Vendredi 18 mars 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Institutions européennes – Débat préalable au Conseil européen des 24 et 25 mars 2022 – Audition de M. Clément Beaune, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes
M. Jean-François Rapin, président. – Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, voilà trois semaines que l’Ukraine subit l’agression de la Russie, qui déstabilise le monde, particulièrement l’Europe, et a déjà contraint plus de 3 millions d’Ukrainiens à fuir leur pays.
Les chefs d’État ou de gouvernement de l’Union européenne se sont réunis en urgence dès le 24 février, au premier jour de l’agression, puis il y a une semaine à Versailles, à l’invitation de la présidence française. Une réunion du Conseil européen se tiendra encore dans une semaine, les 24 et 25 mars, comme prévu. Même si le Parlement a suspendu ses travaux en raison des prochaines échéances électorales, nous tenions à échanger en amont avec vous, monsieur le secrétaire d’État, comme nous en avons pris l’habitude. Étant donné les circonstances, cet échange, que je vous remercie d’avoir accepté, se tient sous la forme non pas d’un débat en séance comme à l’accoutumée, mais d’une réunion de la commission des affaires européennes, à laquelle ont été invités l’ensemble des sénateurs, et qui donnera lieu à une série de questions-réponses, après votre propos liminaire.
Nous nous trouvons devant une situation particulièrement grave. La guerre est à nos portes. L’Ukraine se bat pour sa liberté, mais aussi pour la nôtre. Si l’Ukraine tombe, qui sera le prochain ? C’est la question que nous nous posons tous.
Notre première tâche, dans l’immédiat, est d’accueillir les Ukrainiens qui viennent trouver refuge dans les pays limitrophes de l’Union européenne, mais le flux est si important que ces pays ne peuvent l’assumer seuls. La République tchèque, notamment, a demandé de l’aide à l’Union européenne, souhaitant qu’elle active le mécanisme de protection civile européen : quelle réponse le Conseil européen pourra-t-il apporter à cette demande ? Est-il envisagé une répartition européenne des réfugiés ?
Hier, lors d’une réunion du conseil régional des Hauts-de-France, l’homologue de Xavier Bertrand pour la Silésie indiquait étouffer sous l’arrivée massive de réfugiés : des problèmes techniques d’accueil commencent à se poser.
Deuxième volet de la réaction européenne : les sanctions envers la Russie. Sur ce volet, le réveil est brutal pour l’Union européenne, qui réalise sa dépendance au gaz russe. Nul autre choix pour certains États membres que de revenir au charbon, ce qui ne peut manquer d’interroger au vu des ambitions du Pacte vert. Même notre pays, qui se targue d’être le moins dépendant de la Russie grâce au nucléaire, n’est pas aussi indépendant que cela : le nucléaire reste à l’écart des sanctions prises contre la Russie et, de fait, notre pays coopère étroitement avec elle en ce domaine. Le géant du nucléaire russe Rosatom doit d’ailleurs entrer au capital de l’entreprise qu’EDF va bientôt racheter et qui produit les turbines Arabelle équipant les EPR. Comment, dans ces conditions, assurer véritablement l’indépendance de la filière nucléaire française et, par conséquent, notre indépendance énergétique ?
Troisième réaction européenne à l’agression russe : le soutien apporté à l’Ukraine en matière d’armement. À cet égard, le sommet de Versailles a acté que cette agression constituait « un bouleversement tectonique dans l’histoire européenne ». De fait, elle déplace les positions de nos partenaires européens, jusqu’aux plus frileux en la matière. Les chefs d’État ou de gouvernement ont ensemble décidé de renforcer leurs capacités de défense, chacun s’engageant à relever ses investissements en ce domaine. La déclaration de Versailles prévoit de « développer les capacités de défense de manière collaborative au sein de l’UE ». Or, à notre grande surprise, l’Allemagne a annoncé le lendemain commander des F-35 pour assurer ses missions nucléaires dans le cadre de l’OTAN, acceptant de facto d’entrer dans le cloud de combat associé, aux mains des Américains. Pouvez-vous nous dire si le fabricant français d’appareils concurrents a seulement été approché par l’Allemagne ? Et quel sort celle-ci entend-elle réserver au système de combat aérien du futur (SCAF), l’avion du futur qui représente aujourd’hui la seule alternative crédible à l’hégémonie américaine ? Les propos du Président de la République laissant miroiter une autonomie européenne en matière de défense ne sont-ils pas finalement ceux d’un illusionniste ? Cette annonce est en effet contredite par tous les signaux que nous percevons.
Plus largement, les Vingt-Sept réunis à Versailles ont paru décidés à construire l’autonomie européenne en matière économique. Dans le domaine industriel, la reconquête de notre souveraineté passe notamment par la relocalisation sur notre sol de la fabrication de semi-conducteurs : Intel a annoncé miser sur la France et l’Allemagne pour la première étape de son projet d’investissement européen à 80 milliards d’euros. On peut regretter que la France n’accueille que le pôle recherche et innovation sur son sol, l’usine étant prévue en Allemagne : n’y a-t-il pas un risque que nous payions deux fois pour accueillir ce pôle, à l’échelon européen, puis par le crédit d’impôt recherche (CIR) français, alors même qu’un tel pôle de recherche peut se déplacer très rapidement ?
Dans le domaine alimentaire aussi, les Vingt-Sept semblent déterminés à reconquérir une souveraineté largement menacée par les stratégies européennes déclinant le Pacte vert. Le Sénat tire la sonnette d’alarme sur le sujet avec constance depuis le lancement de la réforme de la Politique agricole commune en 2017, et il n’est pas entendu. Nous comptons d’ailleurs le faire encore, par une prochaine résolution européenne qui redira l’urgence qu’il y a à réorienter le tir. La déclaration de Versailles reste muette à ce sujet. Il semble toutefois que s’amorce un début d’évolution, même s’il aura fallu la tragédie ukrainienne pour cela, et je suis heureux que le Président de la République, en présentant hier son programme de candidat à l’élection présidentielle, ait appelé à réviser la stratégie « De la ferme à la fourchette ». Mieux vaut tard que jamais ! Ce ne sont toutefois pas les voix que l’on entend à Bruxelles ou à Strasbourg : il y a chez certains une volonté jusqu’au-boutiste...
Pour finir, un mot de l’hypothèse évoquée par le président Macron à l’issue du sommet de Versailles : le lancement d’un nouvel emprunt mutualisé pour financer ces nombreux projets destinés à consolider l’autonomie européenne. Cette perspective d’emprunt ne figure pas dans la déclaration de Versailles, et pour cause, puisque j’imagine qu’elle fait frémir les pays frugaux, qui avaient consenti au premier emprunt à condition qu’il ne soit pas suivi d’un autre et à condition qu’il soit remboursé par des ressources propres : aujourd’hui, nous connaissons l’ambition de la présidence française en matière de nouvelles dépenses, mais quelle est son ambition en matière de nouvelles ressources propres ? Ce changement de pied nous pose problème au regard de notre ambition de ressources propres. L’inquiétude est grande en la matière.
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie d’avoir pris l’initiative d’organiser cette audition.
Notre discussion se tient dans un contexte douloureux. Le conflit militaire qui sévit en Ukraine aux portes de l’Europe a des conséquences d’ores et déjà visibles au sein de l’Union européenne : je pense bien sûr à l’afflux et à l’accueil de personnes fuyant la guerre en Ukraine, mais aussi à un certain nombre de conséquences économiques et sociales ou de réflexions pour notre Europe sur l’indépendance ou l’autonomie en matière de défense, en matière agroalimentaire ou dans d’autres domaines clés.
Lors du sommet de Versailles, l’agression russe a de nouveau été condamnée avec la plus grande force par les chefs d’État ou de gouvernement et un accord a été trouvé sur plusieurs volets d’action pour renforcer un certain nombre de mesures qui avaient été prises depuis le premier jour du conflit, notamment en matière de sanctions, à la suite du premier sommet d’urgence qui s’est tenu à Bruxelles le 24 février.
Des discussions sur les mesures précises de sanctions par les ministres des affaires étrangères auront lieu lundi prochain et j’aurai moi-même l’occasion de réunir les ministres des affaires européennes, dans le cadre de la PFUE, mardi prochain.
Le principe de sanctions renforcées a été acté à Versailles et, dans la foulée, conformément à nos procédures, un quatrième paquet de sanctions a été adopté le 14 mars en étroite concertation avec nos grands partenaires internationaux, notamment dans le cadre du G7. Ces mesures, que je n’énumère pas, viennent s’ajouter à des sanctions déjà puissantes et inédites : le gel des avoirs de la banque centrale russe, plusieurs centaines de mesures individuelles importantes, des mesures d’interdiction d’import ou d’export dans plusieurs secteurs économiques. Ces mesures, différentes de celles que l’on a pu prendre par le passé, témoignent de la gravité de la situation : exclusion de l’espace aérien ou interdiction d’émission de certains organes de presse – en réalité de propagande au service de la Russie –dans tout le territoire européen, mesures ciblées dites restrictives d’interdiction dans les secteurs du luxe, de l’acier et du fer concernant quinze individus et neuf entités, interdiction de nouveaux investissements dans le secteur de l’énergie russe et restrictions à l’export pour des biens à double usage ou des technologies susceptibles de contribuer à tout renforcement technologique en matière de défense.
