- Mardi 7 décembre 2021
- Mercredi 8 décembre 2021
- Jeudi 9 décembre 2021
- Politique étrangère et de défense - La réponse européenne au développement de la puissance chinoise - Communication
- Éducation - Liberté académique en Europe - Communication, proposition de résolution européenne et avis politique
- Agriculture et pêche - Audition de Mme Annick Girardin, ministre de la mer
Mardi 7 décembre 2021
- Présidence de MM. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de François-Noël Buffet, président de la commission des lois -
La réunion est ouverte à 14 heures.
Justice et affaires intérieures - Audition de M. Didier Reynders, commissaire européen à la justice
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Monsieur le commissaire, nous sommes heureux de vous accueillir pour vous permettre de nous présenter les projets que vous portez au nom de la Commission européenne, d'autant que la France s'apprête à prendre la présidence du Conseil de l'Union européenne.
Certains de ses principes sont contestés par des États membres ; aussi, vous nous indiquerez comment la Commission entend réagir.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le commissaire, nous sommes très heureux de vous recevoir aujourd'hui. Vous avez en charge la justice et la protection des consommateurs, ce qui vous place à double titre au coeur du projet européen, fondé à la fois sur le partage de valeurs communes et sur le marché unique.
Sur le volet des valeurs communes, vous avez reçu la mission délicate de garantir la défense de l'État de droit, alors même que la pandémie oblige à de nombreuses restrictions de libertés et que certains États membres prennent leurs distances avec les principes d'indépendance de la justice ou de pluralisme des médias.
En juillet dernier, dans son second rapport sur l'État de droit, la Commission n'a pu que constater l'aggravation de la situation, malgré les condamnations de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE).
Notre commission des affaires européennes a adopté au printemps dernier un rapport sur ce sujet : elle y constate que l'Union européenne semble malheureusement bien démunie face à ces dérives et se heurte à l'inefficacité des mécanismes de suivi et de sanction prévus par les traités.
Les condamnations sous astreinte prononcées par la Cour ne suffisent apparemment pas à infléchir le cours des choses. En octobre, le tribunal constitutionnel polonais a même été jusqu'à écarter l'application de certains articles des traités européens jugés contraires à la Constitution polonaise. Pensez-vous qu'avec le nouveau mécanisme de conditionnalité « État de droit » qui a été mis en place lors de l'adoption du plan de relance européen - le président Larcher et moi-même avons évoqué ce sujet avec la présidente von der Leyen lors de notre entrevue la semaine dernière -, et devrait bientôt être consolidé par une décision de la CJUE, l'Union s'est enfin dotée d'un outil qui pourrait changer la donne ?
Nous aimerions aussi vous interroger sur le Parquet européen, dont le Sénat a activement accompagné la mise en place. Alors qu'il fonctionne depuis à peine six mois, est-il possible d'en tirer un premier bilan ? Certains projettent déjà d'étendre ses compétences aux infractions environnementales les plus graves, et non plus au terrorisme transfrontière, comme envisagé. Ce projet nous inquiète, car il nous semble précipité : pouvez-vous nous en dire plus ?
Nous serions aussi intéressés de vous entendre sur plusieurs autres sujets : la mise en place du devoir de vigilance pour des entreprises, la perspective d'un possible code européen des affaires pour simplifier les règles du jeu pour les entreprises actives sur notre continent, les défis du numérique, qu'il s'agisse de l'application effective du règlement général sur la protection des données (RGPD), de la protection des consommateurs en ligne prévue par l'acte sur les services numériques - le Digital Services Act (DSA) -, ou encore de la régulation éthique de l'intelligence artificielle.
Nous espérons enfin que vous pourrez évoquer devant nous l'avancement des propositions législatives en cours - sécurité des produits, commercialisation à distance de services financiers, etc. -, mais aussi le contenu et le calendrier des prochaines initiatives législatives de la Commission, notamment en matière de liberté des médias, de transmission des procédures pénales entre États membres, ou de reconnaissance de la parentalité entre les États membres.
M. Didier Reynders, commissaire européen à la justice. - Je suis heureux de pouvoir échanger avec vous sur les thèmes prioritaires du portefeuille dont j'ai la charge au sein de la Commission européenne : le respect de l'État de droit ; la numérisation dans le domaine de la justice ; la protection des données ; le certificat covid numérique européen.
Quelques mots sur l'État de droit.
L'Union européenne est avant tout une communauté de valeurs fondamentales, en particulier le respect de l'État de droit, qui est inscrit à l'article 2 de son traité et que nous avons cru acquis. Au cours des dernières années, malheureusement, il est apparu que ce n'était pas le cas dans certains États membres, et cela s'est même aggravé. En réaction, nous avons développé un certain nombre d'instruments, alors que nous avions sans doute trop longtemps été préoccupés par la convergence économique et sociale, la mise en place du semestre européen et le suivi budgétaire.
Premier instrument : le rapport annuel sur l'État de droit, publié pour la première fois le 30 septembre 2020, sa deuxième édition l'ayant été le 20 juillet dernier. Nous attendons des réponses des États membres sur les remarques qui y sont formulées, sur certains projets de réformes, l'objectif étant d'améliorer la situation de l'État de droit dans l'Union, à tout le moins d'éviter toute régression. Mes services, avec d'autres, préparent la troisième édition du rapport, qui sera publiée en juillet prochain.
Ce rapport se veut avant tout préventif : il vise essentiellement à éviter que des difficultés n'émergent et ne s'aggravent, et à installer une culture de l'État de droit. Cette évaluation se base sur une multitude de consultations. Nous en débattons avec les ministres au sein du Conseil Affaires générales, au sein du Conseil Justice, au Parlement européen, mais il est important que les États membres et leurs assemblées parlementaires se saisissent également de ce sujet, précisément pour développer une culture de l'État de droit. D'ailleurs, une large majorité d'entre eux, sur la base de nos observations, ont à coeur d'engager des réformes pour améliorer la situation.
En tant que gardienne des traités, la Commission doit parfois se montrer plus coercitive, notamment en lançant des procédures d'infraction contre des États membres pour protéger un certain nombre de principes, en particulier l'indépendance de la justice, qui conditionne le respect des valeurs inscrites à l'article 2 et la protection de la démocratie et des droits fondamentaux.
Ainsi, la Commission a lancé un certain nombre de procédures contre la Pologne au regard du respect de l'indépendance de la justice. De fait, ce pays n'a pas pleinement mis en oeuvre les récentes décisions de la CJUE en la matière, même si l'on note des évolutions, notamment en ce qui concerne la retraite des magistrats polonais. Nous avons d'ailleurs demandé à la CJUE d'infliger des sanctions financières à la Pologne pour assurer le respect d'une ordonnance de référé relative au régime disciplinaire applicable aux juges. Ainsi, le 27 octobre dernier, la CJUE a infligé à la Pologne 1 million d'euros d'astreinte journalière tant que cette ordonnance du 14 juillet 2021 ne sera pas pleinement exécutée.
La CJUE nous a donné à plusieurs reprises raison dans ces différents recours.
Autre voie d'action, lorsque les atteintes à l'État de droit prennent de l'importance : saisir le Conseil. La précédente Commission avait engagé une procédure au titre de l'article 7 du traité à l'encontre de la Pologne, et le Parlement européen a fait de même en 2018 à l'encontre de la Hongrie. Ces deux procédures sont en cours et contribuent à maintenir la pression politique sur ces États membres. Je crois qu'il est dans les intentions de la présidence française de poursuivre cette démarche.
