Mardi 21 juin 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 16 h 00.
Voisinage et élargissement - Perspectives d'élargissement de l'Union européenne - Communication
M. Jean-François Rapin, président. - Après s'être penchée la semaine dernière sur le bilan du partenariat oriental, notre commission se saisit aujourd'hui des perspectives d'élargissement de l'Union européenne. Il s'agit de sujets traditionnellement distincts, mais le bouleversement induit par la guerre en Ukraine et les demandes d'adhésion qui ont suivi de la part de pays relevant du partenariat oriental les rendent à présent indissociables : nous sommes aujourd'hui tenus de penser ensemble la perspective européenne de pays situés aux frontières orientales de l'Union - Ukraine, Moldavie et Géorgie - et celle de pays enclavés à l'intérieur même de l'Union, qui frappaient déjà à la porte avant le déclenchement du conflit ukrainien.
En raison des élections législatives auxquelles il se présentait, M. le ministre en charge de l'Europe a souhaité reporter le débat que nous avions prévu de tenir hier, préalablement à la réunion du Conseil européen qui aura lieu jeudi et vendredi. Nous tentons, à la place, d'organiser un débat à la suite du Conseil européen, afin que M. le ministre nous en rende compte.
Le point le plus délicat de l'ordre du jour de ce prochain Conseil européen porte précisément sur la réponse à apporter aux demandes d'adhésion formulées par l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. Il est donc heureux que l'ordre du jour de notre commission, cet après-midi, porte précisément sur ce sujet, afin que nous puissions malgré tout échanger à ce propos en amont de la réunion du Conseil européen.
Il s'agit en effet d'un moment particulièrement décisif pour l'histoire européenne. Suivre l'avis de la Commission européenne en acceptant les candidatures de l'Ukraine et de la Moldavie constituerait, pour les Vingt-Sept, un acte politique extrêmement engageant ; l'impact de telles décisions doit être bien mesuré, à la fois envers les États des Balkans occidentaux, qui, déjà candidats, pourraient se sentir évincés, envers l'agresseur russe, dont la paranoïa y trouverait de quoi s'alimenter, et envers l'Union européenne elle-même, qu'un élargissement mal maîtrisé peut conduire à la dissolution ou à la paralysie. Il est d'ailleurs frappant que ce sujet, pourtant déjà sur la table, n'ait pas donné lieu à plus d'échanges et de propositions au sein de la Conférence sur l'avenir de l'Europe qui s'est achevée le 9 mai dernier. La proposition de « communauté politique européenne » récemment formulée par le Président de la République a toutefois contribué à ranimer la perspective d'une possible sortie de l'alternative entre approfondissement et élargissement.
C'est pourquoi, dans ce contexte hautement sensible, je serai particulièrement attentif à la communication que nos collègues Marta de Cidrac et Didier Marie -le second à distance - se proposent de faire à notre commission, ce dont je les remercie.
Mme Marta de Cidrac, rapporteure. - Merci, cher président, de nous donner l'occasion, avant la fin de la présidence française de l'Union européenne, d'échanger sur l'une des plus importantes questions auxquelles celle-ci a à faire face, à savoir, bien sûr, celle de l'élargissement. Cette question a été remise en lumière par la guerre en Ukraine et par la demande d'adhésion, consécutive à l'agression russe, de l'Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, sur laquelle la Commission européenne vient de donner son avis, vendredi 17 juin, et qui doit être examinée par le Conseil européen dès la semaine prochaine, les 23 et 24 juin.
Comme l'ont souligné nos collègues Gisèle Jourda et André Reichardt dans leur communication de mardi dernier sur le partenariat oriental, nous vivons assurément un moment historique : nous franchissons un seuil de basculement - l'Union européenne a sans doute été rarement confrontée à un aussi grand défi depuis les traités de Rome, en tout cas depuis la chute du mur de Berlin en 1989. Le contexte géopolitique qui a jusqu'à présent présidé au très long et très progressif processus historique de l'élargissement, dont nous rappellerons brièvement les bases juridiques et les procédures, est en effet actuellement bouleversé par les conséquences de la guerre en Ukraine.
La politique d'élargissement de l'Union vise à rassembler les pays d'Europe autour d'un projet politique et économique commun. Guidés par les valeurs de l'Union et encadrés par des conditions strictes, les élargissements successifs ont modifié les contours de l'Union européenne tout en en conservant autant que faire se peut l'esprit fondateur, lequel fait sa force d'attraction pour de nombreux pays, issus de l'Union soviétique ou de l'ex-Yougoslavie.
L'article 49 du Traité sur l'Union européenne donne à tout État européen partageant les valeurs de l'Union la possibilité d'y adhérer. Le caractère européen de la Géorgie, par exemple, a pu être discuté. Mais là n'est pas l'objet de notre propos : la Commission européenne, tout en reconnaissant la perspective européenne qui demeure celle de ce pays, l'a en effet, dans l'avis qu'elle vient d'émettre, écarté d'une candidature immédiate qui, comme telle, serait examinée à la prochaine réunion du Conseil européen.
Rappelons quelles sont les valeurs inscrites à l'article 2 du traité sur l'Union européenne : « L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes. ».
Les critères d'adhésion, définis en 1993 par le Conseil européen réuni à Copenhague, sont essentiels pour tout candidat officiel ou potentiel.
Ils comprennent la stabilité d'institutions garantissant la démocratie, l'État de droit, les droits de l'Homme, ainsi que le respect des minorités et leur protection ; une économie de marché viable et dotée de la capacité à faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l'intérieur de l'Union ; la capacité du pays candidat à assumer les obligations découlant de son adhésion, notamment en souscrivant aux objectifs de l'Union politique, économique et monétaire et en adoptant les règles, normes et politiques communes qui constituent la législation de l'Union, c'est-à-dire l'acquis communautaire, acquis élargi aujourd'hui aux nouvelles politiques européennes, et particulièrement à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC).
En décembre 2006, le Conseil européen a approuvé un « consensus renouvelé sur l'élargissement » fondé sur « la consolidation, la conditionnalité et la communication, conjuguées à la capacité de l'Union à intégrer de nouveaux membres ».
Les élargissements successifs ont occupé une partie non négligeable des négociations qui ont abouti à l'adoption du traité de Lisbonne. L'Union européenne devait en effet adapter ses institutions et ses processus de décision à l'adhésion de nouveaux États membres. Le traité de Lisbonne a profondément modifié la composition des principales institutions européennes et leurs méthodes de travail. Certaines de ces modifications étaient dictées par la nécessité de doter l'Union d'un ensemble durable de règles qui ne doivent pas être modifiées à chaque nouvel élargissement.
