Mardi 25 janvier 2022
- Présidence de Mme Cécile Cukierman, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition de Mme Angelika Nussberger, professeure de droit constitutionnel à l'Université de Cologne, ancienne juge à la Cour européenne des droits de l'homme, et M. Mattias Wendel, professeur de droit public à l'Université de Leipzig
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je vous remercie, Madame Nussberger et Monsieur Wendel, qui est avec nous en visioconférence, d'avoir accepté de participer à cette audition conjointe organisée par la mission d'information que le Sénat a constituée pour travailler sur la judiciarisation de la vie publique.
Notre mission d'information s'intéresse à ce qui nous semble être la place grandissante prise par les juridictions nationales et européennes dans la production de la norme et dans la prise de décision publique, ainsi qu'à ses conséquences sur le fonctionnement de notre démocratie représentative et sur la capacité du pouvoir politique à mettre en oeuvre des politiques publiques efficaces.
Votre audition nous intéresse à un double titre : d'abord, dans une perspective de droit comparé, il est intéressant pour nous de savoir si les questions que nous nous posons sont également débattues en Allemagne ou si un équilibre plus satisfaisant a pu y être été trouvé ; ensuite, sous l'angle du droit européen, à la fois droit de l'Union européenne et droit de la Convention européenne des droits de l'homme ; je précise que vous avez siégé, Madame Nussberger, comme juge à la Cour européenne des droits de l'homme pendant une dizaine d'années ; vous avez donc une connaissance approfondie du fonctionnement concret de cette institution.
Vous avez reçu un questionnaire indicatif qui précisait les préoccupations du rapporteur. Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire, qui vous permettra de répondre à une partie de nos interrogations, puis vous aurez la possibilité d'aborder d'autres aspects du sujet au fil de nos questions. Vous pourrez également nous adresser une contribution écrite pour compléter le cas échéant votre présentation. Je précise que l'audition fait l'objet d'une captation et d'une diffusion sur le site internet du Sénat et je vous cède la parole sans plus tarder.
Mme Angelika Nussberger, professeure à l'Université de Cologne, directrice de l'académie pour la protection des droits de l'homme en Europe, ancienne juge à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). - Je suis très honorée d'être auditionnée par votre commission sur un sujet très important en France comme en Europe. Ce sujet mérite une approche nuancée. Je répondrai point par point aux interrogations contenues dans votre questionnaire écrit.
Vous me demandez si je partage l'idée de Pierre Steinmetz et Jean-Éric Schoettl d'une montée en puissance progressive d'un pouvoir juridictionnel qui affaiblirait la démocratie représentative. Il est incontestable que l'on observe l'émergence progressive d'un pouvoir juridictionnel, mais cela n'entraîne pas nécessairement un affaiblissement de la démocratie représentative. Les cours constitutionnelles se sont emparées de nouvelles compétences non écrites dans la Constitution. Ce fut le cas en Allemagne, où la Cour de Karlsruhe a par exemple dans les années 1950 défini son rôle comme celui d'un organe constitutionnel ; ce n'était pas explicitement écrit dans la Constitution allemande. Elle a aussi décidé d'apprécier les violations des droits de l'homme non seulement sur la base de la Constitution allemande, mais aussi par rapport à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. La même évolution a eu lieu en France ou aux États-Unis : la Cour suprême américaine a d'ailleurs été pionnière avec l'arrêt Marbury v. Madison, s'octroyant un rôle de contrôle qui ne figurait pas dans la Constitution. Ce qui est frappant, c'est que cette évolution a été acceptée par le pouvoir politique - sauf peut-être lorsque la Cour de justice des Communautés européennes a fait la même chose avec les arrêts Costa c/ Enel et van Gend & Loos pour définir la hiérarchie entre les constitutions nationales et les traités européens, car cette question suscite toujours des débats.
Les critiques de MM. Steinmetz et Schoettl sont très vives ; ils parlent d'une hypertrophie du pouvoir judiciaire et d'une scission entre la justice et la démocratie représentative. Je ne partage pas ce diagnostic. Je ne nie pas l'existence de risques pour la démocratie, mais en même temps cette évolution présente des opportunités. Le contrôle de constitutionnalité offre la possibilité d'un changement de perspective. La possibilité de requêtes individuelles fait que les lois peuvent être considérées du point de vue des droits de l'individu ; en outre, l'argumentation des cours est très rationnelle, et ce recours offre la possibilité d'un second examen d'une règle de droit. Le point négatif est le manque de transparence, car les délibérations de la cour ne sont pas publiques, et cela fournit des arguments au populisme.
La CEDH est-elle devenue un arbitre sur les questions de société ? Oui, dans la mesure où doit se prononcer sur toutes les questions d'actualité relatives à la mort, à la vie, à la religion, au climat, au genre, etc. Sa mission est de fournir un cadre clair définissant les solutions susceptibles d'être apportées à ces questions dans le respect de la Convention européenne des droits de l'homme. Elle indique si des lois transgressent ce cadre : par exemple, elle fixe des lignes rouges sur la manière de définir l'indépendance des juges. Mais les sociétés réagissent de façons très différentes sur certains sujets. J'observe ainsi que les décisions concernant les droits des personnes LGBTQ sont bien acceptées en Europe de l'Ouest, mais moins bien en Europe de l'Est. On peut donc difficilement parler de succès si une partie de l'Europe ne suit pas ses décisions.