À cela s’ajoute une déclaration plurilatérale adoptée par les membres de l’Union européenne et nos grands partenaires pour, au sein de l’Organisation mondiale du commerce, retirer le bénéfice de la clause de la nation la plus favorisée à la Russie et geler le processus d’accession à cette organisation pour la Biélorussie, ce pays s’étant de fait rendu complice ou coupable d’une coopération directe avec la Russie dans ce conflit.
Réaction supplémentaire à l’agression russe, le soutien à l’Ukraine dans les domaines humanitaire et militaire est renforcé. À l’occasion du sommet de Versailles, le Haut Représentant a proposé de mobiliser 500 millions d’euros supplémentaires de la facilité européenne pour la paix, en plus des 500 millions d’euros déjà mobilisés à titre exceptionnel, dès la fin du mois de février, pour livrer un certain nombre d’équipements militaires défensifs à toutes les forces armées ukrainiennes.
Le soutien humanitaire est lui aussi augmenté : à ce stade, il est d’au moins 500 millions d’euros mobilisables par l’Union européenne. De son côté, la France a, en complément, mobilisé 100 millions d’euros à titre direct. Pour être très concret, le plus difficile, plus que la mobilisation de financements, c’est l’approvisionnement d’une aide humanitaire et matérielle de secours à l’Ukraine, qui passe par la Pologne.
Vous m’interrogiez sur l’accueil de réfugiés, Monsieur le président. Nous mobilisons d’ores et déjà le mécanisme de protection civile de l’Union européenne. L’ensemble des États membres, dont la France, y participent. Il peut aussi être activé – ce n’est pas encore le cas – dans l’accueil de réfugiés mais une partie de cette aide sert d’ores et déjà à soutenir l’Ukraine et les pays limitrophes – République tchèque, Slovaquie, Pologne, Hongrie, Roumanie, Moldavie – en médicaments et en équipements d’urgence.
Cette crise a aussi pour conséquence l’afflux de plus de 3 millions de personnes qui fuient la guerre, dont environ 2 millions pour la seule Pologne. Nous devons répondre présents à plusieurs titres.
D’abord, à l’égard des personnes concernées dans toute l’Union européenne. C’est la raison pour laquelle nous avons activé, pour la première fois, la protection civile temporaire, cadre juridique européen existant depuis vingt ans mais encore jamais utilisé, ce qui témoigne de la gravité de la crise. Cette protection n’est pas équivalente à celle de l’asile, mais le contenu en est proche : elle est immédiate et reconnue dans toute l’Union européenne, avec un socle de droits d’accès aux soins, à l’éducation, à des prestations sociales de base équivalentes à celles qui sont octroyées aux demandeurs d’asile, afin de permettre aux Ukrainiens qui fuient leur pays d’être accueillis sans documents supplémentaires.
Ensuite, à l’égard de la Pologne, la Roumanie, la République tchèque, la Slovaquie, la Moldavie, par un appui matériel.
Enfin, à l’égard de notre propre pays, par l’organisation de l’accueil. Il est très difficile de donner des chiffres précis, je ne m’y risquerai pas : ce sont, à l’évidence, au moins plusieurs dizaines de milliers de personnes que nous devons nous préparer à accueillir, d’une part, des personnes arrivant directement par la route, d’autre part, même si ce n’est pas encore demandé explicitement par les pays concernés ou organisé à l’échelon européen, par un mécanisme solidaire de répartition plus structuré, des personnes se trouvant aujourd’hui dans les pays de première entrée qui se trouveront sans doute assez vite débordés. L’Union européenne a également mis en place une plateforme de solidarité pour partager les besoins matériels ou les données sur l’accueil de réfugiés.
Comme cela a été évoqué à l’occasion du sommet de Versailles, l’isolement de la Russie au sein des organisations internationales les plus diverses est renforcé de façon coordonnée avec nos partenaires. Plusieurs parlementaires y ont d’ailleurs directement participé par un vote de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Compte tenu des débats et de la pression politique légitimement exercée sur la Russie, celle-ci a en quelque sorte pris les devants en se retirant cette semaine du Conseil de l’Europe.
La réunion du Conseil européen des 24 et 25 mars sera donc l’occasion de faire un bilan sur la mise en œuvre de toutes ces décisions et d’amplifier, le cas échéant, les mesures de pression ou de sanction à l’égard de la Russie ou de soutien à l’Ukraine.
Un sujet a beaucoup occupé les débats du sommet de Versailles et pourra de nouveau être évoqué dans les semaines à venir, peut-être même dès la semaine prochaine au Conseil européen, même si, pour être tout à fait franc, il n’y aura pas grand-chose de plus à en dire : la perspective européenne de l’Ukraine. Un long débat a eu lieu sur les mots, même si, contrairement à ce que l’on a pu dire ou lire, il n’y a pas de division européenne. Si tout le monde est d’accord sur le fait qu’il convient de donner une perspective européenne claire à l’Ukraine et de ne pas déconnecter cette perspective d’une approche régionale concernant la Moldavie ou la Géorgie, mais aussi les Balkans occidentaux, la Serbie et le Monténégro étant déjà dans un processus de négociation, il faut être lucide, responsable et raisonnable : un pays qui est aujourd’hui envahi et soumis contre son gré à la guerre ne peut pas rentrer dans un processus de discussion ou d’accession à l’Union européenne.
Par ailleurs, nous ne pouvons pas prendre une telle perspective à la légère pour l’Union européenne et pour ceux qui souhaiteraient y entrer. Ce serait un bouleversement majeur pour l’Union d’accueillir comme nouveau membre un État aussi peuplé, qui connaîtra des difficultés importantes après la guerre. Une réflexion globale sur l’Union européenne après la guerre doit être menée. Nous ne pourrons pas faire comme si le conflit en Ukraine n’avait pas eu lieu, comme si ce pays ne se battait pas au nom d’un modèle et de valeurs européennes : la liberté démocratique de choisir son destin et de préserver sa souveraineté. Il faut avancer par étapes, avec prudence. La solidarité concrète que l’on doit à l’Ukraine aujourd’hui, celle qui sauve des vies, c’est l’aide humanitaire et militaire que j’ai décrite et qui pourra être renforcée dans les prochains jours.
J’en viens aux questions de défense et de sécurité. Le renforcement des capacités de l’Union européenne sera de nouveau évoqué lors du Conseil européen la semaine prochaine. Mandat a été donné à la Commission européenne de lister d’ici au mois de mai nos carences, nos besoins et les compléments d’investissement nécessaires dans le domaine de la défense. Le Conseil européen des 24 et 25 mars adoptera la boussole stratégique européenne, qui prévoit des avancées importantes en matière de mobilisation de forces de réaction rapide, d’engagement de l’investissement militaire et d’articulation de l’effort de défense européen avec l’Otan, condition, je crois, de notre efficacité.
La réduction de notre dépendance énergétique est aussi l’un des thèmes que la présidence française a souhaité évoquer lors du sommet de Versailles. Il sera de nouveau abordé lors de la réunion du Conseil des 24 et 25 mars. À cet égard, j’ai pris connaissance des conclusions que le Sénat et l’Assemblée nationale ont conjointement adoptées lors de la conférence interparlementaire thématique sur l’autonomie stratégique et économique lundi dernier, qui s’inscrivent dans cette perspective.
D’ici à la fin du mois de mars, des propositions concrètes, y compris législatives, seront faites sur la reconstitution des stocks stratégiques. La Commission envisage de proposer l’obligation pour chaque État membre de remplir à 90 % les stocks stratégiques, notamment de gaz, au 1er octobre de chaque année, soit avant l’hiver. Il s’agit d’instaurer une obligation réglementaire forte et harmonisée au sein de l’Union européenne, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
D’ici au début du mois de mai, la Commission européenne doit préciser un plan qu’elle a esquissé et présenté à Versailles, qui vise à réduire, voire à supprimer notre dépendance aux produits énergétiques fossiles russes, notamment au gaz. Ce débat est en cours à l’échelon européen. La Commission européenne a proposé l’échéance de 2027 et envisage un bouquet de mesures de réduction de la consommation et de diversification des approvisionnements des deux tiers d’ici le début de l’année prochaine. Ces objectifs ne sont pas encore endossés à l’échelon européen, ils seront rediscutés les 24 et 25 mars. Pour sa part, la France pense que ces objectifs vont dans la bonne direction et qu’ils constitueraient des signaux forts. Il est important, pour que ces mesures produisent des effets, qu’un accord soit trouvé à vingt-sept.
J’indique par ailleurs que le système électrique ukrainien a été connecté à celui de l’Union européenne le 16 mars dernier. C’était très important pour l’approvisionnement de l’Ukraine et pour réduire sa dépendance à la Russie.
