Mardi 15 février 2022
- Présidence de Mme Cécile Cukierman, présidente -
La réunion est ouverte à 14 h 45.
Audition consacrée au droit européen de M. Baptiste Bonnet, professeur de droit public à l'université Jean Monnet de Saint-Étienne, université de Lyon, doyen de la faculté de droit, Mmes Laurence Burgorgue-Larsen, professeure de droit public à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, Diane Fromage, chercheuse individuelle Marie Sklodowska-Curie à Sciences Po et Hélène Gaudin, professeure de droit public à l'université Toulouse I Capitole
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Nous accueillons cet après-midi quatre chercheurs ou universitaires spécialisés dans le doit européen : M. Baptiste Bonnet, professeur de droit public à l'Université Jean Monnet de Saint-Étienne ; Mme Laurence Burgogue-Larsen, professeure de droit public à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne ; Mme Diane Fromage, chercheuse à Sciences Po ; Mme Hélène Gaudin, présente en visioconférence, professeure de droit public à l'Université Toulouse I Capitole.
Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation à cette table ronde, qui se tient dans le cadre de la mission d'information sur le thème de la judiciarisation de la vie publique, créée à l'initiative du groupe de l'Union Centriste.
Notre mission d'information s'intéresse à ce qui semble être la place grandissante prise par les juridictions dans la production de la norme et dans la prise de décision publique et aux risques que cette évolution pourrait faire peser sur le fonctionnement de notre démocratie représentative. Nos concitoyens ont parfois le sentiment que la portée de leur vote est réduite du fait des limitations posées par la jurisprudence.
Notre sujet présente une importante dimension européenne, d'abord parce que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) rendent des décisions ayant parfois un fort retentissement et soulevant des débats. Nous avons encore en tête les critiques exprimées à la suite des décisions rendues récemment par la CJUE concernant les données de connexion ou le temps de travail des militaires. Nous nous interrogeons sur les nouvelles modalités de dialogue et de régulation qui pourraient être envisagées pour surmonter les tensions ou les incompréhensions ayant pu se faire jour.
En outre, tous les tribunaux peuvent écarter une norme de droit interne qu'ils jugent contraire à une norme européenne, ce qui nous amène à réfléchir à la manière dont les parlements nationaux contrôlent la production du droit européen. Nous nous interrogeons notamment sur la manière dont est exercé le contrôle de subsidiarité et s'il ne pourrait pas être renforcé.
Je précise que cette audition donne lieu à une captation vidéo, retransmise et disponible sur le site internet du Sénat.
M. Baptiste Bonnet, professeur de droit public à l'Université Jean Monnet de Saint-Étienne, Université de Lyon, doyen de la faculté de droit. - Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer devant cette mission d'information du Sénat sur un sujet si intéressant.
Cette mission d'information vise, pour reprendre les termes de M. le rapporteur Philippe Bonnecarrère, à identifier et comprendre les tensions, notamment entre le droit national et le droit européen, ainsi qu'à retrouver une meilleure régulation. Selon les mots de Mme la présidente Cécile Cukierman, l'objectif de cette mission d'information est de déterminer ce qui est du ressort du juge et ce qui est du ressort du pouvoir législatif afin de savoir jusqu'où la jurisprudence peut faire loi.
Cette table ronde porte sur le droit européen. Pardonnez-moi si je caricature quelque peu le propos mais il me semble qu'elle vise à comprendre si le juge, et particulièrement le juge européen, n'aurait pas pris un peu trop de pouvoir.
Je précise que je ne suis pas professeur de droit européen. En effet, mon domaine de recherche porte sur les rapports entre ordres juridiques, et plus précisément sur la question de la régulation des tensions - possibles ou supposées - entre ordre juridique national et ordre européen. Il y a une quinzaine d'années, j'ai rédigé une thèse sur le juge administratif et l'article 55 de la Constitution.
En raison de mon travail sur les rapports entre ordres juridiques, on me situe souvent parmi les professeurs de droit européen, ce qui est pertinent puisque je considère que mener une analyse juridique et politique satisfaisante nécessite de se situer à la croisée des droits et des ordres juridiques et de sortir tant d'un éventuel nationalisme juridique que d'un européanisme béat.
En effet, nous devons nous situer dans une analyse plus holistique et dynamique, correspondant davantage à une réalité en mouvement permanent où tous les équilibres sont finement construits mais nécessairement précaires, à l'image de la tectonique des plaques. Mme Mireille Delmas-Marty - à laquelle je ne peux m'empêcher de rendre un hommage - parlait d'une « cinétique » du droit. Nous ne pouvons plus raisonner uniquement sur des notions statiques telle que la souveraineté. Il existe effectivement une tension mais cette dernière doit être positive, en tant que dynamique, au profit de la substantialisation du droit et de l'État de droit.
Par exemple, nous avons relevé une divergence entre le Conseil Constitutionnel et la CEDH sur le principe non bis in idem, selon lequel nul ne peut être sanctionné deux fois pour les mêmes faits. Si la jurisprudence de la CEDH est très précise et fournie sur la question, le Conseil Constitutionnel a décidé de ne pas la suivre dans son analyse de ce principe. Cette divergence n'est pas grave et ce débat a au contraire permis d'enrichir et de préciser le contenu de la notion non bis in idem - pouvant, le cas échéant, faire évoluer la CEDH.
Chacun doit y mettre du sien, et particulièrement le juge. Ce dernier est absolument conscient qu'il se situe désormais dans un ensemble qui est un peu plus grand que lui, comme l'État. Cela ne remet pas en cause sa place, son rôle propre et son identité, y compris constitutionnelle, mais cela le contraint à envisager ses positions dans une logique plurielle, voire pluraliste.
Ces propos liminaires visent à dire que, pour bien comprendre cette tension - pas forcément négative - entre le droit interne et le droit européen et pour bien réguler cet ensemble, nous devons absolument sortir des logiques d'opposition pour entrer dans des logiques d'acculturation. Nous devons mieux connaître le droit européen et le maitriser. Les parlements nationaux doivent effectuer beaucoup d'efforts à cette fin.
Nous devons également sortir des logiques descendantes pour entrer dans des logiques de bottom up. La CEDH ou la CJUE ne dictent pas leur loi aux juridictions internes qui devraient l'appliquer. De la même manière, les juridictions internes ne font pas ce qu'elles veulent au mépris de ce que pensent les juridictions européennes. Nous sommes plutôt dans une circularité permanente des solutions juridiques et dans une volonté perpétuelle de comprendre ce qu'il se passe dans un autre système juridique qui nous concerne. Il faut donc sortir des logiques de pure hiérarchie des normes pour entrer dans des logiques de rapports de systèmes et d'implémentation. C'est d'ailleurs exactement ce que nous avons fait par le biais de l'article 88-1 de la Constitution, en faisant entrer le droit de l'Union européenne dans la norme constitutionnelle et en faisant du respect de la primauté du droit de l'Union européenne une obligation constitutionnelle.
Nous devons garder à l'esprit que tout part de l'État, qui a accepté de manière souveraine et réitérée l'intégration européenne. Ce sont les traités, et particulièrement les traités sur l'Union européenne, qui confèrent au juge le rôle qui est le sien. La Cour de justice des Communautés européennes a consacré les principes généraux du droit communautaire, à une époque où elle n'était pas un juge des libertés. Force est de constater que les traités successifs n'ont pas souhaité l'arrêter dans cette capacité de dégager des principes juridiques et ont, au contraire, renforcé son rôle. Nous ne pouvons pas signer les traités et nous émouvoir ensuite de leur application, surtout quand nous observons que ces signatures sont essentiellement au profit de l'État de droit car le bilan coûts-avantages est à mon sens positif.
Ensuite, nous devons garder en tête que le droit de l'Union européenne est un droit des États. Mutatis mutandis, le droit de la CEDH est également un « droit melting-pot », construit avec l'influence des États. Je dirais même que le droit national est le substrat de ce droit européen. En effet, beaucoup de principes européens trouvent leur origine dans les États membres. Un premier exemple est le principe de confiance légitime, dont l'origine est allemande et qui est intégré dans le droit de l'Union européenne. Un second exemple est l'influence très importante de la procédure administrative française contentieuse dans le fonctionnement de la CJUE.
Quant à la CEDH, il est nécessaire de lire ses arrêts plutôt que de les fantasmer. Nous ne devons pas nous arc-bouter au motif que la Cour tient, le cas échéant, un discours qui ne nous plait pas. Leur lecture montre que sur les grandes questions de société, un tiers de l'arrêt est consacré à l'analyse du droit national et de la culture nationale. Sur tous les sujets, droit d'asile et immigration, sécurité ou encore questions relatives à la fin de vie et à la famille, la CEDH tente de comprendre le droit interne, le droit constitutionnel et même la culture juridique interne pour se prononcer.
