- Jeudi 21 juillet 2022
- Justice et affaires intérieures - Projet de pacte sur la migration et l'asile - Communication
- Politique commerciale - Accord de libre-échange conclu entre l'Union européenne et la Nouvelle-Zélande - Communication
- Culture - Régime d'autorisation de l'usage du plomb et patrimoine - Proposition de résolution européenne et avis politique
- Recherche et innovation - Constellation de connectivité sécurisée européenne - Proposition de résolution européenne
Jeudi 21 juillet 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 h 00.
Justice et affaires intérieures - Projet de pacte sur la migration et l'asile - Communication
M.
Jean-François Rapin,
président. - Notre ordre du jour est
particulièrement chargé ce matin. Nous allons commencer en
entendant une communication de nos rapporteurs, André Reichardt, qui
interviendra à distance, et Jean-Yves Leconte, sur le projet
européen de nouveau pacte sur la migration et l'asile. Ils suivent avec
attention l'évolution de ce dossier très sensible, auquel ils ont
déjà consacré un rapport en septembre dernier.
Voilà presque deux ans déjà que la Commission
européenne a présenté ce projet de nouveau pacte, qui
intervient après l'échec des négociations sur le paquet
Asile de 2016 : l'son ambition est de parvenir enfin
à réformer la politique migratoire européenne, qui a
été mise en place pour l'essentiel avant la crise migratoire
de 2015 et qui doit être adaptée aux nouveaux défis
migratoires, défis qui se sont encore accentués depuis un an avec
l'attaque hybride menée par la Biélorussie à l'automne
dernier et avec la vague de déplacés ukrainiens fuyant la guerre
et accueillis dans l'Union européenne au cours des derniers mois.
Les négociations sur ce nouveau pacte entamées sous la présidence allemande du Conseil, ont été immédiatement grippées en raison de divergences entre les États membres. La France avait fait d'un déblocage de ces négociations une des priorités de sa présidence. Y est-elle parvenue ? Nos rapporteurs vont nous présenter un point d'étape utile à ce sujet.
M. André Reichardt, rapporteur. - Avec mon collègue Jean-Yves Leconte, nous avons été chargés d'assurer le suivi des négociations sur le projet de nouveau pacte sur la migration et l'asile. Comme l'a rappelé le président Rapin, ce suivi a déjà donné lieu, le 29 septembre dernier, à une première communication ainsi qu'à un rapport d'information, intitulé Négociations du Pacte sur la migration et l'asile : l'Union européenne entre divisions persistantes et nécessaire solidarité.
La Commission européenne a présenté ce nouveau pacte, le 23 septembre 2020, qui propose une approche globale ambitieuse conjuguant politique migratoire, politique de l'asile et politique de surveillance des frontières extérieures de l'Union européenne.
Quels sont ses principaux objectifs ? Il vise d'abord à instituer un filtrage aux frontières extérieures de l'Union européenne des ressortissants de pays tiers qui ne remplissent pas les conditions d'entrée dans celle-ci. Ce filtrage, qui doit se dérouler dans un délai maximal de cinq jours, se décompose en trois étapes : un contrôle sanitaire, une vérification d'identité et un contrôle de sécurité. À l'issue de ces contrôles, la personne devrait être dirigée vers la procédure d'asile ou renvoyée dans son pays d'origine.
Pour la Commission européenne, ce filtrage est la première étape d'une procédure d'asile à la frontière, qui se déroulerait dans un délai maximal de douze semaines et qui concernerait les demandes ayant le moins de chances d'aboutir, comme celles émanant d'un ressortissant d'un pays tiers présentant un faible taux de reconnaissance en matière de protection internationale ou d'une personne qui aurait effectué une demande frauduleuse ou abusive. Cependant, ces procédures reposent sur une « fiction de non-entrée dans l'Union européenne » qui a suscité les inquiétudes des avocats et du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), au sujet tant du droit applicable aux personnes concernées que des garanties dont elles doivent bénéficier.
Le pacte vise aussi à actualiser la base de données européenne Eurodac, qui contient les empreintes digitales des ressortissants de pays tiers qui demandent la protection internationale, ainsi que celles des migrants irréguliers. En pratique, la réforme a deux objectifs : permettre l'enregistrement dans la base des demandeurs d'asile et autoriser l'interconnexion d'Eurodac avec les autres bases de données européennes relatives à la gestion des frontières, à savoir le système d'information Schengen (SIS II), le système d'information sur les visas (VIS), le système européen d'information et d'autorisation concernant les voyages (Etias) et le système des entrées/sorties (EES), ces deux dernières bases devant être opérationnelles en 2023.
Par ailleurs, pour tirer les leçons de l'échec du système de Dublin, qui prévoit, sauf exception, la compétence de l'État membre de première entrée dans l'accueil des demandeurs d'asile, le pacte vise à instaurer un régime d'asile européen et à créer un nouveau mécanisme de solidarité afin de soulager les États membres de première entrée - l'Espagne, la Grèce et l'Italie en premier lieu. En cas de pression migratoire, ce dispositif imposerait la relocalisation de demandeurs d'asile entre tous les États membres sur la base de leur PIB et de leur démographie. En temps normal, la solidarité pourrait aussi s'exprimer par des mesures de soutien financier ou logistique.
Enfin, le pacte vise à augmenter le nombre des retours de migrants irréguliers dans leur pays d'origine par la poursuite des négociations sur la révision de la directive Retour de 2018, par la nomination d'un coordinateur de l'Union européenne pour les retours, et par une coopération opérationnelle accrue entre les États membres et l'Union européenne pour la conclusion d'accords de réadmission avec les pays d'origine.
Or, à la veille de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE), comme nous le soulignions dans notre rapport à l'automne dernier, les négociations étaient au point mort.
En effet, les discussions au sein du Conseil étaient
paralysées par une opposition frontale entre, d'une part, les
États membres de première entrée des migrants
(déjà évoqués) - qui demandaient
plus d'efforts de solidarité aux autres États membres, et,
d'autre part, les pays du groupe de Visegrad - Hongrie, Pologne,
Slovaquie, République tchèque -, qui refusaient de
participer au mécanisme de solidarité européenne
impliquant une relocalisation obligatoire des demandeurs d'asile entre
États membres.
Entre les deux, un groupe d'États, parmi lesquels la France, se disaient prêts à un compromis, tout en souhaitant une réduction des mouvements secondaires de demandeurs d'asile au sein de l'Union européenne. La situation semblait donc figée et risquait de se dégrader.
Telle était la situation avant la PFUE. Souhaitant obtenir des résultats au cours de ses six mois de présidence, la France, par pragmatisme, a été contrainte de modifier la méthode de négociation en privilégiant une « approche graduelle » et non plus « globale », au risque, il est vrai, de perdre en cohérence. Elle a ainsi décidé de mener des négociations en priorité sur certains aspects du pacte : le filtrage, la refonte de la base Eurodac et les modalités de la solidarité à l'égard des États membres de première entrée.
Elle a également renoncé à essayer de trouver un consensus parmi les Vingt-Sept et a trouvé en revanche une masse critique de soutiens parmi eux pour faire adopter ses positions.
Enfin, le contexte international dramatique, à compter du 24 février dernier, marqué par l'invasion russe en Ukraine et par l'accueil de millions de ressortissants ukrainiens dans l'Union européenne, a incité les États membres à assouplir leurs positions initiales et à trouver des compromis en matière migratoire. Pour rappel, en moins d'un mois, afin de faire face aux arrivées massives de ressortissants ukrainiens sur leur territoire, les États membres ont décidé de leur octroyer le bénéfice de la protection temporaire, imaginé en 2001, mais jamais appliqué jusqu'alors, qui leur permet de se déplacer et de travailler dans l'Union européenne.
Puis, le 31 mai dernier, ils ont mis en place une plateforme spécifique permettant de recenser les ressortissants ukrainiens installés dans l'Union européenne, sur la base des informations transmises par les États membres. De l'aveu même des négociateurs de la Commission et de la présidence française, les solutions trouvées ont parfois relevé du « bricolage », mais cela fonctionne. Le 30 juin, 1,7 million d'entrées avaient été enregistrées par 21 États membres. À titre d'exemple, la direction générale des étrangers en France a recensé environ 1 000 ressortissants ukrainiens « protégés » et enregistrés en France qui sont partis vivre depuis dans un autre État membre.
Il faut aussi désormais prendre garde au risque d'exploitation et de traite, par des réseaux criminels, des Ukrainiens souhaitant revenir dans leur pays d'origine. Europol enquête déjà sur 33 affaires. Mais la France devrait aussi mobiliser l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) à ce sujet.
Ainsi, comme l'a indiqué le préfet Claude d'Harcourt, alors directeur général des étrangers en France, le premier résultat - et le plus important - de la PFUE sur le dossier du pacte est d'avoir « désembourbé » les discussions qui étaient au point mort et d'avoir rétabli une dynamique positive de négociation. Sur ce point, le pragmatisme de la présidence française a été unanimement salué.
Les blocs antagonistes sont désormais fissurés : ainsi, l'Italie, qui était très vindicative à l'automne, a soutenu la France pour trouver un compromis. De son côté, malgré son hostilité de principe aux relocalisations et son attachement à l'approche globale, la Pologne a défendu la révision d'Eurodac. Quant à la République tchèque, qui a pris la présidence du Conseil de l'Union européenne le 1er juillet, elle souhaite désormais prolonger les efforts de la présidence française.
Le second résultat concret a été obtenu
lors du Conseil JJustice et affaires intérieures (JAI)
des 9 et 10 juin derniers : les États membres ont en
effet adopté un paquet comprenant deux mandats de négociation,
sur le filtrage et sur Eurodac, ainsi qu'une déclaration politique sur
la solidarité.
Plus précisément, le mandat de
négociation sur le filtrage maintient les équilibres du texte
initial, mais apporte des précisions utiles aux États membres
méditerranéens de première
entrée : en premier lieu, le filtrage pourrait être
effectué soit « aux frontières extérieures ou
à proximité », soit dans « d'autres lieux
désignés » par l'État membre concerné. En
second lieu, les personnes faisant l'objet d'un filtrage devraient bien rester
à la disposition des autorités compétentes pendant la
procédure, mais la rétention administrative de ces personnes
pourrait être remplacée par des « mesures
alternatives » répondant au même objectif. Et, quelle
que soit la localisation choisie pour le filtrage, c'est bien le droit de
l'État membre concerné qui serait applicable aux migrants
concernés.
De même, le mandat de négociation sur la refonte de la base Eurodac préserve le projet de la Commission européenne tout en répondant à une demande des États méditerranéens de première entrée, à savoir comptabiliser de manière spécifique les personnes débarquées dans les ports européens à l'issue d'opérations de secours en mer. Pour l'Espagne comme pour l'Italie en effet, ces personnes arrivent en Europe du fait des obligations internationales du droit de la mer qui leur imposent de porter secours et de prendre en charge ces personnes. Autre évolution : les données biométriques et les principales informations sur les ressortissants ukrainiens bénéficiaires de la protection temporaire devraient être enregistrées sur Eurodac, qui prendrait alors le relais de la plateforme provisoire.
Enfin, 18 dix-huit États membres
et 4 quatre États associés
intégrés à l'Espace Schengen ont signé une
déclaration sur la solidarité qui prévoit un
mécanisme de relocalisation volontaire, qui doit
bénéficier en priorité aux migrants vulnérables
arrivés dans les États membres de première entrée
et ayant demandé la protection internationale. Comme l'ont
souligné l'ensemble de nos interlocuteurs, cette déclaration a
été l'élément décisif qui a permis de
trouver un accord entre États membres. Désormais, le dispositif
envisagé doit être précisé par la Commission
européenne.
À la suite de cette déclaration qui s'inscrit dans les pas de celle adoptée au sommet de La Valette, les États membres devaient prendre des engagements chiffrés en termes de relocalisation. À ce jour, 13 États signataires ont accepté de relocaliser sur leur territoire une part des demandeurs d'asile enregistrés à Chypre, en Espagne, en Grèce, en Italie et à Malte, afin de démontrer la solidarité européenne. Précisons que ces relocalisations ne visent pas à répondre à un afflux massif de migrants lié à une crise migratoire aiguë comme en 2015, mais à alléger la pression migratoire « régulière » sur les points d'entrée.
Concrètement, les engagements des États membres correspondent à un nombre global de 8 300 personnes relocalisées chaque année, dont 3 500 pour l'Allemagne et 3 000 pour la France. Cinq États membres, dont les Pays-Bas, ont en outre décidé de privilégier un soutien financier aux actions d'accueil et d'enregistrement. Ce nombre de relocalisations envisagé peut sembler très faible au regard des arrivées quotidiennes de demandeurs d'asile dans l'Union européenne, mais il pourrait être relevé en cas de besoin.
Comme le rappelait Mme Claire Olsina, directrice de l'asile au ministère de l'intérieur, l'engagement de la France dans ce dispositif est un geste fort à l'heure où l'accueil des ressortissants ukrainiens représente 2 milliards d'euros de dépenses et où les structures d'accueil des demandeurs d'asile en France sont « saturées », malgré un doublement des places depuis 2016 - 110 000 environ. De plus, le nombre de demandes d'asile acceptées par la France était en hausse - avec 54 379 demandes en 2021, soit une progression de 63,8 % par rapport à 2020 -, en particulier du fait de l'arrivée de ressortissants afghans, dont le nombre de premières demandes d'asile a augmenté de 61 % entre 2020 et 2021. L'effort n'est donc pas négligeable.
M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Après les propos d'André Reichardt, j'ajouterai un complément sur le bilan de la PFUE avant de tracer quelques perspectives sur les discussions du pacte.
En ce qui concerne le bilan, je veux simplement rappeler que les déblocages constatés dans les discussions du pacte sont allés de pair avec la révision en cours des règles de l'espace Schengen. D'abord, un pilotage politique de l'espace Schengen a été mis en place avec l'organisation de deux réunions d'un « Conseil Schengen » réunissant les ministres et avec la désignation d'un coordinateur. La Croatie a aussi obtenu son droit d'entrée dans l'espace Schengen, contrairement à la Roumanie et à la Bulgarie qui attendent cette entrée depuis longtemps.
