseurs et au public.
Enfin, le droit pénal a été mobilisé dans une plainte assez récente en invoquant la mise en danger de la vie d'autrui, infraction inscrite dans Code pénal depuis 1994. Il est en effet indiscutable que le changement climatique met en danger la vie humaine, comme l'ont reconnu le GIEC et les organes en charge de la protection des droits de l'homme. Nous pouvons donc parfaitement imaginer une plainte sur ce fondement. De même, l'homicide involontaire ou la nouvelle infraction de l'écocide - qui a été intégrée dans le Code pénal en France mais qui se trouve en cours de discussion à l'échelle européenne - peut être invoqué.
Pour finir notre intervention, nous souhaitons vous recommander certaines évolutions législatives pour renforcer le droit existant.
Certaines manoeuvres dilatoires des entreprises, certes légales mais qui empêchent le débat au fond dans les procès en cours, pourraient utilement être empêchées par des réformes législatives pour garantir l'état de droit. De telles réformes sont également nécessaires pour faire en sorte que la France se conforme à son obligation de réguler les entreprises multinationales, qui est aujourd'hui ineffective. Pour ce faire, nous recommandons une mesure principale, à savoir opérationnaliser le principe de responsabilité, le devoir de vigilance ou le devoir de prudence pour faire face aux besoins d'atténuation et de réduction des gaz à effet de serre. Sont également concernés les besoins d'adaptation et de réparation du préjudice. Aujourd'hui, aucune disposition n'oblige les entreprises à contribuer à des fonds spéciaux affectés à l'indemnisation des pertes et préjudices liés au réchauffement climatique ou à l'adaptation.
En ce qui concerne la réduction des gaz à effet de serre ou l'atténuation du réchauffement climatique, il nous paraît primordial que le Sénat et le gouvernement français utilisent tous les moyens pour faire en sorte que la directive européenne sur le devoir de vigilance soit bien adoptée au sein des institutions européennes. Il nous paraît aussi absolument fondamental de faire en sorte que la loi Hulot, qui a été adoptée en France, soit élargie à l'échelle extraterritoriale. La France a déjà démontré par le passé qu'elle était capable de prendre les devants et d'entraîner d'autres pays dans son sillage, comme avec la loi sur le devoir de vigilance. La France est dotée de tous les moyens d'impulser les changements qui sont nécessaires à l'échelle internationale.
M. Roger Karoutchi, président. - Quel optimisme ! Merci à vous. Je ne sais pas si la France a ce pouvoir mais nous verrons prochainement si la directive est adoptée a minima, c'est-à-dire avec peu d'effet sur notre droit, ou pas du tout.
Nous avons cru comprendre de manière certaine que pour le moment, la loi de 2017 sur le devoir de vigilance laissait beaucoup de marges de manoeuvre au juge mais qu'elle était assez peu contraignante.
Vous introduisez des contentieux avec vos critères qui sont tout à fait respectables, ce n'est pas le sujet. Pour autant dans la pratique en France et en Europe, en dehors d'un tribunal de district néerlandais, est-ce que vous pouvez citer des exemples précis, à un haut niveau et non en première instance mais de manière définitive, de condamnations fortes d'entreprises sur la notion du devoir de vigilance ? Madame Frison Roche évoquait une jurisprudence à éclairer et à mettre en place.
Et pardon de vous le dire, mais vous êtes au Parlement, au Sénat. De ce fait, même si j'ai un profond respect pour les magistrats, lorsque vous évoquez l'existence d'un colloque de l'ensemble des présidents de Cour suprême, il me semble qu'il appartient plutôt aux différents Parlements nationaux de légiférer, conformément à leur pouvoir constitutionnel.
M. Paul Mougeolle. - Il me semble que vous avez posé trois questions ou que vous avez formulé trois observations.
Dans un premier temps, ce n'est pas qu'une pensée, c'est un fait. La France, en tant qu'État, a la capacité d'édicter des législations avec une portée extraterritoriale. Le Conseil constitutionnel a autorisé le législateur à adopter une telle loi. Il existe également, en termes de protection internationale des droits de l'homme, une véritable obligation pesant sur les multinationales. Par conséquent, il ne s'agit pas d'une possibilité mais d'une véritable obligation.
En ce qui concerne la jurisprudence, au Royaume-Uni, le duty of care qui est le pendant du devoir de prudence ou du devoir de vigilance, est une obligation purement prétorienne en Common Law. Le duty of care a permis d'aboutir à des décisions devenues définitives et à des condamnations de sociétés-mères pour des faits ayant eu lieu en Afrique du Sud en 2012. C'est l'affaire Chandler, qui a été jugée par la Cour d'appel de Londres et n'a pas fait l'objet d'un appel devant la cour suprême. Récemment, la cour suprême du Royaume-Uni a rendu des décisions sur la possibilité de tenir responsable l'entreprise Shell pour des faits commis à l'étranger à l'occasion d'une marée noire au Nigeria. De même, l'entreprise Vedanta a été condamnée pour des faits ayant eu lieu au Zimbabwe, pour me semble-t-il des infractions au droit du travail. Aux Pays-Bas, Shell a été condamné par la Cour d'appel de La Haye, non dans le cadre de l'affaire climatique précédemment mentionnée mais dans une affaire similaire à celle examinée par la juridiction suprême britannique. Ainsi, une obligation de résultat a été imposée à la société-mère pour mettre un terme à toute marée noire au Nigeria. Enfin, en Nouvelle-Zélande, la Cour suprême, il y a quelques semaines, a énoncé que le duty of care s'appliquait en matière climatique.
Par conséquent, le dialogue des juges est indirect. Selon moi, s'il n'appartient pas au juge de décider de l'avenir de la planète, le juge a en revanche un devoir d'interprétation de la loi. De même, le juge est tenu de respecter la séparation des pouvoirs. Pour autant, comme de nombreux précédents le démontrent, il est possible de trouver un équilibre entre le respect de la séparation des pouvoirs et l'interprétation de normes générales telles que le devoir de prudence, pour aboutir à des décisions de condamnation d'entreprises et impulser un véritable changement.
M. Brice Laniyan. - Comme vous l'avez indiqué, le texte sur le devoir de vigilance est en devenir. Notre vocation n'est pas d'attaquer en justice chaque entreprise sur sa responsabilité climatique.
Je me permets de rebondir sur l'opposition entre le pouvoir des élus et celui des Cours suprêmes. Je ne pense pas qu'il faille opposer les deux. Mais justement, il appartient au législateur de prendre ses responsabilités et de légiférer pour forcer les entreprises à apporter leur contribution. Il m'apparaît que le juge et les élus sont complémentaires. Le Conseil constitutionnel a posé le principe selon lequel la protection de l'environnement était le patrimoine commun de l'humanité. Il en a dérivé une autorisation pour le législateur de légiférer sur les impacts extraterritoriaux des produits vendus par les entreprises françaises. Vous pourriez vous saisir de cette notion et légiférer pour, à nouveau, contraindre les entreprises à faire leur contribution.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Quel serait le résultat concret pour Shell si la décision de la Cour de justice de La Haye était strictement appliquée ? Quelles sont ses responsabilités et quelles peuvent être les sanctions en cas de non-respect de cette décision ?
En second lieu, à l'occasion du débat avec les juristes de la table ronde précédente, la question a été posée de la part à construire par les juges et celle à prendre en charge par le législateur. La loi sur le devoir de vigilance n'a donné lieu qu'à peu de décisions sur le fond, en tout cas sur les questions climatiques. Faudrait-il aller au-delà ? Quelle serait notre responsabilité de législateur ? L'idée d'une autorité indépendante a également été évoquée.
S'agissant de la charge de la preuve, pourrait-on améliorer l'existant ?
Enfin, au-delà du devoir de vigilance, avez-vous des propositions de modification de notre droit pour permettre que TotalEnergies s'acquitte davantage de ses obligations climatiques. De nombreuses auditions ont en effet conclu que cette multinationale ne respectait pas ses obligations en la matière.
M. Paul Mougeolle. - En ce qui concerne les possibles conséquences pratiques de la décision de La Haye, le juge a laissé une marge d'appréciation à l'entreprise pour atteindre la trajectoire posée. Néanmoins, si l'entreprise n'atteint pas cette trajectoire, on peut imaginer des amendes civiles, des condamnations pour réparation de préjudice, des actions intentées par des personnes privées, des organisations ou des personnes morales. Un appel est en cours.
M. Brice Laniyan. - La décision concernant Shell est exécutoire. Elle a déjà eu un impact concret puisque la société Shell a déplacé son siège social à Londres. Cela étant, il me semble que l'impact va bien au-delà de Shell car cette décision crée un précédent et inspirera d'autres actions dans le monde, avec l'idée de ne pas se focaliser simplement sur une entreprise ou un État. Il est nécessaire de viser tout un secteur qui est problématique.
Pour répondre sur la part du juge et du législateur, je pense que le législateur doit être extrêmement attentif à ce qui se passe devant les juridictions. Par exemple, les questions de recevabilité sont permanentes sans que le fond puisse être évoqué, parce que la loi de 2017 ne précise pas suffisamment les questions de procédure. Par conséquent, les entreprises se sont engouffrées dans la brèche pour faire durer les débats. Dans d'autres exemples, le Parlement a repris dans la loi des principes établis par une décision de justice. Je pense notamment au préjudice écologique, à l'origine une création jurisprudentielle avant que le législateur ne l'introduise dans le Code civil. De la même manière, on pourrait estimer qu'il revient au Parlement d'allouer des « budgets carbone » individuels pour les entreprises les plus contributives en France. C'est une proposition, mais nous avons certainement d'autres.
M. Paul Mougeolle. - Il y a un devoir du législateur puisque le juge ne peut pas tout faire.
M. Roger Karoutchi, président. - Il n'y a pas de devoir du législateur. Il y a un droit du législateur.
M. Paul Mougeolle. - Pardonnez-moi de vous contredire respectueusement. En matière de hiérarchie des normes, la Cour européenne des droits de l'homme se situe au-dessus du législateur, qui doit se conformer à certains objectifs de protection internationale des droits de l'homme mais aussi de protection constitutionnelle des droits de l'homme ou de l'environnement. C'est la pyramide des normes.
En ce qui concerne le devoir de vigilance, nous convenons qu'il est trop général et qu'il existe une incertitude sur son interprétation en matière climatique. Je pense en tant que thésard sur cette question, que le législateur doit se saisir de sa compétence pour préciser de la manière la plus fine possible quelles sont les obligations climatiques pour chaque entreprise de chaque secteur, et ce afin de limiter les débats devant les juridictions. De plus, une autorité publique indépendante, si elle devait être compétente telle que le législateur européen le propose, pourrait surveiller directement la mise en oeuvre de ces législations et de ces objectifs. Le Haut Conseil pour le Climat effectue cet exercice pour la France, ce qui est extrêmement utile dans le contentieux pour savoir si la France respecte bien sa trajectoire de décarbonation. Nous pensons qu'un mécanisme similaire doit être imposé.