Dernier outil en date dont dispose la Commission : le règlement sur la conditionnalité « État de droit », qui est entré en vigueur le 1er janvier 2021. Ce règlement vise de possibles violations de l'État de droit, mais aussi des violations portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne. Nous sommes en train d'identifier les cas litigieux, et nous avons ainsi demandé des clarifications à la Hongrie sur des réformes en matière de lutte contre la corruption et à la Pologne sur l'indépendance de sa justice. Les informations recueillies détermineront les suites que donnera le Conseil aux procédures engagées. Au préalable, il importe de connaître la décision définitive de la CJUE sur le recours introduit par la Hongrie et la Pologne à l'encontre du règlement : l'avocat général vient de se prononcer pour son rejet.
Nous avons fixé des lignes directrices pour garantir une application équitable et objective de ce mécanisme à tous les États membres et pour protéger les citoyens bénéficiaires ultimes. Par exemple, si le versement de fonds devait être suspendu, il ne faudrait pas pénaliser les agriculteurs bénéficiaires d'un certain nombre de subventions agricoles ou des associations chargées de promouvoir l'État de droit.
Nous avons également déployé d'autres instruments pour protéger l'État de droit dans l'Union. Dans le cadre du semestre européen, cycle annuel d'alignement des politiques économiques et budgétaires, la Commission a formulé plusieurs recommandations par pays, devenues recommandations du Conseil, sur les réformes conduites par certains États membres, en particulier dans le domaine de la justice.
La protection de l'État de droit passe aussi par les plans nationaux de reprise et de résilience, d'un montant compris entre 670 et 700 milliards d'euros, selon le mode de calcul retenu. Nous demandons aux États membres de consacrer 30 % de leurs investissements à la transition écologique, dans le cadre du Pacte Vert ou Green Deal, 20 % au moins à la transition numérique, mais aussi de mettre en oeuvre les réformes spécifiques qui ont été recommandées à chaque État dans le cadre du semestre européen.
Ce traitement est parfaitement équitable puisque la plupart des plans prévoient des conditions très strictes. Par exemple, l'Italie est en train de mener un vaste chantier de réformes dans le domaine de la justice selon des conditions fixées dans le plan.
Une large part du rapport annuel est consacrée à la pandémie. Nous sommes conscients que des mesures nécessaires et urgentes s'imposaient au début de la crise, mais nous souhaitons qu'un contrôle tant parlementaire que judiciaire s'impose sur les décisions prises, qui devaient être limitées dans le temps, nécessaires et proportionnelles à l'objectif recherché.
Toutefois, la pandémie a mis à mal la résilience de nos systèmes judiciaires : certains citoyens ont été empêchés d'exercer leurs droits et des retards ont été constatés, ce qui nous a conduits à accélérer la numérisation de la justice. Un effort important a été mené afin que le numérique rende la justice plus accessible, plus efficace et plus résiliente face aux crises futures. Je salue à cet égard le programme ambitieux de transformation numérique de la justice, mené par le gouvernement français. C'est l'une des priorités de la Commission européenne, et je me réjouis que plusieurs États membres prennent la même direction.
Sur mon initiative, la Commission a adopté un paquet législatif ambitieux visant à moderniser l'espace de liberté, de sécurité et de justice de l'Union européenne.
Nous entendons introduire le canal numérique comme moyen de communication privilégié entre les entreprises, les citoyens et les autorités compétentes, dans le domaine des procédures civiles, commerciales et pénales transfrontalières.
Nous souhaitons également faciliter l'échange d'informations en matière de lutte contre le terrorisme, notamment entre les États membres et Eurojust, l'agence située aux Pays-Bas facilitant les coopérations transfrontalières. Les équipes communes d'enquête, à l'instar de celle qui a été créée entre la France et la Belgique après les attentats du 13 novembre 2015, constituent un autre outil efficace.
Notre proposition législative vise à créer une plateforme de collaboration informatique sécurisée facilitant les échanges entre les États membres, qui doivent également développer leurs propres outils législatifs dans ce domaine. Je compte sur la présidence française à partir du 1er janvier 2022 pour progresser rapidement sur ces questions.
Monsieur le président, vous avez évoqué le sujet de la protection des données, consacré par une charte au sein du RGPD. Ce règlement et la directive relative à la protection des données en matière de police et de justice offrent une protection effective. Trois ans après son entrée en vigueur, la mise en oeuvre de ce règlement est un succès : il a permis aux personnes concernées d'accéder au contrôle de leurs données et de faire valoir leurs droits auprès des autorités nationales compétentes, telles que la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) en France.
Le règlement a fait montre de sa capacité d'adaptation face à la situation exceptionnelle née de l'épidémie de covid-19. Pas moins de 740 millions de certificats européens, qui constituent désormais un standard mondial, ont été émis. Nous sommes en lien avec cinquante-deux États sur les cinq continents, de la Nouvelle-Zélande au Togo, en passant par le Salvador.
Notre priorité consiste à développer un cadre juridique harmonieux pour l'application du RGPD. Le dialogue avec les États membres doit être poursuivi. Toutefois, nous sommes parfois contraints d'introduire des recours en manquement devant la CJUE. Nous avons ainsi agi contre une législation visant la protection des données en Pologne et en Hongrie, mais aussi contre l'indépendance insuffisante accordée à l'autorité belge de protection des données. Nous intervenons partout à travers l'Union européenne.
À cet égard, il est primordial que les autorités nationales utilisent pleinement les pouvoirs qui leur ont été conférés par le règlement général. Les amendes infligées à WhatsApp et Amazon, pour un montant d'un milliard d'euros, sont emblématiques. Toutefois, des améliorations sont toujours possibles, comme nous l'avions déjà signalé dans le rapport d'évaluation du règlement général, publié en juin 2020.
Nous devons également veiller à la diffusion et à l'application de la protection des données dans l'ensemble des politiques de l'Union européenne. Cela concerne notamment la régulation de l'intelligence artificielle et la valorisation de l'usage des données. Nous vérifions ainsi dans quelles conditions les données peuvent être échangées avec le Japon, notre premier partenaire en la matière, le Royaume-Uni après le Brexit, ou encore avec la Corée du Sud. En outre, nous travaillons à la rédaction d'une nouvelle décision d'adéquation avec les États-Unis, car le Privacy Shield a été invalidé par la CJUE.
Pour ce qui concerne le certificat covid-UE, nous avons déposé une nouvelle proposition visant à faciliter la libre circulation au sein de l'Union européenne, laquelle tient compte de l'accélération de la vaccination depuis la dernière mise à jour des règles de voyage avant l'été. Nous souhaitons que le rappel de vaccination - la troisième dose - puisse être administré entre six et neuf mois à l'ensemble des citoyens ; à défaut, le certificat ne sera plus valide. Cette mesure entrerait en vigueur le 1er février. Nous ne sommes pas sortis de la pandémie et les mesures de protection telles que la vaccination et le respect des gestes barrières doivent être maintenues. Les vaccins ne sauraient tout résoudre à eux seuls, même s'ils sont l'arme la plus utile dans la lutte contre la covid-19. Le certificat se fondera sur la situation individuelle de chaque personne. Si la situation devait s'aggraver, des mesures complémentaires pourraient être prises.
La libre circulation des personnes, qui représente un droit fondamental, suppose de coordonner les règles applicables aux voyages entre les États membres. Bien sûr, les gouvernements peuvent prendre des décisions spécifiques en fonction de la situation de chaque pays.