La Cour de Strasbourg est attentive aux éventuelles répercussions politiques de ses décisions. Le juge n'est pas en lévitation ! Dans l'affaire Khamtokhu et Aksenchik c. Russie, la Cour a ainsi pris en compte la situation en Russie pour estimer que l'imposition, pour certaines infractions, de la réclusion à perpétuité pour les hommes et d'une peine maximale de vingt ans d'emprisonnement pour les femmes ne constituait pas une violation de la Convention européenne : en effet, elle a estimé qu'un changement de législation aboutirait à une détérioration de la situation des femmes, non à une amélioration de celles des hommes.
La question de l'activisme judiciaire revient régulièrement. Tantôt les juges sont accusés d'aller trop loin, tantôt de ne pas aller assez loin... Finalement, on est au milieu ! Les juges sont très conscients de cette problématique. L'essentiel est que les juges s'interrogent toujours sur leur rôle dans chaque affaire pour trouver la bonne solution.
Il y a eu une période d'activisme judiciaire dans les années 1970, lorsque les juges ont commencé à développer leur pouvoir d'interprétation de la convention, cette « beauté dormante », et au début du XXIe siècle, lorsqu'il a fallu redéfinir certains de nos standards avec nos collègues de l'Est, mais je ne perçois pas une tendance permanente à l'activisme, sans doute en raison du mouvement de critique à l'égard de l'action de la Cour.
L'action des juges peut-elle faire obstacle à la conduite de politiques publiques efficaces, par exemple sur les questions d'asile et d'immigration ? Il importe de ne pas faire des promesses que l'on ne peut pas tenir, car le risque est de perdre son autorité ; on voit les problèmes avec la Pologne ou la Biélorussie, où les cours ont beaucoup de mal à mettre en oeuvre nos standards européens. Le juge de Strasbourg doit se prononcer sur des cas concrets, il n'est pas toujours facile d'en tirer des principes généraux. C'est pourquoi la Cour évoque souvent les circonstances exceptionnelles pour signifier que la solution retenue n'est pas généralisable.
Peut-on parler d'une concurrence entre cours ? Il existe un dynamisme dans le développement des droits de l'homme, en effet. Toutes les cours ont la même mission. La meilleure solution contre un dynamisme incontrôlé me semble être le dialogue entre les juges.
La judiciarisation de la vie politique est aussi un grand débat en Allemagne, mais de manière différente qu'en France : le taux d'acceptation par la population des décisions de la Cour constitutionnelle s'élève à 80 %, contre 30 % environ pour les décisions du Parlement. Le rôle des juridictions n'est donc pas à l'agenda des campagnes électorales, mais cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de débat sur certains jugements, comme ceux rendus sur le climat ou sur le droit de choisir sa mort. Là encore, certains estiment que les juges vont trop loin, d'autres qu'ils ne vont pas assez loin...
L'arrêt de la Cour de Karslruhe du 5 mai 2020 sur le rachat de titres par la BCE, par lequel la Cour prenait à contrepied la position de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), a été très critiqué. En théorie, ce jugement me semble correct. La Cour a défini une ligne rouge qui est l'arbitraire : si une autre cour prend des décisions arbitraires, il ne faut pas la suivre. Reste à définir la notion d'arbitraire, et il n'appartient pas à une cour unique de la définir. Il convient de trouver une définition européenne. C'est pourquoi je trouve que ce jugement était contestable.
La notion d'identité constitutionnelle est bien enracinée dans le droit allemand. L'article 79.3 de la Loi fondamentale soustrait indéfiniment certains sujets, comme ceux relatifs à la dignité de l'homme, aux possibilités de révision constitutionnelle, et sert à la Cour de Karslruhe pour délimiter les compétences entre la CJUE et les juridictions allemandes. Mais cette notion d'identité, quoique très utilisée, demeure vague et on pourrait considérer que tous les droits de l'homme relèvent de cette identité constitutionnelle. Il conviendrait que les cours travaillent ensemble pour définir clairement cette notion, pour éviter qu'elle ne serve de prétexte à refuser des évolutions européennes.
Un rééquilibrage entre le juge et le politique est-il possible ? Avoir conscience des problèmes fait déjà partie de la solution ! Il faut mener une discussion ouverte sur les rôles respectifs de la politique et des juges - à l'image du travail de votre mission d'information. Le dialogue entre les juges est nécessaire, mais il doit être complété par un dialogue entre les juges et le politique. Il convient aussi de comprendre les causes du dynamisme judiciaire. Il ne faut pas oublier non plus le rôle des médias. Nous devons aussi analyser le phénomène de strategic litigation, qui consiste à s'adresser au juge pour régler des problèmes politiques, par exemple sur le climat. Dans quelle mesure cette démarche est-elle acceptable ? Il faut prendre au sérieux le fait que tous les standards européens ne sont pas acceptés par la moitié du continent. Enfin, nous devons nous demander ce que signifie le « progrès » en matière de droits de l'homme : l'évolution est-elle toujours linéaire, toujours dans le même sens ? La pandémie nous a contraints à nous interroger sur le degré de restrictions acceptable, sur l'articulation entre les droits des individus et ceux de la communauté.
