- Mardi 1er février 2022
- Audition de MM. Dominique Pauthe, président, Christian Pers, président de la commission des requêtes, et Mme Janine Drai, présidente de la commission d'instruction, de la Cour de justice de la République,
- Audition de Mme Cécile Guérin-Bargues, professeur de droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas, auteur de « Juger les politiques ? La Cour de justice de la République » et « Immunités parlementaires et régime représentatif : L'apport du droit constitutionnel comparé (France, Royaume-Uni, États-Unis) »
- Audition de Mme Cécile Guérin-Bargues, professeur de droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas, auteur de « Juger les politiques ? La Cour de justice de la République » et « Immunités parlementaires et régime représentatif : L'apport du droit constitutionnel comparé (France, Royaume-Uni, États-Unis) »
Mardi 1er février 2022
- Présidence de Mme Cécile Cukierman, présidente -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition de MM. Dominique Pauthe, président, Christian Pers, président de la commission des requêtes, et Mme Janine Drai, présidente de la commission d'instruction, de la Cour de justice de la République,
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir cet après-midi, M. Dominique Pauthe, Mme Janine Drai et M. Christian Pers, qui assument des responsabilités éminentes à la Cour de justice de la République (CJR) : M. Pauthe préside cette juridiction, Mme Drai en préside la commission d'instruction et M. Pers préside la commission des requêtes. J'ajoute que vous siégez ou avez siégé tous trois à la chambre criminelle de la Cour de cassation.
Notre mission d'information, que le Sénat a constituée à la demande du groupe de l'Union centriste, travaille sur la judiciarisation de la vie publique. Nous nous intéressons à ce qui nous semble être la place grandissante prise par les juridictions, nationales et internationales, dans la production de la norme et à ses conséquences pour le fonctionnement de notre démocratie. Mais nous sommes également sensibles à une autre question, qui nous intéressera plus particulièrement aujourd'hui, c'est ce qu'il est convenu d'appeler la « pénalisation » de la vie politique.
Cette expression renvoie à l'idée qu'il y aurait une tentation de plus en plus grande dans nos sociétés de mettre en cause nos responsables politiques sur le plan pénal, pour leur demander des comptes sur leurs décisions, au lieu de faire jouer les mécanismes traditionnels de la responsabilité politique et du contrôle par le juge administratif.
La crise sanitaire que nous connaissons depuis deux ans a donné une nouvelle actualité à ce questionnement. Auditionné par une commission d'enquête à l'Assemblée Nationale, l'ancien Premier ministre Édouard Philippe avait estimé que le risque pénal pouvait constituer une difficulté supplémentaire pour les décideurs « : comment est-ce qu'on gère une crise sanitaire (...) quand vous avez immédiatement le risque pénal sur le dos ? Vous devriez réfléchir à ça, car c'est très difficile, pour les responsables publics, administratifs ou politiques », avait-il déclaré.
On peut se demander également si l'on n'assiste pas parfois à une tentative d'instrumentalisation de la justice avec le dépôt de milliers de plaintes stéréotypées, comme si le dépôt de plainte était devenu une nouvelle forme de protestation politique.
Compétente pour juger les ministres pour les infractions pénales commises dans le cadre de leurs fonctions, la Cour de justice de la République se trouve bien sûr au coeur de nos interrogations. Vous avez reçu un questionnaire indicatif qui précisait les préoccupations du rapporteur. Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire, qui vous permettra de répondre à tout ou partie de ces questions, puis je donnerai la parole au rapporteur et à ceux de nos collègues qui le souhaiteront. Je précise pour terminer que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo.
Peut-être Monsieur Pauthe souhaite-t-il prendre la parole en premier pour une présentation générale ? Je passerai ensuite la parole à Monsieur Pers et enfin à Madame Drai qui pourront évoquer plus précisément la commission des requêtes et la commission de l'instruction
M. Dominique Pauthe, président de la Cour de justice de la République. - Je vous remercie de nous avoir convié à vous livrer des explications sur le thème qui vous occupe, et vous préoccupe manifestement, celui de la judiciarisation de la vie publique.
J'aimerais développer quelques éléments de réponse. Le premier concerne l'approche de la judiciarisation de la vie publique, qui est selon moi l'un des signes d'une évolution en profondeur de notre société qui, sous l'influence du droit anglo-saxon, privilégie et favorise le recours au juge, lequel reçoit de la loi le mandat de juger au nom du peuple français.
La justice est parfois instrumentalisée, y compris par le politique. Les citoyens, agissant seuls ou collectivement, mettent de plus en plus souvent en cause la responsabilité des responsables publics et des membres du Gouvernement, alors que la ligne de partage entre la responsabilité pénale et la responsabilité politique est plus délicate à tracer.
Nous voyons la résultante de l'intervention croissante de l'Etat dans des domaines aussi divers que l'environnement, l'urbanisme, la santé, exposant ses représentants à une mise en cause de leur responsabilité sous l'angle pénal, ce à quoi contribuent les actions soutenues et engagées par un certain nombre d'associations.
L'ampleur du phénomène peut-elle s'expliquer par l'impossibilité pour le citoyen de mettre en cause les choix politiques par l'engagement de la responsabilité politique autrement qu'à l'occasion des échéances électorales ? C'est le cas des ministres ne devant pas leur nomination à une élection, mais au choix du Président de la République, et agissant au sein d'un Gouvernement responsable collectivement devant le Parlement. Ils sont exposés à un risque, celui de voir leur responsabilité pénale recherchée à titre individuel devant la Cour de justice de la République.
En 1993, les concepteurs de la Cour de justice de la République étaient animés d'une double volonté. Tout d'abord, ils voulaient dissiper le sentiment d'impunité des membres du Gouvernement qui résultaient des difficultés de mise en cause de leur responsabilité pénale. Ensuite, la CJR visait à prévenir le risque d'immixtion du judiciaire dans l'action gouvernementale. La loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 a inséré un nouveau titre dans la Constitution, « De la responsabilité pénale des membres du Gouvernement », distinct de celui consacré à l'autorité judiciaire.
La Cour de justice de la République est seule compétente pour juger les crimes et délits commis par les membres du Gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions. Il s'agit d'une juridiction ad hoc composée pour partie de parlementaires et pour partie de magistrats professionnels. Elle est dotée d'une commission des requêtes chargée d'apprécier la recevabilité des plaintes et d'une commission d'instruction chargée d'instruire les dossiers.
Après vingt-huit ans d'existence, la Cour de justice de la République se trouve encore sous les feux croisés de l'actualité et de la critique, comme l'a été naguère la Haute Cour de justice. L'actualité et la critique vont souvent de paire en matière de justice...
Ces critiques ont rapidement vu le jour. Elles ont durant longtemps essentiellement porté sur la lenteur et sur la portée des décisions de la Cour. Elles pointaient la nécessité de rapprocher la responsabilité pénale des membres du Gouvernement du régime de droit commun. Le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique du 29 août 2019 en a été la dernière illustration. Ce projet retenait le principe de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement, dans les conditions de droit commun, pour les actes ne se rattachant pas directement à l'exercice de leurs attributions, y compris lorsqu'ils ont été accomplis à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions. Il prévoyait également que les ministres soient responsables pour les actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions. Toutefois, leur responsabilité n'aurait pu être mise en cause à raison de leur inaction que si le choix de ne pas agir leur était directement et personnellement imputable. Cette mention résultait de l'avis du Conseil d'État, qui dans une étude parue en 2021 sur le régime de l'état d'urgence, a suggéré d'appliquer cette disposition à l'ensemble des décideurs publics. En 2019, cette idée était entrée dans la lettre de ce projet qui prévoyait en outre la suppression de la Cour de justice de la République et le transfert de sa compétence à la Cour d'appel de Paris, tout en conservant le filtre de la commission des requêtes. Ce projet a cependant été abandonné.
Les critiques ont récemment pris un tour nouveau en mettant l'accent sur les empiètements du judiciaire sur le politique et sur les risques de paralysie de l'action publique. Ce sujet rejoint le thème de votre mission relative à la judiciarisation de la vie politique. Concernant la Cour de justice de la République, la question demeure celle de l'adéquation de l'institution aux objectifs fixés par ses concepteurs.
Dans sa configuration actuelle, l'architecture de la Cour et le particularisme de son fonctionnement traduisent-ils le souci de parvenir à un équilibre entre l'action judiciaire et le contrôle parlementaire ? Sur le plan de la compétence, la Cour traite des crimes et délits commis par des membres du Gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions. Autrefois, pouvait relever de la Haute Cour de justice tout acte de Gouvernement accompli durant le temps d'action du ministre. Un critère matériel conduit désormais à retenir la compétence de la CJR pour les actes accomplis dans l'exercice des fonctions et qui sont en rapport direct avec la conduite des affaires de l'État. C'est la qualité de l'auteur présumé de l'infraction et les circonstances dans lesquelles celle-ci a été commise qui déterminent la compétence de la Cour, ce qui lui vaut d'être qualifiée de juridiction pénale d'exception. Son originalité principale est liée à son mode de saisine. Tout citoyen peut saisir la commission des requêtes, avec ou sans avocat. La commission assure un filtrage qui préserve le Gouvernement de toute prétention manifestement infondée ou ne répondant pas aux critères de recevabilité.
La plainte déclarée recevable est transmise au ministère public aux fins de saisine de la commission d'instruction. S'il appartient au ministère public représenté devant la Cour de justice de la République par le procureur général près la Cour de cassation, d'assurer la mise en mouvement de l'action publique, il lui faut recueillir au préalable l'avis conforme de la commission des requêtes. Le ministère public est donc privé de l'opportunité des poursuites et il a de ce fait une compétence liée, à la différence du ministère public de droit commun.
Depuis sa mise en place, la commission des requêtes a été saisie d'un nombre important de requêtes, essentiellement depuis la pandémie de covid-19. Sur les 21 746 requêtes dont cette commission a été saisie, plus de 20 000 ont été déposées depuis le mois d'août 2021. Le nombre de plaintes adressées chaque année à la Cour de justice a oscillé entre 17 plaintes en 2018, 74 en 2019, 246 en 2020, puis 20 000 en 2021. Cette commission se compose de magistrats issus de l'ordre judiciaire, de l'ordre administratif et de la Cour des comptes, ce qui permet de croiser les regards de magistrats expérimentés, rompus aux différents contentieux susceptibles d'affecter l'action du Gouvernement. Ils sont tous élus pour un mandat de cinq ans, ce qui résulte de la loi organique.
La commission d'instruction, seconde instance composant la Cour de justice de la République, issue de la loi organique du 23 novembre 1993, est exclusivement composée de magistrats judiciaires, trois membres titulaires et trois suppléants, élus par leurs pairs pour un mandat de trois ans.
Cette commission se caractérise par la collégialité de son fonctionnement, puisque la quasi-totalité des actes sont signés par les trois magistrats. Cette commission est saisie par le procureur général. L'instruction est soumise à la procédure pénale de droit commun avec une spécificité : la commission d'instruction assume les responsabilités du juge d'instruction et de la chambre d'instruction. Autrement dit, il n'y a pas d'appel possible. À charge pour celui ou celle qui n'est pas satisfait de saisir l'assemblée plénière de la Cour de cassation. En effet, les décisions de la Cour de justice de la République relèvent directement de l'assemblée plénière de la Cour de cassation. L'arrêt de jugement de la Cour de justice de la République est seulement susceptible d'un pourvoi devant l'assemblée plénière.
La commission d'instruction peut décider de renvoyer l'affaire devant la formation de jugement, dont la composition est différente de celle des autres instances de la CJR et des juridictions de droit commun. C'est ici que se manifeste le caractère politique de la juridiction. Des parlementaires issus de l'Assemblée nationale et du Sénat y siègent, à raison de six titulaires et de six suppléants pour chaque assemblée. C'est à la formation de jugement qu'il revient de retenir, le cas échéant, la culpabilité de la personne poursuivie, puis de déterminer la peine infligée à l'auteur des faits.
Cette innovation date de 1993. Auparavant, la Haute Cour de justice était exclusivement composée de parlementaires. La formation de jugement réunit les membres de la représentation nationale et ceux de l'autorité judiciaire. Ils sont les uns et les autres, parlementaires et magistrats, soumis au serment des magistrats. Ils prêtent serment avant de venir siéger au sein de la Cour de justice de la République.
La formation de jugement s'est réunie à sept reprises. Elle a prononcé quatre relaxes, deux dispenses de peine et quatre condamnations. La première condamnation a porté sur un an d'emprisonnement avec sursis, la seconde à trois ans d'emprisonnement avec sursis, 22 euros d'amende et cinq ans de privation du droit de vote, une troisième à un mois d'emprisonnement avec sursis et 5 000 euros d'amende, une quatrième à deux ans d'emprisonnement avec sursis et 100 000 euros d'amende.