Par ailleurs, la justice patine sur le devoir de vigilance des entreprises multinationales. En effet, elle fait face à un engorgement mais aussi à des questions extrêmement complexes. Nous pensons qu'une compétence pleine doit être attribuée à la justice avec une formation adéquate des juges, pour traiter ces enjeux de la manière la plus rapide possible. La Cour européenne des droits de l'homme a mis en oeuvre un traitement accéléré des requêtes. Nous pensons qu'un système similaire doit être mis en oeuvre pour la loi sur le devoir de vigilance.
Au-delà du devoir de vigilance, nous pensons que la loi Hulot devrait être extraterritorialisée, c'est-à-dire qu'aucune entreprise ne devrait avoir la possibilité de développer des projets d'extraction fossile dans le monde entier. Le législateur a l'obligation de le mettre en oeuvre. Le juge européen examine à l'heure actuelle la requête Duarte-Agostinho contre 32 États européens, dont la France, et déterminera si cette obligation a été respectée.
Enfin, il existe un véritable problème lié aux « loss and damages », c'est-à-dire les pertes et préjudices et les coûts d'adaptation, qui ne sont aucunement provisionnés. Or il est indispensable de prévoir ces coûts en faisant en sorte que les entreprises y participent, en particulier les entreprises qui sont responsables du réchauffement climatique. TotalEnergies est concernée en raison de sa responsabilité historique, telle que cela a été démontré par Christophe Benoît et Pierre-Louis Choquet.
M. Roger Karoutchi, président. - Lorsque vous demandez une autorité judiciaire unique, le tribunal judiciaire de Paris et la Cour d'appel de Paris sont aujourd'hui seuls compétents. Par ailleurs, vous souhaitez une autorité indépendante, mais il nous a été indiqué qu'en Allemagne cette autorité était constituée de 60 fonctionnaires attachés au ministère de l'économie pour veiller au devoir de vigilance. Est-ce que vous accepteriez une autorité de ce genre ?
M. Paul Mougeolle. - Pourquoi pas une autorité indépendante ?
M. Roger Karoutchi, président. - Ils ne sont pas indépendants puisqu'ils sont fonctionnaires.
M. Pierre Barros. - À l'issue des condamnations qui ont pesé sur certaines entreprises, notamment au Zimbabwe, celles-ci ont été condamnées à une obligation de résultat sur la mise en oeuvre d'actions concrètes. Quel a été leur comportement hormis faire appel de la décision ? Les entreprises expliquent généralement qu'elles plieront bagage pour s'installer ailleurs si les conditions d'exploitation se durcissent. D'autres poursuivent malgré tout leur exploitation malgré la condamnation. Dans l'audition précédente sur la question du devoir de vigilance, une obligation de moyen a été évoquée. C'est certainement un changement à opérer au vu de l'urgence climatique, pour mettre peut-être en place une obligation de résultat. Il s'agirait d'une arme quasiment létale mais nous serons éventuellement contraints d'y parvenir un jour.
M. Brice Laniyan. - Le premier problème que vous avez évoqué est celui du risque de substitution, qui fait partie des débats judiciaires. Si une entreprise sanctionnée se retire du marché, d'autres prendront le relais. Face à cette situation, deux questions se posent, l'une juridique et l'autre économique. La question juridique est celle de la responsabilité individuelle de l'entreprise. Se pose ensuite la question économique, à savoir si des marchés peuvent être repris directement et si une substitution parfaite peut s'opérer. Nous ne sommes que des juristes, et je vous invite donc à poser la question à des économistes, qui réfléchiront notamment à l'élasticité de la demande. Finalement, il reste à mener une réflexion sur l'impact des décisions de justice.
Enfin, je ne suis pas sûr qu'une entreprise installée depuis longtemps dans un pays, puis le quittant pour un autre plus propice à faire des affaires, trouve ailleurs le même soutien de l'État pour sceller des contrats à l'étranger. Par conséquent, cette menace de substitution est théorique pour des entreprises très ancrées nationalement. En tout état de cause, le contentieux climatique est devenu global quel que soit le pays. Il n'est donc pas possible d'y échapper facilement.
M. Paul Mougeolle. - Le dernier point essentiel qui se dégage des contentieux climatiques est que chacun doit faire sa part. De ce point de vue, le risque de substitution est amoindri. À la suite de la condamnation prononcée aux Pays-Bas pour les dommages causés au Nigeria, Shell a payé des indemnités, se conformant en cela à son obligation. Pour autant, les dommages causés au Nigeria sont monstrueux.
Il existe en effet une différence notoire en pratique entre l'obligation de moyen et l'obligation de résultat. En revanche, même une obligation de moyen qui découle généralement du droit commun de la responsabilité et du devoir de vigilance peut s'apparenter à une obligation de résultat. En effet, le devoir de vigilance exige, dès lors que le risque est très sérieux en termes de dommages, que les mesures de prévention soient proportionnées au risque.
M. Philippe Folliot. - Vous avez indiqué que votre association et son réseau avaient un rayonnement mondial et je suppose transversal à certains égards. Dans les énergies fossiles, il existe une certaine « hiérarchie » en ce sens que le charbon est l'énergie fossile la plus polluante, suivie du pétrole et enfin du gaz. Quelles sont les actions concrètes que vous menez avec votre réseau mondial à l'encontre de grandes entreprises qui extraient du charbon aux Etats-Unis et en Australie de même qu'à l'encontre du Canada qui extrait du pétrole lourd avec un impact très important pour l'environnement ? Il y a quelques années à Düsseldorf en Allemagne, a été inaugurée la plus importante centrale à charbon, conséquence directe de la sortie du programme nucléaire allemand. Avez-vous mené des actions contre l'entreprise qui porte ce projet ?
Enfin puisque le problème du réchauffement climatique est mondial, menez-vous des actions avec votre réseau à l'encontre de pays tels que la Russie, la Chine et l'Arabie Saoudite ? Quels en sont les résultats ?
M. Brice Laniyan. - Nous ne sommes à la tête d'aucun réseau même si nous discutons avec des associations impliquées dans des contentieux similaires. J'évoquais plutôt un réseau des présidents de cours suprêmes qui dialoguent. Pour autant, en tant que législateur, si vous nous donnez les moyens d'agir de manière extraterritoriale et de poursuivre ces entreprises, notamment celles impliquées dans le charbon, nous le ferons avec un grand plaisir.
Concernant la Russie et la Chine, un rapport publié par la London School of Economics indique que ces États sont également visés par des actions climatiques. En réalité, chacun le fait dans son pays avec ses propres armes. Les règles de droit international ne permettent pas toujours de poursuivre les acteurs situés à l'étranger.
M. Jean-Claude Tissot. - En 2020, à la veille de l'Assemblée générale du groupe TotalEnergies, vous aviez interpellé l'Autorité des marchés financiers (AMF) à propos, je cite, de « potentielles contradictions, inexactitudes et omissions dans les documents financiers et les récentes communications publiques d'une entreprise pétrolière en matière de risques climatiques. »
Pourriez-vous nous dire quelle a été la réponse et l'action de la part de l'AMF ? Vous vous êtes appuyés sur la loi de 2017 dans plusieurs de vos actions contre TotalEnergies. Pensez-vous qu'une législation européenne changerait la donne ?
M. Paul Mougeolle. - Nous avons en effet effectué deux signalements à l'AMF en 2020 à la suite de notre assignation. J'en suis l'un des coauteurs. Nous n'avons eu aucun retour de l'AMF. La seule indication pertinente à mes yeux, est que le directeur juridique de Total est devenu membre de la commission des sanctions en 2021.
M. Roger Karoutchi, président. - N'entrons pas dans ce débat, nous ne sommes pas un tribunal. Restez-en à des éléments objectifs.
M. Paul Mougeolle. - En ce qui concerne le devoir de vigilance, la base légale française est effectivement prometteuse tout comme l'est la directive européenne. À certains égards sur le plan climatique, cette législation pourrait représenter une amélioration, un statu quo ou un recul. Certains points de la directive, notamment la question de la compétence des tribunaux, ne sont pas encore éclaircis par la directive. Selon nous, il est essentiel que les tribunaux conservent une compétence pour juger les entreprises en cas de manquement à leurs obligations climatiques.
M. Gilbert Favreau. - L'Inde, la Chine et les Etats-Unis sont à eux trois producteurs de 60 % du CO2 au niveau mondial. Avez-vous envisagé des actions contre ces États ?
M. Paul Mougeolle. - Nous sommes impliqués dans l'affaire Duarte Agostinho, que je mentionnais tout à l'heure, devant la Cour européenne des droits de l'homme. La Russie en fait formellement partie. Or la Russie rejette la compétence de la Convention européenne des droits de l'homme, ce qui est absolument regrettable pour cette affaire comme pour toutes les autres.
La Chine est également hors de notre portée. À ma connaissance, il est difficile d'exercer un recours juridique dans ce pays mais je pense qu'il existe. L'application et la bonne mise en oeuvre des objectifs définis par le gouvernement sont susceptibles de faire l'objet de procédures d'exécution.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Je voulais réagir pour appuyer la question qui a été posée sur les réseaux de votre association. Il m'avait semblé, en lisant vos productions sur internet, que concernant certaines actions, notamment contre une entreprise brésilienne impliquée dans le scandale de la déforestation, vos actions ne se limitent pas au seul champ que vous avez évoqué. De plus, vos financements sont internationaux car ils émanent d'une liste de fondations internationales, elles-mêmes financées par d'autres, etc. Par conséquent au vu de ces éléments, les questions qui vous ont été posées ont leur pertinence.
M. Brice Laniyan. - Je ne comprends pas la question.
Mme Sophie Primas. - Je vais reformuler ce qui vient d'être dit car vous avez quelque peu balayé la question de notre collègue en indiquant que vous n'êtes pas dans le groupement des juges. Telle n'était pas la question. Lorsqu'on consulte votre site, on constate que le Climate Action Network vous soutient. La question de mon collègue était donc pertinente puisque vous faites partie d'un réseau. Avez-vous connaissance des résultats des actions menées à l'étranger ? Cette question vous a peut-être paru étrange mais elle était directement motivée par les informations publiées sur votre site, qui font effectivement état d'un réseau. Il n'y avait aucune dimension accusatoire.
M. Brice Laniyan. - Je n'avais pas bien compris la question. Lorsque vous mentionnez le Climate Action Network, cela fait beaucoup plus sens.