Nous avons aussi confié mandat à la Commission européenne de cartographier nos dépendances dans le secteur des semi-conducteurs et dans le domaine spatial et de proposer des mesures, y compris législatives, afin de les réduire de manière accélérée.
Dans le secteur agricole et agroalimentaire, nous devrons réinterroger certains éléments de la stratégie Farm to Fork de l’actuelle politique agricole commune. Je pense aux mesures de soutien d’urgence – mesures de marché, aide au stockage, mobilisation de la réserve d’urgence. Le ministre de l’agriculture a convoqué un Conseil à ce sujet. Aujourd’hui, alors qu’un tiers des exportations mondiales sont remises en cause, dans le domaine céréalier en particulier, par la guerre en Ukraine et qu’il existe de sérieux risques de pénuries ou de famines en dehors de l’Europe, nous ne pouvons pas réduire nos surfaces agricoles utiles de manière accélérée, comme cela était prévu. Ce serait incohérent et dangereux. Le Président de la République a assumé de rouvrir le débat sur ce sujet et l’a dit à la présidente de la Commission européenne.
Pour la première fois dans les conclusions du Conseil européen, nous avons inclus le secteur agroalimentaire dans la liste des secteurs stratégiques.
Trois autres sujets seront à l’ordre du jour du prochain Conseil européen, à commencer par la question sanitaire. Le covid n’a pas disparu ; le nombre de cas est en augmentation dans plusieurs pays, dont le nôtre. Toutefois, la couverture vaccinale nous protège globalement. J’en reviens à l’Ukraine : la population ukrainienne est faiblement vaccinée. Des campagnes de test et de vaccination sont donc déployées, dans le cadre du mécanisme européen de protection civile, dans les pays situés en première ligne pour l’accueil des réfugiés.
Le Conseil européen préparera aussi le vingt-troisième sommet Union européenne-Chine, qui aura lieu en visioconférence le 1er avril. Compte tenu de la situation internationale, ce sommet sera centré sur la guerre en Ukraine. Nous inciterons très fortement la Chine, via le canal européen, à user de toute son influence sur la Russie et à mettre fin à une certaine ambiguïté sur son soutien à la souveraineté ukrainienne.
Enfin, le dernier point à l’ordre du jour de ce Conseil européen sera la situation en Bosnie-Herzégovine, où la crise politique se prolonge. Les réponses que nous pouvons apporter doivent être précisées, notamment pour exercer une pression sur la République serbe de Bosnie, qui mène un certain nombre d’actions préoccupantes de déstabilisation, lesquelles ne sont pas sans lien d’ailleurs avec la situation russe.
En réponse aux questions que vous m’avez posées, monsieur le président, j’indique que l’investissement d’Intel en Europe sera très important, de l’ordre de 80 milliards d’euros. Un site sera installé en Allemagne, pour 17 milliards d’euros. Toutefois, tout ne dépendra pas d’Intel. Dans les domaines stratégiques des semi-conducteurs et des batteries électriques, plusieurs grands acteurs industriels réalisent des investissements importants. Dans le cadre du Chips Act, le règlement européen proposé par le commissaire Thierry Breton sur les semi-conducteurs, 43 milliards d’euros d’investissements européens pourront se décliner en nouveaux projets industriels, y compris sur le territoire français. Intel a choisi la France pour y implanter son centre de recherche en raison de ses capacités de calcul de haute performance et d’intelligence artificielle. Ce centre sera établi sur le plateau de Saclay, en Essonne, et permettra la création de 1 000 emplois, dont 450 d’ici à la fin de l’année 2024.
Dans le domaine militaire, je vais être franc : nous ne sommes pas, malgré les circonstances et certaines accélérations de notre partenaire allemand en termes d’investissements – 100 milliards d’euros dans la défense –, en train d’acter une forme de défense européenne, qui se traduirait par des achats militaires strictement européens. Ce n’est pas le cas et, comme vous, je le regrette. Permettez-moi néanmoins de vous livrer une version plus nuancée de la situation.
L’engagement allemand dans le Système de combat aérien du futur (SCAF) et dans le char du futur a été rappelé très clairement par le chancelier Scholz ces dernières semaines. Il est irréversible. D’autres partenaires ont fait le même choix que l’Allemagne d’acheter des avions américains, mais la Grèce, elle, a choisi le Rafale et en a commandé vingt-quatre en septembre 2021 ; la Croatie en a commandé douze en novembre. C’est un signal important. J’ajoute que le choix de l’Allemagne ne signifie pas que ce pays achètera systématiquement du matériel américain à l’avenir ni que le SCAF est remis en cause. Les autorités allemandes, je l’ai dit, ont été très claires à notre égard sur ce point.
J’évoquerai à présent le mécanisme de protection civile européen et ce qui est fait aujourd’hui pour venir en aide à la Moldavie, à la Slovaquie, à la Pologne et la République tchèque. Nous avons au total livré 2 000 tonnes de biens de première nécessité. Nous sommes prêts à accueillir des réfugiés ou à les répartir, si cela était nécessaire.
Enfin, il n’y a pas aujourd’hui de discussion avec Rosatom concernant une entrée au capital de notre industrie nucléaire civile. Je ne peux pas être plus précis sur ce sujet à ce stade, mais je suis à votre disposition, ainsi que le ministère de l’économie, pour suivre cette question.
M. Jean-François Rapin, président. – Savez-vous comment sera organisée la répartition des réfugiés ukrainiens ? Des États membres ont-ils déjà pris des engagements à cet égard ? La répartition se fera-t-elle en fonction des capacités d’accueil des États ?
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – La situation est particulière : les Ukrainiens n’ont aucune démarche à effectuer et n’ont pas besoin de visa, la protection temporaire couvrant tout le territoire de l’Union européenne. Concrètement, une personne fuyant la guerre peut se rendre en Pologne ou en Slovaquie, puis, sans avoir à se signaler ou à effectuer une démarche particulière d’enregistrement, en Allemagne, en Autriche ou en France. En conséquence, il n’est pas possible de mettre en place un mécanisme de répartition aussi structuré que celui qui a été mis en œuvre, ou discuté, pour les personnes en provenance du Proche-Orient ou d’Afrique du Nord.
Il faut donc organiser notre dispositif sans connaître exactement le nombre de personnes qui seront accueillies. Nous ne savons pas aujourd’hui si les personnes qui sont établies dans les pays de première ligne y resteront. Mon impression, après m’être rendu à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine, est qu’elles souhaitent rester près de leur pays et dans des pays comptant déjà d’importantes communautés ukrainiennes, comme la Pologne, le Portugal ou le Royaume-Uni. Pour l’instant, les mouvements secondaires ne sont pas aussi importants que les mouvements primaires, mais il faut se préparer, si le conflit venait malheureusement à durer, à ce que certains réfugiés cherchent à s’installer ailleurs, sachant en outre que les pays voisins de l’Ukraine, au premier rang desquels la Pologne, ne pourront pas faire face seuls et durablement à un tel afflux.
La Commission européenne a mis en place une plateforme afin de connaître les flux, d’informer les pays d’accueil sur les dispositifs d’accueil de second rideau afin d’alléger la pression qui s’exerce sur les pays de première ligne. La France est prête à prendre sa part.
M. Jean-François Rapin, président. – Les problèmes alimentaires qui vont se poser en Afrique sont-ils anticipés ?
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – Nous avons identifié les pays qui rencontrent les difficultés les plus criantes, comme l’Égypte. Il s’agit de pays qui sont très dépendants des importations russo-ukrainiennes et qui ont en outre des difficultés propres. Ainsi, le Maroc est victime d’une très forte sécheresse. Il sera sans doute nécessaire d’organiser une aide économique ou alimentaire.
L’Union européenne, elle, n’a pas de difficulté à ce stade en matière d’indépendance alimentaire. Toutefois, la crise que nous connaissons nous incite à faire preuve d’anticipation afin de ne pas laisser s’installer plus encore des dépendances.
Il va falloir faire la cartographie des pays à aider de façon urgente dans notre voisinage immédiat et ajuster notre propre stratégie afin que notre indépendance alimentaire ne soit pas réduite dans les années qui viennent.
Le Président de la République avait demandé il y a trois ans un plan protéines européen. Nous remettons aujourd’hui l’ouvrage sur le métier. Par ailleurs, la question des engrais est très importante. Les prix augmentent, et même si nous n’avons pas encore de difficultés d’approvisionnement et si je n’en anticipe pas à court terme, il nous faut réfléchir à cette question, importante pour notre indépendance.
M. Cyril Pellevat. – Malgré les circonstances tragiques qui ont conduit à son adoption, la déclaration de Versailles marque une nouvelle étape dans la politique de défense européenne, après la petite révolution que fut la création du Fonds européen de la défense (FEDef). Je m’interroge toutefois sur les avancées réelles qu’elle permettra. La Commission devra fournir, d’ici à la fin mai, une analyse des déficits d’investissements dans la défense, et proposer des initiatives supplémentaires pour renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne.