Sur la question de la laïcité, très importante pour la société française, il faut lire la jurisprudence de la CEDH sur la Turquie et la France. Je vous invite à vous reporter à l'arrêt Leyla Sahin contre Turquie de 2004-2005 et aux arrêts Dogru et Kervanci contre France de 2008 pour constater à quel point la Cour comprend, étudie et analyse avec finesse les contours de la laïcité à la française et à la turque et à quel point elle accepte bien volontiers de laisser à l'État la capacité de décider ce qu'il entend mettre dans cette notion. La Cour admet en outre une évolution de la notion et dit souvent qu'elle analyse la convention à la lumière des conditions de notre temps.
Concernant l'interdiction de la dissimulation du visage dans l'espace public, le Conseil d'État avait indiqué au Gouvernement que l'interdiction de la burqa était contraire au droit constitutionnel et au droit européen. Le Gouvernement est passé outre la lecture du Conseil d'État pour des raisons politiques et le Conseil constitutionnel lui a donné raison, en indiquant que cette question relève de la loi. Notons que la loi du 11 octobre 2010 est clairement contraire à plusieurs grands principes de la CEDH. Pourtant la Cour, à travers l'arrêt SAS contre France, n'a pas condamné la France et a utilisé la « marge nationale d'appréciation » pour respecter l'identité constitutionnelle française et, le cas échéant, une conception particulière de la laïcité.
Pour autant, la CEDH est quand même garante d'une sorte d'ordre public européen des libertés et constitue fort heureusement un garde-fou car certains États peuvent menacer la démocratie. C'est parfois le législateur qui dérape et le juge européen, après le juge constitutionnel, joue un rôle protecteur.
Ces possibles dérapages ne sont pas l'apanage de la Hongrie ou de la Pologne mais peuvent aussi se produire en France. Concernant les problématiques de sécurité, de nombreux débats internes ont eu lieu concernant l'ensemble des lois votées à la suite d'actes de terrorisme et la volonté de faire entrer dans le droit commun, par la loi de sécurité intérieure notamment, un certain nombre d'éléments relevant de l'état d'urgence. Je n'ai pas d'opinion sur la question. Toutefois, observons que de nombreuses critiques ont été émises. Je souhaite que nous gardions à l'esprit que, dans un pays démocratique comme les États-Unis, où les juges détiennent un grand pouvoir et la capacité d'arrêter le pouvoir politique, la création de Guantanamo n'a pas été empêchée alors qu'une telle création ne serait pas possible en Europe, notamment en raison de l'existence de la CEDH.
L'existence de garde-fous ne signifie pas que la Nation française est empêchée de prendre ses décisions. Par exemple, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est possiblement contraire au droit de l'Union européenne, en ce qu'elle est prioritaire. Dans les affaires Aziz Melki et Sélim Abdeli, l'avocat général a estimé que la QPC était contraire à l'arrêt Simmenthal. La Cour de cassation a courageusement décidé de saisir la Cour de justice pour lui demander si la QPC était bien compatible avec le droit de l'Union européenne, ce qu'elle a confirmé.
La CEDH et la CJUE ne sont pas parfaites et certains arrêts sont critiquables. Comme tous les juges, elles ont une tendance naturelle à élargir leurs compétences, mais peut-être pas davantage que le Conseil constitutionnel - qui est devenu depuis 1971 un juge des droits et libertés contrairement à ce qui était prévu dans la Constitution de 1958 - ou le Conseil d'État, qui joue un rôle primordial dans la régulation de la société française. Je crois que nous faisons parfois un mauvais procès, non justifié et mal étayé, aux juridictions européennes, qui traduit parfois un anti-européanisme primaire, et un rejet de certaines positions progressistes en matière de droit et libertés. Il faudrait plus souvent rappeler l'apport immense de la CEDH et, toutes choses égales, de la CJUE en matière de progression des droits des citoyens dans quasiment tous les domaines.
D'ailleurs, pourquoi tant de justiciables cherchent-ils à saisir la CEDH, qui passe son temps à essayer de repousser les requêtes ? La raison est que ces justiciables ont le sentiment, à tort ou à raison et parfois tout à fait abusivement, que la justice de leur pays n'a pas pu sortir d'un tropisme national et qu'un regard européen serait utile. La société a changé. Les citoyens ne se résignent plus et portent leurs désaccords en justice, comme les parlementaires portent leurs désaccords devant le Conseil constitutionnel. Cette judiciarisation est peut-être un peu trop forte aujourd'hui - abusive même - mais elle conduit à des progrès.
Quant au juge, il ne va pas plus loin que ce que lui permet le flou des textes. Les traités ne sont pas si clairs sur un certain nombre de sujets, notamment le traité sur l'Union européenne en ce qui concerne la répartition des compétences. Si les États considèrent que la Cour va trop loin, il faut modifier les traités de manière à être plus clairs sur la répartition des compétences et sur le principe de subsidiarité.
Toutes choses égales par ailleurs, la loi elle-même n'est pas toujours si claire que cela. Même avec ses décrets d'application, la loi ne peut pas envisager toutes les questions. Nous sommes bien contents que le juge vienne combler les vides juridiques qui ne manqueraient pas d'exister s'il n'était pas là, pour des raisons d'interprétation mais aussi pour des raisons liées au fait que le législateur ne peut pas penser à toutes les situations concrètes qui vont naître des décisions qu'il prend.
L'enjeu est de savoir comment nous pouvons participer à la construction du droit européen et comment la France peut être plus influente. Il nous faut connaître davantage ce droit, nous y former, y compris dans les facultés, le maitriser et le mobiliser. Il est nécessaire d'être proactif dans le processus permanent de construction du droit. Le Gouvernement, le Parlement et le juge disposent de nombreux moyens juridiques et politiques pour contester certaines décisions, comme l'article 88-6 qui permet aux parlements nationaux de contrôler la subsidiarité. Nous devons mettre en oeuvre tous ces moyens et nous mobiliser fortement pour coconstruire le droit européen. Ce dernier est une construction commune et les habitudes ou les traditions d'un État ne signifient pas qu'il a toujours raison.
Mme Laurence Burgogue-Larsen, professeure de droit public à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne. - Je vous remercie de me donner l'opportunité de présenter mon analyse sur ces questions importantes qui concernent directement le fonctionnement complexe - car intégré et dynamique - des démocraties européennes, et plus particulièrement de la démocratie française à l'endroit de l'intégration européenne au sens large, Union européenne et Conseil de l'Europe.
Depuis l'éclosion et l'implantation du constitutionnalisme libéral d'après-guerre, des pans entiers de la littérature juridique dans le monde sont consacrés au rôle des juges, nationaux ou internationaux. Cette question n'est donc pas spécifiquement française.
La question du rôle des juges relève du commun démocratique car il a été considéré, après la Deuxième Guerre mondiale, que le seul moyen d'éviter le retour à la barbarie était d'instituer des contre-pouvoirs et de protéger les droits des minorités. Les Cours constitutionnelles et les juridictions internationales sont ainsi devenues des remparts contre les éventuels abus d'une majorité omnipotente.
Depuis le tournant de 1945, la démocratie libérale repose sur l'élection mais celle-ci ne se suffit plus à elle-même et ne constitue pas un blanc-seing pour détruire ensuite méthodiquement ce qui constitue l'ADN du fonctionnement des démocraties libérales contemporaines. La séparation des pouvoirs et la protection des droits fondamentaux sont les deux éléments majeurs qui viennent compléter le processus électif. D'ailleurs, l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ne dit pas autre chose.
En Europe et ailleurs, les juridictions constituent un maillon absolument indispensable et bénéfique de l'équilibre démocratique. Les propos de Baptiste Bonnet montrent que cet équilibre dépasse, en Europe, le territoire français pour s'articuler dans des systèmes complexes qu'il ne faut pas stigmatiser ni simplifier.
Dans ce contexte, il est normal que le prétoire de ces cours constitutionnelles, cours internationales ou cours suprêmes, soit vu par les justiciables comme la possibilité - parfois ultime - de faire valoir leurs droits. À cet égard, rappelons que les juridictions ne sont pas proactives, mais réactives. De fait, de plus en plus de questions politiques, économiques ou sociales leur sont déférées.