Un pays qui souhaite adhérer à l'Union adresse une demande au Conseil, lequel invite la Commission à rendre un avis. Après avis de la Commission et approbation du Parlement européen - à la majorité de ses membres-, le Conseil peut décider, à l'unanimité, d'accorder le statut de candidat au pays concerné. Il décide ensuite - toujours à l'unanimité - d'entamer ou non les négociations d'adhésion, sur recommandation de la Commission. L'ensemble de la législation de l'Union - l'acquis communautaire - est divisé en plus de trente chapitres. Avant l'amorce des négociations, la Commission publie un rapport d'examen pour chacun de ces chapitres. Ensuite, c'est le Conseil qui décide, à l'unanimité, d'entamer ou non les négociations sur les chapitres qui font l'objet d'une recommandation en ce sens de la Commission. Lorsqu'elle estime que les progrès réalisés par le pays candidat concernant un chapitre des négociations sont satisfaisants, la Commission peut recommander au Conseil de « clore provisoirement » ce chapitre. Le Conseil rend une décision arrêtée, là encore, à l'unanimité.
Lorsque les négociations sur tous les chapitres sont closes, les modalités et conditions d'adhésion, y compris d'éventuelles clauses de sauvegarde et dispositions transitoires, sont inscrites dans un traité d'adhésion entre les États membres de l'Union européenne et le pays candidat. La signature de ce traité est soumise à l'approbation du Parlement européen et à l'accord unanime du Conseil. Une fois signé, le traité doit être ratifié par les parlements nationaux des États, voire par référendum, selon leur Constitution.
Venons-en aux élargissements successifs de l'Union européenne.
Ces élargissements n'ont pas été un long fleuve tranquille. Le Royaume-Uni avait demandé son entrée dans la Communauté économique européenne (CEE) dès 1961, puis en 1967 et en 1970. Les négociations aboutirent après le départ du général de Gaulle et, en 1973, le Royaume-Uni fut intégré à la CEE en même temps que le Danemark et l'Irlande. Notons que les négociations relatives au Brexit, depuis le référendum de 2016 jusqu'au retrait effectif, intervenu en 2020, mirent moins de temps que la procédure d'adhésion.
Puis vinrent la Grèce, en 1981, et l'Espagne et le Portugal, en 1986, trois pays revenus à la démocratie en 1974 et 1975.
En 1995, l'Autriche, la Finlande et la Suède rejoignent l'Union européenne, la Norvège restant en marge après avoir dit « non » par référendum et la Suisse ayant suspendu sa candidature après l'échec d'un référendum en 1992.
Faut-il rappeler que l'Union a, dès 1999, accordé le statut de candidat à la Turquie, qui l'avait demandé en 1987 ? Les négociations d'adhésion ont été ouvertes avec ce pays en 2005, mais le processus est de fait gelé.
L'adhésion de Chypre, ne concernant que le Sud du pays, eut lieu en 2004, de même que celle de Malte.
Ce fut ensuite, en 2004, le tour des pays d'Europe centrale et orientale, à l'issue de pourparlers démarrés sept ans plus tôt : l'Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Slovaquie, la Slovénie, la République tchèque.
La Bulgarie et la Roumanie suivirent, en 2007, après avoir accompli les réformes nécessaires au renforcement de leur économie de marché.
Et c'est ainsi que l'élargissement de l'Union européenne s'est progressivement dissocié de son approfondissement.
Quelques mots, maintenant, sur les Balkans occidentaux.
Le Conseil européen de cette fin de semaine sera précédé, jeudi, par une réunion des chefs d'État ou de gouvernement de l'Union et ceux des six pays des Balkans occidentaux : Serbie, Monténégro, Macédoine du Nord, Albanie, Bosnie-Herzégovine et Kosovo.
Les relations entre l'Union européenne et les Balkans occidentaux relèvent du « processus de stabilisation et d'association », lancé en 1999 et fondé sur des accords bilatéraux.
L'adhésion de la Croatie, le 1er juillet 2013, fut un signal d'encouragement fort pour les autres pays de la région. L'accent était plus nettement mis, dans la « stratégie pour l'élargissement 2011-2012 », sur les aspects liés à l'État de droit. En conséquence, le chapitre sur la réforme judiciaire et les droits fondamentaux et celui qui porte sur la justice, la liberté et la sécurité sont désormais abordés à un stade précoce de chaque processus de négociation et sont également les derniers à être clos.
Devant la complexité, la technicité, l'inertie, la lenteur du processus, mais aussi les frustrations politiques que cette situation ne manquait pas d'entraîner, une nouvelle méthodologie a été introduite, à la demande de la France, en 2020. Cette approche a été formalisée dans la communication faite par la Commission le 5 février 2020, intitulée « Renforcer le processus d'adhésion - Une perspective européenne crédible pour les Balkans occidentaux », puis approuvée par le Conseil le 25 mars 2020.
Il s'agissait de relancer le processus d'adhésion en le rendant plus prévisible, plus crédible - grâce à une hiérarchisation des priorités et à une concentration de celles-ci sur les réformes les plus importantes et les plus urgentes -, plus dynamique aussi via un regroupement des chapitres de négociation et un pilotage politique plus déterminé, prenant la forme de conférences intergouvernementales plus régulières organisées au niveau ministériel. Il y a donc une véritable cohérence dynamique dans cette nouvelle méthodologie : elle est en effet réversible, négativement - il est possible de revenir en arrière en interrompant un processus de candidature lorsque les avancées obtenues sur des critères fondamentaux sont détricotées - ou, à l'inverse, positivement - il est possible de réintégrer dans le processus un pays qui en aurait été écarté.
L'objectif est clair : il ne s'agit pas d'une approche « punitive », mais d'une dynamique incitative.
Où en est-on aujourd'hui, dans le contexte de la guerre en Ukraine, qui a fortement ébranlé ces pays ?
Le Monténégro a ouvert l'ensemble des trente-trois chapitres de négociation, dont seuls trois sont aujourd'hui provisoirement clos.
Ce pays, le plus avancé sur le chemin de la candidature parmi ses voisins, est aussi celui qui a le plus souffert de la récession post-covid, du fait de sa dépendance au tourisme, étant entendu que ce secteur représentait deux tiers de ses exportations avant la crise.
Le Monténégro a fait de son rapprochement avec la zone euro-atlantique et de sa contribution à la stabilité régionale les objectifs principaux de sa politique extérieure. Le Monténégro est un acteur constructif en matière de coopération régionale. Depuis 2006, année de son indépendance recouvrée, où il quitta l'État de « Serbie-et-Monténégro », ses relations avec la Serbie sont toutefois grevées par des tensions récurrentes. L'adhésion de Podgorica à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), en 2017, a suscité une forte opposition de la minorité serbe.