En outre, la nouvelle stratégie pour l'espace Schengen, présentée en 2021, est en cours d'adoption : elle comprend la refonte de l'évaluation de l'acquis Schengen, ainsi qu'un renforcement de la coopération policière opérationnelle et un toilettage du « code frontières Schengen ». Ce dernier a pour objectif de mieux prendre en considération les nouvelles crises - épidémies, actions d'instrumentalisation des migrants... -, de mieux lutter contre les mouvements secondaires de migrants et de redéfinir les modalités de rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures en cas de nécessité. Sur ces deux derniers points, la PFUE est parvenue à faire adopter des mandats de négociation.
Il faut noter qu'un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) du 26 avril dernier est venu rappeler que la durée des contrôles aux frontières intérieures ne pouvait excéder, en l'état du droit, six mois, mais que le législateur européen pouvait modifier ces règles. Le mandat de négociation du Conseil vise justement à changer ces règles pour laisser une grande latitude aux États membres dans le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Je ne suis pas certain que cette vision sera partagée par le Parlement européen. En effet, les contrôles doivent être temporaires si l'on souhaite préserver la liberté de circulation dans l'espace Schengen. La protection de ce dernier doit d'abord être assurée par des contrôles aux frontières extérieures. Quant à l'argument de la Commission européenne selon lequel les règles doivent être changées, car les États ne les respectent pas, il ne me paraît guère pertinent...
J'en viens maintenant aux perspectives : l'adoption du nouveau pacte sur la migration et l'asile demeure incertaine, mais elle est possible.
Premièrement, on peut constater que la France a paré au plus pressé mais le plus dur reste à faire.
Lorsqu'il a débuté sa présidence
semestrielle, notre pays a sélectionné les deux textes au sujet
desquels les discussions étaient les plus avancées et pour
lesquelles il y avait déjà un accord global, le
règlement filtrage et Eurodac, et y a ajouté la
déclaration sur les relocalisations pour obtenir une approche
jugée équilibrée par la Commission européenne,
entre responsabilité et solidarité.
On peut donc dire que le plus dur commence, en particulier parce que les discussions sur le régime d'asile européen, qui n'ont jamais abouti depuis 2016, demeurent bloquées. Aucune garantie de traitement équivalent des demandes d'asile n'existe aujourd'hui entre les États membres. Harmoniser les analyses et échanger les expériences est utile mais insuffisant.
Il faut toutefois noter que la présidence tchèque a l'objectif ambitieux de conclure les trilogues sur le filtrage et sur Eurodac d'ici à la fin de l'année.
Deuxièmement, il est également incontestable que les négociations avec le Parlement européen seront difficiles.
La méthode suivie par la présidence française a remis en cause l'approche globale, avec des accords définitifs sur des points que les États membres ne voulaient jusqu'alors accepter qu'en bloc. Or, le Parlement européen, même divisé sur le contenu du pacte, souhaite y revenir, comme sa présidente, Mme Roberta Metsola, l'a rappelé à la présidence française dans une lettre solennelle.
En pratique, le Parlement veut obtenir des concessions du Conseil au sujet de l'accueil des demandeurs d'asile et des normes que ces derniers doivent respecter. En particulier, les eurodéputées françaises Fabienne Keller, qui a rendu un rapport sur la réforme du règlement Dublin III, et Sylvie Guillaume, qui a travaillé sur les procédures d'octroi et de retrait de la protection internationale, feront entendre leur voix.
De plus, dans la logique de l'approche globale de la question des migrations et de la mobilité (AGMM), le Parlement européen pourrait vouloir conforter les dernières déclinaisons du pacte relatives à l'immigration légale, présentées par la Commission européenne le 27 avril dernier : il s'agit, d'une part, de l'assouplissement des conditions d'obtention du statut de résident de longue durée et, d'autre part, de l'actualisation des modalités de délivrance du permis unique autorisant les ressortissants de pays tiers à résider et à travailler sur le territoire d'un État membre.
En effet, il est difficile, sans cadre légal robuste sur la mobilité, d'obtenir la coopération des pays d'origine des migrants dans la lutte contre l'immigration illégale.
Par ailleurs, certains États membres vont inciter les eurodéputés à faire évoluer l'accord trouvé au sein du Conseil. Ainsi, si l'Espagne a souhaité apparaître constructive lors de l'adoption des mandats de négociation, elle a accepté le compromis sur le filtrage « sans préjudice des négociations à venir ». Elle considère en effet que des accords de réadmission doivent être conclus par l'Union européenne avant qu'un filtrage aux frontières soit effectif. De plus, malgré les assouplissements, l'Espagne souhaite donner encore plus de flexibilité à cette procédure de filtrage en la rendant indépendante de toute procédure d'asile à la frontière et rétention administrative des migrants.
En effet, mettant déjà en oeuvre une procédure d'asile à la frontière dans ses aéroports, l'Espagne ne veut pas la généraliser pour des raisons pratiques, ne disposant pas des infrastructures nécessaires. En outre, la rétention lui pose des difficultés constitutionnelles : toute personne privée de liberté doit en effet être présentée à un juge dans un délai de 72 heures. Comme l'a précisé un conseiller de la représentation permanente espagnole, l'Espagne ne veut pas être obligée « d'installer des centres de rétention sur ses plages ».
Troisièmement, des progrès doivent être enregistrés sur la dimension extérieure et sur la politique des retours. Comme nous l'avions souligné dans notre rapport, la réussite du nouveau pacte sur la migration et l'asile repose sur le développement de la dimension extérieure de la politique migratoire européenne et sur l'efficacité des retours des migrants irréguliers dans leur pays d'origine.
Or, force est de constater qu'avec l'instrumentalisation des migrants par la Biélorussie, l'afflux de ressortissants ukrainiens, la dégradation de la situation au Mali et la reprise des franchissements irréguliers des frontières extérieures de l'Union européenne, qui augmentent de 116 % en mer Égée et de 167 % dans les Balkans entre janvier et mai selon Frontex, le contexte est moins favorable qu'à l'automne dernier pour obtenir des résultats. C'est d'autant plus le cas que la crise alimentaire majeure qui se dessine au Maghreb et dans certains pays d'Afrique subsaharienne, en raison du blocus russe sur les exportations de céréales ukrainiennes, pourrait se transformer en une nouvelle crise sociale et politique avec des conséquences migratoires.
Malgré ce contexte défavorable et le blocage de la révision de la directive « retour » au Parlement européen, la PFUE a travaillé discrètement au renforcement de la coopération entre États membres et institutions européennes pour améliorer les résultats des politiques de retour et de réadmission.
Elle a ainsi constitué le Mécanisme pour la
coordination opérationnelle de la dimension extérieure des
migrations (Mocadem), qui réunit les représentants des
États membres, de ainsi que la Commission
européenne et du le Service européen pour
l'action extérieure (SEAE), pour passer en revue les politiques de
chaque entité vis-à-vis de ces pays et trouver, au cas par cas,
des leviers opérationnels pour agir ensemble. En pratique, 11 pays
tiers font l'objet de cette démarche.
Pour les négociateurs français, cela doit permettre d'éviter la dispersion des efforts auprès des pays tiers cibles, en imposant à ces derniers de négocier avec l'ensemble des 27 États membres tout en leur faisant bénéficier des moyens financiers de l'Union européenne. Pour rappel, dans la programmation stratégique de financement extérieur de l'Union européenne pour la période 2021-2027, près de 80 milliards d'euros sont prévus au titre de l'instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale (IVCDI).
Le constat de l'Espagne et de l'Italie est plus nuancé : tout en saluant la rationalisation des efforts diplomatiques européens qui en résulte, elles considèrent que le Mocadem demeure un simple forum d'échanges et que les relations bilatérales avec les pays tiers sont irremplaçables car nouées de longue date.
En réalité, pour l'heure, les résultats obtenus sont modestes : les discussions ont bien repris avec le Nigéria pour la conclusion d'un accord de réadmission, ainsi qu'avec le Niger. Il pourrait en être de même avec l'Algérie, le Maroc et la Tunisie si ces trois derniers pays acceptaient le retour d'un plus grand nombre de leurs ressortissants en situation irrégulière.
Questionnés par vos rapporteurs sur l'impact de la décision de la France, en septembre dernier, de diminuer le nombre de visas accordés aux ressortissants de ces trois pays tant qu'aucun progrès ne serait constaté sur les retours, les représentants du ministère de l'intérieur n'ont pas donné de chiffres précis. Ils ont simplement souligné que cette décision avait porté ses fruits avec la Tunisie mais que les positions de l'Algérie et du Maroc évoluaient peu. Ainsi, le préfet d'Harcourt a rappelé qu'au cours de l'année écoulée, sur 23 000 obligations de quitter le territoire français (OQTF) délivrées à l'encontre de ressortissants algériens, seules 34 avaient été exécutées.
Cette approche unilatérale française est à la fois contraire aux dispositions du code des visas Schengen, et plus gesticulatoire qu'efficace. Et elle ne sera pas sans conséquence à long terme sur nos relations avec ces pays.
Les efforts de la PFUE ont aussi conforté les négociations avec le Sénégal et la Mauritanie : il s'agit d'autoriser Frontex à soutenir leurs actions de lutte contre les traversées maritimes de migrants irréguliers vers les Canaries mais aussi contre la pêche illégale. Si l'agence européenne est déjà déployée hors de l'Union européenne, par exemple en Albanie ou en Moldavie, il s'agirait du premier déploiement de ses équipes hors d'Europe.
Bien entendu, le succès de ces initiatives dépendra de la stabilisation de Frontex, qui bénéficie désormais de moyens importants, avec 700 personnels et 544 millions d'euros de budget en 2021, mais dont l'action connaît une réelle « crise de croissance » symbolisée par la démission de son ancien directeur exécutif, Fabrice Leggeri, le 29 avril. L'agence a été jugée « peu efficace » dans l'accomplissement de ses tâches par la Cour des comptes de l'Union européenne. Elle a également été accusée de participer à des refoulements illégaux de migrants, organisés par la Grèce, en mer Égée.
Rappelons toutefois sur ce point que Frontex agit sous l'autorité des États membres. Malheureusement, cette situation d'instabilité devrait se poursuivre puisque le prochain directeur exécutif de l'agence ne sera nommé qu'à la fin de l'année 2022.
En réalité, la situation actuelle va même
au-delà d'une crise de croissance : Frontex ne saurait, sans
remettre en cause sa capacité d'agir sur place, formuler d'objections
à la gestion de ses frontières par un État membre. Cela
fragilise l'agence de façon existentielle : si un État
membre refuse son l'intervention, celle-ci n'a pas lieu, comme
à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. De
même, si Frontex dénonçait l'activité à la
frontière grecque, elle ne pourrait plus y agir, alors qu'elle a
été conçue en partie pour s'y déployer.
En outre, ces négociations ont été menées alors que la crise ukrainienne a déclenché le premier engagement de la protection temporaire, André Reichardt l'a rappelé. Cela éclaire d'un jour nouveau les enjeux du pacte asile et immigration, notamment pour l'Europe centrale. Il faudra tirer le bilan de l'octroi de la liberté de circulation et du droit au travail immédiat dont bénéficient les personnes protégées temporaires dans l'Union européenne, pour réévaluer notre politique d'asile.
Ensuite, avec la crise sociale, alimentaire et climatique, s'annoncent plus de mouvements migratoires vers l'Europe. Ce qui sera encore accentué par les décisions de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao) au sujet du Mali, qui bloquent les mouvements intra-africains.
En conclusion, la PFUE a bien permis de « désembourber » les négociations sur le nouveau pacte sur la migration et l'asile, à l'arrêt depuis plusieurs mois, et de franchir une première étape. Mais quelles sont les perspectives ?
Le trio composé des présidences française, tchèque et suédoise, ainsi que la présidence espagnole qui leur succédera, devront maintenir un rythme soutenu de négociations et trouver des accords, non seulement entre États membres mais aussi avec le Parlement européen, sur des sujets complexes tels que le régime d'asile commun ou la politique de retour.
Ces présidences pourraient être aidées par le calendrier institutionnel. En effet, le Parlement européen doit démontrer qu'il peut contribuer utilement au succès de cette réforme sous la présente mandature. Or, les prochaines élections européennes étant fixées en mai 2024, il faudra conclure les négociations au plus tard en février 2024, soit dans un an et demi. Ce faisant, le Parlement européen pourrait changer d'attitude et rechercher un compromis.
Pour cela, il faudra aussi que le Conseil sache faire preuve de souplesse, même sur des points où un accord en son sein a été difficile à trouver, ce qui n'est pas gagné...
M. Jean-François Rapin, président. - Les étapes à franchir restent nombreuses. Je vous remercie de suivre ce dossier comme le lait sur le feu. Nous nous reverrons bientôt sur ce sujet, avec une communication, ou éventuellement une proposition de résolution.
Nous engagerons peut-être aussi un travail commun avec la commission des lois, dont vous êtes d'ailleurs tous les deux membres. J'en avais d'ailleurs parlé au président François-Noël Buffet.
M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Pourrions-nous également étudier plus précisément l'impact du Brexit sur la mobilité des ressortissants français et européens ? Ce n'est pas la priorité la plus brûlante du Brexit, mais cela reste un sujet majeur pour les intéressés vivant au Royaume-Uni. Je pense en particulier au respect de l'accord de retrait.
M. Jean-François Rapin, président. - Notre groupe chargé du suivi de l'accord pourra se pencher sur la question, et je prévois un déplacement au Royaume-Uni et en Irlande sur ce sujet, d'ailleurs lié à celui du transmanche, sur lequel nous pourrions nous pencher.
M.
Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Dans ce
groupe, nous ne traitons que les sujets les plus urgents: ce n'est pas le cas
de celui-ci, qui est de long terme et mais pour lequel les
difficultés s'accumulent petit à petit.
M. Jean-François Rapin, président. - Respectons les compétences de chacun. Nous en reparlerons prochainement avec le groupe de suivi.
Politique commerciale - Accord de libre-échange conclu entre l'Union européenne et la Nouvelle-Zélande - Communication
M. Jean-François Rapin, président. - Un accord de libre-échange entre l'Union européenne et la Nouvelle-Zélande a été conclu le 30 juin, au dernier jour de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE). Les négociations avaient débuté en juin 2018, sur la base du mandat que le Conseil avait donné à la Commission, mandat qui l'engageait aussi à négocier en parallèle un accord avec l'Australie.
Le douzième cycle de négociations remontait à mars 2022. Le texte de l'accord n'est pas encore disponible, mais ce dernier fait déjà parler de lui, comme lors des questions d'actualité au Gouvernement d'hier. La route avant sa soumission au Conseil reste longue, et ce n'est qu'après qu'il pourra être signé et transmis au Parlement européen pour approbation. Dans ce cas, et après ratification par la Nouvelle-Zélande, l'accord entrera en vigueur.