M. Paul Mougeolle. - Cela ne fait pas partie du domaine de nos compétences personnelles au sein de notre association. Effectivement, nous avons noué des partenariats et des financements avec des associations lançant des contentieux climatiques dans le monde entier. En Europe, nous avons aussi un partenariat avec Climate Action Network et bien d'autres associations, y compris des relations informelles. De nombreuses actions sont menées dans les pays développés occidentaux comme le Canada et les Etats-Unis en se fondant sur les conventions climatiques internationales. Selon leurs termes, il est expressément prévu que les pays développés doivent faire davantage que les pays en développement, prendre les devants et même porter assistance aux pays du Sud. Finalement, dans les pays disposant d'un système juridique développé, les actions sont nombreuses.
Il m'est difficile de communiquer des informations précises.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci pour cette audition.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 45
Jeudi 29 février 2024
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Dans ce cadre, nous entendons M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
Monsieur Migaud, vous avez été député pendant plus de vingt ans, président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, puis, pendant près de dix ans, premier président de la Cour des comptes. Vous êtes depuis quatre ans président de la HATVP, autorité administrative indépendante chargée notamment d'assurer le contrôle des mobilités public-privé, la prévention des conflits d'intérêts des décideurs publics et la régulation du lobbying.
Avant de vous céder la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, pouvant aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Je vous invite maintenant, monsieur Migaud, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Didier Migaud prête serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Est-ce le cas, monsieur Migaud ?
M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). - Non, monsieur le président.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie de votre réponse.
M. Didier Migaud. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation, même si, à la lecture de l'objet de votre commission d'enquête, chacun comprendra bien que la Haute Autorité n'est pas votre principale interlocutrice sur le sujet, puisqu'elle n'est compétente en matière ni de politique climatique ni de politique étrangère.
Considérant les objectifs d'information que vous poursuivez, j'expliquerai la façon dont nos contrôles peuvent toucher directement ou indirectement TotalEnergies, en vous présentant deux de nos missions qui me semblent les plus pertinentes dans le contexte de vos travaux : le contrôle des mobilités public-privé et la régulation de la représentation d'intérêts.
Je ferai état pour chacune d'entre elles de nos constats concernant le groupe TotalEnergies et je vous indiquerai les pistes d'amélioration que nous avons identifiées pour renforcer les dispositifs en vigueur et l'efficacité de nos contrôles.
Avec le contrôle des déclarations d'intérêts et de patrimoine, notre mission de contrôle des mobilités professionnelles constitue le coeur historique de nos activités, car nous l'exerçons depuis 2013, même si elle a été réformée en 2019. Elle vise à prévenir les risques de conflits d'intérêts lors de la conversion professionnelle d'agents publics vers le privé et inversement.
La HATVP exerce trois sortes de contrôle : les contrôles préalables à la nomination dans les fonctions publiques, si une activité dans le secteur privé a été exercée au cours des trois années précédant la nomination ; les contrôles de la mobilité vers le secteur privé ; les contrôles de cumul d'activités, pour création ou reprise d'entreprise. Environ 15 000 agents sont concernés par ces dispositions.
Les contrôles peuvent aboutir à des avis de trois sortes : compatibilité, compatibilité avec réserve déontologique ou pénale, ou incompatibilité. L'examen se fait au regard du risque de la compromission du fonctionnement, de l'indépendance et de la neutralité du service public et du risque de méconnaissance des principes de dignité, d'impartialité et d'intégrité, auxquels l'agent est tenu.
Le contrôle a également pour objet d'évaluer si l'agent risque de se trouver en situation de prise illégale d'intérêts. En 2023, la HATVP a rendu plus de 400 avis sur des projets de mobilité, et plus de 1 800 depuis février 2020. Suivant les années, la part des avis de compatibilité avec réserve se situe entre 75 % et 80 % du total, ce qui illustre la recherche d'équilibre entre différents intérêts, à laquelle s'astreint la Haute Autorité. Permettre des passages entre le secteur public et le secteur privé peut être opportun, tant pour les activités et les individus concernés que pour le secteur public, qui doit pouvoir attirer des profils divers et compétents.
Les avis d'incompatibilité restent très minoritaires et concernent principalement les mobilités vers le secteur privé, soit entre 5 % et 7 % selon les années. Ils sont adoptés lorsqu'aucune mesure de précaution n'est susceptible de présenter des garanties suffisantes pour la personne concernée et pour l'administration, ou lorsque le risque pénal est avéré.
Les avis rendus par la Haute Autorité sont contraignants. Ils peuvent entraîner de lourdes, mais nécessaires conséquences. Ils doivent être suivis d'effets. Ils peuvent mettre fin au contrat de l'individu qui aurait déjà pris des fonctions jugées incompatibles, sans préavis ni indemnité. Ils peuvent également conduire à des signalements au parquet judiciaire.
Pour la bonne conduite du contrôle des mobilités, la HATVP fait face à deux enjeux majeurs : le suivi des défauts de saisine et le suivi du respect des avis.
Le suivi des défauts de saisine est par définition difficile à appréhender. Il apparaît toutefois qu'il relève le plus souvent d'un défaut de formation des agents et anciens agents sur leurs obligations. Il est important que les administrations communiquent bien ces obligations à leurs agents et qu'elles s'assurent de leur respect. Nous menons un travail de veille, s'agissant de responsables et agents publics sensibles entrant dans le champ de la saisine obligatoire. Nous avons le pouvoir de nous autosaisir dans le cas où un rappel ne serait pas suivi d'effets, ce qui est plutôt rare.
J'en viens au suivi du respect des avis. Les avis rendus lient l'administration et s'imposent à l'agent public. Assurer un suivi est donc nécessaire pour garantir l'efficacité des contrôles de la Haute Autorité et la protection des personnes et de l'administration. Or cet impératif peut se révéler compromis, sous l'effet notamment de la forte hausse des activités de la Haute Autorité ; des outils supplémentaires, des outils d'investigation dédiés et adaptés semblent donc indispensables pour mener à bien ce suivi, qui fait partie intégrante de notre mission de contrôle. Sans ce suivi, la subsistance du risque de conflit d'intérêts et d'atteinte à la probité et à l'intégrité ne saurait être complètement écartée, du moment où l'on formule des réserves. Si l'on ne suit pas la stricte application de ces réserves, notre mission ne serait pas pleinement exercée.
Le nombre de projets de mobilité examinés par la HATVP en lien avec le groupe TotalEnergies est faible. Depuis 2020, neuf projets ont été examinés, lesquels concernent seulement sept personnes distinctes, un agent ayant changé de fonction au sein du groupe et un autre, qui avait par le passé exercé des fonctions, ayant été nommé à de nouvelles fonctions publiques. Ces projets concernent exclusivement des agents publics, à l'exception des responsables publics, des membres du Gouvernement, des membres d'un collège d'une autorité administrative indépendante ou des chefs d'exécutif local.
Cela ne signifie pas que seuls neuf projets en lien avec TotalEnergies ont existé depuis 2020 dans toute la fonction publique. En effet, le contrôle déontologique des mobilités professionnelles est partagé entre l'autorité hiérarchique de l'intéressé - le premier niveau - et la Haute Autorité, pour un public déterminé, à savoir les 15 000 agents et responsables publics dont j'ai parlé plus tôt, et à titre subsidiaire, lorsque le premier niveau conserve un doute sérieux sur les dossiers qu'il examine. Je n'exclus donc pas l'hypothèse qu'un plus grand nombre de mobilités ait été examiné, mais nous ne disposons pas d'informations sur ce point.
Parmi les neuf dossiers examinés par la HATVP, quatre dossiers de nomination ont concerné des agents en provenance du groupe TotalEnergies et cinq dossiers ont concerné la mobilité d'anciens agents publics vers le groupe. Tous ont fait l'objet d'un avis de compatibilité avec réserve. Dans l'un des cas, nous avons décidé d'une réserve sectorielle, portant sur tout le secteur de l'énergie, compte tenu des fonctions particulières exercées par la personne. Cela étant dit, nous n'avons pas de constat particulier à formuler sur les projets de mobilité qui concernent ce groupe.
La seconde mission de la HATVP est l'encadrement et la régulation des représentations d'intérêts. C'est seulement depuis la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin II, entrée en vigueur en 2017, que cette activité est devenue l'une des prérogatives de la HATVP. Elle vise à encadrer les activités de lobbying et à renforcer la transparence de la prise de décision publique. Elle vise également à participer à la diffusion d'un cadre déontologique commun à la profession.
Ces objectifs s'appuient sur un répertoire des représentants d'intérêts, dont la tenue est confiée à la Haute Autorité, lequel recense les personnes morales ou physiques exerçant une activité de représentation d'intérêts à l'égard d'un responsable public, en vue d'influencer une décision publique. Elles sont tenues de déclarer annuellement leurs activités et les moyens qui y sont consacrés, si elles remplissent les critères fixés par la législation et la réglementation.
Plus de 3 000 entités sont inscrites sur ce répertoire, lesquelles ont déclaré plus de 70 000 fiches d'activités et leurs déclarations sont publiées sur le site de la HATVP et consultables par tous les citoyens. Ce système a connu deux évolutions récentes : l'extension du répertoire à de nouvelles catégories de responsables publics, notamment à l'échelon local, intervenue en juillet 2022 ; la mise à jour des lignes directrices du répertoire, définies par la Haute Autorité, entrée en vigueur en octobre 2023. Par exemple, est désormais imposée la déclaration d'une action de représentation d'intérêts menée pour le compte d'une puissance étrangère. C'est un sujet sensible.
En dépit de ces évolutions, le dispositif d'encadrement de la représentation d'intérêts continue de souffrir de plusieurs faiblesses et d'un bilan en demi-teinte. Certes la loi Sapin II a permis de réaliser des avancées incontestables, mais des insuffisances persistantes nuisent à la transparence de la décision publique et, d'une certaine façon, à la pertinence du dispositif mis en place. L'information contenue peut apparaître comme biaisée, en raison d'un cadre législatif et réglementaire trop complexe, qui affaiblit le dispositif. Ce constat est quasi unanime, il est partagé depuis des années par les associations anticorruption, les responsables publics, les représentants d'intérêts, les évaluateurs internationaux et les parlementaires.
Des propositions de loi transpartisanes, dont l'une cosignée par tous les membres du comité de déontologie parlementaire du Sénat, présidé par M. Arnaud Bazin, ont été déposées pour améliorer le dispositif. Au sein d'une partie de l'administration, cette unanimité n'existe pas, ce qui explique la frilosité du Gouvernement, qui ne souhaite sans doute pas que le Parlement puisse se saisir à nouveau de ces sujets.
