Lundi 31 janvier 2022
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 15 h 05.
Audition de MM. Pierre-Antoine Capton, président de Mediawan, Stéphane Courbit, président de Banijay et Pascal Breton, président de Federation entertainment
M. Laurent Lafon, président. - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en recevant ce jour des producteurs dans le cadre d'une table ronde. Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.
Nous avons donc le plaisir de recevoir M. Pierre-Antoine Capton, président de Mediawan, M. Stéphane Courbit, président de Banijay, et M. Pascal Breton, président de Federation Entertainment.
Monsieur Capton, vous avez fondé la société Mediawan en 2015 avec Xavier Niel, que nous allons entendre dans quelques jours, et Matthieu Pigasse, que nous avons auditionné vendredi 28 janvier. Votre société a connu un très fort développement depuis sa création, dans le domaine de la production, puisque vous êtes aujourd'hui le premier fournisseur de fiction de prime time en France, mais également la distribution de contenus et l'édition de chaînes, avec par exemple AB1 ou RTL9.
Monsieur Courbit, vous avez créé Banijay en 2007, et êtes aujourd'hui présent dans seize pays. Le capital de la société est aujourd'hui réparti, avec une participation de 32,9 % de Vivendi. Vous produisez des programmes aussi populaires que Koh Lanta, Touche pas à mon poste, des séries comme Versailles, des émissions jeunesse et des documentaires.
M. Breton, qui va nous rejoindre dans quelques instants, est président de Federation Entertainment. Sa société, fondée en 2013, est présente dans sept pays, et regroupe une vingtaine d'entreprises, ainsi que 120 salariés. Il s'est récemment fixé l'objectif ambitieux de devenir « le Netflix des producteurs ». Il est à l'origine de très grands succès de ces dernières années, comme Le Bureau des légendes, diffusé sur Canal+, En Thérapie, sur Arte, ou Marseille et Marianne, sur Netflix. En janvier de cette année, il est devenu actionnaire majoritaire dans le groupe de Jean-Yves Robin, qui comprend en particulier Calt Production à l'origine de Kaamelott.
Nous sommes heureux de vous recevoir aujourd'hui pour nous permettre de traiter plus en profondeur un sujet central dans notre commission d'enquête, celui de la production et de ses rapports avec les grands groupes de médias. Certains, et je ne vous cache pas que ce sujet a été régulièrement évoqué devant nous, souhaiteraient une participation plus directe des diffuseurs dans la production, spécifiquement protégée en France depuis les « décrets Tasca » sur la production indépendante. Nous souhaitons faire le point avec vous sur le contexte économique du secteur de la production. La transposition de la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (SMA) offre des perspectives intéressantes pour le développement du marché. Vos succès témoignent de la faculté de ce système à permettre le développement de grands producteurs internationaux, mais peuvent aussi s'interpréter comme une « rente de situation » - nous y reviendrons au travers du partage de la valeur.
Nous sommes donc heureux de pouvoir vous entendre aujourd'hui.
Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite, monsieur Courbit, monsieur Capton, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Courbit et M. Pierre-Antoine Capton prêtent successivement serment.
M. Stéphane Courbit, président de Banijay. - Nous sommes très heureux et honorés d'être devant vous aujourd'hui. Nous, producteurs, avons un peu le sentiment d'être les parents pauvres de la profession. J'ai apporté quatre slides pour illustrer les deux métiers de la création audiovisuelle : les diffuseurs diffusent et monétisent les programmes ; les producteurs créent et fabriquent les contenus, puis les vendent aux plateformes. Ces deux groupes d'acteurs sont assez différents. Parmi les diffuseurs se trouvent les chaînes linéaires, généralistes comme TF1, M6, Rai ou ITV, ainsi que les streamers ou diffuseurs à la demande, tels que Netflix, HBO Max, Prime Video, Canal+ - pour une partie de son activité. Du côté des producteurs figurent, entre autres, Mediawan, Federation Entertainment, Banijay, ITV, All3Media, Fremantle,dont beaucoup sont indépendants.
Le marché des achats de programmes dans le monde représente près de 300 milliards de dollars - 270 milliards d'euros -, qui sont investis chaque année dans le contenu. Les plateformes dépensent des sommes considérables, la principale étant Disney avec 30 milliards de dollars. Les diffuseurs européens et français sont un peu plus modestes par rapport à ces gros acheteurs : les achats de TF1 et de M6 atteignent respectivement 1 milliard d'euros et 500 millions d'euros, tandis que France Télévisions a réalisé 2 milliards d'euros d'achats.
Le marché de la production est beaucoup plus petit et très fragmenté, mais nous avons la chance que, sur les six premiers mondiaux, cinq soient européens, dont deux Français. En effet, si les diffuseurs européens ont perdu la bataille, ce n'est pas le cas des producteurs. Et le combat n'est pas forcément celui auquel on pense de prime abord.
Le secteur des chaînes de télévision concerne un peu moins de 20 000 employés en France, répartis sur les 4 principales : France Télévisions, Canal+, TF1 et M6. La production représente 100 000 emplois en France, plus que l'édition, la presse et les diffuseurs. Ce secteur est donc globalement générateur d'emplois, de création, et fabrique des champions nationaux. Même s'il s'agit évidemment de biens culturels, les diffuseurs pourraient être considérés comme les distributeurs de programmes à l'instar de Carrefour ou Auchan, et les producteurs seraient les fabricants des produits.
Banijay est né voilà une quinzaine d'années ; aujourd'hui, presque 90 % de son capital est détenu par des acteurs français. Nous possédons le plus important catalogue de programmes au monde - 120 000 heures. En outre, plus de 6 000 personnes en France, et 50 000 à travers le monde, travaillent chaque année pour Banijay. Le groupe est en réalité une fédération de petits entrepreneurs, au total 120 compagnies dans vingt-deux pays. Ces petites entreprises de producteurs indépendants jouissent d'une totale liberté éditoriale. Cette diversité s'étend de l'animation, aux jeux, en passant par les émissions de variétés, les talk-shows, les documentaires, la fiction, etc.
Le combat à mener pour défendre la création et la culture françaises, ainsi que leur exportation à l'étranger, doit passer par les programmes et non par la diffusion. Personne en France ne regarde ITV, BBC ou Antena 3. En revanche, on ne compte plus ceux qui ont visionné La Casa de papel, Peaky Blinders ou Downton Abbey. De la même manière, aucun étranger ne regarde France 2, TF1 ou M6, mais ils sont très nombreux à avoir vu Versailles, Dix pour cent ou Le Bureau des légendes. Par conséquent, pour faire rayonner la France, il faut cibler le contenu en aidant les producteurs et non les diffuseurs. Et soyons vigilants à la concentration de la diffusion qui viendrait affaiblir les premiers.
La compétition est indispensable, car elle favorise la créativité, y compris dans le métier de la diffusion et de l'audiovisuel. Avec une trop forte consolidation du marché de la diffusion, la création risque de disparaître, alors qu'elle est vertueuse en ce qu'elle fabrique des champions français.
Les plateformes ne sont pas les concurrentes des chaînes. Aucune publicité n'y est diffusée, et la durée d'écoute s'additionne comme on l'a vu lors du confinement lié au covid. La consommation sur les plateformes est seulement complémentaire et ne vient pas au détriment des chaînes généralistes - elles ne jouent pas dans la même division, sinon les chaînes auraient disparu depuis longtemps ! Amazon a annoncé que Prime Video investirait dans Le Seigneur des anneaux 1 milliard d'euros, soit autant que toute la grille de TF1, et deux fois plus que la grille de M6. Pour 2022, la dépense annuelle prévue par les seules plateformes présentes en France, c'est-à-dire Apple, Disney, Prime Video et Netflix atteint 70 milliards de dollars ; c'est plus que le contenu dépensé par TF1 et M6 depuis leur création...
Si l'on veut agir pour défendre la culture et les contenus français, il faut absolument aider les producteurs et non les affaiblir. Le marché de la production est encore assez éclaté, puisque les leaders européens engrangent 4 milliards ou 5 milliards de chiffre d'affaires, ce qui n'est rien à l'horizon des 300 milliards de dépenses de contenus chaque année. On a encore le temps de consolider le marché.
En conclusion, la concentration de la production, c'est l'expansion ; en revanche, la concentration de la diffusion, c'est de la protection et de la régression. Ne nous trompons pas de combat. La bataille de la diffusion est probablement perdue ; celle de la production ne l'est pas, surtout si l'on prend le bon virage.
M. Laurent Lafon, président. - Je salue M. Breton qui vient de nous rejoindre.
M. Pascal Breton, président de Federation Entertainment. - Je vous présente mes excuses pour cette erreur d'agenda.
M. Laurent Lafon, président. - Avant que M. Pierre-Antoine Capton ne fasse son exposé liminaire, je vous demande, monsieur Breton, de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pascal Breton prête serment.
M. Pierre-Antoine Capton, président de Mediawan. - Je suis très heureux de participer à cette commission d'enquête. C'est pour moi très important d'être là, car je suis convaincu que la création est un indicateur essentiel de la pluralité et de la bonne santé démocratique d'un pays que nous avons tous à coeur de garantir.
Comme l'a dit Nicolas de Tavernost devant vous vendredi dernier, je suis entrepreneur et producteur indépendant depuis plus de vingt-cinq ans. Mon parcours est intrinsèquement lié aux mutations du secteur audiovisuel. J'ai monté ma première société de production, 3e OEil Productions, à vingt-cinq ans. J'arrivais de Trouville, je n'avais pas fait d'études, j'étais passionné de théâtre, de télévision et de cinéma. J'ai effectué mes premiers stages à Paris durant deux ans : le premier chez AB Productions ; le second dans les chaînes thématiques du groupe Canal+. Puis, grâce à Marc-Olivier Fogiel, j'ai obtenu un premier emploi dans TV+, une émission de Canal+. À la suite d'un plan social décidé par Jean-Marie Messier, j'ai touché un chèque de 50 000 francs, qui m'a servi à créer ma première entreprise. J'ai alors appelé les chaînes de télévision de mon bureau qui se trouvait dans un parking à Boulogne. Mais je n'avais aucune réponse. Par chance, j'avais compris que l'arrivée de la télévision par satellite et la déconcentration qui s'opérait sur le secteur pourraient créer des opportunités. J'ai donc proposé un premier programme à la chaîne TPS Star, dont le patron Guillaume de Posch m'a donné ma première chance et mon premier contrat de producteur pour Starmag, une émission quotidienne de cinéma qui s'est arrêtée le jour où TPS a été rachetée par Canal+.
À l'époque, comme je ne connaissais personne, sans l'émergence de nouveaux acteurs qui pouvaient se permettre de parier sur un producteur inconnu, je n'aurais jamais pu me lancer. J'ai continué à développer cette société, essentiellement ciblée sur le flux et le documentaire, pendant vingt ans. En 2015, j'ai eu la chance de rencontrer Xavier Niel et Matthieu Pigasse. Nous partagions tous les trois le même constat : nous avions en France des talents extraordinaires, que ce soient des auteurs, des comédiens, des réalisateurs et des producteurs ; de plus, la demande pour des contenus de qualité explosait, et les offres européennes devenaient des succès mondiaux ; paradoxalement, nous n'avions pas dans notre pays de véritable champion de la production, en dehors du flux avec Banijay. Nous avions la conviction que, depuis la France, nous pouvions créer un champion européen à dimension mondiale dont la production audiovisuelle serait en mesure de rivaliser avec les majors américaines. Je tiens à préciser que la France était un terrain extrêmement fertile pour réussir ce pari un peu fou, notamment grâce à la législation et à la régulation dont vous avez été en partie les artisans au Sénat.
Dès le début, nous savions que, pour réunir les meilleurs producteurs français et européens, il fallait pouvoir leur garantir leur indépendance et leur autonomie, essentielles pour assurer la créativité, leur fournir les moyens pour développer de nouveaux projets et assurer le rayonnement de leurs oeuvres dans le monde entier.
Le premier enjeu était financier. Nous avons donc constitué un SPAC - special purpose acquisition company - pour lever de l'argent en bourse, créer la structure Mediawan et faire notre première acquisition : le groupe AB. Depuis, nous sommes sortis de la bourse, avons repris le contrôle de notre société via une offre publique d'achat (OPA), et nous sommes implantés sur les marchés européens les plus importants, tels que l'Italie, le Royaume-Uni ou l'Espagne. En Allemagne, nous nous sommes associés au groupe Leonine, et nous avons racheté le groupe Lagardère Studios.
Aujourd'hui, Mediawan regroupe trois métiers : la production, qu'il s'agisse de fiction, d'animation, de documentaire, du long métrage et du flux ; la distribution, qui est un pilier essentiel pour garantir la maîtrise de nos oeuvres, leur rayonnement et assurer des revenus qui sont réinvestis dans la création ; enfin, l'édition de chaînes thématiques est héritée du groupe AB.
Mediawan, c'est plus de 1 000 collaborateurs, 50 labels de production dans dix pays, un chiffre d'affaires d'un peu plus de 1 milliard d'euros. Ce sont des séries comme Dix pour cent, qui compte 20 remakes dans le monde ; HPI, lancée l'an dernier sur TF1 ; c'est aussi le dessin animé Miraculous Ladybug, Bac Nord, nommé sept fois aux César 2022 ; des succès en Italie comme Montalbano, La Vie devant soi, ou des documentaires tels Orelsan et Grégory, ainsi que des émissions de flux telles C dans l'air ou C à vous.
Pourtant, même si nos productions sont bien connues dans le monde entier, le secteur de la production indépendante l'est moins, et il est mal compris. Il est donc important, dans le cadre de cette commission d'enquête, de rappeler les grandes caractéristiques de notre marché.
Premièrement, la production audiovisuelle est extrêmement dynamique et concurrentielle. Il existe aujourd'hui en France un peu plus de 4 000 sociétés de production en activité, selon la dernière étude du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), avec à la fois des très grands groupes, des petites et moyennes entreprises (PME), mais aussi des très petites entreprises (TPE). Le nombre et la diversité des acteurs sont une preuve de richesse du secteur et ce qui garantit le pluralisme de sa création. Toutefois, dans un contexte d'internationalisation de la production, nos concurrents sont aussi les grands studios américains et les studios intégrés aux grandes plateformes. En outre, sur le territoire national, nous sommes concurrencés par les diffuseurs qui intègrent de plus en plus verticalement des capacités de production et de distribution en dépit des encadrements réglementaires.
La deuxième caractéristique est l'asymétrie entre le nombre de producteurs et d'acheteurs, révélatrice du rapport de force qui les oppose, quelle que soit leur taille. Nos principaux clients, et donc nos partenaires, sont avant tout les groupes de télévision nationaux, concentrés autour de deux acteurs majeurs de la télévision commerciale gratuite, un acteur de télévision payante, à savoir le service public, et des groupes de taille plus modeste opérant sur la télévision numérique terrestre (TNT).
Troisième et dernière caractéristique : ce secteur est en perpétuelle mutation, la dernière étant l'arrivée des plateformes internationales de vidéo à la demande (VOD) - subscription video on demand. Nous apprenons à travailler depuis quelques années avec ces nouveaux partenaires de la création, qui ont joué un rôle essentiel dans l'exposition de nos contenus à l'international. L'approche de la création évolue également, car les plateformes opèrent avec des logiques économiques et éditoriales très différentes des acteurs historiques et investissent encore peu dans le flux ou dans le cinéma.
Je suis intimement persuadé que la France peut devenir un véritable leader mondial de l'audiovisuel. En tant que producteurs indépendants, nous avons les moyens d'être des acteurs de premier plan pour assurer notre souveraineté économique et culturelle. Pour ce faire, il est crucial de préserver la production indépendante, qui représente un chiffre d'affaires de plus de 20 milliards d'euros, plus de 100 000 emplois, et qui fait rayonner notre pays à travers le monde.
La France a l'avantage de sa compréhension historique de l'importance de la création : en garantissant l'indépendance des producteurs à travers la législation et la régulation du secteur, vous avez permis son développement. Dans le prolongement de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, la transposition de la directive SMA en droit français vient consolider notre secteur en assurant sa souveraineté culturelle et économique avec la création au coeur du dispositif.
C'est dans cet état d'esprit que j'aborde les questions liées à la concentration du secteur. Les diffuseurs sont nos premiers partenaires ; nous ne pouvons que nous réjouir de leur bonne santé économique et de leur dynamisme, indispensables pour la pérennité de la création. Il faut absolument préserver la vitalité et la diversité de la création. Les mouvements de concentration en cours ne doivent pas se faire au détriment de cet intérêt. J'y serai particulièrement attentif.
M. Pascal Breton. - Je suis un auteur, réalisateur et producteur depuis plus de trente-cinq ans. J'ai commencé par Babar, Tintin, Totally Spies, Marsupilami, autant de programmes pour les enfants qui étaient des succès mondiaux. J'ai ensuite produit Sous le soleil, série qui a duré vingt ans et 500 épisodes et a marqué toute une génération en plus d'être un énorme succès mondial. J'ai également construit Versailles, et je me suis alors rendu compte à quel point les programmes français, et plus généralement européens, commençaient à avoir une pertinence mondiale. Celle-ci était liée à l'évolution de la technologie et à la capacité à s'ouvrir à d'autres programmes que les séries américaines, dont le marché était encore dominé à 90 %.
J'ai créé Federation Entertainment il y a seulement six ans. J'ai voulu fédérer une trentaine de producteurs, avec lesquels j'ai créé des sociétés de production et que j'ai entourés d'une galaxie de talents, cinq à dix auteurs, réalisateurs et producteurs. J'ai, par exemple, produit Le Bureau des légendes avec Éric Rochant et En thérapie avec Éric Toledano et Olivier Nakache. Le Tour du monde en quatre-vingts jours, énorme production mondiale tournée en anglais, a coûté environ 40 millions, financés uniquement avec des diffuseurs publics européens. La série a ensuite été vendue à la BBC et à la chaîne publique américaine (PBS - Public Broadcasting Service). Une autre très belle création sur l'incendie de Notre-Dame sera prochainement diffusée par Netflix. Je produis actuellement une trentaine de séries par an principalement pour les plateformes, mais aussi pour les chaînes traditionnelles, en France et à l'étranger, surtout en Italie, en Allemagne, en Espagne, en Israël où la créativité est très forte, au Royaume-Uni et aux États-Unis.
Le but est de continuer à croître. Je n'ai pas de capitaux particuliers, puisque je suis propriétaire de mon entreprise, créée de toutes pièces avec peu d'argent. J'y ai fait entrer récemment un actionnaire très minoritaire. Je veux créer une grande fédération, voire une coopérative de créateurs européens pour leur donner la plus grande liberté possible par rapport aux mastodontes que sont les plateformes. Pour cela, il convient de garder notre spécificité française que nous défendons depuis trente ans. Grâce aux dernières évolutions, l'Europe s'est rendu compte à quel point elle avait laissé un pouvoir économique beaucoup trop important aux fameuses Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. C'est pourquoi, dans l'agenda de la Commission et du président français, figure la régulation. Cette dernière est fondamentale eu égard aux fake news, à la nécessaire protection de la démocratie, qui est l'enjeu numéro 1, et à l'abus de position dominante qui s'installe largement aux États-Unis. Quand je produis outre-Atlantique, je ne garde aucune propriété, je suis payé comme un réalisateur, ce qui m'empêche d'investir et de développer de nombreux projets. Le business model américain ne profite qu'aux studios et aux Gafam.
Le business model européen que nous sommes en train d'inventer est un système de partage. Les diffuseurs français ont pris cette habitude, ils doivent impérativement garder ce respect des créateurs, des auteurs et des producteurs, maillon essentiel de la créativité et du génie français. Il en va de même pour les plateformes. Notre nouvelle règlementation leur impose plus d'obligations qu'aux chaînes, ne serait-ce qu'en volume - 20 %, contre 11 % à 12 % en moyenne - ou en droits. Les plateformes devront en effet nous rendre tous les droits au bout de trois ans. Le système est très équilibré, assez exemplaire, d'autant plus qu'il fait école, puisque les Italiens sont en passe d'adopter une loi proche de la nôtre qui contraindrait les plateformes à investir jusqu'à 25 %. Plus étonnant encore, les Allemands, historiquement réfractaires en raison du système des Länder, ont décidé de se pencher sur un système équivalent au nôtre, afin de ne plus être menacés dans leur souveraineté.
La souveraineté démocratique est un sujet phare de la concentration des médias. En la matière, nous sommes moins compétents, puisque nous ne produisons que des oeuvres et des émissions de divertissement. Il y va aussi de tout ce que créent nos écrivains dans l'édition, nos journalistes dans la presse, nos auteurs dans les séries, les films, les dessins animés - nous sommes le deuxième producteur mondial -, le documentaire - nous sommes à la troisième place au monde -, le divertissement et le flux - Stéphane Courbit est le leader mondial. Nous sommes confrontés à des enjeux de souveraineté et de partage intelligent très importants. Pour l'instant, nous avons trouvé une solution avec les diffuseurs. S'il doit y avoir un rapprochement entre les chaînes, un accord doit obligatoirement être conclu avec les producteurs.
M. David Assouline, rapporteur. - Je suis très heureux de cette audition, moment collectif d'échanges croisés. Vous êtes dans un double débat : l'un, qui remonte à vingt ans, concerne les rapports entre la production et la diffusion ; l'autre a trait à la concentration des diffuseurs, qui est au centre de nos travaux. Paradoxalement, la production s'est aussi concentrée ces dernières années. Malgré la présence des 4 000 sociétés de production en France, l'essentiel de la création mise en avant par les diffuseurs est entre les mains des plus gros producteurs. J'aimerais des réponses plus claires à ce sujet. Le mouvement de concentration des diffuseurs nuit-il à la production, à tout le moins à votre capacité de diversité dans la création ?
M. Pascal Breton. - À l'avenir, de nombreux petits producteurs s'allieront avec de plus gros, faute de pouvoir faire du financement et du développement.
M. David Assouline, rapporteur. - Ma question porte sur leur rapport avec les diffuseurs. La concentration de la diffusion nuit-elle à la diversité de la création et de la production ?
M. Pascal Breton. - Le risque est élevé si les diffuseurs s'entendent pour bloquer les producteurs et prendre tous les droits. Hormis le cas d'abus de position dominante à l'égard des fournisseurs, le rapprochement des diffuseurs est nécessaire pour monétiser et investir davantage. Cela suppose le respect de règles du jeu comme nous nous y employons depuis trente ans. Demain, même si Salto est un service payant, TF1 sera essentiellement une grande plateforme gratuite - l'offre de vidéo à la demande -, pour un marché de 100 milliards.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez fait une annonce à la place de TF1 sur un projet de marché gigantesque concernant une plateforme gratuite.
M. Pascal Breton. - Leur croissance sera très forte. Il en sera de même pour France Télévisions, car la société rend un service public essentiel qui ne sera jamais rempli par les plateformes ni par les chaînes privées. Le vrai enjeu est juste le respect des règles du jeu.
M. Stéphane Courbit. - Derrière la concentration, se pose le rapprochement de TF1 et de M6. Aujourd'hui, sur les 4 000 producteurs en France, nous avons six ou sept gros clients. Si la fusion de TF1 et de M6 a lieu, nous aurions un vrai duopole : le service public, client important et spécifique pour tous les producteurs ; dans le secteur privé, le groupe TF1-M6 représenterait 90 % des achats de programmes. Pour certains types de programmes, il n'y aurait qu'un seul client.
M. Laurent Lafon, président. - Pourquoi écartez-vous Canal+, qui est un client ?
M. Stéphane Courbit. - Vous avez raison, Canal+ est un client, même s'il est un peu différent. Cette concentration des diffuseurs ne nous inquiète pas, bien qu'elle change un peu la donne. Le client unique impose sa règle. Nicolas de Tavernost a déclaré la semaine dernière devant vous que la fusion permettrait à M6 d'investir beaucoup plus dans le contenu et le sport. Sans doute, mais lors du dernier appel d'offres concernant les droits de diffusion des matchs de l'équipe de France en 2016, TF1 et M6, qui étaient concurrents, avaient fini par obtenir chacun 3,5 millions d'euros par match. En 2021, après des offres maximales de 2,5 millions d'euros, le nouvel appel d'offres a curieusement été déclaré infructueux. Notre crainte est que cela se passe ainsi pour tout. Et je ne suis pas certain que la Fédération française de football (FFF) se satisfasse d'une telle situation...
M. Pierre-Antoine Capton. - Il est important de protéger les droits sur les oeuvres, d'assurer le maintien de guichets et de services d'achats séparés. De nombreux films, séries ou fictions n'auraient pas existé s'il n'y avait pas eu des guichets différents, comme, par exemple, Dix pour cent. Le service public joue un rôle crucial dans la création. J'ai eu la chance de produire Florian Zeller au théâtre pendant des années. Après une première pièce difficile, il a connu du succès et est devenu l'auteur français le plus joué dans le monde. J'ai produit son premier court-métrage. Pour son premier film, nous sommes allés voir les chaînes de télévision. Il n'a pas pu financer son film en France, mais en Angleterre, et a sollicité Anthony Hopkins. Son film, après avoir obtenu deux oscars, est nommé comme meilleur film étranger aux Césars alors qu'il est issu d'une pièce de théâtre française financée par des subventions françaises. Si nous n'avons pas la possibilité d'avoir accès à plusieurs guichets, quand deux disent non, notre métier de créateur ou de producteur n'existe plus, et il faut trouver d'autres modes de financement. Attention qu'il n'y ait pas qu'un seul acheteur par genre.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous nous avez fait part de craintes sur les concentrations des diffuseurs, avec des risques de monopole et de pouvoir pour fixer les droits et les tarifs. Est-ce le même problème pour les gros et les petits producteurs ? La concentration de la production dans de grandes sociétés comme les vôtres, pour faire masse et avoir une puissance économique, ne vient-elle pas affaiblir la diversité de la production ?
M. Pascal Breton. - À nous trois, nous représentons 200 producteurs. Dans ma société, j'ai une trentaine de producteurs internes et une centaine de producteurs avec lesquels je travaille, mais qui peuvent aussi travailler avec mes concurrents. J'essaie juste de les séduire par le meilleur apport : distribution, financement, développement, capacité à mieux négocier avec les diffuseurs et surtout les plateformes, et même vis-à-vis de TF1 ou M6. Notre rôle, c'est de créer des ombrelles. Le paysage audiovisuel européen sera fait de ces ombrelles. Il y en a trois à quatre au Royaume-Uni, peu ailleurs en Europe. En France, nous sommes en train de créer ces ombrelles apportant tous ces métiers : beaucoup d'investissement, de savoir-faire, de concentration de talents. Le petit producteur est un très bon artisan pour faire une série ou un dessin animé. Nous les protégeons dans un deal qui est souvent à 50-50, soit, car ils sont indépendants et veulent le rester, soit parce qu'on les rachète. Dans mon modèle, on achète souvent 51 % de leur entreprise, mais eux restent souverains de leurs décisions. Un producteur ne fait que ce qu'il a envie de faire. C'est une concentration dix fois moins dure que celle des GAFA ou que celles vécues avec les diffuseurs traditionnels. C'est un partage de compétences, car on ne peut pas tout faire tout seul.
M. Pierre-Antoine Capton. - Nous accompagnons des jeunes talents pour qu'ils aient du succès à l'international. Pour la première fois, nous arrivons à de tels succès internationaux, je pense notamment au Bureau des légendes et à Dix pour cent, et aux productions de Banijay. Nous avons les capacités d'aider de jeunes auteurs à rencontrer des coproducteurs italiens, anglais ou espagnols. Les chaînes de télévision sont aussi ravies que nous leur apportons des séries aussi poussées que HPI.
Même si 1 000 sociétés de production sur les 4 000 existantes se concentraient demain, 1 000 autres pourraient aussi se créer. De nombreux jeunes veulent devenir scénaristes ou producteurs. Il faut les accompagner dans leur formation, comme le prévoit le plan France 2030, et créer des écoles. Nous avons un territoire extrêmement fertile, et devons les aider encore plus.
M. Stéphane Courbit. - Nous ne sommes pas opposés à une concentration mesurée. Il y a 4 000 producteurs en France. Même nous, qui sommes le plus important, nous faisons entre 5 et 10 % de parts de marché - ce n'est pas la même chose que les diffuseurs... Au niveau mondial, nous réalisons 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires sur un marché total de 300 milliards d'euros, soit moins de 1 %.
M. David Assouline, rapporteur. - Pourriez-vous nous transmettre les chiffres des parts de marché ?
M. Stéphane Courbit. - Nous vous transmettrons les valeurs. En nombre d'heures produites par an ou de chiffre d'affaires réalisé par chaque société par rapport au marché français, c'est peu.
Les groupes de producteurs permettent d'avoir ensuite un groupe de distribution pour payer le « gap » de financement. Par exemple, nous distribuons la série Versailles. Canal+ a financé deux tiers de la série, mais il en restait deux tiers à financer. Nous en avons financé un autre tiers. Si un groupe de distribution n'avait pas existé pour financer cette fiction, elle serait partie à l'étranger. La concentration des producteurs est nécessaire.
M. David Assouline, rapporteur. - Je me permets de rebondir à partir de deux auditions que nous avons menées récemment. Canal+ considère que la règlementation des mandats de commercialisation constitue un frein à son développement international. Cela a été rappelé vendredi dernier par Maxime Saada. Une négociation interprofessionnelle sur la base des dispositions législatives adoptées à l'automne dernier est-elle envisageable pour trouver une solution à ce problème respectueuse des intérêts de chacun ?
On pourrait envisager que des diffuseurs ne demandent rien comme part s'ils se contentaient d'acheter un droit de diffusion. Mais en France, ils sont obligés d'investir beaucoup dans les productions. Ils réclament donc de revoir leur part en retour au vu des sommes engagées. Ils n'ont plus de droits après, par exemple, deux années d'exclusivité, ni de retour à l'international. Ils sont obligés de racheter les droits de séries qu'ils ont financés, comme, par exemple, le Bureau des légendes.
Le président du groupe M6 nous a expliqué qu'il était impossible de vendre Gulli à des producteurs spécialisés dans l'animation, car ils ne pourraient plus vendre à leur propre chaîne. Selon les règles anticoncentration, ils ne peuvent pas diffuser ce qu'ils produisent ou inversement. M. de Tavernost exagère-t-il ? Faut-il modifier les règles pour permettre à des producteurs d'acheter des chaînes de télévision pour lesquelles ils créeraient des programmes ? Le secteur de l'animation est assez concentré...
M. Pascal Breton. - M. de Tavernost est souvent un peu extrême dans ses propos... Les règles sont très bonnes. Un diffuseur qui le souhaite peut produire un tiers de ses obligations en interne : TF1 produit 500 millions d'euros de production en interne avec son groupe Newen, qui est un autre leader. Studio Canal et France.tv Studio sont aussi des acteurs importants. Les deux tiers sont réalisés avec des partenaires extérieurs. C'est une bonne règle, qui n'empêcherait pas des producteurs indépendants d'acheter une chaîne.
Je suis très heureux si Canal+ est prêt à se mettre autour de la table pour discuter avec les producteurs d'un schéma gagnant-gagnant. Je passe mon temps à vouloir créer du gagnant-gagnant. Il y a évidemment des choses formidables à faire avec Canal+. Si j'avais laissé la distribution du Bureau des légendes à Canal+, j'aurais gagné exactement dix fois moins, car je n'aurais pas fait toutes mes ventes mondiales, je n'aurais pas pu le revendre à Canal+, et je n'aurais pas pu renégocier des ventes mondiales avec de très grands groupes mondiaux.
M. David Assouline, rapporteur. - Serait-ce un frein à l'exportation à l'international ?
M. Pascal Breton. - Ce serait un énorme frein. Depuis cinq ans, la totalité des exportations de Studio Canal sur les séries françaises - soit une cinquantaine de séries, puisqu'ils en produisent dix par an - est inférieure à l'intégralité de toutes les recettes que j'ai gagnées avec le Bureau des légendes. C'est un problème de dynamique interne des diffuseurs - ils sont rarement de très bons producteurs et encore moins de bons distributeurs -, mais c'est aussi une logique de choix des sujets et de distribution internationale, et enfin de valeur des droits. Si le diffuseur se revend à lui-même les droits, il dira que cela ne vaut rien, alors que pour moi, cela a de la valeur, et donc cela coûte cher. Le créateur Éric Rochant et les acteurs vont gagner beaucoup plus par ma revente de la série. Et c'est bien normal, puisque c'est un immense succès. Il n'y a pas de gêne à ce que ceux qui réussissent gagnent. Il faut trouver le gagnant-gagnant. Quand Canal+ investit 60 % ou un peu moins dans une production, il doit avoir une part de recettes à négocier, entre 30 et 50 %, voire 60 % de la valeur de l'offre. C'est bien normal. Nous partageons tout le temps.
M. Stéphane Courbit. - Oui, nous avons besoin des chaînes de télévision. Sans Canal+, nous n'aurions pas fait Versailles ni Marie-Antoinette. Mais s'ils profitent de cette position pour prendre la distribution, nous nous retrouverions dans la même position. Or Canal+ actuellement n'a pas la puissance financière des grands distributeurs ou la puissance de réseau pour obtenir la même recette. Néanmoins, ils ont négocié un tiers de la production de Marie-Antoinette. S'ils avaient pu faire plus, ils auraient eu la possibilité de nous tordre le bras, au détriment du programme. Cela aurait été une ânerie : le succès international de la série n'aurait pas été le même.
M. Pierre-Antoine Capton. - Les diffuseurs sont des partenaires. Nous travaillons très bien des deux côtés. Nous leur fournissons des programmes de grande qualité. La montée en puissance de la production française, la chance d'avoir des groupes aussi importants que Banijay, Federation ou Mediawan, tous ces talents et ces marques bénéficient en premier lieu aux chaînes de télévision. Nous sommes des partenaires. Oui, il y a des négociations avec les chaînes. Depuis la loi de 1986, nous avons laissé des droits à 360... Nous menons des discussions régulières. Nous sommes là pour créer du contenu le plus qualitatif, tandis que les chaînes de télévision diffusent. La plateforme MyCanal est de très grande qualité. Chacun est dans sa ligne. Nous voulons rester en capacité de produire et de faire rayonner la France à l'international. Nos talents doivent pouvoir continuer à créer des séries. C'est ce qu'il y a de plus enrichissant pour tout le monde. La création et la production sont ce qui a le plus de valeur dans le monde. Certains groupes français commencent à devenir importants, il faut les encourager : c'est excellent pour le tissu créatif français.
M. Stéphane Courbit. - Les chaînes financent les droits de diffusion, et non un programme. Nous finançons tout le travail en amont, la recherche-développement, la création... Ne faisons pas de raccourcis. En moyenne, les producteurs réalisent 10 % de marge opérationnelle. Cela nous permet de vivre, mais il y a aussi un énorme travail en amont.
M. Laurent Lafon, président. - Pour être précis, quels sont vos clients ? France Télévisions, TF1, M6, Canal+ et les trois plateformes. Si la fusion TF1-M6 se réalise, il vous reste six clients. Ce sont bien les mêmes marchés ?
M. Stéphane Courbit. - Tout dépend du genre de programmes. Les plateformes prennent assez peu de flux - divertissement, talk-shows... Plus de la moitié des programmes en termes de poids économique ou de nombre d'emplois concernent des programmes de flux. Le service public en prend un grand nombre, selon une ligne de conduite éditoriale précise. Si vous enlevez le service public et les plateformes, vous n'avez alors plus qu'un client...
Koh Lanta, Fort Boyard et les grands jeux sont des divertissements et non de la sous-culture.
M. Laurent Lafon, président. - Si la fusion TF1-M6 se réalise, y a-t-il de la place pour un troisième acteur privé sur le linéaire ?
M. Stéphane Courbit. - Il ne s'agit pas de la fusion entre TF1 et M6, mais de la fusion entre les quatre plus grandes chaînes privées : TF1, M6, W9 et TMC. Ce serait comme si l'on fusionnait ABC, CBS, Fox et NBC aux États-Unis. Je n'ai rien contre s'ils en fusionnent deux et qu'ils revendent deux chaînes... On peut discuter de tout !
M. David Assouline, rapporteur. - Ils ne vont pas revendre ces chaînes-là...
M. Stéphane Courbit. - Aucun d'entre nous n'est opposé à cette fusion, mais elle doit être mesurée. Normalement, détenir 70 % de la publicité ou de l'information dans une seule main n'est justifiable que par une situation exceptionnelle, par exemple une mauvaise santé économique ou un risque particulier. Je n'ai pas vu cela, ou alors il faut me l'expliquer... Si ce n'est pas exceptionnel, il faut prévoir des garde-fous. Nous sommes très heureux quand nos clients vont très bien, mais cela ne doit pas être à nos dépens.