Est-ce une priorité ? Nous disposons déjà de nombreuses études, et l’échéance de la mi-mai paraît bien lointaine en période de guerre. Ne devrions-nous pas tabler davantage sur les capacités d’action de l’Union ? Sans négliger l’investissement de long terme, encore faut-il, pour prétendre à l’Union de la défense et de la sécurité, être capables de protéger l’Europe et de parer une éventuelle offensive en disposant d’une palette de mesures à mettre en place dans les trois à six mois.
Quel est votre sentiment à ce sujet ? Les récentes orientations du Conseil européen à Versailles, et celles à venir lors de la réunion des 24 et 25 mars, permettront-elles d’augmenter les capacités de défense de l’Union européenne, avec des moyens d’action rapide ? Le long terme et l’investissement ne doivent pas être oubliés mais déjà faut-il être en capacité de protéger l’Union européenne et de se doter des moyens nécessaires pour parer à une éventuelle offensive russe.
M. Jean-Yves Leconte. – La transposition par la France de la directive de protection temporaire ne prévoit pas un droit effectif au travail. Allez-vous y remédier ?
Le droit à la protection s’adresse aux Ukrainiens et aux résidents en Ukraine. Or la procédure prévue pour les résidents non ukrainiens est discriminatoire. Allez-vous la corriger ?
Que proposez-vous aux Ukrainiens qui étaient déjà présents dans l’Union européenne avec un visa de court séjour ?
Nous ne sommes pas en guerre contre la Russie, certes, mais nos valeurs, celles de l’Union européenne, sont directement attaquées, le droit international est cyniquement bafoué. L’Ukraine se bat pour les défendre, pour défendre le droit à la liberté et à l’indépendance. Ce combat est essentiel à l’avenir de l’Union.
C’est pourquoi nous devons répondre à la demande de perspective européenne, au-delà de ce qui a été fait lors du sommet de Versailles. Le statut de candidat est un acte symbolique fort. Ne peut-on aller plus loin ? Au-delà de la protection temporaire, ne peut-on octroyer d’ores et déjà aux Ukrainiens les droits que confère la citoyenneté européenne en matière de liberté de circulation dans l’Union et de droit au travail ? Cette option est-elle sur la table ?
Mme Amel Gacquerre. – La déclaration commune des Vingt-Sept lors du sommet de Versailles identifie cinq secteurs stratégiques dans lesquels il nous faut réduire notre dépendance. L’alimentation en fait bien entendu partie. La guerre en Ukraine a déjà entraîné une hausse des prix du blé et du tournesol à des niveaux inédits. Les cours des produits agricoles sont aussi portés par la flambée des coûts des engrais et des carburants.
Est-il prévu d’activer des mécanismes d’urgence pour limiter ces augmentations ? Vous avez évoqué des perspectives pour les prochains jours : pouvez-vous nous en dire plus ?
M. André Gattolin. – Je suis choqué que Vladimir Poutine ait été élevé au rang de grand-croix de la Légion d’honneur, décoration remise en catimini par le président Chirac en 2006. De nombreuses pétitions, ainsi que plusieurs députés Les Républicains, demandent qu’il soit exclu de l’Ordre.
Très peu d’États membres de l’Union lui ont accordé ce type de distinction. Un autre pays, en revanche, les a multipliées : la République de Serbie.
On sait que les liens profonds de la Serbie avec la Russie posent problème. Selon un récent sondage, une majorité de Serbes serait favorable à une union avec la Russie plutôt qu’avec l’Union européenne – et nous avons été atterrés par les propos des ambassadeurs serbes auprès de l’UE que nous avons auditionnés.
La République de Serbie a pourtant le statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne ! N’est-il pas temps de tenir compte du réveil du géopolitique dans les conditions d’adhésion ? Faute de quoi la Serbie risque d’être pour l’Union une nouvelle Hongrie… Il faut renforcer la conditionnalité.
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – Monsieur Pellevat, sur le FEDef et les moyens dégagés, les choses ont beaucoup accéléré à la suite de l’attaque russe. Dès le dimanche, le chancelier Scholz a annoncé au Bundestag des mesures aussi symboliques que concrètes : l’engagement de consacrer 2 % du PIB à la défense, qui était jusque-là un tabou pour une bonne partie de la coalition gouvernementale, un fonds de 100 milliards d’euros pour la modernisation de la Bundeswehr, et la livraison d’armes de défense à l’Ukraine, dans le cadre de l’effort européen coordonné.
Les débats dans les différents États européens dépendent de la situation géographique et politique, mais se sont accélérés partout. Pour la Finlande et la Suède, la question est celle de l’adhésion à l’OTAN. La première ministre suédoise s’est déclarée contre l’adhésion à titre personnel, mais a appelé à renforcer la politique de sécurité de l’Union européenne et estimé que les clauses d’assistance mutuelle étaient aussi une forme de protection – ce qui, dans la bouche d’un premier ministre de Suède, n’est pas anecdotique. La première ministre du Danemark va soumettre à référendum le 1er juin la suppression de l’opt out en matière de politique de sécurité et de défense. Les choses bougent très vite.
J’ignore s’il y aura un réinvestissement dans le FEDef ou les mécanismes européens dès le sommet de Versailles, mais, même si le diagnostic est en partie connu, cet exercice de cartographie est une accroche pour coordonner et renforcer l’effort financier de défense au niveau européen. Le 24 et le 25 mars, le Conseil adoptera la boussole stratégique, avec des mesures concrètes comme la création d’une force de réaction rapide européenne. Il faut pousser les feux pour que les investissements annoncés en matière de défense soient coordonnés au niveau européen et viennent abonder le FEDef dans les prochaines semaines. C’est ce que défendra la présidence française.
Monsieur Leconte, l’article 12 de la directive de protection temporaire autorise bien les personnes protégées à exercer une activité salariée ou non salariée. Nous le traduisons dans notre code du travail, et l’avons précisé dans l’instruction adressée aux préfets par le ministre de l’intérieur. À court terme, l’urgence est avant tout l’accompagnement social et le logement, temporaire ou durable. Beaucoup de réfugiés ont manifesté le désir de travailler, beaucoup sont qualifiés. Le principe est acté.
M. Jean-Yves Leconte. – Il n’est pas correctement transposé.
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – Nous apporterons si nécessaire des précisions réglementaires à l’article R. 5221-2 du code du travail. L’instruction aux préfets souligne que la protection temporaire inclut le droit au travail.
Le bénéfice de la protection temporaire ne repose pas sur un critère de nationalité stricto sensu, mais sur un critère de résidence permanente en Ukraine. Des marges de manœuvre sont laissées aux États. Nous apporterons des précisions opérationnelles en fonction des cas.
M. Jean-Yves Leconte. – Actuellement, le dispositif d’enregistrement des protections temporaires varie selon que la personne possède ou non la nationalité ukrainienne.
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – Pas dans l’accueil, mais dans l’accès au travail.
M. Jean-Yves Leconte. – Dans l’enregistrement de la demande de protection temporaire : les non-Ukrainiens sont orientés vers la préfecture.
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – Pour l’instant, il y a assez peu de non-Ukrainiens, mais ce point sera abordé dans la cellule de coordination interministérielle. Nous avons déjà simplifié les démarches dans nos ambassades et consulats. Nous sommes prêts à regarder le cas des non-Ukrainiens.
S’agissant des Ukrainiens qui étaient déjà dans l’Union européenne, la coordination européenne n’est pas encore aboutie. Le ministre de l’intérieur a annoncé une nouvelle réunion la semaine prochaine qui abordera le sujet. Je pense tout particulièrement aux étudiants ukrainiens – mais aussi aux étudiants russes, qui ne sont pas tous des soutiens de Vladimir Poutine, loin de là !
M. André Gattolin. – Absolument ! Ils manifestaient contre la guerre hier encore.
M. Jean-Yves Leconte. – Certains demandent l’asile.
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – À court terme, Frédérique Vidal s’attache à recenser ces étudiants et à leur permettre de finir leur année universitaire en France. Ils rencontrent des difficultés de subsistance – leur carte de crédit ne passe plus – d’où la nécessité d’une aide sociale via les Crous. Il y a aussi un sujet académique et d’organisation de l’accueil pour la rentrée prochaine. Beaucoup de pays européens y réfléchissent actuellement, la question n’est pas encore tranchée.
« Perspective européenne », « aspiration » à intégrer l’Union – laissons là le débat sémantique. Entre le Conseil européen du 24 février et celui de la semaine dernière, une étape juridique a été franchie : la transmission par la présidence française à la Commission de l’acte de candidature de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie.
Faut-il accorder une forme de pré-intégration aux Ukrainiens ? En pratique, la liberté de circulation est assurée par le bénéfice de la protection temporaire, reconductible jusqu’à trois ans. Une association renforcée de l’Ukraine est possible, mais je crois que l’on est arrivé au bout des possibilités offertes par les différentes formes de partenariat autres que l’adhésion – c’est d’ailleurs le sens de la demande du président Zelensky.