Pour être opérationnel, un dispositif doit être simple, lisible, et compréhensible par tous. La révision du dispositif français nous paraît urgente pour le sécuriser et pour permettre à la HATVP de mener ses contrôles de manière efficace, en suivant l'esprit du législateur. Mais les nombreuses possibilités de contourner cette réglementation remettent en cause la pertinence du dispositif.
Huit sociétés du groupe TotalEnergies sont inscrites sur le répertoire et déclarent des activités touchant à des thématiques diverses : TotalEnergies SE, TotalEnergies Électricité et Gaz France, TotalEnergies Raffinage Chimie, TotalEnergies Renouvelables France, TotalEnergies Raffinage France, TotalEnergies Petrochemicals France, TotalEnergies Marketing France, TotalEnergies Marketing Services.
Toutes les entités se sont inscrites en 2017, à l'exception de TotalEnergies Renouvelables France, inscrite en 2021. L'ensemble des entités déclarent des activités, à l'exception de Total Énergie Petrochemicals France, qui réalise une déclaration de non-activité depuis 2019. Les entités TotalEnergies Raffinage Chimie et TotalEnergies Raffinage France ont déclaré une fiche identique pour chaque exercice déclaratif.
Les sujets sont plutôt larges et d'actualité : les déchets, les biocarburants, les énergies renouvelables, le tarif du kilowattheure d'électricité et les mécanismes d'aides.
Les moyens déclarés par la maison-mère TotalEnergies SE s'inscrivent dans la fourchette haute des déclarations qui nous sont faites, entre 1 million et 1,25 million d'euros avec une équipe variant de 7 à 11 personnes selon les années ; quatre entités déclarent des moyens supérieurs à 200 000 euros et trois en dessous de 100 000 euros.
Le dispositif souffrait jusqu'en juillet 2022 d'une carence dans l'étendue des acteurs concernés par les obligations déclaratives. Jusqu'à cette date, en effet, les actions menées à l'échelon local n'entraient pas dans le champ du répertoire. Pour toutes les entreprises menant des stratégies d'influence territoriales, y compris en parallèle de stratégies nationales, cette carence représentait un angle mort, qui entravait l'objectif de transparence du répertoire. Cette carence est désormais corrigée, et les cabinets de lobbying territorial doivent eux aussi s'inscrire et déclarer leurs activités, selon les mêmes règles que les représentants d'intérêts oeuvrant à l'échelon national. C'est le cas du cabinet de conseil Stan, qui conseille TotalEnergies pour son action territoriale, lequel est inscrit depuis le 31 mars 2023 dans le répertoire.
Cette réforme a accru la transparence dont doivent faire preuve les entreprises et offre une vue d'ensemble de leurs activités d'influence, à tous les échelons.
En revanche, le répertoire des représentants d'intérêts reste confronté à une autre difficulté, qui entrave l'ambition de disposer d'une vue d'ensemble. Il s'agit de l'impossibilité d'exiger des groupes de sociétés une déclaration commune consolidée au niveau du groupe des actions de représentation d'intérêts. Cette carence entraîne une multiplicité d'inscriptions de personnes morales dans le répertoire pour un seul et même groupe. Pour le cas de TotalEnergies, huit sociétés du groupe sont inscrites et déclarent des activités liées à des thématiques diverses.
Cette multiplicité expose les représentants d'intérêts, et la HATVP a des problèmes de recoupement, ce qui ne contribue pas à la clarté des déclarations. Plusieurs entités peuvent effectuer des déclarations identiques et pointées vers une même équipe. Cela pose la question du rattachement d'une action de représentation d'intérêts à une entité plutôt qu'à une autre.
La répartition des frais et le calcul conséquent des moyens engagés pour une action se voient également complexifiés. L'addition de ces éléments crée nécessairement quelques incohérences et entrave l'objectif de lisibilité que la Haute Autorité poursuit, dans le respect de l'esprit du législateur.
Le critère de l'entité à l'initiative de l'action est une source de difficulté, alors même qu'il s'agit d'un paramètre essentiel de l'obligation déclarative. Une société mère peut être à l'initiative d'une action, mais charger sa filiale de la mener, laquelle pourrait, dès lors, ne pas la comptabiliser sous prétexte qu'elle n'en serait pas à l'origine. Nous incitons chacun à être le plus transparent possible, mais cela dépend de la bonne volonté de chaque filiale.
La vision fragmentée qui résulte de cette carence concerne non seulement TotalEnergies, mais également d'autres grands groupes, qu'il s'agisse de Bayer-Monsanto, BlackRock, Danone, Sanofi, ou encore la SNCF, pour ne citer qu'eux.
Les conséquences de la non-consolidation des déclarations sont multiples, qu'il s'agisse de l'inscription éclatée entre plusieurs entités ou de l'éparpillement des déclarations. Le risque d'occultation des déclarations est également prégnant, du fait de la simplicité des montages juridiques. Ces modalités d'inscription et de déclaration sont sources de lourdeurs administratives, à la fois pour les déclarants et pour la HATVP, et donc sources d'erreurs.
Nous faisons un certain nombre de propositions pour corriger ce défaut, afin de parvenir à une plus grande lisibilité et transparence dans les déclarations d'intérêts de grands groupes, tels que TotalEnergies. À ce titre, le registre de l'Union européenne, qui fonctionne sur le modèle de l'enregistrement unique, pourrait constituer une source d'inspiration et de discussion.
Nos constats à l'égard du groupe TotalEnergies sont valables pour toute grande entreprise française qui lui serait comparable par sa taille et par l'internationalisation de ses activités.
M. Roger Karoutchi, président. - Les moyens consacrés au lobbying par les grandes entreprises s'élèvent à environ 2,5 millions d'euros aussi bien pour TotalEnergies que pour Engie ou le Crédit agricole.
Si nous comparons ces montants à ceux des entreprises actives au Royaume-Uni ou en Allemagne - et je n'évoque pas les États-Unis -, ne constaterions-nous pas qu'ils sont bien plus faibles ? Et ma question ne vise pas à inciter à plus de lobbying !
Selon vous, compte tenu de l'activité de représentation d'intérêts des grandes entreprises en France, la réglementation ou le contrôle devraient-ils être différents ? Considérez-vous que d'autres mesures devraient être prises, sachant qu'au Parlement européen la réglementation est encore plus stricte que dans les parlements nationaux ?
On dit souvent que le lien entre les grands groupes et les pouvoirs publics n'est pas toujours transparent. Or vous nous avez dit que, depuis 2020, la HATVP a examiné seulement neuf projets, concernant sept personnes distinctes ; cela ne donne pas l'impression que la mobilité public-privé soit très considérable !
Considérez-vous que les allers et retours entre les cabinets ou l'administration et le privé sont source de conflits ouverts ou que, compte tenu du niveau d'encadrement, ils peuvent être aisément jugés compatibles ?
M. Didier Migaud. - Il est difficile de comparer les montants, chaque dispositif national exigeant des informations différentes. Les moyens déclarés par TotalEnergies se situent dans la fourchette plutôt haute des moyens consacrés au lobbying par les grands groupes, selon notre répertoire.
Les insuffisances des dispositifs mis en place ne permettent pas de disposer d'une vue précise des dépenses engagées en faveur d'actions d'influence sur la décision publique par un groupe comme TotalEnergies.
La première de ces insuffisances est liée au critère de l'initiative. Seules les initiatives prises par les représentants d'intérêts doivent figurer sur le répertoire, et non celles qui viennent des pouvoirs publics eux-mêmes. Or compte tenu de l'importance d'un groupe comme TotalEnergies, l'initiative peut venir des pouvoirs publics ; cela n'est pas pris en compte, c'est dommage !
Nombre de pays ne prennent pas en compte le critère de l'initiative dans leur contrôle de la transparence, car il ne permet pas d'avoir une vision d'ensemble des actions d'influence que peut réaliser un groupe.
Nous avons déjà pointé cette difficulté ; elle est bien identifiée et le constat est partagé. Le Sénat et l'Assemblée nationale ont fait un travail important sur cette question. Les propositions qui sont formulées sont totalement consensuelles parmi les parlementaires. Pourquoi, dès lors, cela n'avance pas ? Ce n'est pas à moi de répondre à cette question.
Par ailleurs, en France, le contrôle des mobilités me semble plutôt efficace. J'ai d'ailleurs présenté notre dispositif mardi dernier à l'occasion d'une réunion organisée par la vice-première ministre et ministre de la fonction publique de la Belgique, dans le cadre de la présidence belge de l'Union européenne, qui a souhaité réunir l'ensemble des ministres de la fonction publique des États membres. Notre dispositif est plutôt une référence à l'échelle de l'Union européenne. Il nous permet d'encadrer les mobilités. Ces mouvements sont souhaités, voire encouragés, le plus souvent par les pouvoirs publics, mais ils doivent se faire dans un certain cadre et dans le respect d'un certain nombre de principes.
La HATVP, chargée des contrôles pour les 15 000 emplois publics sensibles évoqués, apprécie deux choses. Premièrement, elle veille au risque pénal, qui peut être très élevé, en vérifiant l'absence de prise illégale d'intérêts. L'agent public ne doit pas avoir pris de décisions concernant l'entreprise qu'il souhaite rejoindre. D'ailleurs, il ne s'agit pas que de décisions : le juge pénal prend aussi en considération les avis et les conseils exprimés.
Deuxièmement, la HATVP se préoccupe du risque déontologique en tenant compte de la préparation par un agent public de son départ vers le privé, dans le cadre de ses fonctions. Elle veille également à l'indépendance et à la neutralité de l'administration qu'un projet de reconversion professionnelle dans le secteur privé peut venir remettre en cause.
Dès lors qu'une personne a exercé une activité privée dans les trois années précédant sa nomination dans une fonction publique, notamment dans les cabinets ministériels, la HATVP doit obligatoirement exprimer un avis de prénomination, ce qui peut parfois l'amener à imposer un déport. De toute évidence, un agent public qui exerçait auparavant au sein du groupe TotalEnergies devra se déporter de toute décision le concernant.
De même, les agents publics occupant un emploi sensible qui souhaitent rejoindre le secteur privé doivent, dans les trois ans qui suivent la cessation de leurs fonctions, saisir la Haute Autorité. Pour rappel, le législateur a ramené le délai de saisine de la HATVP de cinq à trois ans, ce qui semble être un bon équilibre, surtout par rapport aux exemples étrangers de l'encadrement des mobilités.
Bien entendu, les emplois moins importants d'un point de vue stratégique que les 15 000 que j'ai cités appellent également le contrôle de l'autorité hiérarchique. Si celle-ci a un doute, elle doit saisir la Haute Autorité.
Que faire des personnes qui oublient de nous saisir ? Cela interroge notre capacité à rattraper les dossiers. En la matière, les choses ne sont pas évidentes ; il faudrait notamment pouvoir disposer d'une cellule de veille. Mais il arrive parfois que nous recevions quelques signalements.