M. Pascal Breton. - Il y a deux types de contrepouvoir : vendre de plus grosses parts de leur marché, à savoir d'autres chaînes et pas juste les plus petites. Il faut aussi qu'ils libèrent la publicité ailleurs, par exemple sur les chaînes publiques. Cela pourrait résoudre une partie du problème de financement du service public, et cela rajeunirait le public de France Télévisions. Quand on fait de la publicité, on est obligé d'avoir un public plus jeune. L'âge du public est l'un des problèmes de France Télévisions. Cela recréerait une concurrence, positive pour les annonceurs. Il est très rare qu'un marché monopolistique fonctionne mieux.
Nous, producteurs, avons habitude de discuter avec TF1. Si nous nous mettons autour d'une table avant la fusion, nous pourrions trouver un accord de respect sur les droits et surtout sur les mandats de distribution, pour éviter que nous soyons tout petits face à un monstre qui veut garder tous les droits. Il en est de même avec Canal+. Si l'on fait ainsi, tout ira très bien.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Vous nous soumettez aujourd'hui le vingtième épisode de la saison 1...
M. Laurent Lafon, président. - On peut aussi le voir en replay !
M. Jean-Raymond Hugonet. - Et même le produire si le président du Sénat en est d'accord !
Cette commission d'enquête n'en est pas une pour vous, et c'est une bonne chose. Son thème est « mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France et d'évaluer l'impact de cette concentration sur la démocratie. » Il y a deux points d'entrée, la démocratie et l'économie. Comme nous sommes tous des démocrates convaincus, vaillants et respectueux de la démocratie, je me concentrerai sur le sujet économique. Est-ce une histoire de génération ? Peut-être un peu.
Je remercie M. Courbit des chiffres présentés. Il y a d'un côté les diffuseurs, et de l'autre les producteurs. La télévision linéaire n'est pas l'avenir, sauf si vous me contredisez...
M. David Assouline, rapporteur. - Les programmes de flux...
M. Jean-Raymond Hugonet. - En revanche, une écrasante majorité constate que ce n'est pas l'avenir, y compris ceux qui l'ont en gestion, puisqu'ils viennent nous expliquer qu'ils doivent se marier pour survivre. Certes, les éditeurs de télévision ne s'arrêteront pas brutalement, mais en pente douce. C'est une révolution culturelle, que montre M. Capton par son parcours, alors qu'il est monté à Paris, sans diplôme, avec une idée, une volonté et une envie chevillée au corps, et du courage. Il y a d'un côté les éditeurs, de l'autre les producteurs. Les éditeurs sont souvent plus âgés que les producteurs - même si M. Breton fait une habile transition entre les deux.
Nous oublions souvent qu'il y a un triptyque audiovisuel : un secteur public très concentré, financé par l'argent du contribuable ; le payant très concentré avec un investisseur, qui a connu des hauts et des bas ; le gratuit, fait d'entrepreneurs, tout comme vous. M. de Tavernost est rentré en télévision en 1986, année de la loi.
Sur le gratuit, vous sembliez craindre la fusion de TF1-M6. Monsieur Courbit, vous avez atténué le propos en estimant qu'elle pouvait être possible si elle continuait à vous donner du travail. Pourquoi craindre la concentration dans le gratuit alors qu'on l'a dans le secteur public ? Si M. de Tavernost gérait l'audiovisuel public, le contribuable français s'en porterait mieux.
Même en cumulant TF1 et M6, sur les achats de programmes dans le monde, ils seraient encore en retrait par rapport à Canal+ et à France Télévisions.
Des règles existent sur les droits. Faut-il que le législateur les précise ? Nous avons reçu la présidente de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) et celui de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). La présidente de la Sacem est en conflit avec M6, qui se dit cependant prêt à payer en attendant un accord. C'est du négoce.
L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) peut-elle jouer un rôle dans cette médiation, ou cela doit-il revenir au juge ? Les règles sont-elles suffisamment claires pour la fusion ?
Je vous donne rendez-vous pour la saison 2, certes plus sous la forme d'une commission d'enquête. Je rêve d'avoir un « Luxembourg de l'audiovisuel ». Depuis quatre ans que je suis sénateur, je rencontre les uns et les autres. Je ne voudrais pas paraphraser Paul Meurisse dans L'Armée des ombres en disant « qu'on a besoin d'un homme qui ignore tout des armes », mais c'est un peu le cas... Seriez-vous partants pour vous mettre autour de la table, avec les diffuseurs, puisque l'exécutif n'est pas capable de proposer une loi Audiovisuel, que la loi de 1986 est obsolète et que nous sommes parlementaires ? Un échange global serait une façon de sortir de l'ornière pour vous permettre d'investir et à l'exception française de rayonner.
M. Pierre-Antoine Capton. - Le linéaire a encore de l'avenir, notamment pour couvrir de grands événements, et nous avons besoin d'un service public de qualité pour l'information - comme il l'est actuellement. J'ai la chance de produire des émissions quotidiennes d'information comme C dans l'air et C à vous. Les rédactions peuvent jouir d'une indépendance totale et le service public a une force d'investissement dans la création, en fiction et en divertissement...
À l'heure où l'on s'interroge sur les financements, il faut défendre le service public plus que tout et trouver des nouveaux moyens de le renforcer. Ce sera crucial à l'avenir.
M. Pascal Breton. - Il faut un Luxembourg des médias. Nous en avons besoin : il y a trop de non-dits, d'arrière-pensées, alors qu'à 90 % nous serons condamnés à nous mettre d'accord. Autant le faire poliment, et dans l'intérêt du pays et de l'Europe.
Derrière, il faut un régulateur beaucoup plus présent et qui contrôle l'application de ces accords ; l'Arcom doit apprendre ce nouveau rôle. Il serait formidable d'installer une sorte de commission paritaire régulière vérifiant la bonne application des accords. Il y aura des ajustements réguliers. Pour cela, il faut de la concertation et se parler d'égal à égal, ce qui n'a pas été le cas ces dernières années.
M. Pierre-Antoine Capton. - Les chaînes linéaires ne sont pas déclinantes, lorsqu'on voit leurs résultats. Mais c'est un marché différent. Si M. de Tavernost était à la tête du service public, ce serait différent, mais il n'aurait pas 90 % de ses bénéfices à distribuer à ses actionnaires, tandis que le service public réinvestit tout...
M. Jean-Raymond Hugonet. - Il trouverait le moyen...
M. Stéphane Courbit. - Oui, car il est talentueux !
Nous ne sommes pas des ennemis : les diffuseurs ne peuvent vivre sans nous, et inversement. L'Arcom pourrait jouer un rôle dans cette coordination. Le décret relatif aux services de médias audiovisuels à la demande (SMAD) et celui sur la TNT n'ont pas couvert tous les sujets.
M. Pierre-Antoine Capton. - Nous débattons régulièrement entre nous des accords interprofessionnels. Les choses ont évolué, et notamment les droits 360. Nous sommes des partenaires. Certes, il y a désaccords, mais depuis 1986, le monde a changé. La France connaît un virage exceptionnel ; nous ne devons pas le rater. Je comprends la position défensive des diffuseurs, qui ont l'opportunité de réaliser une fusion entre TF1 et M6. Nous n'y sommes pas opposés, mais nous voulons l'encadrer pour éviter que la production française n'en pâtisse.
Mme Sylvie Robert. - Merci pour la qualité de vos propos. Notre commission d'enquête traite à la fois des questions démocratiques et économiques. Il y a aussi des sujets culturels, touchant à la diversité, à la créativité et à la liberté de création. Derrière se jouent les négociations entre tous les acteurs. On oublie souvent d'évoquer ces questions, que ce soit au niveau de l'information ou des contenus.
J'ai apprécié vos propos sur le marché devenant européen, et votre positionnement en tant qu'ombrelles. Quelle relation avez-vous avec ces plateformes ? Financièrement, c'est évidemment différent des relations avec les diffuseurs européens. Avez-vous un degré de liberté absolu ? Y a-t-il encore de la liberté de création pour des contenus mondiaux, en raison de commandes ou d'influence des plateformes, ou est-il parfois difficile de proposer des contenus qui peuvent ne pas plaire ou qui seraient difficiles à vendre ? C'est un sujet mondial dans la négociation. Vous avez aussi évoqué la formation avec des écoles pour aider à l'écriture de scénarios... Toute la chaîne de valeur est impactée.
Pourrait-on améliorer la visibilité des productions françaises à l'export ?
M. Pascal Breton. - La technologie nous aide énormément : la révolution numérique a permis à toutes les productions - françaises, italiennes, suédoises, coréennes... - de traverser les frontières et de toucher un public mondial, car nous sommes sur des plateformes mondiales. Il y a eu un miracle Lupin. J'espère bientôt un miracle Notre-Dame.
À chaque fois que nous réalisons une série pour des plateformes, nous essayons d'en faire un succès local, mais aussi qu'elle puisse avoir une chance d'être un succès mondial. C'est très excitant pour tous les créateurs français. Le fait d'avoir aussi deux ou trois gros distributeurs en France est une opportunité.
Je ne suis pas un grand fan des groupes américains. J'ai eu la chance de pouvoir convaincre le Président de la République d'avoir l'audace d'aller jusqu'au bout d'une véritable régulation des plateformes. Ce n'est pas rien ! C'est la première fois que nous le faisons en Europe. C'est par l'audiovisuel que nous avons commencé à réguler les plateformes. Netflix a accepté, puis Amazon, puis Disney. Si l'on dit stop à un géant, il s'arrête en raison de la loi européenne, parce que c'est notre souveraineté. Je travaille beaucoup avec ces groupes, qui sont très malins. Ils ont compris la diversité avant les autres. Netflix fait beaucoup de diversité. Il a tout un service interne dessus, y compris sur l'éducation. La banlieue s'exprime beaucoup plus sur Netflix que sur les chaînes traditionnelles. Les plateformes ont ciblé un public plus jeune qui n'était pas servi par les chaînes traditionnelles. Canal+ s'est mis à réaliser des programmes sur les banlieues. La diversité rentre de tous les côtés. Les plateformes ont une petite longueur d'avance, aux autres de les rattraper. Ils vont aussi beaucoup plus vite dans leurs décisions et obligent TF1 et Canal+ à accélérer. C'est dans notre intérêt : quand il y a de la concurrence, il y a de la création et de la diversité. L'absence de concurrence est dangereuse.
Certes, les sujets religieux font très peur aux groupes américains, et un peu le sexe - cette pudibonderie s'est un peu aggravée récemment. Ils sont un peu trop obsédés par la violence depuis quelques décennies. Je ne sens pas de censure, mais une envie de trouver la nouvelle pépite.
En France, nous avons trop vécu les chaînes comme des appareils semi-politiques : j'avais souvent l'habitude de discuter avec TF1 comme avec un acteur de la vie politique française, de même sur France Télévisions, avec l'enjeu des réélections... Je sentais parfois plus de pression. La concurrence desserre l'étau et permet plus de diversité culturelle, d'ouverture aux réalisatrices et à tous les thèmes minoritaires. Cette diversité devient obsessionnelle dans les plateformes. On ne peut pas aller chez HBO si on ne présente pas des réalisateurs d'origines minoritaires ni de thème lié à des minorités. Cela devient un peu ridicule, car il y a tous les publics. Je n'ai donc pas d'inquiétude sur le contenu culturel. Le véritable sujet concernera plus l'information, la politique et les fake news. Nous avons un énorme chantier en Europe. C'est la priorité.
M. Vincent Capo-Canellas. - Nous avons beaucoup parlé des relations avec les diffuseurs et les plateformes. Qu'est-ce qui relève de l'échelon national et de l'échelon européen ?
Nous avons compris que la concentration des diffuseurs n'était pas forcément évitable. Vous êtes plutôt dans une logique de régulation conventionnelle. Vous semblez approuver la concentration à condition qu'il y ait un accord préalable avec vous. Cette logique conventionnelle suffit-elle ? Attendez-vous une action du législateur pour la garantir, ou faut-il plus de régulation ? De même de l'Arcom et de l'Autorité de la concurrence, pour maintenir la diversité ?
M. Stéphane Courbit. - Nous ne sommes pas dans une logique conflictuelle ni opposés aux concentrations, mais nous sommes inquiets. Nous sommes dans une logique de régulation conventionnelle. Si le législateur pouvait nous aider, ce serait l'idéal. Il y aurait plus de chances que les règles soient suivies. Nous avons besoin de votre aide.
M. Pierre-Antoine Capton. - La régulation actuelle est bonne ; nous avons réussi à la faire évoluer. J'ai toute confiance dans l'indépendance de l'Autorité de la concurrence pour faire ce travail.
M. Michel Laugier. - Sur le plan national, quelle est la répartition de votre chiffre d'affaires entre audiovisuel public et audiovisuel privé ? Quel pourcentage de votre chiffre d'affaires provient des plateformes ?
J'ai senti un certain paradoxe dans votre positionnement : vous craignez la concentration des médias alors que votre réussite est fondée sur la concentration... Sommes-nous condamnés, dans le secteur médiatique, à la constitution de grandes structures ?
Pourriez-vous détailler votre proposition de fédération de producteurs ? Ne serait-elle pas plutôt une confédération de producteurs ?
M. de Tavernost a investi dans le football avec les Girondins de Bordeaux. Pierre-Antoine Capton est très proche du club de Caen. Dans le cadre de la diversification de vos métiers, MM. Courbit et Breton sont-ils intéressés par le ballon rond ?
M. Pierre-Antoine Capton. - Personnellement, je vous le déconseille...
M. Pascal Breton. - J'ai été contacté par il y a dix ans par le FC Bastia, et j'ai refusé l'offre.
Je suis une nouvelle entreprise, atypique. Plus de 50 % de mon chiffre d'affaires est réalisé avec des plateformes, 20 % avec Canal+, 20 % avec TF1 et 10 % avec France Télévisions.
M. Stéphane Courbit. - Banijay réalise un chiffre d'affaires de 3 milliards d'euros dans le monde, dont 10 % en France - soit 300 millions d'euros. Un tiers est réalisé sur le service public - environ 100 millions - et 50 millions d'euros sur Canal+. Pour le reste, il y a un peu de distribution et nous faisons moins de 50 % avec les chaînes privées linéaires gratuites. Nous réalisons environ 10 % de notre chiffre d'affaires dans le monde, soit 300 millions d'euros, avec les plateformes. Nous pourrions en faire un peu plus.
Quand vous travaillez beaucoup avec les plateformes, vous avez peu de contraintes éditoriales, mais de grosses contraintes de négociations de droits. Nous avons la chance d'être des groupes suffisamment forts pour résister, et de pouvoir refuser de leur vendre un produit. Par exemple, nous avions deux séries connues, Peaky Blinders et Black Mirror, obtenues lors de la reprise du groupe Shine, qui étaient en contrat chez Netflix. Nous avons refusé de leur vendre pendant deux saisons, car ils voulaient prendre les droits. Nous avons eu cette liberté de refuser de vendre. Ils ont fini par lâcher, car ils en avaient besoin. Nous n'aurions pas eu le choix si nous avions été un petit producteur indépendant.
Nous ne sommes pas opposés à la concentration, mais à la concentration excessive. Dans le secteur de la production, il faut continuer à concentrer, mais bien. Si nous concentrons bien, les producteurs français peuvent devenir les acteurs principaux du monde, car des lois ont été faites en ce sens et qu'elles nous aident, et, car il y a de la création, de la tradition. L'excès de concentration et ses effets pervers sont gênants.
Banijay rassemble 120 sociétés de production indépendantes faisant travailler d'autres producteurs artistiques. Ils ont 100 % de liberté éditoriale et sont tous intéressés au résultat de leur PME. Je ne comprends pas très bien la nuance entre confédération et fédération...
M. Pierre-Antoine Capton. - Le groupe Mediawan réalise environ 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires, moins de 50 % en France, dont un peu moins d'un tiers avec le service public, beaucoup moins avec TF1 et M6. Les plateformes ne représentent que 10 % de notre chiffre d'affaires mondial, pour les mêmes raisons que Stéphane Courbit. Elles deviennent des clients avec lesquels nous négocions, mais ces négociations sont difficiles. Les décrets SMAD vont changer tout cela.
Nous avons une soixantaine de sociétés de production à travers l'Europe : nous leur laissons une liberté éditoriale, artistique et de discussion avec les chaînes totale. Nous sommes là en cas de besoin pour une meilleure distribution et pour prodiguer des conseils. Il est parfois difficile, pour une petite société de production ou un jeune producteur, de produire une série à plus gros budget. Nous les faisons progresser.
Nous investissons aussi beaucoup en développement : nous recevons des projets, nous les lançons, nous les essayons, nous réalisons des pilotes, nous en jetons parfois... Nous faisons confiance à nos producteurs pour que ces projets deviennent les programmes phares de demain. C'est très important de pouvoir réinvestir une partie de l'argent de la distribution dans la création et dans le développement.
L'information est un sujet essentiel. Nous travaillons aussi sur la création de plateaux pour accueillir des tournages plus importants. Nous sommes à la recherche de création d'outils de production, et de formations. Pour créer beaucoup d'emplois qualifiés demain, nous avons besoin de former de nombreux jeunes.
M. Pierre-Jean Verzelen. - Je salue la clarté et la précision de vos propos, notamment sur le potentiel rapprochement entre TF1 et M6. Nous avons compris les risques que cela impliquait. Vous avez évoqué une concentration maîtrisée et l'aide législative. Pourriez-vous nous préciser les choses ? Nous avons compris les enjeux en matière de droits. D'autres sujets pratiques sur le rapprochement TF1-M6 concernent-ils une concentration concertée ?
M. Stéphane Courbit. - Nous sommes d'accord pour que les deux diffuseurs se rapprochent pour être un acteur plus fort, mais cela ne doit pas se faire à nos dépens. Lors de l'annonce de la fusion, en mai 2021, un communiqué de presse annonçait la réalisation de 250 à 350 millions d'euros de synergies. Je ne connais que trois moyens de faire des synergies : réduire le nombre d'emplois, augmenter la publicité ou réduire le montant des achats. Nous sommes directement impliqués par le troisième sujet. Nous craignons que les chaînes fusionnées passent de 1,5 milliard à 1,2 milliard d'euros d'achats pour réaliser 300 millions d'euros d'économies. Cela nous pose un problème.
Les nouveaux décrets ont permis aux chaînes d'avoir beaucoup plus de production dépendante. Sur l'access prime time et le prime time, TF1 et M6 sont passées de 75 % de production indépendante en 2016 à 38 %. Ils resserrent l'étau. On doit encadrer cela.
M. Pascal Breton. - Si les chaînes acceptent nos propositions d'augmenter leurs obligations de production à 15 % de leur chiffre d'affaires, contre 12 % en moyenne actuellement - contre 20 % pour les plateformes, sachant que la situation de Canal+ est particulière puisque la chaîne investit surtout sur le cinéma, et très peu sur l'audiovisuel - ; si elles donnent des garanties sur les achats de flux en sus de ces programmes de stock - fiction et animation - ; si nous précisons bien ensemble les règles du jeu sur la distribution et sur la détention des mandats à la fois pour les chaînes généralistes et pour Canal+ ; et si nous trouvons un accord gagnant-gagnant avec partage des droits, nous sommes prêts à partager les recettes d'un succès commun - y compris en les revendant sur des plateformes ensuite. Pour l'instant, les chaînes refusent de débattre.
M. Laurent Lafon, président. - L'écosystème français est assez favorable à la création et à la production ; tant mieux. Il y a un enjeu de souveraineté : le système de production n'est-il pas le maillon faible de la souveraineté, notamment capitalistique ? N'y a-t-il pas un risque qu'une partie des 4 000 sociétés de production passent un jour sous propriété étrangère ? Aucun système ne les protège...
M. Pascal Breton. - Ce sujet concerne aussi les diffuseurs.
La fusion entre TF1-M6 sera le point de départ d'autres opérations capitalistiques plus globales, à l'échelle européenne, avec des rapprochements avec RTL, peut-être Mediaset...
La question de la souveraineté se posera au niveau européen, de manière intéressante.
Vous étudierez prochainement la transmission des catalogues. On ne peut pas empêcher chaque producteur de vendre son catalogue, mais, en même temps, cela pose problème que tous les catalogues partent aux États-Unis. Cela suppose une réflexion commune. On ne peut pas empêcher une entreprise d'être sur un vrai marché ; c'est un bien de souveraineté culturelle puissant, qui ne peut être vendu comme un autre bien matériel. Il ne faut pas fortement abîmer la valeur de nos entreprises, qui sinon ne seraient pas vendables, et qui ne pourraient plus capitaliser ni emprunter de l'argent. En tant que citoyen, je pense qu'il faut que nous réfléchissions intelligemment à ce que l'essentiel de notre souveraineté créative française reste européenne dans tous les cas de figure.
M. Stéphane Courbit. - Je partage le point de vue de Pascal Breton : il est schizophrène de promouvoir le développement de la culture française, tout en reconnaissant le droit aux producteurs de vendre leur catalogue à l'étranger.
M. Pierre-Antoine Capton. - Mon expérience en bourse m'a enseigné que le plus important est le contrôle. Le développement, la création nécessitent toujours d'aller chercher des financements, mais le contrôle reste le sujet crucial et essentiel.
M. David Assouline, rapporteur. - Les diffuseurs que nous avons entendus soutiennent qu'ils ont besoin de concentration, de fusionner les groupes pour atteindre une masse critique face à la concurrence internationale - sur le plan domestique, on ne peut pas dire qu'ils soient très concurrencés. Or, pour vous, la réussite internationale, c'est-à-dire la conquête de marchés, repose sur les producteurs et non sur les diffuseurs. Le fait que des professionnels aussi avertis tiennent des discours aussi opposés nécessite un approfondissement, avec des données chiffrées.
Le président d'Arte nous a indiqué que En Thérapie affichait cinq millions de vues en novembre 2021. Netflix serait très heureux d'avoir une production comme celle-ci, surtout avec des coûts très limités. Le succès international est donc possible avec un producteur qui ne fait pas partie des mastodontes mondiaux.
Monsieur Capton, qui est aujourd'hui propriétaire de Mediawan ? Quel est précisément le poids du fonds américain KKR dans son capital ? Est-il vrai que ce fonds a obtenu des garanties pour devenir, à terme, majoritaire dans le groupe ?
M. Pierre-Antoine Capton. - Non. Xavier Niel, Matthieu Pigasse et moi-même avons lancé Mediawan en tant que SPAC, dont nous n'avions pas le contrôle. N'importe quel fonds vautour aurait pu y entrer et en prendre le contrôle. C'est pourquoi nous avons lancé une OPA avec plusieurs partenaires, dont Bpifrance, la Société Générale et la MACSF - la Mutuelle d'assurances du corps de santé français.
Je crois savoir d'où vient cette question... Le plus important est que le contrôle reste français. Aucune décision, de vente notamment, ne peut désormais être prise sans l'accord conjoint de Xavier Niel, Matthieu Pigasse et moi-même.
M. David Assouline, rapporteur. - Monsieur Courbit, vous êtes entré en janvier 2018 dans le capital de Shauna Events, leader européen des e-influenceurs. Or sa directrice, Magali Berdah, qui est également chroniqueuse à Touche pas à mon poste, a sorti il y a une semaine sur YouTube un format « 24 heures avec Éric Zemmour ». En étiez-vous informé ? Quelle est la nature de votre partenariat ?
M. Stéphane Courbit. - Nous avions en effet pris une part minoritaire au capital de Shauna Events, qui est une société qui gère des influenceurs. Magali Berdah y conservera des parts à hauteur de 10 % environ. Je connais ses activités, mais j'ignorais qu'elle avait produit le format que vous évoquez - et que cela pouvait poser problème...
Je ne suis pas un soutien de M. Zemmour, et Mme Berdah s'est peut-être intéressée à lui parce que c'est un bon client ; d'ailleurs Public Sénat vient de lancer une émission intitulée Bienvenue chez vous, dont il est le premier invité.
M. David Assouline, rapporteur. - J'observais simplement qu'il existe un rapport organique entre vous et Mme Berdah. Je prends acte de votre réponse.
M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie de votre participation.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 55.
Mercredi 2 février 2022
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 16 h 45.
Audition de M. Patrick Drahi, fondateur et propriétaire d'Altice
M. Laurent Lafon, président. - Permettez-moi tout d'abord, au nom de la commission dans son ensemble, d'exprimer notre solidarité et notre soutien à Ophélie Meunier, qui a fait l'objet de menaces de mort et qui est sous protection policière depuis un reportage diffusé sur M6. Pour nous tous ici, évidemment, toute atteinte à la liberté d'expression et de travail d'un journaliste est quelque chose d'inacceptable. C'est donc naturellement et avec force que nous lui apportons notre solidarité et notre soutien.
Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons les travaux avec l'audition de M. Patrick Drahi. Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe socialiste, écologiste et républicain et a pour rapporteur David Assouline qui est à mes côtés.
Monsieur Drahi, nous vous remercions d'avoir pu vous rendre rapidement disponible pour les travaux de notre commission d'enquête. Avec quelques autres, vous faites partie de ces grands capitaines d'industrie qui ont choisi d'investir dans les médias. Votre groupe Altice possède en effet l'opérateur SFR et plusieurs câblo-opérateurs dans de nombreux pays. Vous êtes également, et c'est ce qui motive votre présence devant nous aujourd'hui, un acteur majeur des médias via Altice Media. Votre groupe allie les réseaux et les contenus.
Cette diversification remonte à 2015, quand vous avez racheté NextRadioTV à Alain Weill, qui l'avait fondé en 2000. Le groupe est aujourd'hui le troisième opérateur privé en France avec les marques BFM (première chaîne d'information en continu) et RMC. Par ailleurs, en 2014, vous entrez au capital du journal Libération. En 2020, vous annoncez avoir épuré les dettes du quotidien et le placez sous l'autorité d'une fondation régie par un fonds de dotation afin de garantir son indépendance et sa pérennité. Vous êtes donc aujourd'hui l'un des plus grands acteurs des médias en France, ce qui suscite bien entendu une attention médiatique et politique toute particulière. La commission est donc désireuse de vous entendre, d'autant plus que votre dernier passage au Sénat remonte à 2016, au sujet des origines et des raisons de votre engagement dans les médias.
Nous avons donc un certain nombre de questions à vous poser sur la stratégie de votre groupe dans le domaine des médias, sur la relation de l'actionnaire que vous êtes avec les médias qui sont dans votre groupe et de manière plus large sur l'analyse que vous faites de l'évolution des médias en France. Je vous propose l'organisation suivante, qui est commune à toutes les auditions que nous menons ici. Je vais vous donner la parole pour dix minutes afin de permettre un échange avec vous. C'est le rapporteur David Assouline qui vous posera la première série de questions.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte-rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objectif de la commission d'enquête.
Je vais vous inviter, monsieur Drahi, à prêter serment en jurant de dire toute la vérité, rien que la vérité et en levant la main droite.
M. Patrick Drahi, fondateur et propriétaire d'Altice. - Je le jure.
M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie. Je vous donne la parole pour dix minutes.
M. Patrick Drahi. - Merci monsieur le président. Mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, merci de me recevoir.
Merci de me recevoir. J'étais effectivement parmi vous lors d'une autre commission. Je crois que c'était en juin 2016. Si vous le permettez, je vais faire le point de ce qu'il s'est passé dans mon groupe entre 2016 et aujourd'hui.
En 2016, cela faisait un an et quelques mois que j'avais racheté SFR. Je n'avais pas racheté encore BFM à Alain Weill. J'étais minoritaire au capital de BFM, avec 49 % du capital. J'ai complété ce rachat en 2018, si je ne m'abuse, en tout cas après 2017.
À l'époque, notre groupe faisait environ 20 milliards de chiffre d'affaires. Celui-ci sera d'environ 50 milliards d'euros cette année. En France, SFR était une entreprise en déclin quand je l'ai rachetée (déclin de chiffre d'affaires, déclin du nombre d'abonnés, très mauvaise image). Nous nous sommes employés, dès les premières années, à investir massivement. J'avais pris plusieurs engagements, lors du rachat de SFR, durant les négociations avec l'État, notamment celui de maintenir SFR en France et celui de nommer un président français. Nous avions également pris l'engagement industriel d'amplifier la couverture 4G et de couvrir 22 millions de foyers français d'ici 2022. Tous ces engagements ont été tenus. Le président de SFR, Grégory Rabuel, ici présent, est français. C'est d'ailleurs un jeune président. La société est toujours en France. La couverture 4G, alors que nous étions dernier de la classe lorsque j'ai repris SFR, est aujourd'hui de 99,9 %. Vous savez que les opérateurs ont pris, vis-à-vis de l'Etat, l'engagement de couvrir 100 %. La France sera le seul pays d'Europe, voire du monde, à atteindre une telle couverture de 100 %.
Dans le mobile, nous étions derniers en 4G. Vous avez sans doute vu des rapports récents, notamment de l'Arcep, montrant que nous sommes aujourd'hui premiers ex aequo en 5G. Sur la fibre optique, nous avons dépassé notre engagement : nous n'avons pas créé 22 millions de prises en 2022 mais nous serons plutôt aux alentours de 30 millions d'ici la fin de l'année. Nous sommes allés bien au-delà de ce qui était prévu car durant toute cette période, contrairement à la période précédente, nous n'avons pas pris un euro de dividende. Nous avons consacré l'intégralité des ressources financières de l'entreprise à l'investissement. Lorsque j'ai pris SFR, l'investissement annuel était de 1,6 milliard d'euros. Il avoisine aujourd'hui 3 milliards d'euros dans la 5G, dans la fibre, dans la couverture 4G, dans les équipements des clients et dans l'amélioration des services.
Le chiffre d'affaires, qui décroissait de 5 % par an, est aujourd'hui en croissance annuelle de 5 %. Il est supérieur de celui de SFR avant l'entrée du quatrième opérateur. Là où nous perdions environ un million de clients par an, nous en gagnons aujourd'hui environ un million par an.
Une petite évolution capitalistique a eu lieu au sein de mon groupe. En juin 2016, je détenais environ 60 % du capital de mon entreprise. J'en détiens aujourd'hui 100 %. Cela a le mérite d'être simple pour les Conseils d'administration. C'est une détention 100 % familiale, en partenariat avec certains de mes collaborateurs, qui ont une participation à mes côtés. Vous vous inquiétiez alors de mon niveau de dette, qui était de l'ordre de 50 milliards d'euros. Elle est toujours de 50 milliards, pour un chiffre d'affaires qui a quasiment doublé, ce qui traduit une performance remarquable. J'emprunte aujourd'hui sur les marchés pour un coût deux fois moins élevé qu'il y a cinq ans, ce qui est le résultat des performances opérationnelles de notre groupe et de la confiance retrouvée auprès des investisseurs, alors même que les taux d'intérêt sont en train de remonter.
Des choses nouvelles sont aussi à signaler dans la vie de notre groupe. Nous sommes devenus le premier actionnaire de British Telecom. Je crois que ce peut être un motif de fierté pour l'industrie française, concernant un groupe que j'ai fait naître à Châteaurenard, petite ville de quelques milliers d'habitants des Bouches-du-Rhône. L'Angleterre est sortie de l'Union européenne mais elle fait toujours partie de l'Europe géographique. Nous pouvons donc dire que nous sommes le premier actionnaire du premier opérateur européen.
Dans les médias, au-delà des marques très connues, je détiens aujourd'hui la licorne la plus performante du marché français, la société Teads, créée par un Français, savoyard. Cette société est le numéro un mondial de la vidéo publicitaire en ligne. Sur le site de quelque journal que ce soit, en France, en Angleterre, aux États-Unis et un peu partout dans le monde, lorsque vous faites défiler un article, vous voyez par moment des publicités sous la forme de vidéos. Nous sommes numéro un mondial dans ce secteur. Cette entreprise a un volume d'affaires huit fois plus important que celui de BFM, même si vous n'en avez sans doute jamais entendu parler.
J'ai commencé mon aventure dans les médias en France, non pas en 2016, lorsque je suis entré au capital de BFM ni en 2014 lorsque j'ai racheté Libération mais en 1995, à Marne-la-Vallée, en lançant Canal Coquelicot, petite chaîne locale du réseau câblé. A l'époque du Plan câble, chaque grande ville de France avait lancé une chaîne d'information locale. C'était un fiasco notoire. Elles ont d'ailleurs quasiment toutes disparu. Modestement, pour notre part, avec les autorités organisatrices du Val Maubuée, nous avions lancé cette petite chaîne (qui existe toujours, parce qu'elle avait un budget raisonnable) qui traitait de l'information locale.
Cette expérience des chaînes locales m'a conduit progressivement à m'intéresser aux médias et ma première grande aventure dans les médias a eu lieu en 2005 lorsque j'ai racheté les droits du football de deuxième division en France. A cette époque avait lieu la fusion des deux plateformes satellitaires, TPS et CanalSat. Cette fusion a créé un manque de concurrence pour les rachats de droits et je me suis faufilé dans un interstice pour racheter les droits de diffusion de la Ligue 2 moyennant un prix très raisonnable, puisqu'il n'y avait qu'un seul acheteur : c'est l'acheteur qui faisait le prix et le vendeur a préféré me céder les droits plutôt que de les vendre à l'acheteur de l'époque. C'est ainsi que j'ai démarré dans le sport. Nous n'avions pas été très créatifs en ce qui concerne la marque, qui s'appelait Ma Chaîne Sport. Ce n'est pas moi qui la gérais. Ce fut une grande réussite : la chaîne a été distribuée par toutes les plates-formes en Europe et en Afrique. De fil en aiguille, nous nous sommes de plus en plus intéressés à l'investissement dans les médias, non comme outil d'influence mais plutôt comme une aventure économique dans le prolongement de nos activités. Par le câble ou la fibre optique, nous apportons la lumière, la civilisation, du sens sur ce qu'il se passe dans le monde, c'est-à-dire avant tout du contenu. Il est assez logique, pour un opérateur de distribution, d'être impliqué dans les contenus.
La partie la plus connue de mon groupe en France est le groupe formé par BFM et RMC. Depuis que je suis entré au capital de ce groupe, celui-ci a connu un développement important, à la faveur du développement des chaînes locales. J'annonçais au Sénat, en 2016, que nous allions lancer BFM Paris. Nous avons lancé, depuis lors, BFM Lyon, BFM Lille, BFM Grand Littoral, BFM Côte d'Azur, BFM DICI (petite chaîne qui couvre deux départements, le 04 et le 05). Nous avons obtenu hier ou avant-hier l'autorisation de reprise d'une chaîne de télévision locale en Normandie, que nous allons certainement renommer BFM Normandie. Je me tourne vers Arthur Dreyfuss, qui est le patron du groupe de médias en France et le secrétaire général de SFR. La fonction de secrétaire général, chez nous, englobe la communication, les relations avec les institutions et la réglementation. Arthur Dreyfuss est maintenant le grand patron de BFM, tandis que j'en suis l'actionnaire.
Je contrôle également des médias hors de France. Je possède une chaîne d'information, i24NEWS, produite pour partie à Tel Aviv, pour partie à Paris et pour partie à New York. Elle se focalise sur le Moyen-Orient, avec trois rédactions, l'une en français, l'une en anglais et une en arabe. J'ai repris des chaînes d'information dans la région de New York. Je ne les ai pas créées mais je les ai reprises en rachetant le réseau câblé de New York. Ce réseau qui s'appelle News 12 constitue une grande réussite. C'est la première chaîne d'information locale de la région de New York, aux alentours de Manhattan.
M. David Assouline, rapporteur. - Bonsoir monsieur Drahi. L'objet de notre commission d'enquête est la concentration dans les médias et les effets qu'elle peut avoir sur notre vie économique, en termes de concurrence, mais surtout sur notre vie démocratique. Je ne vais pas énumérer, comme je l'ai fait vis-à-vis de M. Bolloré, durant six minutes, l'ensemble de ce qu'il possédait dans le monde des médias pour mettre en évidence les raisons pour lesquelles il était attendu devant notre commission. Il m'a fallu de nombreuses heures pour essayer de comprendre tout ce que vous possédiez en termes d'entreprises, de filiales et de pays où ils étaient logés.
M. David Assouline, rapporteur. - Cela m'évite des énumérations de six minutes. L'activité médias ne représente, je crois, que 4 % du chiffre d'affaires de votre groupe.