La procédure ne laisse pas de place aux parlements nationaux, la politique commerciale étant une compétence exclusive de l'Union européenne.
Un collectif transpartisan de 130 députés, mené par les députés insoumis Damien Maudet et François Ruffin, a demandé lundi à la Présidente de l'Assemblée nationale d'inscrire à l'ordre du jour un débat suivi d'un vote à ce sujet. Didier Marie appartient, tout comme moi, au comité de suivi de la politique commerciale, où le Gouverement rassemble parlementaires, fédérations professionnelles, syndicats et organisations non gouvernementales. Il va nous éclairer sur ce sujet.
M. Didier Marie, rapporteur. - Cet accord a en effet été conclu au dernier jour de la PFUE. Ce sujet génère des passions, nous l'avons vu hier lors des questions d'actualité au Gouvernement. Comme vous l'avez dit, des députés ont demandé un débat suivi d'un vote à l'Assemblée nationale sur cet accord que la ministre de l'Europe et des affaires étrangères a qualifié hier devant le Sénat de « bon accord » « en première analyse ».
Le texte n'est en effet pas disponible et ne le sera pas avant plusieurs mois. Essayons donc d'y voir un peu plus clair, à partir de ce que nous en dit la Commission européenne, dont j'ai auditionné trois représentants des directions générales du commerce (DG Commerce), de l'agriculture et du développement rural (DG Agri) et de la santé et de la sécurité alimentaire (DG Santé).
La conclusion de ces négociations commerciales, annoncée le dernier jour de la présidence française du Conseil, est intervenue de manière quasi concomitante à la décision du Conseil du 20 juin ouvrant la voie à l'entrée en vigueur, d'ici à la fin du mois de juillet, de l'accord de partenariat sur les relations et la coopération entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la Nouvelle-Zélande, d'autre part. Cet accord, conclu en octobre 2016, avait été ratifié par le Sénat le 7 février 2019 et n'entrera en vigueur que dans quelques jours. Il traite de sujets variés : non-prolifération d'armes, blanchiment, terrorisme, santé, sciences, pêche, etc.
Deuxième élément de contexte : cet accord est le premier à mettre en oeuvre la nouvelle approche en matière de commerce et de développement durable présentée par la Commission européenne le 22 juin 2022 dans une communication intitulée « La force des partenariats commerciaux : ensemble pour une croissance économique verte et juste ». Les représentants des trois DG auditionnés l'ont souligné, saluant la contribution du Sénat sur ce thème.
Pour renforcer la mise en oeuvre et l'application des chapitres relatifs au commerce et au développement durable des accords commerciaux, la Commission prévoit notamment d'étendre la phase standard de mise en conformité du mécanisme de règlement des différends entre États au chapitre sur le commerce et le développement durable.
Concrètement, cela signifie que la partie qui enfreint un engagement en matière de commerce et de développement durable devra indiquer comment, dans un court délai, elle a l'intention de se mettre en conformité avec le rapport publié par des experts communément désignés. En dernier ressort, en cas de non-conformité, des sanctions commerciales pourront être appliquées en cas de violation substantielle de l'accord de Paris sur le climat et des principes fondamentaux de l'Organisation internationale du travail (OIT). On a certes assez peu de chances d'en arriver là avec la Nouvelle-Zélande. Cela étant, ce premier accord dans cette approche servira de matrice pour la suite.
Selon Valdis Dombrovskis, vice-président exécutif et commissaire européen au commerce, « il s'agit d'une nouvelle génération d'accord commercial, dans lequel les deux parties devraient obtenir de réels bénéfices économiques et environnementaux. (...) Il comporte aussi les engagements les plus ambitieux jamais pris en matière de durabilité dans le cadre d'un accord commercial. Cela prouve que nous tenons déjà notre promesse d'obtenir une plus forte valeur ajoutée de nos accords commerciaux en termes de durabilité ».
La Commission considère que cet accord est un précédent qu'elle pourra faire valoir lors de prochaines négociations, en particulier avec l'Australie, j'y reviendrai, mais aussi avec l'Inde, l'Indonésie et le Kenya.
Troisièmement, au-delà des aspects strictement commerciaux, cet accord revêt une symbolique particulière compte tenu de l'ambition affichée par l'Union européenne dans l'Indo-Pacifique, avec une portée géopolitique plus grande que le gain attendu en termes d'échanges. Cela transparaît dans les propos de la présidente von der Leyen, selon qui « la Nouvelle-Zélande est un partenaire essentiel pour nous dans la région indo-pacifique. (...) Ce nouvel accord entre l'Union européenne et la Nouvelle-Zélande arrive à un moment géopolitique crucial. Les démocraties telles que les nôtres travaillent ensemble et apportent quelque chose à leur population. »
Derrière l'accord avec la Nouvelle-Zélande se profile un accord commercial avec l'Australie, bien plus important dans son ampleur. Après des mois de gel, lié à la crise des sous-marins, les négociations sont désormais relancées et un nouveau round devrait se tenir prochainement.
Le communiqué conjoint de la France et de l'Australie, publié à l'occasion de la visite du nouveau Premier ministre australien à Paris le 1er juillet dernier, exprime un « soutien aux négociations en cours pour l'adoption d'un Traité de libre-échange entre l'Australie et l'Union européenne, qui représente une opportunité de stimuler les échanges commerciaux et de renforcer la relation entre les deux partenaires. Conformément à notre intérêt mutuel pour renforcer la contribution des accords de commerce au développement durable, il devrait contenir des engagements ambitieux sur le développement durable ».
L'accord avec la Nouvelle-Zélande doit donc se lire comme une première étape dans l'Indo-Pacifique, les marches les plus importantes restant à venir.
J'en viens maintenant au contenu même de l'accord. Soyons clairs : la Nouvelle-Zélande est un petit marché très éloigné de l'Union européenne, et restera donc après cet accord un « petit » partenaire commercial de l'Union, même si celle-ci revendique d'être le troisième partenaire commercial global de la Nouvelle-Zélande, représentant 11,5 % du total des échanges, derrière la Chine et l'Australie.
Selon la Commission européenne, le montant total des échanges entre les deux parties s'élève ainsi à près de 11,5 milliards d'euros : 7,8 milliards d'euros de biens ont été échangés en 2021, ainsi que 3,7 milliards d'euros de services en 2020. La balance commerciale de l'Union est positive : 3,2 milliards d'euros pour les biens et 1,5 milliard d'euros pour les services. Les exportations de la Nouvelle-Zélande vers l'Union sont dominées par les produits agricoles, tandis que l'Union exporte essentiellement des produits manufacturés.
En 2020, les investissements directs étrangers de l'Union en Nouvelle-Zélande s'élevaient à 8,5 milliards d'euros, tandis que les investissements directs étrangers de la Nouvelle-Zélande dans l'Union européenne représentaient 4,8 milliards d'euros.
La relation commerciale entre la France et la Nouvelle-Zélande est très limitée. La Nouvelle-Zélande est le 72e client et le 69e fournisseur de la France. Après dix ans d'un solde commercial positif porté par Airbus, la France a enregistré pour la première fois en 2020, année de baisse générale du commerce du fait de la covid-19, un déficit commercial à hauteur de 46 millions d'euros.
Vous le savez tous, et cela a été évoqué par Jean-François Rapin, une partie du secteur agricole s'est mobilisée contre cet accord, notamment les interprofessions de la viande bovine, des ovins et du lait.
Ces interprofessions brandissent la perspective de « l'arrivée de plusieurs milliers de tonnes de produits laitiers, viandes ovines et bovines depuis l'autre bout du monde, sans exigence de respect de nos normes de production ». Elles évoquent ainsi des pesticides interdits dans l'Union européenne mais pas en Nouvelle-Zélande, comme l'atrazine, et dénoncent le bilan carbone négatif de ces échanges.
Il s'agit d'un débat régulier, les produits importés ne devant pas nécessairement respecter les mêmes normes de production, mais des normes sanitaires qui font l'objet de contrôles au nom de la santé et de la sécurité sanitaire pour vérifier que les limites maximales de résidus ne sont pas dépassées. L'ambition affichée par le Gouvernement français de défendre des mesures miroirs paraît, à cet égard, tenir davantage de l'effet d'annonce que d'une réelle solution d'ensemble.
J'ai interrogé les services de la DG Agri sur l'atrazine : il m'a été confirmé que ce produit n'est pas interdit en Nouvelle-Zélande mais qu'en pratique, pour pouvoir exporter vers l'Union européenne, son usage serait très limité voire inexistant compte tenu des limites maximales de résidus applicables, de toute façon dûment contrôlées.
Des contingents tarifaires sont prévus pour la viande bovine, les ovins et les produits laitiers. Ils s'élèveront à 10 000 tonnes pour le boeuf, sous condition de qualité. Ce contingent tarifaire sera mis en place sur sept ans à partir de l'entrée en vigueur de l'accord. Il bénéficiera, non pas de droits nuls, mais de droits réduits de 7,5 %. Il s'appliquera en outre uniquement à des animaux alimentés par de l'herbe de haute qualité, avec des coûts de production et des références de durabilité plus élevés que celles applicables aux animaux élevés en parcs d'engraissement. C'est la notion de « boeuf Hilton ». La Commission européenne considère que cette restriction peut servir de précédent dans la négociation de futurs accords. Soyons lucides : cette clause était assez simple à obtenir de la part de la Nouvelle-Zélande compte tenu du mode d'élevage en vigueur dans ce pays et de ses étendues sans habitation.
Un quota de 38 000 tonnes, progressivement mis en place sur sept ans, a par ailleurs été ouvert pour les ovins. Les droits seront ramenés à zéro. La Commission souligne que la Nouvelle-Zélande bénéficie aujourd'hui d'un quota très supérieur dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), de 126 000 tonnes, et qu'il est loin d'être utilisé. Sur les quatre dernières années, seules 50 000 tonnes par an l'ont ainsi été. C'est ainsi avant tout un message politique adressé aux éleveurs néo-zélandais.
Ces concessions accordées sur les ovins ont ainsi permis de maîtriser l'ouverture du quota sur le boeuf, qui aurait certainement été plus problématique pour les producteurs européens. Par ailleurs, il faut également rester attentif aux évolutions et l'on ne peut évidemment pas garantir que ce quota ne sera pas utilisé un jour.
Des quotas ciblés, bénéficiant de droits réduits, ont également été ouverts pour les produits laitiers : 15 000 tonnes à taux réduit pour la poudre de lait, 25 000 tonnes à droits nuls pour le fromage, les droits de douane étant par ailleurs ramenés à zéro pour un autre quota de 6 031 tonnes dont la Nouvelle-Zélande bénéficie dans le cadre de l'OMC. Enfin, s'agissant du beurre, la Nouvelle-Zélande bénéficiera d'une réduction de droits de douane pour une partie du quota dont elle bénéficie au titre de l'OMC, à hauteur de 21 000 tonnes sur les 47 177 tonnes auxquelles elle peut prétendre. Elle obtiendrait en outre un quota additionnel de 15 000 tonnes aux mêmes conditions.
Tous les secteurs agricoles ne souscrivent pas aux critiques formulées par les interprofessions de la viande et du lait. Certains secteurs, notamment celui des vins ou encore la filière porcine, bénéficieraient en effet de l'accord.
La Commission fait ainsi valoir que les droits de douane seront supprimés dès le premier jour sur les principales exportations de l'Union, telles que la viande porcine, le vin et le vin mousseux, le chocolat, les sucreries et les biscuits, et relève que l'accord protégera la liste complète des vins et spiritueux de l'Union ainsi que 163 indications géographiques.
Quant aux produits sensibles comme plusieurs produits laitiers, la viande bovine, la viande ovine, l'éthanol et le maïs doux, elle considère que l'accord n'autorisera les importations à des taux de droit zéro ou réduits en provenance de Nouvelle-Zélande que pour des quantités limitées, au titre des contingents tarifaires que je vous ai présentés. Ces arguments de la Commission éclairent la réponse apportée hier par la ministre Catherine Colonna en séance publique.
Par ailleurs, les personnes que j'ai auditionnées ont été plus loin : s'agissant des modes de production, les producteurs néo-zélandais auraient parfois des contraintes réglementaires plus fortes que les producteurs européens. Selon elles, l'argument des modes de production serait donc à manier avec précaution. En outre, elles relèvent qu'un accord vétérinaire sectoriel est en vigueur depuis 1996 et qu'il fonctionne très bien.
Nous savons néanmoins qu'au-delà de ces quotas spécifiques applicables à la Nouvelle-Zélande, il faut prêter attention aux effets cumulés des traités de libre-échange, notamment dans la perspective d'ouvertures à venir en direction de l'Australie et de l'Inde.
Au total, tous domaines économiques confondus, la Commission européenne estime que « le commerce bilatéral devrait augmenter de 30 % grâce à cet accord » et que « les investissements de l'UE en Nouvelle-Zélande ont un potentiel de croissance allant jusqu'à 80 % ».
Selon ses évaluations, les droits de douane pourraient être réduits « de quelque 140 millions d'euros par an (...) pour les entreprises de l'Union européenne dès la première année d'application ». La directrice de la DG Commerce a même évoqué une croissance de 45 % des exportations de l'Union dès l'instauration de l'accord. Les principaux secteurs d'exportation de l'Union sont la chimie, les cosmétiques, les pièces automobiles, l'industrie optique et les pièces électroniques.
L'évolution attendue n'est évidemment pas négligeable mais, je le rappelle, les enjeux strictement commerciaux restent modestes compte tenu de la taille du marché néo-zélandais. Ce qui importe, c'est la dynamique géopolitique et la dimension de précédent que revêt un tel accord.
Enfin, en application des traités, nous n'aurons pas à ratifier cet accord, qui relève de la compétence exclusive de l'Union et sera donc soumis uniquement à l'approbation du Conseil et du Parlement européen, vraisemblablement à la fin de l'année 2023 ou au début de l'année 2024. Très clairement, la Commission européenne s'efforcera à l'avenir d'éviter les accords mixtes.
Or, compte tenu des implications de ces accords commerciaux et de la sensibilité du sujet dans nos territoires, je pense que nous ne pouvons pas nous satisfaire de cette situation. Les parlements nationaux doivent être mieux associés au processus de négociation et de prise de décision sur ces accords, et ne pas se contenter de se prononcer sur les mandats de négociation, comme nous l'avions fait pour les accords avec la Nouvelle-Zélande et l'Australie il y a quelque temps.