Les rattrapages de situation sont lourds de conséquences pour les entreprises et les personnes concernées : l'incompatibilité éventuelle prononcée par la Haute Autorité implique la nullité et la cessation du contrat sans préavis ni indemnité.
Le suivi des réserves que nous exprimons est un défi tout aussi essentiel. Là encore, les choses ne sont pas simples, d'autant que la HATVP dispose de moyens contraints. D'ailleurs, je plaide pour que ceux-ci soient régulièrement augmentés, mais, pour l'heure, nous sommes très loin du compte. Nous interpellons régulièrement les personnes concernées par nos réserves et nous nous efforçons de recouper les informations, ce qui demande une certaine disponibilité et des moyens adéquats.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Dans votre propos introductif, vous avez affirmé, de façon extrêmement modeste, que la HATVP n'était pas une interlocutrice importante de cette commission d'enquête. Pour ma part, je pense le contraire : tout l'objet de notre commission est de savoir si l'appareil d'État défend pleinement l'intérêt général dans le cadre de l'action climatique et diplomatique de la France, d'autant que les déclarations publiques appellent à sortir des énergies fossiles. Cela peut se faire au détriment de l'intérêt privé de TotalEnergies. C'est précisément là que vous entrez en scène.
Arnaud Suquet, ambassadeur de France au Kenya, a profité du programme de mobilité du ministère affaires étrangères. Il est ainsi entré à la direction des affaires publiques de TotalEnergies, qui est un espace de construction d'influence et de lobbying. En quittant le programme de mobilité, M. Suquet est devenu conseiller pour l'Afrique du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, M. Le Drian.
De même, Hélène Dantoine, que nous entendrons dans quelques instants, dirige notre diplomatie économique alors qu'elle vient, elle aussi, de la direction des affaires publiques de TotalEnergies.
Clément Léonarduzzi, qui a fait l'objet d'un avis de la Haute Autorité, a été conseiller du Président de la République. Or, selon les enquêtes journalistiques, il serait désormais responsable chez Publicis de la stratégie d'influence de TotalEnergies. Certes, vous avez rendu une décision qui l'empêche de discuter avec ses anciens collègues conseillers à la présidence de la République, mais l'influence qu'il est amené à exercer dans le cadre de son actuel emploi va bien au-delà de ses anciens collègues.
Quant à Jean-Claude Mallet, il alterne régulièrement entre cabinets ministériels et direction des affaires publiques de TotalEnergies,
Bref, ces cas nous conduisent à nous interroger sur l'existence d'un écosystème qui assurerait l'influence du groupe TotalEnergies au sein de l'appareil d'État, nous empêchant ainsi d'atteindre nos objectifs en matière climatique et diplomatique. Comment arrivez-vous à contenir ce phénomène, notamment au travers des déports que vous prononcez ?
Au fond, l'État ne soutiendrait-il pas des activités qui sont contraires à nos objectifs climatiques ? Ne conviendrait-il pas de réduire, voire d'interdire certaines portes tournantes entre l'administration et le secteur des énergies fossiles ?
Vous avez évoqué les registres de transparence. Ne faudrait-il pas intégrer les activités de lobbying et les stratégies d'influence dans le reporting extra-financier des entreprises ? Cette proposition est notamment formulée par Transparency International.
Les rendez-vous des représentants de TotalEnergies à l'échelle nationale sont déclarés. En est-il autant de ceux qui sont pris dans les ambassades ou nos représentations à l'étranger ?
Enfin, considérez-vous que le programme de mobilité du ministère de l'Europe et des affaires étrangères devrait être mieux encadré ? Le fait que notre diplomatie serve nos entreprises n'est, en soi, pas un problème, excepté si elle s'avère contraire à nos objectifs climatiques et diplomatiques.
M. Didier Migaud. - En effet, le fait que la volonté de la puissance publique ne soit pas respectée peut poser problème. Mais c'est à elle d'établir des règles pour que la volonté exprimée par le Parlement soit observée.
La loi Sapin II reconnaît les activités de lobbying - c'est une bonne chose de reconnaître des activités dont on sait parfaitement qu'elles existent.
Qu'une grande entreprise veuille déployer une stratégie d'influence me semble normal. Mais cela doit se faire en toute transparence et dans un cadre régulé. Or la transparence et la régulation, telles qu'elles sont prévues dans notre législation, sont-elles suffisantes ? Je suis plutôt enclin à penser que non, vu le bilan en demi-teinte que nous dressons de notre dispositif. C'est pourquoi plusieurs propositions de loi sont sur la table et je plaide pour qu'elles soient enfin discutées.
Les insuffisances pointées par Transparency International et les commissions parlementaires démontrent l'existence de « trous » dans nos dispositifs de transparence et de régulation qu'il conviendrait de combler. Bref, je partage votre souhait d'un meilleur encadrement des activités de lobbying.
Sachez que toute initiative prise par un responsable public n'a pas à faire l'objet d'une déclaration : seules celles qui sont prises par les représentants d'intérêts doivent être inscrites sur notre répertoire. Cela fait partie des insuffisances du dispositif en place.
Une partie de notre administration n'a sans doute pas suffisamment tenu compte des exigences de transparence. Ceux qui pensent qu'il faut cacher certaines relations avec les grands groupes semblent vivre au siècle passé. Ils ont tort par rapport aux principes et au fonctionnement de notre démocratie. L'administration a toujours intérêt à assumer ses relations avec les groupes. Il est même essentiel que ces relations existent : le décideur public doit être le plus éclairé possible et les porteurs d'intérêts doivent pouvoir les défendre. Mais c'est bien au décideur public qu'il revient, in fine, de faire les arbitrages nécessaires.
La régulation du passage entre le privé et le public se situe dans des périodes bien définies, dont nous ne pouvons pas nous départir. Au-delà du délai de trois ans que j'ai décrit tout à l'heure, la Haute Autorité ne peut plus exercer son contrôle. Bien entendu, les avis que nous rendons sont susceptibles de pourvois en justice : le Conseil d'État ne manquerait pas de les annuler s'ils allaient au-delà de la réglementation en vigueur.
Comme je l'ai dit tout à l'heure, la HATVP doit identifier le risque pénal. C'est assez simple parce que les règles sont précises et que la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation est bien connue. En outre, la définition de la prise illégale d'intérêts et du conflit d'intérêts est plutôt large dans notre pays. Le risque déontologique est, quant à lui, plus difficile à cerner. En l'espèce, ce sont des règles de droit souples qui s'appliquent et elles sont susceptibles d'une plus grande interprétation.
Le législateur a souhaité que la HATVP préserve l'indépendance et la neutralité de l'administration. Ainsi, au travers des déclarations qui lui sont transmises, elle surveille la non-préparation des départs de la fonction publique vers le privé et les agents qui ont pris des décisions favorables à l'entreprise qu'ils souhaitent rejoindre.
Le fait que la HATVP soit une autorité administrative indépendante et collégiale est essentiel dans la considération de ces situations. C'est bien un collège qui prend les décisions, et non une seule personne. Celui-ci est composé de plusieurs représentants du Conseil d'État, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes et de personnalités désignées par les présidents des assemblées et le Gouvernement. Notez que celles qui sont nommées par le Gouvernement ne sont qu'au nombre de deux, sur un total de treize. En outre, les membres de la Haute Autorité sont indépendants et titulaires de mandats non révocables et non renouvelables.
Il ne faut jamais hésiter à appeler notre attention sur telle ou telle situation. Je constate que les entreprises sont très attentives à la transparence, ayant elles-mêmes développé ces dernières années un certain nombre de règles de compliance. C'est pourquoi elles vérifient que les personnes qu'elles embauchent ont bien sollicité l'avis de la Haute Autorité, et des personnes qui ont oublié de nous saisir reviennent ainsi vers nous, nous permettant ainsi de mener une instruction.
Notre dispositif pourrait sans doute être ajusté, tenant compte des observations que vous avez formulées. Nous devrons en faire le bilan, d'autant qu'il est récent pour les agents de la fonction publique : il a été mis en place le 1er février 2020. Mais il a au moins le mérite d'exister et il s'avère très intéressant par rapport à ce que pratiquent d'autres pays. En témoignent les 1 800 avis rendus, les réserves exprimées et les quelques incompatibilités prononcées. Un certain nombre de recours ont été engagés devant le Conseil d'État, mais aucun n'a prospéré.
Nous rendons publics nos avis sur les anciens ministres, les anciens élus et les anciens membres des cabinets ministériels ou de la présidence de la République. Mais nous ne publions pas tous les avis émis à l'encontre des hauts fonctionnaires, tels que les ambassadeurs, sauf si le dossier a connu une certaine ampleur médiatique.
Une chose est sûre : la HATVP et les ministères, notamment celui de l'Europe et des affaires étrangères, doivent continuer à faire connaître ce dispositif. Voilà qui nous permettra d'éviter un certain nombre d'anomalies. Nous pouvons au moins nous satisfaire d'une diminution, au fil des ans, du nombre de personnes qui oublient de nous saisir et que nous devons rattraper.
M. Gilbert Favreau. - Lors de l'invasion de l'Ukraine par les troupes russes, le Gouvernement a demandé aux entreprises françaises installées en Russie de cesser un certain nombre de leurs relations. Or le président de la République n'a pas obtenu satisfaction auprès de M. Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies, le groupe ayant continué à exercer là-bas ses activités pendant plusieurs mois.
La HATVP est-elle concernée par ce genre de situations ? Il me semble que non, mais je souhaitais m'en assurer auprès de vous.
M. Didier Migaud. - Je vous confirme que la HATVP n'est pas du tout compétente en la matière. Toutefois, l'exécutif conduit une réflexion sur les sujets d'ingérence et d'influence étrangère sur les décisions politiques et l'opinion publique française. Dans ce cadre, la Haute Autorité, en lien avec l'OCDE, devrait être en mesure de soumettre des propositions au Gouvernement et au Parlement dans le courant de l'année.
Dans nos directives, nous avons introduit la nécessité de procéder à des déclarations lorsqu'un cabinet de lobbyistes intervient pour le compte d'une puissance étrangère. Bien entendu, il serait très utile que le législateur clarifie les choses et impose un certain nombre de déclarations dans ce genre de situations, à l'image des États-Unis.
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. -Votre proposition concernant l'obligation de consolidation des actions de représentation d'intérêts relève du bon sens. Quels arguments y oppose-t-on ?
Vous avez affirmé tout à l'heure que les dépenses de la maison-mère de TotalEnergies se situaient dans une fourchette haute. Est-elle haute par rapport au chiffre d'affaires de l'entreprise ou par rapport à celui des autres énergéticiens ?