Peut-on considérer que par de telles décisions, la Cour a exercé une quelconque emprise sur le pouvoir politique ? Cette juridiction est malheureusement imparfaite. Sa compétence est à mes yeux trop restrictive. Elle est limitée aux faits commis dans l'exercice des fonctions gouvernementales. Or il n'est pas rare que les actes susceptibles d'être incriminés débordent la stricte conduite des affaires de l'Etat, et fassent intervenir d'autres protagonistes, coauteurs, complices ou receleurs.
La répartition des compétences entre juridictions de droit commun et Cour de justice de la République aboutit à un éclatement des procédures et à des débats quelque peu tronqués. Les complices et coauteurs peuvent être poursuivis par le juge de droit commun, mais sont tout au plus entendus comme témoins sous serment par la CJR, ce qui conduit à une connaissance incomplète des faits par la Cour, voire parfois à une contrariété de décision.
Nous pourrions imaginer de recourir à la notion de connexité dès lors qu'un fait principal relève de la compétence de la Cour de justice de la République, afin de juger les complices ou receleurs. Ou nous pourrions suivre le raisonnement inverse, tel qu'envisagé dans le projet de 2019 : l'auteur principal et ses coauteurs ou complices seraient soumis à la procédure de droit commun, avec la présence d'une partie civile.
Je précise que la constitution de partie civile est irrecevable devant la Cour de justice de la République. Cette situation donne une impression de déséquilibre au débat. La personne qui a été à l'origine de la saisine de la juridiction pourrait faire valoir un point de vue personnel, voire alléguer d'un préjudice. Cette situation manque de cohérence car ces questions mériteraient d'être évoquées simultanément.
Enfin, la dernière observation concerne la composition de la Cour de justice de la République qui compte quinze titulaires et autant de suppléants. Chaque titulaire, sénateur ou député, a son propre suppléant. leur élection est censée refléter l'équilibre des forces politiques en présence au sein des assemblées. Il s'agit de respecter la composition politique des assemblées au sein de la juridiction. Ce souci se heurte cependant à une préoccupation matérielle. Il est très difficile de réunir tant de monde, comme nous l'avons vu dans une affaire récente, qui n'était pourtant pas d'ampleur exceptionnelle. Une sénatrice et son suppléant se sont retrouvés empêchés, imposant de renvoyer l'examen du dossier, au grand dam des collègues présents et du prévenu qui espérait être jugé une fois pour toute, et qui devra attendre jusqu'au mois d'octobre ou novembre 2022 pour l'être.
Il est justifié d'assurer une complémentarité des analyses du politique et du judiciaire, mais les contraintes de cette institution sont problématiques.
La question consiste à se demander si l'activité de la Cour de justice de la République a été de nature à entraver ou à paralyser l'action publique, et particulièrement celle des membres du Gouvernement. Nous avons vu les spécificités de cette procédure en termes de saisine et de composition de la formation de jugement. Il ne faut pas perdre de vue que la pénalisation de la vie politique ou publique est la traduction au niveau politique de la judiciarisation de la vie sociale.
Ce phénomène de judiciarisation est conforme à l'évolution de notre société. L'action du juge est déterminante, mais la fonction du législateur est essentielle. Il fixe les incriminations légales, et les règles qui s'imposent au juge, qui applique la loi. Le juge ne s'autosaisit pas. Les dérogations au droit commun applicables à la Cour de justice de la République, ainsi que la présence de parlementaires dans sa composition, sont autant de mesures protectrices des personnes mises en cause. Les modalités de saisine de la Cour et de mise en mouvement de l'action publique protègent de tout excès dans la mise en cause de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement ou de la méconnaissance du fonctionnement de l'action gouvernementale.
La suite du processus, depuis le filtre de la commission des requêtes jusqu'à son aboutissement, apparaît tout aussi protecteur. En privant le plaignant de la possibilité de se constituer partie civile, le législateur n'a-t-il pas voulu placer le mis en cause à l'abri de la contradiction des victimes privées de la possibilité de venir au soutien de l'accusation, et de faire valoir le cas échéant l'existence d'un préjudice ?
Par ailleurs, avec trois magistrats professionnels et douze parlementaires, les magistrats professionnels ne peuvent emporter à eux seuls la décision, qui est prise à la majorité absolue. Ils peuvent éventuellement convaincre les autres membres de la juridiction, mais la majorité appartient toujours aux politiques. La participation de parlementaires à la commission des requêtes ne ferait que renforcer l'emprise du politique sur la juridiction.
Enfin, la Cour de justice de la République connaît des faits répréhensibles au terme de la loi. Si de tels faits sont reprochés à un membre du Gouvernement dans l'exercice de ses attributions gouvernementales, le législateur n'a créé au bénéfice des membres du Gouvernement aucune immunité qui, à l'instar de ce qui est prévu pour le Président de la République ou pour les parlementaires, mettrait les membres du Gouvernement à l'abri de poursuites, au moins pendant la durée de leur participation au Gouvernement. Afin de prévenir l'interférence du judiciaire dans le débat politique, certains se sont risqués à proposer d'instaurer une période de « neutralité judiciaire » durant les périodes électorales, ce qui aurait pour inconvénient de paralyser largement le travail du juge vu la fréquence des échéances électorales, à moins de la limiter aux élections les plus importantes.
Il est manifeste que l'écho médiatique réservé à certaines procédures amplifie la perception du phénomène de judiciarisation, alors que le secret de l'enquête et de l'instruction devrait aboutir au respect, auquel nous sommes tous attachés, de la présomption d'innocence.
M. Christian Pers. - Je centrerai mes propos sur la commission des requêtes, où je siège depuis le mois de décembre 2018. J'ai siégé durant onze ans à la Cour de cassation où j'ai fait valoir mon droit au départ à la retraite le 1er novembre 2021.
La commission des requêtes se compose de trois magistrats du siège de la Cour de cassation, de deux conseillers d'État et de deux conseillers-maîtres à la Cour des comptes. Elle reçoit les plaintes déposées à l'encontre des membres du Gouvernement pour les faits commis dans l'exercice de leurs fonctions qui peuvent être qualifiés de crime ou de délit et elle apprécie les suites à leur donner.
Je vais vous exposer le processus de prise de décision de cette commission, dont le rôle est délicat, et qui n'a pas d'équivalent en droit commun. Il lui est attribué un rôle de filtre pour, d'une part, ne pas écarter une responsabilité pénale, d'autre part, ne pas déstabiliser l'action ministérielle par des plaintes dépourvues de sérieux. Le parquet général près la Cour de justice de la République peut également agir d'office, mais il doit recueillir un avis conforme de la commission des requêtes. Il s'agit, comme le disait le Président Pauthe, d'un cas de compétence liée. Il faut un avis favorable de la commission des requêtes pour que la commission d'instruction soit saisie.
Les membres de la commission des requêtes ne peuvent être récusés. Aucune constitution de partie civile n'est recevable. Les dispositions de droit commun qui permettent aux parties civiles de déposer plainte et de se constituer partie civile en vue de déclencher l'action publique ne sont pas applicables. Il n'y a pas non plus de voie de recours lorsque la commission des requêtes refuse de saisir la Cour de justice de la République.
La commission des requêtes occupe un rôle central et incontournable, tant en ce qui concerne l'ouverture d'une information que pour une extension de la saisine de la commission d'instruction. Il faut, dans ce cas, recueillir l'avis conforme de la commission des requêtes pour élargir les faits dont la commission d'instruction est saisie.
Je reviendrai rapidement sur les statistiques. Il y avait, l'année de mon arrivée, environ 40 plaintes par an. Depuis le mois de juillet 2021, 20 000 plaintes ont été reçues, émanant de formulaires téléchargés en ligne, ce qui nous a amenés, après une activité intense, à décider, le 24 janvier 2022, le classement de 19 000 plaintes concernant plusieurs ministres, ce qui a fait l'objet d'un communiqué.
Depuis le 31 décembre 2021, 218 plaintes ont encore été reçues par la commission, dont certaines sont toujours issues de ces formulaires. Nous avons reçu parfois 1 000 plaintes par jour au cours des mois de juillet et d'août 2021. La Poste nous a livré des cartons entiers. Il a fallu détacher un par un les accusés de réception, enregistrer les plaintes, les numéroter et tenter de les classer.
Ces plaintes répondaient à cinq cas de figure. Certaines plaintes ont fait l'objet d'un traitement à part du fait que les intéressés avaient ajouté des déclarations complémentaires au formulaire, parfois contraires à ce qui était soutenu dans le formulaire. L'enregistrement au greffe a demandé un travail très conséquent. Les greffes de la Cour de cassation ont apporté leur soutien. Trois personnes se sont consacrées à l'enregistrement de ces plaintes.
Ces nombreuses plaintes ont-elles été une tentative de bloquer la Cour de justice de la République ? Je n'ai pas de réponse véritable à cette question, mais certaines pratiques à l'initiative d'un avocat sont critiquables. Nous ne sommes pas les seuls à subir de telles pratiques. La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 7 octobre 2021, une décision d'irrecevabilité à l'encontre d'une requête contre le passe sanitaire déposée par un professeur de droit et des 18 000 requêtes-types qui l'accompagnaient. La Cour européenne des droits de l'homme a déploré dans sa décision que la démarche de ce professeur de droit vise à nuire au mécanisme de la Convention et au fonctionnement de la Cour. Il était un peu réconfortant de voir que nous n'étions pas les seules cibles de ce débordement, qui a bien entraîné un dévoiement du système.
La crise sanitaire a fait exploser le nombre de saisines. Les affaires portant sur d'autres sujets que le covid-19 ont augmenté de quelques dizaines à plusieurs centaines par an. Le fait que la commission des requêtes soit plus connue a suscité des vocations et des débordements. Désormais, une personne qui a rencontré un problème avec le juge des affaires familiales, qui n'est pas satisfaite de sa carrière dans l'administration, qui estime être surveillée par les services secrets, etc., est susceptible de s'adresser à la commission des requêtes. Je ne m'ennuie pas à la réception de ces plaintes. Je suis régulièrement surpris de la qualification juridique de certaines plaintes que je reçois.
Par rapport à cet afflux de demandes, combien d'avis favorables avons-nous donné aux fins de saisine de la commission d'instruction ? Depuis le mois de décembre 2018, dix-huit avis favorables ont été rendus en lien avec la crise sanitaire, dans le cadre d'un dossier unique. Nous avons reçu ces plaintes sur une durée d'un an à un an et demi pour la même affaire, contre les mêmes ministres.
Nous avons rendu un avis favorable dans trois autres dossiers, sur avis du parquet général et des associations qui ont déposé plainte. Depuis le mois de décembre 2018, 21 saisines de la commission d'instruction ont donc eu lieu, correspondant en réalité à quatre dossiers distincts.
Les autres procédures ont fait l'objet de décisions d'irrecevabilité ou de classements sans suite. On ne peut donc pas dire que la commission n'exerce pas son rôle de filtre. Elle exerce très fortement les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi organique.
Comment fonctionne la commission des requêtes ? Les plaintes sont vues à leur réception. Un rapporteur est désigné pour chaque procédure. Tous les membres de la commission exercent la fonction de rapporteur. L'action de la commission est régie par la loi organique qui renvoie aux règles fixées par le code de procédure pénale.
La loi organique dans ses articles 13, 15 et 17 accorde à la commission, lorsque la plainte est insuffisamment motivée, le pouvoir de procéder à toutes investigations utiles selon les formes prévues par les articles 75, 76 et 77-1 du code de procédure pénale, relatifs à l'enquête préliminaire.
L'article 17 de la loi organique prévoit également que la commission des requêtes est tenue, lorsqu'elle ordonne la transmission de la procédure au procureur général, de qualifier pénalement les faits à raison desquels il y a lieu de poursuivre. Il nous faut donc examiner la recevabilité des plaintes, et si la plainte est recevable, étudier le fond de la qualification sous l'angle du droit pénal.
Nous avons reçu des dizaines de plaintes contre le Président de la République, présent ou passé, pour lequel nous ne sommes pas compétents, ou contre des fonctionnaires, qui relèvent du droit commun. De nombreuses plaintes sont déclarées irrecevables, car non signées ou signées par un avocat, et non par le plaignant conformément aux dispositions de la loi organique.
Nous déclarons irrecevables les plaintes des personnes qui n'ont ni intérêt ni qualité à agir au regard des infractions qu'elles dénoncent. Cette situation concerne des personnes physiques et de nombreuses associations qui ne font pas état d'un préjudice personnel ou indirect. Les associations qui ne sont pas agréées au titre des articles 2-1 et suivants du code de procédure pénale, de certaines dispositions du code de l'environnement ou du code de la consommation ne peuvent intervenir ni alléguer un préjudice indirect.