Par ailleurs, nous nous réjouissons de la création du Parquet européen le 1er juin dernier, lequel fonctionne déjà de manière très efficace : tous les procureurs délégués ont été désignés, et pas moins de 350 dossiers d'enquête ont été ouverts, ce qui pourrait aboutir au recouvrement de 4,5 milliards d'euros, mais nous devons être prudents et vérifier les sommes disponibles à l'issue des procédures. Je ne suis pas opposé à l'extension des compétences du Parquet européen, notamment en matière de terrorisme ou d'atteintes à l'environnement. Cependant, une évaluation de son efficacité est nécessaire au préalable.
Pour revenir au sujet de l'État de droit, nous sommes inquiets quant aux décisions du tribunal constitutionnel polonais, dont l'indépendance avait déjà fait l'objet de la procédure de l'article 7 du traité pour manquement à l'État de droit. Nous comptons en outre introduire des recours devant la CJUE, au regard de la primauté du droit européen sur la législation nationale et du caractère contraignant des décisions de la Cour, qui dispose d'une compétence exclusive d'interprétation du droit européen. Nous avions déjà réagi à des décisions des cours constitutionnelles allemande et roumaine, mais, en Pologne, la justice souffre d'un manque d'indépendance. C'est là une différence fondamentale.
Comme vous le savez, Thierry Breton et moi-même avons engagé l'initiative relative au devoir de vigilance des entreprises multinationales, en matière de protection de l'environnement et de respect des droits humains. J'espère que nous pourrons présenter cette proposition, qui fait écho aux développements de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) en France, lors du premier conseil de l'Union européenne consacré à la compétitivité, au mois de février 2022. Sont également prévus une révision de la directive relative au crédit à la consommation, ainsi que le passage à un règlement pour la sécurité des produits. Nous entendons apporter une meilleure information aux consommateurs en matière d'obsolescence programmée ou de droit à la réparation des produits.
Enfin, le rapport relatif à l'État de droit fait mention de la crise que traversent les médias, qui souffrent d'une atteinte à leur liberté et à leur indépendance. De nombreux journalistes souffrent de pressions - comme les associations ou les représentants de la société civile d'ailleurs - et la pluralité des médias est remise en cause. Nous proposerons l'année prochaine un acte législatif visant à répondre à ces problèmes.
M. Jean-Yves Leconte. - Dans votre rapport spécifique à la France, vous dénoncez l'adoption de procédures accélérées pour le vote de lois sensibles au Parlement. Cette mention nous va droit au coeur.
Le concept de l'État de droit est en constante évolution. Il ne saurait se résumer au seul respect du droit européen ; celui-ci constitue toutefois un préalable nécessaire. À cet égard, les contestations des décisions de la CJUE, notamment en Pologne, sont préoccupantes. Par ailleurs, comment percevez-vous le débat autour du bouclier constitutionnel en France ?
Vous avez évoqué la procédure de l'article 7 du traité pour manquement à l'État de droit. Toutefois, même lorsque la procédure est engagée, un accord politique au sein du Conseil est quasiment impossible à obtenir pour voter des sanctions, sinon au prix de marchandages sur d'autres sujets. Dans ces conditions, comment analysez-vous l'efficacité de l'article 7 ?
Des outils sont-ils à votre disposition pour suivre le respect de l'État de droit et l'utilisation des subventions accordées par l'Union européenne à des partenaires étrangers ?
Enfin, je tiens à souligner que, s'ils sont identiques sur la forme, les certificats covid-UE ne sont pas respectés d'un pays à l'autre, compte tenu des exigences divergentes en matière de vaccination. Les Européens se rendent compte de l'imperfection de la situation.
M. Philippe Bonnecarrère. - Sur quels fondements la Commission européenne s'occupe-t-elle de la question de la numérisation de la justice ? Quelle plus-value pourrait-elle apporter sur ce point par rapport aux actions possibles au niveau national ?
Par ailleurs, j'ai cru vous entendre dire que la primauté du droit européen s'appliquait également aux questions constitutionnelles. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Plusieurs signaux de tension s'observent au sein de l'Union européenne. Ainsi, dix pays ont écrit à la présidente de la Commission européenne pour solliciter le financement par l'Europe de la construction de murs à leurs frontières, ce qui est manifestement contraire au droit européen. Nous croulons en outre en France, dans la précampagne présidentielle, sous les propositions de bouclier constitutionnel. L'arrêt de la CJUE sur le temps de travail des militaires a constitué par ailleurs une véritable déflagration dans le ciel politique français. N'y aurait-il pas une forme de régulation ou de dialogue à inventer entre le système judiciaire européen et les opinions publiques nationales, ou à tout le moins les parlements nationaux - qui ont le sentiment d'être dépossédés d'une partie de leurs attributions par le fait que les juges créent de la norme ?
Si l'État de droit me paraît solide en Europe, je crains pour l'Europe elle-même au vu de toutes ces tensions, dont je redoute qu'elles ne s'exaspèrent.
M. Didier Marie. - Les dérogations aux règles européennes du droit d'asile proposées par la Commission européenne le 1er décembre aux frontières de la Pologne, de la Lituanie et de la Lettonie ne sont-elles pas à la limite du respect de l'État de droit tel qu'il a été établi par les traités ? Elles comprennent en effet une extension des délais d'enregistrement des demandes d'asile - de trois à quatre semaines -, la possibilité de traiter toutes les demandes d'asile, y compris la phase de recours, dans un délai maximal de seize semaines, la possibilité pour les États concernés de créer des campements ou des hébergements temporaires ainsi que l'utilisation de procédures nationales simplifiées pour accélérer le retour des migrants déboutés de l'asile.
Par ailleurs, pourquoi la Commission européenne tarde-t-elle à présenter un projet de directive sur le devoir de vigilance des entreprises multinationales ? En effet, alors que le projet de directive sur ce sujet a été reporté à février ou mars 2022, le programme de travail de la Commission pour 2022 ne semble pas en faire mention. Y a-t-il des divergences au sein de la Commission sur ce sujet ? Le niveau de responsabilité attendu de la part des entreprises ou le niveau de sanction prévu posent-t-ils question ? Pourriez-vous vous engager sur un calendrier prévisionnel permettant l'examen de cette proposition de directive dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne ?
M. Didier Reynders. - La définition de la notion d'État de droit que nous avons employée dans le rapport sur l'État du droit dans l'Union a pour références l'article 2 du traité sur l'Union européenne, l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux sur le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, ainsi que la jurisprudence de la CJUE et de la Cour européenne des droits de l'Homme, et plusieurs décisions du Conseil de l'Europe. Nous demandons en outre aux États membres de consulter la commission de Venise pour qu'elle s'assure du respect des standards européens dans leurs projets de réforme importants.
Si, en Pologne, c'est l'indépendance de la justice qui est en cause de manière systémique, les débats sur la primauté du droit européen sur les droits nationaux qui s'ouvrent dans d'autres situations portent plutôt sur certaines décisions d'institutions - par exemple, la Banque centrale européenne (BCE) dans le cadre de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe. Nous n'en sommes pas moins très attentifs à cette question.
Nous avons rappelé à plusieurs reprises cette primauté du droit européen, qui vaut aussi - j'y insiste - à l'égard des constitutions nationales. De même, le caractère contraignant des décisions de la Cour de justice s'impose aux autorités nationales, y compris les cours et tribunaux, cours suprêmes et cours constitutionnelles. S'il en allait autrement, nous travaillerions « à la carte » et pourrions à tout moment décider de nous éloigner de telle ou telle politique européenne, ce qui contreviendrait au principe de l'application uniforme du droit de l'Union européenne sur l'ensemble du territoire européen ainsi qu'au principe de confiance entre les États membres.