La CEDH ne fait évidemment pas exception. Qu'il s'agisse des affaires interétatiques de l'article 33 - qui sont d'ailleurs en hausse et révèlent le degré gravissime de tension politique sur le territoire européen - mais aussi des requêtes individuelles de l'article 34, le prétoire de la Cour de Strasbourg est vu par de nombreux individus et groupes comme l'ultime recours. Ainsi, les questions liées au terrorisme, aux mécanismes de surveillance de masse, à la protection des lanceurs d'alerte, aux violences faites aux femmes mais également aux exécutions extrajudiciaires, aux disparitions forcées, aux arrestations et détentions arbitraires, aux attaques systémiques contre l'indépendance judiciaire sont autant de grandes questions difficiles portées par les victimes de ces exactions devant la Cour européenne.
Alors que nous assistons à une défiance grandissante des citoyens à l'égard des démocraties représentatives et alors que certains gouvernements détruisent délibérément les soubassements élémentaires de la démocratie, le recours aux juges est logiquement en hausse.
La montée en puissance, dans le contentieux européen, du recours à l'article 18 de la Convention européenne des droits de l'homme témoigne de la dégradation démocratique vertigineuse à l'est du continent. L'article 18, connu comme la clause « anti-détournements de pouvoir », longtemps peu usité, est de plus en plus souvent invoqué par les requérants car il permet de lutter contre les restrictions apportées par les États au droits et libertés à des fins politiques. En Russie, en Azerbaïdjan, en Turquie, en Pologne, en Hongrie, en Bulgarie ou en Géorgie, il est question d'étouffer les voix dissidentes des opposants politiques, des journalistes critiques, des organisations non gouvernementales (ONG) de protection des droits ou des juges qui protègent l'indépendance judiciaire. Je vous renvoie à des arrêts clés comme le très célèbre arrêt Navalny contre Russie du 15 novembre 2018.
La CEDH est en effet devenue un arbitre sur les questions de société car elle est ce « tiers impartial » - selon l'expression de René Cassin - devant lequel les justiciables se tournent afin de trancher des questions très complexes. Les questions de société font évidemment partie de ces questions très complexes mais elles ne constituent qu'une infime partie du contentieux européen. Réduire le rôle de la Cour à ces décisions sur les questions de société serait vraiment ne pas lui rendre hommage.
Dans votre questionnaire, vous demandez si la Cour européenne entrave, par son souci de toujours mieux protéger les droits individuels, la capacité des États à mener des politiques publiques efficaces, notamment concernant les questions d'asile et d'immigration.
Le contentieux européen a connu trois grands temps historiques. Après le temps de la « déférence diplomatique » entre 1959 et le début des années 1970, une deuxième période a duré entre 1975 et les années 2010. Toutefois, depuis 2010, la déférence est de retour, ce qui correspond très clairement au lancement des conférences intergouvernementales de réforme du système, sous la houlette de la diplomatie britannique à la suite de la conférence de Brighton en 2012. La subsidiarité et la marge nationale d'appréciation ont été intégrées dans le préambule de la convention par le protocole 15, mais il n'a pas fallu attendre l'entrée en vigueur pour que la Cour entende le message.
La procéduralisation du contrôle constitue l'une des manifestations de cette déférence à l'endroit des parlements. Elle a été lancée dans l'arrêt Animal Defenders International contre Royaume-Uni en 2013, au sujet de l'interdiction de la publicité politique payante à la télévision. Cette technique a été confirmée une première fois en 2015 par l'affaire Parrillo contre Italie, concernant les techniques de procréation médicalement assistée, puis confirmée à nouveau dans l'affaire Garib contre Pays-Bas, s'agissant des politiques publiques de gentrification des quartiers. La procéduralisation du contrôle et la déférence à l'égard des parlements consistent à décerner une présomption particulièrement forte de conventionnalité à une loi qui a été débattue longuement au sein d'un parlement au sein duquel toutes les opinions ont pu être exprimées, avec éventuellement un examen de la loi par des juridictions exerçant des fonctions consultatives.
La déférence à l'égard des parlements engendre, par ricochets, une atténuation de l'examen de proportionnalité, qui se retrouve réduit à la portion congrue. Le poids accordé à la présomption de conventionnalité de la loi, qui incarne l'intérêt général, l'emporte sur l'examen de la manière dont les droits individuels ont été affectés. Dans les trois affaires susmentionnées, les lois ont été validées et les prétentions des requérants ont été écartées.
Dans le monde de la doctrine, cette technique inquiète parce que le contrôle de la procédure l'emporterait sur le contrôle de la substance. Nonobstant les critiques doctrinales, le mouvement est en marche.
Il n'existe donc pas d'entrave à l'égard des politiques publiques déterminées par les représentants du peuple. Je dirais au contraire qu'il existe, dans la très grande majorité des cas, des validations des choix de politiques publiques, d'autant plus concernant les questions pour lesquelles la Cour accorde traditionnellement une large marge nationale d'appréciation.
Je vous renvoie aux politiques publiques économiques, de santé publique et de maitrise des frontières. Un ensemble de contentieux montrent à quel point la déférence est de retour : l'affaire Ali Meguimi contre France concernant l'expulsion de terroristes, deux arrêts de 2019 et 2020 contre la Hongrie et l'Espagne concernant des demandeurs d'asile, l'arrêt Savran contre Danemark du 7 décembre 2021, concernant les migrants établis en Europe.
La déférence est d'autant plus de retour que les États, très habilement, jouent la tierce intervention à travers l'article 36. La conférence intergouvernementale et la déclaration de Copenhague en 2018 ont fortement incité les États à défendre dans le temps du procès leur point de vue et leurs intérêts. Une telle utilisation de l'article 36 produit des résultats.
Ce que vous appelez l'activisme judiciaire, et que nous appelons l'interprétation évolutive, peut encore se manifester dans la jurisprudence de la Cour, au nom de la protection des droits, pour certaines questions qui ne génèrent pas trop de conflits au sein des sociétés. Néanmoins, c'est devenu l'exception.
Aujourd'hui, la Cour tente, avec beaucoup de difficultés et d'équilibre, de sauver l'essentiel, à savoir la protection des droits dits « indérogeables » (droit à la vie, prohibition de la torture et de l'esclavage ou encore protection de la liberté et de la sureté), et la préservation du socle élémentaire démocratique de nos sociétés, qui se trouvent en de très mauvaises mains à l'est du continent. Préserver la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice est devenu fondamental pour la CEDH comme pour la CJUE. Je vous renvoie ici à l'arrêt Gudmundur Andri Astradsson contre Islande du 1er décembre 2020, qui est absolument majeur en la matière.
Parallèlement à sa mission de sauver l'essentiel, la Cour doit également assurer sa survie car elle croule sous les affaires. Elle a donc développé toute une série de techniques pour organiser le reflux du contentieux.
Mme Diane Fromage, chercheuse individuelle Marie Sklodowska-Curie à Sciences Po. - Je vous remercie de cette opportunité d'apporter quelques éléments. Mon intervention se concentrera sur les questions de droit de l'Union européenne, qui sont ma spécialité.
Concernant la question générale de la place croissante des juridictions nationales et européennes dans la production de la norme, il est indéniable que le rôle du juge national et européen a toujours été absolument primordial pour le bon fonctionnement du processus d'intégration européenne. En effet, les traités européens ne pouvaient prévoir tout ce qui était nécessaire au bon fonctionnement des Communautés européennes d'alors. En outre, le projet d'intégration européenne a évolué d'une façon qui n'était pas prévue dans les années 1950. Je ne constate donc pas, moi non plus, de position abusive du juge qui a consacré les principes de primauté, d'effet direct ou les principes généraux du droit européen.
Le changement crucial se situe dans le fait que l'Union européenne intervient dans des domaines qui se rapprochent de plus en plus des questions de souveraineté. Je pense ici aux questions des droits de l'homme ou même à des questions monétaires et économiques comme l'union bancaire.
Nous constatons également, à la suite des diverses crises (économique, migratoire, etc.) que nous avons connues depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, que l'Union européenne agit de façon différente, même dans les domaines où elle était déjà active. Je pense notamment à sa politique monétaire qui, par l'introduction d'instruments de politique monétaire non conventionnelle, a des conséquences en matière économique et affecte donc les domaines de compétences toujours réservés aux États membres. Cette évolution a conduit les juges nationaux et européens à agir différemment par rapport à ce qui avait été leur rôle au début de l'intégration européenne.
En outre, il est évident que la diversité et la différenciation ont été croissantes parmi les États membres, notamment du fait des différents élargissements, ce qui a amené le juge à devoir trancher sur l'interprétation du projet commun.
Nous pouvons nous demander quel devrait être le rôle du juge européen et nous interroger sur les principes de primauté et d'identité constitutionnelle, qui ont donné lieu à des frictions entre juges nationaux et européens. Les débats concernant ces principes se sont développés ces dernières années, même si nous pouvons considérer que certains juges nationaux les ont utilisés abusivement. Je pense ici à la question de l'identité constitutionnelle.