Nous avons signé l’accord d’association – non sans susciter l’hostilité, à l’époque, de la Russie, mais aussi des Pays-Bas – forme d’association la plus étroite avec un pays tiers, qui permet un financement important et la participation à plusieurs politiques européennes. Aujourd’hui, l’Ukraine nous demande si, oui ou non, elle pourra, le moment venu, intégrer l’Union. La réponse est oui. Tous les États membres sont ouverts, mais même les plus allants, comme les pays Baltes, mettent en garde contre une procédure au rabais qui menacerait l’Union européenne sans pour autant aider l’Ukraine. Nous cherchons un équilibre. Certes, les symboles comptent, mais ce que nous devons à l’Ukraine à court terme, c’est l’aide humanitaire et militaire.
La question de la perspective européenne, à l’évidence, sera posée. Il faudra dès lors repenser le format d’une Union qui intégrerait, à terme, l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie et les Balkans occidentaux. Soyons honnêtes : l’Union européenne fonctionne déjà difficilement à 27 ; avec 60 ou 80 millions d’habitants supplémentaires, ce sera impraticable. Quoi qu’il arrive, ce ne pourra donc être la même Union européenne, le même projet européen, les mêmes institutions, les mêmes modalités de fonctionnement qu’aujourd’hui. À cet égard, nous avons un vaste chantier à ouvrir.
Madame Gacquerre, une réserve d’urgence est d’ores et déjà activable en matière agricole. Le commissaire européen s’est montré ouvert à cette demande de la présidence française, portée par le ministre Denormandie. Les ministres de l’agriculture se réunissent de nouveau dans les jours qui viennent ; le menu d’options n’est pas encore acté, mais nous pouvons mobiliser des aides comme des mesures de marché ou des aides au stockage. Ce sera le plus utile, à court terme. Une décision sera prise dans les prochains jours en fonction des impacts sur les prix et les approvisionnements. La filière élevage est particulièrement concernée, car la hausse du coût des intrants se conjugue avec les difficultés à l’export. Outre le plan de résilience présenté mercredi dernier par le Gouvernement, les réserves européennes pourront être mobilisées dans les prochaines semaines à hauteur de 500 millions d’euros au moins : la Commission et la présidence ont été très claires.
M. Gattolin a évoqué le sujet sensible des décorations. – Plusieurs pays européens sont concernés, et se sont dits disposés à revoir les choses… Les règles des ordres prévoient d’ailleurs que des personnes faisant l’objet de sanctions puissent se voir retirer le bénéfice d’une décoration : c’est arrivé à de nombreuses reprises, lors du conflit syrien par exemple. Je ne peux faire d’annonce à ce stade, mais c’est un sujet que nous examinons, en coordination avec nos partenaires.
Sur le sujet serbe, le président de la République s’est entretenu avec le président Vučić. Le constat était déjà patent avant la guerre : nous n’avons pas une approche géopolitique de la négociation. Nous investissons considérablement en Serbie et dans les Balkans occidentaux : l’Union européenne est le premier investisseur, le premier bailleur, et a été le premier fournisseur d’aide médicale pendant la crise sanitaire. Or ces pays, et en particulier la Serbie, renforcent en parallèle leurs liens avec des investisseurs russes, chinois ou turcs – avec notre argent ! Nous avons été beaucoup trop naïfs. Ainsi le Monténégro a-t-il accordé à la Chine un contrat léonin pour la construction d’une autoroute, avant de se tourner vers l’Union européenne pour financer l’infrastructure, la bise étant venue… Des États membres font même appel à des entreprises chinoises – payées sur les fonds européens ! D’où l’introduction d’un critère de conditionnalité pour tout élargissement, que la Commission devra appliquer strictement. Pour la première fois, nous disons que l’octroi de fonds européens signifie droit de regard sur la nationalité des entreprises soumissionnaires aux marchés publics pour les grandes infrastructures. C’est la moindre des choses. Il est absurde que les règles européennes ne permettent pas d’exclure des pays tiers. Un accord sur la réciprocité dans l’ouverture des marchés publics a été bloqué pendant dix ans ! Imposer cette condition aux pays candidats à l’adhésion relève du bon sens, mais songez que ce n’était pas le cas chez nos partenaires du nord-est de l’Europe… Je me réjouis qu’un accord ait été trouvé.
Nous avons signifié à la Serbie qu’il lui fallait endosser ses responsabilités de pays qui aspire à rejoindre l’Union européenne. J’ai ainsi pesé auprès de mon homologue serbe pour que la Serbie vote la résolution des Nations unies condamnant la Russie, ce qu’elle a fait. Je le prends comme un geste d’évolution, mais il faudra donner d’autres signaux dans les semaines qui viennent.
M. Pierre Laurent. – Ma première question porte sur la défense. Tout le monde semble se réjouir des annonces au sujet du déblocage de la relance de toute une série de programmes d’armement – je ne parle pas des livraisons d’armes – dans différents pays européens. C’est à l’évidence une bonne nouvelle pour l’OTAN, mais en est-il de même pour l’autonomie stratégique européenne en matière de défense ? Vous avez tenu tout à l’heure des propos rassurants sur le SCAF. L’avenir nous dira ce qu’il en est.
Plus globalement, les lieux de décision en matière de défense européenne ne sont-ils pas en train de se déplacer vers ceux de l’OTAN, comme le sommet de Madrid, au détriment d’une discussion stratégique européenne ? Ce risque pourrait concerner l’adhésion de nouveaux pays européens à l’OTAN.
Ma deuxième question a été abordée par le président Rapin : de grands enjeux concernant les financements de l’Union européenne existaient déjà, qu’il s’agisse des plans de souveraineté ou du plan Climat dont le Sénat a beaucoup discuté. Les décisions en matière de défense et d’énergie auront des conséquences pour les besoins de financement. Une partie importante de la discussion ayant été reportée, nous attendons un nouveau calendrier pour examiner les engagements de ressources pérennes pour l’Union européenne. Ceux-ci sont inévitables en raison de la dégradation de la situation économique, notamment énergétique, qui résultera de la guerre.
M. Jacques Fernique. – Ce Conseil européen ne peut pas être un moment de procrastination ou d’indécision. Face à la guerre russe, nous avons besoin d’une puissance publique européenne activant toute sa force de pilotage. D’ailleurs, l’Union a immédiatement réagi et a su s’affirmer : sanctions, aides à l’Ukraine, accueil des réfugiés.
Cet état d’esprit commun est à confirmer par notre capacité à remettre en cause des tendances lourdes, anciennes et contre-productives. La dépendance aux hydrocarbures russes apparaît au grand jour comme insupportable. En effet, chaque jour, environ 700 millions de dollars alimentent ainsi la force russe. Et nous sommes frappés par une hausse des prix sans précédent.
La dépendance alimentaire est également patente, du fait des importations d’engrais, de pesticides de synthèse, d’aliments pour l’élevage et de la consommation d’énergie très importante pour notre agriculture.
Le soutien à la résistance ukrainienne impose de mettre un terme aux complaisances, au cynisme irresponsable qui a présidé à l’application si particulière, notamment par la France, de l’embargo européen sur les ventes d’armes à la Russie depuis 2014. Je pense aussi à l’obstination actuelle de Total à maintenir sa coopération avec le régime de Poutine.
Ce Conseil européen est donc tenu d’avancer résolument vers un plan de sortie des énergies fossiles, une autonomie alimentaire, une politique de défense européenne enfin effective, vers l’accueil et la protection sans tri inhumain de celles et de ceux qui fuient la guerre. Monsieur le secrétaire d’État, ce rendez-vous permettra-t-il de faire des pas déterminants en ce sens ?
M. André Reichardt. – Du fait de la crise ukrainienne, les différentes mesures proposées dans le nouveau Pacte sur la migration et l’asile connaîtront sans aucun doute une acuité particulière. Où en est leur adoption par les Vingt-Sept ?
Ma seconde interrogation porte sur la guerre de l’information. Depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, un mouvement d’opposition à la guerre tente tant bien que mal de s’organiser en Russie. En réaction, la propagande d’État, qui s’emploie à dépeindre une réalité alternative ahurissante, s’appuie sur un contrôle toujours plus étroit des médias et des réseaux sociaux. Surtout, la répression s’est déjà traduite par des milliers d’arrestations arbitraires. Depuis plusieurs années, les États membres de l’Union européenne sont confrontés aux pratiques russes de déstabilisation et de désinformation.
Les médias d’État Russia Today (RT) et Sputnik ont récemment perdu le droit de cité en Europe. Mais, à l’instar de certains quotidiens danois, finlandais et suédois, qui traduisent désormais en russe leurs articles sur la guerre pour contrer le récit officiel du Kremlin, la situation actuelle ne nous invite-t-elle pas à penser la guerre de l’information autrement – en termes non plus seulement défensifs, mais aussi offensifs ? L’Union européenne explore-t-elle la possibilité d’une initiative nouvelle pour diffuser une vraie information en Russie et apporter un soutien au mouvement d’opposition à la guerre dans ce pays ?