Pour l'ensemble de ces raisons, de nombreuses plaintes sont déclarées irrecevables, lorsque l'intéressé ne justifie d'aucun intérêt ni d'aucune qualité à agir concernant les faits dénoncés, et ne saurait par ailleurs prétendre représenter l'intérêt général dont la défense relève du seul ministère public. Nous appliquons en cela les clauses d'irrecevabilité de la chambre criminelle. De même, nous appliquons en matière de droit de la presse la jurisprudence particulière relative au droit de la presse. Nous faisons application des décisions de la chambre criminelle en ce qui concerne les infractions.
Lorsque nous recevons certaines requêtes, nous savons qu'elles sont en lien avec des infractions de droit commun, ce qui soulève une difficulté. Nous aimerions savoir quels éléments sont contenus dans la procédure de droit commun. Nous pouvons les obtenir par l'intermédiaire du parquet général, ce qui nous permet de savoir quelles investigations sont diligentées ou que des pièces nous soient communiquées pour que nous puissions rendre une décision plus éclairée.
En conclusion, la commission fait du droit et rend des décisions motivées en droit. Lorsqu'elle adresse la procédure au procureur général en vue de la saisine de la commission d'instruction, ou qu'elle estime que la plainte est sérieuse et qu'elle donne un avis favorable à la saisine de la commission d'instruction lorsque le procureur général agit d'office, la commission est toujours très prudente dans ses avis. Elle n'oublie pas que les faits s'apprécient au stade de la procédure où elle intervient. Elle connaît les distinctions entre les indices graves ou concordants, les charges suffisantes et les preuves au stade du jugement.
La commission sait parfaitement que son action se situe au stade de la saisine de l'ouverture de l'information. Elle relève des éléments sérieux à son niveau. Elle estime souvent que des investigations sont nécessaires, mais que ses pouvoirs ne lui permettent pas de mener des investigations complètes. Les faits sont susceptibles de recevoir telle qualification pénale, que retient nécessairement la commission des requêtes, et qui lie le parquet général. La commission d'instruction, qui instruit en toute indépendance, peut ensuite requalifier comme elle l'entend les faits dont elle est saisie.
Faut-il modifier la composition de la commission des requêtes et faut-il prévoir la présence de parlementaires en son sein ? A mon sens, la composition actuelle est plutôt harmonieuse : nous avons la Cour de cassation pour le pénal, les membres du Conseil d'État et de la Cour des comptes pour avoir une meilleure connaissance des conditions dans lesquelles s'exerce l'action gouvernementale et appréhender l'aspect financier des décisions. Je me réjouis à chaque réunion de la commission de la présence des conseillers d'État et des conseillers-maîtres de la Cour des comptes, qui nous permettent de mieux comprendre comment une décision ministérielle est prise, quels services interviennent, quel est le cheminement de la décision, quelle part revient aux fonctionnaires, etc. Cette démarche est extrêmement précieuse.
Cette commission comprend des magistrats judiciaires, administratifs et financiers ayant des règles déontologiques fortes. Il n'est pas rare qu'un membre de la commission se déporte ou interroge le président sur la nécessité de se déporter. Lorsqu'on estime qu'il vaut mieux ne pas siéger, on se déporte, on ne siège pas et on fait appel aux suppléants.
La commission compte sept membres, dont trois magistrats de l'ordre judiciaire qui ne sont donc pas majoritaires. Il faut nécessairement une majorité non composée uniquement de magistrats de l'ordre judiciaire. Ce système est tout à fait adapté et je m'en félicite, car cela permet d'appréhender globalement la situation. Tous les membres de la commission font des rapports, même sur des questions de droit pénal, de droit de la presse, etc. Tout le monde participe. Nous avons pu observer que le projet de réforme du mois d'août 2019 prévoyait le maintien d'une commission de filtrage, avec une composition quasiment identique. Dans ce projet, le contentieux était transmis à la cour d'appel de Paris au stade de la juridiction du jugement.
Faut-il ajouter des parlementaires ? Leur présence a été évoquée lors de la réforme constitutionnelle de 1993 créant la Cour de justice de la République, mais elle n'a pas été retenue. Il se poserait des questions au sujet du nombre de membres : combien de parlementaires seraient-ils accueillis ? Toutes les sensibilités devraient-elles être représentées ? Le nombre de membres de la commission des requêtes serait de nature à augmenter sensiblement.
Par ailleurs, la réunion d'une commission de sept personnes est déjà complexe à gérer. L'agenda des parlementaires est déjà très chargé, alors que la commission des requêtes a une forte activité. En outre, il n'est pas rare qu'une affaire soit examinée au cours de plusieurs réunions. Cela entraînerait une difficulté pour le fonctionnement de la commission.
La commission des requêtes n'est pas sans défaut, mais il faut bien évaluer la situation avant d'envisager une évolution. La solution adoptée doit être praticable. La Cour de justice de la République travaille dans un cadre atypique. Il reste des difficultés bien réelles, l'absence de la partie civile peut poser problème, ainsi que le découpage de la procédure entre la Cour de justice de la République qui concerne les ministres et la procédure de droit commun. Il peut aussi y avoir le souhait de certains d'affirmer que les faits sont imputables au ministre ou aux services. Il est difficile d'avoir une appréhension complète des procédures pour les mêmes faits.
En conclusion, si une réforme tendait à confier les crimes et délits commis par le ministre à une juridiction de droit commun, comme le prévoyait la réforme de 2019, le nombre et la teneur des plaintes reçues par la commission des requêtes commanderait nécessairement qu'un mécanisme de filtrage des plaintes soit prévu, sans quoi nous parviendrions à un encombrement et à une impossibilité de juger.
Mme Janine Drai. - De nombreux éléments ont déjà été évoqués par mes deux collègues. Je préside la commission d'instruction de la Cour de justice de la République. Je parlerai spécifiquement de cette commission. Je présenterai aussi un avis plus général sur la Cour de justice de la République.
En ce qui concerne la commission d'instruction, celle-ci fonctionne de manière collégiale. Elle est composée de trois magistrats. Nous avons été tous trois élus par nos pairs en assemblée générale de la Cour de Cassation pour une durée de trois ans. Il s'agit pour ma part de mon second mandat. Nous travaillons en complète collégialité. Le point de vue que j'exprime est partagé par mes collègues Bruno Lavielle et Catherine Schneider, conseillers à la chambre criminelle, comme je l'étais jusqu'au mois de décembre 2021.
En préambule, je souhaite indiquer que je serai très prudente et réservée, car je suis avec mes collègues chargée de procédures en cours. A la différence des membres de la commission des requêtes, les membres de la commission d'instruction peuvent faire l'objet d'une procédure de récusation. Je serai très prudente dans mes propos comme peut l'être tout juge, car nous suivons des procédures très sensibles, y compris, et c'est la première fois, contre des ministres en exercice. Vous comprendrez donc mon extrême réserve.
La Cour de justice de la République a été critiquée dès sa création en 1993. Le président Pauthe a rappelé son histoire. Certains affirmaient, dans les milieux politiques et judiciaires, que cette cour ne durerait pas longtemps, car elle posait des difficultés et certains prévoyaient qu'elle serait rapidement supprimée.
De fait, nous sommes toujours là. Est-ce un bien ou un mal ? En 2018, j'ai été entendue par les députés de la commission des lois à l'Assemblée Nationale. J'ai préparé à cette occasion des dossiers et des éléments que je pourrai transmettre au Sénat, car ils sont toujours d'actualité. Les difficultés existent depuis la création de la Cour de justice de la République.
Les juges, en juridiction de droit commun ou devant la Cour de justice de la République, appliquent la loi. La loi organique nous a institués. Elle nous donne des pouvoirs. Elle indique que, la commission des requêtes fait office de filtre et nous saisit. Le parquet doit se plier à la décision de la commission des requêtes. Cette procédure très différente du droit commun est exceptionnelle et très protectrice. Des magistrats du siège prennent la décision des poursuites.
Lorsque nous sommes saisis de dossiers par la commission des requêtes, en passant par le parquet général qui ouvre l'information, nous faisons ce que la loi nous permet de faire. La commission d'instruction applique avant tout le code de procédure pénale. Nous lisons bien entendu toutes les critiques formulées par les uns ou les autres sur les décisions que nous avons prises.
Le code de procédure pénale donne la possibilité à la commission d'instruction d'entendre les témoins, de se transporter dans différents lieux, de faire des perquisitions, de délivrer des commissions rogatoires à la police ou à la gendarmerie pour l'assister dans l'exercice de sa mission. Nous accomplissons les mêmes actes qu'un juge d'instruction de droit commun, car la loi nous le permet.
Je tiens à préciser que tous les actes que nous effectuons, toutes les décisions que nous prenons, peuvent être contestés par la voie d'un pourvoi devant l'assemblée plénière de la Cour de cassation. Nous sommes donc soumis à un contrôle. Nous ne sommes pas des juges « hors sol » qui n'auraient aucun compte à rendre. Lorsque des personnes sont mises en examen, comme peut le faire un juge d'instruction, en application des critères prévus par le code de procédure pénale, une procédure permet de contester cette mise en examen. Cette procédure existe pour les juges de droit commun et pour la CJR. La commission d'instruction applique la loi et utilise les possibilités que lui donne la loi.
Je souhaite aussi évoquer la question abordée par mes collègues de la double saisine. La plupart des dossiers dont nous sommes saisis, y compris à l'heure actuelle, donnent lieu à une double saisine. Nous travaillons certes en collaboration avec les juges de droit commun mais cette situation est problématique car cette double juridiction, cette double instruction, nous placent dans une situation difficile. Nous avons besoin pour instruire les dossiers aussi bien des éléments de droit commun que des éléments relevant de la Cour de justice de la République.
Le témoignage d'une personne mise en examen devant la CJR pourrait être intéressant devant les juges de droit commun, mais comment demander à une personne mise en examen devant la Cour d'être entendue par la juridiction de droit commun comme témoin, où elle devra prêter serment de dire toute la vérité ? Elle sera obligée, si elle respecte son serment, de s'auto-incriminer, ce qui pourra se retourner contre elle devant la Cour de justice de la République, ou l'inverse. Vous avez compris cette difficulté, ce qui fera l'objet de la proposition que je vous soumettrai en fin d'exposé.
Cette juridiction est souvent critiquée, car elle est lente. Vous avez entendu parler de l'affaire appelée à tort « l'affaire Karachi »...
M. Alain Richard. - Totalement à tort, en effet.
Mme Jeanine Drai. - Nous sommes d'accord. Cette affaire concernait Monsieur Balladur et Monsieur Léotard. Elle a commencé par l'attentat de Karachi, puis elle a été confrontée aux difficultés liées à la découverte d'éléments sur place, et à la difficulté pour un juge français d'instruire à l'étranger. Ensuite, sont apparues les difficultés liées aux commissions et aux rétrocommissions, puis une procédure concernant M. Balladur et M. Léotard a été ouverte.
La commission d'instruction de la Cour de justice de la République a été saisie près de quinze ans après l'attentat de Karachi. Jusqu'à présent, nul n'a démontré le lien entre l'affaire de Karachi et l'affaire dite « Balladur-Léotard ». Nous intervenons après que des juges de droit commun aient mené des investigations. Il se peut qu'ils découvrent des éléments qui mettent un ministre en cause. C'est seulement à ce moment-là que la Cour de justice de la République peut commencer à travailler, parce qu'un ministre est susceptible d'être mis en examen.
Il nous est à l'inverse reproché d'être trop rapides, à l'heure actuelle, dans des dossiers, et d'intervenir trop vite sur une crise en cours. Nous travaillons, car nous sommes saisis, au sujet de la crise sanitaire. Je n'en dis pas plus. Certains pourraient aussi nous dire, si nous attendions la fin de la crise sanitaire : « qu'avez-vous fait durant toutes ces années ? ».
Un élément me choque en tant que magistrat, à savoir que devant la Cour de justice de la République, on ne peut pas faire appel, seulement former un pourvoi en cassation. On perd donc un degré de juridiction. Aussi, comme l'ont dit mes collègues, il n'existe pas de partie civile. Les plaignants n'ont pas accès à la procédure. On les entend comme témoins. Ils n'ont pas droit à un avocat, ni le droit d'accéder au dossier. Des personnes ne voient pas la procédure se dérouler, et le dossier parvient au juge sans qu'elles aient pu faire valoir leurs droits, comme toute partie civile pourrait le faire, alors qu'elles sont parfois à l'origine de la plainte.
En 2019, certains ont voulu créer une cour spéciale devant la cour d'appel de Paris. C'est la question et c'est votre responsabilité, en tant que députés et sénateurs, d'y répondre.