Cette évolution est liée à l'augmentation du nombre d'États membres et à la diversité au sein de l'Union européenne qui en découle. La question de l'intervention de l'Union dans de nouveaux domaines est également à mentionner, de même que les tensions liées aux diverses crises qu'elle a connues, qui ont peut-être réduit les ressources disponibles pour les États membres ce qui peut induire une contestation accrue du domaine de l'action européenne.
Je pense que ce débat est aussi utile que menaçant pour la construction européenne et qu'une réflexion concernant notamment les lacunes existant dans le droit primaire est indispensable. Baptiste Bonnet nous rappelait qu'il est peut-être nécessaire de songer à une réforme des traités, qui ne semble pas être à l'ordre du jour. Les traités, pensés il y a vingt ans, sont, par certains aspects, inadaptés à l'Union européenne et au contexte global que nous connaissons aujourd'hui.
Toutefois, ce débat constitue aussi une menace dans un contexte d'euroscepticisme croissant, notamment parce que certains juges nationaux cherchent à s'appuyer sur ces principes pour les détourner et contrer l'Union européenne. Nous pouvons ici penser à l'arrêt Weiss de la Cour constitutionnelle allemande qui, en pleine pandémie, a appliqué le principe européen de proportionnalité selon la tradition allemande et non selon la tradition européenne. Cet arrêt est allé à l'encontre de la décision du juge européen qui, seul, peut décider de la légalité au sein de l'Union.
En ce sens, le dialogue entre juges nationaux et européens est essentiel pour définir ces notions et la place du droit européen, que ce dialogue ne saurait toutefois remettre en cause. Les États membres ont pris un engagement en ratifiant les traités, promettant ainsi de s'acquitter de certains devoirs et de respecter les valeurs de l'Union, parmi lesquelles celles de l'État de droit qui est une pierre angulaire du bon fonctionnement de l'Union européenne et que le juge européen doit défendre.
En cas de désaccord, nous pourrions imaginer que le juge national repose une question au juge européen, plutôt que d'essayer d'interpréter à sa manière la réponse obtenue du juge de Luxembourg. Il existe un exemple où le juge constitutionnel italien n'a pas hésité à retourner à Luxembourg, n'étant pas satisfait de l'interprétation donnée par la CJUE.
Concernant le rôle des parlements nationaux et le contrôle de subsidiarité, je rappelle tout d'abord que le principe de subsidiarité est tant défensif qu'offensif vis-à-vis de l'Union européenne. Ce principe n'est pas simplement à interpréter en faveur des États membres car il peut régulièrement être interprété en faveur de l'action de l'Union. Tel que le rappelle l'article 5 paragraphe 3 du traité sur l'Union européenne, le principe de subsidiarité est respecté lorsqu'il existe une valeur ajoutée de l'action européenne pour atteindre l'objectif défini et que les États membres sont dans l'impossibilité d'atteindre cet objectif. L'application du principe de subsidiarité peut donc se faire tant au détriment des compétences nationales qu'à leur avantage.
La pratique du contrôle de subsidiarité, telle qu'elle a existé depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, me semble plutôt positive. En effet, le contrôle a gagné en efficacité et a permis « l'européanisation » des parlements nationaux, lorsque celle-ci n'avait pas déjà eu lieu auparavant. Certains parlements nationaux n'avaient pas l'habitude d'examiner et de suivre les propositions législatives européennes quand ces dernières étaient débattues à Bruxelles. En introduisant le mécanisme de manière précoce, les États membres ont finalement incité les parlements nationaux à s'occuper davantage des questions européennes.
Toutefois, le contrôle de subsidiarité requiert de nombreuses ressources, notamment du temps, alors qu'il comporte finalement peu de garanties pour les parlements nationaux. En effet, même lorsqu'ils parviennent à décerner un « carton jaune », la Commission est libre de décider de maintenir, d'amender ou de retirer sa proposition. Aucune obligation ne pèse sur elle, en dépit des efforts exigés des parlements nationaux pour prendre position sur la subsidiarité et atteindre les seuils que certains jugent trop élevés.
Vous souhaitez savoir si les conditions permettant le déclenchement de ce « carton jaune » sont inadaptées.
Le délai de huit semaines accordé aux parlements nationaux pour effectuer le contrôle de subsidiarité est certes court. Toutefois, si un travail de filtre, notamment sur la base du programme de travail de la Commission, a été effectué en amont et s'il existe une coordination adéquate entre parlements nationaux, notamment par le biais de leurs représentants à Bruxelles, le délai de huit semaines semble moins difficile à respecter.
Les seuils peuvent sembler élevés mais le fait que nous n'ayons reçu que trois « cartons jaunes » depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne relève également de la menace que constitue le mécanisme d'alerte précoce, qui incite la Commission à être plus attentive au respect du principe de subsidiarité. Le faible nombre de cartons jaunes que nous avons reçu depuis 2009 peut être perçu comme le signe d'un respect du principe de subsidiarité, et non comme un échec du mécanisme en lui-même.
En outre, la Commission européenne ne se limite pas à l'examen détaillé des propositions ayant fait l'objet d'un « carton jaune ». Depuis quelques années, dans son rapport annuel sur la subsidiarité et les relations avec les parlements nationaux, elle fait également état des propositions ayant reçu un certain nombre d'opinions motivées.
Par ailleurs, le dialogue politique est prometteur pour les parlements nationaux puisqu'il leur permet de s'exprimer sur n'importe quel aspect de la proposition législative, à tout moment et de leur plein gré. Il s'agit des fameuses opinions sur initiative propre des parlements nationaux. Toutefois, dans la mesure où ce mécanisme n'est pas formalisé dans les traités, nous pouvons regretter que l'obligation de la Commission vis-à-vis des parlements nationaux soit assez limitée. L'absence de garantie, pour les parlements nationaux, peut être source de frustration.
Pour que le dialogue politique soit plus efficace, il faudrait que la tendance que nous observons depuis quelques années - à savoir que les parlements font part de leurs opinions lors de la phase de consultation ou dans le cadre du programme REFIT qui conduit la Commission à examiner la pertinence des textes législatifs déjà en vigueur - se poursuive.
Par ailleurs, la possibilité de recours prévue à l'article 88-6 de la Constitution n'est pas une nouveauté. Le principe de subsidiarité est un principe général du droit de l'Union européenne depuis 1992 et pouvait déjà, à ce titre, faire l'objet d'un recours devant la Cour de justice. Avant même l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le Bundestag allemand avait essayé de demander à son gouvernement de présenter un recours devant la Cour de Luxembourg. Il s'agit finalement d'une reconnaissance expresse de cette possibilité et non d'un élément nouveau.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Le Bundestag allemand avait-il demandé ou effectué ce recours ?
Mme Diane Fromage. - Le Bundestag a demandé ce recours, qui n'a pas abouti.
L'opportunité d'inaugurer la mise en oeuvre du deuxième alinéa de l'article 88-6 de la Constitution, évoquée dans le questionnaire, ne me semble pas pertinente aujourd'hui. En premier lieu, j'imagine difficilement un cas où le non-respect de la subsidiarité justifierait d'aller devant le juge de Luxembourg. En deuxième lieu, même si le contrôle du respect du principe de subsidiarité effectué par le juge de Luxembourg est désormais plus approfondi, il me semble que juger du respect de la subsidiarité n'est pas du ressort du juge. En troisième lieu, la Commission a effectué de nombreux efforts pour respecter la subsidiarité, notamment avec la task force sur la subsidiarité, l'initiative « Mieux légiférer » et l'introduction de la grille de subsidiarité.
Inaugurer la mise en oeuvre du deuxième alinéa de l'article 88-6 de la Constitution représenterait plutôt un risque de détournement de la procédure, éventuellement à des fins politiques de la part de certains parlements. Un tel détournement avait eu lieu avec le mécanisme d'alerte précoce dans le cas du troisième « carton jaune », où il n'y avait pas de problème de subsidiarité mais bien une opposition politique de certains gouvernements d'Europe de l'Est.
La question du « carton vert » est très prometteuse et devrait retenir l'attention des parlements nationaux à l'avenir. Le « carton vert » permet à ces parlements de contribuer au bon fonctionnement de l'Union européenne mais constitue également, pour la Commission européenne, une façon d'accroître sa légitimité. En effet, les parlements nationaux sont les mieux placés pour détecter les lacunes dans la mise en oeuvre des textes législatifs européens existants et les besoins pouvant surgir au niveau national à partir des législations européennes.