M. Yan Chantrel. – À l’heure actuelle, trois millions de ressortissants ukrainiens, dont la moitié sont des enfants, ont effectivement dû quitter leur pays, leur maison, leur vie, pour s’abriter des bombardements russes. L’Europe doit être à la hauteur et accueillir ces réfugiés ukrainiens – vous l’avez dit très clairement, monsieur le secrétaire d’État.
Notre pays, qui préside actuellement le Conseil de l’Union européenne, doit montrer l’exemple en prenant pleinement sa part dans cet effort de solidarité. Or celui-ci repose beaucoup trop sur les pays limitrophes de l’Ukraine. À ce jour, la France a accueilli environ 15 000 réfugiés, quand l’Allemagne en a accueilli plus de 150 000, soit dix fois plus. L’accueil de la France est donc insuffisant au vu de l’élan de solidarité de nos compatriotes depuis plusieurs semaines. Notre pays doit démultiplier ses efforts – c’est possible, puisque nos voisins l’ont fait – pour héberger, soigner et accompagner les réfugiés venus d’Ukraine.
Je souhaitais surtout attirer votre attention sur la situation des populations minoritaires. Plusieurs associations nous alertent chaque jour sur les discriminations dont sont victimes certains des réfugiés en raison de leur couleur de peau, leur sexualité ou leur identité de genre. Je pense en particulier aux étudiants africains et indiens à la frontière ukrainienne.
Comme le rappelle le dernier rapport du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), la vulnérabilité des populations minoritaires et la probabilité qu’elles soient exposées à des abus augmentent lors des conflits armés.
De plus, certains pays limitrophes de l’Ukraine, tels que la Pologne et la Hongrie, ont laissé s’installer ces dernières années des pratiques hostiles aux personnes appartenant à la communauté homosexuelle, bisexuelle, transgenre, transsexuelle ou queer (LGBTQ).
La France doit, une fois de plus, être à l’avant-garde et offrir un accompagnement spécifique et un accueil inconditionnel à tous les réfugiés susceptibles d’être discriminés. Ces personnes devraient faire l’objet d’un transfert simplifié et prioritaire vers notre pays.
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – Monsieur Laurent, cette prise de conscience européenne sur les questions de sécurité et de défense n’est pas canalisée en ce moment vers un renforcement de l’OTAN. Il ne faut pas pour autant créer une compétition au sein de l’Union, et aucun pays membre ne souhaite que le renforcement de notre défense européenne s’effectue par la casse de l’outil qu’est l’OTAN – la France s’y est d’ailleurs engagée. Chercher ce type de querelle ou de désarticulation serait totalement contre-productif.
Plusieurs pays européens font de l’Union européenne un acteur de sécurité. Je ne suis pas naïf : je ne dis pas que tout est facile ou déjà fait en matière de défense et de sécurité au niveau de l’Union européenne. Mais quand la Première ministre de Suède préfère renforcer la politique de sécurité européenne plutôt qu’entrer dans l’OTAN, quand l’Allemagne – pays de l’Union européenne – dit qu’il faut investir davantage, il est d’abord question d’un renforcement non pas de l’OTAN, mais de l’Union européenne. La boussole stratégique que nous allons adopter est importante à cet égard. Je partage votre avis, nous devons pousser les feux sur cette Europe de la défense de l’Union européenne.
Nous avons fait des progrès ces dernières années. Le Fonds européen de défense qu’a évoqué M. Cyril Pellevat dispose de 1 milliard d’euros par an pour abonder le financement de projets de coopération, tels que le SCAF ou le Système principal de combat terrestre – Main ground combat system ou MGCS. Nous devrions pouvoir augmenter le montant de la dotation budgétaire de ce fonds dans les années qui viennent.
Il me semble que l’effort de sécurité collectif de même que les investissements nationaux se renforcent. L’OTAN est considérée comme l’un des fournisseurs de cette sécurité. La France déploie d’ailleurs dans ce cadre 500 militaires supplémentaires en Roumanie et 200 en Estonie. Avant tout, chacun des pays européens se tourne vers l’Union européenne pour essayer de renforcer ses moyens d’action, notamment financiers.
J’en viens aux investissements et outils budgétaires, qui concernent la défense et plus largement la souveraineté. Lors du discours de la Sorbonne, le Président de la République avait déjà mentionné les besoins agroalimentaires et énergétiques. Oui, nos besoins d’investissement seront renforcés. Un consensus politique s’est-il dégagé autour d’un deuxième plan de relance européen, une dette commune complémentaire ? Non. Peut-on y parvenir ? Je le crois, et le débat sur les règles budgétaires est rouvert. À cet égard, nous attendons les propositions de la Commission européenne pour le mois de mai. Il faudra tenir compte de nos besoins d’investissement au moins dans les trois domaines que j’évoquais. La réduction de notre dépendance au gaz russe devra passer par des plans d’investissement communs en vue de stockages plus importants, de la diversification des approvisionnements et de l’accélération de la transition écologique, ainsi que de la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre.
Le débat européen est un chantier en cours qui s’est fortement accéléré. Au sommet du 24 février, les mesures liées à Swift ou l’exclusion de l’espace aérien n’étaient pas envisagées. L’interdiction de Russia Today, monsieur Reichardt, n’était même pas imaginable. Deux jours après, elle était effective. Et le surlendemain, le Chancelier allemand lui-même déclarait qu’il fallait investir plus dans la défense au niveau national. Même s’il faudra faire le maximum lors du sommet des 24 et 25 mars, la situation continuera à évoluer dans les semaines à venir.
Monsieur Fernique, je partage votre diagnostic sur nos dépendances. Concernant l’accélération en matière énergétique, je m’étais exprimé de manière un peu directe sur le projet Nord Stream. Avoir maintenu nos dépendances énergétiques collectives au niveau de l’Union européenne n’était pas une bonne idée. La France était plus conscience que d’autres de la nécessité d’apprécier au regard du critère de souveraineté les deux piliers que représentent l’énergie nucléaire et les énergies renouvelables.
Pour ce qui est de l’entreprise Total, il faudra faire encore plus pour réduire nos dépendances, ce qui passera par des gestes forts à l’égard de la Russie. Mais le cadre auquel se conforment les grandes sociétés est défini par les autorités publiques. TotalEnergies a d’ailleurs anticipé certaines mesures, car son président-directeur général (PDG) a indiqué supprimer les investissements énergétiques en Russie avant même leur interdiction formelle à l’échelon européen. Des mesures complémentaires seront sans doute nécessaires, mais il convient d’assumer un cadre juridique public, le seul à même de garantir l’équité dans l’application des sanctions par les différentes entreprises européennes.
Monsieur Reichardt, avant l’invasion de l’Ukraine, nous avions déjà avancé sur l’immigration et l’asile. Le ministre de l’intérieur avait proposé à nos partenaires un pacte gradué comprenant la mise en œuvre de mécanismes ad hoc et d’éléments de responsabilité comme des contrôles systématiques aux frontières. Une deuxième étape prévoyait la mise en place d’un pilotage politique régulier et d’une vérification des mesures de contrôle aux frontières et par les différents États membres et par les agences concernées. Mais tout cela, c’était avant la guerre.
La feuille de route, dont nous avons tous compris la nécessité, est toujours d’actualité. J’espère que l’ensemble de nos partenaires, à commencer par la Hongrie et la Pologne, auront compris combien les mécanismes de solidarité européenne sont indispensables. Voilà quelques mois, lorsque le président Loukachenko a délibérément orienté les flux de migrants vers la Pologne, la solidarité européenne a joué. Or nous faisons face aujourd’hui à un afflux migratoire massif : en deux semaines, nous avons accueilli plus de réfugiés en Europe qu’entre 2015 et 2016. La solidarité est heureusement beaucoup plus forte aujourd’hui, sans vouloir refaire le passé.
En ce qui concerne la guerre de l’information, nous avions évoqué, dès 2017, la question des cyberattaques et de la désinformation. Ce qui apparaissait impossible à l’époque devient aujourd’hui possible : en quelques jours, la Commission européenne a trouvé les moyens juridiques d’interdire des organes de propagande au service d’un régime politique. Il faut sans doute aller plus loin. Nous avions ainsi proposé, fin 2020, avec les pays baltes, la création d’une agence européenne de cybersécurité en cas d’attaques redoublées à l’encontre d’un pays membre venant d’un État extérieur.
Le soutien à l’opposition pluraliste prend différentes formes : certains opérateurs, comme la BBC, réussissent à émettre et à diffuser des informations ; plusieurs journaux sont publiés en russe... Nous nous penchons également sur cette question avec les opérateurs audiovisuels français, mais je ne peux entrer dans les détails. Des initiatives seront sans doute prises dans les jours à venir.
Comme l’a relevé le Président de la République à la suite de la démonstration courageuse de la journaliste russe, nous devons pouvoir donner asile et protection aux personnes particulièrement menacées du fait de leurs actes de courage. Sans confusion ni amalgame, nous devons la même protection aux étudiants russes en France qui souhaitent aussi incarner cette liberté.