La loi dispose que les ministres qui ont commis des délits et des crimes dans l'exercice de leurs fonctions relèvent de la Cour de justice de la République. Veut-on une immunité des ministres ? Si tel est le cas, il faut voter ce principe, et dire que durant l'exercice de leurs fonctions, les ministres ne peuvent, comme le Président de la République, être poursuivis. Les ministres ne sont cependant pas des élus. Il y aurait donc une immunité des ministres sans aucune sanction par les élections. Que voulons-nous ? Que veut le peuple français que vous représentez, et au nom duquel nous appliquons la loi ?
Les juges de droit commun sont tout à fait capables de juger des ministres s'ils ont commis des crimes et des délits dans l'exercice de leurs fonctions. Je viens de terminer ma carrière. J'ai exercé durant quarante ans. J'ai jugé des affaires de terrorisme, des affaires de pédophilie, des affaires de responsabilité médicale. Il y avait des instructions et des expertises pour les questions médicales. Nous n'avions pas besoin de faire siéger des médecins à nos côtés. Trois magistrats pouvaient juger un médecin pour les fautes commises dans l'exercice de ses fonctions. Je pense que la procédure de droit commun doit être appliquée aux ministres.
J'exprimerai néanmoins une réserve. La commission d'instruction réunit trois magistrats avec une longue expérience professionnelle. Cette situation vous donne une force que n'aurait peut-être pas un jeune magistrat. Ensuite, c'est au législateur de prendre ses responsabilités.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je vous remercie pour vos interventions respectives. Vous nous renvoyez devant nos responsabilités, ce qui est un message important. J'invite mes collègues à poser des questions brèves et je vous remercie de bien vouloir y répondre brièvement également.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. -J'avais prévu de poser une question sur les hypothèses de réforme de la Cour de justice de la République. Les propositions d'évolution présentées par le Monsieur le président Pauthe et les observations de Madame Drai répondent à ce questionnement. J'ai bien compris, Monsieur le président de la commission des requêtes, de votre part une approbation du système actuel comme offrant des garanties importantes.
Ma première question concerne les raisons de cette judiciarisation dont vous êtes les témoins. Monsieur le président Pauthe a évoqué la question du droit anglo-saxon et un point rarement évoqué, l'extension du rôle de l'État ou de la puissance publique dans notre pays. Considérez-vous que nous sommes confrontés à un problème de société ou que le recours à la Cour de justice de la République contiendrait une critique en creux du Parlement, au sens où la faiblesse du rôle du Parlement dans nos institutions conduirait à une plus forte judiciarisation ?
Je souhaite poser une seconde question qui concerne la loi pénale ? La question des infractions dites non intentionnelles peut-elle être posée ? Le Parlement a-t-il voté des infractions à caractère non intentionnel trop largement définies? Vous avez rappelé, Monsieur le président Pauthe, la préconisation du Conseil d'État dans son étude consacrée aux états d'urgence.
Ma troisième question concerne ce qui se passe ailleurs en Europe. Avons-nous en matière de judiciarisation un sujet spécifique à la France ? L'exemple le plus classique est allemand : il n'y a pas de judiciarisation pénale en Allemagne, même si elle est techniquement possible. Peu de plaintes sont déposées contre les dirigeants allemands, et quand cela s'est produit, notamment lors de la crise des migrants en 2015, ces plaintes ont été rapidement classées. Il n'y a eu aucun débat dans la société allemande. La société belge a également une faible pratique de la pénalisation. Existe-t-il une spécificité française dans ce recours au juge pénal ? Si oui, quelles conclusions tirez-vous de cette situation ?
M. Alain Richard. - Historiquement, la responsabilité pénale des ministres a précédé la responsabilité politique. La responsabilité politique est inscrite dans la première Charte de 1814. Nous devons garder la responsabilité pénale des ministres, qui doivent être jugés par une juridiction d'exception.
Se pose ensuite la question de la situation des personnes qui ne sont pas membres du Gouvernement. Elle soulève le problème de la délimitation entre la procédure de droit commun qui vise les hauts fonctionnaires, tandis que l'autorité gouvernementale relève du cadre de la Cour de justice de la République. Il y a eu une double procédure dans le cadre du sang contaminé avec des conséquences différentes selon les parties. Les hauts fonctionnaires peuvent être condamnés à de la prison avec sursis par le tribunal correctionnel, alors que les ministres peuvent être moins sévèrement sanctionnés
Je ne suis pas mal placé pour dire qu'en effet, l'affaire des commissions relatives aux contrats d'armement avec le Pakistan ne devrait pas s'appeler « l'affaire Karachi ». C'est une fabrication d'un avocat.
Mme Janine Drai. - C'est ce que j'ai dit.
M. Alain Richard. - Je veux être plus précis. Cet avocat a bénéficié de la bienveillance de deux juges d'instruction qui s'entendaient bien, et qui avaient des intérêts conjoints. Ce sujet concerne les juridictions de droit commun.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je vous redonne la parole M. Pauthe.
M. Dominique Pauthe. - En réponse à la question posée par le rapporteur, la judiciarisation va selon moi au-delà du problème de l'affaiblissement du Parlement. Il semble y avoir une prise de conscience de la capacité du citoyen à agir. Ce phénomène dépasse largement l'organisation des pouvoirs publics.
En ce qui concerne les exemples à l'étranger, je n'ai pas suffisamment échangé avec mes collègues des autres pays européens. Je dispose de quelques éléments sur la situation en Espagne, en Italie et en Angleterre, où il y un filtrage systématique des plaintes, et une juridiction de droit commun qui examine les procédures. Les systèmes judiciaires sont relativement homogènes. Néanmoins, le système français est bien basé sur une juridiction d'exception.
M. Christian Pers. - L'augmentation du nombre de requêtes est selon moi lié un problème de société, sans rapport avec le Parlement. Nous avons reçu des requêtes des Gilets Jaunes, puis des opposants à la vaccination. Des citoyens mécontents utilisent les institutions et cherchent à instrumentaliser certaines d'entre elles. Cette situation est liée à un problème de mécontentement général.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Ne trouvaient-ils pas auparavant le chemin de la CJR ?
M. Christian Pers. - Nous étions beaucoup moins connus, ce qui était mieux pour notre tranquillité...
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Au vu du nombre de requêtes qui a connu une véritable inflation, il est évident que l'actualité provoque un certain nombre de saisines. Nous avons un rapport de plus en plus important à la justice de nos concitoyens concernant l'expression de nombreuses plaintes au-delà du recours à une pratique de la justice pour faire respecter ses droits.
M. Christian Pers. - C'est l'expression d'un certain mécontentement par l'utilisation des moyens dont chacun dispose. Nous avons connaissance à l'avance de nombreuses plaintes que nous recevons par la lecture des journaux.
M. Dominique Pauthe. - J'évoquais l'instrumentalisation de la justice dans mon introduction. Le covid-19 n'est pas étranger à cette instrumentalisation. Mais j'ajoute que l'on observe aussi, au niveau local, une tendance chez les élus d'opposition à déposer plainte pour mettre en cause l'exécutif local ou pour contester la gestion antérieure d'un politique après une alternance. Il y a donc aussi un recours plus fréquent à la justice par le politique. Ce phénomène contribue pour une bonne part, selon moi, à la judiciarisation du débat politique.
Mme Janine Drai. - Je ne pense pas qu'il y ait une judiciarisation de la vie politique, mais qu'il y a une judiciarisation de la vie tout simplement. Les personnes ont recours à la justice beaucoup plus qu'avant, et les moyens de la justice devraient mieux suivre cette judiciarisation afin de traiter toutes les affaires dans un délai raisonnable.
En ce qui concerne les pays étrangers, il y a eu des plaintes dans les pays européens sur la gestion de la crise du covid-19 contre un certain nombre de responsables politiques. Cette situation n'est pas spécifique à la France.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je vous invite à nous faire parvenir les documents que vous jugeriez utile de porter à notre connaissance. Nous vous remercions pour cette belle présentation de vos travaux et de vos méthodes de travail.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de Mme Cécile Guérin-Bargues, professeur de droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas, auteur de « Juger les politiques ? La Cour de justice de la République » et « Immunités parlementaires et régime représentatif : L'apport du droit constitutionnel comparé (France, Royaume-Uni, États-Unis) »
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Madame Cécile Guérin-Bargues, nous vous remercions de votre présence. Vous êtes professeur de droit public à l'université Paris II Panthéon-Assas. Vous êtes une spécialiste de la Cour de justice de la République, à laquelle vous avez consacré un ouvrage en 2017, ainsi que du régime d'immunité des parlementaires, que vous avez étudié dans une perspective comparée. C'était le sujet de votre thèse.
Notre mission d'information s'intéresse à la judiciarisation de la vie publique, c'est-à-dire à la place croissante prise par les juridictions dans la production de la norme et à ses conséquences sur le fonctionnement de notre démocratie. Nous nous intéressons également à la pénalisation de la vie politique. Les responsables politiques sont de plus en plus souvent poursuivis sur le plan pénal pour des faits qui autrefois donnaient lieu à une mise en jeu de leur responsabilité politique ou à un contrôle par le juge administratif, avec le risque d'une forme de paralysie de l'action publique. Les règles qui encadrent la responsabilité pénale des responsables politiques devraient-elles en conséquence évoluer ?
Dans un premier temps, je vous invite à répondre aux questions qui vous ont été soumises par le rapporteur. Ensuite, nous pourrons échanger. Je précise que votre audition fait l'objet d'une captation vidéo.
Mme Cécile Guérin-Bargues, professeur de droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas, auteur de « Juger les politiques ? La Cour de justice de la République » et « Immunités parlementaires et régime représentatif : L'apport du droit constitutionnel comparé (France, Royaume-Uni, États-Unis) ». - Votre mission a souhaité m'entendre sur la judiciarisation de la vie politique et plus particulièrement sur le fonctionnement de la Cour de justice de la République (CJR). Je tiens à vous remercier de cette invitation. C'est un honneur et un plaisir de partager le résultat de mes travaux avec la représentation nationale.
Votre questionnaire distinguait trois thèmes principaux, celui de la pénalisation croissante de la vie politique, la question du privilège de la juridiction des ministres et le régime de l'immunité parlementaire. Je concentrerai mon propos sur les deux premières thématiques, laissant les questions diverses au débat. J'ai préparé un écrit que je vous remettrai.
Tout d'abord, la pénalisation croissante de la vie politique n'est pas un phénomène nouveau. Nous en avons constaté les prémisses il y a trente ans déjà. Ce phénomène est la conséquence de deux évolutions, d'une part la montée en puissance des juridictions évoquée devant vous par certains collègues, d'autre part la montée en puissance de la figure de la victime au long du vingtième siècle.
À ces évolutions s'ajoute la force de l'attraction du procès pénal. Cette situation est liée au fait que la charge de la preuve incombe aux autorités judiciaires, et à la caisse de résonnance qu'entraine la médiatisation de certaines actions judiciaires. Ce sont des tendances lourdes, connues et déjà anciennes.
Ce phénomène connaît une ampleur sans précédent depuis le début de la crise sanitaire. De la fin du mois de juillet à la fin du mois de décembre 2021, la commission des requêtes de la Cour de justice de la République a reçu 19 685 plaintes, dont la plupart ont été classées. Le pôle de santé publique du parquet de Paris a reçu un afflux similaire de plaintes qui ont été majoritairement classées.
Cette augmentation considérable du nombre de plaintes est liée à un usage intensif de modèles types mis en ligne sur internet. Je vous invite à consulter ces sites, dont le caractère très incitatif est frappant. Certains subordonnent le dépôt de plainte au dépôt d'une somme modique. Nous pouvons nous demander s'il faut agir du point de vue juridique, car il n'est pas normal de monnayer le dépôt de plainte. L'une des manières de lutter contre la pénalisation de la vie politique serait peut-être de limiter les sources de revenu de ces sites.
Ce processus de judiciarisation est radicalement novateur. Par son ampleur, il est en passe de devenir un mode privilégié de manifestation du mécontentement populaire. Ce phénomène s'explique, pour partie, par le contexte actuel de restriction des libertés individuelles et collectives. La succession des régimes d'état d'urgence a entravé les modes collectifs de discussion et de contestation.
Nous pourrions imaginer que ce militantisme empêché trouve une porte de sortie dans un contentieux administratif ou dans les mécanismes de responsabilité politique, sur lesquels je reviendrai. Je crois surtout que rien n'égale, dans la psychologie collective, la force d'attraction du procès pénal. Pour l'opinion publique, il n'y a de justice que pénale, ce qui donne une dimension intuitu personae à l'action et étanche une sorte de soif de coupable. Le contentieux administratif, au contraire, est essentiellement perçu et conçu comme un contrôle sur les actes. Il relègue nécessairement au second plan le contrôle sur les personnes.