Deux premières conférences intergouvernementales de pilotage politique ont eu lieu les 14 juin et 13 décembre 2021. Le rythme auquel progressent les négociations d'adhésion dépend principalement des progrès enregistrés dans les chapitres 23 et 24 relatifs à l'État de droit. Dans son dernier rapport sur ce pays, la Commission européenne pointe toutefois des lenteurs souvent liées au manque d'indépendance des institutions à l'égard du politique. Gouverné depuis son indépendance, en 2006, par le Parti démocratique des socialistes (PDS), ce pays vit une alternance politique pour la première fois de son histoire. Le nouveau Gouvernement constitué en mars de cette année maintient l'avancée des négociations européennes au rang de priorité de son action.
Ces derniers mois, le Monténégro s'est aligné sur les positions de l'Union européenne concernant l'invasion russe de l'Ukraine, mais a tardé à adopter les sanctions, en raison de divisions internes au Gouvernement. Il a également interdit de diffusion les médias russes Russia Today et Sputnik.
La Serbie, quant à elle, est un pays européen en transition, qui demeure marqué par les conflits nés de l'éclatement de la Yougoslavie, en 1991-1995, d'abord, puis en 1999 au Kosovo, dont elle ne reconnaît pas ce qu'elle appelle le « régime de Pristina ». Si le dialogue avec ce dernier progresse néanmoins par à-coups, des tensions notables persistent sur le terrain, faisant de ces relations un point de crispation régionale non négligeable du point de vue de la perspective européenne de la région tout entière.
Sur le plan intérieur, la Serbie se caractérise par sa stabilité en raison de la domination sur l'échiquier politique du principal parti au pouvoir, le Parti progressiste serbe (Srpska napredna stranka, SNS) de droite conservatrice et pro-européenne, et de son leader, Aleksandar Vuèiæ, Premier ministre de 2014 à 2017, élu président de la République de Serbie le 2 avril 2017, dès le premier tour, et réélu pour cinq ans le 3 avril 2022, au premier tour également, avec près de 59 % des voix.
Les autorités actuelles ont entrepris des choix courageux, depuis leur arrivée au pouvoir, pour avancer sur la voie européenne - réformes économiques, coopération régionale, disposition à trouver un accord avec le Kosovo -, en dépit de tendances autoritaires et de certaines réticences à s'engager pleinement dans les réformes liées à l'État de droit. Les autorités serbes sont motivées par une prise de conscience de l'urgence qu'il y a à améliorer la situation économique et à stabiliser la région, du fait de l'érosion démographique et de la forte émigration des élites, afin de ne pas rester à l'écart de l'Europe et de la mondialisation. Cette volonté de réformer le pays reste fragile. Les obstacles sur la voie européenne sont nombreux : peur du changement sur le plan économique, contestations à l'égard du pouvoir, refus de concessions sur le Kosovo, blocages internes.
Le pays est néanmoins tourné vers l'Union européenne : on ne sait pas assez, y compris en Serbie même, que deux tiers de ses échanges commerciaux sont réalisés avec l'Union européenne, celle-ci représentant aussi deux tiers des investissements directs étrangers effectués en Serbie. Candidat à l'adhésion, le pays a commencé ses négociations en 2014. Vingt-deux chapitres sur trente-cinq ont été ouverts, dont les chapitres essentiels relatifs à l'État de droit, en juillet 2016.
Un référendum longtemps attendu, relatif à une révision constitutionnelle portant réforme de la justice conforme aux attentes de l'Union européenne, a eu lieu avec succès le 16 janvier dernier.
Plusieurs préoccupations demeurent, bien entendu, et la conférence intergouvernementale de juin 2021 avait permis de mettre « les points sur les i » avec ce pays clé de la région.
La principale préoccupation tient à la politique étrangère de la Serbie et à ses liens historiques, culturels, politiques avec la Russie, anciens et denses, mais aussi avec la Chine, plus récents et singulièrement renforcés par la crise sanitaire. C'est le pays de la région dont le « taux d'alignement » avec les décisions de la politique européenne étrangère et de sécurité commune est le plus faible - moins de 40 %, contre 90 % à 100 % pour les autres. La Serbie a voté avec l'Union européenne les résolutions condamnant l'agression russe en Ukraine présentées devant l'Assemblée générale des Nations unies, mais a jusqu'à présent refusé de s'associer aux sanctions contre la Russie. Sa dépendance énergétique à l'égard de cette dernière est très forte. Et la Russie est également vue comme un rempart contre une plus grande reconnaissance internationale du Kosovo.
Si la Serbie souhaite progresser sur la voie de sa candidature, elle devra prendre ces enjeux à bras-le-corps, et nous formons le voeu que le dialogue de haut niveau mené dans le cadre de la réunion de ce jeudi pourra y contribuer.
Venons-en à l'Albanie et à la Macédoine du Nord.
Dès juin 2018, le Conseil européen a accepté la possibilité d'ouvrir en juin 2019 des négociations d'adhésion avec la Macédoine du Nord et avec l'Albanie, pour autant que les conditions définies comme nécessaires soient satisfaites. Or le Conseil européen n'a donné son feu vert à l'ouverture de négociations d'adhésion avec ces deux pays qu'en mars 2020, feu vert précisé en juillet 2020 par la Commission européenne dans le cadre de la nouvelle méthodologie.
Près d'un an et demi plus tard, les négociations d'adhésion avec la Macédoine du Nord et avec l'Albanie, tous deux pays candidats depuis des années, n'ont toujours pas commencé, principalement du fait d'un différend d'ordre identitaire, linguistique et historique entre la Macédoine du Nord et la Bulgarie.
La présidence française de l'Union européenne n'a ménagé aucun effort et nos diplomates ont redoublé d'énergie pour surmonter cet obstacle.
L'Albanie fut longtemps le pays le plus fermé des Balkans, coupé du reste du monde après la rupture d'Enver Hodja avec la Yougoslavie, avec l'Union soviétique, puis avec la Chine. C'était aussi le plus pauvre de cette région, le taux de chômage y avoisinant les 40 % dans les années 1990.
Depuis lors, le « pays des aigles » a accompli des progrès considérables, mais il reste assurément beaucoup à faire pour progresser dans le sens des critères d'adhésion.
Sur le plan économique, l'Albanie demeure l'un des pays les plus pauvres d'Europe en raison d'un retard de développement important. Alors que la situation s'améliorait, la croissance de l'économie albanaise a décéléré en 2019, en raison du violent séisme qui a frappé le pays le 26 novembre 2019. La pandémie de covid-19 représente un second choc qui aggrave les déséquilibres existants. Ce pays subit actuellement de plein fouet les conséquences, notamment inflationnistes, de la guerre en Ukraine. L'émigration économique ne faiblit pas, notamment en direction de l'Italie.