Par ailleurs, assurez-vous une veille spécifique sur les salariés du privé qui oublient de saisir la HATVP lorsqu'ils migrent vers la fonction publique ?
Quelques mots enfin sur les enjeux relatifs aux ingérences étrangères. La loi est-elle bien appliquée concernant les déclarations de représentation d'intérêts des think tanks et des ONG profitant d'un rayonnement international ? On imagine aisément que les tentatives d'influence ne passent pas uniquement par des cabinets de conseil institutionnalisés qui ont pignon sur rue...
M. Didier Migaud. - Aucun argument n'est opposé à la proposition que nous formulons sur les groupes consolidés. Lorsqu'on en discute avec les entreprises ou les représentants du Mouvement des entreprises de France (Medef), cela ne présente aucune difficulté. C'est bien le critère de l'initiative qui soulève le plus d'objections de la part d'une fraction de notre administration ; cela bloque même tous les autres sujets.
Il est assez surprenant de raisonner à partir d'une interprétation de la loi et de personnes physiques pour mesurer les actions entreprises par les uns et les autres. Ce qui compte, c'est la personne morale. C'est pourquoi des propositions de loi prévoient de corriger ces défauts bien identifiés depuis la mise en application de ce dispositif en 2017.
La fourchette haute que j'évoquais au sujet de TotalEnergies est sans rapport avec son chiffre d'affaires ou celui des autres énergéticiens : elle est évaluée à partir des déclarations qui nous sont transmises. Mais on peut toujours se poser la question de savoir si tout nous est bien déclaré. Encore une fois, il existe des trous dans la législation et la réglementation.
Sur l'oubli des saisines, nous essayons d'identifier ceux qui devraient être inscrits sur la liste et qui ne le sont pas, mais notre efficacité sur ce point est limitée par nos moyens : sept ou huit personnes suivent cette mission à la HATVP. Je suis conscient du ridicule de ce chiffre au regard des moyens consacrés à cette mission par nos homologues étrangers... Notre équipe est certes très motivée, mais notre législation présente certaines lacunes et les moyens qui nous sont accordés n'ont pas suivi l'extension de nos missions.
Concernant la question des liens entre think tanks et influence, nous avons été confrontés à une réserve de leur part sur le fait d'être regardés comme des représentants d'intérêts, car certains considéraient qu'ils défendaient l'intérêt général. Pour autant, le législateur n'a pas opéré de distinction et nous sommes convaincus que ces organismes font partie des entités devant être inscrites dans ce répertoire ; il me semble important qu'ils le soient. Tous s'y sont finalement pliés, à l'exception d'un seul qui continue à résister à coups de recours devant le Conseil d'État. Nous attendons une décision importante à ce sujet au cours de l'année qui vient. D'une manière générale, nous devons obtenir que la transparence se fasse quant aux moyens de financement des uns et des autres : think tanks et associations peuvent disposer de financements de fondations à l'étranger dans le but d'influencer les politiques publiques. Cette question est traitée dans les propositions de loi que j'évoquais, avec l'objectif d'améliorer la qualité des informations demandées aux représentants d'intérêts. Sans être trop intrusifs, nous devons mesurer la stratégie d'influence d'entités étrangères. Si ces financements existent, autant qu'ils soient connus et que nous puissions évaluer la part qu'ils représentent dans le budget des organismes concernés ; sur ce point il reste des marges de progression. Des évolutions sont en cours au niveau européen, mais elles n'ont pas encore abouti ; s'il est certes important d'y réfléchir, il faut néanmoins que des décisions soient prises.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Envisagez-vous une extension du champ de vos compétences vers la recherche publique ? Le secteur reçoit aujourd'hui énormément de fonds privés qui compensent la raréfaction des financements publics. Ainsi, TotalEnergies entretient des liens de ce type avec quasiment la moitié des instituts de recherche publics s'intéressant aux hydrocarbures. Comptez-vous aborder ce sujet, afin de garantir que cette recherche serve l'intérêt public et non des intérêts privés ?
M. Didier Migaud. - Cette question ne relève pas de nos compétences ; pour autant, la transparence sur les financements reçus par les instituts de recherche me semble de nature à lui apporter une réponse : elle permet d'agir et de prendre des décisions éclairées.
Dès lors qu'elle connaît des limites - en matière de défense nationale, par exemple -, elle est très utile et elle contribue à la confiance des citoyens. Ainsi, lors des dix ans de la HATVP, des chercheurs du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et d'autres organismes ont repris les enquêtes menées sur la défiance des citoyens vis-à-vis des responsables publics. Celle-ci reste très forte, et ne correspond pas du tout à ce qu'indiquent nos contrôles : les deux tiers de nos concitoyens considèrent que les élus sont corrompus. C'est une fausse image, mais ce qui a été mis en place par les pouvoirs publics en matière de transparence et de contrôle reste mal connu. Un point positif, toutefois : dès lors que les citoyens sont mieux informés, la défiance diminue. Dans l'ensemble, les responsables publics ne parlent pas assez de ces dispositifs de façon positive ; ils ne les abordent souvent qu'au travers de leurs manquements. Or si les progrès ne sont pas considérés par nos concitoyens, c'est parce qu'ils ne sont pas connus. Je considère, quant à moi, que, contrairement à la petite musique selon laquelle ces contrôles seraient des entraves à l'attractivité de la fonction publique comme de la fonction politique, la transparence est utile pour améliorer la confiance de nos concitoyens, dès lors que les équilibres sont respectés.
M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le président, je vous remercie de vos éclairages particulièrement intéressants.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de Mme Hélène Dantoine, directrice de la diplomatie économique à la Direction générale de la mondialisation, de la culture, de l'enseignement et du développement international au ministère de l'Europe et des affaires étrangères
M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.
Nous entendons aujourd'hui Mme Hélène Dantoine, directrice de la diplomatie économique au ministère de l'Europe et des affaires étrangères.
Madame Dantoine, vous êtes inspectrice des finances ; vous avez exercé pendant sept ans, à partir de 2011, des responsabilités au sein du groupe TotalEnergies. Vous avez été directrice de projet Affaires nouvelles, directrice logistique et de soutien aux opérations de la branche exploration et production, directrice Afrique des filiales d'exploration et directrice des affaires publiques du groupe, avant de devenir, en 2019, directrice générale adjointe de l'Agence des participations de l'État puis directrice de la diplomatie économique. Ce dernier service coordonne et mobilise l'ensemble des outils pour servir la promotion des intérêts économiques français à l'étranger.
Il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.
Madame la directrice, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Hélène Dantoine prête serment.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous invite également à nous préciser les relations d'intérêts de toute nature que vous entretenez ou avez entretenues avec le groupe TotalEnergies ou l'un de ses concurrents. Votre réponse sera mentionnée au compte rendu.
Mme Hélène Dantoine, directrice de la diplomatie économique à la direction générale de la mondialisation, de la culture, de l'enseignement et du développement international au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - J'ai été salariée du groupe Total SA entre le 1er octobre 2011 et le 31 janvier 2019. Je détiens des titres TotalEnergies qui, d'une part, faisaient partie de ma rémunération en qualité d'employé de Total SA - attribution d'actions gratuites, plan d'attribution d'actions - et, d'autre part, que j'ai acquis à l'occasion des opérations menées par TotalEnergies pour favoriser l'actionnariat de ses salariés.
Je dispose également d'actifs de support d'épargne salariale et d'épargne retraite, acquis lorsque j'étais salariée de la société.
Le détail de ces avoirs peut être adressé à la commission d'enquête à sa demande. Ces actifs ont fait l'objet d'une déclaration à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) le 28 avril 2019, lorsque j'ai rejoint l'Agence des participations de l'État (APE). Je n'ai procédé à aucune transaction depuis l'acquisition de ces actifs, à l'exception de la vente de treize titres en 2019, condition indispensable pour permettre leur gestion sans droit de regard, et qui a été faite en informant la HATVP.
Je voudrais en premier lieu, si vous me l'autorisez, expliciter les conditions de mon déport, de manière à cadrer l'ensemble des informations que je pourrais vous apporter par la suite sur les activités de TotalEnergies dont j'ai eu connaissance dans mes fonctions au sein de la sphère publique.
J'ai quitté le ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, dont je suis un agent titulaire, pour rejoindre le groupe Total, au 1er octobre 2011, en position de disponibilité et avec l'accord de la commission de déontologie. J'ai démissionné de Total SA le 31 janvier 2019 pour rejoindre le ministère de l'économie, des finances, de la souveraineté industrielle et numérique pour devenir chef de service, directrice générale adjointe de l'Agence des participations de l'État au 1er mars 2019. Afin de prendre toutes les précautions nécessaires, une mesure de déport a été alors mise en place à l'APE, qui s'est poursuivie lorsque j'ai été détachée le 17 août 2020 auprès du ministère des affaires étrangères. J'y ai été nommée chef de service directrice de la diplomatie économique.
J'ai rempli une déclaration d'intérêt en date du 20 juillet 2020, avant même mon arrivée au ministère, qui se clôt par un engagement de déport. Je me suis ainsi engagée sur l'honneur à ne pas être chargée dans le cadre des fonctions que j'exercerai dans la sphère publique, de la surveillance ou du contrôle financier, technique ou administratif des entreprises ou de l'entreprise au sein desquelles j'ai exercé ; à ne pas être chargé dans le cadre de ces fonctions de conclure des contrats de toute nature avec l'une de ces entreprises ou de formuler un avis sur de tels contrats ; à ne pas être chargée de proposer directement à l'autorité compétente des décisions relatives à des opérations réalisées par l'une de ces entreprises ou formuler un avis sur de telles décisions.
Au titre de cette mesure de déport, j'ai veillé à ne pas recevoir d'informations concernant Total SA puis TotalEnergies et, à plus forte raison, à ne pas traiter de dossiers relatifs à Total SA puis à TotalEnergies. Lorsque des personnes non informées de mon déport m'ont sollicitée, j'ai pris soin de répondre que j'étais déportée et demandé à être exclue des communications relatives à la société.
Cette mesure de déport a pris fin en février 2022, un peu plus de trois ans après que j'ai quitté le groupe Total, une durée correspondant au délai fixé par l'article L. 124-7 du code général de la fonction publique. En conséquence de ce déport, je n'ai pas eu connaissance, dans le cadre de mes fonctions, d'information relative à TotalEnergies avant février 2022.
M. Roger Karoutchi, président. - Nous venons d'entendre M. Didier Migaud, au sujet des déclarations à la HATVP en matière de mobilité entre public et privé, et de prévention des éventuels conflits d'intérêts qui en résulteraient ; concernant la règle des trois ans, les choses sont donc claires.