Enfin, nous pouvons voir dans cette augmentation du nombre de plaintes l'indice d'une instrumentalisation du droit pénal à des fins politiques. En témoigne la plainte déposée par un collectif de 600 médecins sur le fondement du délit d'abstention volontaire de combattre un sinistre, qui s'est accompagnée d'une pétition agressive qui entendait « participer à la dénonciation des mensonges, de l'amateurisme et de la médiocrité de nos dirigeants qui ont conduit à la gestion calamiteuse de cette crise sanitaire et à un scandale d'État ».
Il y a une tendance à la pénalisation de la vie publique et politique. Cependant, cette pénalisation est à géométrie variable. Les responsables nationaux semblent beaucoup plus touchés que les élus locaux, contrairement à ce que l'on pense souvent. Le taux de mise en cause de ces derniers serait de 0,3 %, ce qui est assez loin du tsunami escompté. Il s'agit surtout de manquements à la probité : conflits d'intérêts, favoritisme, corruption. La pénalisation des élus locaux est assez différente de celle des élus nationaux. Pour les élus locaux, il s'agit de contrôler leur vertu, pour les responsables nationaux, il s'agit de contrôler l'action des gouvernants par l'intermédiaire du droit pénal.
La responsabilité pénale des responsables locaux ne semble pas avoir été davantage sollicitée durant la pandémie. Cette situation s'explique par le fait que les décisions en matière de pandémie ont été très centralisées. Cela n'a pas fait disparaître le pouvoir de police générale du maire, mais les préfets et le juge administratif se sont attachés à l'empêcher d'interférer avec les mesures étatiques, comme cela a été constaté sur l'obligation du port du masque par exemple. En revanche, les décideurs nationaux, ministres et hauts fonctionnaires à l'instar du directeur général de la santé, ont fait l'objet d'un afflux massif de plaintes, ce qui a donné lieu à l'ouverture de plusieurs informations judiciaires, à des perquisitions et à la mise en examen d'Agnès Buzyn, en attendant probablement, celles d'autres ministres.
L'affaiblissement du Parlement peut-il expliquer cette évolution ? Nous avons coutume de souligner que la mise en cause croissante de la responsabilité pénale des gouvernants pallie la déshérence du principe de responsabilité politique. La conjonction du parlementarisme rationalisé et du fait majoritaire rend improbable la mise en jeu de la responsabilité gouvernementale. Dans la Constitution française, il n'existe pas de moyen de mise en jeu de la responsabilité individuelle des ministres. Le ministre engage la responsabilité du Gouvernement, ce qui entraîne le risque de renverser le Gouvernement dans son ensemble.
Les autres mécanismes de responsabilité, notamment les commissions d'enquête parlementaires, ont mis en lumière l'impréparation de l'administration de la santé. Mais elles ne peuvent que formuler des recommandations et ne sont donc pas en mesure de satisfaire le besoin de répression recherché à travers la plainte pénale.
La crise sanitaire a jeté une lumière crue sur la présidentialisation de la prise de décision, qui se satisfait assez mal de l'irresponsabilité du chef de l'État prévue à l'article 67 de la Constitution. Il apparaît donc une conjonction de facteurs institutionnels qui fait le jeu de la pénalisation de la vie politique. À l'affaiblissement du Parlement voulue par le constituant en 1958 est venue s'ajouter la montée en puissance d'un Président de la République irresponsable de droit, un Gouvernement qui l'est de fait et la montée en puissance de l'autorité judiciaire. Cette pénalisation me semble emblématique des problèmes de fonctionnement de la Ve République.
En ce qui concerne le privilège de juridiction des ministres, je vous propose de vous renvoyer à ma présentation écrite sur ce point. En résumé, jusqu'à la création de la Cour de justice de la République en 1993, la responsabilité pénale des ministres a été conçue comme un prolongement de la responsabilité politique. Le Parlement était investi du droit de mettre en jeu la responsabilité politique et une responsabilité politico-pénale à travers la transformation en Haute Cour de justice. Ce dédoublement fonctionnel a généré une certaine confusion entre responsabilité pénale et responsable politique, dont ont témoigné différents procès durant la première guerre mondiale.
Les Constitutions de 1946 et de 1958 reprennent le mécanisme des hautes cours parlementaires. En 1963, un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation pose le principe d'une compétence exclusive de la Haute Cour de justice. Le système va très vite se bloquer avec l'affaire du sang contaminé. Ce point est important, car il a pesé lourdement dans les débats instituant la Cour de justice de la République. Pour sortir de cette impasse, nous nous sommes exposés à une confusion des registres en établissant une institution proche des juridictions ordinaires tout en étant très spécifique.
Cette institution, la Cour de justice de la République, témoigne d'un mélange des genres certain. Douze juges parlementaires ont pour mission de juger de la responsabilité des ministres pour des actes accomplis dans le cadre de leurs fonctions, mais sur le fondement du droit pénal et de la procédure pénale.
Pour l'ensemble de ces raisons, le fonctionnement de la Cour de justice de la République peine assez largement à convaincre. L'instruction est extrêmement longue, car la commission refait intégralement le travail mené à bien par le juge ordinaire avant qu'il se dessaisisse. Cela a été le cas pour les affaires Pasqua et Balladur-Léotard.
Les procès sont décevants en raison de l'étroitesse du champ de compétences de la Cour de justice de la République. Celle-ci n'est compétente que pour les ministres et anciens ministres, ce qui fait que les coauteurs ou complices relèvent des juridictions ordinaires. Cette situation a fait obstacle à la manifestation de la vérité dans les affaires Lagarde ou Balladur par exemple. La Cour de justice de la République et la juridiction ordinaire se prononcent sur des faits liés ou identiques, ce qui entraîne un risque extrêmement fort de contradiction de la jurisprudence. En 2010, Charles Pasqua a été relaxé par la CJR de faits de corruption passive dans l'affaire du casino d'Annemasse, alors que la cour d'appel de Paris avait prouvé l'existence d'un pacte de corruption et condamné ses complices à des peines de prison.
La Cour de justice de la République n'a eu à juger que sept affaires. Les affaires les plus importantes sont le sang contaminé, les trois volets de l'affaire Pasqua en 2010, l'affaire Lagarde en 2016, l'affaire Balladur-Léotard en 2021. Ce nombre modeste d'arrêts témoigne de l'efficacité du filtre. Je me demande si ce filtre n'est pas en train de se distendre avec la mise en examen de Madame Buzyn et de Monsieur Dupond-Moretti. Cette extension du conflit d'intérêts à l'exercice des fonctions ministérielles tranduit l'antagonisme entre le garde des Sceaux et les magistrats, et une volonté des magistrats de contrôler leur ministre, ce que ne prévoit pas la Constitution.
Le filtre de la commission des requêtes est essentiel, car les ministres sont plus exposés que d'autres aux plaintes infondées. Il convient d'éviter de tomber dans le contrôle par la justice de l'action ministérielle. Cette commission des requêtes se compose de trois magistrats de la Cour de cassation, de deux conseillers d'État et de deux conseillers-maîtres à la Cour des comptes. Il est important que ce filtre soit exercé par des familiers de l'action administrative et financière de l'État. La frontière entre la responsabilité politique et pénale est extrêmement poreuse. Nous pourrions songer à faire siéger un certain nombre de parlementaires au sein de la commission des requêtes.
Je me suis interrogée sur la faiblesse des peines prononcées par la Cour de justice de la République. La lecture des arrêts montre que l'appréciation politique l'emporte largement sur les considérations juridiques. La présence récurrente de jugements de valeur sur la politique en témoigne.
Dans l'affaire du sang contaminé, la relaxe de Laurent Fabius s'accompagne d'un satisfecit quant à la manière dont il a exercé ses fonctions. En revanche, dans les affaires Balladur, Lagarde et Pasqua, le ministre est tancé quant à la manière dont il a exercé ses fonctions : l'arrêt contient de vives condamnations morales non suivies d'effet sur le plan pénal. L'affaire Pasqua est la plus choquante. Il a été relaxé par la Cour de Justice de la République dans l'affaire du casino d'Annemasse et dans l'affaire du transfert du siège social d'Alstom. Il est condamné à une peine d'un mois d'emprisonnement pour complicité d'abus de bien social dans une affaire concernant la SOFREMI, mais cette peine est assortie du sursis compte tenu de son passé au service de la France, et confondue avec la peine prononcée en 2009 par la cour d'appel de Paris pour financement illégal de sa campagne électoral. La Cour de justice de la République dans cette affaire n'a pas hésité à passer sous silence l'arrêt définitif de la cour d'appel de Paris qui pouvait pourtant l'inciter à condamner le ministre.
L'affaire Lagarde ne fait pas exception du point de vue de la peine. La décision de ne pas exercer de recours en annulation est reconnue comme constituant une négligence, mais aucune peine n'est prononcée afin de ne pas porter atteinte à sa réputation. N'est-ce pas pour la Cour de justice de la République, juridiction spécifique aux ministres, un peu curieux ? On s'interdit par principe de prononcer toute peine dès lors que le mis en cause poursuit sa carrière politique, ce qui soulève des difficultés.
En ce qui concerne l'affaire Balladur-Léotard, François Léotard a été condamné à deux ans de prison avec sursis et 100 000 euros d'amende, Édouard Balladur ayant été relaxé.
La clémence est assez manifeste. Quelle en est la raison ? Les facteurs sont multiples. Le député François Colcombet, ancien magistrat, affirmait que la Cour de justice de la République fonctionne un peu comme le tribunal de commerce d'une petite ville, où les commerçants se connaissent tous et se jugent entre eux. Il considère que le nombre de personnes siégeant à la Cour de justice de la République n'est pas assez important et perçoit une bienveillance d'identification : « la prochaine fois, si c'est moi, je paierai également ».
Ensuite, dans les affaires les plus complexes, comme le sang contaminé, l'affaire Pasqua ou l'affaire Balladur, la clémence de la juridiction s'explique par la dualité des procédures qui complique l'administration de la preuve.
En ce qui concerne l'affaire la plus récente, l'affaire Balladur-Léotard, aucun témoin clé condamné le 15 juin 2020 par le tribunal de commerce de Paris à de la prison ferme pour complicité d'abus de biens sociaux au détriment des sociétés Sofresa et DCN-I n'est venu déposer à la Cour de justice de la République. Certains ont envoyé des déclarations écrites à la Cour. Celles-ci n'ont pas été lues à l'audience, mais leur contenu a été publié dans Le Canard enchaîné, ce qui laisse songeur, et a été contesté par le seul témoin présent, l'ancien directeur de cabinet du Premier ministre. Je peux vous assurer que cette situation était incompréhensible. Cette disjonction des procédures permettait des stratégies juridictionnelles beaucoup plus qu'elle ne permettait l'établissement de la preuve par la confrontation des témoignages, comme dans un procès digne de ce nom.
En ce qui concerne l'origine frauduleuse du financement de la campagne d'Édouard Balladur, le tribunal correctionnel a dit « noir », la Cour de justice de la République a dit « blanc ». La jurisprudence de la Cour de justice de la République témoigne d'une justice politique, où une cour composée d'élus se montre moins sévère que ne le feraient des juges ordinaires.
Faut-il supprimer la Cour de justice de la République et reconnaître la pleine et entière compétence des tribunaux ordinaires ? Je ne le crois pas. Deux projets de loi ont visé à réformer la Cour de justice de la République, en 2013 puis en 2019, préconisant la compétence de la cour d'appel de Paris.
Le problème selon moi est que l'action du gouvernant consiste à trancher entre intérêts opposés, de sorte que le dommage est quasiment consubstantiel à l'action politique. La frontière entre l'incompétence du ministre et l'infraction pénale est évanescente. Tout ne peut être remis au juge ordinaire. Lorsque le constituant se sera prononcé en faveur de la suppression de la Cour de justice de la République, il est à craindre que le filtre de la commission des requêtes soit beaucoup plus lâche. Il faudrait à mon sens supprimer la CJR et circonscrire aussi précisément que possible la compétence des juridictions de droit commun afin de limiter leur compétence à la « criminalité gouvernante », c'est-à-dire aux délits de droit commun.
Cette proposition ne me semble pas poser de problème particulier. Parmi les décisions prises par la Cour de justice de la République, seules l'affaire du sang contaminé et l'affaire Lagarde se distinguent. Dans ces deux affaires, l'action judiciaire a abouti à porter un jugement sur la compétence professionnelle du ministre. Il en sera de même pour la gestion de la pandémie. En revanche, les autres affaires étaient fondées sur des délits de droit commun, escroquerie, diffamation, abus de biens sociaux, etc. Ces affaires auraient pu être traitées devant les juridictions ordinaires sans mettre en péril la séparation des pouvoirs.