Le Parlement européen a appelé de ses voeux une révision des traités à la suite de la Conférence sur l'avenir de l'Europe : si une convention est effectivement convoquée, c'est un point que nous devrons porter dans le débat.
Mais sans attendre, il me semble que nous devons soit prendre l'initiative, soit exiger un débat et un vote au Parlement, préalablement à toute prise de position du gouvernement français sur ce dossier au Conseil.
Catherine Colonna nous a dit hier qu'elle reviendrait vers nous avec des explications, une fois que l'approbation de l'accord serait acquise : sa réponse n'est pas satisfaisante, nous ne voulons pas être informés une fois que tout est terminé !
Sa réponse me renforce dans ma conviction que nous devons accroître le suivi que notre commission exerce sur les négociations en cours et, plus généralement, sur les enjeux commerciaux. Il nous revient de prendre l'initiative si nous voulons peser davantage.
M. Jean-François Rapin, président. - Vous le voyez, nous veillons à rester sur des éléments très factuels malgré l'accès impossible au contenu de l'accord. Nous continuerons à suivre ce dossier avec intérêt, selon la temporalité que vous venez d'évoquer.
Sur les quotas d'importations de produits laitiers néo-zélandais dans l'Union européenne, nous serions donc autour de 40 000 tonnes : 15 000 tonnes en poudre de lait et 25 000 tonnes sous forme de fromage. À titre de comparaison, la France seule importe 1,1 million de tonnes de produits laitiers. Il faudra donc être attentif à la confirmation de ce chiffrage.
Sur les intrants, dont l'atrazine, il faut faire preuve d'une vigilance extrême. C'est ce qu'a rappelé hier, avec bon sens, Laurent Duplomb : il n'est pas logique, alors que certaines normes pèsent sur notre production, d'importer des produits de pays qui ne les respectent pas, alors que nous n'aurions pas besoin d'importer autant sans ce cadre normatif rigoureux.
Voyons comment évoluent les choses cet été : l'accord n'est que conclu, pas signé. Notre initiative pourrait prendre la forme, sans préjudice de celle des députés, d'une proposition de résolution européenne à l'automne, avec un positionnement plus clair basé sur des éléments concrets. En effet, les données que nous avons actuellement ne permettent pas de proposer une position tranchée.
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Je remercie notre collègue Didier Marie de la qualité et de la clarté de son exposé.
Je le rappelle, la Nouvelle-Zélande est pour nous de l'autre côté de la Terre ! Les relations entre ce pays et l'Europe sont-elles de même niveau que celles qui peuvent exister entre la Grande-Bretagne et l'ensemble des pays du Commonwealth ? Si j'ai bien compris, la Nouvelle-Zélande servirait de plateforme pour l'Europe pour ce qui concerne le bassin indo-pacifique. Or le Commonwealth joue également ce rôle. Y aura-t-il une sorte de marchandage d'un côté comme de l'autre ?
M. Alain Cadec. - S'agissant des accords de libre-échange, nous devons être extrêmement vigilants. Nous avons en face de nous un certain nombre de pays libre-échangistes, à savoir les pays nordiques, la Tchéquie, la Slovaquie et quelques autres, qui sont « accros » aux accords commerciaux.
Au Sénat, nous devons être très vigilants pour pouvoir au besoin faire pression sur l'Union européenne. Un accord de libre-échange doit être gagnant-gagnant. Or, de plus en plus, les accords passés par l'Union européenne sont seulement « gagnants » pour le pays avec lequel l'accord est signé.
Par ailleurs, je le souligne, la signature de tels accords est en contradiction avec la notion de souveraineté alimentaire.
M. Jean-Michel Houllegatte. - Je veux à mon tour féliciter Didier Marie d'avoir apporté des informations objectives sur cet accord, qui suscite un certain nombre de débats.
S'agissant des chiffres évoqués, s'agit-il de chiffres à l'échelle européenne ou de la France ?
M. Didier Marie, rapporteur. - À l'échelle européenne !
M. Jean-Michel Houllegatte. - Même si ces accords commerciaux sont globalement bénéfiques à l'Europe et à la France, l'agriculture y est souvent considérée, malheureusement, comme la variable d'ajustement. Les agriculteurs ont l'impression de payer pour des exportations de biens et de services sur lesquels la France et l'Europe sont leaders.
M. Didier Marie, rapporteur. - Monsieur de Nicolaÿ, s'agissant de la relation avec le Commonwealth, nous n'avons pas d'information sur le sujet. La Grande-Bretagne cherche très certainement à redévelopper ses relations avec ses pays partenaires. Elle a d'ailleurs signé récemment un accord avec l'Australie, dont nous n'avons pas pleinement évalué le contenu.
Sur la vigilance que nous devons avoir à l'égard des accords de libre-échange, je partage les propos d'Alain Cadec. La plupart de ces accords sont bénéfiques à l'Union européenne, dans leur dimension économique, normative - l'Europe ayant pour ambition d'imposer ses règles à l'échelle internationale -, ou diplomatique et, donc, politique.
L'accord en gestation avec la Nouvelle-Zélande s'inscrit dans un accord politique conclu dès 2016, qui ne cesse de s'intensifier.
Pour ce qui concerne la souveraineté alimentaire, nous devons faire progresser nos capacités de production. Dans l'attente, nous aurons besoin d'importer. Ce n'est pas l'agriculture qui est mise en difficulté. Seuls certains secteurs agricoles sont impactés, en fonction des pays de l'Union européenne. En France, nous avons un souci avec la filière bovine, qui estime être systématiquement mise en difficulté. Cette situation résulte-t-elle de la signature de ces accords ou de certaines difficultés internes ? Sur ce sujet, Jean Bizet était assez dur, renvoyant la filière bovine à ses responsabilités.
Je l'ai dit, certaines filières agricoles, en particulier le secteur viticole, sont très heureuses de ces accords.
Il convient de considérer tout cela avec mesure et vigilance.
M. Alain Cadec. - Pour ce qui concerne l'alcool, les accords commerciaux nous sont plutôt favorables !
M. Didier Marie, rapporteur. - En effet ! Dans l'accord, 163 indications géographiques protégées (IGP) sont reconnues.
Ce qui est important, ce n'est pas le volume de cet accord, mais le fait qu'il s'agisse du premier d'une nouvelle génération d'accords.
Nous devrons revenir sur la façon dont la Commission européenne a revisité sa stratégie d'accords commerciaux, pour les rendre plus durables.
Culture - Régime d'autorisation de l'usage du plomb et patrimoine - Proposition de résolution européenne et avis politique
M. Jean-François Rapin, président. - Nous évoquons maintenant un autre sujet important, à savoir l'incidence du régime européen d'autorisation de l'usage du plomb sur le patrimoine. Le 21 juin dernier, notre collègue Vanina Paoli-Gagin a déposé avec plusieurs de ses collègues une proposition de résolution européenne visant à préserver l'activité des vitraillistes, menacée par l'interdiction du plomb qui pourrait intervenir dans le cadre de la prochaine révision du règlement REACH relatif aux substances chimiques.
Ce texte a été renvoyé pour examen à notre commission. Des précédents d'exemptions relatives à l'interdiction de recourir au plomb pour un secteur déterminé ont déjà eu lieu dans certains domaines. J'ai pu approcher ce sujet voilà quelques années, lorsque, au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, j'avais plaidé pour une exemption au bénéfice du cristal de la directive relative à la limitation de l'utilisation de substances dangereuses dans les équipements électriques et électroniques. Nous avions alors obtenu gain de cause. Toutefois, il semble qu'une telle exemption ne soit pas envisageable dans le cas qui nous occupe aujourd'hui. Les rapporteurs, que je remercie pour leur travail intense dans le délai imparti à notre commission pour examiner ce texte et pour leur engagement au service du patrimoine européen dans le prolongement de leur récent rapport à ce sujet, vont nous expliquer pourquoi.
Chacun, dans vos territoires, vous avez pu être interrogés par des vitraillistes inquiets de voir leur profession remise en cause par ces règlements.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Effectivement, nous avons effectué un travail intense et accéléré.
Grâce à la proposition de résolution européenne déposée il y a un mois par notre collègue Vanina Paoli-Gagin, nous avons l'occasion, ce matin, d'aborder de nouveau l'importance du patrimoine européen, et particulièrement de ses métiers d'art.
Voilà quatre mois, avec Louis-Jean de Nicolaÿ, nous présentions devant notre commission notre rapport d'information proposant une stratégie européenne ambitieuse pour le patrimoine. Nous recommandions d'assumer ce qui, selon nous, doit devenir une véritable priorité pour l'Union européenne. Le patrimoine, bien commun des Européens, est aussi un puissant facteur d'identité, de reconnaissance, de rayonnement pour l'Europe, et un levier d'attractivité, de développement durable et de cohésion pour nos territoires.
Il semble que nos espoirs puissent aboutir sous présidence tchèque, puisque c'est à la fin de l'année, à l'issue de celui de la période 2019-2022, que devrait être élaboré le nouveau programme d'action quadriennal européen en matière de culture, pour la période 2023-2026, qui pourrait prendre la forme d'une résolution du Conseil. Nous formons le voeu que le patrimoine en soit un axe fort, voire structurant.
Nous évoquions, à l'appui de notre conviction en faveur du patrimoine, l'Europe des cathédrales, des monastères, des pèlerinages, l'Europe des châteaux, des monuments, unie dans sa diversité pluriséculaire, mobilisée pour la conservation de ce précieux héritage, et sans cesse tournée vers la création, le renouveau des savoirs et des arts ainsi mis en oeuvre.
Or voici que cette Europe du patrimoine, des arts et des savoir-faire ancestraux et toujours renouvelés est menacée, presque inopinément ! Non pas par quelque force venue de l'extérieur, mais en son sein même, par une tentative, vertueuse dans son principe, de réglementation de l'usage des produits chimiques. Nous sommes là dans le domaine de REACH, acronyme anglais du règlement européen concernant l'enregistrement, l'évaluation et l'autorisation des substances chimiques. Ce règlement date du 18 décembre 2006 et sa gestion est confiée à l'Agence chimique européenne, désignée elle aussi sous son acronyme anglais ECHA. Ce règlement fleuve fait plusieurs centaines de pages, sans compter les annexes, tout aussi volumineuses. Ainsi l'annexe XIV, qui nous occupe ici, compte 331 pages. Quant au site internet de l'ECHA, presque intégralement en anglais, il est sans doute l'un des plus touffus et complexes qui soient. Il contient plusieurs milliers voire dizaines de milliers de pages et mériterait un moteur de recherche à lui tout seul !
C'est dire qu'il n'a pas été simple de se repérer dans ce maquis, dans le délai d'un mois que le règlement du Sénat laisse à notre commission pour examiner la proposition de résolution européenne (PPRE), à compter de son dépôt. Nous tenons à remercier tout d'abord les professionnels, maîtres verriers et la Chambre syndicale nationale du vitrail, qui nous ont tôt alertés, ainsi que notre collègue auteure de la proposition de résolution, qui a pris l'heureuse initiative de saisir ainsi le Sénat de ce sujet.
Pourquoi cette mobilisation précoce ? L'ECHA a lancé au printemps une consultation sur l'inclusion du plomb à l'annexe XIV du règlement REACH, concernant les substances dites « particulièrement préoccupantes ».
Or la procédure d'autorisation que cela implique, et qui cédera la place à une interdiction pure et simple au terme de quelques années, représenterait un coût prohibitif pour les utilisateurs : plusieurs mois de montage de dossier d'expertise, exigeant le recours à un cabinet ou une structure d'appui spécialisé et le versement d'une redevance à l'ECHA, de l'ordre de 27 000 euros à 200 000 euros, selon la taille de l'entreprise concernée. Les TPE et PME françaises du secteur du patrimoine culturel ne pourront pas mettre en oeuvre cette procédure très lourde. Leur survie même serait mise en cause à court terme.
Avant d'examiner le vaste champ patrimonial concerné, au-delà du seul secteur du vitrail, il convient de revenir au calendrier de révision du règlement REACH et à la procédure qui s'y applique, que nous détaillons dans notre rapport écrit.
Toute modification des annexes de ce règlement XIV, listant les substances soumises à autorisation, avec interdiction à terme, ou XVII, listant celles qui sont soumises à une simple déclaration qui peut comporter des exceptions, relève de la procédure de réglementation avec contrôle, qui date d'avant le Traité de Lisbonne. La Commission européenne doit consulter le comité des États membres de l'ECHA, dit comité REACH, composé de représentants de chacun des États membres, et ne peut pas adopter la modification si l'opinion du comité est négative, c'est-à-dire si la proposition de modification ne reçoit pas une majorité qualifiée en sa faveur. Les parlements nationaux peuvent ici jouer un rôle précieux de « lanceurs d'alerte » législatifs auprès de leur gouvernement, qui est représenté dans le comité d'experts, mais aussi directement auprès de la Commission européenne dans le cadre du dialogue politique.
Le plomb figurait déjà, depuis 2018, sur la liste des substances dites « candidates » à l'inscription à l'annexe XIV. Il a donc fait l'objet, dans ce cadre, d'une consultation publique, ouverte le 2 février 2022 et close depuis le 2 mai 2022.
Le comité REACH doit maintenant se prononcer pour prioriser les substances à inclure dans cette annexe XIV. Il se prononce sur le tonnage, la dangerosité et le caractère dispersif, et examine l'impact des règles envisagées sur l'industrie. Ainsi, 84 % du tonnage de plomb utilisé concerne les batteries. Au comité, siège pour la France un représentant de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) avec l'appui d'un représentant du ministère de la transition écologique.
Interviendra ensuite l'instruction par la Commission européenne de la recommandation de l'ECHA et des informations recueillies lors de la consultation publique.
À ce stade, le résultat de la consultation n'est pas encore accessible sur le site de l'ECHA, qui, de fait, n'a pas encore adopté sa recommandation.
Une fois la recommandation adoptée, ce qui devrait intervenir au plus tard d'ici à la fin de l'année 2022, la Commission européenne proposera, en général sous douze mois, un projet de règlement, qui devrait donc intervenir d'ici à la fin de l'année 2023. C'est alors seulement que les autorités françaises auront officiellement connaissance des intentions de la Commission quant à l'inscription ou non du plomb à l'annexe XIV du règlement REACH.