Pour autant, durant cette période, comment cela fonctionnait-il ? TotalEnergies a continué d'exister et d'entretenir des liens avec le ministère. Qui s'en occupait quand vous étiez en situation de déport ?
Après la fin de ces trois années, c'est-à-dire durant les deux dernières années, vous avez, par définition, reçu des demandes ou noué des contacts avec TotalEnergies. Comment cela se passe-t-il ?
Mme Hélène Dantoine. - La direction de la diplomatie économique compte environ quatre-vingts collaborateurs et est organisée en trois sous-directions et deux missions : une sous-direction chargée du commerce extérieur et de la coopération économique, une autre chargée des secteurs stratégiques, dont l'énergie, une troisième des sanctions, des normes économiques et de la lutte contre la corruption ; en outre, une mission s'attache à l'attractivité et au rayonnement économique, une autre, en voie de constitution, au numérique et à l'intelligence artificielle.
Le rôle de la direction de la diplomatie économique est fixé par l'arrêté du 28 décembre 2012 relatif à l'organisation de l'administration centrale du ministère. Avec les directions du ministère et les autres administrations concernées, la direction contribue, pour le compte du ministère, à la définition et à la mise en oeuvre coordonnée de la diplomatie économique de la France. Elle pilote, à ce titre, le suivi sectoriel des entreprises à l'export et assure la tutelle des opérateurs qui interviennent en matière de diplomatie économique - parmi lesquels Business France fait l'objet d'une cotutelle exercée avec d'autres ministères. Elle participe au renforcement de l'attractivité de la France pour faire connaître ses atouts et contribuer à attirer des investissements créateurs d'emplois sur le territoire ; elle contribue à l'analyse économique de la mondialisation, à la définition de sa régulation et de sa gouvernance - essentiellement par la production de notes d'analyse sur les sujets à composantes économiques d'intérêt géopolitique - ; elle participe, pour le compte du ministère, aux instances relatives au financement à l'export - cette question a fait l'objet d'une interrogation qui m'a été adressée, j'y reviendrai. Enfin, elle entretient, toujours pour le compte du ministère, des relations avec les acteurs français de soutien à l'internationalisation des entreprises : conseillers du commerce extérieur de la France, collectivités territoriales, fédérations professionnelles, associations dédiées à la promotion de l'internationalisation des entreprises, chambres de commerce et d'industrie, voire Bpifrance.
Au sein de la direction, la sous-direction des secteurs stratégiques participe à la concertation interministérielle - actuellement trimestrielle - sur certains grands contrats dans les secteurs dits stratégiques, sous la responsabilité de la conseillère pour le commerce extérieur à la présidence de la République et à Matignon. La direction élabore la stratégie de la France en matière de coopération économique au service de la politique étrangère et des intérêts économiques nationaux, en liaison avec les directions géographiques ; cette mission irrigue l'ensemble de nos autres fonctions, mais nous ne disposons pas d'un document d'ensemble qui décrirait la stratégie de coopération économique de la France.
Cette sous-direction comprend un pôle énergies, composé de sept collaborateurs, sous la direction de la responsable de pôle : un chargé de mission senior sur le nucléaire civil et deux collaborateurs chargés de la politique en la matière et des relations avec les industriels ; deux personnes chargées des minéraux stratégiques et de la transition écologique, qui travaillent en appui du délégué interministériel Benjamin Gallezot sur les questions de métaux critiques et de minerais stratégiques ; une personne chargée du suivi des marchés et des entreprises des secteurs pétrolier et gazier et de la géopolitique de l'énergie - le poste est vacant depuis septembre 2023 - ; une personne chargée des énergies renouvelables, de l'Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena), de la géopolitique de la transition énergétique sur certaines zones géographiques et une dernière travaillant sur des sujets connexes : nouveaux systèmes énergétiques, énergies renouvelables, efficacité énergétique, batteries, réseaux électriques intelligents, électrification, interconnexion électrique, hydrogène décarboné et géopolitique de la transition énergétique.
Une précision : l'expression « secteurs stratégiques » ne couvre pas l'ensemble des secteurs véritablement stratégiques pour notre commerce extérieur. Elle correspond à une appellation héritée, datant de la création de la direction. Ainsi, nous ne traitons pas certains sujets importants : luxe et cosmétiques, grande distribution, automobile, par exemple. Nous travaillons sur la santé, l'agroalimentaire, les infrastructures urbaines, les transports maritime et aérien, les innovations technologiques, certaines industries du numérique, l'armement - dans ses volets industriels ainsi que sur sa promotion et son exportation -, l'aéronautique, l'espace, l'industrie extractive et le nucléaire, particulièrement sous l'angle énergétique.
Le ministère partage ses analyses sur la situation politique, économique et sociale d'un pays, et la direction de la diplomatie économique met régulièrement en contact les entreprises qui la sollicitent avec nos collègues des directions géographiques, ainsi qu'avec les ambassades. Ainsi, les entreprises bénéficient d'un briefing sur la situation économique, politique et sociale d'un pays qui les intéresse ; en retour, les diplomates entendent ce que les entreprises ont à en dire, car celles-ci savent beaucoup de choses sur le monde et les relations internationales, sous un angle très différent du nôtre et qui nous intéresse beaucoup. Nous offrons donc un service public en partageant des informations non confidentielles, tout en écoutant la rumeur du monde.
Nous organisons régulièrement des réunions pour des entreprises, dans différents formats. Ainsi, nous avons récemment invité certaines d'entre elles à rencontrer l'envoyé spécial pour l'aide et la reconstruction de l'Ukraine, M. Pierre Heilbronn. En outre, la secrétaire générale du ministère propose régulièrement à des représentants d'entreprises et à d'autres personnalités d'échanger avec un ambassadeur de France de passage à Paris. La dernière réunion s'est tenue avec l'ambassadeur de France en Chine. Nous tenons également une rencontre trimestrielle avec le conseil national des conseillers du commerce extérieur (CNCCE). Depuis que j'ai pris mes fonctions, je veille à ce qu'un de nos collègues d'une direction géographique y soit toujours invité, de manière à pouvoir évoquer des sujets concernant un continent ou une zone d'intérêt pour lesdits conseillers et, inversement, écouter ce que ceux-ci ont à nous dire sur la zone concernée.
Nous attirons occasionnellement l'attention des entreprises étrangères sur des législations susceptibles de les concerner et, à l'inverse, nous entendons également des entreprises évoquer les législations étrangères qui les concernent et qui nous auraient échappé. Nous préparons des programmes, nous accompagnons des délégations d'investisseurs étrangers désireux de mieux connaître l'offre française - ce fut récemment le cas dans le domaine ferroviaire. Nous organisons des séminaires et des réunions qui permettent aux administrations et aux entreprises de se rencontrer et de s'informer sur des sujets d'intérêts communs - agriculture, métaux critiques, santé à l'export, infrastructures numériques, etc.
Nous prêtons une attention particulière aux entreprises des territoires ultramarins. L'an dernier, nous avons ainsi aidé l'ambassade de France en Nouvelle-Zélande à préparer la venue d'une délégation venue de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française. Nous aiderons les entreprises de ces mêmes territoires à venir en Australie cette année.
Il nous arrive d'engager des démarches - de manière autonome, mais en toute impartialité - pour valoriser l'offre française à l'étranger. Dans l'hypothèse où plusieurs entreprises françaises seraient en concurrence pour l'obtention d'un même marché, nous valorisons l'offre française dans son ensemble.
Il est de bonne pratique que notre soutien ne se concrétise qu'en réponse à la demande d'une entreprise, sans excéder sa volonté, et dans des termes bien pesés par celle-ci. En principe, nous ne prenons pas l'initiative : ce serait une erreur de notre part d'aider une entreprise qui ne nous a rien demandé, parce que l'on ne peut préjuger de ses intentions et parce qu'il est important de ne pas s'immiscer dans son approche commerciale de manière intempestive ou maladroite.
Nous soutenons également les entreprises par le biais de Business France, dans le cadre de notre cotutelle. Business France contribue, avec toute la Team France Export, à informer les entreprises sur les marchés étrangers et à les préparer à la projection de leurs activités à l'étranger. Nous avons, par exemple, contribué à l'élaboration du plan Osez l'export. Nous sommes particulièrement intéressés par le volet de formation aux activités d'export.
C'est le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique qui est compétent en matière de financement des exportations. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères y est, quant à lui, associé. C'est à ce titre qu'un représentant de la direction de la diplomatie économique siège dans les instances concernées. Son intervention est attendue avant tout sur des sujets ayant une dimension géopolitique et sécuritaire.
Nous recueillons les avis de toutes les directions concernées pour formuler ce point de vue, notamment celui du Centre de crise et de soutien (CDCS) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, qui livre des éléments ayant trait à la sécurité d'un pays donné, ce qui peut complexifier les choses, puisque certaines zones sont classées en rouge dans les fiches de conseils aux voyageurs. L'obtention de financements pour une telle zone serait un message difficile à entendre et quelque peu incohérent.
Nous contribuons également à structurer les relations de nos collègues des ambassades avec les entreprises. Nous sommes donc associés aux instructions aux ambassadeurs avant leur départ en poste.
Nous insistons sur la féminisation des conseillers du commerce extérieur, sur l'importance de tenir régulièrement des conseils économiques, structures à géométrie variable, qui permettent de réunir, avec le secrétariat du conseil économique, et autour de l'ambassadeur, les entreprises ou les acteurs économiques sur des ordres communs, ce qui est une manière de s'assurer que les ambassades restent le plus souvent possible en contact avec les entreprises.
Cette démarche a pris de l'ampleur : selon une étude désormais assez ancienne, les ambassadeurs peuvent consacrer 30 % à 40 % de leur temps à des questions économiques.
Conformément à des instructions datant de 2013, nous insistons aussi sur la nécessité de définir, pour chaque ambassade, des projets de diplomatie économique prioritaires. La nature de ces projets est vaste : rester informé ou soutenir un projet très important, s'intéresser à l'évolution des normes ou d'une législation locale, s'intéresser à l'évolution d'un contentieux, etc. Toutes ces actions ont en commun d'avoir une composante économique.
Nous avons développé une activité de lutte contre la corruption dans le cadre de laquelle nous nous efforçons de systématiser la collecte et la remontée d'informations concernant tant les entreprises françaises que des entreprises étrangères, puisque la loi pénale française s'applique, s'agissant de corruption et de trafic d'influence d'agents publics étrangers, à toute personne résidant habituellement ou exerçant tout ou partie de son activité économique sur le territoire français, en vue de signalements éventuels par le service juridique de notre ministère au parquet, au titre de l'article 40 du code de procédure pénale.