Il faut prendre garde à ne pas remettre en cause l'un des apports majeurs du constitutionnalisme, la substitution de la responsabilité politique à la responsabilité pénale. Il faut maintenir une commission des requêtes, en y faisant siéger éventuellement des parlementaires, et la charger d'examiner les effets de l'acte incriminé afin d'identifier le caractère intentionnel de l'infraction. Il convient de trouver un mécanisme qui permette de limiter la compétence de l'autorité judiciaire aux seuls actes volontaires commis dans l'exercice ministériel, diffamation, atteinte à la vie privée, prise illégale d'intérêt, ou à l'occasion des fonctions, complicité d'escroquerie, abus de confiance, recès d'abus de bien social, etc. En revanche, les délits non intentionnels commis par négligence, imprudence ou mauvaise appréciation des intérêts de l'État, qui renvoient aux insuffisances du ministre, devraient relever de la seule responsabilité politique du ministre. La commission des requêtes pourrait, selon les cas, orienter la plainte vers les juridictions répressives de droit commun ou vers les instances parlementaires.
Dans un tel schéma, il faudrait faire en sorte de faire siéger des parlementaires au sein de la commission des requêtes afin de les inciter à se saisir du problème si la voie parlementaire était retenue. Guy Carcassonne proposait d'améliorer le dispositif de la Cour de justice de la République en prévoyant notamment que la décision prise par la commission des requêtes de mettre en jeu la responsabilité politique du ministre ou de l'ancien ministre entraîne la création de droit et sans délai d'une commission d'enquête parlementaire aux pouvoirs renforcés, bénéficiant par exemple d'un véritable droit de suite. Il précisait que cette commission pourrait proposer une sanction appropriée : destitution, interdiction d'exercer des fonctions gouvernementales, voire inéligibilité. Il proposait qu'un débat s'instaure sur la sanction, au cours duquel la personne mise en cause serait entendue. Ce débat serait inscrit de droit à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale pour éviter tout éventuel contournement, contraignant cette dernière à offrir son quitus ou à imposer une sanction au gouvernant incriminé.
Des difficultés sont inhérentes à une telle proposition. Mais il me semble qu'une telle solution autoriserait une extension de la compétence des juridictions ordinaires pour les délits de droit commun et un renforcement des mécanismes de responsabilité politique dès lors qu'il s'agit de contrôler l'action du ministre. Ainsi serait peut-être atteint le difficile équilibre entre la justiciabilité et la nécessaire prise en compte des fonctions exercées.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Merci pour votre intervention. Je donne la parole au rapporteur.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Je vous remercie de votre analyse structurée avec sa part d'originalité. Pourriez-vous nous donner des éléments sur l'état de la judiciarisation dans d'autres pays ? Le recours au juge pénal est-il une spécificité française ? Se retrouve-t-il ailleurs ? En Allemagne, rien n'interdit une mise en cause pénale d'un homme ou d'une femme politique, mais ce n'est pas l'usage. En 2015, une plainte contre la Chancelière a été rapidement classée et n'a donné lieu à aucun débat public. Quels enseignements pouvons-nous tirer des pratiques des autres pays ?
Mme Cécile Guérin-Bargues. - En ce qui concerne la spécificité de la judiciarisation française, celle-ci réside selon moi dans son ampleur et dans son caractère paroxystique. Les Allemands ont enregistré des plaintes, mais cela n'a pas pris une telle ampleur. Cela a été également le cas en Italie, où la situation est très différente étant donné que la Constitution italienne a été révisée en 1989, et il n'y a plus de Cour de justice de la République. La Constitution italienne subordonne le fait de mettre en cause la responsabilité pénale des ministres à une autorisation de la Chambre des députés et du Sénat. Il y a une protection systématique des ministres. La psychologie collective allemande est très différente de ce qui se passe en France. Il n'y a pas en Allemagne le même attrait pour le procès pénal.
En Angleterre, il y a une soumission des ministres au droit commun sans aucune protection en raison de l'importance du principe d'égalité, mais les juges ne sont pas formés de la même manière. 93 % des infractions pénales sont jugées par des juges tirés au sort, non professionnels. Il n'y a pas cette dimension médiatisée des actions pénales. Les magistrats professionnels ont une vision très différente de celle des magistrats en France. Ils s'exposent beaucoup moins médiatiquement. Il y a moins l'enjeu de lutte entre les pouvoirs qui transparaît en France.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Je poserai une dernière question sur l'aspect technique. Au-delà de l'aspect philosophique sur une juridiction d'exception, notre système actuel met en avant trois sujets majeurs. Le premier concerne la connexité, c'est-à-dire le caractère simultané d'une procédure d'exception pour le ministre et d'une procédure de droit commun pour les hauts fonctionnaires et les membres du cabinet qui sont intervenus. Une solution consiste à mettre en place une juridiction de droit commun pour tout le monde. Des mesures techniques permettraient-elles de conserver une Cour de justice de la République tout en résolvant ce problème de connexité ?
Les griefs formulés concernent ensuite l'absence de la présence de la victime devant la Cour de justice de la République et l'absence des voies de recours en appel.
Enfin, serait-il pertinent de garder le filtre d'une commission des requêtes en y intégrant des parlementaires ? Pourrait-on imaginer de conserver ce filtre pour ne pas tomber dans des excès et de revenir devant le juge de droit commun pour statuer à l'issue de l'instruction ? Où mettriez-vous l'instruction dans ce cadre ? Doit-elle relever d'un mécanisme spécifique propre à la juridiction d'exception ? Peut-on envisager un traitement par le juge d'instruction de droit commun ? En conclusion, quelles sont vos pistes actuelles de réforme ?
Mme Cécile Guérin-Bargues. - J'ai noté de nombreuses questions. La juxtaposition des poursuites soulève effectivement d'importantes difficultés. Nous ne pouvons pas résoudre ce problème de connexité entre les faits en gardant la Cour de justice de la République, sauf à étendre la compétence personnelle de la Cour à un ensemble de personnes relativement important : conseillers, directeurs de cabinet, directeurs de cabinet adjoint, conseillers ministériels, directeurs d'administration centrale, etc.
Or, il y a une « idéologie du droit commun » qui ne va pas dans le sens de l'extension d'une juridiction d'exception à un groupe social plus important. De plus, si la Cour de justice de la République devait siéger beaucoup plus fréquemment, les parlementaires éprouveraient des difficultés à se rendre disponibles, étant donné qu'il faut assister à l'ensemble des débats, et que chaque réunion mobilise douze parlementaires et autant de suppléants.
En conclusion, je ne pense pas que la Cour de justice de la République puisse être sauvée et que sa compétence puisse être étendue.
La question de l'absence de parties civiles est délicate. Elle s'est manifestée dans l'affaire de diffamation qui visait Ségolène Royal, au cours de laquelle l'absence des parties civiles a compliqué la procédure. Il a fallu, comme souvent en matière de Cour de justice de la République, « bricoler » divers mécanismes. Faut-il admettre la constitution de partie civile en dehors des juridictions ordinaires ?
En ce qui concerne l'instruction, il s'agirait, dans le cadre de la réforme que je vous ai proposée, de remettre les délits de droit commun aux juges ordinaires, avec une procédure d'instruction classique. Si ce système fonctionnait, les faits comme le sang contaminé ou l'affaire Lagarde relèveraient de la responsabilité politique et seraient appréciés par le Parlement.
Il faut absolument garder un filtre, ce qui est le rôle de l'actuelle commission des requêtes. Cette commission est essentielle. Il faut lui adjoindre éventuellement un certain nombre de parlementaires. La commission des requêtes réunit actuellement sept représentants des juridictions. Nous pourrions ajouter sept parlementaires, ou calquer son organisation sur celle du Tribunal des conflits avec quatre magistrats judiciaires, quatre membres du Conseil d'État et quatre parlementaires. Il serait préférable de créer une commission des requêtes plus étoffée afin de lui donner la possibilité de résister à l'opinion publique et aux médias qui sont tendanciellement favorables à la saisine des juridictions. L'article 24 de la Constitution précise que le Parlement contrôle le Gouvernement. À ce titre, des députés et des sénateurs pourraient faire partie de cette commission, afin de rappeler que la responsabilité politique ne se limite pas à la seule motion de censure.
M. Alain Richard. - J'approuve l'intégralité de vos développements sur l'analyse de l'actuelle Cour de justice de la République. En revanche, son remplacement par un système qui imposerait un « détourage » intégral du droit pénal me parait inconcevable. Je rappelle que 10 000 infractions sont prévues par le droit français. Guy Carcassonne, pour lequel j'avais beaucoup d'amitié, était aussi un esprit brillamment paradoxal. Selon lui, une juridiction qui applique le code pénal contre un ancien membre du Gouvernement mettrait en cause sa responsabilité politique, ce qui imposerait de mettre en oeuvre une réforme à partir de critères faisant abstraction du code pénal.
Des conclusions me semblent utiles à tirer de vos observations très fines sur le fonctionnement de la Cour de justice de la République, mais sans remettre en cause l'existence de l'institution.
Mme Cécile Guérin-Bargues. - Merci, Monsieur le ministre. Cette solution impliquerait-elle un pointillisme juridique poussé à l'extrême ? Nous pourrions étudier le sujet de manière plus globale et tenter de voir s'il existe un délit relevant du droit commun ou une volonté d'apprécier une décision politique. En ce qui concerne l'affaire du sang contaminé ou l'affaire Lagarde, les décisions prises étaient politiques. Dans cette dernière affaire, la Cour de justice de la République a constaté la décision de ne pas faire un recours en annulation contre l'arbitrage...
M. Alain Richard. - C'est un délit de négligence au pénal !
Mme Cécile Guérin-Bargues. - Une ministre qui n'a pas bien fait son travail ne relève pas nécessairement du droit pénal. Pour quelle raison les parlementaires accepteraient-ils que l'exercice de la fonction de membre du Gouvernement soit redevable devant une juridiction ? Il me semble que des actes au coeur des fonctions ministérielles n'ont pas vocation à être évalués par le juge qui se poserait en garant de la rectitude ministérielle.
M. Alain Richard. - Il y a une relaxe en l'absence d'infraction pénale.
Mme Cécile Guérin-Bargues. - A l'heure actuelle, nous sommes à mi-chemin. Il n'y a pas vraiment de relaxe, mais une peine et une dispense de peine. Le système actuel n'est pas très satisfaisant.
M. Alain Richard. - Cette situation est liée à mes yeux à la composition déséquilibrée de la formation de jugement.
Mme Cécile Cukierman. - Je vous remercie encore et vous invite à nous adresser vos réponses également par écrit. Je vous souhaite une bonne fin de journée.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 20.
Audition de Mme Cécile Guérin-Bargues, professeur de droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas, auteur de « Juger les politiques ? La Cour de justice de la République » et « Immunités parlementaires et régime représentatif : L'apport du droit constitutionnel comparé (France, Royaume-Uni, États-Unis) »
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Madame Cécile Guérin-Bargues, nous vous remercions de votre présence. Vous êtes professeur de droit public à l'université Paris II Panthéon-Assas. Vous êtes une spécialiste de la Cour de justice de la République, à laquelle vous avez consacré un ouvrage en 2017, ainsi que du régime d'immunité des parlementaires, que vous avez étudié dans une perspective comparée. C'était le sujet de votre thèse.
Notre mission d'information s'intéresse à la judiciarisation de la vie publique, c'est-à-dire à la place croissante prise par les juridictions dans la production de la norme et à ses conséquences sur le fonctionnement de notre démocratie. Nous nous intéressons également à la pénalisation de la vie politique. Les responsables politiques sont de plus en plus souvent poursuivis sur le plan pénal pour des faits qui autrefois donnaient lieu à une mise en jeu de leur responsabilité politique ou à un contrôle par le juge administratif, avec le risque d'une forme de paralysie de l'action publique. Les règles qui encadrent la responsabilité pénale des responsables politiques devraient-elles en conséquence évoluer ?
Dans un premier temps, je vous invite à répondre aux questions qui vous ont été soumises par le rapporteur. Ensuite, nous pourrons échanger. Je précise que votre audition fait l'objet d'une captation vidéo.
Mme Cécile Guérin-Bargues, professeur de droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas, auteur de « Juger les politiques ? La Cour de justice de la République » et « Immunités parlementaires et régime représentatif : L'apport du droit constitutionnel comparé (France, Royaume-Uni, États-Unis) ». - Votre mission a souhaité m'entendre sur la judiciarisation de la vie politique et plus particulièrement sur le fonctionnement de la Cour de justice de la République (CJR). Je tiens à vous remercier de cette invitation. C'est un honneur et un plaisir de partager le résultat de mes travaux avec la représentation nationale.
Votre questionnaire distinguait trois thèmes principaux, celui de la pénalisation croissante de la vie politique, la question du privilège de la juridiction des ministres et le régime de l'immunité parlementaire. Je concentrerai mon propos sur les deux premières thématiques, laissant les questions diverses au débat. J'ai préparé un écrit que je vous remettrai.