La scène politique albanaise est fortement polarisée et le dialogue entre les différentes forces politiques reste difficile, ce qui pèse sur la mise en oeuvre des réformes, dans un contexte toujours problématique au regard de l'État de droit.
En matière de politique étrangère, l'Albanie est alignée sur la politique étrangère et de sécurité commune de l'Union européenne. Attentive aux positions des États-Unis, elle n'en opte pas moins pour celles de l'Union européenne en cas de divergence, en matière de diplomatie climatique par exemple. Membre de l'OTAN depuis 2009, Tirana cherche à se positionner, dans la région, comme un pays modérateur et un facteur de stabilité. L'Albanie participe à la francophonie depuis 1999 et y joue un rôle assez actif. Elle a assumé la présidence de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en 2020. Elle est devenue membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies le 1er janvier 2022, pour un mandat de deux ans ; elle y joue un rôle assez actif, pour ce qui concerne notamment la guerre en Ukraine.
Le Premier ministre Edi Rama a fait de l'adhésion de son pays à l'Union européenne sa priorité. L'Albanie a certes obtenu le statut de candidat en juin 2014 et l'ouverture des négociations d'adhésion le 24 mars 2020, mais la tenue de la première conférence intergouvernementale, qui concrétisera ladite ouverture sur la base d'un cadre de négociations agréé par le Conseil, a été conditionnée à un certain nombre de progrès dans le domaine de l'État de droit, mais aussi liée aux négociations qui concernent la Macédoine du Nord.
Parmi les conditions que l'Albanie doit remplir avant cette première conférence intergouvernementale, je citerai : l'adoption d'une réforme électorale reprenant les recommandations du bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme (BIDDH) de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ; la poursuite de la réforme de la justice et la mise en fonctionnement de la Cour constitutionnelle et de la Haute Cour ; la mise en place des structures spécialisées prévues en matière de lutte contre la corruption et la criminalité organisée.
Il est indiqué, dans les conclusions du Conseil, que « l'Albanie devrait en outre renforcer encore la lutte contre la corruption et la criminalité organisée, y compris par la coopération avec les États membres de l'Union européenne et par le truchement du plan d'action visant à donner suite aux recommandations du Groupe d'action financière (GAFI). S'attaquer au phénomène des demandes d'asile infondées et assurer les rapatriements, ainsi que modifier la loi sur les médias conformément aux recommandations de la Commission de Venise, demeurent autant de priorités importantes. ».
L'Albanie a accompli des progrès significatifs dans la satisfaction des critères définis par le Conseil européen. Le projet de loi sur la réforme électorale, qui vise à reprendre les recommandations formulées par le BIDDH de l'OSCE, a été adopté le 23 juillet 2020 par le Parlement albanais. L'ambitieuse réforme de la justice et la vérification scrupuleuse du cursus des juges se sont poursuivies, en dépit de la crise sanitaire. La Cour constitutionnelle et la Haute Cour ont désormais, avec les nominations intervenues en décembre 2020 et au printemps 2021, un quorum suffisant pour se prononcer sur le fond et exercer leurs fonctions juridictionnelles.
Si l'ensemble des États membres considère que l'Albanie satisfait désormais globalement aux conditions fixées, l'organisation de la première conférence intergouvernementale est suspendue à la résolution du différend bulgaro-macédonien. Edi Rama milite ouvertement pour que soient découplés le processus d'adhésion de son pays et celui de la Macédoine du Nord, à supposer que les négociations ne soient pas lancées d'ici à la fin de la PFUE.
M. Didier Marie, rapporteur. - Où en sommes-nous avec la Macédoine du Nord, qui a déclaré son indépendance en 1991 ? Ce pays est membre de l'ONU depuis 1993 ; il le fut dans un premier temps sous le nom provisoire d'« Ancienne république yougoslave de Macédoine », en raison d'un différend avec la Grèce sur le nom même du pays, qui n'a été réglé qu'en 2018 par l'accord dit de Prespa, du nom du lac sur les rives duquel il a été conclu. L'accord, entré en vigueur en 2019, a permis l'adhésion du pays à l'OTAN en 2020.
S'ensuivit un nouvel obstacle de taille sur la voie européenne ardemment désirée par Skopje : ses relations avec la Bulgarie, profondément enracinées dans l'histoire et la culture, parfois partagées, parfois conflictuelles, communes à ces deux pays si proches et que relient tant de liens, qui sont aussi des noeuds devenus inextricables au fil du temps.
Ces relations ont connu des hauts et des bas. Des conditions, six, soit cinq plus une, ont été posées au sommet de Brdo pri Kranju, en 2021 en Slovénie.
Après l'impasse causée par plus de huit mois d'une Bulgarie privée de gouvernement de plein exercice, les relations entre cette dernière et la Macédoine du Nord ont connu un renouveau à la faveur de l'arrivée au pouvoir, en décembre 2021, d'un Premier ministre bulgare ouvert au dialogue. Les discussions entre Sofia et Skopje lancées en janvier dernier et visant à débloquer le lancement des négociations d'adhésion ont commencé à donner des résultats concrets.
À ce stade, un accord semble proche entre les Premiers ministres macédonien, Dimitar Kovaèevski, et bulgare, Kiril Petkov, mais ce dernier est toujours accusé par les partis de sa coalition de mener les discussions avec Skopje dans l'opacité. Un des membres de ladite coalition l'a quittée le 8 juin, entraînant la démission de la ministre des affaires étrangères bulgare. La présidence française s'active beaucoup, et ce jusqu'aux derniers jours précédant le sommet de cette semaine, pour renouer les fils du dialogue et parvenir à un accord, mais le contexte politique, dans un pays comme dans l'autre, demeure fragile.
Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la Macédoine du Nord s'est alignée sur toutes les déclarations concernant l'agression russe de l'Ukraine et l'ensemble des mesures restrictives à l'encontre de la Russie, atteignant ainsi les 100 % d'alignement sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Cet alignement a des implications économiques et politiques pour le pays, qui dépend notamment des approvisionnements énergétiques russes via la Bulgarie.
Outre ces quatre pays, deux pays sont des candidats potentiels, qui ont récemment réactivé leur manifestation d'intérêt pour l'adhésion à l'Union européenne.
En Bosnie-Herzégovine, une nouvelle stratégie qui met l'accent sur la gestion des affaires économiques avait abouti, le 1er juin 2015, à l'entrée en vigueur de l'accord de stabilisation et d'association signé avec l'Union. Le 15 février 2016, le pays a présenté sa demande d'adhésion. En mai 2019, la Commission a publié son avis, comprenant une liste de quatorze priorités clés, sur la base des réponses de la Bosnie-Herzégovine à un questionnaire détaillé.