Trois essais de « carton vert » ont eu lieu. Au sein de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC), il avait été question des seuils applicables. Je crois que la COSAC et l'InterParliamentary EU information eXchange (IPEX) doivent être utilisés comme outils de coordination. Mais le « carton vert » ne doit pas devenir un mécanisme trop rigide - comme cela avait été le cas avec le mécanisme d'alerte précoce - puisque ce qui importe est de passer un message politique à la Commission européenne.
Une évolution du rôle des parlements nationaux peut avoir lieu par le biais du dialogue politique. Les parlements nationaux devraient s'impliquer en amont, et non lorsqu'une proposition législative européenne a déjà été rédigée. En effet, tel que nous l'imposent les traités dans le cadre du mécanisme d'alerte précoce, la Commission européenne ne peut modifier le texte législatif que sur la base de la subsidiarité. À ce moment-là, il n'est plus possible d'apporter une autre modification. Cela supposerait que les parlements nationaux soient plus proactifs, ce qui est souhaitable au niveau des institutions européennes, du Parlement européen mais aussi vis-à-vis de leurs gouvernements, et donc indirectement du Conseil. En outre, les parlements nationaux pourraient explorer la piste d'une coopération interparlementaire renforcée.
Mme Hélène Gaudin, professeure de droit public à l'Université Toulouse I Capitole - Je vous remercie de m'avoir convié à cette table ronde. Je suis ravie que le Sénat se préoccupe du droit européen, plutôt mal connu et, de ce fait, critiqué. Il serait bénéfique que tous nos jeunes étudiants et juristes puissent connaître le droit européen et l'utiliser.
Je ne partage pas votre diagnostic selon lequel les juridictions nationales et européennes joueraient un rôle grandissant dans la production de la norme. Je ne suis pas certaine que la place des juridictions nationales et européennes soit aussi importante que ce qui est dit dans les médias.
Nous nous situons à un tournant, dans une phase de remise en cause des acquis de l'après Seconde Guerre mondiale, à savoir la protection des droits de l'homme par des juridictions, des textes constitutionnels et européens, la construction de l'Europe, la place du juge afin d'éviter la répétition des atrocités qui avaient été permises par une démocratie déviante ou déviée. Nous devons être très vigilants sur ces questions et notamment sur la place du juge.
Concernant la place du juge dans la prise de décision politique, nous devons être conscients que notre vision ne peut être purement française. Tous les États membres de l'Union européenne n'ont pas forcément la même conception du rôle du juge. Des États proches de nous, comme l'Allemagne, envisagent des juridictions beaucoup plus puissantes. Or dans notre imaginaire français, la place du juge est relativement mineure, ce qui est bousculé par les juridictions européennes, et notamment par la CJUE qui est une juridiction puissante.
La question est paradoxale car la CJUE et la CEDH ne participent pas à la prise de décision. Finalement, ces juridictions ne viennent qu'exercer leur rôle, c'est-à-dire empêcher, censurer, voire orienter la prise de décision à la lumière de leurs jurisprudences mais elles ne jouent en aucun cas le rôle de conseil que peut avoir le Conseil d'État en droit français. Leur rôle est donc le rôle propre de la juridiction, à savoir le contrôle. Nous devons avoir conscience de cette perspective qui est la nôtre en tant que juristes français.
Je ne partage peut-être pas l'absolutisme de votre diagnostic parce qu'il nous fait tomber dans cette idée d'un « gouvernement des juges », qui est davantage un épouvantail qu'une réalité. Cette expression ne me semble pas correspondre à la réalité puisque nous constatons, notamment au regard de la crise sanitaire, la marge de manoeuvre des institutions politiques par rapport aux juridictions nationales et aux juges européens. Les juges se prononceront peut-être plus tard mais ils n'ont pas empêché la prise de décision politique.
Concernant la primauté du droit de l'Union européenne, nous devons éviter de tomber dans la logique du conflit et toujours privilégier le dialogue. La Cour de justice n'est plus du tout dans la logique de l'arrêt Simmenthal de 1978 de la primauté générale et absolue. Elle a subi de nombreux coups de boutoir et a assoupli sa jurisprudence, même si le principe demeure puisqu'il constitue le ciment du droit de l'Union européenne. Le débat sur la primauté a toujours existé mais il retrouve une certaine forme de violence, liée à l'existence de régimes illibéraux dans certains États d'Europe centrale et orientale.
Du point de vue du droit de l'Union, cette violence est due à une extension des compétences de l'Union dans des domaines régaliens et souverains, tels que la monnaie, le mandat d'arrêt européen, l'asile, la protection des droits fondamentaux ou encore la citoyenneté de l'Union. Ces questions relativement nouvelles, intégrées dans les compétences de l'Union, viennent heurter certaines conceptions nationales.
Je voudrais cependant rappeler que cette extension de compétences a été le fait des traités et que les États ont été d'accord pour intégrer la citoyenneté de l'Union, le mandat d'arrêt ou encore la monnaie dans les traités. Cette extension de compétences n'est pas le fait du juge.
La seule question que nous pourrions nous poser est que la Cour de justice applique sur ces nouveaux domaines des logiques jurisprudentielles qu'elle a construites sur le marché intérieur depuis les années 1960-1970. Une réflexion plus importante devrait éventuellement être menée de sa part pour reconsidérer ces jurisprudences antérieures, avec des raisonnements peut-être un peu différents, afin de mieux tenir compte des susceptibilités nationales sur des domaines différents de ceux qu'elle a gérés jusqu'à maintenant.
Concernant la possibilité que les contestations de la primauté du droit de l'Union menacent l'édifice européen, il est nécessaire de distinguer deux situations totalement opposées.
Depuis l'origine des Communautés européennes, les États n'ont pas toujours respecté le droit communautaire. Le manquement sert à sanctionner cela et nous savons qu'il n'a pas toujours entrainé des conséquences très rudes pour les États non respectueux du droit communautaire et maintenant du droit de l'Union européenne. Que l'État français ne respecte pas la directive sur le temps de travail pour les militaires constitue une violation du droit de l'Union. Toutefois, il s'agit d'une violation ponctuelle qui ne remet pas en cause le fondement même de l'Union européenne.
En revanche, lorsque des États comme la Pologne ou la Hongrie remettent en cause la primauté du droit de l'Union en contestant la jurisprudence de la CJUE de manière globale, il s'agit d'une remise en cause grave et menaçante de l'Union européenne car ces États ne veulent pas vivre dans l'Union européenne avec les règles qu'ils ont pourtant acceptées au moment de leur adhésion. Si ces États ne veulent pas respecter les règles, la seule solution est peut-être de sortir de l'Union. Il est inutile de rester dès lors que l'on ne respecte plus les règles du jeu. La Hongrie a envisagé son retrait, certainement dans une démarche politique, ce qui me semble être la conséquence logique quand un pays ne veut plus appartenir à un groupe ni respecter ses règles.
Concernant l'arrêt Quadrature du net de 2020 portant sur la protection des données à caractère personnel, suivi par un arrêt du Conseil d'État, et l'arrêt B. K. de 2021 sur le temps de travail des militaires, vous trouverez peut-être ma position provocatrice mais il me semble que la Cour de justice a été plutôt nuancée.
L'arrêt sur la protection des données à caractère personnel d'octobre 2020 peut être comparé avec l'arrêt Privacy International, rendu le même jour en Grande Chambre. Pour la Quadrature du net, l'article 4 paragraphe 2, du traité portant sur la protection de la sécurité nationale, a été évoqué, ce qui montre que la Cour de justice est capable de revenir sur ses jurisprudences extrêmement protectrices en matière de données à caractère personnel. La Cour a donc entendu les représentants des États, notamment de la France et de la Belgique, et elle a pris en considération la nécessité de protéger la sécurité nationale et la marge de manoeuvre pouvant appartenir aux États. Dans l'arrêt Privacy International, l'article 4 paragraphe 2 n'a pas été invoqué et le Royaume-Uni a pris de plein fouet la jurisprudence de la Cour de justice. Quand il existe un argumentaire cohérent que la Cour de justice peut entendre, elle peut faire évoluer sa jurisprudence.
J'ai été tout à fait étonnée par l'audience qu'a reçue l'arrêt B.K. en France, avec des commentaires politiques assez virulents. Il faut, là encore, lire cet arrêt en remarquant la série de dérogations à la directive admises par la Cour de justice au profit des États quant au temps de travail des militaires. Si nous devions être inquiets, ce serait peut-être plutôt que la Cour de justice ait réécrit la directive à la lumière de l'article 4, paragraphe 2 en autorisant une série d'exceptions qui ne sont pas prévues. Au vu du texte de la directive, la Cour de justice ne pouvait pas aller plus loin dans les exceptions, sauf à dire que la directive ne s'applique pas aux militaires. Or la directive s'applique bien aux militaires.