Tout d'abord, la pénalisation croissante de la vie politique n'est pas un phénomène nouveau. Nous en avons constaté les prémisses il y a trente ans déjà. Ce phénomène est la conséquence de deux évolutions, d'une part la montée en puissance des juridictions évoquée devant vous par certains collègues, d'autre part la montée en puissance de la figure de la victime au long du vingtième siècle.
À ces évolutions s'ajoute la force de l'attraction du procès pénal. Cette situation est liée au fait que la charge de la preuve incombe aux autorités judiciaires, et à la caisse de résonnance qu'entraine la médiatisation de certaines actions judiciaires. Ce sont des tendances lourdes, connues et déjà anciennes.
Ce phénomène connaît une ampleur sans précédent depuis le début de la crise sanitaire. De la fin du mois de juillet à la fin du mois de décembre 2021, la commission des requêtes de la Cour de justice de la République a reçu 19 685 plaintes, dont la plupart ont été classées. Le pôle de santé publique du parquet de Paris a reçu un afflux similaire de plaintes qui ont été majoritairement classées.
Cette augmentation considérable du nombre de plaintes est liée à un usage intensif de modèles types mis en ligne sur internet. Je vous invite à consulter ces sites, dont le caractère très incitatif est frappant. Certains subordonnent le dépôt de plainte au dépôt d'une somme modique. Nous pouvons nous demander s'il faut agir du point de vue juridique, car il n'est pas normal de monnayer le dépôt de plainte. L'une des manières de lutter contre la pénalisation de la vie politique serait peut-être de limiter les sources de revenu de ces sites.
Ce processus de judiciarisation est radicalement novateur. Par son ampleur, il est en passe de devenir un mode privilégié de manifestation du mécontentement populaire. Ce phénomène s'explique, pour partie, par le contexte actuel de restriction des libertés individuelles et collectives. La succession des régimes d'état d'urgence a entravé les modes collectifs de discussion et de contestation.
Nous pourrions imaginer que ce militantisme empêché trouve une porte de sortie dans un contentieux administratif ou dans les mécanismes de responsabilité politique, sur lesquels je reviendrai. Je crois surtout que rien n'égale, dans la psychologie collective, la force d'attraction du procès pénal. Pour l'opinion publique, il n'y a de justice que pénale, ce qui donne une dimension intuitu personae à l'action et étanche une sorte de soif de coupable. Le contentieux administratif, au contraire, est essentiellement perçu et conçu comme un contrôle sur les actes. Il relègue nécessairement au second plan le contrôle sur les personnes.
Enfin, nous pouvons voir dans cette augmentation du nombre de plaintes l'indice d'une instrumentalisation du droit pénal à des fins politiques. En témoigne la plainte déposée par un collectif de 600 médecins sur le fondement du délit d'abstention volontaire de combattre un sinistre, qui s'est accompagnée d'une pétition agressive qui entendait « participer à la dénonciation des mensonges, de l'amateurisme et de la médiocrité de nos dirigeants qui ont conduit à la gestion calamiteuse de cette crise sanitaire et à un scandale d'État ».
Il y a une tendance à la pénalisation de la vie publique et politique. Cependant, cette pénalisation est à géométrie variable. Les responsables nationaux semblent beaucoup plus touchés que les élus locaux, contrairement à ce que l'on pense souvent. Le taux de mise en cause de ces derniers serait de 0,3 %, ce qui est assez loin du tsunami escompté. Il s'agit surtout de manquements à la probité : conflits d'intérêts, favoritisme, corruption. La pénalisation des élus locaux est assez différente de celle des élus nationaux. Pour les élus locaux, il s'agit de contrôler leur vertu, pour les responsables nationaux, il s'agit de contrôler l'action des gouvernants par l'intermédiaire du droit pénal.
La responsabilité pénale des responsables locaux ne semble pas avoir été davantage sollicitée durant la pandémie. Cette situation s'explique par le fait que les décisions en matière de pandémie ont été très centralisées. Cela n'a pas fait disparaître le pouvoir de police générale du maire, mais les préfets et le juge administratif se sont attachés à l'empêcher d'interférer avec les mesures étatiques, comme cela a été constaté sur l'obligation du port du masque par exemple. En revanche, les décideurs nationaux, ministres et hauts fonctionnaires à l'instar du directeur général de la santé, ont fait l'objet d'un afflux massif de plaintes, ce qui a donné lieu à l'ouverture de plusieurs informations judiciaires, à des perquisitions et à la mise en examen d'Agnès Buzyn, en attendant probablement, celles d'autres ministres.
L'affaiblissement du Parlement peut-il expliquer cette évolution ? Nous avons coutume de souligner que la mise en cause croissante de la responsabilité pénale des gouvernants pallie la déshérence du principe de responsabilité politique. La conjonction du parlementarisme rationalisé et du fait majoritaire rend improbable la mise en jeu de la responsabilité gouvernementale. Dans la Constitution française, il n'existe pas de moyen de mise en jeu de la responsabilité individuelle des ministres. Le ministre engage la responsabilité du Gouvernement, ce qui entraîne le risque de renverser le Gouvernement dans son ensemble.
Les autres mécanismes de responsabilité, notamment les commissions d'enquête parlementaires, ont mis en lumière l'impréparation de l'administration de la santé. Mais elles ne peuvent que formuler des recommandations et ne sont donc pas en mesure de satisfaire le besoin de répression recherché à travers la plainte pénale.
La crise sanitaire a jeté une lumière crue sur la présidentialisation de la prise de décision, qui se satisfait assez mal de l'irresponsabilité du chef de l'État prévue à l'article 67 de la Constitution. Il apparaît donc une conjonction de facteurs institutionnels qui fait le jeu de la pénalisation de la vie politique. À l'affaiblissement du Parlement voulue par le constituant en 1958 est venue s'ajouter la montée en puissance d'un Président de la République irresponsable de droit, un Gouvernement qui l'est de fait et la montée en puissance de l'autorité judiciaire. Cette pénalisation me semble emblématique des problèmes de fonctionnement de la Ve République.
En ce qui concerne le privilège de juridiction des ministres, je vous propose de vous renvoyer à ma présentation écrite sur ce point. En résumé, jusqu'à la création de la Cour de justice de la République en 1993, la responsabilité pénale des ministres a été conçue comme un prolongement de la responsabilité politique. Le Parlement était investi du droit de mettre en jeu la responsabilité politique et une responsabilité politico-pénale à travers la transformation en Haute Cour de justice. Ce dédoublement fonctionnel a généré une certaine confusion entre responsabilité pénale et responsable politique, dont ont témoigné différents procès durant la première guerre mondiale.
Les Constitutions de 1946 et de 1958 reprennent le mécanisme des hautes cours parlementaires. En 1963, un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation pose le principe d'une compétence exclusive de la Haute Cour de justice. Le système va très vite se bloquer avec l'affaire du sang contaminé. Ce point est important, car il a pesé lourdement dans les débats instituant la Cour de justice de la République. Pour sortir de cette impasse, nous nous sommes exposés à une confusion des registres en établissant une institution proche des juridictions ordinaires tout en étant très spécifique.
Cette institution, la Cour de justice de la République, témoigne d'un mélange des genres certain. Douze juges parlementaires ont pour mission de juger de la responsabilité des ministres pour des actes accomplis dans le cadre de leurs fonctions, mais sur le fondement du droit pénal et de la procédure pénale.
Pour l'ensemble de ces raisons, le fonctionnement de la Cour de justice de la République peine assez largement à convaincre. L'instruction est extrêmement longue, car la commission refait intégralement le travail mené à bien par le juge ordinaire avant qu'il se dessaisisse. Cela a été le cas pour les affaires Pasqua et Balladur-Léotard.
Les procès sont décevants en raison de l'étroitesse du champ de compétences de la Cour de justice de la République. Celle-ci n'est compétente que pour les ministres et anciens ministres, ce qui fait que les coauteurs ou complices relèvent des juridictions ordinaires. Cette situation a fait obstacle à la manifestation de la vérité dans les affaires Lagarde ou Balladur par exemple. La Cour de justice de la République et la juridiction ordinaire se prononcent sur des faits liés ou identiques, ce qui entraîne un risque extrêmement fort de contradiction de la jurisprudence. En 2010, Charles Pasqua a été relaxé par la CJR de faits de corruption passive dans l'affaire du casino d'Annemasse, alors que la cour d'appel de Paris avait prouvé l'existence d'un pacte de corruption et condamné ses complices à des peines de prison.
La Cour de justice de la République n'a eu à juger que sept affaires. Les affaires les plus importantes sont le sang contaminé, les trois volets de l'affaire Pasqua en 2010, l'affaire Lagarde en 2016, l'affaire Balladur-Léotard en 2021. Ce nombre modeste d'arrêts témoigne de l'efficacité du filtre. Je me demande si ce filtre n'est pas en train de se distendre avec la mise en examen de Madame Buzyn et de Monsieur Dupond-Moretti. Cette extension du conflit d'intérêts à l'exercice des fonctions ministérielles tranduit l'antagonisme entre le garde des Sceaux et les magistrats, et une volonté des magistrats de contrôler leur ministre, ce que ne prévoit pas la Constitution.
Le filtre de la commission des requêtes est essentiel, car les ministres sont plus exposés que d'autres aux plaintes infondées. Il convient d'éviter de tomber dans le contrôle par la justice de l'action ministérielle. Cette commission des requêtes se compose de trois magistrats de la Cour de cassation, de deux conseillers d'État et de deux conseillers-maîtres à la Cour des comptes. Il est important que ce filtre soit exercé par des familiers de l'action administrative et financière de l'État. La frontière entre la responsabilité politique et pénale est extrêmement poreuse. Nous pourrions songer à faire siéger un certain nombre de parlementaires au sein de la commission des requêtes.
Je me suis interrogée sur la faiblesse des peines prononcées par la Cour de justice de la République. La lecture des arrêts montre que l'appréciation politique l'emporte largement sur les considérations juridiques. La présence récurrente de jugements de valeur sur la politique en témoigne.
Dans l'affaire du sang contaminé, la relaxe de Laurent Fabius s'accompagne d'un satisfecit quant à la manière dont il a exercé ses fonctions. En revanche, dans les affaires Balladur, Lagarde et Pasqua, le ministre est tancé quant à la manière dont il a exercé ses fonctions : l'arrêt contient de vives condamnations morales non suivies d'effet sur le plan pénal. L'affaire Pasqua est la plus choquante. Il a été relaxé par la Cour de Justice de la République dans l'affaire du casino d'Annemasse et dans l'affaire du transfert du siège social d'Alstom. Il est condamné à une peine d'un mois d'emprisonnement pour complicité d'abus de bien social dans une affaire concernant la SOFREMI, mais cette peine est assortie du sursis compte tenu de son passé au service de la France, et confondue avec la peine prononcée en 2009 par la cour d'appel de Paris pour financement illégal de sa campagne électoral. La Cour de justice de la République dans cette affaire n'a pas hésité à passer sous silence l'arrêt définitif de la cour d'appel de Paris qui pouvait pourtant l'inciter à condamner le ministre.
L'affaire Lagarde ne fait pas exception du point de vue de la peine. La décision de ne pas exercer de recours en annulation est reconnue comme constituant une négligence, mais aucune peine n'est prononcée afin de ne pas porter atteinte à sa réputation. N'est-ce pas pour la Cour de justice de la République, juridiction spécifique aux ministres, un peu curieux ? On s'interdit par principe de prononcer toute peine dès lors que le mis en cause poursuit sa carrière politique, ce qui soulève des difficultés.
En ce qui concerne l'affaire Balladur-Léotard, François Léotard a été condamné à deux ans de prison avec sursis et 100 000 euros d'amende, Édouard Balladur ayant été relaxé.
La clémence est assez manifeste. Quelle en est la raison ? Les facteurs sont multiples. Le député François Colcombet, ancien magistrat, affirmait que la Cour de justice de la République fonctionne un peu comme le tribunal de commerce d'une petite ville, où les commerçants se connaissent tous et se jugent entre eux. Il considère que le nombre de personnes siégeant à la Cour de justice de la République n'est pas assez important et perçoit une bienveillance d'identification : « la prochaine fois, si c'est moi, je paierai également ».
Ensuite, dans les affaires les plus complexes, comme le sang contaminé, l'affaire Pasqua ou l'affaire Balladur, la clémence de la juridiction s'explique par la dualité des procédures qui complique l'administration de la preuve.
En ce qui concerne l'affaire la plus récente, l'affaire Balladur-Léotard, aucun témoin clé condamné le 15 juin 2020 par le tribunal de commerce de Paris à de la prison ferme pour complicité d'abus de biens sociaux au détriment des sociétés Sofresa et DCN-I n'est venu déposer à la Cour de justice de la République. Certains ont envoyé des déclarations écrites à la Cour. Celles-ci n'ont pas été lues à l'audience, mais leur contenu a été publié dans Le Canard enchaîné, ce qui laisse songeur, et a été contesté par le seul témoin présent, l'ancien directeur de cabinet du Premier ministre. Je peux vous assurer que cette situation était incompréhensible. Cette disjonction des procédures permettait des stratégies juridictionnelles beaucoup plus qu'elle ne permettait l'établissement de la preuve par la confrontation des témoignages, comme dans un procès digne de ce nom.