L'architecture institutionnelle de la Bosnie-Herzégovine est directement issue du conflit des années 1990, car sa Constitution n'est autre que l'annexe IV des accords de paix de Dayton-Paris. Pour assurer le compromis nécessaire à la fin des hostilités, la Constitution bosnienne prévoit un système politique particulièrement complexe. Le sommet de l'édifice est occupé par un État central, avec à sa tête une présidence collégiale tournante comprenant trois membres, un par « peuple constitutif » : les Bosniaques, les Serbes et les Croates. Le niveau de gouvernement disposant de l'essentiel des moyens financiers est celui des deux entités : Fédération de Bosnie-Herzégovine, dominée par les Bosniaques et les Bosno-Croates, et Republika Srpska, dominée par les Bosno-Serbes.
Plus de vingt-six ans après la conclusion des Accords de Dayton-Paris, les trois peuples constitutifs restent divisés et poursuivent chacun leur propre agenda, potentiellement centrifuge. Le pays fait face à une grave crise politique depuis l'été dernier.
Le président du Conseil européen, Charles Michel, a tenu le 12 juin une longue rencontre informelle avec les représentants politiques de Bosnie-Herzégovine pour désamorcer les tensions avant les élections générales prévues en octobre prochain et rechercher les moyens de rétablir le fonctionnement des institutions centrales et de former un gouvernement efficace le plus rapidement possible après les élections. Cette réunion a abouti à un accord politique sur dix-neuf principes visant à garantir une Bosnie-Herzégovine fonctionnelle qui avance sur la voie de l'Europe.
Quatorze ans après sa déclaration d'indépendance, immédiatement reconnue par la France, le Kosovo reste lui aussi marqué par des défis intérieurs importants : consolidation de ses institutions, renforcement de l'État de droit, développement économique et social et normalisation de sa relation avec Belgrade.
La politique extérieure du Kosovo vise en premier lieu à affirmer sa pleine souveraineté sur la scène régionale et internationale. Le Kosovo cherche à être reconnu par le plus grand nombre d'États et à adhérer aux organisations internationales. La perspective européenne constitue également une priorité pour le Kosovo en dépit de sa non-reconnaissance par cinq États membres : Chypre, Espagne, Grèce, Roumanie et Slovaquie.
Il a signé un accord de stabilisation et d'association (ASA) avec l'Union européenne, entré en vigueur le 1er avril 2016. Dans son dernier rapport publié en 2020, la Commission européenne a constaté les progrès limités réalisés par le Kosovo dans la mise en oeuvre des réformes nécessaires à son rapprochement européen et exhorte les autorités kosovares à redoubler d'efforts dans la mise en oeuvre de l'accord, alors qu'il a bénéficié des fonds issus de l'Instrument de préadhésion (IPA) à hauteur de 645 millions d'euros entre 2014 et 2020.
La panne du dialogue entre la Serbie et le Kosovo, en dépit des efforts de relance de l'Union européenne, de la France et de l'Allemagne, demeure évidemment un obstacle majeur.
L'examen des candidatures ukrainienne, moldave et géorgienne, qui a fait l'objet d'une accélération sans précédent, a bouleversé le calendrier imposé aux Balkans occidentaux depuis des années. Le cas de la Géorgie a été évoqué par nos collègues la semaine dernière ; nous n'y reviendrons donc pas à ce stade, sauf coup de théâtre - improbable - au prochain Conseil européen.
Les avis de la Commission reposent sur les trois séries de critères d'adhésion à l'Union européenne approuvés par le Conseil européen : les critères politiques, les critères économiques et l'aptitude du pays à assumer les obligations découlant de l'adhésion à l'Union européenne, c'est-à-dire l'acquis de l'Union européenne.
Ils tiennent également compte des efforts déployés par l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie pour mettre en oeuvre les obligations leur incombant en vertu des accords d'association qui vous ont été présentés la semaine dernière, y compris les zones de libre-échange approfondi et complet. Ils couvrent des pans importants de l'acquis de l'Union européenne.
La Commission européenne a constaté : « De manière générale, l'Ukraine est bien avancée dans la mise en place d'institutions stables garantissant la démocratie, l'État de droit, les droits de l'homme et le respect des minorités et leur protection. [...] Elle continue d'afficher un solide bilan macroéconomique, ce qui témoigne d'une résilience remarquable en termes de stabilité macroéconomique et financière, bien qu'elle doive poursuivre ses ambitieuses réformes économiques structurelles. Et elle s'aligne progressivement sur des éléments substantiels de l'acquis dans de nombreux domaines. » Sur cette base, la Commission recommande de donner à l'Ukraine la perspective d'adhérer à l'Union européenne. Le statut de pays candidat devrait lui être accordé, étant entendu que des mesures doivent être prises dans un certain nombre de domaines. À nos yeux, cette procédure est clairement un soutien politique tout à fait légitime à l'Ukraine, qui est confrontée à l'agression russe, mais elle devra, dans le long processus menant à l'adhésion, être confirmée, notamment s'agissant des progrès à réaliser en matière d'État de droit.
En ce qui concerne la Moldavie, la Commission européenne conclut : « Le pays dispose d'un socle solide pour se doter d'institutions stables garantissant la démocratie, l'État de droit, les droits de l'homme et le respect des minorités et leur protection. Ses politiques macroéconomiques sont raisonnablement saines, et il a progressé dans le renforcement du secteur financier et de l'environnement des entreprises. Mais des réformes économiques essentielles restent à entreprendre. Il a posé des bases solides pour poursuivre l'alignement sur l'acquis de l'Union européenne. »
J'en viens aux perspectives de la politique d'élargissement et à l'émergence d'une « communauté politique européenne ».
C'est un geste politique très fort, adressé à l'Ukraine et à la Moldavie, qui est esquissé par la Commission européenne et que le Conseil européen devrait acter, selon toute vraisemblance et malgré certaines réticences, dans deux ou trois jours. Il faudra en attendre confirmation pour, à l'aune des mots ciselés qui seront prononcés et publiés à l'issue du Conseil européen, en tirer toutes les conséquences.
Nous serons aussi extrêmement attentifs aux conclusions de la réunion préalable qui se tiendra avec les dirigeants des six pays des Balkans que nous avons passés en revue, afin que l'arrimage hautement politique et symbolique de l'Ukraine et de la Moldavie à l'Union européenne se traduise aussi par une série d'actes forts à destination des pays des Balkans, à commencer par ceux qui sont les plus prêts à l'adhésion : la Macédoine du Nord, si le verrou bulgare peut être levé, l'Albanie, voire le Monténégro et - pourquoi pas ? - la Serbie, si elle tranche dans les ambiguïtés de sa politique extérieure pour choisir franchement la perspective européenne qui est la sienne, sans oublier celle, plus lointaine, mais ô combien structurante, des deux pays actuellement plus instables, mais dont le destin européen s'est lui aussi - ne l'oublions pas - inscrit en lettres de sang, puisqu'ils furent les premières victimes de la résurgence de la guerre sur le continent dès la fin du siècle dernier.