M. David Assouline, rapporteur. - C'est encore plus petit que ce qui nous avait été indiqué. C'est tout de même conséquent car, vous l'avez dit vous-même, ce groupe englobe SFR Business, Pro, Collectivités, opérateurs. Altice Media est le troisième groupe de médias français, selon votre site. Il possède RMC Radio, RMC Story, RMC Sport, RMC Découverte, BFMTV, BFM Business, les régions et tous les déploiements locaux que vous avez cités, ainsi que BFM Radio. J'arrête là l'énumération.
Vous êtes présents sur des supports qui couvrent toute la chaîne de valeur. Appelons cela une concentration verticale, qui n'est pas réglementée par la loi de 1986. C'est l'objet d'une de nos discussions et nous avons à apprécier la caducité éventuelle de cette loi, sachant que l'on peut posséder deux supports sur trois, et encore, si le troisième, la presse ne couvre pas plus de 20 % du territoire dans l'hypothèse où il s'agit d'une presse d'information quotidienne. Vous possédez les « tuyaux ». Vous les fabriquez même et les posez. Vous possédez donc ce qui va acheminer l'ensemble de cette production d'informations et cette création. Vous produisez, avec notamment Altice Studio, 400 films et deux séries par an. Vous avez le support télé, avec les chaînes que j'ai citées, et le support radio (RMC). Cela n'a rien de marginal puisque BFM est la première chaîne d'information en France sur la TNT. Dans la presse, vous possédez Libération et le groupe L'Express. C'est plutôt de cela que nous souhaitons discuter. Ce sont des activités que vous déployez avec succès de façon industrielle dans le monde entier. Quelle est la motivation qui guide cette implication dans le monde des médias ?
Nous pouvons légitimement nous demander si cette implication vient servir vos autres activités et l'influence que vous pouvez avoir, d'autant plus qu'il y a un lien avec la commande publique. Lorsqu'on remporte la licence SFR, qui est attribuée par l'État, l'influence politique peut entrer en ligne de compte. Au-delà de la motivation, que vous allez nous exposer plus précisément, vous paraît-il sain, en tant que citoyen, que dans une démocratie, quelles que soient les motivations et la volonté initiale des propriétaires, l'on puisse concentrer, grâce à une telle puissance industrielle, l'ensemble de la chaîne de valeur de la production d'informations - lesquelles sont nécessaires à notre démocratie de façon indépendante, libre, diverse, à l'abri des influences ?
M. Patrick Drahi. - Merci monsieur le sénateur. Je voudrais juste apporter une précision. Je ne suis pas venu avec des slides. Vous avez projeté un slide certainement tiré d'un journal.
M. David Assouline, rapporteur. - Je vais vous le dire précisément.
M. Patrick Drahi. - Je sais lequel c'est.
M. David Assouline, rapporteur. - C'est pour que ceux qui nous écoutent l'entendent. Ce sont des données établies par l'économiste Benoît Boussemart en octobre 2015, éditions Estaimpuis. Vous pouvez nous dire ce qui est contesté. Il y a des localisations aussi diverses que le Panama, le Luxembourg, New York, la Grande-Bretagne et la Suisse.
M. Patrick Drahi. - Vous oubliez effectivement la Suisse. C'est là que j'habite. Ces données datent de 2015. Effectivement, en 2015, j'avais une holding à Guernesey. Je ne l'ai plus. Toutes mes sociétés sont basées au Luxembourg. La tête de mon groupe était aux Pays-Bas. Elle ne l'est plus. Je vous ai indiqué que je détenais alors 60 % du capital de mon entreprise. 40 % se trouvaient sur le marché. Nous étions à la bourse d'Amsterdam. J'avais expliqué lors d'une précédente audition pourquoi j'étais à la bourse d'Amsterdam et non à la bourse de Paris. J'ai croisé tout à l'heure un étranger qui m'expliquait que ses enfants, nés en France, pouvaient devenir français mais ne le sont pas devenus parce qu'il est tellement compliqué d'obtenir des papiers qu'ils préféraient rester danois et belge. La seule raison pour laquelle j'ai introduit ma société en bourse aux Pays-Bas est que c'était plus facile qu'à Paris. Les Pays-Bas faisant partie de l'Union européenne, cela ne me semblait pas un gros problème.
Plusieurs choses ont changé par rapport au slide que vous avez projeté. Je n'ai jamais eu de société au Panama. Je sais que je parle sous serment. J'ai intenté une démarche auprès de France Télévisions, que j'ai arrêtée car cela ne sert à rien de perdre son temps. J'étais présenté comme l'ennemi public numéro un alors que je n'ai jamais eu de société au Panama. On a beau expliquer cela aux journalistes, une fois que c'est publié, le mal est fait et il est trop tard. Tout le monde croit ce qui est publié, même si c'est faux. Cela ne sert à rien de lutter ensuite contre des bêtises qui sont dites ou écrites.
Je ne suis plus propriétaire de L'Express et je ne suis plus propriétaire de Libération. Je peux vous expliquer pourquoi. Cela prendrait des heures. Je peux aussi vous expliquer pourquoi j'avais acheté ces journaux. Je l'avais déjà expliqué. Au moment d'acheter SFR, Libération était en dépôt de bilan. Certains disaient, sur France Télévisions, le soir, tard, que j'allais acheter Libération à la barre du tribunal de commerce. J'ai trouvé plus correct d'en prendre le contrôle directement. Cela répondra à l'une de vos questions. Est-il sain que des entrepreneurs détiennent des médias ou des titres de presse ? Cela me paraît extrêmement sain. Lorsque le capital d'une entreprise est fragmenté entre de multiples petits acteurs qui ont peu de moyens pour développer l'entreprise, cela ne pose pas de problème tant que tout va bien. Lorsqu'une vraie difficulté économique ou industrielle se fait jour, ce n'est plus pareil. C'était - et c'est toujours - le problème de la presse. Mieux vaut alors pouvoir s'appuyer sur quelqu'un qui a les moyens de renflouer un journal, plutôt que d'avoir 18 actionnaires dont aucun n'a les moyens de renflouer le journal, et qui se disputent du matin au soir.
J'ai sauvé Libération. On m'avait dit que cela allait me coûter 14 millions d'euros. Cela m'a coûté beaucoup plus, et Libération est toujours vivant. Je pourrais vous dire pourquoi j'ai placé le journal dans une fondation. Cela lui assure une indépendance totale. Je n'ai pas sauvé BFM. J'ai racheté BFM car cela me semblait une bonne affaire, en cohérence avec mes métiers. Cela me permettait de me développer davantage dans le monde rural, comme je l'avais fait avec Canal Coquelicot. Il y avait cette cohérence dans la recherche d'un développement régional, au moment où l'on voulait fibrer la France. D'ailleurs, nous développons des BFM dans toutes les régions de France.
Est-ce pour avoir de l'influence au regard de la commande publique ? Les licences télécom ne se discutent pas dans le bureau d'un responsable politique : il s'agit d'enchères qui sont remportées par le plus offrant, et auxquelles vous pourriez participer. J'ai payé 750 millions d'euros la dernière licence que nous avons obtenue. J'aurais pu la payer beaucoup moins cher si je n'avais pas eu l'État parmi mes concurrents, puisque l'État est au capital d'Orange. Nous participons donc à l'investissement dans les infrastructures et nous payons aussi beaucoup d'impôts, alors que SFR ne payait pratiquement plus d'impôts lorsque je l'ai achetée. Aujourd'hui, elle paie beaucoup d'impôts. Croyez-moi, acheter des médias n'a rien à voir avec une recherche d'influence. J'ai 30 millions de clients chez SFR, c'est-à-dire la moitié de la France. Tout le monde connaît mon entreprise. Je n'ai pas besoin d'avoir une influence sur quoi que ce soit. En outre, je n'ai aucune commande publique.
Je crois qu'une grande problématique a trait à l'avenir économique du métier. Je peux vous faire part de mes vues quant à la façon dont la loi pourrait évoluer. Vous mentionnez la loi de 1986. Mon fils est là. Il n'était pas né en 1986. Les gens qui seront aux commandes bientôt n'étaient même pas nés. Nous pourrions aussi parler de la loi sur la télévision en noir et blanc de 1960 ou 1955. Les lois sont désuètes au regard des technologies existantes. Je pense que la consolidation, dans des secteurs extrêmement fragmentés, est très saine pour l'économie. Tout à l'heure, j'ai pris un café à Paris. J'ai payé 8 euros pour un café et un croissant. Chez SFR, vous pouvez trouver des abonnements à la 5G pour 8 euros. Vous passez cinq heures par jour sur votre téléphone. Vous prenez un café. Cela prend trente secondes et ce n'est pas forcément très bon pour la santé. C'est délirant ! Il n'est pas logique que le café soit aussi cher et que la 5G soit aussi peu chère. Nous n'avons pas de quoi être fiers, en tant que Français, d'avoir des services d'une telle importance et d'une telle utilité bradés à un tel prix.
Résultat des courses, les opérateurs américains sont extrêmement puissants, non parce qu'ils font de la politique mais du fait de leurs résultats économiques. Or ceux-ci ont été permis par leur concentration. Dans l'industrie des médias, les opérateurs de télécom, c'est-à-dire ceux qui ont les tuyaux, ont essayé à plusieurs reprises d'intégrer les médias. Je l'ai tenté également. Dans certains cas, j'ai persévéré, dans d'autres j'ai arrêté. J'ai décidé de sortir de la presse papier car le mécanisme qui était en place ne fonctionnait pas correctement. Pourquoi fait-on de la fibre optique ? Ce n'est pas pour échanger des SMS mais pour permettre de produire une information interactive en vidéo, en lien direct avec la télé. Il est logique que les grandes entreprises - donc les grands entrepreneurs qui les détiennent - soient au capital des entreprises de médias.
Je connais bien le marché américain, dont je suis un petit acteur, à travers une entreprise de la taille de SFR, qui ne détient que 2 % du marché américain. Les grands groupes de médias américains sont contrôlés par des personnes physiques. Il en est de même de Google, Facebook et des autres grandes plates-formes. Est-ce bien pour la démocratie ? C'est fantastique. Je suis issu d'une famille d'enseignants. J'ai eu la chance, grâce au système éducatif dont j'ai bénéficié, de pouvoir me développer en France. Si l'on me dit demain que je ne peux plus rien acheter dans les médias au motif que je suis présent dans les télécom, et réciproquement, ce serait très regrettable. Je cite une anomalie de la loi de 1986.
A l'époque, il y avait une seule chaîne de télé. On passait à trois. On est passé à 250 chaînes de télé. Une, ce n'était pas assez. 250, c'était trop. Lorsqu'il y avait une chaîne, on a voulu ouvrir le système en privatisant et en octroyant une deuxième, puis une troisième fréquence. Une fois atteint le nombre de 250 chaînes, on conserve la loi de 1986, qui vous interdit par exemple de détenir plus de 49 % d'une entreprise qui a une certaine audience en France. C'est totalement ridicule. Je crois que vous allez recevoir M. Bouygues. Il détient 49 % de TF1, qui est la première chaîne privée de France. Pensez-vous qu'il a plus ou moins d'influence en détenant 49 % ou 100 % ? Cela ne change rien. En revanche, aux États-Unis, ses concurrents en rigolent, car avec 49 %, il n'a aucun moyen de développer son entreprise. Il ne s'est d'ailleurs pas développé hors de France. L'Américain qui est propriétaire de son entreprise aux États-Unis peut, fort de ses résultats, investir à l'étranger. Les Chinois font de même. Les Français doivent être extrêmement bons pour se développer à l'étranger, car, dans les médias, dès que nous atteignons une certaine taille, nous ne pouvons détenir plus de 49 % du capital.
Lorsque j'ai repris le groupe BFM, nous avions une audience de 3 %. Nous avons investi. J'ai augmenté les effectifs, recruté des journalistes. Nous sommes aujourd'hui à 7 %. On me dit que si je dépasse une certaine audience, je n'ai pas le droit de détenir plus de 49 % du capital. Il faudrait donc que je revende 51 %. Cela n'a aucun sens ! Cela ne tient pas la route. D'ailleurs, l'ensemble qui sera formé par le rapprochement de TF1 et M6 ne pourra détenir plus de sept chaînes de télévision. Pourquoi sept et non cinq ? D'où sort ce chiffre ? Cela devrait être en rapport avec l'audience et non avec le nombre de chaînes.
M. Laurent Lafon, président. - Concrètement, la loi de 1986 vous a-t-elle empêché de faire une acquisition ?
M. Patrick Drahi. - Bien sûr. Croyez-vous que j'avais la possibilité d'acheter 49 % de M6 ? Comment financer une telle acquisition ? Supposons que vous souhaitiez acheter une maison. Vous allez voir votre banquier et vous vous rendez compte que vous ne pouvez acheter que l'entrée, les toilettes et une chambre. D'ailleurs, dans le cas de TF1 et M6, ce n'est pas un rachat. C'est une fusion. Le groupe Bouygues en détiendra 35 %. Ce sont des lois qui empêchent le développement.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous exposez votre point de vue un peu comme une évidence et comme la seule position possible. Or les faits montrent des choses différentes de ce que vous expliquez. Vous indiquez qu'aux États-Unis, les acteurs industriels se développent parce qu'il n'y a pas de limites. Ce n'est pas vrai. C'est depuis Trump qu'il n'y a plus de limites. Auparavant, avant qu'on ne lève toutes les contraintes, nul ne pouvait posséder une grande chaîne de télé et la presse écrite.
M. Patrick Drahi. - Non, excusez-moi, je suis sûr que vous connaissez mieux les lois françaises que moi mais je connais probablement mieux le marché américain. Vous savez que CNN a été fondée par Ted Turner. CNN est aujourd'hui détenue par un grand groupe de télécom.
M. David Assouline, rapporteur. - J'ai été très précis. Jusqu'aux dernières déréglementations, sous l'impulsion de Donald Trump, on ne pouvait pas posséder plusieurs grandes chaînes ni posséder une grande chaîne de télé et un organe de presse écrite.
M. Patrick Drahi. - C'est faux. J'ai acheté Cablevision. Il y avait une chaîne de télé et un journal, numéro un dans la région de New York, numéro un dans la presse et dans la télé. Je ne sais pas d'où vous tenez cette information.
M. David Assouline, rapporteur. - Je vais rechercher mes sources.
M. Patrick Drahi. - Je vais vous donner des chiffres. Il y a trois grandes chaînes aux États-Unis. Les trois sont contrôlées par des personnes physiques (que je connais toutes les trois), Brian Roberts, John Malone et Shari Redstone. Grâce à cela, l'entreprise est stable. Lorsque nous allons travailler le matin, nous ne nous disons pas « je vais créer des emplois » ou « je vais gagner de l'argent ». Ce n'est pas cela, l'objectif d'un entrepreneur, ni détruire des emplois ou faire des restructurations. Son objectif est de faire grandir son entreprise. Aujourd'hui, si nous faisons dix francs de chiffre d'affaires, l'objectif est de faire onze ou douze francs de chiffre d'affaires l'année prochaine. Cela peut se faire par croissance interne ou par acquisition. Il est logique, lorsqu'on atteint une certaine taille, d'envisager de racheter certains collègues, concurrents ou fournisseurs. C'est la logique du monde industriel. Renforcer les entreprises permet de construire des champions. J'ai racheté des entreprises qui étaient pratiquement en dépôt de bilan. Nous les avons restructurées et grâce à cela, nous sommes aujourd'hui présents dans plein de pays du monde. Aux États-Unis, on peut faire cela, en Angleterre aussi.
M. David Assouline, rapporteur. - En fin d'audition, après que mes collègues vous auront posé leurs questions, j'aurai des éléments pour vous répondre à propos de ce que vous contestez, parmi les informations que j'ai citées concernant les États-Unis. J'ai d'autres questions à vous poser.
Vous avez racheté les titres du groupe belge Roularta en 2015 (L'Expansion, L'Express, Lire, Studio, Ciné Live, Mieux Vivre Votre Argent, Classica et Pianiste). Cette acquisition semble dépasser la simple sauvegarde d'un titre emblématique. Nous avons eu cette explication, notamment par M. Arnault : je n'ai pas d'intérêt à acheter des titres de presse. Je viens comme un mécène sauveteur d'entreprises en difficulté et si ces titres peuvent encore exister, c'est grâce à moi. Chacun peut apprécier la réalité de ces motivations. Vous nous avez dit cela à propos de Libération. L'exemple que je viens de citer montre qu'il y avait tout de même une stratégie de votre groupe consistant à aller vers la presse écrite. Pouvez-vous nous l'expliquer ?
M. Patrick Drahi. - Non, ce n'est pas ce que j'ai dit. Nous avions une stratégie qui consistait à aller vers les médias télévisuels. J'ai racheté Libération et je suis tout à fait d'accord avec M. Arnault : j'ai sauvé Libération. Je n'ai pas considéré que j'allais investir dans les journaux, sûrement pas. J'ai racheté Libération au moment où cette entreprise avait besoin de 14 millions d'euros pour ne pas se déclarer en faillite auprès du tribunal de commerce. J'étais en train de faire un chèque de 14 milliards. Je me fais interviewer par une journaliste de Libération, qui me dit, monsieur Drahi, vous ne pouvez pas nous aider ? Vous allez dépenser 14 milliards. Nous avons besoin de 14 millions pour finir le trimestre. Je la regarde. Je calcule vite. Cela fait un pour mille. C'est comme si quelqu'un qui s'achète une paire de chaussures à 100 euros se voit demander dix centimes par quelqu'un, dans la rue, qui est dans le besoin. Je lui ai dit que j'allais étudier le dossier. Le soir, je demande que le dossier me soit communiqué. Je n'ai pas acheté Libération pour d'autres raisons.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez commercialisé ces titres via le kiosque SFR en appliquant un taux de TVA de 2,1 %, avant d'être contraint en 2018 de revenir au taux annuel de 20 % et de subir un redressement en conséquence. Si vous saviez que vous alliez être soumis au taux de 20 %, auriez-vous racheté ces titres - dont vous vous êtes d'ailleurs désengagé depuis ?
M. Patrick Drahi. - Je vous réponds sous serment et sincèrement. Lorsque j'ai racheté Libération, je ne savais pas ce que j'allais en faire. Je savais que j'allais faire plaisir à mes parents, qui étaient professeurs de mathématiques. Vous imaginez pour qui ils votaient. Cela leur a fait plaisir. Au départ, ils disaient « mon fils, il est dans les affaires, il n'a pas réussi ». Dans ma famille, tout le monde est médecin ou professeur de mathématiques. Je rachète Libération et là, je reçois des SMS de copains qui me disent « Patrick, ça nous fait plaisir, pour une fois, tu vas perdre de l'argent ». Cela me vexe quand on me dit cela. Avec Libération, c'est impossible de s'en sortir. Comment faire pour être un peu plus gros, trouver des synergies, etc. ? C'est exactement ce qu'a dit M. Arnault. Ce n'est pas moi qui ai appelé les responsables de L'Express. Une personne belge m'appelle et me demande si je serais intéressé par le groupe L'Express. Moi, je lisais L'Express. Mes parents lisaient Libération. Je me suis dit pourquoi pas, cela va compléter le machin. C'est ainsi que cela s'est passé.
Une fois que nous étions à l'intérieur, nous nous sommes rendu compte que c'était une patate chaude. Chaque année, cela baisse. Les gestionnaires ne font que licencier des gens et cela continue de baisser. Mon fils n'a jamais touché un papier réel. Les jeunes lisent les journaux mais ils les lisent sur smartphone. Je me suis dit, j'ai trouvé un modèle économique. Je vais rassembler le plus grand nombre possible de journaux et je vais les diffuser auprès de mes 15 millions d'abonnés. Il existait depuis la nuit des temps deux régimes de TVA différents en France, celui des télécoms et celui des médias. La télévision à péage était soumise à un taux de TVA de 5,5 %. Nous avons effectivement profité du régime en place. Je ne fus pas le seul à faire l'objet du contrôle fiscal en question puisque tous mes concurrents m'ont imité. Le kiosque SFR est fantastique et ma mère y est d'ailleurs abonnée. Cela a fait repartir le truc. Le magazine qui était lu par 30 000 personnes a vu son audience passer à 400 000 personnes.
M. David Assouline, rapporteur. - Ma question est très concrète.
M. Patrick Drahi. - Ma réponse l'est encore plus ! Du coup, après, on me dit, on change la loi, cela passe à 20 %. Il n'y avait plus d'intérêt à le diffuser. Cela s'est écroulé. Je suis un mécène pour quelques jours mais pas pour le restant de ma vie. Donc nous nous sommes débarrassés de cela.
M. David Assouline, rapporteur. - C'est bien parce que vous étiez soumis à un autre taux de TVA qu'il y avait moins d'intérêt à faire le mécène. Je vais continuer. Vous avez dit « on licencie » dans la presse écrite, etc. et que vous aviez sauvé Libération. Cela dit, vous n'est pas complètement connu pour monter vos affaires et prendre possession de ce que vous achetez sans des plans sociaux gigantesques.
M. Patrick Drahi. - C'est complètement faux ! Je ne peux vous laisser dire cela.
M. David Assouline, rapporteur. - On ne peut pas se parler en même temps. Je vous écoute et j'essaie de poser des questions.
M. Patrick Drahi. - J'ai levé la main droite en jurant. Si vous dites des contre-vérités, ce n'est pas très juste.
M. David Assouline, rapporteur. - N'avez-vous pas licencié à SFR ?
M. Patrick Drahi. - Mais tout le monde l'a fait ! Orange licencie plus que moi chaque année.
M. David Assouline, rapporteur. - Pourquoi dites-vous que je ne dis pas la vérité ?
M. Patrick Drahi. - Vous dites que j'achète des entreprises pour licencier. C'est totalement faux !
M. David Assouline, rapporteur. - Non, je n'ai pas dit « pour licencier ». J'ai dit que quand vous achetez des entreprises, il y a, pour les rentabiliser, de grands plans de licenciement. Il se trouve que ceux qui sont licenciés sont des êtres humains.
M. Patrick Drahi. - Lorsque j'ai acheté BFM, il y avait 800 personnes. Il y en a 1 300 aujourd'hui.
M. Laurent Lafon, président. - Monsieur Drahi, s'il vous plaît, on va calmer un peu le jeu.
M. David Assouline, rapporteur. - Moi, je suis très calme. J'en viens à ma dernière question de cette série. Vous voyez bien les inquiétudes que l'on peut avoir lorsqu'il existe un propriétaire puissant dans le domaine des médias : l'indépendance des rédactions, la liberté des journalistes, sont des choses qu'il faut préserver.
On peut se demander s'il peut y avoir des interventions qui empiètent sur cette liberté éditoriale et sur le travail journalistique. Un communiqué commun des sociétés des journalistes des rédactions de BFM Business, bfmtv.com, BFM TV et RMC, s'est ému de la décision qui a consisté à mettre fin à la collaboration d'un journaliste du magazine Capital sur l'antenne BFM Business. « Grégory Raymond, qui participait régulièrement à l'émission BFM Bourse en tant que spécialiste des cryptomonnaies, s'est vu signifier la fin de ses interventions en raison des choix éditoriaux de Capital. La direction du groupe a mis en avant des articles jugés malveillants envers Altice, SFR et leurs dirigeants pour justifier cette décision unilatérale. La fin de cette collaboration n'a aucun lien avec le travail de Grégory Raymond, dont la qualité des interventions a toujours été saluée et ne peut être que dommageable à l'antenne BFM Business ». C'est signé par les sociétés des journalistes que j'ai citées, qui « tiennent à l'indépendance des rédactions et restent particulièrement vigilantes sur les interventions d'Altice, SFR et leur actionnaire dans le contenu éditorial ». Ils affirment que c'est l'intervention de l'actionnaire qui a conduit à la fin de cette collaboration. Que répondez-vous ?
M. Patrick Drahi. - Monsieur le sénateur, je vois beaucoup de choses, dans la presse, qui ne sont pas exactes.
M. David Assouline, rapporteur. - Nous parlons de quatre sociétés de journalistes de vos rédactions.
M. Laurent Lafon, président. - Laissons répondre M. Drahi.
M. Patrick Drahi. - D'abord, je ne sais pas qui est M. Raymond. Je n'en ai jamais entendu parler de ma vie. Je vois beaucoup de choses, dans la presse, qui sont fausses. J'ai vu des choses me concernant qui étaient fausses. Ce n'est pas pour autant que je réagis. Cela me laisse de marbre. Si l'on devait réagir à toutes les fausses informations diffusées, je pense que je n'aurais pas assez de 24 heures pour répondre. Par exemple, tout à l'heure, la première diapositive était fausse. C'était faux. Il y avait des erreurs. Elle n'était pas à jour. Vous avez sorti un document qui est factuellement faux à maints égards.
Ce que vous venez de mentionner émane d'une société de journalistes. C'est comme s'il s'agissait de propos de journalistes. C'est leur version. On peut demander au directeur général de BFM ce qu'il s'est passé en l'occurrence. Je ne sais même pas de quoi on parle. Je ne peux vous en dire davantage. En tout cas, je ne suis pas intervenu dans cette opération. Je n'interviens pas dans le contenu. J'interviens sur les performances financières, économiques de l'entreprise et la vision de développement de l'entreprise. Lorsque j'arrive dans le groupe BFM, qui s'appelle NextRadioTV, il réalise 190 millions d'euros de chiffre d'affaires. En arrivant, je dis « voici comment nous allons faire pour faire de la croissance ». Tout ce que j'ai dit n'a pas marché mais la même entreprise réalise aujourd'hui un chiffre d'affaires de 340 millions de chiffre d'affaires. C'est un bon résultat. Je suis content. Je continue. Ce que dit tel ou tel journaliste n'a aucun impact sur ce que je viens de vous dire. Nous ne regardons pas ce qui est dit ou non. Nous agissons pour développer économiquement une belle entreprise.
M. Laurent Lafon, président. - Vous avez fait référence à plusieurs reprises à Libération. Quelle est la situation financière actuelle de Libération ? Effectivement, vous n'êtes plus directement propriétaire de Libération puisque vous l'avez cédé à un fonds de dotation en 2020. Qui est derrière ce fonds, si ce n'est vous ? Pouvez-vous nous éclairer sur les financeurs du fonds de dotation ?
M. Patrick Drahi. - Effectivement, aujourd'hui, c'est moi. C'est un fonds qui est ouvert. Chacun peut contribuer à son financement à hauteur de ses moyens. Vous serez les bienvenus car cela allégera la facture en fin d'année. Je ne connais pas la situation financière de Libération. L'entreprise Libération est totalement indépendante. J'ai doté ce fonds d'un capital d'une vingtaine ou d'une trentaine de millions d'euros.
Lorsque je rachète Libération en 2015, l'entreprise perdait à peu près 16 millions par an. Donc j'ai dû renflouer Libération à hauteur d'une centaine de millions. Nous sommes passés de - 16 à - 12, de - 12 à - 8, etc. J'ai placé Libération dans le fonds pour assurer son indépendance. Il est très important de comprendre l'esprit d'un entrepreneur. J'en suis un parmi d'autres mais je pense que nous partageons les mêmes valeurs, parmi les entrepreneurs. Lorsqu'on est à la tête de l'entreprise qu'on a fondée, c'est l'histoire d'une vie.
Nous pensons que nos enfants vont continuer, ce qui est d'ailleurs propre à la France. Les Américains ne peuvent le faire. C'est notre rêve, en tout cas. On aimerait que nos enfants continuent. Mes parents voulaient que je sois enseignant. Je ne suis pas professeur et je voudrais que mes enfants soient entrepreneurs. On se dit qu'on ne peut laisser à nos enfants une entreprise qui perd de l'argent continuellement, car, sauf à être philanthrope, il va tout arrêter. Les affaires qui perdent de l'argent, il vaut donc mieux les placer dans une organisation philanthropique qui assure des donations. C'est ce qui a guidé mon choix. Pour répondre à votre question, je pense que le journal Libération perd aujourd'hui un peu d'argent, beaucoup moins qu'à l'époque. Il doit perdre 2 ou 3 millions. J'ai mis dans la structure du fonds 20 millions de cash, en plus de la centaine de millions que nous avions dépensés, pour pourvoir aux besoins des prochaines années.
M. Laurent Lafon, président. - On perçoit que ce système de fonds de dotation se développe de plus en plus. Avez-vous bénéficié de la défiscalisation lorsque vous avez investi 20 millions dans le fonds de dotation ?
M. Patrick Drahi. - Non, pas sur ces 20 millions. En revanche, la mise en fondation d'un journal vous permet de défiscaliser une partie de l'argent perdu. Je ne connais pas les détails techniques mais c'est un peu comme les reports déficitaires dans les entreprises.
Je voulais sortir de SFR. Libération était une filiale de SFR et SFR était reparti en croissance. Libération était légèrement en décroissance - quand je l'ai racheté, il décroissait de 10 % à 15 % par an. Nous l'avons confié à des professionnels. C'est géré par quelqu'un de totalement indépendant, à qui je ne parle jamais. Je ne regarde même plus la situation économique. Ce n'est plus mon problème. Lui est libre de lever des fonds auprès de n'importe qui. Si demain, Libération gagne de l'argent, je n'en profite pas. S'il en perd, ce n'est pas mon problème. Il appartient désormais à l'équipe de direction décider du futur économique et rédactionnel du journal. D'ailleurs, pour la partie rédactionnelle, cela n'a jamais changé.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Bonsoir monsieur Drahi. Depuis le début de cette commission d'enquête, nous voyons « défiler » de grands capitaines d'industrie, des entrepreneurs, qui sont tous, sans exception, venus nous dire, avec leurs mots, leur personnalité, la même chose - ce qui est plutôt rassurant lorsqu'on connaît un peu l'économie. Ce n'est d'ailleurs pas si répandu en France, de connaître l'économie. Disons que nous avons une marge de progression en la matière. Ils sont tous venus nous dire des vérités têtues : pour avoir des emplois, il faut des entrepreneurs. S'il n'y a pas d'entrepreneurs, il n'y a pas d'emplois. Ils nous ont tous dit qu'avant d'être grands, ils ont été petits. Aujourd'hui, dans les affaires, dans l'audiovisuel comme dans d'autres secteurs, la compétition est internationale. Or on a tendance, dans notre pays, à vouloir faire courir le cent mètres aux entrepreneurs avec un boulet aux pieds. Ils nous ont tous expliqué également qu'il fallait une vraie volonté d'entreprendre et que derrière la réussite, il y avait une intelligence stratégique mais aussi, à un moment donné, un risque financier, le plus calculé possible. Ce risque financier fait parfois appel à des montages qui peuvent paraître alambiqués mais qui sont nécessairement validés et, in fine, si l'intelligence stratégique a fonctionné, « mettent dans le mille ». L'analyse de votre trajectoire, depuis 2016, montre que vous êtes assez visionnaire. Qu'il s'agisse de concentrations verticales ou diagonales, vous êtes un expert.
Pensez-vous que l'acquisition de diffuseurs et de contenus est désormais indispensable à l'activité d'opérateurs de télécommunications ?
Au regard du champ publicitaire concurrentiel, pensez-vous qu'il faille considérer les plates-formes comme de nouveaux éditeurs de télévision ?
M. Patrick Drahi. - Merci pour votre analyse. Je ne pense pas qu'il soit indispensable pour une entreprise de télécom d'être présente dans les médias. C'est ce qu'on a cru en 2014, suite à une grande vague de rapprochements entre les télécoms et les médias outre-mer. C'est un peu le mouvement que j'ai essayé de suivre. Lorsque j'ai racheté les droits de la Champions League européenne, pour un prix très élevé, suite à un appel d'offres européen, j'essaie de copier, à l'époque, le modèle de British Telecom, qui avait acheté les droits de la Premier League anglaise. Cela ne s'est pas passé comme je le pensais. On fait parfois des erreurs.
Nous avons néanmoins développé RMC Sport grâce à cela. Je possède toujours RMC Sport mais j'ai revu mes investissements. Un entrepreneur est un être humain et fait parfois des bêtises. Mais on s'adapte, car si on fait des bêtises trop longtemps, on risque de disparaître. J'ai ainsi revu ma stratégie dans le sport, car le problème, en la matière, a trait au fait qu'on ne contrôle pas complètement son destin. Des groupes peuvent surgir du jour au lendemain, participer à des appels d'offres mondiaux et payer des prix déraisonnables par rapport à la réalité du marché. C'est ce qu'il s'est passé sur le marché français. Ces entreprises ont moins de contraintes dans leur pays car elles peuvent être beaucoup plus grosses. S'il n'est pas indispensable d'être dans les médias, il me paraît néanmoins intéressant de garder certains médias qui se développent.
Nous avons par exemple fait évoluer nos positions dans la radio. RMC doit être la deuxième ou la troisième radio privée en France, ce qui en fait une radio importante. La radio traditionnelle est une industrie en déclin, ce qui a été accentué par le Covid car les gens écoutent souvent la radio en conduisant. L'audience des radios était orientée à la baisse, avec un déclin assez lent mais régulier. Dans notre cas, cela ne se voyait pas car nous gagnions des parts d'audience mais à part d'audience constante, ce marché est en déclin. Nous avons réinventé le modèle de RMC en produisant, de plus en plus, des podcasts : on numérise les contenus. A l'époque, lorsque j'étais étudiant, on appelait cela l'informatique. C'est la même chose. Lorsque les ingénieurs télécoms investissent le champ des médias, ils les rendent plus modernes. Je suis venu avec un masque Sotheby's parce que je trouvais que cela faisait chic. Je n'ai pas racheté Sotheby's pour des questions de pouvoir ou d'influence. En tant qu'expert des télécoms, je numérise Sotheby's et cela va nous faire gagner trois fois plus d'argent. Tel est bien le but d'un entrepreneur. Avant, il y avait 300 personnes dans une salle qui levaient un petit panneau pour participer aux enchères, avec peut-être 25 personnes au téléphone. Aujourd'hui, nous avons un million de personnes qui soumettent des offres en ligne, ce qui est excellent pour les affaires. Nous modernisons ces entreprises pour les accompagner vers un nouveau monde.
Quant aux grands médias étrangers, ils sont effectivement en train de prendre pied sur nos marchés. Nous avions commencé, avec Altice Studio, à investir dans les films et les contenus. J'ai arrêté. Je n'ai pas cherché à intégrer de nouvelles activités par principe, dans une logique de contrôle et d'intégration. C'était un raisonnement économique. Prenez Comcast, premier opérateur du câble aux États-Unis, qui a racheté NBC, grande chaîne nationale, l'équivalent de TF1 ou France 2. Il existe NBC Universal dans le sport, CNBC dans l'information en continu. Le fils du fondateur (qui a créé l'entreprise il y a quarante ans) contrôle l'entreprise avec 1 % du capital. C'est quelque chose qu'on ne peut pas faire en France. Il faut réformer le marché boursier en France. Si un entrepreneur perd le contrôle de son entreprise, il cessera de la développer.
M. Laurent Lafon, président. - Monsieur Drahi, nous allons essayer de rester dans le thème de la commission, qui est la concentration dans les médias.
M. Patrick Drahi. - C'est le même sujet. Quant au marché de la publicité, il suffit de voir le résultat de Google : il représente deux fois le chiffre d'affaires de LVMH. Vous aviez ici le premier entrepreneur de France il y a quelques jours. Je suis très fier d'être assis à la même chaise. Son chiffre d'affaires annuel est la moitié du profit des fondateurs de Google, Larry Page et Serguey Brin. Ces gars sont des génies ! Nous ne sommes pas moins intelligents en France mais ils ont un marché de 300 millions de consommateurs. Nous sommes un peu plus nombreux en Europe, avec 350 millions d'habitants. Mais nous sommes moins intelligents, car le système américain fonctionne mieux. Tout le monde a la 5G aux États-Unis. Nous démarrons tout juste.
Mme Sylvie Robert. - Nous parlons de concentration dans cette commission d'enquête. Elle s'opère à différents niveaux et a des impacts de différentes natures. Nous avons parlé de réseaux tout à l'heure. Un certain nombre d'analystes s'accordent pour considérer que le nombre d'opérateurs pourrait diminuer à l'avenir et qu'un rapprochement entre votre groupe et Iliad serait à l'étude. Le confirmez-vous ? Si tel est le cas, quels seraient les avantages éventuels d'un tel rapprochement dans la perspective du déploiement de la 5G ? Impacterait-il votre stratégie de contenus ?
Vous avez également évoqué les télés locales. Il s'avère que j'ai été pendant longtemps présidente d'une chaîne de télévision locale, TV Rennes, qui existe encore et est très active. Pouvez-vous définir la ligne éditoriale de BFM ? Le déploiement des versions locales de BFM, s'appuie-t-il sur des rédactions locales et quels sont les liens, en termes de contenus, de ligne éditoriale et du point de vue des équipes avec BFM du point de vue national ?