En ce qui concerne l'origine frauduleuse du financement de la campagne d'Édouard Balladur, le tribunal correctionnel a dit « noir », la Cour de justice de la République a dit « blanc ». La jurisprudence de la Cour de justice de la République témoigne d'une justice politique, où une cour composée d'élus se montre moins sévère que ne le feraient des juges ordinaires.
Faut-il supprimer la Cour de justice de la République et reconnaître la pleine et entière compétence des tribunaux ordinaires ? Je ne le crois pas. Deux projets de loi ont visé à réformer la Cour de justice de la République, en 2013 puis en 2019, préconisant la compétence de la cour d'appel de Paris.
Le problème selon moi est que l'action du gouvernant consiste à trancher entre intérêts opposés, de sorte que le dommage est quasiment consubstantiel à l'action politique. La frontière entre l'incompétence du ministre et l'infraction pénale est évanescente. Tout ne peut être remis au juge ordinaire. Lorsque le constituant se sera prononcé en faveur de la suppression de la Cour de justice de la République, il est à craindre que le filtre de la commission des requêtes soit beaucoup plus lâche. Il faudrait à mon sens supprimer la CJR et circonscrire aussi précisément que possible la compétence des juridictions de droit commun afin de limiter leur compétence à la « criminalité gouvernante », c'est-à-dire aux délits de droit commun.
Cette proposition ne me semble pas poser de problème particulier. Parmi les décisions prises par la Cour de justice de la République, seules l'affaire du sang contaminé et l'affaire Lagarde se distinguent. Dans ces deux affaires, l'action judiciaire a abouti à porter un jugement sur la compétence professionnelle du ministre. Il en sera de même pour la gestion de la pandémie. En revanche, les autres affaires étaient fondées sur des délits de droit commun, escroquerie, diffamation, abus de biens sociaux, etc. Ces affaires auraient pu être traitées devant les juridictions ordinaires sans mettre en péril la séparation des pouvoirs.
Il faut prendre garde à ne pas remettre en cause l'un des apports majeurs du constitutionnalisme, la substitution de la responsabilité politique à la responsabilité pénale. Il faut maintenir une commission des requêtes, en y faisant siéger éventuellement des parlementaires, et la charger d'examiner les effets de l'acte incriminé afin d'identifier le caractère intentionnel de l'infraction. Il convient de trouver un mécanisme qui permette de limiter la compétence de l'autorité judiciaire aux seuls actes volontaires commis dans l'exercice ministériel, diffamation, atteinte à la vie privée, prise illégale d'intérêt, ou à l'occasion des fonctions, complicité d'escroquerie, abus de confiance, recès d'abus de bien social, etc. En revanche, les délits non intentionnels commis par négligence, imprudence ou mauvaise appréciation des intérêts de l'État, qui renvoient aux insuffisances du ministre, devraient relever de la seule responsabilité politique du ministre. La commission des requêtes pourrait, selon les cas, orienter la plainte vers les juridictions répressives de droit commun ou vers les instances parlementaires.
Dans un tel schéma, il faudrait faire en sorte de faire siéger des parlementaires au sein de la commission des requêtes afin de les inciter à se saisir du problème si la voie parlementaire était retenue. Guy Carcassonne proposait d'améliorer le dispositif de la Cour de justice de la République en prévoyant notamment que la décision prise par la commission des requêtes de mettre en jeu la responsabilité politique du ministre ou de l'ancien ministre entraîne la création de droit et sans délai d'une commission d'enquête parlementaire aux pouvoirs renforcés, bénéficiant par exemple d'un véritable droit de suite. Il précisait que cette commission pourrait proposer une sanction appropriée : destitution, interdiction d'exercer des fonctions gouvernementales, voire inéligibilité. Il proposait qu'un débat s'instaure sur la sanction, au cours duquel la personne mise en cause serait entendue. Ce débat serait inscrit de droit à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale pour éviter tout éventuel contournement, contraignant cette dernière à offrir son quitus ou à imposer une sanction au gouvernant incriminé.
Des difficultés sont inhérentes à une telle proposition. Mais il me semble qu'une telle solution autoriserait une extension de la compétence des juridictions ordinaires pour les délits de droit commun et un renforcement des mécanismes de responsabilité politique dès lors qu'il s'agit de contrôler l'action du ministre. Ainsi serait peut-être atteint le difficile équilibre entre la justiciabilité et la nécessaire prise en compte des fonctions exercées.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Merci pour votre intervention. Je donne la parole au rapporteur.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Je vous remercie de votre analyse structurée avec sa part d'originalité. Pourriez-vous nous donner des éléments sur l'état de la judiciarisation dans d'autres pays ? Le recours au juge pénal est-il une spécificité française ? Se retrouve-t-il ailleurs ? En Allemagne, rien n'interdit une mise en cause pénale d'un homme ou d'une femme politique, mais ce n'est pas l'usage. En 2015, une plainte contre la Chancelière a été rapidement classée et n'a donné lieu à aucun débat public. Quels enseignements pouvons-nous tirer des pratiques des autres pays ?
Mme Cécile Guérin-Bargues. - En ce qui concerne la spécificité de la judiciarisation française, celle-ci réside selon moi dans son ampleur et dans son caractère paroxystique. Les Allemands ont enregistré des plaintes, mais cela n'a pas pris une telle ampleur. Cela a été également le cas en Italie, où la situation est très différente étant donné que la Constitution italienne a été révisée en 1989, et il n'y a plus de Cour de justice de la République. La Constitution italienne subordonne le fait de mettre en cause la responsabilité pénale des ministres à une autorisation de la Chambre des députés et du Sénat. Il y a une protection systématique des ministres. La psychologie collective allemande est très différente de ce qui se passe en France. Il n'y a pas en Allemagne le même attrait pour le procès pénal.
En Angleterre, il y a une soumission des ministres au droit commun sans aucune protection en raison de l'importance du principe d'égalité, mais les juges ne sont pas formés de la même manière. 93 % des infractions pénales sont jugées par des juges tirés au sort, non professionnels. Il n'y a pas cette dimension médiatisée des actions pénales. Les magistrats professionnels ont une vision très différente de celle des magistrats en France. Ils s'exposent beaucoup moins médiatiquement. Il y a moins l'enjeu de lutte entre les pouvoirs qui transparaît en France.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Je poserai une dernière question sur l'aspect technique. Au-delà de l'aspect philosophique sur une juridiction d'exception, notre système actuel met en avant trois sujets majeurs. Le premier concerne la connexité, c'est-à-dire le caractère simultané d'une procédure d'exception pour le ministre et d'une procédure de droit commun pour les hauts fonctionnaires et les membres du cabinet qui sont intervenus. Une solution consiste à mettre en place une juridiction de droit commun pour tout le monde. Des mesures techniques permettraient-elles de conserver une Cour de justice de la République tout en résolvant ce problème de connexité ?
Les griefs formulés concernent ensuite l'absence de la présence de la victime devant la Cour de justice de la République et l'absence des voies de recours en appel.
Enfin, serait-il pertinent de garder le filtre d'une commission des requêtes en y intégrant des parlementaires ? Pourrait-on imaginer de conserver ce filtre pour ne pas tomber dans des excès et de revenir devant le juge de droit commun pour statuer à l'issue de l'instruction ? Où mettriez-vous l'instruction dans ce cadre ? Doit-elle relever d'un mécanisme spécifique propre à la juridiction d'exception ? Peut-on envisager un traitement par le juge d'instruction de droit commun ? En conclusion, quelles sont vos pistes actuelles de réforme ?
Mme Cécile Guérin-Bargues. - J'ai noté de nombreuses questions. La juxtaposition des poursuites soulève effectivement d'importantes difficultés. Nous ne pouvons pas résoudre ce problème de connexité entre les faits en gardant la Cour de justice de la République, sauf à étendre la compétence personnelle de la Cour à un ensemble de personnes relativement important : conseillers, directeurs de cabinet, directeurs de cabinet adjoint, conseillers ministériels, directeurs d'administration centrale, etc.
Or, il y a une « idéologie du droit commun » qui ne va pas dans le sens de l'extension d'une juridiction d'exception à un groupe social plus important. De plus, si la Cour de justice de la République devait siéger beaucoup plus fréquemment, les parlementaires éprouveraient des difficultés à se rendre disponibles, étant donné qu'il faut assister à l'ensemble des débats, et que chaque réunion mobilise douze parlementaires et autant de suppléants.
En conclusion, je ne pense pas que la Cour de justice de la République puisse être sauvée et que sa compétence puisse être étendue.
La question de l'absence de parties civiles est délicate. Elle s'est manifestée dans l'affaire de diffamation qui visait Ségolène Royal, au cours de laquelle l'absence des parties civiles a compliqué la procédure. Il a fallu, comme souvent en matière de Cour de justice de la République, « bricoler » divers mécanismes. Faut-il admettre la constitution de partie civile en dehors des juridictions ordinaires ?
En ce qui concerne l'instruction, il s'agirait, dans le cadre de la réforme que je vous ai proposée, de remettre les délits de droit commun aux juges ordinaires, avec une procédure d'instruction classique. Si ce système fonctionnait, les faits comme le sang contaminé ou l'affaire Lagarde relèveraient de la responsabilité politique et seraient appréciés par le Parlement.
Il faut absolument garder un filtre, ce qui est le rôle de l'actuelle commission des requêtes. Cette commission est essentielle. Il faut lui adjoindre éventuellement un certain nombre de parlementaires. La commission des requêtes réunit actuellement sept représentants des juridictions. Nous pourrions ajouter sept parlementaires, ou calquer son organisation sur celle du Tribunal des conflits avec quatre magistrats judiciaires, quatre membres du Conseil d'État et quatre parlementaires. Il serait préférable de créer une commission des requêtes plus étoffée afin de lui donner la possibilité de résister à l'opinion publique et aux médias qui sont tendanciellement favorables à la saisine des juridictions. L'article 24 de la Constitution précise que le Parlement contrôle le Gouvernement. À ce titre, des députés et des sénateurs pourraient faire partie de cette commission, afin de rappeler que la responsabilité politique ne se limite pas à la seule motion de censure.
M. Alain Richard. - J'approuve l'intégralité de vos développements sur l'analyse de l'actuelle Cour de justice de la République. En revanche, son remplacement par un système qui imposerait un « détourage » intégral du droit pénal me parait inconcevable. Je rappelle que 10 000 infractions sont prévues par le droit français. Guy Carcassonne, pour lequel j'avais beaucoup d'amitié, était aussi un esprit brillamment paradoxal. Selon lui, une juridiction qui applique le code pénal contre un ancien membre du Gouvernement mettrait en cause sa responsabilité politique, ce qui imposerait de mettre en oeuvre une réforme à partir de critères faisant abstraction du code pénal.
Des conclusions me semblent utiles à tirer de vos observations très fines sur le fonctionnement de la Cour de justice de la République, mais sans remettre en cause l'existence de l'institution.
Mme Cécile Guérin-Bargues. - Merci, Monsieur le ministre. Cette solution impliquerait-elle un pointillisme juridique poussé à l'extrême ? Nous pourrions étudier le sujet de manière plus globale et tenter de voir s'il existe un délit relevant du droit commun ou une volonté d'apprécier une décision politique. En ce qui concerne l'affaire du sang contaminé ou l'affaire Lagarde, les décisions prises étaient politiques. Dans cette dernière affaire, la Cour de justice de la République a constaté la décision de ne pas faire un recours en annulation contre l'arbitrage...
M. Alain Richard. - C'est un délit de négligence au pénal !
Mme Cécile Guérin-Bargues. - Une ministre qui n'a pas bien fait son travail ne relève pas nécessairement du droit pénal. Pour quelle raison les parlementaires accepteraient-ils que l'exercice de la fonction de membre du Gouvernement soit redevable devant une juridiction ? Il me semble que des actes au coeur des fonctions ministérielles n'ont pas vocation à être évalués par le juge qui se poserait en garant de la rectitude ministérielle.
M. Alain Richard. - Il y a une relaxe en l'absence d'infraction pénale.
Mme Cécile Guérin-Bargues. - A l'heure actuelle, nous sommes à mi-chemin. Il n'y a pas vraiment de relaxe, mais une peine et une dispense de peine. Le système actuel n'est pas très satisfaisant.
M. Alain Richard. - Cette situation est liée à mes yeux à la composition déséquilibrée de la formation de jugement.
Mme Cécile Cukierman. - Je vous remercie encore et vous invite à nous adresser vos réponses également par écrit. Je vous souhaite une bonne fin de journée.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 20.