Nous réagissons aux décisions prises par les autorités nationales, moins aux propos tenus par les candidats aux élections. Néanmoins, chaque fois que l'on envisage de mettre de côté le droit européen ou la jurisprudence de la Cour de justice, nous nous inquiétons. Chaque fois que cela s'est traduit dans une décision, nous avons réagi. Dans le cas allemand, la procédure est désormais terminée. À la suite de la mise en demeure que nous avons envoyée au gouvernement allemand, ce dernier s'est engagé clairement à respecter la primauté du droit européen. De plus, la décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe n'a eu aucun impact sur la politique monétaire de la BCE ou de la Bundesbank. Nous restons toutefois vigilants.
Les tensions que vous avez évoquées sont effectivement préoccupantes. Comme l'a souligné la présidente de la Commission européenne, le rôle de la Commission n'est pas de construire des murs, mais des ponts. Nous sommes désireux néanmoins de protéger les frontières extérieures de l'Union. Nous avons d'ailleurs proposé que des agences européennes comme Frontex participent à des démarches en ce sens et soutenu le déploiement d'équipements numériques.
Pour réguler la situation à l'avenir, je crois plutôt au dialogue. Je me suis ainsi rendu à Budapest et à Varsovie dans le cadre de nos dialogues avec les États membres concernés. Les parlements nationaux doivent aussi échanger entre eux et avec le Parlement européen. Je propose également que les cours organisent ce même dialogue. Des contacts sont déjà noués entre les cours suprêmes et constitutionnelles et les deux cours de Luxembourg et de Strasbourg. En outre, à l'occasion de la présidence française de l'Union européenne, le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d'État organiseront des réunions entre les présidents des juridictions les plus élevées des différents États membres.
Ce dialogue est important pour évoquer les modalités de traitement des questions préjudicielles par la Cour de justice et sa compréhension des questions qui lui sont soumises. Nous continuerons par ailleurs à tenter de faire respecter nos principes fondamentaux, dans la ligne du rôle de la Commission, gardienne des traités.
Nous sommes attachés à ce que la mise en oeuvre de l'article 7 se poursuive à travers les deux procédures en cours concernant la Hongrie et la Pologne, car cela constitue une forte pression politique. Il est néanmoins difficile d'atteindre une majorité des quatre cinquièmes pour décider d'un risque de violation de l'État de droit, et plus encore d'obtenir l'unanimité pour décider de la suspension des droits de vote des deux membres concernés. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la conditionnalité portant sur les outils financiers de l'Union a pu être mise en place, car elle requiert une majorité qualifiée au Conseil de l'Union européenne. Il s'agira donc d'une solution plus simple à mettre en oeuvre. De plus, la pression budgétaire et financière a toujours un impact sur les comportements.
Nous travaillons beaucoup sur la question des subventions étrangères, à travers notamment des outils comme l'Office européen de la lutte antifraude (OLAF). En outre, le Parquet européen conclura de plus en plus d'accords avec des pays tiers pour suivre la gestion des programmes financiers. Il est vrai toutefois que les moyens d'action varient selon que l'on se trouve en dehors ou à l'intérieur de l'Union.
Les États membres ont été soucieux de bénéficier de financements dans le cadre de la numérisation des services publics en général, et de la justice en particulier. D'après les dernières évaluations, 1,6 milliard d'euros sont prévus dans les plans nationaux sur cette question. Nous déployons en outre des formations, visant à former les praticiens du droit au droit européen et aux nouveaux outils technologiques, et mettons en place des outils transfrontaliers comme e-Justice Communication via Online Data Exchange (e-CODEX). De plus, trois propositions législatives tendant à renforcer les échanges dans ce domaine seront soumises au Parlement européen et au Conseil de l'Union européenne. De manière générale, nous devons développer la numérisation sur le plan national comme à l'échelle européenne, à travers des plateformes ou via de nouveaux investissements.
S'agissant du devoir de vigilance des entreprises, il existe très peu de textes en Europe. Nous proposons une initiative horizontale couvrant l'ensemble des secteurs sur l'ensemble du continent. Un important travail de sensibilisation est requis pour convaincre tous les États membres d'aller dans cette voie. Les études d'impact que nous avons menées ont entraîné effectivement un certain retard dans l'élaboration du projet de directive. Nous essayons d'être prêts pour le premier Conseil « compétitivité » de la présidence française, la proposition devant être adoptée par la Commission en février 2022.
Il existe évidemment des points de vue différents sur ce sujet. L'essentiel est de parvenir à une solution ambitieuse sur la capacité des entreprises à prendre en compte les risques que nous connaissons pour l'environnement et les droits humains. Cette initiative doit d'ailleurs rester concomitante de celle de Nicolas Schmit portant sur le travail décent.
Dans le cadre de la proposition de la Commission d'utiliser le paragraphe 3 de l'article 78 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne concernant les possibilités de dérogation aux dispositifs existants en matière d'asile, nous avons bien rappelé que le droit d'asile était garanti, qu'il n'y aurait pas de refoulement et que la Charte des droits fondamentaux devait être respectée.
Je rappelle toutefois qu'il ne s'agit pas d'une crise migratoire classique, mais d'un trafic d'êtres humains organisé par un dictateur pour faire pression sur l'Union européenne, en réponse aux sanctions que nous avons imposées au régime de Minsk. La Commission s'est efforcée de stopper ce flux, en menaçant notamment les compagnies aériennes qui y participaient de ne plus pouvoir opérer sur le territoire de l'Union. Nous continuerons à oeuvrer en ce sens, tout en restant vigilants sur la situation des personnes victimes de ce trafic. Il faut s'assurer notamment de garder un accès ouvert aux frontières, notamment de la Pologne, aux organisations humanitaires et aux journalistes.
Mme Gisèle Jourda. - Je souhaite évoquer le partenariat oriental et les contrats d'association souscrits avec la Géorgie, la Moldavie et l'Ukraine, qui souhaitaient entrer dans l'Union, mais dont l'adhésion n'a pas été jugée prioritaire.
Pour m'être rendue dans certains pays du Partenariat oriental, au nom de la commission des affaires européennes, je puis dire que, en règle générale, les normes relatives à l'État de droit requises par les contrats d'association sont respectées. Cependant, force est de constater que les réformes de la justice s'y traduisent par des régressions démocratiques - je pense notamment à la Géorgie.
Quand on voit comment la Chine ou la Russie ont repris pied dans la région, jusqu'à compromettre le poids de la puissance européenne, il faut plus que jamais que nous soignions la politique de voisinage, essentielle pour nos équilibres géostratégiques.
Au sein de la commission des affaires européennes, je suis également chargée, avec mes collègues Pascal Allizard et André Gattolin, de suivre les relations avec la Chine. Après un premier rapport sur les nouvelles routes de la soie, il y a quatre ans, nous avons, en septembre dernier, rendu un rapport sur la puissance chinoise en Europe, parce qu'il nous semblait important de faire le point. Si notre premier rapport avait reçu un accueil très silencieux de l'Europe, le second a bénéficié d'une plus large audience, ce dont nous sommes satisfaits.
Ce dernier s'articule autour de quatre axes : comment faire face aux moyens mis en oeuvre par la Chine pour déployer sa puissance en Europe ? Comment réagir à l'avance technologique prise par ce pays ? Comment trouver le chemin d'une relation commerciale équitable avec lui ? Enfin, comment définir une stratégie géopolitique répondant aux enjeux du XXIè siècle chinois ?