Selon les services de la Commission européenne que nous avons interrogés, quelque 1 500 contributions auraient été reçues par l'ECHA au sujet du plomb. Selon le ministère français de la culture, auraient participé à la consultation de l'ECHA les ministères de la culture ou autorités en charge du patrimoine et des monuments historiques des pays et collectivités suivants : Autriche, Allemagne fédérale, Land de Saxe, Italie, République tchèque, Pays-Bas. Cela peut indiquer un début de mobilisation politique sur l'enjeu patrimonial de l'inscription du plomb en annexe XIV.
Les maîtres verriers qui nous ont saisis demeurent légitimement inquiets, car la fabrication et la conservation du vitrail sont indissociables de l'usage du plomb. Les baguettes formant la matrice soutenant le verre coloré et peint sont en plomb. Ces baguettes présentent longitudinalement des rainures opposées, dos à dos, en forme de H, où sont serties les plaques de verre, jusqu'à 170 par mètre carré. L'espace compris entre les rainures au milieu du plomb s'appelle « l'âme » ; les côtés qui recouvrent le verre sont les « ailes ».
Les propriétés intrinsèques de malléabilité, de durabilité et de solidité du plomb expliquent que le réseau arachnéen formé par ces baguettes soit irremplaçable.
Or la France concentre plus de 60 % du patrimoine des vitraux européens et abrite la plus grande surface de vitraux au monde. Nul besoin d'insister sur la valeur exceptionnelle de ce patrimoine, dont les plus beaux joyaux sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco, mais qui s'étend aussi dans tous nos territoires. Je renvoie à ce sujet à l'excellent rapport d'information sur l'état du patrimoine religieux dans notre pays, publié voilà deux semaines par nos collègues Pierre Ouzoulias et Anne Ventalon, au nom de la commission de la culture.
Mais les maîtres verriers ne sont pas les seuls à s'inquiéter, loin de là. Le champ des métiers concernés est beaucoup plus vaste, d'où les amendements que nous proposons à la PPRE initiale, afin de couvrir l'ensemble du champ du patrimoine, après avoir précisé et circonscrit le cadre procédural que nous venons d'indiquer.
Les facteurs d'orgues sont eux aussi concernés au premier chef, ainsi que les organistes et tous les amateurs de ce prodigieux instrument, en partie constitué de plomb. Malgré de nombreux essais de substitution depuis le XIXe siècle, il apparaît que sa sonorité est indissociable de la part de plomb qui forme l'alliage de ses tuyaux, dans une proportion variant de 10 % à 95 % environ.
C'est pourquoi nous avons entendu l'association Orgue en France, présidée par M. Philippe Lefebvre, organiste titulaire de Notre-Dame de Paris, ainsi que le groupement professionnel des facteurs d'orgues, rattaché à l'Union nationale des industries de l'ameublement français. Sur près de 10 000 orgues recensées en France, près de 1 600 sont classées au titre des monuments historiques. Les manufactures d'orgues représentent environ 65 entreprises en France, dont une trentaine a un effectif moyen compris entre trois et cinq personnes. Environ 200 à 250 personnes travaillent, dans notre pays, chez les tuyautiers et dans les manufactures d'orgues. On estime entre 200 kilos et une tonne la quantité de plomb pur mise en oeuvre annuellement par une entreprise.
L'interdiction du recours au plomb ou la lourde procédure d'autorisation de l'annexe XIV de Reach entraînerait le risque majeur de la perte de cet immense patrimoine pluridisciplinaire : orgues à tuyaux, facteurs d'orgues, organistes, compositeurs de musique d'orgue et, à terme, la musique d'orgue elle-même, dans sa diversité, qu'elle soit profane ou sacrée.
Au-delà du vitrail et de l'orgue, la présence du plomb dans de nombreux éléments des bâtiments anciens et des monuments historiques implique d'autres filières du patrimoine culturel, qui pourraient être gravement affectées.
M. Louis-Jean de Nicolaÿ, rapporteur. - En effet, la taille de pierre classique utilise également du plomb, matériau de remplissage entre les pierres, mais aussi de couverture des appuis et des corniches en pierre et des joints en fer des pierres, ainsi protégés de la corrosion. La malléabilité et la durabilité du plomb concourent à la conservation de long terme des bâtiments anciens. Certaines toitures historiques sont également constituées de plomb. C'est le cas de celles de nombreuses cathédrales, tout particulièrement Notre-Dame de Paris, mais aussi de nombreux monuments, comme le château de Versailles, le musée du Louvre, l'Opéra Garnier, le Panthéon ou les châteaux de la Loire.
L'impact le plus lourd concernerait donc l'ensemble des professions liées à la restauration et à la conservation des monuments historiques. C'est pourquoi nous avons également entendu le Groupement des entreprises de restauration des monuments historiques, qui fédère 252 entreprises de douze métiers, employant près de 10 000 salariés, dont environ 1 000 apprentis en France. Les tailleurs de pierre des monuments historiques comptent 78 entreprises, employant quelque 5 000 salariés, pour un chiffre d'affaires estimé à 600 millions d'euros. Les couvreurs des monuments historiques comptent 39 entreprises employant 1 500 salariés, pour un chiffre d'affaires de 170 millions d'euros.
Les feuilles de plomb servent également à l'étanchéité des bassins et le plomb demeure utilisé pour celle des joints et conduites alimentant les fontaines, la statuaire et les ornements du château et du domaine de Versailles et le réseau hydraulique d'autres domaines nationaux, comme celui de Saint-Cloud.
De nombreuses recherches de matériaux de substitution ont été réalisées par les professions concernées. Toutefois, elles ont constaté que le plomb comme produit de scellement et de jointoiement a un meilleur comportement élastique au cours du temps que la résine ou le mortier. C'est un motif majeur de l'utilisation maîtrisée du plomb dans tous ses usages patrimoniaux : sa malléabilité, sa ductilité, sa résistance à la corrosion en font un matériau éminemment durable, qui assure la contribution du patrimoine au développement durable.
L'interdiction ou la restriction de l'utilisation du plomb pour ces usages reviendrait donc à condamner un nombre important d'entreprises de petite taille ayant développé un savoir-faire unique au service du patrimoine français et européen.
Outre les bâtiments et monuments historiques, les musées et les institutions patrimoniales de l'Union européenne et du monde entier conservent de très nombreux objets d'art et biens culturels contenant du plomb, dont la liste a été dressée par le Conseil international des monuments et des sites, le Conseil international des musées et la Confédération européenne des organisations de conservateurs restaurateurs : la sculpture en bronze, les conduites d'eau romaines, les sarcophages du haut Moyen-Âge, les insignes médiévaux des pèlerins en étain plombé, les jouets et articles ménagers, les poids médiévaux pour filets de pêche et tissus, les restes d'activité industrielle, le matériel médico-militaire, les émaux au plomb sur la céramique, le verre au plomb, le blanc de plomb dans la peinture, les pièces de monnaie, les médailles ou les poids, ainsi que des éléments d'impression. L'on pourrait ajouter d'autres objets du patrimoine technique, telles les voitures hippomobiles ou automobiles anciennes, mais aussi les sceaux anciens conservés dans les archives, bibliothèques et musées.
La conservation, l'entretien et la restauration de tous ces éléments du patrimoine européen requièrent la manipulation ou l'usage du plomb par les conservateurs, restaurateurs et autres agents intervenant dans ces opérations.
Nous ne négligeons nullement dans notre rapport l'enjeu sanitaire, bien évidemment central, mais qui était peu développé dans la PPRE initiale. Nous vous soumettons donc une version amendée de ce texte, enrichi de visas, considérants et paragraphes.
Le plomb est un polluant bien identifié. L'usage de carburants sans plomb a, heureusement, drastiquement réduit la pollution qui y est liée. Mais nous sommes bien conscients des dangers du plomb, de la gravité du saturnisme, du caractère reprotoxique de ce matériau, particulièrement nocif pour les jeunes enfants, les femmes enceintes, les foetus. Ces risques sont connus et pris en charge dans la population générale. Mais qu'en est-il précisément dans les secteurs du patrimoine ? Nous déplorons qu'à ce jour, il n'existe aucune donnée épidémiologique fiable mettant en question en France et en Europe la santé des travailleurs exposés au plomb dans le domaine du patrimoine culturel.
C'est pourquoi nous appelons à la réalisation d'études spécifiques à ce domaine, au niveau européen et avec un financement adéquat sur les programmes de recherche européens, avec le concours des services de la commissaire à la culture, Mme Mariya Gabriel. Nous avons pu récemment attirer l'attention de son cabinet sur ce point crucial.
La prévention du risque plomb est une préoccupation de longue date de tous les secteurs du patrimoine que nous avons rencontrés, préoccupation dont nous nous réjouissons de constater qu'elle est partagée par les associations professionnelles ainsi que par le ministère de la culture, sa direction générale des patrimoines et de l'architecture, et sa sous-direction des monuments historiques et des sites. Toutes les entreprises concernées y sont sensibilisées et ont pris les mesures de prévention indispensables en évaluant la présence de plomb et en déployant des protocoles stricts en matière d'hygiène ainsi que des moyens de protection collective et des équipements de protection individuelle.
Nous avons constaté de visu, en nous rendant sur le chantier de restauration d'une église historique au coeur de Paris, dans l'île Saint-Louis, l'importance des mesures prises en matière de prévention, la réalité et l'intensité des contraintes qui pèsent sur les entreprises et les intervenants et les contrôles imposés, pour la bonne protection de la santé des travailleurs concernés : vestiaires et douches sur échafaudage, port de vêtements de travail lavés par une entreprise extérieure, interdiction de manger et de fumer avec ceux-ci, traitement spécial des déchets.
La législation française prévoit en effet déjà des exigences spécifiques en ce qui concerne le plomb en matière de protection de la santé humaine et de l'environnement.
Sur le plan de la santé au travail, le code du travail français a prévu deux indicateurs permettant de vérifier l'efficacité des mesures de prévention mises en place vis-à-vis du risque plomb : la valeur limite d'exposition professionnelle (VLEP) au plomb, et la plombémie, assortie de valeurs limites biologiques (VLB) à ne pas dépasser.
Le code du travail prévoit également que le médecin du travail assure un suivi individuel renforcé dès le dépassement de certains seuils de concentration de plomb dans l'air ou de plombémie.
Ces valeurs limites sont susceptibles d'être abaissées et harmonisées au niveau européen dans le cadre de la révision de la directive 98/24/CE du 7 avril 1998 concernant la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs contre les risques liés à des agents chimiques sur le lieu de travail, ce qui renforce les exigences de prévention.
Un guide pratique intitulé « Organisation des chantiers patrimoniaux en présence et avec maintien du plomb » a par ailleurs été rédigé à l'initiative du ministère de la culture. Ce guide, finalisé en 2018, pourrait être publié et largement distribué, tout comme l'ont été les actes d'une journée d'étude organisée en 2018, en lien avec la Caisse régionale d'assurance maladie d'Île-de-France (Cramif) et le ministère de la culture, par l'Association des restaurateurs d'art et d'archéologie de formation universitaire (Araafu).
Nous citons ces documents de référence dans notre rapport et dans notre PPRE. La prévention s'appuie aussi sur les guides et fiches produits par l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) sur la santé et sécurité au travail. La Fédération française du bâtiment (FFB) propose également sur son site internet un kit de documents en ligne.
Les formations initiales et continues des professionnels proposées, par exemple, par l'Institut national du patrimoine (INP) ou par l'École de Chaillot, prennent déjà en compte la prévention du risque plomb, mais pourraient être enrichies par les recommandations de ces documents.
Ces règles, ces outils, ces bonnes pratiques existent donc. Les maîtres d'ouvrage, maîtres d'oeuvre et entreprises des chantiers d'entretien et de restauration incluant le plomb, dans tous ses états, sont mobilisés en faveur de la sécurité sanitaire des chantiers et de tous les intervenants. Nous sommes toutefois favorables à ce qu'un protocole national voire européen de prévention du risque plomb soit mis en oeuvre sur les chantiers des monuments historiques, sur le fondement des protocoles instaurés récemment sur les chantiers français.
Cette voie nous semble bien préférable à une révision du règlement REACH. Certes, l'article 58 de ce règlement prévoit que certaines utilisations ou catégories d'usages peuvent être exemptées de l'obligation d'autorisation, à condition que le risque soit bien maîtrisé, mais uniquement s'il l'est par le biais d'une législation communautaire spécifique. Or le risque plomb est bien maîtrisé, nous l'avons vu, mais par une législation et une réglementation nationales. Hélas, faute de législation communautaire spécifique existante, une telle exemption à l'obligation d'autorisation pour continuer à utiliser le plomb dans les activités patrimoniales paraît exclue, dans le cadre de l'annexe XIV de REACH.
Pour les filières du patrimoine qui constituent l'objet de la présente proposition de résolution, le moyen le plus sûr de garantir une telle exemption serait donc le statu quo, c'est-à-dire le maintien du plomb en dehors du champ de l'annexe XIV.
Si la Commission européenne jugeait toutefois nécessaire de durcir les règles d'usage du plomb dans le secteur industriel, elle pourrait aussi bien recourir à d'autres législations européennes existant par ailleurs dans le champ du travail ou de la santé -- législations qui, elles, relèvent d'ailleurs de la procédure de codécision -, mais elle devrait alors veiller à bien exempter les filières patrimoniales de telles nouvelles dispositions.
Il importe que le gouvernement français s'engage en ce sens et mobilise son représentant au comité de l'ECHA pour éviter une désastreuse inscription du plomb à l'annexe XIV du règlement REACH. Je rappelle que le plomb relève actuellement de l'annexe XVII.
La France appartient au groupe des pays les plus ambitieux en Europe en matière de gestion des risques des substances chimiques, dénommé « Reach-Up », déterminé à promouvoir des avancées ambitieuses pour la sécurité environnementale dans le cadre de la révision du règlement REACH. Elle se trouve par conséquent en bonne position pour défendre en même temps la nécessité de prévoir des précautions spécifiques afin de préserver l'avenir des filières patrimoniales. Elle est d'autant plus légitime à plaider pour une telle exception patrimoniale qu'elle est dotée d'un patrimoine culturel exceptionnel.
Les maîtres verriers, facteurs d'orgues, couvreurs, maçons du patrimoine maîtrisent et transmettent des gestes et des techniques ancestrales dont ils sont les seuls dépositaires. Toute une culture européenne, mais aussi une économie touristique patrimoniale reposent sur l'entretien de ces bâtiments dans un état proche de leur construction, permettant aux visiteurs d'appréhender l'histoire de notre pays et de notre continent. Il y va de l'attractivité et du développement durable, mais aussi du développement économique et social de nos territoires, sans parler de la pratique des cultes ou du simple plaisir de contempler les jeux de lumière et de couleurs des vitraux et de se laisser emporter par les sons prodigieux des grandes orgues.