J'aimerais également votre sentiment sur les droits du football, en lien avec Médiapro, mais j'y reviendrai plus tard car plusieurs de mes collègues souhaitent également vous poser des questions.
M. Patrick Drahi. - Il n'y a aucune étude de rapprochement entre mon groupe et Iliad. Je suis ami avec tout le monde. Je suis copain avec Xavier, avec Martin, avec Stéphane. Si demain je prends un café à Paris avec Xavier et qu'un journaliste passe, je vous garantis qu'un article paraîtra, selon lequel nous discutons d'un éventuel rapprochement, alors que nous parlons peut-être d'un hôtel qu'il a construit aux Maldives et que j'ai trouvé très agréable lorsque j'y ai passé mes vacances,
Il n'y a aucune stratégie de rapprochement. J'ai tout essayé, du point de vue de la consolidation du marché français des télécoms. Je n'y suis pas parvenu mais je suis assez persévérant, dans la vie et je ne suis pas pressé. Je pense que cela se fera un jour ou l'autre. Aux États-Unis, ils étaient quatre. Ils sont passés à trois. Le profit de chacun des trois opérateurs restants, aux États-Unis, est supérieur au chiffre d'affaires de l'ensemble du marché français des télécoms. Comment voulez-vous que nous résistions face à de tels acteurs ? C'est impossible. J'ai la chance d'avoir, avec SFR, une entreprise qui gagne de l'argent. Orange en gagne un peu plus. Mes deux collègues en gagnent assez peu. Face à nous se trouvent des acteurs qui gagnent beaucoup plus d'argent. Vous imaginez donc bien ce qu'il peut se passer tôt ou tard. Je pense donc qu'il vaut mieux pour le marché français que deux opérateurs français se rapprochent, un jour, pour former un nouvel ensemble plus fort, plutôt que de voir l'un des quatre opérateurs français passer dans des mains étrangères. C'est le problème des infrastructures importantes.
Nous avions dit que nous souhaitions créer des déclinaisons locales ou régionales de BFM dans dix territoires. Je pense que nous allons y parvenir d'ici la fin de l'année. Nous sommes aujourd'hui à sept. La stratégie est celle de TV Rennes, de Canal Coquelicot et celle de News 12 à New York : il s'agit d'être sur place pour couvrir les informations qui importent aux gens localement, c'est-à-dire le trafic et la météo, le matin, ainsi que des évènements spécifiques locaux. Il y a un patron qui gère toutes les chaînes locales en France. Je ne connais pas la répartition hiérarchique entre les différentes personnes. S'il se passe quelque chose à Lyon, bien évidemment, au lieu de dépêcher un journaliste de BFM qui travaille au siège à Paris, notre journaliste local sera beaucoup plus rapidement sur les lieux. Cela nous donne un avantage compétitif.
Lorsque je rachète BFM, on me fait deux cadeaux, au cours des mois suivants. On permet à LCI de passer en diffusion hertzienne, alors que c'était jusqu'à présent une chaîne du câble et du satellite. Au même moment, on lance une chaîne supplémentaire de service public, comme si nous n'en avions pas déjà beaucoup. Alain Weill m'appelle. Il panique, d'autant plus que je n'avais acheté que la moitié du capital. Il paniquait surtout pour la deuxième partie. Je lui dis « ne t'inquiète pas, nous allons investir plus qu'eux ». C'est ce que nous avons fait. Cette stratégie du local consiste à rechercher davantage d'impact sur le marché pour être plus fort économiquement. On lit dans les journaux que CNews est remonté et se rapproche de BFM. C'est un peu comme pour les manifestations : tout dépend qui compte. Si l'on ajoute l'audience de BFM nationale aux BFM locaux, l'écart en notre faveur est bien plus grand. A moins d'être mauvais, plus on investit, plus on réussit, c'est le principe du jeu économique. Nous avons dû créer 200 ou 300 postes chez BFM en comptant les déclinaisons régionales.
M. Michel Laugier. - Monsieur Drahi, je voudrais revenir sur vos propos. Vous avez dit avoir renoncé à investir dans la presse écrite. Au passage, vous avez tout de même réalisé une bonne opération financière lorsque vous avez revendu Altice Médias groupe à SFR. Avez-vous rentabilisé ainsi votre investissement dans la presse écrite ?
Nous avons évoqué la concurrence entre les opérateurs de télécoms et les plates-formes internationales. Avez-vous une stratégie pour lutter contre l'influence de plus en plus importante de ces plates-formes internationales ?
Vous avez évoqué votre investissement initial dans le sport et le cinéma. Vous avez ensuite renoncé. Faut-il en déduire que la concentration du secteur des médias se fera sans mise en oeuvre de la stratégie de convergence entre contenants et contenus que les acteurs des télécoms avaient initialement mise en place ?
Enfin, la mutualisation des antennes de votre groupe télé et radio, avec la captation télévisée des antennes radio, génère-t-elle beaucoup d'économies et jusqu'où cette mutualisation des antennes peut-elle aller ? Cette situation pose aussi le problème du pluralisme : n'engendre-t-elle pas un phénomène de cannibalisme entre plusieurs antennes, susceptible d'entraîner une baisse de l'audience et donc des recettes publicitaires ?
M. Patrick Drahi. - Je n'ai pas fait de bonne opération financière dans la presse. J'ai fait plus de pertes que de profits. Lorsque j'ai revendu le groupe de médias à SFR, je l'ai vendu à moi-même. Ce n'était donc pas une opération financière. L'objectif était d'optimiser la dimension juridique de l'entreprise.
J'ai ensuite cédé le groupe Roularta (qui contrôlait L'Express et un certain nombre de titres), il y a un an, au moment où Alain Weill a repris sa liberté. Alain Weill est un entrepreneur comme moi-même. Lorsque j'ai repris son entreprise, il a gentiment accepté de travailler avec moi et de m'aider à restructurer le groupe en France, y compris SFR. Lorsqu'il a fini ce travail, il a souhaité reprendre sa liberté. Il a eu un projet pour L'Express, qui semblait intéressant. Je lui ai alors cédé le contrôle de L'Express. J'ai acheté L'Express. Ensuite, je l'ai apporté, comme Libération et comme BFM, au groupe SFR. Quand je dis « au groupe SFR », ce n'est pas tout à fait exact. Vous avez montré les organigrammes. C'était très compliqué. Il y a une partie qui était juste et une partie qui ne l'était pas. Altice a deux pôles en France, SFR pour les télécoms et les médias. Lorsque j'ai acheté les médias, c'était sur le côté. Ensuite, j'ai placé des activités dans un seul pôle pour des raisons financières liées à la structuration de la dette. Libération a été placé dans un fonds de dotation dans lequel je n'ai aucune participation. J'y ai mis l'argent qu'il fallait pour couvrir plusieurs années. Altice France a cédé 51 % de L'Express à Alain Weill il y a environ un an. Le prix de cession n'est pas communiqué mais c'était trois fois rien. J'avais tout de même acheté ce groupe pour 80 ou 90 millions d'euros. Au total, j'ai dû perdre 200 à 300 millions d'euros, dans la presse. Ce ne sont pas des bonnes affaires. Je pense que personne ne gagne de l'argent dans la presse aujourd'hui. Je détiens aujourd'hui, à travers Altice France, 49 % mais je n'ai aucun rôle.
M. David Assouline, rapporteur. - de la même manière que Martin Bouygues qui détient également 49 % de TF1...
M. Patrick Drahi. - Non, pas du tout. Bouygues en détient 49 % et les 51 % sont dans le marché auprès d'investisseurs, notamment américains, qui ont chacun un quart ou un demi pour cent. Il a le contrôle du Conseil d'administration de son entreprise, puisqu'une entreprise élit son Conseil d'administration à travers l'assemblée générale des actionnaires. C'est donc lui qui nomme l'essentiel des administrateurs. Ce faisant, il a le contrôle de TF1. Je n'ai pas le contrôle de L'Express puisque je n'ai aucun administrateur. Alain Weill est le président-directeur général avec tous pouvoirs. Je peux vous parler de L'Express pour la période 2015-2019, durant laquelle j'en étais propriétaire, à travers mon groupe. Par la suite, ce n'était plus moi. Quant à Libération, le journal a été mis dans le fonds il y a à peu près un an et demi, on peut en parler mais je ne m'en occupe pas du tout aujourd'hui.
Votre troisième question vise à savoir si la mutualisation entre les groupes télé et de radio nuit au pluralisme. Je ne le crois pas. Le président-directeur général est mutualisé. Il en est de même du directeur de la rédaction. Il me paraît plutôt bien qu'un journaliste fasse une émission de 8 heures à 9 heures à la télé, puis de 9 heures à 11 heures à la radio, plutôt que de le payer à temps plein pour travailler une demi-heure par jour. Cela crée un environnement de travail beaucoup plus intéressant pour le journaliste. Nous avons des gens, chez nous, qui sont contents de travailler pour les deux médias. Ce sont aussi des publics différents : celui de BFM n'est pas celui de RMC. Mais les gens apprécient de retrouver leurs commentateurs ou leurs journalistes préférés dans différents médias. Pour ma part, je ne regarde pas BFM. J'écoute BFM le matin en me rasant. Si je regardais l'écran en même temps, je me couperais. J'écoute mais il n'y a rien à voir, sauf s'il se passe quelque chose sur le terrain, auquel cas on apprécie d'en avoir des images. Lorsque je regarde BFM tard le soir, mon épouse s'étonne que je n'en aie pas assez de regarder BFM. Je lui réponds que je travaille.
Comment lutter contre les GAFA ? J'ai une idée. Vous n'allez pas l'aimer. Pourtant, c'est la bonne. Elle va à contre-courant de ce qu'on pense souvent. Il existe la « neutralité du Net ». C'est une énorme bêtise. Grâce à des mesures réglementaires, les opérateurs télécom sont obligés de traiter tous les fournisseurs de services de la même façon. Nous n'avons pas le droit de différencier tel ou tel. Or les milliards que nous investissons et les emplois que nous créons ou maintenons en France sont utilisés à 85 % par les GAFA. 85 % du trafic des réseaux télécom des quatre grands opérateurs est utilisé par ces plates-formes. Nous sommes parvenus à leur faire payer quelques impôts en France mais c'est symbolique.
En Corée est apparue une idée géniale. Les Coréens commencent à différencier les plates-formes en fonction du débit qu'elles utilisent auprès des opérateurs, ce qui est logique. Netflix est entré en France sans aucun abonné. Aujourd'hui, il en a trois fois plus que Canal+. L'abonnement coûtait 7,50 euros au moment de son lancement. Aujourd'hui, il est de 14 euros et cela va passer à 20 euros sans que vous vous en aperceviez. Quel est le montant reversé par Netflix à la population française ? Ce montant est pratiquement nul. Si vous roulez en deux roues sur l'autoroute, il est normal que vous payiez moins cher qu'un 33 tonnes. Si ces plates-formes payaient en fonction du débit qu'elles utilisent, cela générerait des revenus supplémentaires que nous pourrions investir pour nous renforcer et nous déployer davantage. Je ne suis pas législateur. Je ne peux que suggérer quelques idées.
Mme Monique de Marco. - Monsieur Drahi, vous êtes un homme d'affaires et j'aimerais avoir votre regard sur la possible fusion de TF1 et M6. Y voyez-vous une menace pour vos propres chaînes d'information en termes de revenus publicitaires ?
Votre chaîne d'information BFM est aujourd'hui rentable. Allez-vous désormais chercher à faire davantage de journalisme et d'enquête pour vous différencier des autres chaînes d'information et de débat, comme LCI, voire d'opinion, comme CNews ? Quelle orientation allez-vous donner à BFM en termes de contenu, au-delà de l'extension de sept à dix du nombre de ses déclinaisons régionales ?
M. Patrick Drahi. - Je n'ai pas d'objection au rapprochement de TF1 et M6, qui me paraît assez logique. Ces deux groupes voient leur audience décliner, sous l'effet de la multiplicité des plates-formes. C'est un peu comme dans les télécoms. Je ne serai pas cohérent si je plaidais pour la consolidation dans les télécoms et contre celle-ci dans les médias. J'y suis donc favorable. J'aurais aimé jouer un rôle dans ce mouvement car mon groupe est de taille modeste, même si nous avons la première chaîne d'information. Je suis très fier d'être passé d'un chiffre d'affaires de 190 à 350 millions d'euros mais il ne s'agit que de 350 millions, là où TF1 réalise, de mémoire, un chiffre d'affaires de 2,2 milliards et M6 1,5 ou 1,6 milliard. Le nouvel ensemble va représenter un chiffre d'affaires de 3,7 milliards d'euros. Cela me fait plaisir pour eux. Ils seront plus forts et vont pouvoir se développer à l'international. J'espère qu'ils pourront un jour détenir 100 % de leur entreprise. Ce serait plus logique. Cela dit, leur chiffre d'affaires ne représente même pas le résultat du plus petit opérateur de télévision aux États-Unis. Il faut qu'ils soient plus gros pour résister. Il faut que ce soit un acteur paneuropéen et mondial. Avec mes 350 millions d'euros, j'aimerais faire beaucoup plus d'ici trois ou quatre ans. J'aimerais donc, dans cette reconfiguration, pouvoir renforcer mon groupe du point de vue économique.
Il existe un risque dans ce rapprochement. Je ne sais pas si vous l'avez perçu. Depuis quelques années, ces grandes chaînes de télévision se sont mises à facturer les opérateurs télécom. Nous sommes un peu entre le marteau et l'enclume car, en vertu de la réglementation (je crois qu'il s'agit d'ailleurs de la loi de 1986), nous sommes obligés de les distribuer. Lorsqu'un de ces acteurs nous annonce que, l'année suivante, ce sera payant, nous ne pouvons même pas négocier. Lorsqu'ils ont 25 % d'audience d'un côté, 9 %, de l'autre, on fait semblant de négocier. Lorsqu'ils auront 36 % d'audience, il faudra prendre garde à ce qu'ils ne fixent pas les tarifs et à ce que ceux-ci ne grimpent pas de 40 % chaque année.
Je pense qu'il existe en effet un risque sur le marché de la publicité. Je connais un peu M. Bouygues. C'est un homme d'entreprise, qui souhaite développer son entreprise. C'est très respectable. Il vient de réaliser une acquisition majeure et emblématique. Bouygues est présent dans le monde entier. C'est magnifique. Mais ce n'est pas encore le cas dans les médias. Je pense qu'il aimerait développer son groupe dans les médias au-delà de la France. Pour ce faire, il faut se renforcer sur son marché. Face aux Gafam dont nous parlions, ce rapprochement me paraît salutaire. Il y a trop de chaînes. Il y avait une chaîne. Nous sommes passés à trois, puis à six au moment du plan Câble. Lorsque le plan Câble a été lancé en France, ce fut une catastrophe car on voulait vendre plein de chaînes aux Français. Ils n'en avaient plus besoin car on était passé de trois à six. On a toujours de bonnes idées, avec un peu de retard. Au moment où les télécoms commençaient à s'en sortir, on s'est lancé dans la TNT, qui était une nouvelle technologie. On passait de la guerre de 14 au numérique. On est passé de six à trente chaînes. Chacun a vu que cela n'avait aucun sens. 30 chaînes, c'était beaucoup trop. Nous voyons bien qu'ils n'y arrivent pas. Il va donc y avoir des mouvements de concentration.
M. David Assouline, rapporteur. - S'il n'y avait pas eu trente chaînes, vous n'auriez eu aucune chaîne.
M. Patrick Drahi. - Je ne m'en plains pas mais, ce faisant, on a divisé pour moins bien régner, c'est-à-dire pour réduire le pouvoir de ces acteurs. Vous pensez que les industriels des télécoms, du BTP ou du luxe investissent le secteur des médias pour s'acheter de l'influence. Ce n'est pas cela. Les licences télécom sont attribuées par appel d'offres. Aujourd'hui, il y a trop de petits acteurs sur le marché français. Du coup, nous ne sommes pas assez forts.
M. Laurent Lafon, président. - Nous voyons la consolidation du secteur télévisé avec la fusion envisagée entre TF1 et M6. Il y a par ailleurs le groupe Canal+. Y a-t-il de la place, à vos yeux, pour un troisième gros opérateur ?
M. Patrick Drahi. - J'aimerais bien l'être et j'espère qu'il y a assez de place. Pour répondre à votre question sur le contenu, vous savez que la loi fixe le seuil de 18 millions d'habitants. Il est récemment passé de 12 à 18 millions. On ne pouvait pas avoir des chaînes locales, en France, pour un public représentant plus de 12 millions d'habitants, ce qui était complètement délirant. Ce seuil est passé à 18 millions. Lorsque la loi a été adoptée en 1986, nous devions être 50 millions. La population française est aujourd'hui de 66 millions et ce seuil de 12 millions n'avait pas été revu. Il a été porté à 18 millions.
M. Laurent Lafon, président. - C'est une disposition qui a été prise au Sénat.
M. Patrick Drahi. - Pourquoi avoir fixé ce seuil à 18 millions ? Il y a 67 millions de Français. Je suis freiné dans mon développement de chaînes locales.
M. Laurent Lafon, président. - Ma question portait sur les chaînes nationales et non locales : y a-t-il de la place, selon vous, pour une troisième grande chaîne nationale privée ? Est-ce une stratégie que vous intégrez ?
M. Patrick Drahi. - Elle existe déjà. Cela s'appelle France Télévisions.
M. Laurent Lafon, président. - J'ai parlé de chaînes privées.
M. Patrick Drahi. - Je parle de la même chaîne. C'est juste une question de modification de statut. Je pense d'ailleurs qu'elle fonctionnerait mieux et qu'elle serait de meilleure qualité.
M. Laurent Lafon, président. - Je réitère ma question. Mettons le secteur public de côté. Un troisième grand groupe privé pourrait-il trouver sa place en France ?
M. Patrick Drahi. - J'aimerais constituer un groupe plus grand dans les médias en France. Si je peux récupérer ce qui va tomber de l'arbre, je le ferai. Il serait d'ailleurs préférable que cette possibilité échoie à un entrepreneur qui a réussi ici ou là, plutôt qu'à un acteur sorti de nulle part qui va échouer au bout de trois ans. C'est sans doute le rêve de ceux qui vont faire la fusion, de vendre cela à des gens qui ne vont pas y arriver.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - BFM TV a été, en France, la première chaîne d'information en continu. Elle est décriée ou admirée et laisse peu de gens indifférents. Il existe en tout cas un avant et un après-BFM, ce qui est bien le signe d'une influence singulière et d'une vision. La façon de couvrir un évènement n'a plus rien à voir aujourd'hui avec ce qu'elle était à l'époque où elle se résumait à un sujet de quelques minutes au journal télévisé de 20 heures. Etes-vous d'accord avec ce constat et avec le fait que vous avez provoqué un mouvement qui a induit une façon différente de construire l'information ?
M. Patrick Drahi. - Oui, mais ce n'est pas moi. C'est Alain Weill qui a créé BFM. Il est allé voir ce qu'il se passait aux États-Unis. C'est d'ailleurs ainsi que j'ai commencé ma carrière, en me demandant pourquoi le câble ne fonctionnait pas en France alors qu'il connaissait un grand succès aux États-Unis. Alain Weill a regardé la façon dont fonctionnaient les deux ou trois chaînes d'information en continu aux États-Unis. CNN est plus connue, à l'échelle mondiale, que BFM. Cette chaîne a démarré pendant la guerre du Golfe car elle permettait de suivre l'information en direct, et pas seulement au journal de 20 heures.
D'ailleurs, je ne sais pas si vous regardez le journal de 20 heures. Souvent, on travaille encore à 20 heures. On le regarde à 22 heures ou à 22 heures 37 en replay. La technologie a tout changé et il est vrai que BFM est devenu une marque. On dit « je regarde BFM » pour dire « je regarde une chaîne d'information », un peu comme Frigidaire. C'est ce que j'ai aimé avec BFM, c'est que c'est devenu une valeur. C'est comme Sotheby's. Je n'achète pas Sotheby's pour avoir de l'influence auprès d'un acheteur en Afrique, mais parce que c'est une entreprise mondiale, qui a une marque extraordinaire et un formidable potentiel de développement. Il en est de même pour BFM. Nous faisons BFM Régions, BFM Business, nous investissons dans le sport, avec quelques ajustements suite à l'épisode Mediapro, qui nous a tout de même pas mal perturbés. Il existe un gros potentiel de développement. J'ai essayé de développer l'équivalent de BFM dans d'autres pays. Il y a des pays où cela fonctionne, d'autres où cela ne fonctionne pas. Parfois, la réglementation est plus défavorable qu'en France. Je suis investisseur en Israël. La réglementation est d'une telle complexité qu'on n'y comprend rien. La situation en France n'est pas si grave. La loi de 1986 n'est pas formidable. C'est tout de même un peu ancien. Il faudrait en retirer ce qui gêne et ne pas y introduire des dispositions qui limitent encore plus le développement économique.
M. Pierre Laurent. - Tout à l'heure, vous avez un peu réécrit l'histoire en estimant qu'on avait tout fait pour diviser les acteurs et empêcher l'un d'eux de dominer le marché des médias. La réalité est un peu différente. On a d'abord cassé le monopole public qui existait il y a très longtemps. Je n'en suis pas forcément nostalgique mais force est de constater que ce monopole a été cassé pour faire entrer des groupes privés dans tous les nouveaux secteurs qui s'ouvraient dans l'audiovisuel. Nous avons aujourd'hui un marché très déréglementé, ce qui fait surgir des interrogations au regard d'éventuelles concentrations, pour des raisons historiques et démocratiques.
Je voudrais revenir sur cette question car vous en parlez assez peu, alors que c'est l'objet de notre commission. Vous êtes l'un des principaux acteurs des médias. Nous souhaitons savoir si la concentration favorise le pluralisme, la démocratie, la qualité de l'information. Vous n'évoquez aucun de ces aspects. Vous nous parlez de rentabilité et du souci de faire grossir votre groupe. La qualité de l'information est-elle un sujet qui vous intéresse ?
J'aimerais également savoir pourquoi, chaque fois que nous entendons un des groupes qui comptent, vous passez votre temps à nous dire que vous êtes tout petits. M. Bolloré a tenu le même discours, M. Bernard Arnault également. Or vous êtes très peu nombreux. Il y a de nombreux titres de presse et chaînes en France mais vous êtes six ou sept à contrôler l'essentiel de ce paysage médiatique. A vous entendre, si au lieu d'être six ou sept, vous étiez deux ou trois, tout irait beaucoup mieux. Du point de vue de la question qui intéresse cette commission, c'est-à-dire au regard du pluralisme, de la démocratie et de la qualité de l'information, cela reste, à mon avis, à démontrer. Pourquoi passez-vous votre temps à minimiser votre rôle alors que vous jouez de fait, à quelques-uns, un rôle très important dans la structuration du paysage médiatique ? Vous pesez dans les décisions prises par les gouvernements successifs. Le secteur lui-même fait, depuis des années, des propositions concernant sa régulation.
Vous avez dit qu'une de vos entreprises était numéro un dans la publicité en ligne. Il s'agit donc d'une entreprise très importante. Aucun média en France, qu'il soit audiovisuel ou de presse écrite, n'est rentable sans la publicité. Donc qui détient le robinet de la publicité détient beaucoup de pouvoir du point de vue de la manière dont sont gérées les choses. Les décisions que vous prenez ou les propositions que vous pouvez nous faire sont, à cet égard, importantes.
Obtenir des recettes supplémentaires des Gafam est une préoccupation que nous partageons tous, car la situation actuelle est scandaleuse : ces plates-formes pillent les contenus sans quasiment rien reverser. Vous nous avez soumis une proposition. Il y en a d'autres sur la table. Seriez-vous d'accord pour que toutes les nouvelles recettes provenant des Gafam soient mutualisées et distribuées, selon des règles à définir, de façon à garantir le pluralisme du paysage médiatique en France ?
M. Patrick Drahi. - Merci monsieur le sénateur pour ces très bonnes questions. Je parle d'économie et de recettes financières car c'est mon métier. Je réponds aux questions qu'on me pose. Ce n'est pas pour vous biaiser et minimiser mon rôle dans les médias. Je réponds aux questions qu'on me pose et je vous remercie pour vos questions car vous parlez de qualité, de concentration et de publicité. Le débat démocratique m'intéresse aussi en tant que citoyen.
La qualité est importante à mes yeux dans tous les domaines, pas seulement en matière d'information, car un acteur qui produit de la mauvaise qualité est appelé à disparaître. Je me souviens de mon premier rendez-vous au CSA, en 1993. Je n'avais pas un franc. On me parlait comme à un vilain capitaliste. On ne peut réussir si on ne fait pas de la qualité. BFM est une chaîne d'information et fait une information de qualité. Une information de qualité est d'abord une information fiable. Lorsqu'on diffuse une information dont on sait qu'elle est fausse, on ne peut pas parler de qualité. Lorsqu'on passe toute la journée à faire du débat sur un micro-sujet, j'appelle cela du débat et non de l'information. Celle-ci suppose de traiter les sujets et de donner l'avis des uns ou des autres. D'ailleurs, certains d'entre vous nous font part de ce qu'ils pensent de BFM. Nous sommes contrôlés par le CSA, du point de vue du temps de parole des uns et des autres. Tout le monde s'exprime et a le droit de parler. Une de vos collègues a noté tout à l'heure que certains aimaient BFM, d'autres pas du tout. Ce ne sont pas toujours les mêmes. On m'a souvent reproché que la ligne éditoriale penchait trop de tel ou tel côté, que nous donnions trop de place, ou au contraire pas assez, par exemple sur les Gilets Jaunes. Cela veut dire que ce n'est pas si mal fait que ça.
Si ceux qui sont contre deviennent pour, en fonction des évènements, cela veut dire que l'information n'est pas de mauvaise qualité. Peut-elle être meilleure ? Bien évidemment. Nous essayons toujours de nous améliorer, car si les contenus ne sont pas intéressants, les gens iront ailleurs. Nous avons trois concurrents mais nous ne pouvons pas nous comparer au journal de 20 heures sur les grandes chaînes nationales. Nous sommes une chaîne d'information. Il est certain que lorsqu'il y a un sujet désagréable qui gêne quelqu'un en France, c'est très embêtant, car on se répète sur BFM. Il n'y a pas une information nouvelle toutes les minutes. Lorsqu'il y a le feu à la cathédrale, nous sommes obligés de suivre l'évènement. Cela dure des heures, alors que le même sujet prendra trois minutes au journal de 20 heures.
Vous pourrez interroger tous les patrons d'édition chez BFM ou ceux qui étaient patrons, à l'époque, chez Libération. Ils sont très connus. Je ne leur ai jamais parlé. Je ne parle que de la qualité et du résultat économique, car il faut faire de la qualité avec les moyens que nous avons. Heureusement, et c'est l'avantage de mon groupe aujourd'hui, nous avons investi. La première chose que j'ai fait en arrivant chez BFM a été de changer les studios. Ceux-ci n'étaient pas du tout à la hauteur. Avec un rideau vert, on fait des studios incroyables. J'y ai investi 100 millions d'euros, car pour augmenter le chiffre d'affaires, il faut investir. Nous avons recruté des journalistes. Je crois que nous avons 300 ou 400 journalistes de plus que lorsque je suis arrivé. Cela a permis une augmentation de l'audience. Il en est de même pour RMC. Nous avons deux chaînes plutôt tournées vers les documentaires, RMC Découverte et RMC Story. Je reprends RMC Story, qui était une chaîne en dépôt de bilan, qui ne faisait rien. Elle faisait 0,3 % d'audience. Nous sommes à près de 2 % aujourd'hui. Nous sommes contents de ce résultat. Nous dégageons un résultat économique positif et nous allons réinvestir.
La qualité est la première motivation des chefs d'entreprise, car sans qualité, vous perdez vos clients. En l'occurrence, il s'agit des annonceurs. Si je fais de la mauvaise qualité, l'annonceur ne viendra pas chez moi. Certains médias ne fournissent pas des informations objectives. Je ne parle pas de la France mais de médias internationaux, dans des pays peu démocratiques. Aucune publicité n'est diffusée dans ces médias. Ceux-ci sont subventionnés par des Etats ou par des personnes. Cela n'a rien à voir. Nous vivons du chiffre d'affaires publicitaire. Pour faire de la publicité, il faut de l'audience et celle-ci n'existe que s'il y a de la qualité. Je pense à l'un de mes aînés qui a dix fois mieux réussi que moi. Il ne vend que de la qualité. Lorsqu'il investit dans les médias, c'est pour tirer la qualité vers le haut.
M. Laurent Lafon, président. - A qui pensez-vous ?
M. Patrick Drahi. - Je parle du numéro un mondial du luxe. On ne peut pas le battre sur le terrain de la qualité. Il ne va pas investir de l'argent dans un titre de presse pour avoir un contenu dont il ne serait pas fier. Il va donc y investir. Si, au lieu de cela, vous avez un ensemble d'investisseurs fragmentés qui ont chacun un quart de pour cent du capital d'un média qui ne se porte pas bien et qui perd de l'argent, pensez-vous qu'ils réinvestiront des fonds pour faire de la qualité ?
Je comprends vos craintes, quant à un éventuel « Big Brother », mais je crois qu'on fait de la qualité lorsqu'on est propriétaire de son entreprise. Ce n'est pas le résultat économique qui me fait plaisir. C'est la fierté du produit livré. J'ai vu tout à l'heure un de vos collègues qui me disait que SFR avait bien changé et qu'aujourd'hui cela fonctionnait très bien. A l'époque, il n'y avait pas de quoi être fier d'être chez SFR.
Concernant les recettes des Gafam, je suis d'accord avec votre proposition. Il faudrait en conserver une petite partie. Si nous captons une partie de leur chiffre d'affaires, de toute façon, nous reverserons un tiers de ce résultat à la Nation via l'impôt. Nous pourrions effectivement en reverser une plus grande part. Ce serait une formidable source de financement pour l'ensemble des médias, et au-delà. Imaginez, si l'on faisait payer une toute petite quote-part de la bande passante utilisée. Ce ne serait rien du tout pour eux, d'autant qu'ils n'auraient pas le choix.
M. Julien Bargeton. - Quelle est votre appréciation des conséquences du paysage que vous avez dépeint en termes de pluralisme de l'information et des opinions ? Vous avez dit que vos parents avaient une culture de gauche et que vous aviez racheté Libération pour leur faire un pied de nez. D'autres ont racheté des journaux plutôt classés à droite ou de centre-gauche comme Le Monde.
Y a-t-il un risque à ce que le pluralisme d'opinions des médias dépende des choix d'investisseurs particuliers ou est-ce que l'équilibre actuel sera toujours préservé dès lors qu'en cas de difficulté d'un acteur, un autre investisseur se présentera toujours pour le suppléer ? La question de la concentration est celle de la rédaction du nombre de titres. Il existe aujourd'hui peu de quotidiens, qui jouent un rôle très important dans le fonctionnement démocratique, même s'ils ne sont pas les médias les plus lus en volume.
M. Patrick Drahi. - Je ne suis pas un grand spécialiste de la presse. Je suis sorti du monde de la presse mais il est évident que je ne vais pas racheter un média dont la ligne serait exactement contraire à mes propres opinions. J'ai une chaîne d'information, i24, basée à tel Aviv, Paris et New York. Je n'achèterai sans doute pas une chaîne dans un pays non démocratique par exemple.
M. David Assouline, rapporteur. - Je n'ai pas réussi à localiser i24. Est-ce que vous la détenez à 100 % ?
M. David Assouline, rapporteur. - Où est-elle localisée ? Je ne l'ai pas vue sur le schéma qui représente la localisation de vos activités.
M. Patrick Drahi. - Ce schéma est de 2015. Il est faux. Si vous le souhaitez, je vous en fournirai une version à jour.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous allez l'actualiser.
M. Patrick Drahi. - Dans le cas d'I24, c'est très compliqué du fait de la réglementation en Israël : vous ne pouvez pas être propriétaire d'une chaîne d'information et simultanément propriétaire d'un média de distribution si celui-ci est en position de monopole, c'est-à-dire s'il contrôle plus de 50 % de la distribution. Cette réglementation est d'ailleurs en train d'évoluer car les Israéliens se rendent compte qu'elle pose de grandes difficultés ici ou là.
Juridiquement, la chaîne i24 est basée au Luxembourg. Elle est détenue par mon groupe aux États-Unis. Le contenu éditorial est publié par des journalistes basés un peu partout dans le monde, notamment à Tel Aviv, Paris et New York. Nous venons d'ouvrir à Abu Dhabi et Dubaï, ce qui est formidable. Nous sommes en train d'ouvrir une antenne d'i24 à Manama, c'est-à-dire au Bahreïn. Nous espérons ouvrir la chaîne dans d'autres pays musulmans. C'est la seule chaîne d'information au monde qui va recevoir des acteurs qui ne se parlent même pas en dehors de nos plateaux. En tant que propriétaire, cela me fait plaisir que nous organisions des débats, avec toutes sortes de personnes, qui ne pourraient se tenir par ailleurs.
Je pense que certains titres de presse auraient disparu beaucoup plus rapidement si certains acteurs venus avant moi ici, ou qui viendront après moi devant votre commission, n'étaient pas intervenus. Vous devriez vous réjouir qu'il existe des entrepreneurs français qui ont une grosse entreprise par ailleurs en France. Il vaut mieux avoir, dans le secteur des médias, un entrepreneur français qui emploie des dizaines, voire des centaines de milliers de salariés en France, plutôt qu'un entrepreneur russe ou sud-américain ayant deux discothèques dans le sud de la France. Si ces acteurs se regroupent pour être plus forts face aux Gafam, disons « cocorico ». C'est mieux que d'éparpiller nos forces entre des dizaines de petits acteurs qui ne pourront pas lutter contre ces mastodontes entrainant la ruine du secteur. Nous sommes chefs d'entreprise mais c'est vous qui faites les lois. Il est très important de renforcer les groupes de médias en France. Soit vous les renforcez, soit vous les affaiblissez. Et si en se rapprochant il se renforcent, c'est bon.
M. Laurent Lafon, président. - Nous allons regrouper les trois dernières questions car le temps passe.
M. Patrick Drahi. - L'épisode Mediapro est une énorme foutaise. C'est un gars qui débarque de nulle part. je l'ai croisé. Je savais qu'il n'avait pas l'argent nécessaire. On lui a vendu les droits. Cela nous a couté beaucoup d'argent. D'abord, il y avait la Champions League européenne. J'étais candidat. J'avais contre moi le Qatar. J'avais gagné au premier tour. Il est tellement influent qu'il est intervenu partout. On lui déroule le tapis rouge, il ne paie pas d'impôts. Cela ne pose pas de problème. J'ai dû surenchérir sur ma propre offre, la première fois.
La deuxième fois, j'ai estimé que le montant demandé (350 millions d'euros) était beaucoup trop élevé, ne serait-ce qu'au regard de la population : il n'y a pas assez de Français pour payer l'abonnement. Nous allons à l'appel d'offres. Nous faisons une offre beaucoup plus basse. Surgit alors de nulle part un acteur qui s'appelle Mediapro. Il n'a jamais payé et nous avons été obligés de récupérer le bébé, en codiffusion avec Canal+. Cela nous coûte une fortune, à Canal+ et à notre groupe. Cette affaire est un scandale. Je note d'ailleurs que le dirigeant de Mediapro n'a même pas eu à présenter des garanties bancaires. N'importe qui dans la rue pourrait signer pour 4 milliards, sans garanties bancaires. Il n'avait pas les fonds le premier jour. Il ne les avait pas davantage le jour où il fallait payer. C'était couru dès le départ.
M. Bernard Fialaire. - Vous avez bien compris que nous avions une forme d'obsession contre les concentrations et que l'on cherche à faire payer ce que doivent payer les Gafam. Vous proposez une solution mais pouvez-vous nous assurer que si ces acteurs paient un montant suffisant pour que ce soit rentable pour vous, vous pourrez résister au rachat par certains Gafam ? Le jour où ils mettront de l'argent, ils voudront aussi détenir le contrôle.