Monsieur le sénateur Chantrel, je ne tiens pas de décompte défensif, mais l’écart très important entre la France et l’Allemagne en matière d’accueil n’est pas lié à une quelconque frilosité de notre côté ou à une porte grande ouverte chez notre voisin. Il s’agit simplement de la réalité des flux. La présence de 2 millions de réfugiés en Pologne s’explique simplement par la géographie et la proximité. Le temps faisant, les flux vont sans doute se déplacer vers l’ouest. Nous préparons un dispositif d’accueil d’au moins 100 000 places à terme. L’État, le préfet Zimet, et les associations y travaillent main dans la main.
J’ai dénoncé les actions de discrimination en Pologne ou ailleurs quand elles existaient. Mais ne soyons pas naïfs, il existe aussi une part de désinformation : beaucoup de chaînes de télévision russes ont relayé des actes de maltraitance à la frontière polonaise à l’encontre de certains ressortissants, de certaines communautés... Ces informations n’ont pu être vérifiées. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas être vigilant ou qu’il n’y a pas de sujet sur les questions de nationalité, comme le soulignait le sénateur Leconte. Il peut aussi arriver que des étudiants non ukrainiens en Ukraine souhaitent fuir la guerre et doivent passer par l’Europe avant de retourner dans leur pays. Nous y travaillons avec le HCR et nos partenaires européens.
La France ne procédera à aucune forme de discrimination dans l’accueil. Faut-il aller plus loin, plus vite pour certaines personnes, particulièrement menacées en raison de leur orientation sexuelle ou de leur religion ? Aujourd’hui, tous les Ukrainiens sont menacés et tous sont accueillis. Si des difficultés particulières liées à l’une des situations que vous avez décrites apparaissaient, nous en tiendrions compte, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.
J’ai visité des centres de réfugiés en Pologne et je n’ai constaté aucune discrimination de nature religieuse à l’égard de telle ou telle communauté. Dans une démocratie mature comme la nôtre, nous pouvons à la fois féliciter la Pologne pour son accueil et reconnaître que nous rencontrons des difficultés avec son gouvernement sur d’autres sujets.
M. Jean-Yves Leconte. – Les associations sont aujourd’hui les premières à agir à la frontière.
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – Je le reconnais bien volontiers.
Si des discriminations étaient avérées, nous les dénoncerions. Aujourd’hui, il est urgent d’accueillir les familles ukrainiennes. Au-delà de la guerre, nous devons toujours asile aux personnes persécutées à raison de leur religion, de leur orientation sexuelle ou de leurs opinions politiques à travers le monde.
Plusieurs des pays européens qui avaient remis en cause le concept même d’asile ou la distinction entre les différents types de migrations constatent aujourd’hui combien l’asile fait sens au regard de nos principes républicains et européens.
Mme Colette Mélot. – Je voudrais tout d’abord exprimer tout mon soutien au peuple ukrainien, à son président et à tous ceux qui l’entourent et saluer leur courage et leur engagement.
Nous venons de fêter les trente-cinq ans du programme Erasmus, dont les effets positifs ne sont plus à démontrer. J’ai déjà eu l’occasion de souligner que l’augmentation des moyens dédiés à Erasmus + était une très bonne nouvelle. En cette année européenne de la jeunesse, nous devons continuer à nouer des liens forts avec nos partenaires, mais aussi avec nos voisins proches. Cela commence en apprenant à notre jeunesse à vivre ensemble et à partager les mêmes valeurs.
Monsieur le secrétaire d’État, le renforcement de la participation de la jeunesse ukrainienne à Erasmus + est-il bien envisagé ? Quelle nouvelle forme pourrait prendre cette participation approfondie ?
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – La Commission européenne et les ministres européens de l’enseignement supérieur ont effectivement engagé une réflexion sur ce sujet. Nous avons commencé à recenser les étudiants déjà sur place, qui vont devoir rester en France ou dans un autre pays européen, soit dans le cadre d’Erasmus soit en intégrant un programme universitaire classique. La question dépasse le cadre d’Erasmus : à partir du moment où beaucoup de réfugiés sont jeunes, il faut leur permettre de poursuivre leurs études en Europe. Nous y travaillons avec nos partenaires de manière coordonnée.
Mme Marta de Cidrac. – Comme vous l’avez relevé, les Balkans occidentaux présentent des enjeux importants pour l’Union européenne en termes de stabilité, de sécurité ou de migration.
Vingt ans après la fin des conflits en ex-Yougoslavie, cette région connaît encore de fortes tensions que la guerre en Ukraine peut raviver. Je pense notamment à la Bosnie-Herzégovine, dont la partie serbe menace de faire sécession, aux tensions entre nationalistes et pro-Serbes au Monténégro, aux élections en Serbie ou encore aux relations entre la Serbie et le Kosovo.
Quelle est la position de la France vis-à-vis des Balkans aujourd’hui ? Peut-elle agir auprès de la Serbie pour jouer un rôle modérateur en Bosnie et au Monténégro et relancer le dialogue avec le Kosovo ?
Alors que l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord est toujours bloquée en raison du différend bilatéral entre Skopje et Sofia sur la langue macédonienne, la France fait-elle pression pour que la Bulgarie lève son veto ? Plus généralement, quelles seront les priorités du prochain sommet pour les Balkans qui doit se tenir en juin ? Enfin, quelles conséquences la guerre en Ukraine aura-t-elle sur le processus d’élargissement de l’Union européenne aux pays des Balkans ?
Mme Catherine Morin-Desailly. – Monsieur le secrétaire d’État, pouvez-vous nous dire ce que font l’Union européenne et la France pour soutenir nos journalistes ? France 24, par exemple, en a envoyé une vingtaine sur place. Y a-t-il des contacts avec Deutsche Welle ou d’autres organisations spécifiques pour assurer leur protection ? Que fait l’Union pour soutenir Reporters sans frontières et les journalistes ukrainiens ?
Nous voyons un rideau de fer technologique s’installer en Europe avec la fermeture de la Russie à nos réseaux sociaux, désormais non interopérables. Où en sont les réflexions au moment d’adopter les fameux projets de règlement Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA) ?
En ce qui concerne le DSA, la ligne de crête entre régulation par les plateformes, qui se traduit parfois par de la censure, et liberté d’expression est extrêmement ténue. Je m’inquiète notamment de voir le groupe Meta, anciennement Facebook, autoriser dans certains pays de l’Est les appels à la violence contre les Russes.
M. Jean-Michel Houllegatte. – L’été dernier, les prix de l’énergie ont connu une augmentation sans précédent en Europe, encore amplifiée par la guerre en Ukraine. La France a été contrainte de prendre des mesures telles que le bouclier tarifaire ou le plan de résilience. Comme vous l’avez souligné, un chemin européen est en train de se dessiner pour diminuer nos approvisionnements en gaz russe. Quelles mesures concrètes la France va-t-elle proposer au Conseil européen ? La crise actuelle fait-elle bouger les lignes sur une réforme en profondeur du marché de l’électricité, dont le prix est lié à celui des énergies fossiles ?
M. Philippe Bonnecarrère. – En cette fin de quinquennat, monsieur le secrétaire d’État, j’aimerais savoir si vous avez des suggestions à formuler pour mieux associer les parlements nationaux à l’élaboration de la règle européenne ? Je rappelle d’ailleurs que les parlements nationaux manquent de liens avec le Conseil qui exerce le pouvoir législatif au niveau européen.
M. Pascal Allizard. – La crise migratoire actuelle est liée à la guerre et à la recherche de sécurité des populations ukrainiennes, mais c’est aussi un effet recherché par la Russie dans une perspective de guerre hybride et psychologique : il s’agit de vider le pays de ses habitants et de saturer les pays voisins. Par ailleurs, la criminalité organisée cherche toujours à profiter de telles situations de détresse, d’autant que les réfugiés ukrainiens sont essentiellement des femmes, souvent jeunes, et des enfants, populations particulièrement vulnérables. Il faut donc nous montrer vigilants face aux risques de trafic d’êtres humains, d’exploitation sexuelle et de mauvais traitements. Une délégation de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE vient de se rendre à la frontière polono-ukrainienne pour évoquer ces dangers ; de tels faits sont d’ores et déjà avérés, notamment sur la frontière avec la Moldavie. Quelles mesures sont prises ou vont l’être pour protéger les réfugiés ? Comment se coordonnent les autorités nationales et européennes compétentes en matière de lutte contre la traite des êtres humains ?