Dans le monde actuel, instable et dangereux, l'Union européenne voit la Chine multiplier les marqueurs de puissance, au point de devenir probablement plus vite qu'escompté la prochaine puissance mondiale. Dans le même temps, elle assiste à la poursuite de la politique égoïste américaine, plus soucieuse de l'America First que de la stabilité mondiale. L'Union européenne doit s'affirmer comme la puissance stratégique et stabilisatrice qu'elle doit être. Pour cela, elle doit notamment développer son régime de sanctions politiques et économiques et envisager cet outil de puissance géo-économique sous toutes ses facettes : les sanctions, le droit extraterritorial européen, le contrôle des exportations, notamment pour ce qui concerne les technologies de rupture, la lutte contre la corruption et le contrôle des investissements.
Monsieur le commissaire, vous avez récemment donné à la justice européenne une dimension d'autorité et d'efficacité, attendue depuis de nombreuses années, par votre fermeté envers la Pologne. Que pensez-vous du développement des sanctions politiques et économiques que je viens d'évoquer pour servir la puissance géo-économique européenne ?
Mme Marta de Cidrac. - Je suis très heureuse que cette audition ait lieu aujourd'hui, parce qu'il se trouve que le groupe d'amitié France-Balkans occidentaux, que je préside, a reçu ce matin Mme Majlinda Bregu, secrétaire générale du Conseil de coopération régionale pour les Balkans, lequel a tenu sa conférence annuelle hier à Paris. L'État de droit fait bien évidemment partie des sujets qui ont été évoqués à l'occasion de la conférence.
Vous avez parlé de votre préférence pour les ponts plutôt que pour les murs. Je partage pleinement cette idée.
Comment la Commission européenne travaille-t-elle avec le Conseil de coopération régionale pour les Balkans ? Quel est votre regard sur l'élargissement aux pays de cette zone ? Au sein de la commission des affaires européennes, Didier Marie et moi-même avons reçu pour mission d'organiser un certain nombre d'auditions sur ce sujet.
M. André Gattolin. - Monsieur le commissaire, c'est toujours pour moi un très grand bonheur d'écouter vos réponses limpides et précises.
Je veux souligner la pertinence de votre réflexion concernant la Biélorussie. Lorsque voilà trois mois j'ai dit au Conseil de l'Europe qu'il fallait vraisemblablement créer un crime de « traite humaine de masse », on m'a regardé un peu de travers...
Je veux revenir sur la gestion de l'État de droit en Europe, dont on sent bien que ce n'est pas la base fondamentale de l'adhésion européenne. L'Union européenne s'appuie beaucoup sur les institutions du Conseil de l'Europe, sur la Commission de Venise et sur la Cour européenne des droits de l'homme.
Je me suis beaucoup préoccupé du respect d'un droit à mon sens fondamental : celui de la liberté académique. L'Europe s'est aussi construite autour de ses universités, de leur autonomie, de la liberté de recherche et de la liberté de pensée. Or, en ce domaine, on a l'impression que les instruments juridiques dont dispose l'Union sont assez faibles. Au-delà de l'article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, on a beaucoup de mal, comme je le disais encore hier au parlementaire européen Christian Heller, à faire entrer cette notion dans les textes et traités.
Or, quand il a fallu juger de la fermeture de l'université d'Europe centrale en Hongrie, la CJUE a dû recourir à un succédané d'accord du GATT, quand le Conseil de l'Europe, dans sa gêne, a évoqué un simple avatar de la liberté d'expression, alors qu'il s'agit de bien autre chose.
Je déposerai très prochainement, devant la commission des affaires européennes, une proposition de résolution pour une véritable reconnaissance et mise en oeuvre de la liberté académique au niveau européen. Si l'Europe, à travers le plan Horizon Europe, a le premier plan de financement public de la recherche au monde, il a fallu livrer une bataille incroyable pour faire entrer, dans le règlement, la notion de « liberté académique ». Il y va de la protection de nos valeurs européennes et de la nature de la construction démocratique que nous voulons.
M. Didier Reynders. - Notre travail sur l'État de droit à travers le rapport annuel, vise bien entendu à vérifier la situation dans les 27 États membres. Il vise aussi à asseoir notre crédibilité lorsque nous débattons, en dehors du territoire de l'Union, de l'État de droit, de la démocratie, des droits fondamentaux.
J'ai récemment participé à la « Nuit du droit » au Conseil constitutionnel, aux côtés de la candidate à l'élection présidentielle en Biélorussie et du Dr. Mukwege, prix Nobel de la paix qui répare les femmes dans l'est du Congo. Je devais moi-même évoquer l'État de droit dans l'Union. Bien évidemment, par comparaison, le premier réflexe pourrait être de dire que tout va très bien chez nous ! Cependant, nous devons demeurer vigilants sur le respect de l'État de droit. Si les « pères fondateurs de l'Union européenne » avaient déjà conçu la construction européenne autour des valeurs, nous avons fort probablement trop souvent considéré que c'était un acquis, que les régressions n'étaient pas possibles et qu'un État qui entrait dans l'Union respectait ces valeurs. Or on a malheureusement vu, ces dernières années, que la régression était tout à fait possible.
J'étais vendredi dernier encore à Ljubljana avec les ministres de la justice des six pays candidats des Balkans. Il est évident que nous disposons, dans notre stratégie relative à ces pays, de toute une série d'instruments : investissements, travaux avec un certain nombre d'organes chargés de suivre la situation... Quoi qu'il en soit, l'État de droit sera déterminant dans les discussions avec ces pays : nous voulons être certains que, si un jour ces pays entrent dans l'Union, ce soit avec un niveau de respect des valeurs fondatrices de l'Union européenne comparable à celui qui est demandé aux États membres. Nous ne voulons pas avoir à remettre en place des mécanismes comme le mécanisme de coopération et de vérification (CVM) pour la Bulgarie et la Roumanie, ou à connaître de nouveaux retours en arrière.
Comme je l'ai expliqué, les réformes en matière de justice sont des éléments importants. Concernant le Partenariat oriental, un certain nombre d'États, comme la Géorgie ou la Moldavie, ont engagé des réformes encourageantes. Ils doivent les poursuivre et les mettre en oeuvre effectivement pour se rapprocher des standards européens. Nous devons entreprendre la même démarche dans le cadre de la politique de voisinage. Je ne dirai pas que nous avons la même démarche à l'égard de la Chine, mais, j'y insiste, si l'on veut être crédible dans les débats sur la démocratie, les droits de l'Homme et l'État de droit à travers le monde, nous devons d'abord démontrer que nous faisons le travail « à la maison ». Cela ne nous empêche pas de prendre un certain nombre de mesures concrètes relatives à la Chine ou de mener notre propre réflexion sur la place de l'Europe dans le monde.
En matière commerciale, lorsque la commissaire Cecilia Malmström était chargée de cette matière, nous avions mis en place des outils de protection contre des investissements dans des secteurs stratégiques. Cela explique le débat important que nous avons eu avec nos collègues américains sur certains investissements chinois, notamment sur la 5G : en effet, peut-on accepter des investissements dans nos secteurs stratégiques sans vérification, sans protection ?
Vous savez que des sanctions politiques ont déjà été décidées à l'égard de certains responsables russes, dans l'affaire Navalny, mais aussi à l'égard de responsables chinois, s'agissant du travail forcé des Ouïghours au Xinjiang. Ces dernières ont provoqué des sanctions en retour, y compris à l'égard de parlementaires en Europe, lesquelles bloquent d'ailleurs la discussion sur le projet d'accord euro-chinois sur les investissements. On ne peut donc pas dire que nous ne réagissons pas, mais la spécificité européenne consiste à essayer de passer par la voie du dialogue, avec, de temps en temps, des réactions qui doivent être plus fortes.