M. Patrick Drahi. - Fort heureusement, vous avez introduit un droit de souveraineté et un droit de regard sur l'identité d'acheteurs d'infrastructures de télécom. Je pense y avoir modestement contribué au moment du rachat de SFR. Demain, si nous avons une offre mirobolante d'un acteur qui ait réellement des fonds, nous ne pouvons vendre sans conditions. Nous devons avoir l'assentiment du ministère de l'Economie. Cela s'appelle le contrôle des investisseurs étrangers. D'ailleurs, le Royaume-Uni, qui était opposé à cette loi lorsqu'il faisait partie de l'Union européenne, vient de l'adopter. Elle s'applique outre-Manche depuis le 4 janvier. Il est logique de protéger les infrastructures essentielles. Je crois qu'il existe un dispositif de même nature dans les médias et qu'un investisseur étranger ne peut pas détenir plus de 25 % d'une fréquence nationale. Je ne pense pas que nous puissions vendre BFM à un investisseur non européen.
M. Vincent Capo-Canellas. - Monsieur Drahi, vous nous dites qu'il faut du résultat économique. Pour ce faire, il faut un bon produit, c'est-à-dire une information de qualité. Croyez-vous que l'indépendance rédactionnelle soit un facteur de qualité ? Jusqu'où peut-il y avoir une indépendance des rédactions dans la définition de la ligne éditoriale ? Si la réglementation devait renforcer l'indépendance de la rédaction d'un média, par rapport à un investisseur, s'agirait-il pour vous d'une difficulté ou d'une chance ?
M. Patrick Drahi. - Depuis que je suis à la tête de BFM, je n'ai pas eu de problème, je ne suis pas intervenu. Je n'ai jamais regardé quelle était la réglementation du point de vue de l'intervention éventuelle de l'actionnaire auprès de la rédaction. Ce n'est pas mon métier de savoir de quoi on doit parler ni comment est rangée la boutique de Carcassonne pour la vente de ses équipements mobiles. Chacun a ses responsabilités. Je suis actionnaire d'un groupe. Néanmoins, en tant que citoyen, si nous entendons des propos honteux à la télé, il est important de savoir s'ils sont vrais ou faux. Souvent, la chaîne publique diffuse des choses incroyables, qu'on ne peut contredire parce que c'est une chaîne publique. Ce n'est pas normal. Je ne sais pas quelle est la réglementation concernant la véracité des informations diffusées par les chaînes publiques mais je crois qu'il y a un problème.
M. Laurent Lafon, président. - A quoi pensez-vous quand vous parlez de choses incroyables diffusées par la chaîne publique ?
M. Patrick Drahi. - Une fois les propos diffusés, ils deviennent une vérité pour tous ceux qui les entendent, même si ce sont des contre-vérités. Comment lutter contre celles-ci une fois qu'elles ont été diffusées ? C'est très compliqué.
M. David Assouline, rapporteur. - C'est surtout vrai depuis que les chaînes d'information en continu et les réseaux sociaux existent.
M. Patrick Drahi. - Bien sûr, parce qu'il y a de plus en plus de gens informés. Auparavant, lorsqu'il y avait une seule chaîne contrôlée par l'État, il était plus facile de contrôler ce qui était diffusé.
M. David Assouline, rapporteur. - Monsieur Drahi, quand vous dites des choses, il faut quand même les étayer. Les chaînes publiques sont soumises, comme les chaînes privées, aux lois. Lorsqu'on estime être victime d'une diffamation en raison de la diffusion d'une fausse information, on peut se tourner vers le CSA (devenu l'Arcom aujourd'hui). Si cela contrevient à la loi, il y a aussi les prétoires.
M. Patrick Drahi. - C'est plus difficile en pratique, monsieur le sénateur.
M. Laurent Lafon, président. - Je voudrais revenir sur un élément de réponse que vous avez apporté à la question de Pierre Laurent concernant la qualité de l'information. Faisiez-vous allusion à une chaîne en particulier lorsque vous parliez d'une chaîne qui ferait des débats de manière trop importante ?
M. Patrick Drahi. - Ce n'est pas un jugement de valeur. Je constate que nous faisons de l'information. D'autres, n'ayant pas les moyens de faire de l'information, font autre chose. Pour faire de l'information, il faut mettre des journalistes sur le terrain. Il ne suffit pas d'être dans un studio et de répéter en boucle ce qui a été dit sur une autre chaîne. BFM est la seule chaîne d'information rentable de France.
M. Laurent Lafon, président. - Il semblerait que CNews soit également rentable.
M. Patrick Drahi. - Je ne le pense pas. Au sein d'un grand groupe, vous pouvez faire comme ci ou comme ça. En tout cas, nous sommes rentables depuis très longtemps. Je crois que d'autres ont engouffré des centaines de millions d'euros. Je ne sais pas. En tout cas, nous avons un modèle de chaîne d'information rentable et nous sommes heureux de continuer selon ce modèle. Ce n'est pas une chaîne de débat.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez répondu à beaucoup de mes questions en estimant que je disais des contre-vérités, pour être poli. Vous êtes sous serment. Je fais attention à la manière dont je vous interroge. Non seulement vous dites que ce n'est pas vrai mais vous mettez en cause ce que j'ai dit. Alors je veux vous répéter, après vérification, que la loi américaine interdisait jusqu'en 2017 la détention croisée d'une chaîne de télévision et d'un organe de presse. Mais la FCC avait la possibilité d'accorder des dérogations. Elle l'a fait à plusieurs reprises, en particulier quand il s'agissait de rachats de titres et de secteurs locaux, ce que vous avez fait vous-même. Vous étiez dans cette niche de dérogation. Cette réglementation assez drastique n'a pas empêché les États-Unis d'avoir une certaine puissance médiatique et une presse qui a été considérée comme de qualité. En France, ces limitations n'existent pas : on peut posséder deux supports sur trois, selon la loi de 1986. Donc je n'ai pas dit de contre-vérités - ce qui, par substitution, veut dire que c'est vous qui avez dit une contre-vérité.
Quant à ce que j'ai projeté, il s'agit de données datées de 2015. Comme vous nous l'avez expliqué, vous êtes très agile : d'une année à l'autre, les choses peuvent avoir complètement évolué. Vous avez acheté L'Express. Vous en détenez aujourd'hui 49 %. Vous bougez. Donc 2015, cela date. Mais c'était juste un panorama de l'ensemble des activités et des localisations de vos sociétés. Vous avez dit que c'était faux pour 2015 et non aujourd'hui. J'aimerais que vous me fassiez parvenir les corrections que vous apportez à ce tableau, car je dois rédiger un rapport qui contiendra un certain nombre d'informations. Si celles-ci sont contredites, je l'indiquerai, de façon étayée.
Vous avez dit aussi que je disais n'importe quoi en parlant de plans sociaux. Là encore c'est un peu fort de café car il y a eu un plan de départs volontaires de 5 000 salariés. Vous ne pouvez pas dire que ce n'est pas vrai.
Pour ne parler que des médias, vous savez très bien que 245 emplois ont été supprimés dans vos médias. Les rédactions de BFM, notamment, s'en souviennent car cela avait suscité une émotion. Vous pouvez m'expliquer que c'était justifié mais vous ne pouvez pas affirmer que c'est faux.
Vous avez également contesté ce que j'ai cité, en affirmant « la presse peut dire n'importe quoi ». Cela arrive. Cependant, en l'espèce, je parlais d'un communiqué des quatre sociétés des journalistes de vos médias (BFM TV, BFM Business, etc.). Ce sont des rédactions que vous considérez certainement comme des rédactions de qualité. Elles se sont émues qu'un journaliste ait été écarté parce que l'actionnaire aurait été dérangé par le traitement de l'information effectué par un chroniqueur. Vous avez dit que ce n'était pas vrai. Confirmez-vous qu'à aucun moment, vous-même ou l'actionnaire, dérangé par le traitement de l'information effectué par ce monsieur, n'a demandé qu'il soit écarté pour cette raison ?
M. Patrick Drahi. - Je vous remercie de poser une question précise car jusqu'à cette question, vos propos étaient un peu vagues, monsieur le sénateur. Vous avez dit en introduction que j'étais connu pour racheter des entreprises et faire des plans sociaux. J'ai dit que c'était faux. Je ne conteste pas le fait que je mette en oeuvre des plans sociaux. J'ai dit qu'il était faux d'affirmer que j'achetais des entreprises pour faire des plans sociaux.
M. David Assouline, rapporteur. - Lorsque vous achetez des entreprises, vous ne venez pas seulement en mécène : des plans sociaux sont ensuite mis en oeuvre. Ils concernent des êtres humains, dont, souvent, la vie bascule.
M. Laurent Lafon, président. - Nous n'allons pas relancer le débat. Laissons M. Drahi répondre à la dernière question, qui était précise.
M. Patrick Drahi. - En réponse à la dernière question, je vous confirme que je ne sais même pas qui est ce journaliste. Je confirme également qu'il y a très souvent des choses dans la presse qui ne sont pas exactes.
M. David Assouline, rapporteur. - Je répète, monsieur Drahi. Nous vous posons des questions et vous répondez à côté. Il faut un peu de respect pour notre travail. Je repose la question. Je ne vous rapporte pas des choses écrites dans la presse. Il s'agit d'un communiqué signé par quatre sociétés des journalistes de vos rédactions.
M. Patrick Drahi. - Il pourrait y en avoir cinq ou quinze et que ce soit faux. Dans l'affaire Dreyfus, il y en avait beaucoup plus que quinze, monsieur Assouline. Ne me mettez pas hors de moi. Je vous dis que je ne connais pas ce journaliste et que je ne suis pas intervenu. Je ne sais pas de quoi vous me parlez. Le premier organigramme par lequel vous avez commencé est faux. D'abord, il est de 2015. Vous présentez en 2022 un document de 2015. Quel est le rapport ?
Après, vous dites que je bouge dans tous les sens. Qu'insinuez-vous ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Je ne veux pas en faire une affaire personnelle, car nous sommes devant une commission. Mais vous la rendez un petit peu personnelle. Le sujet était celui des médias et non la localisation de mes entités juridiques. Si le sujet est celui des médias, vous me posez une question simple et vous me demandez si j'interviens dans les médias que je possède. La réponse est non. Je vous l'avais déjà dit en 2016. La réponse est la même.
Est-ce que j'interviens dans la sélection du directeur général du groupe BFM ? La réponse est oui. A la place d'Alain Weill, nous avons Arthur Dreyfuss. Si vous souhaitez connaître les relations entre Arthur Dreyfuss et les journalistes de BFM, c'est à Arthur Dreyfuss qu'il faut poser la question et non à moi. Je n'ai même pas le numéro de téléphone des personnes dont nous parlons. Vous pouvez poser la question à M. Fogiel, à M. Béroud ou à M. Joffrin. Je ne leur parle pas de ce qu'ils publient ni de ce qu'ils vont publier. Une fois des informations publiées, si elles sont fausses, je ne leur demande pas de publier un démenti, jamais. Je l'ai demandé à France Télévisions, qui n'a pas voulu le faire, lorsqu'on a dit sur moi des choses factuellement fausses. J'ai dit « s'il vous plaît, vous avez diffusé à mon propos, à 21 heures, des informations fausses ». J'avais l'impression d'être l'ennemi public numéro un. On m'a répondu que c'était une émission sous-traitée et que France Télévisions n'était pas responsable. On m'a dit que je pouvais poursuivre le journaliste en question auquel la production était sous-traitée. « Ce n'est pas moi, c'est l'autre », en quelque sorte. Je suis désolé de cette petite interruption mais je suis un méditerranéen, comme vous, monsieur. Quand on me titille, on me trouve.
M. Laurent Lafon, président. - Merci monsieur Drahi, de nous avoir consacré plus de deux heures. Vos éclairages sont éventuellement importants pour notre commission.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 45.
Jeudi 3 février 2022
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 11 heures.
Audition de Mme Élizabeth Drevillon, présidente, et de M. Jean-Baptiste Rivoire, membre, de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires (Garrd)
M. Laurent Lafon, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Élizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et de documentaires (Garrd), ainsi que de M. Jean-Baptiste Rivoire, membre du Garrd, également écrivain.
La Guilde représente plus de 300 adhérents et est le seul syndicat professionnel d'auteurs de documentaires et de reportages. Vous mettez en particulier l'accent sur les risques de fragilisation du métier de réalisateur de documentaires, confronté à une précarisation croissante, et au-delà à ce que vous estimez être des pressions idéologiques des actionnaires susceptibles de nuire à l'indépendance éditoriale.
Vous avez demandé à être accompagnée de M. Jean-Baptiste Rivoire qui est journaliste d'investigation, ancien rédacteur en chef adjoint de l'émission de Canal+ Spécial Investigation. M. Rivoire a également créé le site « Off Investigation » et très récemment publié un ouvrage au coeur de nos travaux : L'Elysée (et les oligarques) contre l'info.
Je vous propose l'organisation suivante : je vais vous laisser la parole pour 10 minutes à vous deux, puis je donnerai la parole au rapporteur pour des questions plus précises, avant d'ouvrir le débat à l'ensemble des membres de la commission d'enquête.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu qui sera publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite, madame Drévillon, monsieur Rivoire, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Élizabeth Drévillon et M. Jean-Baptiste Rivoire prêtent successivement serment.
Mme Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires. - Je vous remercie d'auditionner la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires (Garrd). Si la Garrd, avec trois ans d'existence, est un jeune syndicat, ses 350 adhérents sont à la fois de vieux routiers de l'information et de jeunes pousses qui participent et participeront demain, si on leur en donne les moyens, à l'apport de la connaissance et de l'information nécessaires au débat démocratique.
À titre liminaire, je me permettrai de rappeler la précarité des réalisateurs qui les empêche, justement, de s'opposer à la standardisation des contenus. Nous sommes la seule profession dans la création à ne pas avoir de salaire minimum garanti. Nous subissons une paupérisation systémique et un déclassement social.
Nos adhérents fournissent une grande majorité des reportages et des magazines d'information, ainsi que tous les panels de documentaires diffusés sur les chaînes privées et publiques. Parmi eux, nous avons des réalisateurs qui, pour une large part, sont issus des écoles de journalisme, mais qui perdent leur carte de presse, contraints pour beaucoup par les sociétés de production qui les embauchent de passer à l'intermittence, et cela pour une simple raison financière. De ce fait, ils ne sont protégés par aucune rédaction ou charte déontologique. Ils ne peuvent pas opposer la protection des sources. Sans protection, ils sont interchangeables : celui qui refuse aujourd'hui de se plier à une quelconque injonction du diffuseur pourra non seulement être dans la minute remplacé par un autre réalisateur, mais surtout se retrouver blacklisté sur les autres chaînes du groupe du fait de la concentration des médias.
Voilà pour la situation générale des réalisateurs de documentaires et reportages. C'est précisément ce point de vue des auteurs, dernier maillon de la chaîne de la création, que je souhaite vous livrer dans ce contexte d'intensification de la concentration des médias.
Permettez-moi tout d'abord de vous éclairer sur l'état du secteur de l'audiovisuel qui se caractérise désormais par une éditorialisation de plus en plus marquée des diffuseurs, justifiant une politique croissante de commande des contenus. Pour appuyer mes propos, je vais vous parler d'un sondage que nous avons lancé il y a quelques mois concernant la liberté d'informer de nos adhérents sur l'ensemble des chaînes privées et publiques : 63 % des sondés ont déclaré ne plus être, sur les cinq dernières années, à l'initiative de leur film, mais réaliser une commande initiée par la chaîne ou le producteur. Cela facilite l'orientation éditoriale tant sur le choix des sujets que sur leur traitement.
Ce constat implique le corollaire suivant, corroboré par notre sondage : 60 % des sondés ont déclaré s'autocensurer. Cette autocensure est délétère, mais ils s'obligent à l'appliquer pour pouvoir travailler. Ce qui est terrifiant dans ce chiffre, c'est que, lorsqu'un réalisateur ou un journaliste s'autocensure, on peut s'inquiéter quant à la bonne marche de la démocratie.
Dans ces conditions, vous devez avoir à l'esprit les conséquences de cette politique de commande des chaînes, quand elles externalisent la production des documentaires et des magazines auprès de producteurs indépendants. Pour les auteurs, cette externalisation se résume à des producteurs qui sont leurs employeurs et qui sont économiquement dépendants des diffuseurs. Cette situation a pour résultat de nous mettre à la marge des éditeurs et c'est à bas bruit, je dirais, une façon de nous écarter, de nous modeler, pour convenir à l'éditorialisation des chaînes.
Or l'éditorialisation des chaînes privées détenues en France par des groupes économiques, et non culturels, n'est pas faite au nom de l'intérêt général, mais au nom d'un intérêt économique, financier, philosophique ou religieux. Personne dans notre profession n'a oublié l'histoire de Canal+ et du Crédit Mutuel...
Dans un autre domaine, celui de la fiction, qui parle aussi du réel, nous avons été choqués par la diffusion du film américain Unplanned diffusé sur C8 en prime time, qui présente une vision à notre sens biaisée de ce qu'est l'avortement, culpabilisant ainsi les femmes qui y ont recours. Ce n'est ni plus ni moins que de la propagande politique et religieuse et ce qui pose ici question, c'est que ce film a été diffusé sur une chaîne en accès gratuit, et non payant. Certes, la régulation de l'audiovisuel laisse les chaînes déterminer librement le choix de leur programme, mais nous posons la question : peut-on accepter que la TNT, dont l'accès est gratuit, propage des fake news ? Il me semble que les réseaux sociaux s'en chargent bien assez comme cela...
Nous sommes très inquiets, car ce qui concerne la fiction concerne aussi le documentaire. Il y a quelques jours, j'ai dû renoncer - j'en suis vraiment désolée - à vous exposer un exemple concret : le réalisateur s'est rétracté par simple peur d'être blacklisté demain, si son nom apparaissait.
La définition de la ligne éditoriale d'une chaîne par son actionnaire fragilise considérablement la démocratie et crée un nouveau phénomène : nous sommes également devenus la cible de citoyens en colère qui nous assimilent au pouvoir politique et économique. Nous ne sommes plus entendus. La confiance entre les citoyens et nous s'est rompue. Cette situation de défiance est d'autant plus inquiétante qu'ils vont chercher ailleurs l'information, ce qui ouvre la porte aux fake news et au complotisme.
Il est donc temps, selon nous, de redonner de l'éthique à ce qui est la perle la plus précieuse de la démocratie : l'information.
La mise à la marge des auteurs évoquée dans le cadre de l'externalisation est encore plus dangereuse s'agissant de l'internalisation des sociétés de production rachetées par des diffuseurs, à l'instar de TF1 ou de Vivendi. Cette concentration verticale a bien évidemment un impact sur la diversité et le pluralisme. Appartenant à un groupe, ces sociétés suivent sa ligne éditoriale et son courant de pensée.
De fait, l'équilibre au sein du triptyque réalisateur-producteur-diffuseur est fragilisé : ni le réalisateur ni le producteur n'est en position de défendre un projet original. Ils sont au contraire totalement soumis aux exigences de la chaîne qui, pour des raisons entre autres d'audimat, va les pousser à simplement reproduire ce qui a déjà marché ou pire à se soumettre à la vision politique et philosophique des dirigeants et propriétaires du groupe.
De quels leviers les auteurs disposent-ils pour s'opposer à ces injonctions ? Je ne le sais pas et il n'y en a pas pour l'instant ! Un tel mode de fonctionnement est délétère pour l'information et la démocratie, mais la concentration verticale soulève en outre la question de l'affectation des fonds publics : ces filiales de diffuseurs, sociétés privées, préemptent en grande partie les comptes de soutien du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC).
Voilà donc, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, ce que vit aujourd'hui le réalisateur du fait de la concentration des médias.
M. Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires. - Je vous remercie également pour votre accueil. Je vais essayer d'évoquer ce que j'ai découvert durant les trois années d'enquête qui ont abouti au livre que vous avez cité, monsieur le président. Je veux d'abord vous donner deux éléments de contexte pour vous faire toucher du doigt les pressions qui s'exercent sur les journalistes en France aujourd'hui.
Premier élément : une filiale du groupe Bolloré m'a demandé de ne pas trop vous parler ! J'ai passé huit ans comme rédacteur en chef adjoint de Spécial investigation à Canal+. Après la prise de pouvoir par Vincent Bolloré en 2015, j'ai été laissé cinq ans sans affectation. Pour me laisser partir, le groupe m'a demandé de m'engager à ne rien dire, que ce soit devant un tribunal, un réseau social ou ailleurs, qui pourrait porter atteinte à la réputation de Vincent Bolloré, de l'une de ses filiales ou d'un des dirigeants de celles-ci.
Second élément : si on met de côté Arte qui est une chaîne franco-allemande un peu particulière, France Télévisions a aujourd'hui acquis un quasi-monopole de fait en France sur les documentaires d'investigation politique ou économique. Ce sont des secteurs qui ont été abandonnés par TF1, M6 et le groupe Bolloré. Or, d'après ce que j'ai appris sur le fonctionnement interne de France Télévisions pendant mon enquête, il y a de fortes chances que je ne place plus le moindre projet à France Télévisions tant que Delphine Ernotte en sera présidente. Ma carrière à la télévision est donc terminée, mais vu la gravité du sujet, il m'a paru important de vous résumer les choses.
En France, nous avons dorénavant trois grands pôles de pouvoir dans l'audiovisuel : TF1, fusionné demain avec M6, ces deux groupes faisant très peu ou quasiment pas de documentaires d'investigation économique et politique ; Vincent Bolloré, dont le sujet d'intérêt majeur est l'islam ; France Télévisions.
En ce qui concerne France Télévisions, il existe depuis 2019 un guichet unique pour France 2, France 3 et France 5. Ce guichet unique gère donc entre 80 % et 90 % des documentaires d'investigation politico-économique aujourd'hui en France. Il est extrêmement facile pour la direction de France Télévisions de donner quelques consignes : par exemple, faire du journalisme « positif » ou « de solutions »... On nous demande ainsi, dans les coulisses de France Télévisions, de faire du journalisme « de solutions ». Je pensais en ce qui me concerne que les journalistes et documentaristes étaient plutôt là pour être le miroir de la réalité, pour rapporter ce qui se passe dans la société, les solutions relevant davantage des élus et des parlementaires. Il y a donc bien quelque chose qui ne marche pas bien.
Je vais vous donner quelques exemples.
Un grand journaliste français, Pierre Péan, s'est battu pendant des mois avant sa mort pour convaincre France Télévisions de lancer un projet documentaire sur un certain Alexandre Djouhri, un homme certes de coulisses, mais important dans la République française, que ce soit sous Nicolas Sarkozy, François Hollande ou Emmanuel Macron. Pierre Péan n'a jamais réussi à placer ce projet.
Autre exemple, un confrère brillant de France 2, Jacques Cotta, qui pendant vingt ans a fait des enquêtes formidables à France Télévisions, a voulu après l'élection d'Emmanuel Macron faire un documentaire pour comprendre comment un homme qui était très peu connu a pu devenir Président de la République. Il voulait notamment comprendre quels étaient les soutiens ayant permis à Emmanuel Macron d'arriver à ce résultat, en particulier parmi ceux qui contrôlent l'information. France Télévisions a dit à Jacques Cotta qu'il n'y avait pas de créneau dans la grille pour ce projet. Il a fini par claquer la porte du service public, avec un propos un peu outrancier, mais que je vous soumets quand même : « ce fut un honneur de travailler pour le service public, c'est aujourd'hui une honte ! » Jacques Cotta en est maintenant réduit à manifester devant Radio France avec des gilets jaunes tellement il est en colère. Cet exemple est un peu excessif, mais il raconte quand même quelque chose.
Après mon départ de Canal+, quelques jeunes journalistes et moi avons proposé une série sur le bilan du quinquennat Macron à l'ensemble des diffuseurs. M6 nous a répondu que la chaîne n'irait pas dans le champ politique, sauf avec Karine Le Marchand. TF1 nous a dit que la chaîne avait déjà un projet, certes un peu différent. Pour Arte, un tel projet n'intéresserait pas ses spectateurs d'outre-Rhin. Netflix nous a dit qu'ils ne travaillaient pas sur des politiques en exercice. Canal+ nous a indiqué que la chaîne ne nous accompagnerait pas sur ce projet. France Télévisions nous a avancé qu'elle avait déjà trois documentaires de 52 minutes sur ce thème. Nous nous sommes donc dit qu'une chaîne au moins allait faire le bilan du quinquennat Macron à un an de la présidentielle... Ce projet est passé il y a quelques semaines sur France 5 et, à part quelques instants accordés à Marine Le Pen et à Jean-Luc Mélenchon, les gens - distanciés et critiques... - qui ont porté un regard sur le quinquennat Macron étaient Édouard Philippe, Christophe Castaner, Jean-Marc Dumontet et Sibeth NDiaye, ces deux derniers étant ou ayant été des communicants officiels de l'Élysée.
M. Laurent Lafon, président. - Je vous demande de bien vouloir conclure afin de laisser le temps aux questions.
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Il y a donc aujourd'hui une sorte de coin aveugle dans l'audiovisuel en France, une difficulté à questionner le pouvoir politique ou économique. Or c'est notre vocation.
Cette situation entraîne une violence considérable dans la société, une colère chez les citoyens, contre les gens d'information. Un récent sondage réalisé par Ipsos indiquait que 84 % des Français ne croient plus les journalistes. Je ne sais pas si vous mesurez la gravité de ce sondage. En outre, avant même d'envoyer un projet à France Télévisions, 60 % des documentaristes s'autocensurent. La population est en grande colère contre notre profession ; nous nous faisons lyncher dans les manifestations, il nous faut des gardes du corps pour y aller. Cette violence s'exerce aussi contre vous, les élus, comme le montre le nombre élevé de plaintes déposées.
Je crois qu'il faut s'interroger sur cette colère de la population.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous touchez du doigt l'objectif de notre commission d'enquête et je dois dire que le Sénat s'honore de travailler de manière approfondie sur ces sujets qui peuvent être sensibles et déranger certains. Cela montre l'utilité du Parlement et du politique, dans un moment de populisme ambiant et, finalement, de rejet démocratique qui touche tout le monde, y compris les médias et les journalistes. Les parlementaires ont le devoir de soutenir la liberté, l'indépendance et le pluralisme dans les médias ; ces valeurs sont essentielles au fonctionnement démocratique.
Nous auditionnons des personnes très différentes qui ont en commun de participer à cette grande chaîne de la production de l'information. Vous soulevez dans ce cadre des problèmes spécifiques que personne n'aborde.
Madame Drévillon, je comprends de vos propos que tout ce que nous avons souhaité mettre en place avec les décrets dits Tasca, c'est-à-dire faire en sorte qu'une myriade de boîtes de production permette d'apporter de l'inventivité et de la diversité, est aujourd'hui atrophié ou détourné du fait que ce ne sont pas ces sociétés qui choisissent en toute liberté les sujets, mais les éditeurs par leurs commandes. Ainsi, on ne se risque pas à développer des sujets, dont on sait qu'ils ne seront pas acceptés par les chaînes. Qui plus est, de moins en moins de chaînes diffusent des documentaires et des reportages. Les propositions créatives sont donc limitées de fait.
Pouvez-vous nous dire comment se concrétise cette autocensure dont vous parlez ? Quelle est son ampleur ? Lorsqu'on interroge les propriétaires pour savoir s'ils interviennent sur les contenus, ils répondent non, mais on voit bien qu'il n'y a pas nécessairement besoin d'une intervention, puisqu'il s'agit d'abord d'une autocensure. Avez-vous des exemples à nous donner ?
Mme Elizabeth Drévillon. - L'autocensure se fait des deux côtés : producteur et réalisateur. Ce dernier connaît la ligne éditoriale de la chaîne et il sait que s'il propose tel ou tel sujet sur un point précis politique ou social il ne sera pas retenu. Donc pour ne pas travailler dans le vide, il s'autocensure. J'ai en tête l'exemple d'un réalisateur qui travaillait sur les services sociaux français et qui a choisi de ne pas critiquer l'Aide sociale à l'enfance pour ne pas déplaire à la chaîne de diffusion. Il a donc fait son sujet en contournant certains aspects et en arrondissant les angles sur d'autres. Je ne reprendrai pas l'exemple du sujet sur Emmanuel Macron et les coulisses de sa présidence. Le producteur, en amont, et pour les mêmes raisons, peut s'autocensurer.
M. David Assouline, rapporteur. - Pour moi l'autocensure, c'est le choix de ne pas aborder tel aspect du sujet, mais vous évoquez aussi le stade de la commande, au niveau du producteur...
Mme Elizabeth Drévillon. - On ne propose plus certains sujets !
M. David Assouline, rapporteur. - Les réalisateurs et journalistes travaillent donc sur commande, et il n'y a plus de propositions créatives de leur part.
J'aborde un autre sujet, qui est celui du statut des journalistes et réalisateurs de documentaires. Journaliste, c'est un métier, avec des exigences, des règles déontologiques. Or, vous l'avez dit, de plus en plus d'enquêteurs travaillent sous le statut d'intermittent, et non sous celui de journaliste, détenteur de la carte de presse. En effet, cela arrange les producteurs, qui les paient au cachet. Ainsi, une personne qui sort d'une école de journalisme peut très vite perdre sa carte, ce qui peut poser problème au regard de son indépendance et de la qualité de l'information. Quelles solutions entrevoyez-vous pour régler ce problème ?
Mme Elizabeth Drévillon. - Le code du travail ne demande pas que le journaliste ait une carte de presse. Pour moi, on est journaliste quand on respecte une éthique, une déontologie. À mon sens, il faudrait créer une carte des réalisateurs de presse, qui permettrait de travailler sans être détenteur de la carte de presse de la commission de la carte d'identité des journalistes professionnels. Pour obtenir cette dernière, vous le savez, il faut être payé à 100 % en salaire. Or un réalisateur est payé à 60 % en salaire et à 40 % en droits d'auteur. Il fait partie de l'intermittence, du spectacle...
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Aujourd'hui, 80 % des documentaristes ne sont pas détenteurs de la carte de presse. Ils sont obligés, pour des raisons économiques, de travailler sous le statut d'intermittent du spectacle. Concrètement, s'ils veulent couvrir une manifestation, ils peuvent être placés en garde à vue par la police comme un simple militant. Une de mes collègues a été menacée régulièrement par la police alors qu'elle faisait un reportage sur la désobéissance civile. C'est un problème pour la liberté de l'information.
Mme Elizabeth Drévillon. - Nous avons alerté le ministère de l'intérieur à ce sujet, car il n'est pas imaginable que les réalisateurs ne puissent pas travailler sereinement alors même qu'ils travaillent en externe pour des magazines d'information, comme Complément d'enquête, Envoyé spécial etc. Si demain les réalisateurs qui couvrent des manifestations doivent se disperser comme les manifestants, sous peine de se retrouver en garde à vue, cela s'apparentera à un frein, un obstacle à l'information.
M. David Assouline, rapporteur. - Monsieur Rivoire, vous avez travaillé pour un magazine de Canal+, qui a longtemps été une référence en matière d'investigation. Nous avons auditionné M. Bolloré, pour ainsi dire le propriétaire actuel de la chaîne, mais aussi M. Saada, le directeur, ainsi que le directeur de l'information. Ils nous ont tous affirmé qu'ils n'intervenaient jamais sur le contenu de l'information. Visiblement, vous n'êtes pas d'accord. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Je vais être cash, mais ils vous ont menti ! Comme en juin 2016 !
Par exemple, lors de la fameuse enquête sur le Crédit Mutuel en 2015, Michel Lucas, président du groupe, a appelé Vincent Bolloré, qui est aussi un de ses amis, pour se plaindre. Il se trouve que le Crédit Mutuel aidait le groupe Bolloré à monter au capital du groupe Canal+. Vincent Bolloré s'est alors adressé à Rodolphe Belmer pour que notre enquête ne soit pas diffusée. Tout cela a été reconnu devant le comité d'entreprise de Canal+.
Six mois plus tard, pour Spécial Investigation, on propose 11 sujets à traiter à la nouvelle direction nommée par Vincent Bolloré : 7 seront refusés, dont quatre qui étaient susceptibles de déplaire à François Hollande, à l'époque Président de la République. Il y avait notamment un sujet sur les failles des services secrets lors des attentats de 2015, un sujet sur les ventes de matériels répressifs de la France à des régimes peu recommandables et un autre sur les emplois fictifs dans la haute fonction publique. Alors, les entendre dire qu'il n'y a aucune intervention...
M. David Assouline, rapporteur. - Vous nous avez parlé d'autocensure, mais il s'agit là d'interventions directes.
Comment cela se passe-t-il concrètement ?
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Tous les deux mois, Stéphane Haumant devait aller voir la direction de Canal+ pour présenter les projets de sujets. C'est elle qui avait le dernier mot, sans avoir à se justifier. Au bout de plusieurs refus sur le sujet des banques ou la déprogrammation d'une enquête sur la guerre secrète Sarkozy-Hollande en septembre 2015, les producteurs et réalisateurs, de guerre lasse, et après avoir engagé des frais pour rien, préfèrent travailler sur l'ours blanc en Arctique ou les baleines en Antarctique.
M. David Assouline, rapporteur. - La direction, c'est qui ?
M. Jean-Baptiste Rivoire. - À Canal+, c'était Maxime Saada qui validait ou non. Bien sûr, il ne parlait pas de censure, mais de ligne éditoriale. Cela revient finalement au même...
M. David Assouline, rapporteur. - Et une fois que les sujets sont acceptés, y a-t-il des interventions ?
Mme Elizabeth Drévillon. - Les rédacteurs en chef et les conseillers des programmes ont la main. Ils peuvent intervenir tout au long du montage, pour choisir les plans, rectifier les commentaires, les termes employés, les intervenants... C'est un peu comme à l'école, en fait. On peut ainsi totalement changer l'orientation d'un documentaire. La pression, la censure, ne sont jamais ouvertes, elles prennent toujours des chemins de traverse.
M. David Assouline, rapporteur. - Y a-t-il des pressions explicites pour que des choses ne soient pas dites ?
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Quand Vincent Bolloré vient devant le comité d'entreprise, le 3 septembre 2015, et assume la censure du reportage sur le Crédit Mutuel, il nous dit qu'il ne faut pas embêter le propriétaire de l'immeuble, ou quelque chose comme ça. Quinze jours plus tard, la direction nous écrit pour nous dire qu'il ne faut pas d'attaques frontales ou polémiques contre les partenaires actuels ou futurs du groupe. Les partenaires « actuels », on demande la liste de ceux sur lesquels on n'a plus le droit de travailler, on ne l'obtient pas, alors les « partenaires futurs », vous imaginez ! C'est un droit de censure absolu.
En octobre 2017, la direction nommée par Vincent Bolloré a fait supprimer du replay un reportage concernant les manifestations critiquant le dictateur du Togo, évoquées par toute la presse mondiale, mais qui dérangeait ce dictateur. Quelques semaines plus tard, la direction a fait diffuser clandestinement, à sept heures du matin, un reportage laudateur pour le dictateur Togolais à la tête de ce pays, en violation de toutes les conventions liant la chaîne. Il a fallu qu'un média indépendant, Les Jours.fr, harcèle le CSA pendant des mois pour qu'une petite sanction soit prononcée, à savoir l'obligation de diffusion d'un message de repentance de la chaîne. Bref, vous l'aurez compris, les propriétaires de ces grands groupes se moquent de la loi Bloche.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Je comprends parfaitement ce que vous dites. Moi-même, en tant que musicien professionnel, j'ai été confronté à ce dilemme : faire la musique que j'aimais ou de la musique « alimentaire » pour des publicités.
Aujourd'hui, je résume, vous nous expliquez que la concentration dans les médias nuirait à la démocratie. Cependant, vous n'avez pas abordé la problématique des plateformes. Ne pensez-vous pas que les fusions dans les médias, comme celle de TF1 et de M6, se justifient par des considérations économiques, pour tenir le choc face aux plateformes ?
Mme Elizabeth Drévillon. - Je ne vois pas en quoi une telle fusion permettrait de rivaliser avec les plateformes, qui sont de toute façon dix fois plus puissantes.
Le problème avec les plateformes c'est que le CSA nous a un peu coupé l'herbe sous le pied en n'imposant par exemple à Netflix que 0,6 % de son obligation d'investissement dans la production de documentaire. Cela correspond à environ 1,2 M€. Comparé aux 101 M€ d'investissements de France Télévisions je ne vois pas ce que cela apportera en plus en termes de production de documentaire. Je suis donc dubitative quant à la fusion TF1-M6 pour faire face aux plateformes. D'autant qu'il n'y a pas de documentaires et peu de magazines d'information sur TF1.
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Netflix est un opérateur mondial qui diffuse dans 150 pays. Ce n'est pas vraiment le cas de TF1 et de M6. On n'est pas du tout sur la même échelle. Quand Vincent Bolloré nous explique que son principal concurrent, c'est Apple, je m'interroge : je ne savais pas que Bolloré faisait des téléphones.