Comment articuler ces échelles géographique, politique, économique, dans le même temps et dans le même espace, comment appréhender l'extension de l'Union européenne, qui est à la fois la meilleure preuve de sa puissante attractivité, mais aussi un formidable défi politique pour notre temps ?
À ce stade, nous nous bornerons à poser la question et à observer avec beaucoup de vigilance les prochains développements, dans le contexte géopolitique actuel. Mais, considérant qu'il revient à la présidence française en voie d'achèvement de faire des propositions et de tracer la voie, nous proposons sinon un renversement de perspective, tout au moins un changement de focale, sur la perspective européenne de ces pays.
La « communauté politique européenne » proposée par le Président de la République le 9 mai dernier, dénommée ensuite « géopolitique » par le président du Conseil européen, Charles Michel, ouvre une voie qui ne saurait se substituer à l'élargissement, ni au partenariat oriental ou aux accords d'association et à l'instrument de préadhésion et autres outils existants dans les relations de l'Union européenne avec ces pays, mais être une voie complémentaire et concrète.
Il nous appartient à présent de remplir cette belle formule, afin qu'elle ne soit pas une « coquille vide », de politiques et de programmes européens qui s'adressent directement à ces sociétés, à ces peuples, à ces économies en devenir. Pourquoi attendre de cocher toutes les cases de formulaires interminables pour bénéficier de dispositifs qui seraient d'ores et déjà accessibles, partie par partie ? L'Europe est une construction d'ensemble, qui ne se réduit ni au « tout » politique ni au tout « économique ». L'on pourrait y entrer pas à pas.
Ceux qui sont prêts, au regard de l'acquis communautaire, pourraient ainsi entrer de plain-pied dans des politiques communautaires, par exemple d'échanges de jeunes et étudiants, avec Erasmus, ou de chercheurs et de laboratoires, avec Horizon Europe, de service civique, et - pourquoi pas ? - d'intégration économique, marché par marché, dès que des conditions de concurrence équitable seront établies, par exemple en matière d'itinérance téléphonique, jusqu'ici réservées aux pays membres de l'Association européenne de libre-échange (AELE).
Cette nouvelle approche par tranches faciliterait une appropriation plus aisée de l'Union européenne par les pays aspirants, ainsi qu'une meilleure intégration, permettant de bâtir progressivement une connaissance et une confiance mutuelles, en dépassant le clivage entre les « membres » et les « candidats », d'un club perçu comme exclusif. Elle aurait ainsi une « traduction citoyenne concrète », selon le voeu formulé récemment par l'Institut Jacques Delors.
Ainsi, loin d'être une antichambre où l'attente serait incertaine et indéfinie vers un horizon européen qui s'éloignerait à mesure qu'il se rapprocherait, ce nouvel espace à inventer serait celui des progrès concrets vers « l'Union sans cesse plus étroite » à laquelle appellent les textes fondateurs.
L'élan politique, la perspective géopolitique et la garantie de la paix face aux nouvelles menaces rejoindraient ici la tradition communautaire des « solidarités de fait ».
Cette dynamique n'empêcherait pas, bien au contraire, aux Vingt-Sept de progresser eux-mêmes vers l'amélioration, voire la différenciation de leurs propres procédures de décision, par l'extension par exemple de la règle de la majorité qualifiée : les coopérations renforcées avec les pays européens qui ont vocation à nous rejoindre iraient de pair avec de nouvelles coopérations entre États membres qui souhaitent non pas aller plus vite, mais améliorer la gouvernance d'une Europe élargie.
Se pose donc évidemment la question de la possibilité de révision des traités, requise pour la fin de l'unanimité et la facilitation de la décision. Elle attend aussi les pays qui frappent aujourd'hui à la porte de l'Union européenne.
Mme Colette Mélot. - Je félicite nos deux collègues, dont le rapport est très exhaustif. Il est intéressant de connaître l'historique de la procédure d'adhésion des pays des Balkans et la situation dans laquelle se trouvent les trois nouveaux prétendants.
Pour ma part, j'ai toujours été très favorable à l'élargissement aux pays des Balkans, non seulement parce qu'ils appartiennent à l'Europe, mais également pour maintes raisons géopolitiques. Ces pays doivent avancer pour être en phase avec ce que nous leur demandons, et les perspectives d'une telle intégration leur sont maintenant ouvertes. Le fait que l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie candidatent à leur tour ne peut que faire avancer la procédure pour les pays des Balkans. L'ensemble avance bien.
Il va falloir continuer sur les coopérations renforcées, qu'il s'agisse de la jeunesse, avec Erasmus, ou de l'itinérance téléphonique, évoquée par le rapporteur.
J'ai donc une vision très positive sur le sujet.
M. Jean-Yves Leconte. - Je remercie nos deux rapporteurs de cet exposé très complet sur la situation globale et celle de chaque pays. On a malheureusement le sentiment que les négociations ne sont pas dans une réelle dynamique - je pense par exemple au Monténégro -, même si les choses bougent un peu depuis quelques mois.
Gardons un élément à l'esprit : ce n'est pas nous qui faisons un « cadeau » aux pays dont nous acceptons l'entrée dans l'Union européenne. Le bénéfice est mutuel. L'arrivée de nouveaux membres est un enrichissement pour l'Union, dont la force vient aussi de ses élargissements successifs. D'ailleurs, les crises qui sont apparues depuis vingt ans, comme la crise de l'euro, n'étaient pas le fait des nouveaux membres.
Dans la perspective du Green Deal, il est très important de pouvoir entraîner le plus rapidement possible nos partenaires, et en particulier les pays candidats, dans nos efforts vers la transition écologique. Je le rappelle, les pays candidats perçoivent dix fois moins de fonds communautaires que les États membres. Comment voulez-vous que ces pays puissent atteindre les objectifs ambitieux que nous avons fixés en matière climatique si nous ne développons pas de nouvelles politiques avant l'adhésion et si nous ne les aidons pas à adhérer au plus vite ?
Sur la Serbie, je trouve très clémente l'appréciation des rapporteurs. Il y a tout de même un véritable sujet concernant l'État de droit. Si ce pays devait adhérer tout de suite, nous nous y opposerions. Ayons en tête que l'absence de négociations dynamiques aboutit parfois, comme dans ce cas, à des délitements en termes d'État de droit.
Je suis très inquiet de la position que peut prendre la Croatie s'agissant des Croates de Bosnie. Si la Bosnie commençait des négociations, il lui faudrait, compte tenu de la structure de son État, trois négociateurs face à celui de l'Union européenne.