Il existe un espace de dialogue entre les politiques et les juges à travers un diner annuel entre les membres du gouvernement fédéral et les membres de la Cour de Karslruhe. Celui-ci a d'ailleurs été critiqué dans la mesure où il est intervenu juste avant que la Cour ne rende un jugement relatif à l'épidémie. Il faut aussi souligner que les autorités sont impliquée dans la procédure devant la Cour constitutionnelle : dans un jugement, après les arguments développés par le requérant, sont présentés ceux développés par le gouvernement, le Parlement, les Länder, les églises, etc. C'est le reflet d'un dialogue juridique.
La Cour de Karslruhe a adopté récemment un code d'éthique, c'est une bonne chose. Cela répondait à un besoin. Mais je ne pense pas qu'il faille pour autant demander aux juges de rendre compte de leur activité, car cela réduirait leur indépendance.
M. Mattias Wendel, professeur de droit public à l'Université de Leipzig. - La question du rôle du pouvoir judiciaire dans la démocratie représentative est à la fois cruciale et fascinante. Il est difficile d'apporter une réponse unique, car il n'existe pas d'absolu en la matière, tout est relatif, tout dépend des pays et des contextes nationaux. Chaque cour s'inscrit dans un contexte institutionnel particulier. Toutes les cours ont toutefois pour mission de faire respecter le droit sans dépasser les limites de leur mandat.
Je commencerai par les questions relatives au droit européen. Dans son arrêt du 5 mai 2020, qui a été très discuté, la Cour de Karlsruhe a estimé que la CJUE et la BCE avaient agi ultra vires. Le raisonnement de la Cour était très discutable. La Cour de Karlsruhe a exigé un contrôle plus important de la BCE par la CJUE : la BCE étant indépendante, elle devrait faire l'objet d'un contrôle accru, notamment sur les limites de son mandat. Au-delà du cas d'espèce, l'arrêt remet en question l'idée d'une communauté européenne de droit en général, envoyant le message qu'il ne faut pas toujours se conformer aux arrêts de la CJUE. De ce point de vue, l'arrêt se situe à la pointe d'une longue évolution d'opposition au droit de l'Union européenne. Toutefois je crois que cet arrêt restera exceptionnel. C'est la seule fois où la Cour a constaté un acte ultra vires. Cet arrêt n'a eu aucune conséquence juridique par la suite, le conflit a été réglé politiquement et la Commission européenne a mis fin à la procédure d'infraction.
L'arrêt de la CJUE sur la conservation des données n'a pas donné lieu en Allemagne à un débat aussi intense qu'en France ; la conservation des données est considérée de manière critique par la plupart des citoyens. La Cour de Karlsruhe avait déjà jugé en 2010 que la législation fédérale était contraire à la Constitution, avant donc l'annulation de la précédente directive par la CJUE en 2014. En revanche, il y a eu un débat intense en 2000 à propos de l'arrêt Tanja Kreil qui demandait à l'Allemagne d'ouvrir ses forces armées aux femmes. Je n'ai pas l'impression toutefois que la CJUE souhaite investir plus largement le domaine régalien. Elle conçoit simplement de manière restrictive les éventuelles exceptions au champ d'application du droit de l'Union européenne. Ce raisonnement est perceptible dans l'affaire du temps de travail des militaires ; la Cour a d'ailleurs explicitement exclu différents domaines et activités militaires du champ d'application du droit de l'Union européenne et a même laissé aux juridictions slovènes le soin d'estimer, en l'espèce, si les activités mentionnées étaient concernées ou non.
Comment le pouvoir politique peut-il intervenir ? Le droit en Europe est fortement influencé par le droit dérivé, par la législation de l'Union européenne. Certains en Allemagne, à l'image d'un ancien juge constitutionnel, estiment que le droit européen est trop constitutionnalisé : beaucoup de détails sont définis de manière trop précise par les traités et ne peuvent donc guère être modifiés par le politique. Mais cette thèse n'est pas convaincante : la relation entre le droit primaire et le droit dérivé européens est différente de la relation entre le droit constitutionnel et le droit législatif national. La CJUE reconnaît en effet au législateur européen une plus grande marge de manoeuvre que la Cour de Karlsruhe n'en accorde au législateur allemand. Les traités peuvent ainsi être concrétisés par le législateur de l'Union européenne, qui peut aussi modifier le droit dérivé, les directives et règlements. Par exemple, en ce qui concerne la citoyenneté de l'Union européenne, la CJUE a suivi la voie tracée par le législateur européen dans la directive de 2004 sur la citoyenneté de l'Union : cela se traduit par un accès plus restrictif aux prestations sociales par rapport à la jurisprudence antérieure. La CJUE a d'ailleurs été critiquée en Allemagne pour ne pas avoir corrigé le législateur européen en s'appuyant sur le droit primaire. Les critiques estiment que la CJUE n'aurait pas suffisamment agi comme juge constitutionnel. Fondée ou non, cette critique prouve que le législateur a une certaine influence sur la jurisprudence, même lorsqu'il s'agit d'un droit ancré dans les traités.