L'instruction provisoire de 2016 relative au repos physiologique journalier des gendarmes, présentée à la Commission européenne dans le cadre d'une pré-procédure de manquement, vise bien la directive 2003/88/CE et elle a été prise « dans l'attente d'un décret d'application de cette directive ». En 2016, il avait donc bien été prévu que la directive devait être transposée. Pourquoi nous dit-on, tout à coup, que cette directive ne peut plus être transposée ? Comment le ministère peut-il indiquer qu'il ne peut pas décompter le temps de travail des militaires, comme il l'a indiqué au Conseil d'État dans l'affaire dite « Bouillon » du 17 décembre 2021 ? Cela semble assez étonnant.
Par ailleurs, la notion d'État de droit constitue en effet une nouveauté dans le droit de l'Union européenne et dans la jurisprudence de la Cour de justice, où elle apparait en 2018 dans une question des juges de la Cour des comptes portugaise puis plusieurs fois concernant la Pologne, avec une procédure entamée devant la Commission européenne.
Cet élément est très important car il me semble constituer un tournant. En effet, pour la première fois, nous voyons un État condamné en manquement pour violation des valeurs de l'Union et des articles 2, 19 ou 47 du traité, qui concernent l'État de droit et la place du juge. Ces arrêts apportent une protection au juge. Cette utilisation de la procédure en manquement est tout à fait nouvelle. Il est vrai que des changements ont existé, avec notamment l'introduction de l'article 2 dans le traité, affirmant les valeurs communes à l'Union européenne et à ses États membres.
Nous pouvons par ailleurs regretter la substitution d'une sanction juridictionnelle à une sanction politique, qui était celle de l'article 7 du traité sur l'Union européenne. Cette procédure ne fonctionne pas pour des raisons simples de majorité car il suffit que d'autres États se sentent menacés pour bloquer toute perspective de sanction politique. Si une réforme du traité était à mener, cette question de l'article 7 devrait être revue.
Le juriste Jean Rivero disait qu'il faut toujours apprécier ce que les nouveautés jurisprudentielles apportent au droit et aux justiciables. Je dirais que, concernant la violation des valeurs de l'État de droit, il s'agit d'une avancée réelle car un regard d'une juridiction externe est porté sur des violations graves de certains principes communs, notamment l'indépendance des juges. Qui pourrait sanctionner ces violations hormis la CJUE et la CEDH ? La souveraineté ne signifie pas faire n'importe quoi et porter atteinte à l'indépendance des juges. Cette nouveauté jurisprudentielle concernant la violation des valeurs de l'État de droit est favorable aux justiciables et aux libertés et droits fondamentaux.
Cette succession de condamnations en manquement de la Pologne est satisfaisante mais constitue presque aussi un aveu de faiblesse. Si un État ne veut pas respecter la condamnation en manquement, notre capacité d'action est limitée. Condamner en manquement et au paiement d'astreintes relève du pouvoir du juge. Toutefois, la Pologne n'a pas dit qu'elle payerait l'astreinte dans cette affaire. Ce signe de faiblesse devrait conduire à envisager des évolutions.
Dans l'affaire polonaise, la Cour de justice a été saisie de questions préjudicielles par les juges polonais, dont il faut lire les demandes. Dans l'affaire Miasto Lowicz, qui est une question préjudicielle d'un juge polonais à la Cour de justice, nous voyons un appel à l'aide des juges polonais contre les actions de leur gouvernement. Il faut lire les conclusions de l'avocat général, et ce que demandent les juges polonais. Au sein d'un État membre de l'Union européenne, des juges sont sanctionnés car ils appliquent le droit de l'Union, ce qui est hallucinant ! Personne ne semble s'en préoccuper vraiment, sauf à dire que la Cour de justice maltraite le gouvernement polonais et va à l'encontre de la souveraineté.
Concernant le parlement national, il me paraitrait bénéfique que nous utilisions enfin la saisine de la Cour de justice sur le contrôle du principe de subsidiarité. La procédure n'étant pas très claire, un travail est à effectuer sur cette question.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je cède la parole à M. Philippe Bonnecarrère afin qu'il pose une première série de questions.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Quelles seraient les différences dans le système juridique européen si l'Union européenne devenait demain une union fédérale ? Nous savons bien que l'Europe n'est pas une confédération d'États-nations. Imaginons, pour les besoins du raisonnement qu'il y ait un accord de tous les pays pour une modification des traités et que nous créions une Europe fédérale. Quels seraient alors les changements dans notre système juridique ? N'avons-nous pas une forme de découplage entre un système juridique déjà fédéral et un système institutionnel qui ne l'est pas ?
Qui peut intervenir sur la répartition des compétences de l'Union européenne ? Quel peut-être le rôle des parlements à ce niveau ? Si nous estimons, pour les besoins du raisonnement, que l'Union intervient en dehors de ses compétences et du cadre du traité, quel est le moyen dont nous disposons ? En d'autres termes, qui cadre les compétences de l'Union européenne ? Comment un État et un parlement national peuvent-ils intervenir ? S'il existe un recours, avez-vous des exemples où la Cour de justice de l'Union européenne aurait été amenée à considérer que la règle de subsidiarité ou les compétences n'étaient pas respectées ? La Cour dit-elle systématiquement que la règle de subsidiarité est respectée et que l'Union apporte une valeur ajoutée sur le sujet concerné ? Que penser en somme du contrôle ultra vires et du contrôle de subsidiarité ?
Pouvez-vous nous dire quelques mots ensuite du sujet de la légitimité, qui constitue un impensé pour nos concitoyens ? Nos concitoyens n'ont pas très bien vu à quel moment ils ont confié à la CEDH le contrôle de l'ensemble du champ sociétal. À quel moment le citoyen français ou européen a-t-il été conscient qu'il avait donné une primauté au droit européen sur nos règles constitutionnelles, alors que son esprit est bercé depuis toujours par l'idée que la Constitution est la norme juridique supérieure ? Nous adorons nos juges et nous comprenons l'importance de l'État de droit. Toutefois, qu'est-ce qui donne à un juge la légitimité de trancher des sujets importants pour les citoyens ?
Mme Diane Fromage. - La subsidiarité ne s'applique que dans le champ des compétences non exclusives de l'Union européenne. Il s'agit de savoir, dans ces domaines, qui de l'Union européenne ou des États membres peut agir mais il ne s'agit pas de redéfinir les compétences. Concernant les questions économiques et monétaires, la question que vous soulevez porte sur la place du juge mais aussi sur celle de l'expertise technique.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Quelle est la marge de manoeuvre d'un membre du Parlement français s'il constate que l'Europe intervient hors des compétences lui ayant été confiées par les traités ?
Mme Diane Fromage. - Ce parlementaire devrait déjà s'adresser au Conseil, qui a le pouvoir de décision dans le mécanisme européen. La Commission ne proposera un texte législatif que si elle sait que le Conseil ou les États membres ne s'y opposeront pas. Très peu de recours ont traité de la question de la subsidiarité, à la différence des cas relatifs au principe de proportionnalité. Mais la Cour de justice a déjà considéré que l'Union avait agi en dehors de ses compétences.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Pourrez-vous nous communiquer quelques références ?
Mme Diane Fromage. - Absolument.
Pour réinsuffler une légitimité à l'Union européenne, il faudrait d'abord utiliser tous les canaux de participation à notre disposition avec, notamment, une participation accrue des parlements nationaux. En outre, le rôle de ces parlements devrait bénéficier d'une meilleure reconnaissance dans l'Union. Au niveau national, un suivi continu des textes législatifs serait vraiment utile pour insuffler une légitimité, de même que davantage de débats, un meilleur contrôle des réunions du Conseil de l'Union européenne et un meilleur dialogue au niveau national, éventuellement avec les autorités infranationales.
Mme Hélène Gaudin. - Ces questions font partie des plus épineuses du droit de l'Union européenne car elles concernent la nature même de l'Union.
L'Union européenne est une union fédérale avec un découplage entre ordre juridique et système institutionnel, avec un ordre juridique particulièrement efficace sous la houlette de la Cour de justice et un système institutionnel, beaucoup moins fédéral, qui laisse une place prépondérante aux États. Toutefois, je ne suis pas sûre que le modèle fédéral, tel qu'il existe aux États unis, soit le modèle de l'Union européenne à court et à moyen terme.