À mon sens, le fait de reconnaître les candidatures de la Moldavie et de l'Ukraine oblige à rendre crédibles les perspectives de réelle finalisation des négociations d'adhésion déjà engagées dans les Balkans occidentaux. Or, dans un certain nombre de ces pays, les citoyens n'y croient plus. Le fait d'offrir un horizon à deux nouveaux pays doit aussi stimuler notre volonté politique d'avancer avec les pays des Balkans. Peut-être faudrait-il se fixer des objectifs en termes de dates, avec un agenda. Les pays concernés, sans perspectives robustes d'adhérer, ne fourniront pas d'efforts.
M. André Reichardt. - Je remercie les rapporteurs de cette communication, qui vient, me semble-t-il, à point nommé. J'aurais aimé que l'on parle un peu plus de la Turquie, dont les motivations réelles à l'adhésion suscitent à l'heure actuelle de réelles interrogations.
Ainsi que cela a été rappelé, la qualité de candidat, puis celle de membre de l'Union européenne répond à un certain nombre de conditions claires et précises. Il n'est pas possible de faire du « double standard » en facilitant l'adhésion de certains tout en entravant celle d'autres. Même si ce qui se passe actuellement en Ukraine est évidemment catastrophique, et que l'Union européenne s'en préoccupe à juste titre, je crois qu'il est bon de remettre les choses à leur place s'agissant du calendrier des adhésions.
Je me réjouis également que le rapporteur ait évoqué le partenariat oriental. Cette politique dépasse clairement la question de l'adhésion. Certains pays concernés par le partenariat oriental, comme l'Azerbaïdjan, ne demandent d'ailleurs pas leur adhésion. Il est fondamental que l'Union européenne continue de se mobiliser en la matière. Cela peut ouvrir de nouvelles perspectives à plus long terme, comme celle d'une association à l'Union européenne ; je pense également à la vieille idée des cercles concentriques européens. Pour moi, le choix ne peut pas être l'adhésion ou rien.
L'Union européenne connaît déjà un certain nombre de difficultés. Les candidats doivent être traités de la même manière. Des mécanismes permettent de se rapprocher de l'Union européenne sans aller jusqu'à l'adhésion.
M. Pierre Laurent. - Le travail de nos rapporteurs dresse un panorama complet. Le moment est historique, même si je ne sais pas si l'on peut le comparer à ce qui s'était passé après la chute du mur de Berlin.
Nous sommes face à une accélération brutale des décisions ; je vous renvoie au discours du Président de la République du 9 mai. Cela mériterait tout de même un débat plus approfondi au Parlement, ainsi que dans d'autres parlements de l'Union. Le changement envisagé est quand même extrêmement important. Il est vrai que, pour certains pays, l'adhésion est encore un horizon lointain.
Une telle accélération est-elle motivée par la volonté de construire une Union européenne élargie ou un bloc politico-militaire face à la Russie ? Le fait que l'élargissement de l'OTAN aille systématiquement de pair avec celui de l'UE mériterait quand même un débat. Que devient l'idée d'une souveraineté stratégique européenne ?
On a l'air de faire comme si tous ces pays s'apprêtaient à intégrer une Europe qui se porte bien. Or l'Union européenne rencontre beaucoup de difficultés. Elle a du mal à relever de nombreux défis de sa propre reconstruction. Les inégalités économiques et sociales restent très importantes dans toute l'Europe. Nous allons être confrontés à un défi de convergence considérable. L'Union européenne n'arrive pas à financer ses propres ambitions. Je pourrais évoquer les laborieuses négociations sur le budget de l'Union européenne, le défi du climat, les dysfonctionnements démocratiques de l'Union européenne ou encore le rapport entre le rôle des parlements nationaux et celui de l'Union européenne.
Pour ma part, je ne vois pas comment l'on peut envisager un tel élargissement toutes choses égales par ailleurs. Je pense que l'on ne peut pas s'engager dans un processus d'une telle importance sans évaluer davantage toutes ces questions et mettre sur la table les débats sur la modification des structures de financement des objectifs et sur le fonctionnement démocratique de l'Union européenne. À défaut, nous irons soit vers une Europe à plusieurs vitesses, dans laquelle l'Union européenne ne sera qu'une Europe de cercles concentriques avec des pays dominant les autres, soit vers des crises politiques à répétition.
Je trouve donc qu'il y a un peu d'angélisme dans la manière dont nous nous engageons dans un tel processus.
Il faudra aussi se poser la question du rapport avec la Russie, même si nous ne pouvons pas l'appréhender correctement, puisque nous ne savons pas comment la guerre va se terminer.
Toutes ces questions doivent être dans le débat public.
M. Jean-François Rapin, président. - La question est éminemment politique. Il y a effectivement une volonté politique d'élargissement de l'Europe ; on répond à une circonstance urgente. Depuis le 24 février, nos contacts ukrainiens nous adressent des appels du pied, voire des appels du coeur. Ils nous demandent de leur adresser des signes. C'est ce que fait l'Union européenne.
Je souscris pour une large part aux propos de notre collègue Pierre Laurent. Évitons en effet l'angélisme. Le sujet est très sérieux. Si Vladimir Poutine a déclaré ne pas être opposé à une adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne, nous n'avons aucune idée de ce que serait sa réaction dans les faits.
Quoi qu'il en soit, les circonstances géopolitiques actuelles ont créé un élan, et il nous appartient de suivre les discussions avec attention.
M. Pascal Allizard. - Les Vingt-Sept viennent tout juste d'exprimer un avis favorable à l'adhésion de l'Ukraine. La question en effet, c'est celle du signal que l'on adresse aux Russes.
M. Jean-François Rapin, président. - J'ai reçu ce matin une délégation ukrainienne, et je lui avais indiqué que je n'avais aucune inquiétude s'agissant de la position qui serait adoptée par le Conseil européen.
M. Didier Marie, rapporteur. - À l'origine, notre mission était de faire un point sur les démarches de rapprochement des Balkans occidentaux et de regarder la situation pays par pays. Les Balkans occidentaux font géographiquement, culturellement et historiquement partie de l'Europe. Leur place géopolitique est importante.
Tandis que les demandes d'adhésion et les phases de négociation piétinent, d'autres avancent. On peut penser à l'expansionnisme économique chinois, mais je pourrais également évoquer la Turquie ou, évidemment, la Russie.
Comme le soulignait Pierre Laurent, nous assistons à une accélération de l'histoire. Elle est le fait de la guerre, mais aussi de la prise de conscience par les Européens du rôle géostratégique de cette partie de l'Europe et de la nécessité de débloquer tous ces processus. En 2020, sur l'initiative de la France, une nouvelle méthode a été mise en oeuvre pour tenter d'accélérer les négociations en les rendant plus politiques, plus pragmatiques, plus efficaces. Cela s'est assorti d'une augmentation des moyens consacrés aux étapes de préadhésion, qui ont été portés à plus de 9 milliards d'euros dans la nouvelle planification budgétaire des cinq ans à venir.