Autre exemple, le droit relatif à l'immigration : avec ses arrêts de 2015 et 2016 concernant l'application et l'interprétation du droit dérivé. La CJUE a suivi la position du législateur européen sur le mécanisme de Dublin, en dépit des défaillances de ce dernier pendant la crise, et contre l'avis de l'avocat général.
La législation en la matière est donc modifiable si le législateur le souhaite, seuls manquent la volonté et un accord politiques. De même, en ce qui concerne le temps de travail des militaires, il suffirait au législateur de modifier la directive pour régler le problème.
Je partage l'analyse d'Angelika Nussberger sur la concurrence entre les cours suprêmes. Le pluralisme des cours n'est pas une mauvaise chose. Il peut être considéré comme une forme de répartition des fonctions entre différents niveaux. Ce qui importe, c'est le dialogue constructif entre les juridictions. Les décisions d'une cour doivent être perméables aux sensibilités exprimées par un autre niveau de juridiction. Lorsque ce dialogue ne fonctionne plus et que les juges ne s'écoutent plus, le problème doit être résolu politiquement, à l'image du conflit récent entre la CJUE et la Cour de Karslruhe.
La question du respect de l'identité constitutionnelle de chaque pays est très vaste. De nombreuses cours nationales invoquent cette notion, mais lui donnent une définition différente ; en France, une modification de la Constitution est toujours possible, mais, en Allemagne, les limites liées à l'identité constitutionnelle s'imposent au législateur constitutionnel.
Néanmoins, aucun État membre ne peut invoquer son identité constitutionnelle pour déroger de manière unilatérale au droit européen, car l'uniformité de ce dernier serait menacée. Toutefois, l'Union européenne doit respecter les identités constitutionnelles nationales : d'où l'importance des raisons justificatives ou de l'application du principe de proportionnalité.
J'en viens au droit comparé. Le débat sur le rôle du pouvoir juridictionnel dans l'État de droit existe depuis longtemps en Allemagne. Le débat est régulièrement relancé à l'occasion de décisions controversées sur le plan sociopolitique, comme celles sur le mariage homosexuel, la lutte contre le changement climatique ou contre l'épidémie de covid. La Cour de Karslruhe continue toutefois de jouir d'une bonne image dans la population. L'ordre constitutionnel allemand exige un niveau de contrôle élevé de la part des tribunaux. Cela reflète une méfiance, liée à l'histoire, à l'égard des abus possibles du pouvoir de l'exécutif. Le contrôle judiciaire n'est pas perçu comme une menace pour la démocratie dans la même mesure que dans d'autres pays. La Cour sait faire preuve de retenue, comme on l'a vu dans la gestion de la pandémie où elle a reconnu une marge de manoeuvre plus large au législateur fédéral - elle s'est d'ailleurs référée explicitement au Conseil constitutionnel.
Les systèmes institutionnels français et allemands sont très différents. L'Allemagne est un pays fédéral et le gouvernement fédéral a surtout un rôle de représentation. Le contrôle de subsidiarité n'est que très peu utilisé en Allemagne, ce qui est étonnant car le Parlement allemand dispose d'une administration relativement importante capable de suivre la législation européenne, mais la subsidiarité ne semble pas être une priorité sur le plan politique.
Vous m'interrogez aussi sur les espaces de dialogue entre les juges et les politiques susceptibles d'atténuer les incompréhensions qui se manifestent parfois. Il existe peu de forums officiels permettant ce dialogue en Allemagne. Cette réticence est probablement due au souci de ne pas compromettre l'indépendance des juges. Le diner annuel entre le gouvernement et les juges suscite des critiques comme cela a été rappelé.
Faut-il envisager d'instaurer des règles de disciplines ou de déontologie pour les juges ? La Cour de Karslruhe a adopté un code de déontologie. Toutefois je suis très prudent à l'égard de tels projets. La situation en Pologne montre que l'indépendance des juges, bien précieux dans un État de droit, peut vite être menacée par des règles disciplinaires.
La volonté de toujours mieux protéger les droits fondamentaux peut-elle nuire à la capacité des gouvernements de conduire des politiques publiques efficaces, notamment sur les questions d'asile ou d'immigration ? À cet égard, je voudrais d'abord souligner que le rôle principal des droits fondamentaux est de limiter et d'encadrer les pouvoirs publics, y compris le législateur. Une certaine limitation des politiques publiques par les droits fondamentaux, même si elles sont efficaces, est le reflet d'une démocratie et d'un État de droit qui fonctionnent. Le domaine du droit d'asile montre, à travers de nombreux exemples, l'importance du respect de ces droits fondamentaux dans la pratique. Certes, dans un ordre constitutionnel libéral, la reconnaissance de droits individuels peut mettre des limites à l'intérêt collectif, mais je ne vois pas de déséquilibre structurel dans le droit européen de l'immigration.