Nous venons de débattre, au sein de la Commission, sur la façon, pour l'Union européenne, d'être présente dans le monde. Nous essayons très souvent de faire en sorte que les actions de l'Europe et celles des États membres soient regroupées - c'est ce que l'on appelle la « Team Europe », l'équipe européenne. Cependant, à certains endroits du monde, des drapeaux nationaux passent parfois devant le drapeau européen, et nos entreprises sont parfois en compétition sur les marchés internationaux.
Au début de la pandémie, nous nous sommes rendus à Addis-Abeba pour rencontrer la Commission de l'Union africaine. Je peux vous dire que l'Union européenne investit beaucoup plus que la Chine en Afrique, en particulier dans cette partie de l'Afrique. Or, s'il y avait des publicités sur les investissements chinois un peu partout dans la ville, la visibilité européenne était beaucoup moins forte... Il y a peut-être là une réflexion à avoir. Ma collègue Jutta Urpilainen travaille beaucoup sur ce volet du développement.
De temps en temps, nous parvenons à collaborer avec les Chinois. Dans le dernier dialogue entre l'Union européenne et la Chine, mon département a mis en avant l'idée de la sécurité des produits et d'un plan d'action commun, parce que 70 % des produits non sûrs dans l'Union européenne viennent de l'extérieur de celle-ci. Nous avons pu avancer avec la Chine sur un plan d'action sur la sécurité des produits. Je pense que c'est lié à un effet réputationnel - si des produits ne sont pas sûrs, ils seront de plus en plus rejetés par les consommateurs -, mais peut-être aussi à l'émergence d'une classe moyenne en Chine, qui souhaite elle aussi une évolution. Au reste, il ne vous surprendra pas que la Chine ait demandé une réciprocité... Il faut prendre conscience que la relation avec ce pays a changé.
Concernant la liberté académique, je peux également citer l'exemple de la loi hongroise de protection des mineurs, que nous considérons comme discriminatoire à l'égard de la communauté LGBTIQ. La précédente Commission européenne avait déjà pu obtenir une condamnation de la Hongrie en matière notamment de liberté académique. Aux termes de la charte européenne des droits fondamentaux, pour être invoquée, la discrimination doit être caractérisée par le droit européen, et vous savez comme moi que l'Union n'a pas une grande compétence en matière d'éducation... Nous avons donc dû chercher des critères de rattachement dans les règles européennes pour poursuivre la Hongrie. Avec mon collègue Thierry Breton, nous avons considéré que nous pouvions agir sur le fondement de l'atteinte à la libre circulation des livres ainsi que du traitement réservé aux services audiovisuels. Nous pouvions dès lors introduire un avis motivé auprès de la Cour de justice.
Certaines violations créent une sorte de malaise intuitif, mais nous sommes bien obligés de constater le caractère purement national de certaines problématiques lorsque nous ne parvenons pas à les raccrocher à une compétence européenne. Ainsi, pour réagir politiquement à une régression du droit à l'avortement en Pologne, nous devons démontrer que cette réaction se fonde sur le droit européen. Même si on nous le reproche régulièrement, nous sommes tout autant attachés au respect de la primauté du droit européen et des décisions de la Cour qu'à celui des compétences spécifiques des États membres qui ne nous ont pas été transférées.
À cet égard, je comprends votre préoccupation concernant la liberté académique, mais, pour l'instant, nous sommes un peu démunis, l'éducation en tant que telle n'étant pas la première des compétences de l'Union européenne.
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Merci beaucoup, monsieur le commissaire, de vos réponses précises. Vous êtes toujours le bienvenu au Sénat.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 25.
Mercredi 8 décembre 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Numérique - Digital Services Act - Rapport, proposition de résolution européenne et avis politique
M. Jean-François Rapin, président. - Nous abordons aujourd'hui deux sujets qui sont d'importance majeure, car ils contribuent à restaurer l'autonomie stratégique de l'Union européenne dans sa dimension économique : d'une part, en matière de services numériques, d'autre part en matière d'équité concurrentielle sur le marché intérieur.
Sur le volet numérique, nous savons l'ambition affichée par la Commission européenne pour permettre à l'Union européenne d'accomplir sa transition numérique. Le commissaire Thierry Breton, que nous avons auditionné il y a un mois, et, pour plusieurs d'entre nous, rencontré jeudi dernier à Bruxelles, nous l'a confirmé : une prise de conscience de la Commission, mais aussi des États membres, a enfin lieu, concernant notre dépendance envers les Gafam et les dangers associés à leur position dominante sur le marché européen - dangers à la fois pour notre souveraineté, pour nos entreprises innovantes, pour nos données et pour nos consommateurs. Cette prise de conscience a conduit à deux propositions de règlements fin 2020 : l'une sur les marchés numériques, le Digital Markets Act (DMA), et l'autre sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA). Nous avons déjà adopté il y a deux mois une proposition de résolution sur la première.
Aujourd'hui, nos rapporteures Florence Blatrix Contat et Catherine Morin-Desailly nous en proposent une sur la seconde. Un accord a été trouvé au Conseil sur ce texte, mais il est encore en discussion au Parlement européen, qui soutient des exigences plus fermes à l'égard des plateformes.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Vous l'avez rappelé, la régulation des plateformes numériques est l'un des défis majeurs d'aujourd'hui. Ces dernières occupent une place primordiale dans les modes de consommation, l'accès à l'information et les relations sociales ; elles sont même devenues des lieux incontournables pour le débat public. Cet usage généralisé des services numériques est une source majeure de risques, avec la prolifération, sur internet, de propos haineux, de désinformation, de produits contrefaits ou dangereux et d'activités illicites.
Face à cette nouvelle situation, le cadre de responsabilité des fournisseurs de services numériques établi par la directive sur le commerce électronique de 2000, dite « e-commerce », n'est plus suffisant. Malgré des progrès technologiques considérables, les plateformes n'ont pas réussi à démontrer leur capacité et leur volonté de trouver les solutions pour affronter ces enjeux. En fait, elles ont même démontré le contraire, comme l'a mis en évidence la lanceuse d'alerte Frances Haugen, le 10 novembre dernier, lors de son audition devant notre commission, en commun avec la commission de la culture.
Nous avons longtemps déploré les atermoiements au niveau européen sur ce sujet, sur lequel Sénat demande depuis longtemps une intervention. Cependant, sous la présidence de Mme von der Leyen, la Commission européenne a fini par faire de la régulation des plateformes une de ses priorités. Le 15 décembre 2020, elle a ainsi présenté deux propositions de règlement pour revoir les règles du marché unique numérique.
Avec notre collègue Florence Blatrix Contat, nous vous avions présenté, le 7 octobre dernier, nos observations et nos recommandations sur le DMA, qui encadre les comportements anticoncurrentiels des grands acteurs du numérique. Nous allons aujourd'hui vous faire part de notre réflexion sur le DSA, qui définit les responsabilités des acteurs du numérique quant aux contenus qu'ils diffusent.
Nous avons eu maintes fois l'occasion de débattre de ces questions, qui nous préoccupent depuis longtemps, dans l'hémicycle, par exemple à propos de la loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information, couramment appelée loi « infox », en 2018, lors des débats sur la proposition de loi de la députée Laetitia Avia, en 2020, ou, plus récemment, à propos du volet numérique du projet de loi sur le respect des principes républicains.
Je me réjouis donc que ce sujet, par nature transfrontière, soit enfin traité au niveau européen. Pour imposer nos règles aux Gafam, nous avons besoin de la masse critique que représentent nos 450 millions de consommateurs.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - La proposition de DSA vise à créer un environnement en ligne plus sûr et plus responsable : elle introduit, pour les fournisseurs de services en ligne, de nouvelles obligations de modération des contenus, ainsi que des obligations de vigilance, notamment en matière de transparence. Ces obligations seront graduées en fonction de la taille et de la nature des opérateurs, suivant une approche basée sur le risque.