Cela étant, il n'y aura pas un processus d'adhésion parallèle pour l'ensemble des demandeurs. Les choses vont se faire progressivement. Certains, comme l'Albanie et la Macédoine du Nord, sont très avancés ; il faut maintenant ouvrir les négociations d'adhésion, même s'il reste un blocage entre la Macédoine du Nord et la Bulgarie, ainsi que quelques sujets à régler avec l'Albanie. Pour les autres, cela prendra beaucoup plus de temps.
Plusieurs intervenants l'ont souligné, tout cela interroge évidemment le fonctionnement de l'Union européenne. On ne peut pas poursuivre une politique d'élargissement sans s'interroger sur l'approfondissement. La question du fonctionnement et des traités actuels sera nécessairement posée. Je pense notamment à la règle de l'unanimité : si l'on intègre de nouveaux pays, l'Union européenne sera définitivement bloquée et ankylosée.
Encore une fois, l'accélération est liée à une situation d'urgence, avec l'agression de l'Ukraine par la Russie, mais aussi à l'intérêt géostratégique pour l'Europe d'intégrer d'une manière ou d'une autre, le plus rapidement possible, des pays qui font partie de l'Europe.
M. Pascal Allizard. - À mon sens, nous avons sur l'ensemble de ces pays des problématiques assez différentes. Les pays des Balkans sont effectivement plus ou moins avancés, mais ils font partie de l'Europe, et cela me semble avoir du sens qu'à terme - je ne sais pas quel sera ce terme -, ils nous rejoignent.
Les cas de l'Ukraine et de la Moldavie sont tout de même d'une autre nature. Certes, il peut sembler tout à fait logique que les circonstances de guerre fassent accélérer une prise de décision quant à l'accès au statut de candidat à l'entrée. Je trouve tout à fait acceptable de leur adresser un signal fort compte tenu du contexte mais il reste tout de même beaucoup de chemin à faire. Ces pays sont tout de même assez éloignés de nos standards européens actuels.
Dans le cas de la Turquie, je suis très dubitatif. Voilà quinze ans ou vingt ans, alors que je travaillais beaucoup avec ce pays dans le cadre de mon activité professionnelle, j'étais favorable à son intégration. Mais quand je vois son évolution depuis dix ans ou quinze ans, je suis nettement moins convaincu. La démographie n'est pas favorable à l'équilibre démocratique. Je ne suis pas sûr que nous soyons en capacité d'arrimer ce pays à l'Union européenne. Je prends l'exemple de la laïcité. Certes, le sécularisme turc est distinct de la conception française de la laïcité, même si Mustapha Kemal s'en était inspiré. Mais il y a aujourd'hui un vrai sujet à cet égard...
Ne mélangeons donc pas les problématiques. Nous avons, d'un côté, des pays européens qui ne sont pas au même niveau de développement que nous mais qui peuvent y parvenir, en plus d'avoir des valeurs communes avec nous, et d'autres avec lesquels les écarts, au lieu de se réduire, sont malheureusement plutôt en train de s'accroître.
Mme Marta de Cidrac, rapporteure. - Les différents intervenants, que je remercie, ont bien identifié la complexité du sujet.
Lorsque Didier Marie et moi-même avons été missionnés pour effectuer un tel travail, la guerre de l'Ukraine n'avait pas encore été déclarée. Notre premier sujet a donc été la zone des Balkans. C'est la raison pour laquelle nous avons souhaité examiner le cas de chaque pays en détail.
La guerre en Ukraine augmente encore plus la complexité à laquelle nous sommes confrontés en termes de positionnement politique.
Cela a été rappelé, le statut de candidat n'ouvre pas la porte à l'adhésion immédiate. C'est pourquoi nous avons exposé ce que signifiait le fait de vouloir intégrer l'Union européenne. C'est avant tout un message politique.
Un mot, par ailleurs, sur le principe de réversibilité introduit en 2020, sous l'impulsion de la France, qui s'appliquera au processus d'adhésion de l'Albanie et de la Macédoine du Nord : si d'aucuns en ont fait le reproche à notre pays, ce principe a bel et bien tout son sens, celui de montrer que l'Europe avance, mais avec précaution.
Les pays dont nous avons parlé ont de toute façon une vocation européenne, nous en sommes tous d'accord ; les Balkans, notamment, font partie intégrante du continent : il suffit de regarder une carte pour comprendre qu'on ne saurait s'en désintéresser. Notre rôle est donc de contribuer à ce qu'un message positif leur soit envoyé - y compris à la Serbie, pays important dans cette zone -, avec toutes les précautions d'usage relatives à l'État de droit.
Nous partageons tous ici les mêmes conclusions : la perspective européenne, pour ce qui est de ces pays, est réelle, mais soyons vigilants. Avançons avec modération et encourageons les meilleurs élèves du processus d'adhésion à intensifier encore leur partenariat avec l'Union européenne, sachant que les pays de la zone balkanique, par exemple, ont à déplorer un mouvement d'exil de leur jeunesse vers d'autres cieux.
Questions diverses
M. Jean-François Rapin, président. - Il nous faut également, cet après-midi, donner suite à la dernière réunion du groupe de travail « subsidiarité » de notre commission.
Le groupe de travail propose en effet à notre commission d'approfondir l'examen de la conformité au principe de subsidiarité de deux textes relatifs au pilier « justice et affaires intérieures ». Le premier est la proposition de règlement COM(2022) 658 tendant à modifier plusieurs textes européens, au premier rang desquels le code communautaire des visas, pour instituer la numérisation de la procédure d'octroi de visa. L'entrée en vigueur de ce texte permettrait à la Commission européenne de modifier les modèles de formulaires de demande de visa et de notification de refus de visa par la voie d'actes délégués, ce qui suscite une réelle interrogation au regard du principe de proportionnalité. Je vous propose de confier l'examen de cette question à nos rapporteurs habitués de ces sujets, Jean-Yves Leconte et André Reichardt.
Le second texte qui a retenu l'attention du groupe de travail « subsidiarité » est la proposition de directive COM(2022) 177 sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives. Le principe de la protection des journalistes et des défenseurs des droits de l'homme doit absolument être garanti, mais différents points appellent un examen approfondi de la conformité de ce texte au principe de subsidiarité. Aussi avais-je proposé à Philippe Bonnecarrère de s'y employer, mais il manque de disponibilité dans les délais resserrés qui nous sont imposés en matière de subsidiarité ; je me propose donc de m'acquitter de cet examen.
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 17 h 25.