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – Madame de Cidrac, concernant l’élargissement de l’Union européenne dans les Balkans occidentaux, nous assumons la nouvelle méthode de discussion que nous avons adoptée : l’élargissement ne peut être automatique ou strictement juridique, une réflexion géopolitique doit être menée et le processus doit pouvoir être réversible en cas de recul de l’État de droit ou de corruption massive. L’élargissement a une vertu : la stabilisation régionale. On pense à l’Ukraine, à la Géorgie ou à la Moldavie, mais il faut aussi penser aux Balkans occidentaux. Leur perspective d’adhésion à l’UE a été ouverte il y a plus de vingt ans, par une déclaration du président Chirac, en 2000, pendant une autre présidence française de l’Union. Ces engagements doivent être honorés, en suivant la nouvelle méthodologie. Il faut donc débloquer le démarrage des négociations avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. Pour ce faire, des discussions sont menées avec la Bulgarie, de manière à réduire les points d’achoppement entre ce pays et son voisin macédonien. Le président Macron et moi-même nous sommes récemment entretenus avec le Premier ministre bulgare à Versailles. Je ne peux pas présager de l’issue des négociations bulgaro-macédoniennes, mais on peut espérer qu’un accord sera trouvé d’ici au mois de mai, ce qui permettrait l’ouverture effective des négociations d’élargissement au début de l’été.
Ces perspectives seront aussi à l’ordre du jour de la conférence sur les Balkans occidentaux qui se tiendra en juin prochain. Il faut une discussion concrète sur la stabilisation de la région au-delà des négociations d’élargissement, notamment par le biais d’investissements dans l’économie de ces pays, d’une influence culturelle et linguistique accrue et d’un accompagnement plus poussé dans le domaine médical ; l’Europe peut faire plus dans tous ces domaines et il ne faut pas laisser des influences extérieures, qu’elles soient turques, chinoises ou russes, se développer au détriment de l’Europe. J’ai rencontré avant-hier la ministre des affaires étrangères du Kosovo ; le dialogue que ce pays mène avec la Serbie est très difficile, il faudra essayer de relancer les discussions après les élections qui se tiendront en Serbie en avril ; la France et l’Allemagne veulent être garantes de ce dialogue très fragile.
Madame Morin Desailly, une réunion informelle des ministres européens de la culture et des médias s’est tenue à Angers la semaine dernière, sous la présidence de Roselyne Bachelot. Un engagement d’accueil des journalistes ukrainiens y a été pris. Les ministres ont aussi exprimé leur soutien à tous les médias européens qui couvrent la guerre dans des conditions très difficiles : il convient de partager avec eux les informations dont les Etats disposent sur les risques auxquels ils sont exposés. Je salue à ce propos le travail de notre ambassade en Ukraine, l’une des dernières à être actives dans ce pays, à Lviv désormais.
Quant aux messages à destination des Russes, les chaînes d’information de l’audiovisuel public y travaillent, elles doivent déterminer la meilleure façon de continuer à proposer et à développer des contenus à leurs auditeurs et spectateurs russes.
Nous ne disposons pas encore de tout l’arsenal juridique requis pour lutter contre la désinformation ; le Digital Services Act (DSA) sera crucial à cet égard, espérons qu’il soit adopté en trilogue avant la mi-avril. Nous devons aussi relancer les idées de cloud ou de métavers européens. Le DSA permettra en tout cas de sortir d’une logique où nous comptons sur les opérateurs privés pour réguler les discours tenus sur internet. Même si ces entreprises ont souvent une action bienvenue dans la lutte contre les contenus terroristes et la désinformation, ce n’est pas à eux de prendre des décisions sur tel ou tel compte, mais au législateur et au régulateur. Nous aurons sans doute rapidement besoin d’un DSA 2.0, mais dans l’immédiat, il nous faut mettre en œuvre rapidement le DSA qui sera adopté prochainement.
Monsieur Houllegate, concernant les questions énergétiques, on peut espérer un accord dès la semaine prochaine et des mesures législatives en avril sur le stockage, facteur essentiel de réduction de notre dépendance. La Commission propose des obligations harmonisées en la matière, ce que nous soutenons. Le problème est la préparation de l’hiver prochain : beaucoup de pays ont des stocks très faibles, notamment l’Allemagne.
Quant à la formation des prix, on observe désormais, à la suite de la France, une volonté de la Commission et d’un nombre croissant d’États membres, notamment l’Espagne, de procéder à une réforme. Il ne faut pas casser l’outil existant de formation des prix de gros : le marché européen interconnecté est un outil de réduction de la dépendance. Nos opérateurs rechignent parfois à un prix unique du gros, mais cela leur profite globalement. Le problème est la transmission au consommateur : sur ce point, on ne peut accepter de dépendre de la dernière centrale à gaz ou à charbon d’Europe. Nous avons fait le choix d’une énergie beaucoup moins chère, notamment nucléaire ; il ne faut pas que nos consommateurs soient pénalisés de ce fait. Cela passe par des outils délaissés jusqu’à présent par la Commission : les contrats de long terme, même s’il faut faire attention vis-à-vis de fournisseurs comme la Russie, et surtout la régulation des prix dans les situations d’urgence, par des mécanismes de bouclier tarifaire. Ensuite, il faut déterminer à quel rythme on s’affranchira des énergies fossiles russes ; les débats sont encore vifs, la proposition de la Commission est très ambitieuse. Certains pays de l’Est de l’Union ne sont pas complaisants envers la Russie, mais ils sont extrêmement dépendants du gaz russe.
Monsieur Allizard, nous avons bien des inquiétudes sur la traite des êtres humains ; des réseaux d’exploitation de la misère se matérialisent déjà. Les agences européennes Frontex et Europol, ainsi que l’OSCE, déploient de manière croissante des missions pour surveiller ce qui se passe concrètement aux frontières et partager l’information sur ces filières qui ne cessent de se réorganiser. À l’autre bout de la chaîne, les préfectures procèdent à une vérification systématique des hébergements individuels : on ne peut pas exclure certaines mauvaises intentions, ou une utilisation de ces dispositifs par des réseaux criminels. Face à l’urgence, c’était l’accueil qui primait ; on renforce maintenant l’action de nos agences, la Commission a d’ailleurs émis des lignes directrices à ce sujet le 2 mars dernier.
Je terminerai par les questions de M. Bonnecarrère sur les normes. De ce point de vue, je tire de ces deux années d’échanges avec votre commission quelques idées sur la manière de mieux combiner nos travaux respectifs. Les choses se passent bien, mais il me semble que nous pourrions faire beaucoup mieux. Des réflexions ont d’ailleurs lieu au sein de la Cosac et de la Conférence sur l’avenir de l’Europe sur ces questions.
Sur beaucoup de thèmes, des commissions au sein des parlements nationaux où des parlementaires s’impliquent intensément et sur la durée développent une expertise extraordinaire – je pense par exemple au député Michel Herbillon sur la question de l’influence française ou aux questions numériques ou climatiques. Or nos échanges interviennent parfois trop tard dans le processus de décision. Il est certes important que nous nous rencontrions à l’occasion des réunions du Conseil européen, mais cette instance n’a pas vraiment de rôle législatif, elle fixe plutôt de grandes orientations.
Le processus législatif européen a sa propre logique avec, d’un côté, la Commission européenne qui en a l’initiative et, de l’autre, le plus souvent, des colégislateurs – Parlement européen et Conseil. Nous devons travailler ensemble beaucoup plus en amont, en respectant les compétences des uns et des autres. C’est notamment important sur des sujets qui intéressent particulièrement la France, par exemple le DSA ou le projet de taxe carbone aux frontières. Je note d’ailleurs que beaucoup de ces sujets sont relativement consensuels dans notre pays.
Je n’ai pas de formule magique à vous proposer, mais je crois que nous pouvons avancer ensemble.
L’exemple caricatural de cette situation, ce sont les accords commerciaux. Les parlements nationaux, lorsqu’ils sont formellement associés, le sont tellement tard que seules de mauvaises solutions s’offrent à nous : dire non de manière abrupte ou tenter de réécrire un texte qui a été négocié durant de longues années et qui associe de nombreux partenaires. On peut évidemment penser à l’accord avec le Canada, le CETA, ou à celui avec le Mercosur. Je sais que diverses tentatives ont eu lieu pour améliorer les choses, mais il me semble que nous devons nous appuyer davantage sur les expertises des uns et des autres, et cela pas trop tardivement dans le processus afin de pouvoir peser utilement.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, pour conclure, je veux saisir l’occasion qui m’est donnée aujourd’hui, puisqu’il s’agit certainement de ma dernière audition avant les échéances électorales et peut-être de la dernière pour moi dans mes fonctions actuelles, pour vous remercier de votre disponibilité. J’ai trouvé un sincère plaisir à nos échanges. C’est la première fonction politique que j’exerce et, au-delà de nos sensibilités politiques et parfois de nos divergences, je vous remercie pour votre indulgence. J’ai apprécié la qualité, la franchise et la sérénité de nos échanges depuis deux ans.
M. Jean-François Rapin, président. – Il s’agit en effet, très certainement, de votre dernière audition par notre commission pour ce quinquennat, sauf impérieuse nécessité. Je me félicite également de la qualité des échanges que nous avons pu avoir, monsieur le secrétaire d’État, et je vous remercie de votre disponibilité – vous n’avez pas été avare de votre temps. Je vous remercie aussi de la précision avec laquelle vous répondez aux questions.
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. – Parfois longuement...
M. Jean-François Rapin, président. – Vous le reconnaissez vous-même... En tout cas, je vous remercie de cette précision.
La réunion est close à 10 h 35.