Comme nous l'avons vu, la jurisprudence de la CJUE se réfère avant tout au droit dérivé, qui pourrait être modifié s'il existait une volonté politique. La Cour a constamment appliqué les droits fondamentaux dans les domaines de l'asile et de l'immigration de manière différenciée et équilibrée. On le voit dans les cas de transfert de demandeurs d'asile d'un État membre à un autre en vertu du règlement de Dublin. Dans ces affaires, la Cour de Luxembourg a toujours eu aussi pour objet le fonctionnement de l'espace de liberté, de sécurité et de justice (ELSJ), ainsi que la confiance mutuelle entre les États membres. La CJUE n'a d'ailleurs pas hésité à entrer en conflit avec la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).
Tout cela me ramène à votre première question : est-ce que je partage l'observation générale selon laquelle il y aurait une montée en puissance progressive d'un pouvoir juridictionnel qui affaiblirait la démocratie représentative ? Je ne peux pas souscrire à une telle thèse de manière aussi générale. Il peut y avoir, ici et là, des arrêts critiquables ainsi que des conflits sur les compétences entre le niveau national et le niveau européen. Je ne constate cependant pas d'augmentation du pouvoir judiciaire susceptible d'affaiblir structurellement la démocratie représentative, ni au niveau de l'Union européenne ni dans une perspective de droit comparé en Allemagne.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - En quoi la Cour de Karlsruhe serait-elle différente du Conseil constitutionnel français dans son rôle ? La semaine dernière, une universitaire française, que j'ai entendu s'exprimer à l'occasion d'un colloque, expliquait que la Cour de Karlsruhe avait une conception de son rôle qui en faisait un coconstructeur de la loi. En France, nous avons plutôt le sentiment que le Conseil constitutionnel a un rôle soit d'acceptation, soit de censure de la loi. Existe-t-il entre ces deux institutions une vraie différence ou s'agit-il d'une illusion de notre part ?
Ma deuxième question concerne ce que j'appelle le « jeu des vases communicants ». D'un point de vue français, on pourrait se dire que, dans le cadre d'un régime dit « présidentiel », le rôle du Parlement est faible. Et si ce rôle est faible, il apparaît logique que le rôle des juges administratif, constitutionnel et pénal soit fort. Inversement, si le Parlement était plus fort, le rôle des différents juges, qu'ils soient administratif, constitutionnel et pénal, dans la production de la norme juridique serait moins important. Constate-t-on ce phénomène de vases communicants dans une démocratie très parlementaire comme la démocratie allemande ?
Mme Angelika Nussberger. - Il faut toujours avoir un petit regard sur l'histoire. En Allemagne, on ne peut pas comprendre la position très forte de la Cour constitutionnelle sans considérer l'héritage de Weimar. On a voulu éviter de répéter les erreurs passées. Nous avions une belle constitution de Weimar, mais elle n'a pas permis d'éviter le nazisme. C'est pourquoi nous avons souhaité nous doter d'un gardien très fort. C'est tout à fait différent en France avec Charles de Gaulle, qui avait une expérience différente du Parlement sous la IVe République. Vous avez utilisé une très belle métaphore en disant que la Cour constitutionnelle allemande jouait un rôle de coconstructeur de la loi. C'est exact !
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - En quoi consiste ce rôle ? Quelle est la différence par rapport au Conseil constitutionnel ?
Mme Angelika Nussberger. - Avant de voter une loi, en Allemagne, on se demande toujours si elle est susceptible d'être acceptée par la Cour constitutionnelle. C'est ce qui ressort très clairement des débats politiques.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Quand le parti social-démocrate d'Allemagne (SPD) ou l'Union chrétienne-démocrate d'Allemagne (CDU) proposent une loi, exposent-ils au préalable par écrit en quoi leur proposition est constitutionnelle ? ou cette question est-elle simplement débattue au cours de la discussion parlementaire ?
Mme Angelika Nussberger. - C'est la deuxième option : on débat beaucoup de la constitutionnalité des textes en discussion. La Cour de Karlsruhe ne fait pas que censurer, elle a développé plusieurs approches. Elle peut décider que le texte est constitutionnel, mais que les choses pourraient changer avec le temps. Elle peut aussi dire que le texte ne convient pas et définir quelques règles temporaires. Elle peut également demander une nouvelle loi, en fixant une date butoir.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Cela se produit-il souvent ?
Mme Angelika Nussberger. - Tout à fait, par exemple s'agissant du climat où tous les principes tirés de la Constitution ont été détaillés. C'est un jeu de ping-pong entre le Parlement et la Cour constitutionnelle.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Faites-vous une différence entre le contrôle a priori et le contrôle a posteriori ? Quid des lois votées il y a trente ans par le Bundestag ? Connaissez-vous comme en France ce double contrôle ?
Mme Angelika Nussberger. - La Cour Constitutionnelle n'opère pas de contrôle avant l'adoption d'une loi, excepté pour les traités internationaux.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Avez-vous une procédure équivalente à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) en France pour d'anciennes lois encore en vigueur ?
Mme Angelika Nussberger. - Oui, ça a d'ailleurs été une pratique courante dès les années cinquante.