La course à la taille, je n'y crois pas, mais admettons. Ce que je vois, en France, c'est le toujours plus de concentration dans les médias télévisuels privés et de centralisation à France Télévisions.
En tant que législateur, vous contraignez les citoyens français à financer ce système. Les dizaines de millions d'euros qu'ils versent pour les aides à la presse vont notamment à Lagardère et à Bernard Arnault. Ces gens prennent l'argent dans la poche du contribuable pour domestiquer les journalistes et l'information. La crise de confiance est majeure dans la population. Les gens sont en colère.
Le service public de l'audiovisuel avec la redevance de 140 euros par an et par habitant est un système très intéressant. Toutefois, il serait sans doute urgent de le faire fonctionner de manière plus transparente et démocratique. Or les conditions de nomination de ses dirigeants sont contestables, les choix éditoriaux sont parfaitement opaques et profondément arbitraires et les Français sont contraints de financer ce système. C'est là que vous pouvez jouer votre rôle.
Mme Sylvie Robert. - Vous avez abordé des sujets sensibles qui touchent à notre démocratie, mais qui sont aussi de nature économique. Vous avez notamment mentionné la précarité des créateurs. Notre collègue Hugonet a expliqué la situation dans le secteur de la musique. Il reste beaucoup à faire quant à la rémunération et au soutien à la création et aux auteurs. Cette question renvoie au modèle économique qui prévaut.
J'ai découvert que la politique actuelle était plutôt de commande. La Bretagne, d'où je viens, est une région de documentaristes. À la commission du film et du documentaire, nous nous attachions à savoir s'il y avait des pré-achats. Nous avions toutefois toute latitude si nous souhaitions faire un documentaire sur les algues vertes. Une politique de commande ne peut être que dommageable. On ne peut s'en satisfaire, car elle entrave la liberté de création. Cette politique domine-t-elle véritablement ? A-t-elle été renforcée par le phénomène de concentration verticale que l'on observe ? Quel modèle économique et quels garde-fous mettre en place pour garantir l'indépendance de la création ? À l'heure du streaming règne la loi de la jungle. Les créateurs comme les producteurs ne sont pas suffisamment armés. Comment gagner ce rapport de force ? Le législateur doit-il aller plus loin ?
Mme Elizabeth Drévillon. - Le jour où le réalisateur aura un salaire minimum garanti pour toutes les heures et journées travaillées, il aura plus de force pour contrer la censure et l'autocensure. Il est tellement précarisé qu'il doit tout accepter.
Vous parliez des algues vertes. Un tel sujet peut passer sur France 3 Bretagne. Le réalisateur sera à peine payé 12 000 euros, qu'il travaille trois mois, six mois, neuf mois ou même un an. Compte tenu des charges qu'il lui reste à payer, cela représente à peine le SMIC sur un an. Nous travaillons pour que les citoyens puissent être informés et accéder aux connaissances, mais nous sommes payés une misère.
En outre, le diffuseur ne fait que donner une somme x à un producteur indépendant. Il n'a donc aucun lien contractuel avec le réalisateur, ce qui lui donne une puissance réelle, le réalisateur ou le journaliste étant réduit au rôle de prestataire de services ou d'ouvrier spécialisé. Depuis trente-huit ans que je suis journaliste, je n'ai jamais connu telle situation : à l'époque, nous pouvions vivre de notre métier, sans censure ni autocensure, mais dans le pluralisme et la diversité.
Mme Sylvie Robert. - La politique de commande aggrave-t-elle la situation ?
Mme Elizabeth Drévillon. - Depuis cinq à huit ans, la tendance porte tant sur le public que sur le privé. Il y a de plus en plus de commandes pour le documentaire national de France Télévisions. Les producteurs discutent en amont avec les diffuseurs, avant d'appeler un réalisateur. C'est le monde à l'envers. Auparavant, le réalisateur allait trouver le producteur. Désormais, il peut se voir imposer des projets et des lignes pour les traiter, et il est contraint d'accepter s'il veut travailler. C'est inquiétant, surtout pour les jeunes journalistes, voire angoissant.
Initialement, il existait un véritable lien entre les citoyens et les journalistes, car ils avaient besoin de nous pour transmettre des messages. Aujourd'hui leurs propos sont souvent biaisés ou transformés, de sorte que la confiance est rompue.
M. Vincent Capo-Canellas. - Le constat que vous nous livrez s'agissant des diffuseurs privés est fort. Vous nous dites qu'ils ne sont pas friands d'investigation politique et que la logique de commande prévaut. Nos compatriotes ont pourtant le sentiment que, à l'heure des réseaux sociaux et des chaînes d'information continue, nous passons notre temps dans la polémique. La presse écrite, le numérique, les journaux télévisés jouent leur rôle, puis les chaînes d'information continue interviennent en lançant des débats à n'en plus finir.
Pourriez-vous étayer votre constat dans le temps et peut-être le nuancer ? Tout est-il complètement verrouillé ? Comment lutter contre cette tendance ? Les diffuseurs ne sont-ils pas soumis aux niveaux d'audience ? Comment définissez-vous votre relation avec les producteurs ? N'est-ce pas là qu'il faudrait agir ?
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Le producteur a très peu de pouvoir. Il n'est pas diffuseur.
Mme Elizabeth Drévillon. - Le producteur vit grâce au diffuseur, de sorte qu'il est difficile pour lui de lui dire non.
Il ne faut pas confondre éditorialiste et journaliste de terrain. Le travail du journaliste de terrain se complique quand les polémiques prennent toute la place.
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Nous avons tenté de faire un documentaire sur le bilan du quinquennat Macron, distancié, critique et indépendant. Pour cela, nous avons fini par lancer un financement participatif auprès des Français. Des milliers de citoyens ont financé notre projet et nous devrons le diffuser sur YouTube. Certains s'interrogent : pourquoi payer la redevance ? On finit par diffuser du documentaire indépendant ailleurs que sur France Télévisions. C'est marcher sur la tête.
Mme Elizabeth Drévillon. - Il y a quelques années, les producteurs nous défendaient encore face aux diffuseurs. Ils étaient solidaires et ils nous soutenaient. C'est de moins en moins le cas, car quand on est producteur indépendant, il faut pouvoir faire vivre sa société. Quant aux producteurs qui appartiennent aux groupes TF1-M6-Vivendi, ils obéissent à la ligne décidée par leur actionnaire.
Mme Monique de Marco. - La solution de participation ou de crowdfunding pour garantir la diffusion des documentaires sur des plateformes est-elle valable ? Quelles pistes pouvez-vous nous proposer pour faire évoluer la situation ?
Produire avec un budget participatif est une possibilité, mais qui reste insuffisante.
Mme Elizabeth Drévillon. - Il est beaucoup plus simple de créer un média en ligne pour la presse écrite que pour l'image. Assurer la diffusion en ligne d'un documentaire coûte cher, surtout si l'on veut concurrencer les chaînes hertziennes. Je souhaiterais, bien évidemment, qu'il existe un média en ligne audiovisuel où il n'y aurait que du documentaire et du magazine d'information. Comment réussir à le financer par un crowdfunding ? J'imagine que ce n'est pas possible.
Pour faire un documentaire de 52 minutes, il faut au moins un cameraman, un monteur, un étalonneur, un mixeur...
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Les citoyens sont tellement en colère qu'ils sont en train d'inventer un contournement du système de concentration des médias, qui domestique beaucoup trop auteurs et journalistes. Toutes les levées de fonds pour des médias indépendants ont extrêmement bien fonctionné depuis cinq à dix ans. Notre documentaire sur le bilan du quinquennat Macron est un exemple : nous avons réussi à lever 230 000 euros en trois mois, qui nous serviront à financer neuf épisodes. Les gens nous demandent de faire notre travail de manière indépendante, car ils considèrent que c'est un besoin vital en démocratie.
Le système de concentration risque de s'aggraver en France. Les citoyens le contourneront grâce à des médias indépendants. Cela coûte cher, mais les gens sont exaspérés.
M. Michel Laugier. - Monsieur Rivoire, quelle était la situation à Canal+ avant le rachat par le groupe Bolloré ? Pouviez-vous réaliser tous les sujets que vous souhaitiez présenter, totalement librement, ou bien y avait-il une forme d'autorisation préalable qui s'imposait ?
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Canal+ offrait beaucoup plus de liberté, il y a une dizaine d'années. La chaîne a été comme le premier Mediapart de la télévision, financée de 70 % à 80 % par ses abonnés et très peu par la publicité. Le système était exceptionnel. Dans les années 2000, je voulais mener une enquête sur les dérives de l'économie et l'on m'y encourageait, car les annonceurs ne représentaient alors que 15 % du chiffre d'affaires de la chaîne. Nous travaillions pour les abonnés.
Au début des années 2000, nous avons commencé à faire des enquêtes dans l'émission 90 minutes, comme celle sur la mort du ministre Robert Boulin, ou bien celle démontrant que l'armée française avait tiré dans la foule en Côte d'Ivoire en 2004, qui avait bousculé la chiraquie et le gouvernement de l'époque. Je voulais également faire une enquête sur « Sarkozy présidentiable ? ». Des pressions politiques ont surgi et à un an de la présidentielle de 2007, l'ancienne direction - il ne s'agissait pas de Vincent Bolloré - a décidé de supprimer l'émission 90 minutes assez brutalement. Le système de Canal+ qui se jouait des pressions politiques a fini par être rattrapé.
La suppression de l'émission a eu pour conséquence l'externalisation complète de l'investigation hors de Canal+. À partir de 2006, seuls des producteurs extérieurs pouvaient solliciter la direction pour mener un travail d'investigation.
En 2015, le système s'est normalisé grâce à l'arrivée d'un actionnaire qui décide de tout et nous n'avons plus pu travailler.
S'il y a donc eu une exception Canal+ dans les années 2000, elle n'a pas duré très longtemps. Des pressions politiques sont intervenues avant même l'arrivée de Vincent Bolloré.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - L'une des propositions récurrentes porte sur la création d'un délit de trafic d'influence en matière de presse, afin de limiter les pressions sur les rédactions. Avez-vous connaissance de l'existence d'un tel délit à l'étranger ? Il est pour le moins difficile de caractériser une situation de pression dans les médias. D'autant qu'il existe aussi beaucoup d'autocensure.
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Edwy Plenel a déclaré devant votre commission d'enquête que le système des médias français était un système de conflits d'intérêts géant et constant. Créer le délit que vous suggérez sera-t-il utile ? Cela renvoie à la question de savoir si vos lois sont respectées. Ces gens respectent-ils vos lois ? Car si ce n'est pas le cas, inutile de légiférer !
M. Laurent Lafon, président. - Y a-t-il dans d'autres pays des systèmes qui protègent davantage le travail des journalistes ?
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Je connais peu de pays où il y a une telle concentration. Ce n'est pas le cas en Allemagne ni aux États-Unis.
M. Laurent Lafon, président. - Même si elle n'est pas de même nature, la concentration existe aussi en Allemagne.
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Les Länder ont plus de pouvoirs.
M. David Assouline, rapporteur. - En Allemagne, la concentration prend la forme d'un groupe de médias qui n'est pas lié par ses actionnaires à d'autres activités.
M. Jean-Baptiste Rivoire. - La loi Bloche prévoit que les intérêts d'affaires d'un actionnaire ne doivent pas entraver la liberté éditoriale des journalistes. Quand Canal+ diffuse un publireportage pour un dictateur togolais avec lequel le groupe Bolloré espère signer des contrats, il ne se passe quasiment rien. S'il n'y a pas de sanction, la situation ne changera pas.
M. David Assouline, rapporteur. - Nous souhaitons partir de la loi Bloche et combler ses défauts pour qu'elle soit mieux appliquée.
M. Jean-Baptiste Rivoire. - À Canal+, nous avons saisi le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) pendant trois ans, par des courriers recommandés, sur ce problème précis. Le CSA a fini par nous renvoyer, au bout de deux ans, au comité éthique. Or c'est Vincent Bolloré qui a nommé les membres de ce comité, dont trois en relation d'affaires avec son groupe.
M. David Assouline, rapporteur. - J'entends ce que vous dites. Nous travaillerons à rendre efficaces les objectifs de la loi.
« Qui aime bien châtie bien ». Vous nous dites qu'il n'est plus possible de réaliser des enquêtes ou des reportages documentaires hors du service public et en même temps vous massacrez ce dernier. Il me semble que l'existence d'un service public autonome, étranger à toute propriété financière ou industrielle, est salutaire. Considérez-vous qu'il est soumis à des pressions importantes qui seraient de nature politique ? Je pense notamment à des émissions comme Cash Investigation ou Complément d'enquête qui donnent souvent lieu à des réactions de la part de gens qui considèrent que le service public est à la solde des gauchistes, alors que vous dites exactement l'inverse. Selon vous, le service public est-il soumis à des pressions politiques ou bien choisit-il d'éviter les sujets qui dérangent ? Pourquoi avoir fait un réquisitoire si violent ?
M. Jean-Baptiste Rivoire. - L'investigation a été réduite à portion congrue. Cash Investigation n'a plus que six émissions par an, soit douze heures de programme. Complément d'enquête en compte un peu plus, de sorte qu'on atteint 60-80 heures de programme sur 2 000 heures de documentaire diffusées sur France Télévisions. Cela représente 95 % du problème. Certes, deux arbres cachent la forêt très brillamment. Toutefois, on ne peut pas se contenter de deux émissions d'investigation pour l'ensemble du service public français.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous critiquez donc surtout le fait que le service public ne compense pas assez l'absence d'émissions documentaires sur Netflix ou aillleurs ?
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Le guichet unique en 2019, c'est l'Office de la radiodiffusion-télévision française (ORTF) !
M. David Assouline, rapporteur. - Est-ce que vous critiquez le fait qu'il n'y a pas assez d'offre possible d'émissions d'enquête ? Ou bien n'y a-t-il plus de place pour certains sujets parce qu'il y aurait des pressions ou de la censure ?
Mme Elizabeth Drévillon. - Pourquoi avoir arrêté Pièces à conviction sur France 3, alors que c'était un excellent magazine d'investigation ? La chaîne Arte a ouvert ses portes à l'investigation par le biais de Thema, mais il n'y a pas de documentaire d'investigation sur France Télévisions. Cash Investigation est un excellent magazine mais il ne représente que six émissions. Et on ne peut pas résumer l'investigation à Cash Investigation.
M. David Assouline, rapporteur. - Est-ce que selon vous il n'y a plus de documentaire à la télévision parce que l'on considère que la demande n'existe pas et que les sujets ne feront pas d'audimat ? Quand l'offre existe, il me semble que vous avez dit que des pressions existaient pour limiter le champ des enquêtes. Le confirmez-vous ?
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Le filtrage en amont est tel que les propositions sont très souvent bloquées. Cela concerne tout ce qui risque de déranger le pouvoir exécutif ou certains pouvoirs économiques. D'autres programmes existent et France Télévisions diffuse beaucoup de documentaires, mais les sujets importants qui touchent à la démocratie sont massivement écartés.
M. David Assouline, rapporteur. - Ils ne le sont pas par manque de place dans les programmes ?
M. Jean-Baptiste Rivoire. - Le poids de la tutelle sur l'audiovisuel public est lourd, en France, par exemple quand il s'agit de la nomination des dirigeants. Le pouvoir politique a la main sur le financement de France Télévisions. Nicolas Sarkozy a décidé de but en blanc qu'il fallait supprimer la publicité, ce qui a été un énorme choc pour Patrick de Carolis. Emmanuel Macron, en 2017, a imposé d'emblée que France Télévisions fasse 60 millions d'euros d'économies. Gérald Darmanin menace de supprimer la redevance sur l'audiovisuel. Le pouvoir politique exerce des pressions constantes, de sorte qu'au sein de France Télévisions, on ne prend plus aucun risque.
Mme Elizabeth Drévillon. - S'il n'y a plus de redevance, il n'y aura plus de service public et ce sera terrible pour la démocratie.
M. David Assouline, rapporteur. - La commission de la culture est en pointe sur cette question et a fait des propositions pour rendre cette contribution universelle et d'un montant important de sorte que le service public puisse vivre.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 10.
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 14 heures.
Audition de M. Jean-Michel Baylet, président du groupe La Dépêche du Midi
M. Laurent Lafon, président. - Nous recevons M. Jean-Michel Baylet, président du groupe La Dépêche du Midi.
Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.
Monsieur le ministre Jean-Michel Baylet, je ne suis pas sûr qu'il soit nécessaire de vous présenter dans cette maison qui fut la vôtre pendant plus de vingt ans. Vous avez été député, sénateur, quatre fois secrétaire d'État et ministre et vous êtes élu local.
Mais nous vous entendons aujourd'hui dans vos fonctions de président du groupe La Dépêche du Midi, qui rayonne sur le quart sud-ouest de la France. Avec 11 titres et 3,3 % des tirages nationaux, votre groupe est l'un des plus grands de la presse quotidienne régionale, avec EBRA, SIPA-Ouest France et Rossel La Voix.
J'ajoute que vous avez été à l'origine du regroupement de la presse quotidienne nationale et régionale au sein de l'Alliance, dont vous avez été le premier président.
Nous sommes donc désireux d'entendre vos analyses comme président d'un grand groupe de presse locale sur les conséquences d'une concentration dont vous êtes un des acteurs, mais dont vous subissez peut-être aussi les conséquences.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous passer la parole, je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Michel Baylet prête serment.
M. Jean-Michel Baylet, président du groupe La Dépêche du Midi. - Merci de me recevoir.
L'histoire de mon groupe se confond avec celle de la République. La Dépêche fut fondée à la chute de Napoléon III, le 2 octobre 1870, par deux typographes anarchistes de l'imprimerie Sirven désireux d'apporter une information au public différente de celle que délivrait le préfet sur les grilles de la préfecture... Le succès du journal fut assez considérable et rapide. C'est La Dépêche qui a créé les éditions régionales : il y en avait seize à l'époque. C'était alors une coopérative ouvrière. En 1924, un Rothschild décida de se présenter aux élections à Tarbes. La Dépêche, avec son vieux fond anarchiste et radical-socialiste, le combattit avec force. Il tenta alors de lancer une offre publique d'achat (OPA) sur le journal : il obtint 48 % du capital, mais échoua à en détenir la majorité. Le journal n'en fut pas plus tendre avec lui. Ayant perdu les élections, ce Rothschild chercha un repreneur. C'est Jean-Baptiste Chaumeil, député-maire de Valence-d'Agen et arrière-grand-oncle de mon père, qui racheta ses actions. C'est ainsi que ma famille est au capital de La Dépêche depuis 1924. Nous en détenons 97,5 % et la Mutuelle de La Dépêche, 1,5 %, car il m'a semblé important qu'un représentant du personnel siège au conseil d'administration.
La Dépêche est devenue un très grand journal, qui vit se succéder des plumes célèbres comme Clemenceau, Jaurès et bien d'autres. Elle fut prospère, comme l'ensemble de la presse, jusque dans les années 70. Ses positions étaient fermes : mon père avait ainsi fortement engagé le journal dans l'antigaulliste au moment du retour du général de Gaulle.
Les années 70 marquèrent l'apogée de la diffusion des journaux en France. À partir de là, la diffusion de La Dépêche baissa, lentement et tranquillement. Le journal connut la première révolution technologique, avec la fin du plomb. En 1998 et 1999, il subit une deuxième OPA : le journal Le Monde - à l'instigation de Jean-Marie Colombani - s'empare dans notre dos de 40 % des actions de La Dépêche. J'ai contré cette opération, grâce au droit d'agrément du conseil d'administration et avec l'appui de Jean-Luc Lagardère et Pierre Fabre. Nous avons ainsi réussi à conserver notre indépendance. Depuis, je dirige ce groupe familial. J'ai commencé ma carrière comme journaliste à La Dépêche et je suis toujours titulaire d'une carte de presse. Mes deux fils en sont les deux directeurs généraux. C'est l'un des derniers groupes de presse français qui soit resté familial, avec un capital totalement maîtrisé et dirigé par ses propriétaires : il n'y en a plus dans la presse quotidienne nationale (PQN), seulement trois ou quatre dans la presse quotidienne régionale (PQR), aucun dans la presse quotidienne départementale (PQD).
Mais la situation de notre groupe est compliquée, comme ailleurs. Bizarrement, au moment de l'arrivée de l'euro, nous avons connu une baisse considérable de la diffusion. Puis les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ont pillé nos contenus et aspiré nos publicités. Nous avons alors connu des souffrances économiques considérables et il a fallu remettre les choses en ordre.
À la Libération, le législateur avait considéré que la presse devait être à la portée de toutes les bourses et que toutes les opinions devaient y être représentées. D'où la création des Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP) - devenues Presstaliss depuis - et des aides à la presse, car il avait été demandé aux patrons de presse de vendre en dessous du prix de revient.
La Dépêche du Midi a connu de nombreuses années difficiles. Monsieur Assouline, vous qui avez travaillé sur la question des droits voisins, sachez que, deux ans après le vote de la loi, le compte n'y est toujours pas. Nous avons signé avec Facebook et presque abouti avec Google, mais dans des conditions bien éloignées de ce que nous avions espéré. Ces entreprises mettent des moyens considérables pour nous combattre : elles font du droit comme les Américains et font tout pour ne pas payer et continuer à piller nos recettes publicitaires.
Il y a six ou sept ans, nous avons eu l'opportunité de mener une opération de croissance externe en prenant le contrôle du groupe Les Journaux du Midi. Pourquoi ? Non pas pour asseoir notre autorité sur toute l'Occitanie, comme certains l'ont dit. Mais les revenus et les actifs de Midi Libre avaient été pillés par Le Monde, puis par le groupe Sud-Ouest. Pour nous, il s'agissait d'une opération de cohérence , avec d'importantes mutualisations, le développement de complémentarités et la perspective de redresser nos comptes. Sachez que les périmètres économiques des journaux, décidés à la Libération - avec notamment des statuts extrêmement favorables pour les ouvriers et les journalistes -, sont coûteux et ne sont plus en adéquation avec les réalités actuelles.
Le mouvement de concentration s'explique. Le journalisme a longtemps été un métier fructueux, dans lequel on ne regardait ni à la dépense ni à la gestion rigoureuse : les journaux étaient plutôt mal gérés et se sont trouvés en très grande difficulté. En outre, les successions n'avaient pas été préparées. Certains titres se sont donc retrouvés sur le marché et ont été repris, par Robert Hersant en premier lieu. J'ai eu la chance de recevoir La Dépêche du Midi en héritage et j'ai créé les conditions pour la transmettre à mes enfants qui travaillent à mes côtés.
Mais on ne nous rend pas la tâche facile : le prix du papier a augmenté de 50 %, celui des encres et des plaques de 30 %. De surcroît, Citeo a décidé, avec l'accord du Gouvernement, de transformer des échanges et espaces en un versement d'espèces sonnantes et trébuchantes à compter du 1er janvier prochain : cela représente 20 millions d'euros pour la presse. Il faudrait veiller à moins nous taxer et je redoute de prochains sinistres dans notre secteur.
M. David Assouline, rapporteur. - Nous avons déjà eu l'occasion d'échanger par le passé sur la presse. Dans l'après-Seconde Guerre mondiale, la presse écrite a en effet joué un rôle démocratique majeur, par son accessibilité au plus grand nombre et l'expression de la diversité des opinions qu'elle a permise.
Mais notre sujet est aujourd'hui plus précis : c'est celui de la concentration des médias. En matière de presse écrite, certains groupes contrôlent désormais un grand nombre de titres - autrefois indépendants - sur des territoires entiers. N'y a-t-il pas là un risque de perte de diversité et d'uniformisation, voire de formatage, de la production journalistique ? Les grands groupes de presse régionaux sont soit adossés à des groupes financiers sans lien avec presse - comme le Crédit Mutuel -, soit à des familles présentes de longue date dans le secteur- comme Ouest-France. En contrôlant de nombreux titres dans des régions entières, sans concurrence, ne portez-vous pas atteinte au pluralisme ?
Vos engagements politiques sont affirmés et assumés. Comment les rédactions conservent-elles leur indépendance politique ?
Vous êtes propriétaire de La Dépêche du Midi, La Dépêche du Dimanche, La Dépêche Lundi Sports, L'indépendant, Midi Olympique, La Nouvelle République des Pyrénées, Le Petit Bleu, Le Villefranchois, La Gazette du Comminges, Midi Libre, Centre Presse Aveyron, In Toulouse... Sur internet, vous possédez Rugbyrama, Toulouscope, La Dépêche interactive, Publi.fr. Vous avez créé en 2003 l'agence de presse La Dépêche News. En outre, vous avez acquis quatre chaînes locales au printemps 2021, via le réseau viàOccitanie. En novembre 2021, vous vous êtes intéressé à la reprise de La Provence : Xavier Niel semblait avoir la main, mais des décisions de justice devraient prochainement intervenir. Quand, sur un territoire, il n'y a presque plus de concurrence, ne porte-t-on pas atteinte au pluralisme indispensable à la démocratie ?
M. Jean-Michel Baylet. - La réponse est non. Certes, mes engagements politiques sont connus et La Dépêche du Midi, dont je vous ai rappelé l'histoire, a longtemps porté une ligne politique. Mais aujourd'hui nous portons des valeurs, celles de la République - là-dessus nous n'avons pas changé. Nous continuons à nous battre pour ces valeurs, sans sectarisme : nos colonnes sont ouvertes à tous, pour rendre compte de l'activité des uns et des autres, quelles que soient leurs opinions, et même s'il en est certaines que nous préférons à d'autres. Nous nous sommes dotés d'une charte éditoriale et rédactionnelle. Les choses se passent convenablement.
Mettons à part les deux journaux qui ne parlent que de rugby - Midi Olympique et Rugbyrama -, uniques au monde : la diversité des opinions ne me semble pas affectée dans le cas d'espèce.
Quand nous avons pris le contrôle des autres titres que vous avez cités, nous n'avons pas changé un iota à leur ligne éditoriale. Cela aurait été une faute démocratique et de gestion. Prenez l'exemple de L'Indépendant, un journal très identitaire en Catalogne : en y touchant, nous toucherions à la substance même de la catalanité et les lecteurs s'en détourneraient. Nous avons mutualisé beaucoup de back offices et quelques rubriques locales, mais nous n'avons absolument pas touché aux lignes éditoriales. D'ailleurs, les journalistes ne l'auraient pas accepté. Or les choses se passent très bien avec eux, d'autant que je suis l'un des leurs, ce qui arrondit les angles. Je ne vois donc pas le moindre problème de diversité et de liberté d'opinion en ce qui concerne mon groupe : ce n'est pas un sujet chez nous.
La Provence est un bon exemple. Une entreprise de presse est avant tout une entreprise : elle doit trouver son équilibre économique sous peine de disparaître ou d'être avalée par les grands capitalistes. La Provence connaît une situation terriblement difficile. Nous nous sommes intéressés à ce titre pour deux raisons. D'une part, car la zone de diffusion de Midi libre est contiguë à celle de La Provence : nous sommes voisins à partir d'Arles, où nous montons prochainement un événement commun. D'autre part, car je voulais connaître la santé économique d'un confrère et pourquoi il en était arrivé là. Mais nous n'avions guère l'illusion de triompher face à MM. Saada et Niel. Et les choses ne changeront probablement pas.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous affirmez qu'il n'y a jamais eu d'interférence sur les lignes éditoriales. Quelles structures assurent l'indépendance des rédactions ? La loi encourage les entreprises de presse à en mettre en place.
On sait que les titres détenus par le Crédit Mutuel ont été maintenus, mais que certaines informations ont été mutualisées dans un bureau à Paris. Avez-vous opéré de telles mutualisations ou les rédactions sont-elles restées identiques à ce qu'elles étaient avant vos acquisitions ?
M. Jean-Michel Baylet. - Nous avons mutualisé les informations locales et sportives - mais pas partout ni de la même façon partout.
Midi Libre possède une société des journalistes.
M. David Assouline, rapporteur. - Nous avons entendu M. Emmanuel Poupard, secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ). Il a mentionné La Dépêche du Midi comme exemple de rationalisation : les conditions d'emploi des journalistes y seraient moins-disantes, afin de diminuer les coûts. Pouvez-vous nous en dire plus ?
M. Jean-Michel Baylet. - Des conditions d'emploi moins-disantes ? Je ne vois pas ce à quoi il fait allusion.
M. David Assouline, rapporteur. - D'après lui, vous avez créé une agence de presse qui fournit l'information, mais qui écarte les journalistes.
M. Jean-Michel Baylet. - Ce n'est pas exact. Nous avons effectivement créé à La Dépêche - et là uniquement - une agence de presse, La Dépêche News, qui regroupe entre 30 et 40 journalistes. Le SNJ s'en soucie aussi. Leurs conditions sont légèrement différentes, mais pas dans des proportions considérables. Si l'on souhaite que les journaux perdurent, il faut bien rationaliser.
La rentabilité des journaux est « ric-rac » : 1 à 2 millions d'euros de bénéfices ou de pertes, pour un chiffre d'affaires consolidé de l'ordre de 200 millions d'euros, sur lequel nous avons perdu, en cinq ans, quelque 50 millions d'euros de recettes... Nous devons donc rationaliser et mutualiser, à la fois la rédaction, mais aussi les ouvriers.
M. David Assouline, rapporteur. - Certes, mais si vous créez une agence de presse dont le client exclusif est le groupe, à des conditions salariales inférieures à celles du journal, cela pose un problème social et de contestation. Vous nous dites qu'il faut contourner l'existant, car il y a un problème économique.
M. Jean-Michel Baylet. - La plupart des journaux ont créé de telles agences de presse. Ces conditions de travail, négociées avec les syndicats, sont légèrement différentes de celles des journalistes recrutés en direct, mais ont été acceptées par les journalistes embauchés. La différence porte essentiellement sur le nombre de jours de réduction du temps de travail (RTT) : un journaliste travaille normalement 192 jours par an, c'est très lourd à porter.
M. David Assouline, rapporteur. - Pouvez-vous nous assurer que vous n'intervenez jamais auprès des rédactions sur le contenu de l'information ?
M. Jean-Michel Baylet. - Je parle avec le directeur de La Dépêche surtout, moins avec celui de Midi Libre. Nous discutons du contenu du journal. Je veux bien que les rédactions soient complètement indépendantes, mais cela voudrait dire que l'on demande à des gens d'investir dans une entreprise qui ne rapporte quasiment rien - cela fait quinze ans que La Dépêche n'a pas versé de dividendes -, avec un directeur qui se bat au quotidien pour garder son journal à flot et une rédaction qui resterait totalement étrangère à tout cela ? Cela n'est pas possible !
Nous discutons globalement du contenu du journal. S'agissant des éditoriaux publiés chaque jour, la liberté est absolue et totale : aucune intervention n'a lieu sur leur contenu.
M. Laurent Lafon, président. - En février 2021, le SNJ a dénoncé le billet du chef de la rédaction de La Dépêche du Midi du Tarn-et-Garonne, Laurent Benayoun - depuis directeur de cabinet et de la communication du conseil départemental du Tarn-et-Garonne -, intitulé « Les juges contre le peuple ? », commentant la décision de justice qui a condamné la maire de Montauban, Brigitte Barèges. L'auteur précise que « ce billet engage toute la rédaction ». Par un communiqué du 11 février, le SNJ s'est donc ému de cet article et l'a condamné : « Les journalistes de La Dépêche ne peuvent cautionner que soient ainsi foulés au pied les valeurs de démocratie, de justice et les principes déontologiques. »
Êtes-vous intervenu directement pour favoriser la rédaction d'un tel article ? Si vous ne le cautionnez pas, des mesures particulières ont-elles été prises pour éviter ce manquement aux règles déontologiques ?
M. Jean-Michel Baylet. - S'agit-il vraiment d'une infraction aux règles déontologiques ? Je ne peux pas être suspect de défendre Mme Barèges, qui n'est pas une amie politique. Mais le jugement, assorti d'une mesure d'exécution provisoire, a été très inattendu : il a semblé bafouer les droits de la défense. C'est ainsi que le rédacteur de La Dépêche l'a ressenti. Il a donc écrit ce billet, sans me consulter le moins du monde. Ce billet ne m'a pas heurté : les juges y étaient allés très fort. Mme Barèges a d'ailleurs été relaxée en appel.
Le SNJ de La Dépêche, dont les relations avec une grande partie de la rédaction et avec la direction sont très houleuses, a cru bon de publier ce communiqué. Dont acte.
M. Laurent Lafon, président. - Vous n'êtes donc pas intervenu ?
M. Jean-Michel Baylet. - Non, ni d'un côté ni de l'autre. Je ne me voyais pas intervenir pour soutenir la maire de Montauban : voilà trente ans que nous nous tapons sur la figure, cela aurait été original...
M. David Assouline, rapporteur. - Pour épuiser les différentes accusations, en 2016, Le Petit Journal de Canal+ a diffusé un reportage sur l'absence d'indépendance de La Dépêche du Midi : d'après des journalistes syndicalistes du quotidien, la rédaction aurait reçu consigne de ne plus mettre le nom complet du maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, car la ville de Toulouse aurait changé de bord et réduit ses dépenses de publicité en faveur du journal. En procédant ainsi, vous auriez voulu sanctionner la ville de Toulouse. Que répondez-vous à cela ?
M. Jean-Michel Baylet. - Les relations avec les élus locaux ne sont pas toujours faciles. Il est vrai que M. Moudenc, ayant considéré que La Dépêche n'avait pas été suffisamment compréhensive à son égard, a mis fin à nos relations commerciales. Mais qui pourrait demander à un journaliste d'écrire « M. le maire de Toulouse » à la place de « M. Jean-Luc Moudenc » ?
M. David Assouline, rapporteur. - C'est un journaliste qui l'affirme...
M. Jean-Michel Baylet. - Je ne sais pas qui il est, cela n'a pas fait grand débat à la rédaction et cela n'est pas remonté jusqu'à moi. Le directeur de la rédaction ne m'en a jamais parlé.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous affirmez donc que vous discutez du contenu de votre journal d'opinion, mais que vous n'intervenez jamais pour demander que l'on ne traite pas un sujet, pour des raisons politiques ou commerciales.
M. Jean-Michel Baylet. - Commerciales ?
M. David Assouline, rapporteur. - Il pourrait arriver que l'on fasse pression sur un journaliste pour qu'il n'enquête pas sur tel annonceur, par exemple...
M. Jean-Michel Baylet. - Effectivement, cela ne fonctionne pas ainsi.
M. David Assouline, rapporteur. - Revenons à la loi sur les droits voisins. Nous avons entendu dire - et une commission de l'Assemblée nationale y travaille actuellement - que les négociations entre les titres de presse et Google se déroulent dans la plus grande opacité. Le manque à gagner pour la presse serait considérable. Il serait bon que les montants négociés soient rendus publics, afin que la négociation prenne une dimension plus collective, profitable à l'ensemble de la presse. Or cela se passe de façon très différente de ce que nous avions voulu : les accords sont passés de gré à gré et restent secrets. Avez-vous passé un accord ? Pourquoi les montants ne sont-ils pas connus ?
M. Jean-Michel Baylet. - Je ne suis pas le mieux placé pour vous répondre. J'étais président de l'Alliance de la presse quand la loi a été adoptée, mais j'ai passé la main depuis. Je ne fais donc pas partie de ceux qui négocient avec Facebook et Google. Mais, d'après ce que je sais, l'accord a d'abord été collectif, avant d'être individualisé. Je pense que le contenu global de l'accord est couvert par une clause de confidentialité. Un accord collectif a été trouvé avec Facebook et un autre est en cours de finalisation avec Google.
M. David Assouline, rapporteur. - Quels sont les acteurs de cette négociation ?
M. Jean-Michel Baylet. - Google, Facebook et l'Alliance. Dans un premier temps, l'accord n'est pas individuel : l'individualisation intervient ensuite.
M. David Assouline, rapporteur. - Quels montants ont-ils été négociés ?
M. Jean-Michel Baylet. - Je ne les connais pas : ils n'ont pas été donnés.
M. David Assouline, rapporteur. - Même ceux qui recevront de l'argent ne savent pas combien ?
M. David Assouline, rapporteur. - Alors ?
M. Jean-Michel Baylet. - Il faudrait que j'en parle à mon fils, car c'est lui qui s'occupe de tout cela. Je ne veux pas dire de bêtise, donc je ne dis pas.