Une circulaire du garde des sceaux, qui précise l'application de la loi Sapin II, nous invite à considérer la notion de « personne exerçant tout ou partie de son activité économique » de manière assez large. La présence d'un établissement, même dépourvu de personnalité juridique, suffit à satisfaire les conditions d'application de la loi française.
Il me tenait à coeur de montrer combien des signalements peuvent concerner les entreprises françaises comme étrangères. À cet égard, nous nous employons à sensibiliser le personnel des ambassades à cette préoccupation importante, tant la corruption relève d'une problématique éthique, morale, criminelle, mais aussi de gouvernance et de compétitivité.
Nous nous référons fréquemment aux analyses des entreprises sur les secteurs qui les concernent ; celles-ci alimentent notre compréhension des enjeux. Nos analyses s'appuient également sur les rapports des postes, la lecture de la presse spécialisée et de toutes sortes d'informations dont nous faisons notre miel.
M. Roger Karoutchi, président. - À titre personnel, je considère qu'il est tout à fait normal que le gouvernement français, et donc votre ministère, soutienne les entreprises françaises à l'étranger. C'est du reste bien le moins que l'on puisse attendre d'un gouvernement s'il veut créer de la richesse, des emplois et, finalement, servir l'intérêt général.
Vous venez de nous indiquer que le ministère des affaires étrangères fournissait des recommandations, au travers de ces fiches voyageurs : dans les pays classés en rouge, dans l'hypothèse où votre direction accompagnerait des entreprises françaises - TotalEnergies en l'espèce -, comment faites-vous pour concilier votre démarche de soutien économique et le nécessaire respect des obligations climatiques de notre pays, conformément à ce que le Parlement et l'exécutif ont décidé ?
Considérez-vous, par exemple, que le risque de concurrence étrangère - selon un raisonnement du type « si ce n'est pas une entreprise française qui emporte le marché, ce sera la société d'un autre pays » - est un critère qui vous autorise à soutenir un projet qui se fera quoi qu'il arrive ? À l'inverse, recommandez-vous la prudence à l'ensemble du ministère dans ce type de situation ? Je m'interroge, par exemple - même si cela me semble tout à fait logique et normal -, sur le comportement qu'ont pu adopter les personnels de votre direction lorsque le ministre de la défense s'est récemment rendu en Arménie, accompagné d'industriels de l'armement français.
Mme Hélène Dantoine. - La France n'a pas une doctrine en matière de diplomatie économique qui diffère de notre politique en matière climatique ou en matière de droits de l'homme ; la diplomatie économique n'est pas à l'origine d'un moins-disant dans ces domaines : nous ne soutiendrions pas des projets illicites, c'est-à-dire contraires aux orientations que le Parlement a votées, si une entreprise française risquait de perdre un marché ou de ne pas l'obtenir face à une entreprise étrangère. À titre personnel, je ne suis pas favorable à ce que l'on recoure à des arguments de cette nature.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - C'est ce que l'on appelle le principe d'exemplarité !
Mme Hélène Dantoine. - C'est en tout cas ainsi que je raisonne et que je parle à mes collaborateurs depuis que je suis à la tête de cette direction.
Je le redis, il n'y a de notre point de vue aucune difficulté à ce que nous soutenions des entreprises sur des projets licites, qui peuvent contribuer à sécuriser notre approvisionnement énergétique, puisque nous visons des objectifs, en la matière, à la fois de court, de moyen et de long terme.
Depuis février 2022, nous nous préoccupons des conséquences de l'agression russe en Ukraine sur nos approvisionnements énergétiques, ce qui nous a conduits à mener des activités visant moins à soutenir nos entreprises qu'à nous enquérir des volumes de gaz disponibles chez les fournisseurs de la France autres que la Russie. C'est une activité à laquelle la direction que je dirige et moi-même, personnellement, avons contribué. Nous étudions toutes les possibilités d'acheminer des quantités supplémentaires de gaz qui permettraient de se substituer à nos achats actuels auprès de la Russie, d'autant que nous savions que les livraisons de gaz depuis ce pays risquaient d'être perturbées - elles l'ont d'ailleurs été.
Nous avons travaillé à la sécurisation de nos approvisionnements dans une période où l'on entrevoyait bien le risque que nous courions d'être privés de volumes significatifs de gaz russe qui, jusqu'ici, étaient acheminés vers l'Europe par gazoduc. Notre stratégie s'inscrit donc parfaitement dans la politique globale du Gouvernement.
Concernant les décisions prises sur le verdissement des financements à l'export, je signale que la sous-direction des secteurs stratégiques doit également suivre les questions relatives au secteur de l'énergie, des industries extractives et les négociations dans ce domaine, à l'exception de celles qui sont liées au changement climatique, lesquelles sont traitées par une autre direction. Cette séparation démontre que la position que nous adoptons en matière de changement climatique n'est pas dictée par des considérations liées à notre diplomatie économique.
M. Roger Karoutchi, président. - Madame la directrice, pourriez-vous revenir quelques instants, je vous prie, sur ce qui s'est passé lors de votre déport ?
Mme Hélène Dantoine. - Les dossiers desquels je me suis déportée ont été traités par mon adjoint à la direction de la diplomatie économique et par le sous-directeur chargé des secteurs stratégiques, lesquels se sont directement référés, sur des sujets qui nécessitaient une approbation hiérarchique, au directeur général de la mondialisation de l'époque.
M. Yannick Jadot, rapporteur. - Merci pour cette présentation. Pour entrer dans le détail et être davantage concret, vous avez mentionné que votre direction n'intervenait qu'à la demande des entreprises et que, lorsque certaines d'entre elles ne souhaitaient pas votre appui, vous n'interveniez pas. Pouvez-vous nous dire s'il y a eu, ces dernières années, des demandes explicites de soutien de la part de TotalEnergies ? Le cas échéant, sur quel type de projet, dans quels pays ou régions ?
Vous avez évoqué la tutelle partagée de Business France et de votre direction. Business France continue-t-il d'organiser des voyages d'affaires à travers le monde pour aider les entreprises du secteur des hydrocarbures - pétrole et gaz - à obtenir des contrats ? Si tel est le cas, la liste de ces voyages organisés est-elle publique ?
Lors de notre précédente audition, il a été question du programme de mobilité du ministère des affaires étrangères. Intervenez-vous dans ce programme, notamment pour définir les secteurs ou les entreprises dans lesquels les diplomates peuvent travailler ? Déconseillez-vous certains secteurs, précisément parce que l'activité des entreprises concernées contrevient à notre diplomatie climatique ou aux principes que nous défendons ?
Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, s'est récemment déplacé au Qatar, en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis : de quelle façon intervenez-vous dans ce type de déplacement ? Participez-vous, d'une manière ou d'une autre, à la valorisation d'un certain nombre d'entreprises ? Je pense bien évidemment à TotalEnergies...
Vous avez évoqué les difficultés d'approvisionnement en hydrocarbures de la France. Chacun sait que TotalEnergies a signé des contrats avec l'Azerbaïdjan quelques jours avant le début de l'épuration ethnique décidée par le président Aliyev dans le Haut-Karabakh : votre direction est-elle intervenue dans ce cas précis ? A-t-elle participé à la mission du président de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, dans ce pays ? Au fond, la diplomatie française est-elle un promoteur actif de ce type de démarche ?
Enfin, vous nous avez parlé des pays déconseillés, des « zones rouges » définies par le ministère des affaires étrangères. Or le Mozambique fait partie des zones non sécurisées aujourd'hui et, pourtant, chacun voit bien que la diplomatie française, que ce soit à travers le Mozambique, la Tanzanie ou le Rwanda, intervient pour peser sur la relance d'un immense projet gazier : vous-même ou votre direction êtes-vous intervenus pour favoriser la reprise de ce projet ou les intérêts français, au travers de TotalEnergies, dans la région ?
Mme Hélène Dantoine. - Monsieur le rapporteur, à ma connaissance, depuis la fin de mon déport, TotalEnergies n'a envoyé qu'une seule demande de soutien au ministère : l'entreprise sollicitait notre appui pour un projet d'énergies renouvelables au Kazakhstan. D'ailleurs, le groupe mentionne lui-même cette initiative dans ses déclarations de représentation d'intérêts auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
Ce projet a été traité par l'ambassade de France au Kazakhstan et son service économique, en lien avec la direction de l'Europe continentale du Quai d'Orsay. La direction de la diplomatie économique n'y a donc pas participé.
Par le passé, avant mon entrée en fonction ou pendant mon déport, il est en revanche possible que TotalEnergies ait sollicité le ministère à certaines occasions. Je m'engage devant vous à me rapprocher des services du ministère, afin de vous répondre dans les délais les plus brefs.
Vous m'avez également demandé si Business France continuait d'organiser des voyages de soutien aux industriels du secteur des hydrocarbures. Je l'ignore ; je ne savais pas que Business France organisait des voyages de cette nature ; ou plutôt, je ne sais pas si cet organisme prend ou a pris ce type d'initiative dans le passé. Cette question n'a jamais été portée à la connaissance du conseil d'administration de Business France depuis que j'y siège. Je pourrai, là encore, apporter une réponse plus précise à votre question, si vous le souhaitez.
En ce qui concerne la politique de mobilité du ministère des affaires étrangères, ma direction n'intervient pas pour déterminer les secteurs où les diplomates peuvent aller ou les leur déconseiller. Je ne suis pas informée de l'existence d'une politique de mobilité qui fixerait ce genre d'orientations. Je crois savoir qu'a priori les candidatures sont libres, que les collègues concernés répondent à des offres d'emploi ou se portent candidats à des postes qui peuvent les intéresser, mais je ne suis pas certaine qu'il existe une politique incitant ces collaborateurs à multiplier les échanges avec le secteur privé. Je peux également approfondir cette question et tâcher d'y apporter une réponse.
Autre point, je n'ai pas été associée au déplacement de M. Le Maire dans le Golfe. Personne ne m'a sollicitée pour fournir des informations en vue de ce déplacement ou préparer les dossiers du ministre. Je n'ai pas eu connaissance du programme de ce déplacement. J'ajoute qu'il est fréquent que ma direction ne soit pas informée du programme des voyages effectués par les différents membres du Gouvernement, ce qui ne me semble pas du tout choquant. Les ambassades de France concernées l'ont cependant certainement été et leurs services économiques ont pu contribuer à la préparation du programme.
Je précise aussi que je ne suis intervenue en aucune manière dans le déplacement de M. Pouyanné en Azerbaïdjan. Je n'en ai même pas été informée. À ma connaissance, la direction n'y a pas été associée.
Enfin, là encore, je ne suis pas intervenue, non plus que ma direction, dans le projet gazier que TotalEnergies souhaite relancer au Mozambique.
M. Roger Karoutchi, président. - Madame la directrice, je vous remercie infiniment pour le temps que vous nous avez consacré.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 25.