M. Mattias Wendel. - Je mettrai l'accent sur le droit procédural. Une des spécificités de la Cour constitutionnelle allemande est l'existence des recours individuels. Cet instrument permet à chaque citoyen de saisir la Cour de Karlsruhe. Cette procédure a permis à la Cour de Karlsruhe de reconstruire presque toute la vie sociale en termes de droit constitutionnel. Dans le cadre d'un recours individuel, il est possible, sous certaines conditions, d'attaquer une loi qui n'a pas encore été promulguée. Il existe donc bien des cas de contrôle a priori. Certes, nous n'avons pas les mêmes normes que la France. Nous n'avons pas d'article 54 de la Constitution française ; nous n'avons pas non plus d'article 61 ; mais il existe des équivalents fonctionnels.
Autre grande différence, presque tous les membres de la Cour sont des professeurs ou des juges. Bref, ce sont tous des juristes, contrairement à ce que l'on voit en France, où Dominique Schnapper, qui est sociologue, a par exemple été nommée au Conseil constitutionnel. Cela amène certainement une manière spécifique de formuler les jugements. Les motifs des décisions de Karlsruhe se lisent presque comme un manuel de droit !
La troisième différence est la perception par la population. Angelika Nussberger l'a souligné, les jugements de la Cour constitutionnelle sont discutés en public. Souvent, les arguments sont encadrés d'une terminologie juridique.
Sur ces sujets, je vous renvoie à un ouvrage coécrit par Aurore Gaillet, Thomas Hochmann, Nikolaus Marsch, Yoan Vilain et moi-même, et intitulé Droits constitutionnels français et allemand, perspective comparée.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Avant d'en revenir à la question des vases communicants, pourriez-vous être plus précis sur la relation entre le Parlement et la Cour de Karlsruhe ? Comment cela fonctionne-t-il ? Imaginons que le Bundestag adopte telle ou telle disposition, imaginons que deux mois plus tard la constitutionalité du texte soit contestée, comment le Bundestag argumentera-t-il ? Le fait-il par l'intermédiaire de son président ou de sa présidente ? Fait-il appel à un avocat pour porter la parole du Bundestag devant la Cour de Karlsruhe ? Est-ce à chaque groupe politique du Bundestag d'adresser son argumentation ? Comment est perçue cette argumentation ?
En France, nous discutons sur le fait de savoir s'il faut aller dans ce sens. Ce n'est pas interdit, mais ce n'est pas la pratique française. Une partie des universitaires nous dit oui et l'autre nous dit « surtout pas, vous vous inquiétez de la judiciarisation de la société française : en portant vous-mêmes votre argumentation devant le Conseil constitutionnel, vous augmenterez encore plus le rôle des juridictions ». Que faut-il penser de cette expression du Parlement auprès de la Cour de Karlsruhe ?
M. Mattias Wendel. - Les lois, en Allemagne, sont souvent préparées dans les ministères. Le Parlement décide ensuite. En cas de litige devant la Cour constitutionnelle, c'est souvent un professeur de droit constitutionnel qui défend la position du Parlement, voire parfois celle du Gouvernement, devant la Cour de Karlsruhe. Il s'agit souvent de personnes qui se connaissent très bien et qui se sont côtoyées professionnellement durant des années. Quelquefois, des avocats sont engagés, mais c'est plus rare.
Mme Angelika Nussberger. - Lors du jugement sur le climat, on a pu lire d'abord la position du Gouvernement, puis il a été ajouté que l'opposition n'était pas tout à fait d'accord avec l'argumentation de la majorité, explications à l'appui. Nous avons une nouvelle loi sur l'épidémie et les mesures à prendre. Dans les débats au Parlement, l'argument juridique de la proportionnalité a été mis en avant. Nous avons donc assisté à une judiciarisation du débat parlementaire.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Et sur les vases communicants ? Un parlement plus fort, un juge moins fort ? On dit beaucoup qu'en France, comme le Parlement n'est pas fort, le juge pénal est fort. On dit aussi qu'en Allemagne, pays où la démocratie parlementaire est forte, le juge pénal est peu présent. Qu'en est-il de cette théorie des vases communicants ?
M. Mattias Wendel. - Le contrôle de l'action administrative par le juge administratif est plus intensif et profond en Allemagne qu'en France. En revanche, l'accès aux différentes juridictions est plus difficile en Allemagne en raison de la notion de droit subjectif. Si un citoyen veut avoir accès à une cour administrative, il doit démontrer qu'il est affecté dans un droit subjectif. Ce n'est pas le cas en France. Mais, une fois établi l'accès aux cours, les tribunaux administratifs vont examiner les affaires de façon plus approfondie qu'en France. Cette caractéristique ne me semble pas liée à la différence de nature entre les systèmes de gouvernement, il s'agit plutôt d'une très vieille tradition propre à l'Allemagne.
En ce qui concerne le juge pénal, les actions pénales contre les hommes et femmes politiques sont plus rares en Allemagne qu'en France. La raison de ce phénomène ne tient pas à la nature de notre système de gouvernement, mais semble plutôt liée à des raisons relatives au droit matériel pénal.
Mme Angelika Nussberger. - L'image des vases communicants ne s'applique pas réellement à l'Allemagne. Notre système de contrôle est davantage lié à notre histoire. C'est ce qui explique notre méfiance vis-à-vis de ceux qui exercent le pouvoir, y compris le législateur. C'est plutôt l'idée de méfiance que celle d'équilibre qui nous a conduits à nous doter d'une juridiction administrative très forte.