Au total, pour ce qui concerne la révision telle qu'elle est actuellement envisagée du règlement REACH, nous partageons et prolongeons les préoccupations de l'auteur de la PPRE, en les élargissant à l'ensemble des filières concernées.
Tel est le sens des modifications substantielles que nous vous proposons d'apporter à cette proposition de résolution européenne, afin que la dimension patrimoniale de l'usage du plomb soit pleinement prise en compte, au-delà même du règlement REACH.
Nous vous proposons d'adresser dans le même mouvement un signal politique direct à la Commission européenne par un avis politique, reprenant en grande partie les termes de la proposition de résolution européenne, sous réserve de quelques dispositions qui concernent plus spécifiquement la Commission.
M. Jean-François Rapin, président. - De tels sujets requièrent une certaine vigilance. À la demande de notre commission, un débat aura d'ailleurs lieu en séance à la rentrée d'octobre sur la prise en compte des territoires, des savoir-faire et des cultures dans l'élaboration de réglementations européennes d'harmonisation.
Merci de votre rapport et du travail que vous avez effectué sur la PPRE, qui ne dénature pas la volonté de notre collègue Vanina Paoli-Gagin, mais vient au contraire l'enrichir.
M. Claude Kern. - Merci de ce travail. J'ai travaillé le plomb par le passé, notamment dans une fonderie artisanale. Nous ne connaissions pas à l'époque la nocivité des fumées associées.
Que ce soit dans l'artisanat, l'industrie ou la rénovation du patrimoine, le plomb est irremplaçable. Il offre en effet une ductilité que l'on ne retrouve dans aucun matériau de substitution. J'adhère donc entièrement aux propositions qui nous sont présentées, notamment celle relative à la réalisation d'études plus approfondies sur les risques du plomb et la recherche d'un matériau de remplacement. Si l'on se souvient de ce qui a pu se produire, par exemple, pour l'amiante -- qui n'est pas dangereux tant qu'il n'est pas volatil, contrairement à ce que l'on a pu affirmer -, il faut se préserver en la matière de tout excès.
M. Pierre Ouzoulias. - La relation entre le plomb et les humains est ancienne. On peut ainsi mesurer dans les glaces du Groenland les premiers travaux réalisés par les Romains en Espagne pour l'exploitation des mines de plomb, au IIe siècle avant Jésus-Christ. Notre civilisation est imprégnée de plomb depuis sa naissance.
Je remercie également les rapporteurs pour ce travail précis. Nous sommes confrontés à une incompréhension du domaine de la préservation des monuments historiques. Si le souci d'éloigner les substances nuisibles des processus de production contemporains est évidemment compréhensible, s'agissant du patrimoine, les matériaux ne peuvent être séparés de la façon dont ils sont produits. En effet, l'objectif de la restauration est de restituer non seulement les monuments, mais aussi les savoir-faire ayant permis leur construction. Nous devons pour cela approcher au plus près les techniques anciennes.
Ne faudrait-il pas envisager de classer parmi les monuments historiques les savoir-faire et modes de production anciens, mais vivants, afin de les mieux transmettre, comme cela se fait au Japon, par exemple ? Il faudrait avancer sur ce sujet en Europe, y compris pour certaines techniques agricoles ancestrales, dont nous pourrions avoir besoin dans un avenir proche.
La commission adopte à l'unanimité la proposition de résolution européenne ainsi modifiée, disponible en ligne sur le site du Sénat, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de M. Patrick Chaize, vice-président de la commission des affaires économiques -
Recherche et innovation - Constellation de connectivité sécurisée européenne - Proposition de résolution européenne
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - Je suis heureux d'accueillir les représentants de la commission des affaires économiques pour le dernier point de notre ordre du jour, qui concerne l'examen d'une proposition de résolution européenne (PPRE) relative au programme européen de constellation satellitaire sécurisée. Ce texte, que j'ai déposé il y a quelques jours avec mes collègues André Gattolin et Anne-Catherine Loisier, est le fruit d'un travail commun à nos deux commissions.
La politique spatiale européenne est déterminante pour notre souveraineté économique. Ce sera d'ailleurs l'un des sujets traités lors de la prochaine Conférence interparlementaire européenne sur l'espace (European Interparliamentary Space Conference - EISC) que le Sénat accueillera les 15 et 16 septembre prochains et qu'organisent conjointement la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, la commission des finances, la commission des affaires économiques et la commission des affaires européennes.
M. Patrick Chaize, vice-président de la commission des affaires économiques. - Je tiens à excuser l'absence de Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques et du groupe de travail sur l'espace, qui m'a chargé de la représenter.
Je tiens également à remercier la commission des affaires européennes, et en particulier son président Jean-François Rapin, d'avoir associé la commission des affaires économiques à l'élaboration de cette proposition de résolution européenne.
Au vu des enjeux que soulève le projet de la Commission européenne concernant la connectivité, les télécommunications, la concurrence et le développement économique des industries spatiales française et européenne, il nous a effectivement semblé important de pouvoir travailler ensemble, dès le départ, sur ce sujet.
Les travaux menés en commun par nos deux commissions nous permettent également, dans une certaine mesure, de préparer et d'affiner nos positions, en tant que parlementaires français, en vue de la Conférence européenne interparlementaire sur l'espace, cette année présidée par le Sénat, sous le haut patronage de son Président.
M. André Gattolin, rapporteur pour la commission des affaires européennes. - Le 16 février 2022, la Commission européenne a présenté une proposition de règlement européen visant à créer une constellation de connectivité sécurisée européenne. Cette constellation consisterait en un groupe de satellites artificiels travaillant de concert, avec un triple objectif. Le premier est de fournir un accès à Internet à haut débit pour tous les Européens, c'est-à-dire de mettre fin aux zones blanches - ce que nous ne parvenons pas à faire par voie terrestre. Le deuxième est d'assurer une redondance des systèmes de communications terrestres, afin d'assurer la continuité et la résilience des télécommunications européennes. Enfin, le troisième objectif est d'offrir à l'Union européenne et aux entités gouvernementales de ses États membres des services européens autonomes de télécommunications par satellite sécurisés, afin de ne pas dépendre de manière critique d'infrastructures et de services spatiaux de pays tiers ou d'entités contrôlées par des pays tiers.
Afin de mieux garantir la confidentialité des communications gouvernementales, la constellation devrait, à terme, être sécurisée grâce à des technologies d'informatique quantique et post-quantique. Les entités gouvernementales autorisées à utiliser les services gouvernementaux sécurisés seront désignées par chaque État membre, sur le modèle de ce qui existe déjà pour le service public réglementé du système Galileo.
Ce projet européen survient dans un contexte de multiplication des constellations satellitaires de télécommunications, notamment en orbite basse. Je ne citerai que les plus connues, parmi lesquelles les constellations Starlink, de SpaceX, dont quelque 2 700 satellites sont déjà en orbite, OneWeb, qui en compte déjà près de 200, et bientôt la constellation Kuiper d'Amazon, mais il en existe bien d'autres, y compris de petites constellations privées. D'autres sont prévues par de grands États comme la Chine ou la Russie. Cependant, il ne s'agit pas seulement de suivre le mouvement.
La multiplication récente des crises, qu'il s'agisse de catastrophes naturelles ou de conflits armés, montre toute la pertinence, pour l'Union européenne, de disposer de réseaux de télécommunications sécurisés et redondants. Malgré les risques de collision pouvant survenir entre ces satellites, voire de destruction malveillante par un tiers, les réseaux de télécommunications par satellite demeurent nettement moins vulnérables que les infrastructures terrestres.
À ce titre, disposer d'une constellation de connectivité autonome serait précieux pour l'Union européenne, notamment pour la gestion de crises environnementales ou humanitaires, y compris hors des frontières de l'Union. Rappelons-nous comme nous avons tous applaudi Elon Musk lorsqu'il a mis à la disposition des Ukrainiens les services de connectivité de Starlink, pour pallier les destructions d'infrastructures terrestres de communication, dès les premiers jours du conflit en Ukraine.
Le volet gouvernemental sécurisé aurait aussi une forte valeur ajoutée pour les opérations militaires extérieures, ainsi que pour tous les usages institutionnels des États membres et de l'Union hors du territoire européen. Nous pensons, bien sûr, aux connexions avec nos représentations et nos ambassades partout dans le monde.
Le programme spatial de l'Union européenne adopté en 2021 comporte déjà une composante de télécommunications gouvernementales sécurisées par satellite, dénommée GovSatCom. Son principe est de mettre en commun les ressources publiques et privées disponibles dans l'Union en matière de télécommunications par satellite, afin d'optimiser leur utilisation par les gouvernements des États membres. Le règlement spatial de 2021 prévoit, à l'issue d'une première phase, qui court jusqu'en 2025, une évaluation du programme. Si l'approche par la mise en commun apparaissait alors insuffisante pour faire face à l'évolution de la demande, la possibilité est ouverte de développer, dans une deuxième phase, des capacités spatiales additionnelles, dans le cadre d'un ou plusieurs partenariats public-privé.
De fait, dans un contexte de rivalités et de tensions géopolitiques accrues, les besoins croissants de communications gouvernementales de l'Union et des États membres ne peuvent être satisfaits par les capacités actuellement disponibles au niveau de ces derniers. Par ailleurs, aucun État membre ne dispose, isolément, des financements nécessaires au lancement d'une constellation de connectivité sécurisée pour son seul usage. Pour cette raison, la France, qui est pourtant en pointe au niveau européen dans le domaine spatial, soutient fortement le projet de constellation européenne.
La Commission européenne justifie également sa proposition par la nécessité de mieux sécuriser les communications gouvernementales contre l'aggravation des menaces « cyber », en utilisant des technologies de cryptographie quantique et post-quantique. Or les clefs de cryptographie quantique ne peuvent pas, en l'état actuel des technologies, être transportées par la fibre, ce qui signifie qu'il est impossible d'utiliser les technologies quantiques, et a fortiori post-quantiques, pour sécuriser des communications transitant par les réseaux terrestres.
Les experts que nous avons auditionnés sont moins optimistes que la Commission sur l'horizon auquel les technologies de cryptographie quantique et post-quantique pourront être utilisées pour sécuriser la constellation, car ils ne devraient pas être matures, au niveau industriel, avant au moins une dizaine d'années. Dans cette situation, face aux progrès importants et aux investissements réalisés par des pays comme la Chine - qui déploie des financements considérables dans ce domaine -, l'Europe risque, pendant quelques années, de se trouver démunie face aux cyberattaques reposant sur les technologies quantiques. Les acteurs américains avec lesquels j'ai pu échanger partagent ces préoccupations et ces inquiétudes.
Cependant, l'objectif, à terme, d'une meilleure sécurisation des communications gouvernementales de constellation grâce à des technologies quantiques et post-quantiques reste hautement pertinent. Il est évident qu'il faut soutenir fermement l'intégration dans la constellation de démonstrateurs et de prototypes quantiques européens, afin de stimuler la recherche et l'innovation dans ce domaine. En parallèle, il faut bien sûr prévoir et développer des technologies de sécurisation des communications plus immédiatement disponibles, afin de sécuriser la constellation pendant le temps requis pour le passage de l'informatique traditionnelle à l'informatique quantique. Il faudra aussi anticiper la transition entre ces technologies classiques de sécurisation et les technologies d'informatique quantique et de cryptographie post-quantique. Les modalités de cette transition devront être adaptées en fonction du calendrier de déploiement de la constellation européenne.
Pour mettre en oeuvre la constellation, la Commission européenne envisage un modèle de concession. Après avoir recueilli les besoins en services gouvernementaux des différents États membres, la Commission définira un portefeuille de services, sur la base duquel un marché public sera passé avec un consortium d'acteurs privés. Ces acteurs privés seront libres d'ajouter des services commerciaux de leur choix. Ce modèle de concession semble indispensable, du fait du caractère limité des besoins institutionnels, et au regard du coût de la constellation. Si la Commission européenne n'entend pas donner de directives quant à ces services complémentaires, l'idée est que ces derniers concourent à la compétitivité et à la croissance, en proposant des services innovants aux particuliers et aux entreprises européennes. Ainsi, la constellation vise également un objectif économique et social plus large qu'une simple amélioration de la connectivité en Europe.
Dans ce cadre de partenariat public-privé, et dans l'optique d'une constellation souveraine, il faudra se montrer particulièrement vigilant sur la propriété et la gouvernance des entreprises attributaires du marché de la constellation, afin de garantir la protection des infrastructures et technologies stratégiques européennes. À la suite des discussions qui ont eu lieu au Conseil, différents degrés de services gouvernementaux sont désormais envisagés : des plus souverains et sécurisés - « hard gov » - aux moins sensibles - « light gov » -, pour lesquels la Commission privilégierait des achats de services déjà existants. Les entreprises qui fourniront ces services gouvernementaux, quelle que soit la forme retenue, devront faire l'objet d'une surveillance particulière.
Sur le papier, ces risques sont déjà bien pris en compte, puisque, dès que la Commission l'estimera justifié, l'article 24 du règlement spatial européen, qui régit les conditions d'éligibilité des entreprises aux marchés publics de l'Union en matière spatiale, pourra être appliqué. Cet article prévoit que les entreprises doivent notamment, pour être éligibles, être établies dans l'Union européenne et n'être soumises au contrôle d'aucun pays tiers ou d'aucune entité dépendant de pays tiers. Cependant, si la ligne de partage apparaît claire pour les services de communication gouvernementale, elle l'est moins pour les services commerciaux. Or l'utilisation de ces derniers pourrait aussi revêtir, in fine, une importance stratégique, au gré de l'appropriation de leurs usages par les citoyens, les entreprises, ou même par les institutions publiques de l'Union.
De ce point de vue, le statut des acteurs du « Nouvel Espace », ou New Space, et surtout des petits acteurs émergents, indispensables au développement de ces technologies, doit faire l'objet d'une attention particulière. Il est très important de soutenir ces acteurs innovants et de structurer le secteur spatial européen de manière à les faire travailler avec les acteurs historiques de l'espace - qui sont eux aussi innovants. Chacun doit pouvoir contribuer au projet, en complémentarité, sur toute la chaîne de valeur de l'industrie spatiale.