M. David Assouline, rapporteur. - Un ordre de grandeur ?
M. Jean-Michel Baylet. - Autour de 2 millions d'euros.
M. Laurent Lafon, président. - Mais ces montants apparaîtront bien dans les comptes ?
M. Jean-Michel Baylet. - Cette discussion est d'une complexité incroyable : avec Google, c'est terrible ; avec Facebook, un peu plus simple. Je ne fais pas partie des négociateurs. Au conseil de l'Alliance, on nous a dit que l'on ne nous donnerait aucune information ni sur le global ni sur le détail par titre. Comme ce n'est pas moi qui m'en occupe, je ne peux pas vous donner le chiffre exact pour mon groupe. Je ne connais nullement ce qu'ont reçu les autres et certains - surtout la PQN - ont négocié de leur côté.
M. David Assouline, rapporteur. - L'objectif de la loi était d'aider la presse. Mais comment vérifier que l'esprit de la loi est respecté si ces négociations sont couvertes par le secret professionnel ou celui des affaires ?
Merci en tout cas de nous avoir donné un ordre de grandeur pour votre groupe. Cela me donnera une idée du montant global : 30, 40, 100 millions d'euros...
M. Jean-Michel Baylet. - Je ne connais pas le montant global.
M. Laurent Lafon, président. - Les 2 millions d'euros correspondent-ils à Google seul, ou bien à Google et Facebook ?
M. Jean-Michel Baylet. - Aux deux, je crois. Avec Google, nous n'avons pas encore signé. Je comprends l'importance de la question pour votre commission, mais comprenez que Google peut exciper de mes réponses ici pour ne pas signer...
M. Laurent Lafon, président. - Très bien, nous parlerons d'autre chose, alors. Mais vous avez évoqué les difficultés économiques rencontrées par la presse, et il s'agit là d'une ressource nouvelle.
M. Jean-Michel Baylet. - Je suis déjà allé au-delà de ce que j'aurais dû dire : on nous a demandé la plus grande confidentialité.
M. David Assouline, rapporteur. - Je poserai la même question aux représentants de Google et Facebook que nous auditionnerons.
M. Jean-Michel Baylet. - J'espère que je n'en paierai pas les conséquences...
Mme Monique de Marco. - Votre entreprise est familiale : avec vos deux fils, vous en détenez 97 %. Les salariés et les journalistes semblent donc peu présents au capital. Qui détient les 3 % restants ?
Vous avez évoqué une société de journalistes de Midi Libre. Est-ce à dire que cette publication fonctionne différemment des autres ?
Pensez-vous que le système actuel d'aides à la presse est juste ? Faut-il le réformer ? Comment ?
Vous semblez ne pas être satisfait des contraintes qui sont imposées par Citeo aux entreprises pour réduire leur impact environnemental. Représentent-elles vraiment un coût important pour vous ? Pourquoi ne souhaitez-vous pas accompagner la transition environnementale ? Le fait que vous soyez un homme politique reconnu n'influe-t-il pas sur la ligne éditoriale de vos publications ?
M. Jean-Michel Baylet. - Vous m'interrogez sur le capital. Avec ma famille, j'en détiens 97,5 %. La Mutuelle de La Dépêche du Midi en possède environ 2 %. J'ai souhaité, lorsqu'elle est entrée au capital, qu'elle dispose d'un siège au conseil administration, même si cette proportion ne m'y obligeait pas - mais je trouvais cela convenable. Restent quelques actions éparses - dont une dizaine au porteur !
La société des journalistes n'existe, dans mon groupe, qu'à Midi Libre.
Les aides à la presse, très décriées, sont indispensables. Je lis les comptes rendus de vos auditions, je parle à mes confrères, et je constate que leur répartition est très critiquée. Ce que je sais, c'est que, pour des groupes indépendants comme le mien, elles sont indispensables. Ce que je sais aussi, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est que, d'année en année, elles fondent comme neige au soleil, alors qu'elles sont indispensables. Des discussions sont en cours pour réformer les aides postales.
Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : je suis, comme tout un chacun, soucieux des problèmes environnementaux. Comment pourrait-il en être autrement ? Je le suis en tant que patron d'entreprises de presse, mais aussi en tant que responsable politique et élu local. Bien sûr, il y a beaucoup de choses à faire. Je dis toutefois que cette période est très difficile pour les groupes comme le mien. Je n'ai pas les moyens, comme certains, de recapitaliser, pour des sommes considérables, comme bien des groupes célèbres. Mon entreprise est familiale, et je dois respecter mes équilibres économiques.
Or nous avons décidé, pratiquement seuls en Europe, que, à partir de 2023, c'est-à-dire dans quelques mois, les échanges que nous avions avec Citeo céderont la place à des espèces sonnantes et trébuchantes. Cela représente, pour la presse d'information générale, 20 millions d'euros de charges supplémentaires. C'est tout de même brutal ! Et Citeo vient d'annoncer que nos tarifs augmenteraient de 38,5 %, sans aucune concertation - nous l'avons découvert dans la presse. C'est tout de même violent, et lourd pour nos budgets. Quand il a fallu passer des blisters à d'autres systèmes, puisque le plastique été interdit, cela a occasionné aussi des coûts importants. Et je pourrais multiplier les exemples : on nous demande de ne plus employer de l'encre minérale, mais végétale - ce qui représente aussi un coût - alors que celle-ci, si elle convient aux magazines, n'est pas au point pour les quotidiens.
Je ne conteste ni le fondement écologique ni la nécessité de défendre l'environnement. Je dis simplement que cela représente, d'un coup, dans une période douloureuse pour nous, des charges supplémentaires, que certains ne pourront pas absorber.
Vous m'avez interrogé sur la ligne éditoriale...
Mme Monique de Marco. - Oui. Le fait que vous soyez un homme politique n'influe-t-il pas sur la ligne éditoriale ? Sur le recrutement des journalistes ? Ne crée-t-il pas une forme d'autocensure ?
M. Jean-Michel Baylet. - Je discute avec le directeur de la rédaction - pas tous les jours, tant s'en faut - mais je ne pèse pas sur la ligne éditoriale. D'ailleurs, l'ensemble des courants politiques français sont traités, même si nous en préférons certains à d'autres.
La Dépêche du Midi est l'un des plus anciens journaux de France. Elle a été créée dans des conditions particulières, et a toujours été un journal d'engagement, comme on le sent dans ses éditos, et dans les tribunes que nous publions le dimanche. C'est moins vrai des autres journaux, que nous avons aussi pris - et conservés - comme ils étaient. Soyez donc rassurée. En fait, l'important est de savoir comment faire un beau journal, qui intéresse les lecteurs et qui trouve preneur, plutôt que d'attaquer untel ou de défendre telle idée. Quant au recrutement des journalistes, ce n'est pas moi qui m'en occupe - sauf pour les rédacteurs en chef, tout de même !
M. Michel Laugier. - Depuis le début de ces auditions, nous avons vu des groupes de médias constitués de différentes façons. Pour certains, l'activité principale était loin d'être les médias, d'ailleurs. Certains ont une forme associative... Le vôtre est un groupe familial. Quels sont les avantages et les inconvénients d'une telle structure ? Avec l'évolution du monde des médias et l'apparition des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), la constitution de grands groupes est-elle inéluctable ? Vous êtes un homme de presse écrite ; qu'est-ce qui vous attire aujourd'hui vers la radio ?
Sur les aides à la presse, je n'ai pas la même analyse que vous. Elles ne fondent pas comme neige au soleil ! Mais, sans doute, leur répartition évolue. La crise de Presstalis a eu son impact, aussi. Vu la concentration du secteur autour de quelques grands groupes, je parle non pas de supprimer les aides à la presse, mais d'envisager de nouveaux critères d'attribution. Qu'en pensez-vous ?
Vous couvrez une grande partie du sud-ouest. D'autres groupes sont diffusés dans tout l'est de la France, d'autres dans tout l'ouest... Il y a clairement un partage géographique. Dès lors, est-il encore possible de créer un journal régional ? La question se pose aussi pour la radio, puisque l'on voit que BFM s'intéresse à des secteurs régionaux.
M. Jean-Michel Baylet. - Un groupe familial, c'est différent d'un groupe qui appartient à un grand capitaliste. Celui-ci, en effet, recrute un manager et, s'il est satisfait de lui, il le garde. Nous sommes une entité familiale. J'ai la chance d'avoir deux fils doués pour la gestion des affaires - j'aurais été très embarrassé dans le cas contraire.
Il y a trente ans, toute la presse régionale et départementale était familiale. Nous ne sommes que trois ou quatre survivants. Là où la gestion était approximative, là où l'on n'a pas su préparer les successions, on s'est fait absorber par d'autres - y compris par nous-mêmes. Le Petit Bleu d'Agen, historiquement, était une entreprise familiale, par exemple. Mais il s'est trouvé complètement en dessous du seuil de flottaison...
Je suis attaché à la forme familiale du groupe, qui est une fierté et un honneur. J'ai hérité d'un groupe de presse, ce qui n'est pas donné à tout le monde, et je m'efforcerai de le transmettre à mes enfants.
La diminution des aides à la presse est insidieuse, elle se fait petit à petit. Il suffit de regarder les chiffres d'il y a trente ans pour voir qu'elles ont fondu comme neige au soleil. Bien sûr, d'un budget à l'autre, cela ne se voit que modérément. Faut-il les réorganiser ? Déjà, nous avons demandé que les aides postales nous soient versées directement. J'ai vu dans le compte rendu de vos auditions que certains avaient proposé que les aides soient réservées aux journaux indépendants. Je ne vais pas m'y opposer...
M. David Assouline, rapporteur. - Donc, vous êtes pour.
M. Jean-Michel Baylet. - Il faudra toutefois définir ce que c'est qu'un journal indépendant : tous vous expliqueront qu'ils le sont !
M. Laurent Lafon, président. - Quelle serait votre définition d'une presse indépendante ?
M. Jean-Michel Baylet. - Le modèle familial, qui a disparu incroyablement vite, était celui de toute la presse, y compris régionale, il y a trente ans. Des successions non préparées et une gestion trop approximative en ont eu raison presque partout.
Il est très difficile de gérer un groupe de presse. Cela impose de redéfinir sans cesse le périmètre économique, parce que nos recettes fondent aussi comme neige au soleil. En cinq ans, notre chiffre d'affaires est passé de 250 à 200 millions d'euros. Il faut bien s'adapter, car nous sommes aussi des entreprises comme les autres : si l'entreprise ne gagne pas d'argent, le journal se retrouve sur le marché...
M. David Assouline, rapporteur. - Il y a, bien entendu, presse indépendante et presse indépendante. La critique principale faite aux aides est qu'elles bénéficient aussi à des grands groupes dont l'activité n'est pas principalement dans les médias, et qui ont la capacité, si besoin, de sauver, de stabiliser, ou même d'investir massivement.
M. Jean-Michel Baylet. - Ce sont ceux-là mêmes qui touchent le plus...
M. David Assouline, rapporteur. - D'autres, qui ne groupent que des entreprises de presse, n'ont pas cette possibilité. Or les aides à la presse vont principalement à des organes possédés par de grands groupes industriels. Peut-on envisager de changer cela ?
M. Jean-Michel Baylet. - Oui, j'y suis favorable. Mais je vous souhaite du plaisir pour mener cette discussion...
M. David Assouline, rapporteur. - Vous pouvez aussi la mener dans l'Alliance, avec vos collègues.
M. Jean-Michel Baylet. - Oui, mais le problème est qu'il y a tout le monde, dans l'Alliance, qui est une confédération, avec un équilibre fragile. Les responsables politiques que vous êtes savent bien que rassembler, réunir, fédérer, est plus difficile que diviser ! Parfois, je me demande comment j'ai réussi à mettre tout le monde d'accord. C'est vraiment de la politique...
Je n'ai pas de radio. J'ai fait une expérience dans le domaine il y a longtemps, en créant Radio-Toulouse : cela a été un désastre économique, et j'ai arrêté. Pourtant, mon groupe a été amené à reprendre viàOccitanie il y a un an, tout simplement parce que BFM était sur le coup, et que je n'avais pas envie de voir arriver BFM sur cette zone. Ce n'est pas que j'aie une volonté goulue de maîtrise de l'information. C'est qu'il aurait fallu partager non seulement l'information, mais aussi les recettes publicitaires, l'événementiel... Et BFM a un vrai savoir-faire en la matière. Vous n'imaginez pas le combat que nous avons dû mener. Nous avons fini par gagner devant le tribunal de commerce de Nîmes. J'en ai été sidéré, parce qu'ils avaient mis tous les moyens...
Vous avez évoqué l'arrivée des Gafam. C'est terrible, ce qui nous arrive. Ils sont arrivés, ils nous ont pillé nos recettes publicitaires et nos contenus. Pour les premières, nous ne pouvons malheureusement rien faire. Pour les contenus, on essaie bon an mal an de toucher quelques indemnités grâce à la loi que vous avez portée, mais l'exercice n'est pas simple.
Presstalis ne concerne pas la presse régionale, mais me concerne au travers de Midi Olympique, qui est un journal national. Nous n'avons donc guère été affectés par la crise. Je note que Presstalis a été bien aidé par l'État. Quand je compare ces sommes à celles que l'on nous demande, et quand je pense à la gestion calamiteuse de Presstalis, pendant des décennies, jusqu'à sa disparition...
Créer un journal ? Cher Michel Laugier, je ne vous le conseille pas ! Si vous voulez investir votre argent, je pense qu'il y a beaucoup mieux qu'un journal. Il est très difficile de créer un journal aujourd'hui, car la presse écrite n'est plus le principal vecteur d'information. Ce rôle est désormais joué par les réseaux sociaux. C'est là qu'il faudrait faire porter les efforts. Comme ils sont mondiaux, on ne peut pas agir seuls. Mais, quand on voit l'opacité de ces grands groupes et l'anonymat sur les réseaux sociaux, c'est sidérant - et révoltant. Cela a des conséquences sur les manières de penser, d'agir et de voter.
M. Julien Bargeton. - Vous dites que l'avenir de la presse est incertain. Avez-vous des chiffres sur le nombre de jeunes qui la lisent ? Si les jeunes générations lisent de moins en moins la presse quotidienne régionale, certains titres disparaîtront, ou seront rachetés, ce qui accélérera la concentration.
M. Jean-Michel Baylet. - Vous avez raison, bien sûr. Année après année, nous perdons tous des lecteurs : les lecteurs jeunes ne compensent pas les anciens qui disparaissent. Nous avons su - un peu tardivement - prendre le virage du numérique. Notre site enregistre 152 millions de visites par mois, et le numérique représente à peu près 20 % de notre chiffre d'affaires. Cette évolution est inéluctable, et la presse écrite continuera à perdre des lecteurs. Chaque groupe essaie de compenser avec le numérique. Ne nous faisons pas d'illusion : cette guerre est perdue.
On ne parle pas des imprimeries ni, d'ailleurs, des ouvriers et des employés, qui constituent les deux tiers du groupe : celui-ci, sur 1 500 personnes environ, ne compte que 500 journalistes. Les imprimeries connaissent aussi beaucoup de difficultés. Je tiens à les conserver, alors que la presse nationale s'en est débarrassée. Dans le grand Sud, il y a beaucoup trop d'imprimeries, et les tirages diminuent année après année. Les jeunes, en fait, s'informent beaucoup sur les réseaux sociaux - et, je l'espère, sur notre site !
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Le chiffre d'affaires des journaux baisse régulièrement depuis de nombreuses années. La presse était déjà en déclin avant même l'électrochoc qu'a constitué l'arrivée d'internet. M. Patrick Eveno, que nous recevions il y a peu, soulignait que l'information n'était pas rentable. Les titres de presse appartenant à de grands groupes ont des marges très inférieures à celles des métiers principaux, mais peuvent s'appuyer sur les résultats de ces derniers pour surmonter les difficultés financières.
Constatez-vous une différence entre les grands titres nationaux et la presse régionale quotidienne dans cette crise de la presse ? Quel est, selon vous, le modèle économique de votre groupe, qui ne comporte que des titres de journaux, une agence de presse et des sites internet ? Quelle est l'importance de l'offre numérique dans le résultat ?
M. Jean-Michel Baylet. - En effet, le déclin de la presse avait commencé avant l'arrivée des Gafam. La presse écrite a connu son apogée dans les années 70. Mais le déclin s'est accéléré depuis que l'apparition des Gafam, naturellement.
Je pense que les titres régionaux résistent mieux que les titres dits nationaux, qui sont en réalité des titres parisiens : dans ma région, sur dix journaux vendus, il y a sept La Dépêche du Midi, un ou deux L'Équipe...
Nous résistons mieux, donc, mais ils ont plus de moyens, car ils sont soutenus par de puissants capitalistes - et gérés par des managers de qualité. Cela dit, après bien des années de déficit, nos titres ont retrouvé, peu ou prou, à de rares exceptions près, leur équilibre économique. C'est que nous avons rationalisé, mutualisé, créé les conditions pour les journaux soient fabriqués dans des conditions moins coûteuses. Le modèle économique est donc de continuer sur cette voie, tout en s'adaptant en permanence. Dans toute entreprise, il faut faire, à la fin de l'année, un minimum de bénéfices...
Le numérique est inéluctable, et nous travaillons activement à nous développer dans ce domaine.
Mme Sylvie Robert. - Vous avez fait racheter viàOccitanie par La Dépêche du Midi il y a un peu moins d'un an parce qu'Altice s'y intéressait. Où en êtes-vous avec ce réseau ? Quel est le modèle ? Avez-vous gardé tous les journalistes ? Sont-ils totalement indépendants, par sites ? Comment organisez-vous l'information ? J'imagine qu'elle est très locale. C'est une nouvelle activité pour vous. Nous savons que les plateformes ont un impact sur le modèle économique et imposent une plus grande diversification de vos activités, et d'importants investissements dans le numérique. Jusqu'où avez-vous l'intention d'aller dans la diversification de vos activités ? Allez-vous rester dans le domaine de la presse, ou avez-vous d'autres projets ?
M. Jean-Michel Baylet. - Sur viàOccitanie, j'ai un peu de mal à vous répondre, car elle est dirigée par l'entreprise familiale, donc par mes fils. Quand nous l'avons reprise, de manière défensive, elle perdait 3 millions d'euros par an. Mes fils sont en train de travailler, après avoir recruté un directeur général, à créer les conditions pour revenir à l'équilibre, notamment en recherchant des mutualisations.
Vous parlez de diversification : nous sommes très engagés sur l'événementiel, malgré les sinistres que nous avons subis ces deux dernières années. Dans ce secteur, la plupart d'ailleurs des éditeurs se sont engagés avec succès, parce que nous avons les moyens, au travers de nos journaux, de porter fortement les événements que nous organisons.
Aller au-delà de mon coeur de métier ? Je ne l'envisage guère. La vie m'a appris que, quand on sait faire quelque chose, tout va bien, mais que, quand on veut se lancer dans l'aventure au-delà de son savoir-faire, cela se passe rarement bien. Jusqu'à maintenant, mon groupe s'est toujours diversifié dans la presse et n'est jamais allé au-delà.
M. Rachid Temal. - Notre commission d'enquête porte sur l'impact du processus de concentration des médias sur le pluralisme des opinions. Nous avons déjà entendu d'autres propriétaires de médias. De votre point de vue, ce processus de concentration s'explique à la fois par des considérations de viabilité économique et par la concurrence, notamment internationale. Mais, pour nous, le pluralisme des opinions est nécessaire dans une démocratie. Comment faire en sorte que nous ayons en France des entreprises suffisamment solides pour survivre face à la concurrence, tout en garantissant le pluralisme des opinions ?
M. Jean-Michel Baylet. - En fait, en France, les journaux dits nationaux ont toujours été des journaux engagés : L'Humanité, Le Figaro, L'Aurore, Libération, Le Parisien... La presse régionale, elle, est très peu engagée. La Dépêche du Midi, à cet égard, est une exception. Les autres journaux sont totalement apolitiques. Même nous, d'ailleurs, qui revendiquons toujours nos valeurs et nos engagements dans nos éditoriaux, nous sommes ouverts à toutes les formes de pensée. Ce sont surtout des journaux d'information générale, pas de combat.
M. Vincent Capo-Canellas. - La presse écrite, tout de même, peut être une presse d'opinion. De ce point de vue, vous faites une claire différence entre La Dépêche du Midi et Midi Libre. Vous vous êtes engagé à préserver l'identité de Midi Libre et Centre Presse. Comment cet engagement se matérialise-t-il ? Nous cherchons justement à comprendre comment l'indépendance rédactionnelle peut trouver une matérialité.
Comment voyez-vous l'avenir de vos groupes dans le numérique ? Votre spécificité est votre connaissance de la vie locale. Vous avez évoqué des accords avec les Gafam. En avez-vous conclu aussi avec certains médias nationaux ? Vous avez évité que BFM n'arrive chez vous. N'est-ce pas pourtant l'avenir que de développer un couplage entre la presse écrite régionale et de grands médias nationaux ?
M. Jean-Michel Baylet. - Quand j'ai repris le groupe Midi Libre, j'ai réuni l'ensemble du personnel en assemblée générale, et je me suis exprimé pendant une heure et demie. Puis, nous avons discuté. Midi Libre a changé trois fois de propriétaire en sept ou huit ans, les personnels étaient très affectés. Je leur ai donné deux garanties : que je n'allais pas piller ce titre, car c'était déjà fait, et que nous respecterions ce qu'ils sont, leur histoire et leur identité. Comment vouloir changer, d'ailleurs, l'âme d'un journal, qui colle à son secteur ? Les gens qui habitent à Toulouse ne sont pas du tout les mêmes que ceux qui habitent à Montpellier ! Or un journal doit être représentatif : si le lecteur ne s'y reconnaît pas, il ne l'achète pas.
Bien sûr, nous allons tous vers le numérique. Ce n'est pas un choix ; je suis personnellement attaché au papier. Mais plus personne, en pratique, ne lit le journal sous ce format. Nos groupes seront profondément transformés par cette évolution. Ce ne sont pas les mêmes recettes ni les mêmes contenus.
M. David Assouline, rapporteur. - Je veux dire devant vous mon indignation quand je vois la manière dont la loi que nous avons portée est appliquée. Nous avons voulu aboutir vite pour être un fer de lance au niveau européen, et honorer notre pays, qui a toujours été à la pointe de ces combats. Notre état d'esprit était simple : nous voulions que la presse, dans sa diversité, puisse bénéficier de ce qu'elle produit, et que ceux qui utilisent cette production sans rien payer contribuent. Or je n'ai que des retours négatifs sur les montants négociés, sur les conditions de la négociation et sur l'exclusion de certains qui, de ce fait, ne sont pas concernés. J'y vois un détournement de ce que nous, législateurs, avons voulu. Cela m'indigne.
Vous avez osé répondre à ma question simple. En même temps, j'ai vu que vous vous demandiez ce qui allait vous tomber sur la tête. En fait, ces géants tétanisent et terrorisent la presse française, y compris en conditionnant ce qui est un droit et un devoir. Si l'on a peur, il y a presque mise sous tutelle ! Je le dis à l'adresse de tous les patrons de presse, ce n'est cela que nous avons voulu quand nous avons voté la loi. Nous avons voulu qu'ils bénéficient de leur production, dans la transparence et à un niveau qui soit à la hauteur de ce qu'ils méritent. L'esprit collectif et ouvert de la négociation doit reprendre ses droits. Les plateformes doivent payer ce qu'elles doivent payer, et non exercer un chantage les poussant à accepter n'importe quoi : même une miette, ils en ont besoin.
M. Jean-Michel Baylet. - Nous connaissons bien ce sujet, puisque je présidais l'Alliance quand nous avons discuté de la nécessiter de transcrire le droit européen dans la loi française. Je m'étais rendu à Bruxelles pour convaincre les parlementaires européens, ce qui n'a pas été simple.
Je ne vous souhaite d'avoir à discuter avec ces gens. Vous dites qu'ils terrorisent ; c'est excessif. Mais ils ont des moyens colossaux et tentent d'écraser tout le monde. Lors des débats au Parlement européen, 80 lobbyistes travaillaient pour eux. Je sais quelle a été la souffrance des négociateurs. Nous n'avons pas toujours été accompagnés comme nous l'espérions.
M. David Assouline, rapporteur. - L'Autorité de la concurrence est intervenue, tout de même.
M. Jean-Michel Baylet. - Nous aurions aimé nous sentir plus soutenus, même si l'Autorité de la concurrence, effectivement, a fait ce qu'il fallait. Deux ans après, votre loi a été votée. Comme la proposition de loi avait été déposée avant ces négociations, elle nous a aidés à définir nos positions. Mais il a bien fallu, au bout d'un temps, clôturer les négociations. Le conseil d'administration de l'Alliance a considéré que nous étions loin du niveau souhaité, mais qu'un « tiens » vaut mieux que deux « tu l'auras ». Après trois ans, nous devrons revenir à la table des négociations.
M. Laurent Lafon, président. - Merci.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Pascal Chevalier, président de Reworld Media
La réunion est ouverte à 15 heures 30.
M. Laurent Lafon, président. - Chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'audition de monsieur Pascal Chevalier, président de Reworld Media.
Vous avez créé le groupe Reworld Media en 2012, avec monsieur Gautier Normand. En 2018, vous avez acquis les titres du groupe Mondadori, pour devenir le leader de la presse magazine payante en France avec 117 millions d'exemplaires vendus.
Votre groupe emploie 951 salariés dans 11 pays. Vous possédez en France 56 titres, dont les emblématiques Science & Vie, Télé Star et Auto Plus. Vous êtes également présents dans la télévision, avec des chaînes thématiques accessibles en ligne, et via les box.
Votre irruption dans la presse n'a pas été sans heurts, et a entraîné incompréhensions et réactions. Vous avez ainsi été critiqué pour votre vision de la profession de journaliste, notamment au moment du rachat de Mondadori, ou plus de la moitié des 330 journalistes du groupe ont fait valoir leur clause de cession.
Il vous est également reproché de privilégier une approche commerciale des contenus, avec une forte présence des annonceurs. Vous-même aviez déclaré être favorable à un rapprochement entre la rédaction et la régie publicitaire.
L'objet de la commission d'enquête n'est pas de juger votre modèle économique, mais de comprendre la logique de vos investissements dans la presse, et les risques éventuels liés à la concentration dans votre groupe d'un très grand nombre de titres. Nous sommes par ailleurs intéressés par votre vision du secteur, et les mouvements récents qui l'ont touché.
Je vais vous donner la parole pendant dix minutes pour un propos préalable, qui sera suivi de questions des sénatrices et sénateurs présents, à commencer par le rapporteur, David Assouline. Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du Code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objectif de la commission d'enquête.
Je vais vous inviter, monsieur Chevalier, à prêter serment en jurant de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite.
M. Pascal Chevalier, président du groupe Reworld Media. - Je le jure.
M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie, et vous donne la parole pour dix minutes.
M. Pascal Chevalier. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, merci de m'accueillir.
J'ai 54 ans, je suis ingénieur de formation, et j'ai commencé ma carrière à la direction générale de l'Armement. Je suis arrivé dans le monde des médias après avoir entrepris des projets dans l'innovation pendant une trentaine d'années, toujours en France, avec des entreprises qui ont connu le succès également à l'étranger. Avant les médias, ma dernière entreprise était une agence, avec laquelle j'ai vécu la croissance de Google. Cette précision est importante pour comprendre ma présence dans les médias, et où se situe le problème de nos jours.
Jusqu'en 2012, je dirigeais une agence leader dans le secteur du marketing digital en Europe. Je dépensais alors pour le compte de mes clients plus de 300 millions d'euros par an destinés à Google, et malheureusement seulement quelques millions d'euros pour les groupes médias français de l'époque. J'ai alors pris conscience que ces groupes médias n'appréhendaient pas la réalité de la situation et la révolution liée au digital, à savoir que la force des Gafam leur permettait de s'emparer d'une très grande part du marché.
Devant l'échec de ces groupes de médias, je me suis dit, comme tout entrepreneur, que je devais m'y essayer. J'ai donc quitté le secteur des agences pour me consacrer pleinement aux médias, en créant ce groupe en 2012 avec Gautier Normand, en respectant une vision centrée sur l'innovation. Le marché des médias n'est pas en crise, il a déjà évolué.
Je vous propose quelques documents pour vous présenter le groupe Reworld Media, son activité présente et ses objectifs futurs.
Le groupe dispose aujourd'hui d'un millier de collaborateurs dans douze pays, et cette orientation vers l'étranger est importante, puisqu'elle représente 30 % de notre chiffre d'affaires. Reworld Media est côté en Bourse, avec un actionnariat principalement français. Nous avons contribué, avec les différents rachats, aux retours en France d'actifs français détenus par des actionnaires étrangers. Lorsque nous l'avons racheté, Mondadori appartenait à la famille Berlusconi, et nous sommes heureux que des marques médias soient à nouveau gérées par des actionnaires français. Entrer en Bourse constituait également une étape importante, en tant qu'élément de transparence et de communication.
Reworld Media dispose aujourd'hui de deux métiers. Nous sommes d'une part éditeurs de médias thématiques, de passionnés ni économiques ni politiques, et d'autre part, des techniciens, leaders européens de la publicité sur Internet, l'AdTech. Ces deux pôles d'activités sont importants, car ils représentent l'histoire du groupe, et un poids économique sensiblement équivalent l'un à l'autre.
Nous sommes donc créateurs de contenus, vendus à nos lecteurs, et nous sommes attachés à la qualité de ce contenu. Aujourd'hui, le lecteur achète du contenu selon différents formats : de l'écrit, de la vidéo, des podcasts... Nous devons travailler sur la pluridisciplinarité de ces contenus de qualité pour que nos lecteurs puissent les consommer sur les différents supports proposés aujourd'hui. Nous vivons avec notre temps, où le principal support s'avère être le téléphone portable, et nous produisons beaucoup de vidéos destinées à ce support.
Concernant notre autre métier, nous sommes une société technologique qui propose des logiciels à l'origine de la moitié de notre chiffre d'affaires. Dans ce cas, notre relation se noue avec un annonceur.
Il y a donc une véritable différence entre produire du contenu pour un lecteur et mettre en place des solutions publicitaires pour un annonceur. Cette dernière activité est gérée par des logiciels proposant des systèmes d'enchères automatiques, qui permettent d'acheter des publicités sur Internet pour cibler un profil de consommateur.
Le groupe présente 54 marques médias dans six univers thématiques regroupant pratiquement toutes les passions et les consommations. Comme déjà dit, nous n'avons pas souhaité nous positionner sur le marché des actualités ou de l'économie, le groupe couvrant à l'heure actuelle suffisamment de secteurs.
Demain, Reworld Media continuera à créer de la croissance et de l'innovation, car nous pensons que ce marché des médias a déjà évolué, et qu'il faut suivre cette évolution, accompagner les innovations, voire les devancer. Nous allons donc continuer à développer le digital, qui tire la croissance. Nous allons aussi poursuivre la création de contenus et de plateformes technologiques. Nous garderons par ailleurs notre culture entrepreneuriale qui nous a permis de créer ce groupe, en innovant, en restant agile, en vivant avec les évolutions sans chercher à les contrer, en travaillant avec les leaders du numérique tout en ayant conscience de leur taille, bien plus importante que la nôtre. J'ai appris ce matin les résultats de Google, de l'ordre de 61 milliards de dollars de recettes publicitaires, soit l'équivalent du chiffre d'affaires du groupe LVMH, ce qui est incroyable. Nous allons par ailleurs persévérer dans la diversification : édition de livres, formation ou microformation, organisation d'événements, et investissements dans la technologie dans un monde où il est nécessaire de maîtriser ses environnements pour suivre le marché.
Nous souhaitons donc nous inscrire dans la consolidation du marché européen, avec nos deux métiers, le contenu et les technologies.
Concernant la concentration des médias en France et en Europe, nous pensons que le marché évolue désormais vers un usage massif des canaux digitaux : mes quatre enfants ne regardent presque jamais la télévision, n'écoutent quasiment pas la radio, ne lisent pas de magazines, mais sont abonnés aux plateformes dont nous parlions (Netflix, etc.), et utilisent leur téléphone portable en permanence. Ce n'est pas un jugement de valeur, juste un constat. Nous avons donc une responsabilité de fournir à ces jeunes du contenu de qualité pour les supports qu'ils utilisent aujourd'hui.
Ce marché crée de nouveaux métiers, qui demandent de nouvelles formations. Certains métiers disparaissent, ce qui est à l'origine de tensions. Mais cela n'est pas synonyme de pertes d'emplois : nous allons devoir créer des formations pour accompagner des jeunes dans la recherche d'emplois liés à ces nouveaux secteurs, ou former les personnes déjà en place aujourd'hui. Le groupe investit depuis plusieurs années pour financer des écoles dans le domaine du marketing digital.
La concentration des marchés est une bonne chose si elle est accompagnée d'une stratégie offensive d'investissement et d'innovation. En revanche, si son seul objectif est de se contenter d'une vision défensive en réduisant simplement les coûts, ce sera un échec. Cela doit s'accompagner d'une véritable stratégie d'innovation et de croissance. Tout le monde me disait : « le marché de la presse va mal », et je répondais : « le marché des médias va bien ».
Ces médias français doivent être créateurs et acteurs de l'innovation. Nous ne pouvons pas nous contenter de constater que nos médias traditionnels, télévision, radio ou magazines papiers, connaissent des baisses d'audience, et d'attendre que ces médias ferment. Nous devons essayer de convaincre des investisseurs de prendre des risques pour récupérer une part de l'audience et du marché capté par les Gafam.
Les entreprises françaises possèdent les moyens, et disposent des meilleurs ingénieurs. Je constate avec plaisir que ces ingénieurs sont de moins en moins nombreux à partir à l'étranger. La prochaine vague du numérique doit être maîtrisée par nos entreprises.
En conclusion, Reworld Media est un groupe d'entrepreneurs français qui s'inscrit de manière durable dans l'innovation et la concentration du marché.
M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie, je laisse la parole à David Assouline pour la première question.
M. David Assouline, rapporteur. - Bonjour monsieur Chevalier. Nos auditions très riches nous permettent d'aborder avec vous un groupe positionné dans une situation originale, mais qui assume honnêtement une approche de la question de la diffusion de l'information et de la connaissance, approche qui peut nous interroger.
Le nombre de titres que vous possédez est à peine moindre que celui du groupe Bolloré, mais très important : Auto Plus, L'Auto-journal, Auto-journal 4x4, Sport Auto, Media 365, Sports.fr, Football.fr, DZfoot, F1i.fr, Grazia, Biba, Marie France, Modes & Travaux, Nous deux, Veillées, Le Journal de la maison, Mon jardin & ma maison, L'Ami des jardins, Top Santé, Pleine Vie, Vital, Gourmand, Gueuleton, Tanin, Science & Vie, Science & Vie junior, Mon petit Science & Vie, Guerres & Histoire, Diapason, Closer, Mission Patrimoine, Entre Nous, Télé Star, Télé Poche, Cogite, etc., ainsi que des créateurs de contenus originaux et d'autres médias dans le marketing digital.
Cette liste non exhaustive n'est pas neutre au regard de la vie quotidienne des Français. Tous ces titres nous sont connus, dans des domaines où vous considérez qu'il s'agit uniquement de services, alors qu'il est question de diffusion d'informations, un travail professionnel normalement réalisé par des journalistes. Ce n'est pas une marchandise comme les autres, cela irrigue la vie quotidienne des Français, leur rapport à la culture, à la science, aux loisirs. Posséder une si grande partie de la presse magazine n'est pas anodin.
Vous avez utilisé une méthode : acheter des médias en difficulté pour vous élargir et pour qu'ils redeviennent bénéficiaires, en suivant une démarche contestée. Vous avez en effet remplacé les journalistes par des « chargés de contenus », et les responsables de rubriques par des « chargés de l'audience ». Vous utilisez beaucoup de références qui n'appartiennent pas au monde des médias, mais plutôt à celui de la start-up. Vous parlez ainsi de « marque média », et pas de média. En conséquence, la qualité des contenus sans journaliste n'est plus la même. Vous avez par ailleurs mené des plans sociaux avec des réductions drastiques d'effectifs.
Vous inventez une presse sans journaliste : pensez-vous vraiment, en étant à la tête d'un groupe de médias, ne pas avoir une mission liée à l'intérêt général, à l'information, à la diversité, à la connaissance, à la vie intellectuelle, à la vie des citoyens ? Votre investissement doit-il avoir comme seul moteur la rentabilité ?
M. Pascal Chevalier. - Permettez-moi de corriger quelques points. Vous avez raison : en possédant un certain nombre de médias, je considère avoir une responsabilité que j'assume pleinement en tant qu'entrepreneur français.