Le pénal n'entre pas tellement en ligne de compte. Des plaintes ont certes été déposées contre Mme Merkel, mais elles n'ont pas été prises très au sérieux. Pour nous, il faut laisser de la marge de manoeuvre au politique.
M. Jean-Yves Leconte. - Vous avez relevé, peut-être avec regret, le manque de transparence des délibérations de la Cour constitutionnelle. Proposez-vous des évolutions ou considérez-vous que le secret des délibérés est une chose importante dans un certain nombre de cas ?
Après avoir comparé la situation entre l'Allemagne et la France, pouvez-vous essayer de dresser un tableau de ce qui se passe dans les autres pays européens ? Vous faites allusion à l'histoire allemande. Certains pays d'Europe centrale devraient ressentir la même méfiance à l'encontre d'un pouvoir judiciaire à la solde de l'exécutif. Or nous constatons une évolution inquiétante dans ces pays. Comment le percevez-vous ?
Dernière remarque faisant suite à la question de notre rapporteur, il est vrai que les articles 34 et 37 de notre Constitution définissent très clairement ce qui est du domaine de la loi et ce qui est du domaine réglementaire : sur un certain nombre d'éléments qui cadrent l'action publique, nous ne pouvons donc rien en tant que parlementaires, nous ne pouvons éventuellement saisir la justice administrative qu'en tant que citoyens pour contester un certain nombre de décisions de l'exécutif, ce qui montre la faiblesse du Parlement, y compris durant la crise sanitaire. C'est pourquoi nous avons in fine besoin d'une justice administrative forte. Comment cela se passe-t-il en Allemagne ?
Mme Angelika Nussberger. - J'ai parlé d'un manque de transparence, en lien avec le secret des délibérés. Loin de moi l'idée de remettre en cause le secret des délibérés, il ne faut surtout pas y toucher ! Certes, il doit bien exister des opinions dissidentes au sein de la Cour, mais le jugement est unanime et peu importe comment les juges constitutionnels y sont parvenus. C'est toute la différence avec le Parlement où les différents partis exposent de manière publique leurs arguments. Voilà pourquoi je pense que les questions de société fondamentales doivent être traitées par le Parlement, cela a pour effet de pacifier ces débats !
La justice constitutionnelle est un facteur qui corrige, mais elle ne prend pas l'initiative. Le débat de base doit avoir lieu au Parlement, surtout sur des questions comme l'avortement ou l'aide à mourir. La discussion doit être la plus ouverte possible si l'on veut que les solutions soient acceptées.
En revanche, pour les jugements, si nous avons accès au raisonnement, nous ne savons pas comment l'équilibre s'est construit. Pour autant, je n'éprouve aucun regret quant au secret des délibérés, surtout ne changeons rien !
Vous m'avez interrogée sur les développements dans les pays de l'Est. J'ai beaucoup travaillé sur ces sujets : contrairement à ce qui se passe en France, le taux d'acceptation de la justice administrative par les citoyens y est très faible, notamment en raison des soupçons de corruption. Pourtant, il existe un grand besoin de contrôle de l'exécutif et du législatif dans ces pays. Je travaille pour la Commission de Venise. On voit qu'il faut trouver des solutions. Mais la tradition de confiance par rapport à la justice administrative n'est pas la même qu'en France.
Qui peut agir ? Le Parlement ou l'exécutif ? Ce point est réglé chez nous par un article aux termes duquel les règles de bases doivent être fixées dans la loi, seuls les détails peuvent être définis par l'exécutif par la voie réglementaire. La question s'est beaucoup posée au début de l'épidémie où nous avons enregistré un mouvement vers l'exécutif : le Parlement a voté des lois très vagues, complétées par le règlement. Mais il y a eu des critiques suivies d'un revirement. Le législateur a alors commencé à redéfinir toutes les catégories de façon plus détaillée. Si le législatif donne le pouvoir à l'exécutif, il peut donc toujours le reprendre !
M. Mattias Wendel. - Sur le rapport entre exécutif et législatif, comme l'a souligné Angelika Nussberger, nous n'avons pas de système comparable à l'article 34 et à l'article 37 de la Constitution française. Cela fonctionne différemment. Nous avons même une doctrine selon laquelle les éléments importants pour l'exercice des droits fondamentaux doivent être réglés par une loi. C'est donc une logique différente : il n'y a pas de distinction entre ce qui relève du domaine de la loi et ce qui relève du règlement. Il existe, bien sûr, une délimitation de compétences, mais via le fédéralisme allemand. Il importe donc de toujours bien se poser la question : est-ce que c'est la fédération qui a compétence ou est-ce que ce sont les Länder ? Cette séparation des pouvoirs joue un rôle très important dans le système allemand.
Où pourrait-on situer le système de gouvernement de l'Allemagne en ce qui concerne le Parlement ? C'est une question difficile à trancher. Il s'agit clairement d'un système parlementaire, mais dans lequel le Parlement, même si la majorité parlementaire soutient toujours le Gouvernement, joue un grand rôle en termes d'opposition. Il importe de bien l'avoir à l'esprit.