Il faut souligner parallèlement que la multiplication des partenaires multiplie aussi les risques de failles de sécurité. Elle multiplie également les risques de rachat ou de prise de contrôle de ces petites structures par des entités extraeuropéennes - prises de contrôle qui pourraient se faire à l'insu de la Commission européenne. Aussi, dans le cadre de la résolution, nous recommandons un examen très attentif de la gouvernance et de la répartition du capital des entreprises qui souhaitent investir dans ce projet de constellation et proposer des services commerciaux à partir des infrastructures gouvernementales, mais également ensuite, un suivi de la structure de leurs capitaux et de leur gouvernance, notamment lorsqu'il s'agit de petites sociétés appartenant au New Space.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Je tiens également à remercier la commission des affaires européennes, et en particulier son président Jean-François Rapin, d'avoir associé la commission des affaires économiques à l'élaboration de cette proposition de résolution européenne.
Le projet européen de constellation de connectivité présente en effet des enjeux importants en matière de télécommunications, de concurrence et de développement économique des filières industrielles spatiales française et européenne.
Je souhaiterais insister sur quatre points.
L'urgence est de mise si l'Union européenne souhaite se positionner sur le segment des constellations spatiales de connectivité et s'affirmer dans la durée comme une puissance spatiale de premier plan.
En effet, le déploiement de telles constellations nécessite l'utilisation d'une ressource limitée, peu connue et pourtant indispensable, à savoir les fréquences de radiocommunications. Les États membres doivent mettre à disposition ces fréquences pour le compte de l'Union européenne, afin de permettre les usages gouvernementaux de cette constellation.
Les disponibilités du spectre de radiofréquence et de l'orbite basse étant limitées, il apparaît que seul le fonctionnement de quatre à cinq constellations de connectivité, au maximum, serait réaliste dans de bonnes conditions. Les nouvelles générations de constellations comme Starlink de SpaceX, Kuiper d'Amazon ou OneWeb se développent rapidement et sont déjà partiellement opérationnelles. Autrement dit, il est grand temps pour l'Union européenne de déployer sa propre constellation souveraine de connectivité.
Dans cette perspective, la France est le seul État membre à avoir indiqué à la Commission européenne mettre à disposition des fréquences militaires pour les usages gouvernementaux de la constellation. Ces fréquences disponibles ne sont actuellement pas utilisées. La France dispose d'un droit d'usage prioritaire sur ces fréquences auprès de l'Union internationale des télécommunications (UIT) jusqu'en octobre 2027. Afin que ce droit d'usage prioritaire ne soit pas perdu, le premier satellite de la constellation européenne devra donc être mis en orbite au plus tard à cette date. Toutefois, la Commission européenne ambitionne un déploiement bien plus rapide, dès 2024, et ce afin d'être dans la course des quatre ou cinq premières constellations.
Au regard du coût estimé du déploiement d'une telle constellation, d'au moins 6 milliards d'euros - sans compter les coûts de maintenance et de renouvellement régulier de la flotte de satellites -, et compte tenu de la vitesse à laquelle la Commission européenne souhaite mettre en oeuvre ce projet, il me semble important d'insister sur les bénéfices que pourrait apporter une telle constellation, que certains sous-estiment sous prétexte que nous pourrions nous satisfaire de la fibre.
Le développement en orbite basse offre des avantages décisifs en matière de réduction des temps de latence et d'amélioration de la vitesse de connexion, les satellites étant plus proches de la Terre qu'en orbite géostationnaire.
Ces avantages sont importants pour les usages gouvernementaux, notamment militaires, mais également pour les usages commerciaux : la chirurgie à distance, les véhicules autonomes, le guidage de précision des bateaux ou encore le développement des objets connectés, et même les jeux en ligne.
Les avantages sont également considérables pour les particuliers. L'objectif est ainsi de fournir à la population européenne des services satellitaires de connectivité complémentaires à ceux qui sont permis par les réseaux terrestres de télécommunications, notamment pour les zones habitées qui ne pourront pas être couvertes par une seule et même technologie.
Par exemple, si la France est le pays de l'Union européenne le plus avancé dans le déploiement de la fibre optique, cette vitesse de déploiement n'est pas toujours gage de qualité de service, et le raccordement d'entreprises et de particuliers dans les zones montagneuses et peu denses et dans les territoires ultramarins demeure incertain. Ce sont d'ailleurs principalement dans ces zones que se situent les 4 000 abonnés dont dispose Starlink en France.
En outre, c'est faire affront à l'avenir que de penser que nous pourrions nous passer d'une constellation de satellites à l'heure où toutes les grandes puissances en font une priorité, où nous prônons plus de souveraineté numérique et alors que nous découvrons de nouvelles vulnérabilités liées notamment aux catastrophes naturelles. Ainsi, nous enterrons de moins en moins la fibre ; qu'adviendrait-il si une partie du réseau aérien était rendu inopérant par des tempêtes ou des incendies ?
Nous nous devons donc, au Sénat, de soutenir le déploiement d'une telle constellation qui viendra répondre à des besoins grandissants de connectivité ainsi qu'aux carences vécues par une partie de la population européenne et par plusieurs entreprises, le but étant de résorber les zones blanches dans nos territoires et de renforcer la connectivité, assurant ainsi une plus grande résilience de nos systèmes de télécommunications.
Le soutien que nous apportons à ce projet n'ignore toutefois pas les conséquences de ce déploiement en matière d'encombrement de l'espace et, à terme, de prolifération des débris spatiaux.
Selon les estimations de l'Agence spatiale européenne (European Space Agency - ESA), il y aurait en orbite plus d'un million de débris. Sur les 12 000 satellites lancés depuis les années 1950, seuls 4 500 sont encore opérationnels, tandis que la plupart des autres satellites toujours en orbite ne sont plus utilisés.
Il me semble important d'oeuvrer pour un alignement des calendriers, la Commission européenne ayant récemment proposé l'élaboration de règles communes en matière de gestion du trafic spatial, dans un double objectif de limitation de la pollution spatiale et de promotion d'une concurrence équitable entre les différents opérateurs concernés.
Cette nouvelle réglementation devra être pleinement en vigueur au moment du déploiement de la constellation afin de promouvoir, au niveau européen, un usage plus durable et plus responsable de l'espace, dans la continuité des efforts réalisés par la France lors de l'adoption de la loi sur les opérations spatiales en 2008.
Enfin, et je me permets d'insister sur ce dernier point, nous devons promouvoir une approche stricte de la préférence européenne. Autrement dit, les satellites de la constellation européenne devront être déployés par des lanceurs européens depuis des bases de lancement situées sur le territoire de l'Union européenne. Il s'agit là d'un enjeu primordial de souveraineté, afin de nous permettre de disposer, dans la durée, d'un accès autonome à l'espace.
Affirmer la préférence européenne en matière d'infrastructures spatiales est également un moyen de soutenir, à long terme, le développement et l'innovation de l'industrie spatiale française et européenne, que ce soit les acteurs historiquement établis ou de nouvelles start-up du New Space.
En effet, il serait regrettable que le déploiement d'infrastructures spatiales gouvernementales, financées par des fonds publics, bénéficie avant tout aux lanceurs américains et aux acteurs économiques extraeuropéens. C'est un enjeu de souveraineté, mais également de retour sur investissement de l'argent public investi, car les retombées économiques d'un tel projet devraient d'abord bénéficier aux entreprises et aux territoires de l'Union européenne.
En contrepartie, tous les efforts déployés permettant d'affirmer une préférence européenne en matière spatiale devraient s'accompagner d'engagements supplémentaires de la part des entreprises spatiales européennes, afin qu'elles assurent la cadence et la fluidité des lancements européens.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - Comme la commission des affaires économiques, la commission des affaires européennes est fermement attachée à l'application d'une préférence européenne pour les lanceurs. Une telle préférence paraît évidente pour les satellites destinés aux services gouvernementaux, et a fortiori militaires. Toutefois, elle devrait l'être aussi pour la plupart des lancements commerciaux, pour d'évidentes raisons liées à la souveraineté technologique. Comme nous l'a dit l'un des entrepreneurs que nous avons auditionnés : à l'heure où l'on parle pour l'Europe de souveraineté économique, il n'est pas raisonnable de laisser un satellite trois semaines en attente de lancement sur le sol des États-Unis. Il est concrètement impossible d'en assurer la surveillance 24 heures sur 24. Sans vouloir prêter de mauvaises intentions à nos amis américains, cela revient à se jeter dans la gueule du loup !
Je rappelle d'ailleurs que le droit européen de la commande publique n'interdit pas les restrictions d'accès aux marchés publics européens, pour peu qu'elles soient suffisamment justifiées, notamment pour des motifs de sécurité.
Il est tout à fait légitime d'utiliser pleinement cette latitude laissée aux donneurs d'ordre et nous devrons, pour notre part, être particulièrement attentifs à la manière dont la Commission libellera les marchés.
Selon la proposition de la Commission, les lancements devraient se faire « si possible » à partir du territoire des États membres. Cette expression est ambiguë, et elle a été interprétée de manière divergente par nos partenaires européens. Certains estiment en effet qu'une moindre compétitivité des bases de lancement européennes serait un motif suffisant pour se tourner vers des fournisseurs de services de lancement étrangers. Dans le même article de la proposition de règlement, la mention explicite d'un objectif de promotion de « l'autonomie stratégique » de l'Union semble limiter la possibilité d'une telle interprétation, qui n'est évidemment pas celle de la France. Néanmoins, afin d'éviter tout malentendu ultérieur, nous souhaiterions que ce point soit clarifié. De telles dérogations à la préférence européenne ne devraient intervenir que dans des cas très limités d'incapacité constatée des lanceurs européens à remplir cette mission, et seulement si un retard de déploiement était susceptible de causer des dommages importants au système.
Sur ce point, la présidence française du Conseil de l'Union européenne ne nous a peut-être pas beaucoup aidés, car, comme vous le savez, au titre de la présidence, les représentants français se sont abstenus de faire prévaloir leur point de vue lors des discussions au Conseil. Nos partenaires italiens, avec lesquels nous sommes très en phase à ce sujet et qui y sont très intéressés à travers leur lanceur Vega-C, n'ont pas réussi à obtenir de garanties supplémentaires.
Si nous souhaitons tous que les satellites de la constellation soient déployés par des lanceurs européens, l'applicabilité de restrictions de lancement pour des acteurs non européens dépendra, concrètement, de la capacité d'Ariane 6 - le cas échéant suppléée par Vega-C - à déployer ces satellites.
Si le vol inaugural de Vega-C a bien eu lieu la semaine dernière, le lancement d'Ariane 6 ne cesse d'être retardé. Il est actuellement prévu pour l'année 2023, et devra en outre, dans ses premières années de fonctionnement, assurer le déploiement de la constellation Kuiper d'Amazon, qui a réservé dix-huit lancements échelonnés entre 2024 et 2027. Même si une montée en cadence des lancements n'est pas à exclure, l'hypothèse selon laquelle les services de lancement européens seraient insuffisants pour assurer le déploiement de la constellation européenne demeure malheureusement plausible. Afin de se prémunir contre ce risque, il serait souhaitable que la Commission européenne assure plus fermement son rôle de client d'ancrage pour les services de lancement européens - comme l'a d'ailleurs fait l'Agence spatiale européenne.
Dans le contexte de montée en puissance de l'Union européenne dans le domaine spatial, le nouveau projet de constellation illustre d'ailleurs à nouveau les difficultés d'articuler la coexistence, en Europe, de l'Union européenne spatiale et de l'ESA. Ce n'est pas un problème nouveau, mais, au vu de l'importance des enjeux de sécurité en présence, la répartition des rôles doit être ici strictement définie. Pour la constellation, il est prévu que l'ESA se cantonne à un rôle de soutien technique, notamment dans l'analyse des offres des partenaires privés.
Par ailleurs, les marchés concernant les services gouvernementaux ne devraient pas être ouverts aux pays de l'ESA non membres de l'Union européenne. La même question se pose pour les bases de lancement : faut-il autoriser, comme le souhaitent certains grands pays partenaires, des lancements depuis la Norvège ? Nous n'y sommes pas favorables, car les priorités de l'ESA et de l'Union peuvent être divergentes.
Le Royaume-Uni, qui est un acteur spatial de premier plan, a quitté l'Union européenne, mais demeure membre de l'ESA, ce qui met encore davantage en relief cette césure. Même si les conditions de production et d'accès aux informations classifiées de l'Union par l'ESA seront renforcées, et même si le Royaume-Uni ne pourra participer, dans le cadre de l'Agence, qu'à la fourniture de services commerciaux pour la constellation, peut-on garantir que les entreprises britanniques ne tireront pas un bénéfice excessif des informations auxquelles elles pourraient avoir accès à l'occasion de ces collaborations ?
En outre, je rappelle que le gouvernement britannique est l'un des actionnaires principaux de la constellation OneWeb, dont la nouvelle constellation européenne sera une concurrente directe dans plusieurs domaines. Peut-on, dans ces conditions, laisser librement les entreprises britanniques candidater aux appels d'offres relatifs à la constellation européenne ? Des garde-fous devront être posés. Cela relèvera des négociations entre l'ESA et la Commission, qui semble avoir pris la mesure du problème.
Pour finir, il faut évoquer le financement du projet. Son coût total, pour la période 2023-2027, est estimé par la Commission à 6 milliards d'euros, parmi lesquels 1,6 milliard d'euros serait financé par l'Union et 2 milliards d'euros par le secteur privé, le reste devant être assuré par les États membres et des États tiers participant au programme, ainsi que par l'ESA.
Sur ce point, deux remarques s'imposent. Premièrement, le montant exact du projet n'est pas connu a priori, puisque l'architecture de la constellation et le nombre de satellites nécessaires à la fourniture du portefeuille de services, qui sera défini par la Commission, seront laissés au libre choix des prestataires. Néanmoins, au vu des budgets consacrés par les acteurs privés au déploiement de leurs constellations, le montant total annoncé apparaît particulièrement faible : on parle ainsi de 10 à 15 milliards d'euros pour le déploiement de Kuiper.
Il est donc indispensable de consolider le modèle de financement du projet. En ce qui concerne les fonds européens mobilisés, pour l'instant, la somme de 1,6 milliard d'euros prévue par l'Union est redéployée depuis d'autres programmes, notamment le programme spatial européen et Horizon Europe. On peut le regretter, mais lorsqu'on connaît la difficulté des négociations budgétaires européennes, cela est sans doute plus sage que de rouvrir le cadre financier pluriannuel - dont les dernières négociations ont duré près de quatre ans.