Concrètement, un mécanisme numérique de notification et action, harmonisé à l'échelle européenne, permettra d'engager plus facilement la responsabilité des hébergeurs. Toutefois le principe de leur responsabilité limitée, hérité de la directive « e-commerce », n'est pas remis en cause. Les activités de modération, y compris algorithmiques, feront l'objet de rapports de transparence. Des mesures spécifiques concernant la transparence en matière de publicité ciblée concerneront l'ensemble des plateformes.
En outre, les plateformes en ligne qui touchent plus de 10 % de la population européenne seront soumises à des obligations renforcées, en vue de prévenir les risques systémiques posés par l'utilisation de leurs services : auto-évaluation des risques, mesures d'atténuation, audits indépendants de leurs systèmes de gestion des risques, mais aussi large ouverture de leurs données et de leurs algorithmes aux autorités de régulation et à la communauté académique.
Ces avancées vont dans le bon sens. Cependant, après plus d'une vingtaine d'auditions, nous sommes convaincues que de nombreux points méritent d'être précisés, complétés et renforcés : vous pourrez en trouver le détail dans notre rapport.
Nous souhaitons insister aujourd'hui sur trois d'entre eux. En premier lieu, le renforcement de la lutte contre les contenus illicites et préjudiciables en ligne doit s'accompagner de garanties fortes pour préserver la liberté d'expression.
Par pragmatisme, le règlement confie en première approche aux plateformes, donc à des acteurs privés, la modération de l'énorme masse de contenus qui transitent sur leurs services. Il faut donc a minima s'assurer qu'elles mettent en oeuvre des moyens à la hauteur des enjeux, qui leur permettent d'effectuer cette modération d'une manière efficace, et qui correspondent aux objectifs du règlement. Aussi faut-il exiger que figurent dans les rapports de transparence des indications chiffrées sur les moyens humains et technologiques que les plateformes consacrent à la modération, avec une ventilation par pays et par langue.
En outre, il serait souhaitable de tenir compte des caractéristiques propres à l'espace en ligne, différent de l'espace public du monde réel, car déformé par l'amplification algorithmique. La lutte contre les propos illicites eux-mêmes devrait donc s'accompagner de mesures visant à lutter spécifiquement contre leur viralité. En d'autres termes, il faut encadrer les modalités de diffusion - ce que les Anglo-saxons appellent freedom of reach - plutôt que les contenus eux-mêmes - freedom of speech. Nous proposons donc que les plateformes puissent, par exemple, réduire la visibilité d'un contenu qui n'est pas manifestement illicite, le temps de procéder à des vérifications.
Il nous semble également crucial, face à la menace que représente la désinformation, que les risques d'atteinte au pluralisme des médias soient mieux pris en compte. Ces risques devraient être spécifiquement examinés par les grandes plateformes lors de leur examen annuel des risques systémiques. En outre, les plateformes devraient assurer une visibilité renforcée des informations émanant de sources fiables, notamment journalistiques.
Le deuxième point est la nécessité d'aller jusqu'au bout de l'approche par le risque qu'a retenue la Commission. Dans cette optique, nous recommandons que les critères d'audience soient mieux pris en compte pour déterminer le régime d'obligations des différents opérateurs. Les autorités de régulation devraient ainsi pouvoir, par exemple, soumettre à des obligations renforcées les plateformes très populaires parmi les enfants. D'une manière générale, la protection des enfants nous semble un angle mort du texte, ce qui est particulièrement dommageable lorsqu'on voit, par exemple, les ravages du harcèlement scolaire en ligne, que l'actualité nous rappelle souvent.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Le troisième point, qui est le plus structurant, est la nécessité de mieux prendre en compte le fonctionnement même des plateformes en ligne, et le modèle économique sous-jacent. Ce dernier, nous le savons, repose sur l'accumulation de très grandes masses de données, en particulier personnelles, qui sont ensuite exploitées par des algorithmes de recommandation des contenus et d'adressage de la publicité : il s'agit de maximiser le temps passé par l'utilisateur sur les plateformes et, en conséquence, les revenus de ces dernières. Ce système aboutit inévitablement à favoriser les contenus les plus clivants et les plus contestables, qui provoquent le plus de réactions, mais qui enferment aussi les utilisateurs dans des bulles de contenus. Leurs comportements, qu'ils soient commerciaux, sociaux ou politiques, s'en trouvent modifiés.
Il est donc crucial, en premier lieu, que les utilisateurs retrouvent leur autonomie dans l'espace en ligne. Cela passe par la maîtrise de leurs données. Nous rappelons à cet égard qu'une application stricte du règlement général sur la protection des données (RGPD) permettrait déjà de limiter certaines pratiques abusives en matière de ciblage. Cela n'est pas toujours le cas aujourd'hui.
Le projet de la Commission prévoit d'informer les utilisateurs des données utilisées et des paramètres de ciblage publicitaire et d'adressage des contenus. Ces derniers pourraient également être modifiés et désactivés. Nous souhaitons aller plus loin, avec une désactivation par défaut de ces fonctions, et la possibilité à tout moment de les désactiver aisément. C'est particulièrement indispensable pour les mineurs. Les utilisateurs devraient en outre être informés de toute modification substantielle des algorithmes d'ordonnancement des contenus.
Deuxième élément : les algorithmes utilisés par les plateformes ne doivent plus être une boîte noire. Ce point crucial a été confirmé par de nombreuses personnes que nous avons auditionnées. Le DSA propose d'importantes avancées en matière d'accès aux données pour les autorités de régulation et pour les chercheurs. Les critères et les motifs d'accès devraient cependant être élargis, pour permettre la participation de chercheurs indépendants - et pas seulement ceux qui sont chapeautés par les plateformes -, et la détection et l'évaluation de tous types de risques.
Surtout, compte tenu de leur caractère incontournable - on pourrait presque parler, en utilisant un anglicisme, de « facilité publique » -, les grands acteurs du numérique ne devraient pas pouvoir opposer le secret des affaires aux autorités de régulation et aux chercheurs agréés par les autorités. En revanche, des mécanismes pour éviter la divulgation de ces informations confidentielles pourraient bien sûr être mis en place.
En outre, les représentants que nous avons auditionnés du Pôle d'expertise de la régulation numérique (PEReN), récemment mis en place par le Gouvernement, nous ont indiqué l'importance de prévoir la possibilité de tester les algorithmes « en transparence faible » : il s'agit de lancer un grand nombre de requêtes puis d'analyser les réactions de l'algorithme, pour en déduire ses principales caractéristiques. Ce processus est en effet beaucoup moins coûteux qu'une analyse exhaustive des données.
Dans tous les cas, gardons à l'esprit qu'il ne s'agit pas uniquement de vérifier comment les algorithmes influent sur tel ou tel risque spécifique : le fonctionnement même des plateformes et leur modèle économique, donc celui des algorithmes, constituent le principal risque systémique, et elles doivent en répondre. En effet, en sélectionnant et en classant les contenus, puis en en déterminant la présentation et en augmentant la visibilité de certains d'entre eux au détriment d'autres, les plateformes, par le biais de leurs algorithmes, jouent bien un rôle actif qui peut s'apparenter à celui d'un éditeur.