Je vis aussi avec mon temps et mon environnement : mes lecteurs sont les seuls juges de paix que je dois servir. Lorsque ceux-ci cherchent à me lire sur un média sur lequel je ne suis pas présent, comme le téléphone portable, je dois m'efforcer de publier sur ce média en question.
Pourquoi le secteur de la presse est-il en difficulté ? Parce qu'il y a moins d'audience, et pas parce que le contenu a baissé en qualité. Il nous faut donc affronter les sujets et dire la vérité : il faut arrêter de produire sur les supports où les lecteurs sont moins nombreux, et se concentrer sur les supports où ils sont présents et où ils attendent. Nos marques pourront continuer à vivre à cette condition.
M. David Assouline, rapporteur. - Je souhaite éviter les malentendus : vous passez d'un sujet à l'autre trop facilement. Bien entendu, l'avenir de la presse est dépendant en grande partie du numérique. Mais les rédacteurs sur Internet continuent d'être des journalistes. Il s'agit bien d'entreprises de presse. Or vous mélangez les deux et prétendez que la presse numérique moderne est une presse sans journaliste.
M. Pascal Chevalier. - Vous reprenez sans doute des idées que vous avez lues, et je me permets de vous les expliquer, car le secteur réclame en effet des clarifications.
Quand nous affirmons que le secteur a changé, cela signifie que nos organisations doivent changer. Lorsque vous rachetez un magazine, vous allez investir pour développer la partie Internet, et pour cela créer des emplois. Concernant la partie papier, nous nous devons d'affronter la réalité d'une entreprise jamais restructurée. Oui, nous supprimons des emplois sur la partie « print », papier, mais nous créons des emplois dans le digital.
Vous savez qu'en France les journalistes ont un droit : la clause de cession. Les journalistes dont vous avez parlé ont décidé de faire jouer cette clause, en raison notamment d'un grand nombre d'années passées dans le groupe, etc. En interne, les jeunes ont pris la place des plus anciens. Mais dire que nous n'avons pas de journalistes est exagéré : nous sommes, avec plus de 800 journalistes dans le groupe, l'un des plus gros employeurs de France. Quelques articles présentent une autre réalité, mais je tenais à préciser ce fait.
M. David Assouline, rapporteur. - Me confirmez-vous qu'à l'achat de Mondadori France, ce dernier disposait de 340 cartes de presse, et qu'il n'en restait que 150 en 2020 ? Ceci n'est pas une augmentation, mais une division par deux.
M. Pascal Chevalier. - En dix ans d'histoire, nous avons créé au sein du groupe 1 000 emplois. Si vous ne prenez en compte que six mois de Marie France, première marque média rachetée, nous avons réduit les effectifs. Mais la transformation d'un média doit s'observer dans le temps.
Nous ne décidons pas de mettre fin aux contrats des journalistes : ils utilisent leur droit, et nous devons après nous organiser pour reformer des équipes et créer du contenu.
Le métier de journaliste a également évolué. Le contenu dépasse le cadre de l'écrit. Nous connaissons les « plumes », tout à fait respectables, mais nous avons aussi besoin de personnes maîtrisant la vidéo, et qui possèdent du charisme. Pour les podcasts, nous cherchons des voix. Nous recherchons également des photographes.
Certaines personnes qui ont mon âge expriment leur manque d'appétence pour le digital, ce que je comprends. Elles sont remplacées logiquement par des plus jeunes et plus appétents. Le métier ne connaît pas de problème, il a simplement évolué, et je me réjouis que les écoles de journalisme aient compris la nécessité de faire évoluer la formation, ce qui n'était pas le cas il y a dix ans.
Le magazine Marie France ne possédait pas de site Internet lors de son rachat, tout comme de nombreux titres de Mondadori. Nous avons donc dû investir massivement et restructurer les équipes. Dix ans plus tard, nous constatons les résultats positifs. Le nombre de lecteurs mensuels du magazine papier est passé de 100 000 à 60 000 ou 80 000 aujourd'hui, mais le site Internet est passé de 0 à 8 millions de visites par mois. Le lectorat est là, mais sur un nouveau support. Le contenu est de qualité, sinon il n'y aurait pas de lecteurs.
M. Laurent Lafon, président. - Vous parlez beaucoup de Marie France. Quand vous l'avez racheté, le magazine disposait de 28 journalistes. Aujourd'hui, il n'en compterait que deux : confirmez-vous ce chiffre ?
M. Pascal Chevalier. - Le marché est différemment organisé, et la pandémie a accéléré cette transformation. Nous avons 800 journalistes dans le groupe, mais il n'est plus possible aujourd'hui d'être expert dans tous les domaines. Il est très important pour les marques médias et pour la créativité d'aller chercher des gens compétents et passionnés.
M. Laurent Lafon, président. - Ces qualités se trouvent dans le métier de journaliste.
M. Pascal Chevalier. - Il est très dur de les trouver. Certaines personnes, compétentes et passionnées, ne souhaitent pas travailler à temps plein, ou ont déménagé dans le sud de la France. Ils ne veulent donc pas être présents dans les bureaux, puis expriment l'envie de ne travailler que quelques heures par semaine. Nous nous organisons pour répondre à ces envies, car le plus important est de trouver l'expertise adéquate. Dans un magazine de cuisine, je préfère qu'un chef vienne parler de cuisine, et dans un magazine auto, j'apprécie de lire un pilote automobile.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez une conviction assumée de proposer des journaux sans journalistes.
M. Pascal Chevalier. - Je suis le premier employeur de journalistes de France, avec 800 personnes.
M. David Assouline, rapporteur. - Quand nous évoquons le cas précis de Mondadori avec une baisse du nombre de journalistes de 340 à 150, ou le cas de Marie France, vous ne répondez pas précisément, bien que, de toute évidence, vous êtes parfaitement informé de la situation de votre groupe.
Par ailleurs, vous avez régulièrement déclaré que la régie publicitaire et la rédaction doivent être fusionnées. Nous comprenons donc que vous privilégiez des rédacteurs de contenus aux journalistes, qui ont une déontologie. Ces rédacteurs devraient rédiger des contenus en fonction des annonceurs-cibles permettant d'attirer de la publicité. Il s'agit donc de publireportage, et pas d'information.
Quel état d'esprit se cache derrière cet objectif de fusion entre régie publicitaire et rédaction ?
M. Pascal Chevalier. - Aujourd'hui, nous avons 800 journalistes, soit bien plus que lors de la création du groupe. Oui, j'assume la nécessité de restructuration après la reprise d'une marque média, puisqu'à terme, nous embauchons d'autres personnes, différentes de celles qui ont fait jouer leur clause de cession.
Concernant la partie publicitaire, vos propos ne peuvent s'appliquer au secteur du digital. Nous ne pouvons pas fusionner régie et rédaction, car la gestion des bandeaux publicitaires est automatique. Nous ne disposons pas d'équipe commerciale sur le terrain s'adressant à un client. Aujourd'hui, des plateformes d'enchères regroupent l'ensemble des marques médias et des annonceurs, qui entrent en rapport automatiquement par l'intermédiaire d'outils logiciels. La moitié de ce marché est détenu par les Gafam.
Nous ne fusionnerons pas non plus les équipes au sein de la presse papier. Dans le cadre de Reworld Media, le poids de la publicité papier, en décroissance, ne représente que 4 % du chiffre d'affaires. La globalité des marques médias ne vit pas de la publicité, mais des revenus de ses lecteurs. J'ai observé le modèle de Médiapart, et je l'apprécie. Avec un contenu de qualité, le lecteur accepte de payer. Nous avons commencé dans le digital en proposant des contenus gratuits, et cette approche était mauvaise.
Ces activités sont donc distinctes, comme précisé dans ma présentation, avec un pôle « BtoC », contenu proposé à un lecteur, et un pôle BtoB, solutions publicitaires pour des annonceurs. Il est important de comprendre que ces technologies sont tout à fait différentes. Le combat que nous devons mener n'est pas entre quelques groupes médias français. La question n'est pas de savoir si nous devons embaucher un ou plusieurs commerciaux pour les magazines dans un marché en décroissance. Nous devons nous battre pour récupérer des parts d'audience et de chiffre d'affaires dans la partie digitale, où nous avons perdu la guerre et où nous devons proposer de l'innovation.
M. David Assouline, rapporteur. - J'ai fait un calcul à partir de vos chiffres, qui peuvent impressionner. Vous avez évoqué 54 médias et 800 journalistes, soit 15,8 par titre, chiffre assez faible.
Par ailleurs, votre groupe a engagé des poursuites judiciaires contre d'anciens salariés de vos publications, qui ont fondé le magazine Epsiloon. Pourtant, le nouveau rédacteur en chef de Science & Vie, Thomas Cavaillé-Fol, assurait que l'arrivée d'un nouveau magazine scientifique était une bonne nouvelle, et qu'il y avait de la place pour les deux médias.
Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ces poursuites ?
M. Pascal Chevalier. - La concurrence est toujours saine, sauf quand elle est déloyale. Dans ce cas précis, je ne peux pas commenter une affaire judiciaire toujours en cours ni parler du contenu du dossier.
M. David Assouline, rapporteur. - Je ne parle pas de l'instruction ni du jugement. Je souhaite simplement comprendre pourquoi une plainte a été déposée.
M. Pascal Chevalier. - Lorsque vous décidez de quitter un employeur avec des mots que vous n'auriez peut-être pas dû prononcer, et que vous utilisez des informations, cela s'appelle de la concurrence déloyale. Certaines règles doivent être respectées. Je n'accuse personne en ce lieu et ne peux pas aborder le dossier, mais des limites doivent être posées dans certaines circonstances.
M. Laurent Lafon, président. - Concernant la question du journalisme, je consulte votre site Internet et sa rubrique Offre d'emplois. Vous recherchez actuellement plusieurs collaborateurs, dont des chargés de contenu, mais pas de journaliste. Qu'entendez-vous par « chargé de contenu » ? Par ailleurs, les 800 journalistes que vous évoquez correspondent-ils à 800 cartes de presse ?
M. Pascal Chevalier. - Il y a 800 journalistes, et des cartes de presse en CDI, des pigistes avec des cartes de presse, et des personnes parties en province considérées comme des prestataires. Les 800 personnes évoquées ont une carte de journaliste. Mais le marché a évolué, et certains ne sont pas en CDI. Ils ont préféré créer leur structure et travailler pour plusieurs médias.
Concernant les chargés de contenus, de nouveaux métiers sont apparus dans le monde du digital. Un article doit être rédigé, mais il doit aussi bénéficier d'une bonne visibilité dans les moteurs de recherche comme Google, grâce à un bon référencement naturel. Nous parlons ici de techniques qui concernent les nouveaux métiers. C'est la raison pour laquelle nous favorisons la formation et les nouvelles écoles d'où seront issues des personnes capables de comprendre comment marche un algorithme, et de proposer les mots-clés les plus recherchés, pour que cet article remonte dans le moteur de recherche. Aujourd'hui, nous ne pouvons rien faire sans Google.
M. Laurent Lafon, président. - Nous connaissons cette problématique. Vous nous précisez donc que les chargés de contenus n'écrivent pas.
M. Pascal Chevalier. - Certains chargés de contenus doivent écrire, mais d'autres présentent des compétences plus techniques et se concentrent sur la réécriture, pour s'assurer de la visibilité de l'article.
M. David Assouline, rapporteur. - Je repose la même question pour que nous bénéficiions d'une réponse claire, car si nous ne comprenons pas, nous ne voyons comment les personnes qui nous écoutent pourraient comprendre. Vous parlez de 800 journalistes, de cartes de presse, de pigistes, et d'une troisième catégorie qui ne bénéficierait pas de la carte de presse. Quelle est la part de contrats précaires sur ces 800 journalistes ?
M. Pascal Chevalier. - Je pense que nous disposons de 200 CDI et d'autant de prestataires externes.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous valorisez pourtant un nombre de 800 journalistes, alors que la grande majorité est en emploi précaire.
M. Pascal Chevalier. - Un pigiste n'est pas précaire. Il dispose de compétences, et il peut travailler pour plusieurs personnes. Cette situation existe depuis très longtemps. D'autres ont décidé de partir en province : une ancienne rédactrice en chef d'un magazine de mode s'est installée dans le sud-ouest de la France pour monter une agence d'une vingtaine de personnes. Ils sont journalistes, possèdent une carte de presse et travaillent pour beaucoup de groupes différents. Il s'agit d'un choix de vie, pas de précarité. Mon métier est de m'assurer de trouver la bonne expertise et le bon contenu, comme tout le monde dans mon secteur.
Tout lecteur apprécie d'avoir comme référence quelqu'un disposant d'une vraie expertise et d'une passion. Je cherche toujours les personnes non seulement compétentes, mais aussi passionnées.
M. Michel Laugier. - Monsieur Chevalier, je vous ai bien écouté, j'ai observé la présentation de votre groupe, et j'ai été surpris. Lors de cette présentation, vous avez parlé de coûts, de stratégie, de croissance, de digital. Vous avez donné un chiffre global du nombre de collaborateurs, mais sans jamais mettre en avant les journalistes. Ils sont pourtant à la base des médias que vous essayez de vendre aujourd'hui.
Par ailleurs, au regard de votre stratégie innovante comparée à d'autres groupes auditionnés, j'aimerais connaître la répartition de votre chiffre d'affaires entre la vente au numéro et le digital. Je souhaiterais également avoir connaissance de votre stratégie à venir. Vous avez déjà acheté beaucoup de titres : votre ambition est-elle de voir votre groupe grossir toujours plus, en étant à l'affût de toutes bonnes affaires, ou avez-vous des objectifs plus précis ? Enfin, que vous apporte le recrutement de Fleur Pellerin ?
M. Pascal Chevalier. - J'ai beaucoup de respect pour tous les collaborateurs de notre groupe, y compris pour les journalistes. Tous les métiers sont importants, et je ne souhaite pas mettre en avant l'un plus que l'autre. Le succès de ce groupe tient aux femmes et aux hommes qui le composent, et qui pour moi se tiennent tous au même niveau.
Concernant le chiffre d'affaires, la répartition est de moitié pour le digital et de moitié pour la presse papier. Nous avons comme particularité d'avoir la moitié de notre chiffre d'affaires, essentiellement de la vente de contenu, par abonnement. Nous disposons de 2,3 millions d'abonnés à nos magazines, nos chaînes de télévision et nos sites Internet, ce qui fait sans doute de nous le leader du marché français. Depuis le début, nous avons décidé de proposer du contenu de qualité et de le vendre à un lecteur, ce qui est important pour dissocier la publicité du contenu. Bénéficier d'autant d'abonnés et de croissance, environ 30 % par an, signifie que le contenu est de qualité. Ce format est donc une réussite, comme pour Mediapart avec ses 200 000 abonnés.
Avoir un contenu de qualité nécessite du temps et de l'investissement, mais le résultat est là. L'abonnement est pour nous plus important que la vente à l'acte. Par ailleurs, le digital croît, quand la presse stagne ou connaît une légère décroissance.
Concernant la stratégie, nous disposons de suffisamment de marques médias pour poursuivre nos démarches sur les différents supports, podcasts, vidéos, etc. Nous souhaitons également conserver notre part de 30 % consacrée à l'international.
La concentration qui s'annonce dans le secteur des médias présente pour nous des opportunités d'acquérir d'autres marques. Nous pensons que la révolution vécue dans la presse existe pour la radio et pour la télévision linéaire. La télévision linéaire n'est pas la vidéo. La vidéo diffusée sur un écran mobile doit présenter un format court, et les messages doivent être très condensés. Le marché de la vidéo est intéressant sur un téléphone portable, avec des procédures qui doivent évoluer. La radio est également en crise, mais la croissance des podcasts est importante, et nous sommes l'un des principaux acteurs sur ce marché. Au regard du digital, le podcast propose un format long. Concernant l'écrit, le contenu digital est généralement très court, et il est difficile de proposer des articles longs aux lecteurs, plus encore pour les jeunes. Nous parvenons difficilement à capter ces derniers. L'enjeu pour les années à venir est d'être présents dans les réseaux sociaux, qui évoluent très rapidement. Facebook est aujourd'hui le réseau des parents. Les jeunes étaient sur Snapchat, qu'ils délaissent maintenant pour TikTok.
Comment un groupe comme le mien va-t-il pouvoir agir avec suffisamment d'agilité pour produire du contenu dans ces médias prisés par les jeunes générations, mes lecteurs de demain ? Cette question est très complexe et essentielle pour notre stratégie future. Nous sommes donc actifs dans les acquisitions, mais continuer à innover et à investir comme nous le faisons depuis dix ans se révèle de plus en plus délicat.
Fleur Pellerin nous a aidés pendant une période. Elle gère aujourd'hui un fonds d'investissement et a donc décidé de quitter notre groupe.
Mme Monique de Marco. - Monsieur Chevalier, vous êtes un homme d'affaires, à la recherche de nouveaux créneaux pour innover. Vous avez dit vouloir affronter les sujets et proposer du contenu qui réponde aux demandes des lecteurs. Vous vous reposez donc sur des études de marché, des études de tendance. Je crois que vous avez lancé fin 2021 un magazine trimestriel d'investigation, C'est off, dont le premier numéro est consacré à Éric Zemmour, et comporte une interview de monsieur Jean-Marie Le Pen et un entretien avec Alain Soral. Pourriez-vous nous informer sur les ventes de ce premier numéro les sujets qu'abordera le second ?
Par ailleurs, vous avez parlé de financement d'écoles de formation axées sur les technologies de l'information, les nouveaux métiers et les nouvelles formations : ces écoles existent-elles déjà, et si oui quels diplômes délivrent-elles ?
M. Pascal Chevalier. - Reworld Media est un groupe qui innove dans les contenus, et nous créons plusieurs magazines : j'encourage les rédactions à « essayer », conformément à ma culture d'entrepreneur. Si vous n'essayez pas, vous n'allez pas réussir, et comme nous devons innover, il faut essayer.
Chaque rédaction nous propose de nouvelles marques. Celle dont vous nous parlez nous a été proposée. Je n'ai pas d'avis là-dessus. Pour être honnête, je n'ai pas lu le numéro un, et je ne connais pas le contenu du numéro deux. Je laisse libre cette équipe d'essayer. Ce magazine est vu comme politique au regard des prochaines élections, mais nous avons lancé des magazines sur le vin, sur la gastronomie, etc. Beaucoup de marques sont lancées par les rédactions, qui doivent faire preuve d'innovation. C'est off a été lancé par le pôle Divertissement. Chacun des pôles a pour ambition de créer de nouveaux produits.
M. David Assouline, rapporteur. - Éric Zemmour et Alain Soral entrent-ils dans la catégorie « divertissement » ?
M. Pascal Chevalier. - Les équipes de Closer sont à l'initiative de ce projet. Je les ai laissées essayer, puisqu'elles pensaient que c'était une bonne idée. Je n'ai vraiment pas de jugement sur ce sujet. Je possède une expertise dans certains domaines, mais je ne m'implique pas dans les rédactions. Je fais en sorte de m'entourer des meilleurs dans leur domaine.
Pour moi, le véritable juge, c'est le lecteur. Si le titre rencontre de l'audience, c'est qu'il est intéressant.
Le sujet de l'école est important. Nous avons beaucoup de mal à recruter, car un grand nombre de personnes répondent que le secteur est en crise. Dans les métiers où l'innovation est importante, nous ne trouvons pas de profils adéquats, particulièrement dans les grandes villes, où tout le monde possède un travail et où tous les jeunes trouvent de très bons emplois. Nous avons donc cherché à délocaliser de la connaissance dans les régions, et à y installer des écoles.
L'exemple évoqué précédemment est celui de la Digital Business School basée à Nîmes, ou plus précisément à Alès, dans un bassin d'emplois peu florissant, mais où nous avons trouvé un entrepreneur souhaitant monter une école, qui propose des formations qui font cruellement défaut. Le marché du digital en France représente 250 000 postes ouverts par an, quand les écoles forment 25 000 étudiants. Cette école forme des collaborateurs de très bon niveau, à bac + 2 et bac + 3. Nous avons recruté plusieurs étudiants. Ceux-ci ne souhaitent pas venir à Paris, et nous créons donc des bureaux dans les régions, à Aix, à Sophia-Antipolis, à Nantes, à Nîmes, avec des collaborateurs formés qui peuvent se rendre à Paris une fois par mois. Investir dans des écoles parce que nous n'arrivons pas à recruter et accepter d'ouvrir des bureaux en région constituent des démarches nouvelles pour nous.
M. Vincent Capo-Canellas. - Merci pour votre présentation. Vous utilisez un discours disruptif et un raisonnement d'ingénieur. Vous nous annoncez une révolution supplémentaire dont vous souhaitez être l'un des principaux acteurs. Nous mesurons l'enjeu que représentent les Gafam. Ce discours peut nous perturber, mais aussi nous intéresser. Vous ne parlez pas de titres ni de presse, mais de marques médias. Quel statut donnez-vous à l'information, au contenu rédactionnel, quelles garanties donnez-vous ? Pour que vos marques médias prospèrent et qu'elles soient lues, elles doivent présenter un contenu qualitatif et donc journalistique. Vous estimez que la passion compte autant que l'expertise, mais concernant les journalistes, nous pensons que, si la concentration est inévitable, elle doit être régulée, grâce notamment à l'indépendance rédactionnelle.
Nous vous entendons peu sur ce point. La technologie est un atout, mais cette absence d'indépendance rédactionnelle ne constitue-t-elle pas une faiblesse pour vous et votre groupe ? Cette absence de garanties et de rigueur journalistique n'entraîne-t-elle pas de risques de collusion avec des intérêts économiques ?
M. Pascal Chevalier. - Il n'y a pas de lien entre la publicité et le contenu, surtout dans le digital. L'équivalent du publireportage sur Internet n'est pas possible. Le bandeau publicitaire se vend automatiquement à l'aide de logiciels. Je n'ai pas inventé cette méthode, qui provient des Gafam.
En revanche, vous avez raison : pour un groupe médias, la qualité du contenu est primordiale. Nous avons donc pris deux décisions importantes lors de la création du groupe : séparer la monétisation et le contenu, qui constituent deux branches différentes. Le contenu doit être acheté par le lecteur, et pour cela il doit être de qualité.
Pour ce contenu, nous devons embaucher les meilleurs patrons de rédaction et leur laisser la totale liberté, ce qui est le cas : je respecte le fait que le contenu doit être réalisé par des professionnels, et je respecte leurs compétences. Je ne suis pas compétent dans tous les domaines. Nous gérons avec Gautier Normand beaucoup de choses, mais nous n'avons pas de compétences pour intervenir dans 54 marques médias.
Notre groupe a pour particularité de disposer de médias de passionnés. L'importance ne réside pas dans le statut de journaliste du rédacteur, mais dans sa compétence et sa passion. Le groupe fait travailler 800 journalistes et un grand nombre d'experts. Nous avons élargi le comité scientifique de Science & Vie, car les sciences deviennent complexes. Nous faisons ainsi intervenir un astronaute passionnant, mais pas du tout journaliste, et ses interventions en vidéo ou en podcast sont formidables. Le rédacteur en chef est un journaliste. Nous laissons à ces rédacteurs en chef et à ces responsables la latitude pour recruter des experts, capables de nous transmettre leur passion.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Comparée à celle d'autres groupes de presse, la santé financière de Reworld Media est florissante. Vous attribuez cette réussite à votre capacité à numériser les titres de presse, ce qui passe par la réduction des rédactions et donc des cartes de presse. Beaucoup de contenus éditoriaux sont désormais produits par des agences extérieures, et de nombreux articles sont financés par des marques pour leur promotion.
Avec ce mécanisme, n'y a-t-il pas confusion entre la communication et le travail journalistique ? Le métier de journaliste de presse doit-il être au service du lecteur ou des entreprises qui achètent des espaces publicitaires, dont la ligne est à chaque fois plus difficile à déterminer ?
M. Pascal Chevalier. - Je vais formuler à nouveau la même réponse. Ces deux domaines sont séparés, et la confusion est impossible dans le monde du digital, car l'annonceur n'a aucun lien avec la rédaction. Le publireportage n'existe pas. Les formats pour Internet sont très courts. Si cette possibilité de confusion existait, nous aurions intérêt à proposer des formats longs pour convaincre un consommateur. L'espace n'est pas du tout adapté à cette démarche. Vous devez comprendre que le processus dans le monde du digital est différent.
Concernant notre bonne santé financière, la première raison se trouve dans l'énergie des entrepreneurs de ce groupe. Nous en sommes les premiers actionnaires, nous avons abordé ce marché en ayant conscience de la nécessité des restructurations et d'y apporter de l'innovation. Dix ans après notre arrivée, les résultats sont positifs, bien plus en raison de nos démarches innovatrices que des restructurations des premiers mois. Les premiers mois sont toujours difficiles, mais s'ils sont accompagnés d'un discours volontariste sur l'innovation et l'investissement, les résultats suivent. Aujourd'hui, les femmes et les hommes qui composent Reworld Media sont ravis d'y travailler. Ils ont accepté que le marché de la presse seul ne pouvait pas suffire. Tout le monde aujourd'hui en est convaincu.
En tant qu'entrepreneur français, je ne souhaite pas manquer la prochaine révolution menée par les futurs Gafam. Je ne connais pas l'identité de ces derniers, mais je veux y participer sans avoir à regretter dans dix ans mon inaction. Nous ne devons pas nous reposer sur des règles édictées a posteriori ou des procès pour récupérer quelques millions d'euros quand une entreprise comme Google gagne 61 milliards de dollars. Cette guerre actuelle est perdue, mais nous devons tous nous mobiliser pour ne pas rater les prochaines vagues.
Quand vous avez la chance d'avoir des entrepreneurs souhaitant investir pour développer ce marché de médias, vous devez les soutenir et pas les contraindre. Nous sommes quelques-uns à être venus vous voir avec une volonté d'investir, et il faut nous aider. Le combat est contre les Gafam, pas contre nous. Je suis entrepreneur français, dont la société est cotée en Bourse, je rachète des titres partis à l'étranger : aidez-moi à innover et à créer de l'emploi.
M. Julien Bargeton. - Bonjour, monsieur Chevalier, merci pour votre présentation. Vous avez précisé être intéressé par le mouvement de concentration : avez-vous des projets précis de nouvelles acquisitions, et si oui à quel moment avez-vous l'intention d'accroître la dimension de votre groupe ?
M. Pascal Chevalier. - Le groupe va continuer de croître naturellement, parce que nos métiers présentent de la croissance. Nos éventuelles acquisitions vont dépendre de la concentration des médias et des différentes marques qui pourraient être cédées.
Nous sommes entrés dans le domaine de la télévision en produisant de la vidéo sur des formats web, puis nous possédons une dizaine de chaînes, dont une en collaboration avec le CNOSF, Sport en france. Nous gardons le même modèle, à savoir essayer de comprendre, créer du contenu qui sera acheté par le lecteur, et regarder le modèle économique, pour éviter d'investir dans un média sans pérennité.
Nous nous intéressons à la radio par les podcasts, ainsi qu'à l'édition : posséder un magazine de cuisine peut nous pousser à produire des livres de recettes. Une marque média doit permettre d'adresser différents types d'informations à une communauté de passionnés. Enfin, concernant la partie événementielle, nous avons pris une participation dans Hopscotch, actionnaire du Mondial de l'automobile. Nous pensons que le monde de l'événementiel possède un avenir malgré la crise sanitaire. Nous y entrons avec une vision d'entrepreneur au long terme, et nous pensons qu'il faut maintenir le Mondial de l'automobile en France.
M. Laurent Lafon, président. - Pourriez-vous préciser vos propos concernant votre définition d'un contenu de qualité ? Pour vous, un contenu de qualité est-il celui qui trouve un lecteur ? Ne voyez-vous pas d'autres critères à prendre en compte pour définir un contenu de qualité ?
M. Pascal Chevalier. - Pensez-vous à un critère de publicité ?
M. Laurent Lafon, président. - Non, je pense plutôt à un critère de fiabilité de l'information.
M. Pascal Chevalier. - Nous ne sommes pas confrontés au sujet des fake news dans notre domaine. La recette de la tartiflette n'évolue pas tous les ans, et j'ai peu de raisons de me tromper en la publiant. La situation est identique pour un essai automobile.
Cette information de qualité doit trouver son lecteur. Dans le domaine de la santé ou de la science, nous devons nous assurer que celui qui va produire l'information est un expert. En proposant un article dans Top Santé écrit par un médecin, je bénéficie d'une caution médicale très importante. L'expert aujourd'hui représente une véritable caution.
M. Laurent Lafon, président. - Il n'y a donc que des experts qui écrivent dans une revue comme Science & Vie.
M. Pascal Chevalier. - Je ne comprends pas pourquoi ce sujet revient toujours, alors qu'il ne devrait pas être au centre de cette discussion sur les concentrations. Encore une fois, nous avons 800 journalistes. Vous avez sans doute lu un article ancien, mais son contenu ne reflète pas la réalité, et vous pouvez vous en rendre compte en visitant nos locaux quand vous le souhaitez. Vous pourrez rencontrer le rédacteur en chef de Science & Vie, présent depuis très longtemps dans notre groupe, et qui a remplacé son ancien patron. Ce jeune journaliste a l'humilité de reconnaître qu'il ne peut pas être compétent dans tous les domaines, et s'il a besoin de compétences dans le domaine de l'hydrogène, il va chercher un expert qui rédigera l'article, sous sa supervision. L'expertise doit être trouvée là où elle est.
M. Laurent Lafon, président. - C'est ce qu'on appelle un travail de journaliste.
M. Pascal Chevalier. - Pas seulement : lorsque vous êtes face à des sujets très pointus, vous devez bénéficier d'avis d'experts capables de décoder de manière simple un message compliqué. J'ai été élevé avec Science & Vie. Lorsque je lisais des sujets qui me passionnaient, j'avais besoin d'explications simples et concises, au regard du peu de pages consacrées à un sujet dans un magazine. Nous avons deux domaines importants dans notre groupe : la santé et la science.
M. Laurent Lafon, président. - Avez-vous mis en place des chartes de déontologie ?
M. Pascal Chevalier. - Oui, nous en avons. Mais si votre question concerne la publicité, il arrive fréquemment qu'un rédacteur en chef refuse un annonceur, par choix.
M. Laurent Lafon, président. - Je n'avais pas d'idée préconçue, ma question était simplement factuelle.
M. Pascal Chevalier. - Cette déontologie fait partie de notre ADN et existe de facto lorsque j'estime ne pas être compétent, et en décidant de ne pas m'impliquer dans le travail des rédactions. En revanche, il est important de demander à ces rédactions de faire en sorte que l'information que vous allez produire soit toujours la plus pertinente possible. C'est à eux de s'assurer de la véracité de l'information et de son caractère pédagogique.
M. Laurent Lafon, président. - Votre groupe fait-il partie du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) ?
M. David Assouline, rapporteur. - Cette audition s'achève, et je souhaite vous faire part de notre état d'esprit. Vous avez le sentiment que nous sommes hors du sujet de la concentration des médias dans les questions que nous vous posons. Nous avons pleinement conscience que le monde des médias et de la presse connaît une révolution, avec l'entrée dans l'ère numérique, l'obligeant à revoir ses règles de concentration. Nous ne sommes donc pas passéistes. Dans ce mouvement désordonné et sauvage, avec une domination des plateformes étrangères, nous souhaitons préserver la richesse et l'utilité de la presse, y compris magazine. Celle-ci est souvent décriée, car liée au divertissement ou à la vie quotidienne des Français. A ce propos, ce que vous avez développé et assumé est très surprenant. Vous pariez sur un achat de titres, pour certains prestigieux comme Science & Vie. Leurs lecteurs possédaient un lien fort avec ces titres, et nous constaterons dans quelques années si, avec un contenu amoindri, ces lecteurs seront dupes. Vous achetez des lecteurs et de la data liés à des marques ayant acquis leur prestige grâce au travail de journalistes.
M. Pascal Chevalier. - Vous persévérez sur le sujet du nombre de journalistes.
M. David Assouline, rapporteur. - J'aborde les sujets comme je veux, et vous répondez comme vous le souhaitez.
M. Pascal Chevalier. - Je vous invite dans nos bureaux.
M. David Assouline, rapporteur. - L'exemple de Science & Vie est important : le magazine possédait une rédaction qui avait la confiance des lecteurs et qui constituait une référence journalistique. Les journalistes scientifiques existent, alors que vous créez une distinction entre le journaliste et l'expert.
M. Pascal Chevalier. - Lisez-vous Science & Vie ?
M. David Assouline, rapporteur. - Nous pouvons lire les avis d'un grand chef dans un magazine de cuisine, et des spécialistes interviennent dans toute la presse d'information. Mais vous remplacez le journaliste par ces spécialistes, et vous mêlez dans ce processus la publicité. Nous nous trouvons donc face à un danger de l'appauvrissement des contenus, puisque nous avons l'impression que la fabrication de l'information sera liée à la vente de produits aux lecteurs. L'information est traitée comme une marchandise quelconque, et pas comme un domaine à part, respectant des règles déontologiques, écrite par des journalistes formés, ce qui permet de la distinguer des contenus trouvés sur le Net.
Vous assumez ce modèle économique, et je répète que ce modèle de concentration comporte un risque de voir disparaître le journalisme.
M. Pascal Chevalier. - J'ai passé une heure et demie à tenter de vous faire comprendre quelque chose, mais malheureusement sans succès. Je vais vous envoyer dans un premier temps un magazine Science & Vie, et vous pourrez constater la qualité de son contenu, raison pour laquelle nos audiences progressent. Je vous invite par ailleurs dans nos bureaux pour rencontrer les équipes éditoriales et constater que vos propos ne correspondent pas à la réalité.
Un magazine possède un rédacteur en chef, journaliste, qui bénéficie d'une équipe et de la liberté de choisir des journalistes ou des experts extérieurs pour travailler avec lui. Il n'y a pas de collusion possible avec la publicité, surtout avec Science & Vie qui n'en présente quasiment pas. La publicité est très présente dans les magazines féminins, mais un magazine avec trop de publicité ne marche pas bien. Une nouvelle fois, ma conviction est de séparer les deux domaines.
Par ailleurs, nous nous trompons de combat : nous ne pourrons pas garder les journalistes dans un secteur en décroissance. Notre préoccupation porte sur les Gafam et les moyens pour ne plus être supplantés par eux.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous demeurez dans cette logique unique de lutte contre les Gafam. Sachez que nous vous écoutons et que nous avons entendu un certain nombre de vos explications. Mais êtes-vous conscient qu'en suivant cette logique jusqu'au bout, des algorithmes suffiront à terme à créer de l'information sans intervention humaine ?
M. Pascal Chevalier. - L'algorithme dont je parlais concernait la gestion du bandeau publicitaire, pas le contenu.
M. David Assouline, rapporteur. - Je souhaitais vous faire comprendre que, lorsque nous parlons de presse, nous parlons de journalistes. Nous inventerons peut-être autre chose, mais il ne s'agira alors plus de presse. Nous parlerons peut-être de publicité adressée à des datas.
M. Pascal Chevalier. - Je comprends votre point de vue, mais je tiens à vous rassurer : l'ingénieur que je suis a été élevé avec Science & Vie, et je protégerai cette marque centenaire. Je me considère comme un passager de ce magazine, qui doit lui permettre de bénéficier d'une nouvelle vie dans le digital, notamment avec les lecteurs de demain que sont mes enfants.
Nous ne devons pas craindre les évolutions technologiques : nous devons vivre avec. Je ne pense pas que nous pourrons, demain, créer du contenu automatique, car vous ne pourrez pas transmettre cette passion si importante qui doit lier un média à son lecteur.
La crise actuelle de certains groupes du secteur vient du manque d'innovation, et nous devons agir maintenant. Nous ne devons pas nous faire doubler par les majors qui arrivent sur le marché comme Netflix, etc.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Je n'ai pas pu assister au début de votre audition en raison d'une intervention en séance, mais je souhaitais faire une mise au point. Monsieur le rapporteur, dans ses derniers propos, a exprimé « notre état d'esprit ». Je tenais à préciser clairement que si le rôle d'un rapporteur est éminemment important dans une commission d'enquête, il ne peut s'exprimer qu'en son nom. Ce n'est pas mon état d'esprit, et ce n'est pas non plus celui de bon nombre des membres de cette commission.
Je reprendrais enfin un des propos de M. Chevalier : heureusement, la passion ne pourra jamais être automatisée.
M. Laurent Lafon, président. - Monsieur Chevalier, merci pour les réponses que vous nous avez apportées. Notre audition se termine.
M. Pascal Chevalier. - Merci à vous, et soyez rassurés : nous continuerons à créer du contenu et à protéger ces belles marques médias.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 45.