En tout état de cause, dans la relation entre le Parlement et la Cour constitutionnelle, la Cour de Karlsruhe a un rôle extraordinaire et spécifique. Cela s'explique, comme l'a rappelé Angelika Nussberger, par des raisons historiques : n'oublions pas que l'Allemagne est un pays post-totalitaire. C'est peut-être aussi pourquoi, dans des pays comme la Pologne, la mise en place de la Cour constitutionnelle a constitué une première étape importante. Il existe donc bien certains parallèles entre les systèmes.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Quand on écoute les spécialistes du droit européen, ils nous disent qu'il reviendra à la Cour de justice de l'Union européenne d'interpréter l'identité constitutionnelle de l'Allemagne ou de la France. Est-ce pour vous concevable ? La Cour de Karlsruhe, comme en France le Conseil constitutionnel, peut-elle abandonner l'idée de définir ce qu'est l'identité constitutionnelle de l'Allemagne ?
Lors d'une audition précédente, un intervenant a souligné que la question de l'identité constitutionnelle ne se posera jamais, car le dialogue des juges fonctionnera entre la Cour de Karlsruhe, la Cour de justice de l'Union européenne, le Conseil constitutionnel, etc. Si un jour le problème devait se poser, ce serait comme pour la dissuasion nucléaire : c'est une arme que l'on ne peut utiliser qu'une fois et qui n'a pas vocation à être un pôle de régulation. Quel est votre sentiment ?
Ma dernière question concerne la CEDH, laquelle est présentée comme ayant un rôle sociétal considérable. Mais on nous dit aussi : ne vous y trompez pas, vous Français qui avez l'obsession de la souveraineté nationale et qui vous posez des questions sur la possibilité de réviser votre Constitution - ce qui est un sujet d'actualité dans nos débats politiques -, la CEDH n'est pas un obstacle à la souveraineté des États. En effet, la CEDH prend bien soin de préciser qu'elle n'entend pas porter d'appréciation sur la manière dont les gouvernements exercent leurs responsabilités, notamment en ce qui concerne la défense des frontières. Êtes-vous d'accord avec cette définition de la CEDH ou est-elle est trop caricaturale ?
Mme Angelika Nussberger. - La Cour constitutionnelle allemande ne partage pas l'interprétation de l'identité constitutionnelle de la Cour de Luxembourg : seule la Cour de Karlsruhe peut définir les principes inhérents à l'identité constitutionnelle allemande.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - L'a-t-elle exprimé ?
Mme Angelika Nussberger. - Tout à fait, elle a très clairement dessiné les limites au travers de plusieurs jugements. Le dialogue permettra-t-il d'éviter l'usage de la « bombe nucléaire » ? On commence par expliquer que l'on refuse toujours de toucher au « noyau dur » constitutionnel. Mais, on le constate dans les débats européens, qu'il s'agisse de l'État de droit ou de l'indépendance du juge, l'argument de l'identité constitutionnelle est souvent vite utilisé avec une conception extensive des principes fondamentaux. Par exemple, la Cour Constitutionnelle a inclus dans la notion de dignité humaine le fait de ne pas être jugé en étant absent sans avoir la possibilité d'être rejugé. C'est une conception très large de la dignité, mais cela fait partie de notre identité constitutionnelle.
En ce qui concerne la Cour de Strasbourg, elle reconnait effectivement la souveraineté de tous les États membres. C'est ce qui figure, d'ailleurs, dans tous les jugements, par exemple, sur l'immigration où il est bien précisé que le droit international d'un État lui permet de définir qui peut entrer ou pas sur son territoire. Pour autant, il faut toujours prendre en compte les droits de l'homme.
M. Mattias Wendel. - Sur l'identité constitutionnelle, il existe deux positions inconciliables. Le droit européen est un ordre juridique autonome, avec une primauté : on ne peut pas toucher cet ordre par des moyens de droit national. Or le droit européen est applicable en Allemagne, comme en France, en raison du droit national, avec des limites dérivées de l'ordre interne. C'est pourquoi on parle de pluralisme constitutionnel, les deux positions ayant des fondements inconciliables. Dans la pratique, les cas de conflits sont très rares. On pourrait même dire qu'un certain équilibre s'opère via une sorte de séparation des pouvoirs entre les différents niveaux. Pour résoudre les éventuels conflits, il importe de mettre en avant le dialogue.
L'identité constitutionnelle est un cas exceptionnel, s'agit-il d'une sorte de « bombe atomique » ? La jurisprudence allemande a l'effet défensif : nous pouvons remettre en question la primauté du droit de l'Union en invoquant notre identité constitutionnelle. Mais elle a aussi un effet préventif : si une cour nationale comme celle de Karlsruhe est assez forte pour définir le contenu de l'identité constitutionnelle, cela peut avoir un effet de frein en ce qui concerne les nouveaux projets au niveau européen. Nous avons, par exemple, beaucoup débattu des eurobonds, car le fait de les accepter posait un problème d'identité constitutionnelle à la Cour de Karlsruhe. Cet effet préventif est, à mon avis, le plus grand des problèmes. Quoi qu'il en soit, il faut bien distinguer ces deux effets.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 40.