En revanche, il faut, dès à présent, anticiper l'intégration de ce nouveau programme dans le prochain cadre financier pluriannuel, bien au-delà des 442 millions d'euros initialement prévus, pour GovSatCom et la surveillance de l'espace durant la période 2021-2027. Le développement de l'espace comme secteur stratégique, au-delà des programmes historiques Galileo et Copernicus, nécessitera une augmentation considérable des budgets européens associés. Je rappelle d'ailleurs que le budget consacré à la politique spatiale dans le cadre financier pluriannuel 2021-2027 était déjà en nette augmentation, par rapport à la période précédente, signe de sa montée en puissance.
Afin de sécuriser le financement privé de la constellation et d'assurer la viabilité de son business plan, il serait souhaitable que les premiers services commerciaux soient lancés dès le déploiement de l'infrastructure gouvernementale. Il conviendrait alors de privilégier dans un premier temps, dans les critères d'attribution, la maturité de l'offre de service et l'existence d'un marché. Nous ne pourrons en effet nous passer des acteurs privés pour le financement du programme. Il nous semble par ailleurs très important, vu les implications financières et les incertitudes concernant la viabilité financière du projet, que le Parlement européen, mais aussi les parlements nationaux soient régulièrement informés par la Commission européenne des évolutions survenues dans la mise en oeuvre du partenariat public-privé envisagé, afin de pouvoir réagir à toute difficulté qui se présenterait à ce sujet.
La Commission européenne envisage un calendrier de déploiement de la constellation très ambitieux, impliquant le lancement des premiers satellites et de premiers services accessibles dès 2024. La présidence française du Conseil de l'Union européenne a obtenu un accord sur le projet au Conseil, le 29 juin, après seulement quatre mois de négociations. Le double objectif de la proposition a permis un relatif consensus au sein des États membres, certains, comme la France, étant plus sensibles aux usages souverains et militaires, et d'autres plus sensibles à la réduction des zones blanches et au développement de services commerciaux.
Le Parlement européen devrait se prononcer en octobre, et la présidence tchèque de l'Union européenne a fait de ce dossier une priorité. Elle espère obtenir un accord en trilogue au plus tard au tout début de l'année 2023. Ainsi, le calendrier envisagé par la Commission pourrait être tenu, de premiers appels d'offres pouvant être lancés dès l'année prochaine. Des consultations avec les industriels du secteur spatial sont d'ores et déjà prévues durant cet été, en parallèle des négociations sur la proposition de règlement, afin de pouvoir lancer rapidement les premiers appels d'offres dès son adoption.
Il nous paraît urgent de lancer la constellation, qui assurera les conditions de la souveraineté européenne et d'une croissance tirant bénéfice des nouveaux usages du numérique. Toutefois, nous appelons à une grande vigilance quant aux conditions de sécurité et de participation des acteurs extraeuropéens à ce projet, et quant à ses modalités de financement. C'est l'objet de la proposition de résolution européenne que nous avons déposée conjointement, et que nous vous proposons d'adopter aujourd'hui.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez parlé de cyber-sécurité et de la nécessité d'apporter une attention particulière aux fournisseurs de services gouvernementaux. Quel est votre avis sur le projet d'association entre Thales et Google présenté dans le cadre de la doctrine gouvernementale du cloud de confiance ? La justification de cette association est qu'il n'existerait pas de fournisseur de cloud européen, ce qui est faux. Compte tenu de l'attention qu'il convient de porter à l'ensemble des éléments de la chaîne de valeur, y compris nos petites entreprises, et des risques induits par l'extraterritorialité du droit américain, ne faudrait-il pas redoubler de vigilance dans le cadre de ce type de projets ?
Mme Anne-Catherine Loisier. - Au sein de l'Union européenne, certains États sont favorables à une ouverture vers des entreprises extérieures, quand d'autres plaident pour une souveraineté sécurisée au maximum, ce qui implique de privilégier les entreprises européennes. Un cryptage renforcé permettrait peut-être de travailler avec des entreprises extra-européennes dans des conditions de sécurité adéquates. Nous sommes favorables à un travail partenarial, à condition que la souveraineté française et européenne demeure assurée.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - Au cours de nos auditions, nous avons entendu des start-ups comme des grandes entreprises du domaine spatial. L'idée qu'elles développent de former des consortiums agrégeant ces différents acteurs m'a paru intéressante.
M. André Gattolin, rapporteur. - En matière d'industrie spatiale, nous sommes davantage autonomes qu'en matière numérique, où de grands groupes sont devenus dominants sur nos marchés européens. Dans ce dernier domaine, des modules entiers de production des nouvelles technologies nous échappent, non en raison de nos capacités technologiques, mais du fait de la faiblesse de nos investissements dans certaines filières.
La prudence est essentielle en la matière. L'entrée de nouveaux acteurs dans le domaine spatial nous paraît intéressante. Toutefois, le risque de voir les acteurs les plus innovants du New Space européen rachetés, à terme, par de grands groupes américains ou chinois constitue une préoccupation majeure. Nous disposons néanmoins, dans le domaine spatial, d'atouts et d'acteurs plus performants que dans le secteur du numérique.
Mme Marta de Cidrac. - Je vous remercie de ces éclairages sur ce domaine important.
Vous avez évoqué le déploiement de la fibre, pour lequel la France se positionne très bien à l'échelon européen. Doit-on opposer la constellation et la fibre ? A-t-on une vision globale, à moyen et à long terme, sur ce que cette constellation apporte stratégiquement pour la France ? Je souscris à vos propos concernant les enjeux autour des lanceurs, mais quid des services qui passent par la fibre, pour lesquels la France a une réelle capacité ?
Par ailleurs, quelle est la durabilité de ces satellites ? Vous avez évoqué le million de débris que l'on voit tourner autour de la planète. À quoi ressemblera l'espace de demain ? Devrons-nous ramener les satellites tous les vingt ans pour les réparer, ou bien créer des déchetteries dans l'espace ? Quelle est la vision européenne globale du spatial - qui est au demeurant une superbe technologie ? Nous ne pensons peut-être pas en premier à ces sujets, mais ils pourraient vite nous rattraper.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - La question de la transformation de l'espace en décharge est bien entendu soulevée par l'ensemble des acteurs. Il est très difficile de parler globalement de la durée de vie d'un satellite. Sa durée de vie physique est d'une vingtaine d'années. Mais il faut prendre en compte sa durée de vie technologique et sa maintenance progressive, qui commence environ huit ans après son lancement. Aujourd'hui, on peut apporter une transformation technologique et numérique aux satellites.
Mme Marta de Cidrac. - À ce sujet, la chaîne de valeur est-elle totalement européenne ? Le suivi de la vie d'un satellite européen est-il assuré par des entreprises européennes ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - C'est ce que l'on souhaite. Une constellation est faite pour durer, moyennant des remplacements. Galileo comme Copernicus vont connaître leurs premières modifications et les premiers remplacements de satellites.
La récupération des déchets spatiaux est un vrai sujet, qui sera abordé lors de la conférence interparlementaire européenne de septembre prochain.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Depuis la loi de 2008 relative aux opérations spatiales, la France est très engagée sur ce sujet.
Concernant le rapport de la fibre avec la constellation de satellites, il me semble que, comme sur de nombreux sujets, il faut une approche en termes de bouquets et de complémentarité. Il ne faut pas penser qu'il n'y a qu'une seule technologie phare. Certes, la France a fait le choix de la fibre, mais l'enjeu du satellitaire est aujourd'hui mondial. Les feux de forêt nous montrent à quel point les satellites sont importants. Cet enjeu concerne aussi la géostratégie : si demain toutes les constellations sont américaines ou chinoises, cela sera préoccupant pour la place et l'influence de l'Europe dans le monde.
Les technologies progressent, et il ne faut pas rater le rendez-vous avec les constellations. L'idée que nous pourrions nous satisfaire de ce que nous avons déjà est une tentation peu française, et peut devenir une erreur fatale. Il y a de vrais sujets, notamment sur les véhicules autonomes, et nous devons être présents sur ces secteurs stratégiques.
Les satellites seront un outil important de soft power. L'Europe doit être au rendez-vous de la constellation satellitaire.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - D'après les premières estimations du plan France numérique, 350 000 foyers ne seront toujours pas raccordés au haut débit en France. Le réseau fibré français fonctionnera effectivement. Mais le sujet a clairement une dimension européenne, et les territoires non raccordés à la fibre sont nombreux. J'insiste particulièrement sur le domaine souverain et la dimension militaire, qui est plus que jamais d'actualité : les militaires ne peuvent pas utiliser de téléphone satellitaire sans satellite !
Par ailleurs, il faut prendre en compte les catastrophes naturelles. J'ai participé à la rédaction d'un rapport sur les risques naturels majeurs dans les territoires d'outre-mer, en particulier sur la gestion de crise et la résilience. Les services de sécurité nous disaient que c'est lors des premières heures, alors que les réseaux peuvent être coupés, qu'il faut plus que jamais de la connectivité, la fibre ne pouvant pas toujours l'assurer.
M. André Gattolin, rapporteur. - Ces infrastructures sont lourdes et coûteuses, et elles préemptent des choix dans le temps, alors que les évolutions technologiques bouleversent tout. Dans les années 1980, la France était l'un des premiers pays à développer la fibre optique, mais, avec l'émergence de la technologie de la compression numérique, nous avons dû enlever des réseaux filaires pour remettre du cuivre afin d'avoir un débit plus élevé. Compte tenu de la révolution quantique, et des limites de la fibre face aux risques d'attaques cyber, nous devons nous interroger sur la pertinence de la fibre et sur un potentiel dédoublement de nos réseaux.
Comme l'a dit le président Rapin, il s'agit non seulement du territoire national, mais de l'ensemble des liaisons de nos réseaux, pour la diplomatie et l'armée, mais aussi pour nos entreprises. Dans plus de 80 % des grandes attaques cyber, une entreprise est attaquée par l'intermédiaire d'une de ses filiales étrangères, en raison de failles de sécurité et de connectivité entre la filiale et le centre. Il est donc important de disposer de communications hautement sécurisées, et d'éléments de cryptage post-quantique.
J'invite le groupe sénatorial sur le numérique à travailler autour de cette question, car il s'agit d'un enjeu capital. Le Congrès américain y travaille depuis quatre ou cinq ans. Ses membres estiment que huit à dix ans peuvent s'écouler entre le développement réel de l'informatique quantique et celui de la cryptographie post-quantique, au seuil des années 2025 et 2035. À l'aube du siècle nouveau, nous étions préoccupés à cause du bug de l'an 2000 ; mais d'ici à 2035, on pourrait assister à un bug des clés traditionnelles de cryptographies en raison de l'informatique quantique. Ne nous le cachons pas, la Chine travaille énormément sur ces questions, ce qui motive les États-Unis. Le commissaire européen Thierry Breton y est particulièrement sensible, mais j'ai peur que les moyens mis en oeuvre par les États membres et l'Union européenne restent trop faibles par rapport aux enjeux de souveraineté.
Mme Marta de Cidrac. - Vous avez indiqué que quatre fréquences pourraient être investies par cette constellation. Je ne suis pas experte en la matière. Pourriez-vous préciser quels sont les enjeux stratégiques de ces fréquences ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - On peut réserver une fréquence sans l'utiliser, auquel cas d'autres acteurs voulant l'utiliser doivent solliciter une autorisation. Ce système est un peu inquiétant, mais c'est comme cela qu'il fonctionne : on peut capter et se réserver une fréquence sans l'utiliser, les autres acteurs dépendant alors de celui qui détient la fréquence initiale.
Mme Anne-Catherine Loisier. - À ce stade, seule la France a mis à disposition ses précieuses fréquences. Nous nous sommes demandé si cela pourrait devenir préjudiciable à terme. Mais les fréquences réservées par la France sont utilisables jusqu'en 2027. Plutôt que de perdre ses droits, la France préfère mettre ses droits d'utilisation à disposition du projet européen. Nous avons interrogé l'Agence nationale des fréquences (ANFR) et l'ensemble des acteurs sur ce sujet.
Il ne s'agit pas de quatre fréquences, mais de quatre constellations de satellites qui pourront fonctionner à terme, et d'un faisceau de fréquences - ainsi, récemment, la bande des 700 mégahertz a été transférée au secteur des télécommunications.
M. André Gattolin, rapporteur. - La France a toujours réservé, dans le spectre, des fréquences à usage militaire. Mais, compte tenu de l'évolution des technologies, le nombre de fréquences réservées s'est révélé bien supérieur aux besoins. La France a libéré l'usage de certaines fréquences, tout en conservant une souveraineté sur elles. Mais cette souveraineté est limitée : si nous ne les utilisons pas d'ici 2027, elles retomberont quasiment dans le bien commun. Il y a donc urgence à créer cette constellation européenne sécurisée pour utiliser ces fréquences. D'une certaine façon, cela confère à la France un poids et un pouvoir d'influence particulier dans le cadre de ce projet, qui se révélera déterminant quand il s'agira d'imposer des bases de lancement européennes et françaises.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - Le président Chaize me signale qu'il jugerait important que nous bénéficiions d'informations plus amples sur les technologies quantiques et post-quantiques. Ce sujet est très compliqué, mais il y va effectivement de l'avenir à dix ans. Un décryptage pédagogique poussé me paraît de fait nécessaire, et nous pourrions mener un travail en commun.
M. André Gattolin, rapporteur. - Les fiches et les travaux de l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), disponibles sur leur site, sont particulièrement éclairants. Par ailleurs, une conférence du Congrès américain, il y a quelques années, mettait en évidence l'écart entre le développement des usages de ces technologies et le moment où une cryptographie efficace sera généralisée. Le problème concernant les instruments de cybersécurité n'est pas tant de trouver des instruments nouveaux que de les déployer chez tous les acteurs, depuis les acteurs institutionnels jusqu'aux citoyens, en passant par toute la gamme des entreprises et des administrations intermédiaires. Les règles de sécurité ne sont souvent pas correctement appliquées, et les failles sont souvent dues au fait que les gens ne mettent pas à jour les logiciels. Au-delà de la recherche fondamentale en informatique quantique, il y a là un vrai problème d'éducation à la cybersécurité à prendre en compte.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - Nous pourrions donc mener ce travail commun avec le groupe sénatorial sur le numérique concernant ce sujet.
Pour finir, je mets aux voix la proposition de résolution européenne. Cela concerne la commission des affaires européennes : la commission des affaires économiques s'en saisira prochainement.
La commission des affaires européennes adopte la proposition de résolution européenne disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 10.