Il faut rappeler que la Cour de justice ne prétend pas invalider les législations nationales. Tout comme elle demande aux juridictions nationales de ne pas invalider un acte de droit dérivé de l'Union européenne, la Cour de justice s'est toujours refusée à dire qu'elle censurait la loi nationale dans sa jurisprudence. Il est nécessaire de distinguer le pouvoir du juge national et le pouvoir de la Cour de justice.
Si nous nous situons dans cette logique du fédéralisme - et non de l'État fédéral - le principal contre-pouvoir face à la Cour de justice est incarné par les juridictions constitutionnelles nationales, qui s'opposent à la Cour de justice et peuvent la faire revenir en arrière. L'affaire italienne Taricco constitue un exemple. En cas de dialogue rugueux entre la Cour de justice et les juges constitutionnels nationaux, la Cour de justice peut effectuer un revirement de jurisprudence.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Admettez-vous que notre système juridique européen est aujourd'hui un système fédéral ?
Mme Hélène Gaudin. - L'inspiration est fédérale mais notre système juridique ne repose pas sur un modèle d'État fédéral.
Par ailleurs, la répartition des compétences est une nouveauté du traité de Lisbonne et doit être respectée. Un État peut se manifester lorsque du droit dérivé est élaboré. Il peut invoquer l'article 4, paragraphe 2 relatif à l'identité nationale des États membres, ce qui pourrait être tout à fait entendu.
S'agissant du contrôle, il faudra essayer d'utiliser devant la Cour de justice la procédure de l'article 88-6, qui se greffe sur le recours en annulation, quand l'occasion se présentera.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Concernant l'article 88-6 de notre Constitution, pensez-vous qu'un parlement pourra un jour tenter sa chance, non seulement sur le terrain du contrôle de subsidiarité mais aussi sur le terrain de la répartition des compétences ? Une modification des traités est-elle nécessaire ?
Mme Hélène Gaudin. - Si l'article 88-6 permet le contrôle de subsidiarité, il peut à mon avis a fortiori permettre le contrôle de la répartition des compétences. La subsidiarité étant liée aux compétences, nous pouvons tout à fait envisager d'entendre l'utilisation de cet article à la répartition des compétences. Je serais intéressée d'entendre le point de vue de la Cour de justice sur ce point.
Par ailleurs, concernant la légitimité, il me semble que nous ne pouvons pas dire que nous n'avons jamais accepté ce transfert, notamment pour le droit de l'Union européenne. Des déclarations annexées aux traités indiquent que les États acceptent la primauté telle qu'elle a été définie par la jurisprudence de la Cour de justice depuis l'arrêt Costa contre Enel. La primauté est inscrite dans le traité de Lisbonne et l'adhésion à l'Union implique d'accepter l'acquis communautaire ainsi que la juridiction de la Cour de justice.
M. Baptiste Bonnet. - Il faut arrêter de vouloir apposer sur l'Union européenne des modèles étatiques. C'est la raison pour laquelle le traité établissant une Constitution pour l'Europe était une erreur. Le modèle de l'Union européenne est sui generis et assumé comme tel. Il faut admettre qu'il s'agit d'un OVNI juridique dans lequel il ne faut pas vouloir faire entrer de force des conceptions constitutionnaliste. Le système est bien sûr fédéral mais pas au sens où nous pouvons l'entendre habituellement.
L'article 88-6 de la Constitution donne la possibilité d'aller vers la Cour pour lui demander si la répartition des compétences s'opère convenablement. Si, à ce stade, la représentation nationale veut saisir la CJUE, elle doit utiliser des arguments qui puissent être entendus politiquement mais qui soient aussi judicieux sur le plan juridique. Pour ce faire, il faut bien lire la jurisprudence de la Cour de justice. Au sujet du temps de travail des militaires et de la question des données de connexion, la lecture de la doctrine et de certaines réactions fait penser qu'il aurait fallu lire les précédents arrêts de la Cour. Dans les deux cas, une jurisprudence assez longue et antérieure laissait anticiper l'issue vers laquelle nous nous dirigions.
Je suivrais avec intérêt la démarche d'un parlement national qui saisirait la Cour de justice sur le terrain de l'article 88-6 en indiquant que la subsidiarité ou la répartition des compétences n'ont pas été respectées. J'aimerais également savoir avec quels arguments ce parlement saisira la Cour de justice et ce que cette dernière en dira. Je vous conseille de tenter d'utiliser cet article.
La légitimité ne constitue pas du tout un impensé mais au contraire un pensé politique. Nous nous posons peu la question de la légitimité du juge constitutionnel ou des conseillers à la Cour de cassation ou au Conseil d'État. Nous devons sortir de cet impensé trop pensé de la légitimité du juge européen ou alors l'appliquer à l'ensemble des juges, ce qui remettrait en cause tout un système fondé sur un rôle du juge qui doit être encadré.
Quand, dans l'arrêt Perruche, la Cour de cassation a outrepassé ce que le législateur considère comme sa mission, le législateur a été capable de marquer un coup d'arrêt. Si cela arrive un jour avec le Conseil constitutionnel, j'imagine que le constituant sera également capable de fixer des limites. C'est le principe de l'équilibre permanent.
Nous devons arrêter avec la problématique de la légitimité, sans parler du fait que c'est le Parlement qui a permis la ratification du traité de Lisbonne. Ainsi, si le Parlement est légitime, le traité de Lisbonne l'est aussi. Par ailleurs, si vous interrogez nos concitoyens sur la primauté, ils ne sauront pas de quoi vous parlez.
Enfin, il ne faut pas exagérer en disant que la CEDH serait aujourd'hui l'arbitre suprême de toutes les grandes questions de société. Sur la plupart des sujets, la France agit à peu près comme elle le souhaite, à sa façon. Parfois, effectivement, la Cour rappelle que l'adoption d'un enfant par un parent homosexuel ne pose pas de problème en soi, que l'état civil doit être en compatibilité avec le genre ou que l'enfant né d'une mère porteuse doit avoir des droits en droit national, ce qui peut sembler évident dans une société démocratique.
Mme Laurence Burgogue-Larsen. - Nous ne sommes pas dans un État fédéral. Depuis Jean Bodin, nous savons que la souveraineté est faire la loi, battre monnaie et faire la guerre. Or l'Union européenne n'a pas la capacité de faire la guerre car elle n'a pas d'armée.
En revanche, nous sommes dans un système fédéral. Ce sont les Länder allemands qui ont plaidé, en 1992, en faveur de la logique du principe de subsidiarité et de la répartition des compétences. Inquiets de voir l'extension des compétences de l'Union, les Länder allemands ont réalisé du lobbying, au moment des négociations, pour que des principes d'articulation fédéraux soient intégrés au sein de l'Union afin de préserver in fine leurs compétences.
Je suis assez étonnée que vous pensiez toujours réaction, et non anticipation. L'Allemagne ou encore l'Espagne, État composé de dix-sept communautés autonomes, ont su organiser la coopération loyale en leur sein afin de mieux agir au moment de l'adoption et de l'élaboration des lois. Il faudrait que la France s'adapte au XXIe siècle. En France, nous ne sortons pas du fait majoritaire et de la Constitution de la Ve République. En dépit de la réforme de 2008, il existe toujours une chape de plomb et le Parlement n'est pas encore à la hauteur de ses responsabilités, pour diverses raisons. Les parlementaires doivent être davantage proactifs que réactifs.
Baptiste Bonnet a effectué une formidable présentation concernant la légitimité, à laquelle j'adhère.
Voudriez-vous que la Cour européenne et sa jurisprudence soient gelées dans le temps en 1950 ? Je suis personnellement heureuse que des juges européens des droits de l'homme - dont la légitimité relève de l'accord initial des États ayant ratifié la Convention mais aussi des citoyens qui envoient des requêtes car ils souhaitent que la Cour s'engage en l'interprétant de façon moderne - créent, avec davantage de finesse et d'équilibre que l'on veut bien le dire, des ouvertures pour que les citoyens puissent se dire qu'ils vivent dans un État moderne.
Je suis heureuse de ne pas vivre aux États-Unis et de ne pas être sous la houlette d'une Cour suprême au sein de laquelle il existe des juges originalistes. Ces derniers interprètent la Constitution américaine au moment où elle a été élaborée, ce qui légitime par exemple le maintien du port des armes à feu. Une interprétation ultra-restrictive expose à ce type de délire.
J'ai confiance en une belle expression de Guy Canivet : « la bénévolence des juges ». Ces derniers sont responsables et ne font pas n'importe quoi. Je constate une espèce d'obsession sur les questions de société, qui représentent une infime partie du contentieux européen. Les chiffres du rapport annuel de la CEDH pour 2021 montrent que l'article le plus souvent invoqué est l'article 6, relatif au procès équitable et à la durée de la procédure. En effet, l'article 6 concerne près de 600 arrêts sur les plus de 1?000 arrêts rendus en 2021.
Nous devons donc raison garder sur cet impensé, qui est en réalité un pensé.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Vous évoquez un processus démocratique engendré par les États, agissant au nom d'une expression majoritaire dans leur pays au fur et à mesure de ces constructions et évolutions.
Vous faites référence à différents États qui n'ont pas la culture du fait majoritaire et sont plutôt dans une culture du dialogue et de la construction. Nous le voyons au lendemain des différentes élections que peuvent connaître ces États. Dans la culture française, il serait incompréhensible qu'il faille deux ou trois mois pour parvenir parfois à des coalitions qui semblent improbables.
Vous dites que les parlementaires français manquent quelque peu d'ambition et qu'ils subissent davantage qu'ils n'agissent.
Je tiens à redire qu'il n'y a pas d'attaque en règle contre les juges à travers cette mission mais bel et bien le constat d'une crise démocratique. En tant que femmes et hommes politiques, nous ne pouvons pas rester indifférents au fait que nos concitoyens se désintéressent de la chose publique.
Le fait que des citoyens mais également des groupes politiques - minoritaires le plus souvent - préfèrent aller régler en justice des problèmes qui sont du ressort de la démocratie, au sens premier du terme, est peut-être un aveu de la difficulté qui est la nôtre. Même si des éléments de régulation existent à l'échelle européenne, ce recours systématique à une judiciarisation pour décider et construire le commun peut-il nuire aux différentes institutions judiciaires ?
Beaucoup de nos concitoyens ont le sentiment que ce n'est plus le Parlement qui fait la loi mais des décisions venues d'ailleurs. À partir de là, tout discours populiste, parfois dangereux, trouve sa place et s'immisce dans ce vide de légitimité, qui est peut-être lié à notre histoire.
Mme Hélène Gaudin. - Il existe une crise de la démocratie qui n'est pas liée au juge. Le très fort niveau d'abstention me semble constituer l'origine même de notre crise démocratique. Les élus mènent leur politique sans obtenir l'assentiment d'une majorité. Il faudrait vraiment se préoccuper de ce réel problème de notre démocratie.
Dans ce contexte, le juge national ou européen semble être la dernière arme pour exprimer ses revendications et protestations. Le fait de laisser les justiciables s'exprimer auprès du juge me parait constituer un élément positif pour la démocratie. Le problème est que, lorsque le juge statue sur des questions personnelles qui font jurisprudence, nous voyons apparaitre une société de l'individualisme davantage qu'une société de l'intérêt général. Toutefois, ce n'est pas la faute du juge et c'est même presque sa fonction.
Mme Laurence Burgogue-Larsen. - Cette question est grave et complexe. Nombre d'auteurs - politistes, économistes ou encore juristes - constatent une crise de la démocratie représentative. Devant cette crise de la représentation, où même les représentants du peuple ne sont plus considérés par les peuples comme leurs dignes et fidèles représentants, le centre névralgique de la démocratie se déplace vers l'exécutif, dont l'omnipotence perdure et participe de la crise, et vers le juge. Ce dernier représente l'ultime recours et le tiers impartial.
Ce recours au juge peut en effet entrainer des effets dangereux et délétères à long terme.
Avant d'invoquer l'article 7 du traité, la Commission a tenté le dialogue pendant des années avec la Pologne, pendant que celle-ci continuait de porter atteinte à son système judiciaire et se moquait de la Commission. Quand la Commission et le Parlement ont activé l'article 7, nous savions bien que ce dernier était une « arme nucléaire » qui ne fonctionnerait pas, compte tenu de ses règles procédurales. Il en a résulté une impuissance du politique à l'échelle européenne, où tous les États au sein du Conseil et l'administration de la Commission ont été incapables d'agir ou ne l'ont pas voulu.
Le juge a alors été le seul à défendre l'État de droit. Je suis admirative de la créativité de la Cour qui, en utilisant des textes présents dans les traités, a défendu les valeurs communes à tous.
En revanche, ce recours au juge peut être en effet dangereux à terme car la Cour a comblé le vide et l'impuissance du politique. Elle s'est faite gardienne des valeurs, ce qui peut être dangereux à terme dans tout système, y compris national.
En France, il sera très difficile de corriger ce problème dans le cadre des institutions de la Ve République. Évidemment, les parlementaires travaillent mais ils sont pris dans un carcan de procédures et dans une tradition où le fait majoritaire écrase beaucoup d'initiatives. Cette histoire française fait que le Parlement n'est pas en mesure de se rebeller. Il est formidable que vous en soyez conscients et je suis sûre qu'il existe de nombreuses possibilités d'agir.
M. Baptiste Bonnet. - J'ai tendance à considérer que la Constitution de 1958 conduit à la situation qui est aujourd'hui celle de la démocratie française, à savoir le fait majoritaire. À moins de changer de Constitution, nous sommes dans un fait majoritaire et une situation de monisme, avec primauté du droit interne et respect de la règle pacta sunt servanda. N'en déplaise à ceux qui critiquent l'européanisation du droit ou qui considèrent que le système n'est pas assez démocratique, il s'agit de l'application de la Constitution de 1958. Je n'ai pas d'opinion sur le sujet mais je tenais à donner ces précisions.
Je suis gêné par ce discours sur la crise démocratique car je considère que, dans ces rapports au droit de l'Union européenne et au droit de la CEDH, le juge a aujourd'hui une position particulièrement équilibrée sur l'ensemble des sujets. Je voudrais vraiment qu'on me montre un exemple de juge qui dérape.
Regardons par exemple l'attitude du Conseil d'État sur les mesures liées à la Covid-19. Un très grand nombre de critiques du Conseil d'État ont été formulées alors que j'ai remarqué qu'il est demandé au Conseil d'État de porter l'État de droit sur ses épaules, après le Parlement. Au bout du compte, le juge administratif a fait ce qu'il devait faire sur la question en comblant les lacunes des textes et en prenant des décisions eu égard à un certain nombre d'éléments.
Je crois que l'élément démocratique est souvent invoqué précisément par ceux qui n'arrivent pas à se retrouver dans le fait majoritaire parce qu'ils ne parviennent pas à devenir la majorité. Le fait majoritaire a le mérite de la stabilité, d'éviter ce que nous pouvons voir en Italie et de permettre à la société française d'être une grande démocratie. J'ai tendance à considérer qu'on oublie de le dire.
Le Parlement joue son rôle et je ne le trouve pas si absent du débat démocratique. J'ai la sensation que, sur un certain nombre de sujets, le Parlement est bien là et fixe le cap tandis que le juge s'immisce dans les espaces où la possibilité de le faire lui est laissée. Le Parlement joue son rôle concernant la sécurité intérieure ou encore la pandémie de Covid-19, avec le rôle de l'exécutif que nous connaissons.
Par rapport à cet impensé de la démocratie et de la légitimité, il faudrait peut-être rappeler que notre système fonctionne assez bien dans ses équilibres généraux.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Pourriez-vous nous adresser des propositions, sachant que changer des traités est un exercice difficile à réaliser ? Les questions du dialogue politique, du « carton vert » et de la coopération parlementaire renforcée ont été évoquées. Nous sommes respectueux de la construction de l'État de droit et nous ne souhaitons pas « renverser les tables ». Toutefois, nous avons des sujets à traiter. Nous serions donc très attentifs à des propositions que vous pourriez nous faire.
En particulier, au-delà du 88-6, nous aimerions avoir votre sentiment sur l'opportunité, pour le Parlement, d'intervenir devant la CJUE et la CEDH sur des dossiers qui seraient exemplaires. Cette question se pose également devant le Conseil constitutionnel, où il existe un système dit de « portes étroites », ou de contributions extérieures, que le Parlement n'a pas utilisé historiquement. Pour avoir un dialogue constructif avec les juges, des colloques sont possibles, mais aussi l'expression d'une prise de position sur un certain nombre de dossiers pour que le juge perçoive la sensibilité nationale. Penseriez-vous opportun que, rétrospectivement, le Parlement s'exprime par voie de mémoire sur des sujets comme les deux arrêts de la CJUE qui ont eu beaucoup de retentissement dans notre pays ? Voyez-vous dans cette idée un risque de confusion avec l'exécutif, un renforcement du dialogue ou une erreur dans la mesure où le Parlement rajouterait un élément supplémentaire de judiciarisation de la vie publique ?
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je vous remercie de la qualité de ces échanges et de votre volonté de nous inviter à mieux réfléchir pour avancer dans le cadre de notre mission.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 heures.