C'est pourquoi nous souhaitons une véritable réforme du régime européen de responsabilité des hébergeurs, pour créer un régime de responsabilité renforcée pour les plateformes qui utilisent des algorithmes d'ordonnancement des contenus. Je rappelle d'ailleurs que le Sénat l'avait déjà appelée de ses voeux dans une résolution de 2018, sans succès. De ce point de vue, le DSA manque cruellement d'ambition.
Les algorithmes devraient également respecter un socle de normes éthiques intégrées dès l'étape du développement, selon les principes de legacy et de safety by design. Je ne sais pas si ces dispositions doivent plutôt trouver leur place dans le DSA ou dans la future législation de l'Union sur l'intelligence artificielle, actuellement en discussion, mais il est certain qu'au vu des risques induits, les algorithmes utilisés par les grandes plateformes en ligne devraient faire l'objet d'un contrôle strict, qui pourrait par exemple prendre la forme d'audits réguliers obligatoires.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Même si le texte ne concrétise pas toutes les ambitions affichées, les progrès sont indéniables. Les amendes qui pourront être infligées aux opérateurs en cas d'infraction au règlement, jusqu'à 6 % de leur chiffre d'affaires mondial, sont d'ailleurs dissuasives.
J'ajoute qu'aux termes du règlement, la Commission européenne aura le pouvoir, subsidiairement par rapport aux autorités de régulation nationale, d'enquêter sur les très grandes plateformes et de leur infliger elle-même des sanctions. C'est une très bonne chose au regard du manque d'empressement de certaines autorités nationales à traiter des plaintes concernant, par exemple, la protection des données personnelles, notamment l'Irlande. Nous serions d'ailleurs favorables à ce que la Commission dispose de la juridiction exclusive sur ces très grandes plateformes comme le prévoit, du reste, le dernier compromis au Conseil.
Il y a une prise de conscience, au niveau mondial, de la nécessité de réformer le régime de responsabilité des plateformes : même les États-Unis, après des années de laisser-faire, envisagent sérieusement de resserrer le champ d'application du fameux article 230 du Communications Decency Act, qui accorde aux plateformes une immunité quasi totale pour les contenus publiés par leurs utilisateurs.
Dans ce contexte, alors que les États-Unis deviennent plus ambitieux, il est essentiel que l'Europe légifère la première, selon ses valeurs et ses principes, pour fixer un « étalon-or » mondial, selon l'expression de Frances Haugen devant le Parlement européen. Ainsi, nous serons capables d'inspirer d'autres pays. Même si les trilogues qui devraient s'engager en janvier s'annoncent difficiles, nous espérons toujours une adoption du DSA sous présidence française de l'Union européenne, au premier semestre 2022.
Je voudrais pour finir souligner qu'il faut absolument assurer la robustesse et l'adaptabilité du DSA face aux évolutions prévisibles des technologies et aux nouveaux services numériques - je pense en particulier aux univers virtuels, les fameux « métavers » évoqués par Mark Zuckerberg. En effet, il aura fallu vingt ans pour rouvrir la directive « e-commerce », et l'Union ne remettra probablement pas la réglementation numérique sur le métier avant de nombreuses années. Soyons donc ambitieux pour ce texte.
M. Pierre Laurent. - Je rejoins pleinement vos préconisations. Sur les modalités de contrôle, dans le texte de la proposition de résolution, de quel comité est-il question, s'agissant du partage du pouvoir de sanction de la Commission européenne ?
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Il s'agit du comité réunissant les coordinateurs pour les services numériques de chaque Etat membre, qui seront chargés de l'application et du contrôle du règlement.
M. Ludovic Haye. - Je salue l'excellent travail de nos collègues. Les axes de progression sont réels et vos propositions permettront de protéger les consommateurs et les enfants, souvent les premières victimes de cette addiction aux écrans.
Aujourd'hui, des cadres existent déjà contre ces addictions et ces dérapages. Cependant, les parents ne respectent pas toujours, par exemple, la préconisation de non-exposition avant 13 ans. Comment les faire appliquer ?
Par ailleurs, comme vous, je pense que le DSA manque d'ambition, mais il est vrai que ce n'est qu'en portant ce sujet au niveau européen que nous pourrons avancer.
Enfin, je suis plus dubitatif sur les algorithmes, qui sont à la base du développement des Gafam. Même si je souhaite comme vous la transparence des algorithmes, ne risque-t-on pas une fin de non-recevoir, sous prétexte de protéger les secrets de fabrication, au même titre par exemple que la recette du Coca-Cola ?
M. Jean-Michel Houllegatte. - Vous parlez de plusieurs régulateurs : qui sera le gendarme ? Quels moyens sont prévus pour assurer le contrôle effectif des régulateurs ? L'Europe les accompagnera-t-elle ?
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Nous fixons des garde-fous pour les mineurs. La législation et les campagnes nationales d'information seront les plus efficaces.
Sur les algorithmes, nous devons au moins afficher une volonté, sans quoi nous n'aboutirons pas, et nous devons aboutir : Frances Haugen nous a clairement dit que Facebook pouvait modifier les algorithmes.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Rien ne remplace l'éducation donnée par les parents. On ne peut pas mettre un gendarme dans chaque famille ! Il faut acculturer les parents aux dangers d'internet et de ses plateformes comme Facebook, Youtube Instagram ou le chinois TikTok... Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), qui réalise des campagnes d'information, a un rôle particulier à jouer, mais il manque de moyens pour informer le jeune public, comme j'en avais déjà fait état lors de l'examen de ma proposition de loi visant à lutter contre l'exposition précoce des enfants aux écrans.
Ce que nous proposons sur les algorithmes, c'est que les plateformes, en tant qu'espaces publics, se conforment à des règles. Les chercheurs que nous avons auditionnés nous ont confirmé, comme Frances Haugen, que les plateformes utilisent sciemment les algorithmes pour faire du profit au détriment de la sécurité, notamment des enfants. Il faut donc leur imposer des audits externes réguliers en se basant sur cette qualité d'espace public.
C'est aussi le but des principes de safety et legacy by design, qui reviennent à dire que, pour tout déploiement d'un produit, d'une plateforme ou d'une évolution, une enquête préalable doit évaluer les risques potentiels, comme on le fait pour les médicaments. S'il faut vingt20 ans pour rouvrir le règlement, nous n'y arriverons jamais ! Il faut donc anticiper.
Sur la première question de Jean-Michel Houllegatte, le cadre européen est complémentaire du cadre national. Nous avons dans la loi française une définition des contenus illicites, que le règlement ne modifie pas. De même, il sera toujours possible de porter plainte pour diffamation, par exemple, ainsi que le prévoit la loi en France. Le règlement renforce aussi les autorités de régulation - ce sera sans doute l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) en France qui aura le rôle de coordinateur pour les services numériques. Les autorités nationales de régulation veilleront par exemple à ce que les plateformes mettent en oeuvre les moyens demandés par le règlement pour retirer les contenus nécessaires. Ces régulateurs se coordonneront au niveau européen.
M. Jean-Michel Houllegatte. - Sur les moyens, l'Union européenne va-t-elle aider les régulateurs ? Le maillon faible me semble l'Irlande, qui héberge les plateformes sans avoir la capacité de les contrôler.
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - C'est pourquoi nous voulons sortir du seul cadre national, en donnant à la Commission davantage de moyens pour agir sur les grandes plateformes. Il faudra certainement plus que les 50 personnes actuellement prévues par la Commission pour assurer le contrôle du règlement.
Pour revenir sur la question des mineurs, une législation nationale sera sans doute nécessaire. Aux États-Unis, certains enfants portent plainte contre leurs parents pour avoir exposé des images d'eux alors qu'ils étaient mineurs.
M. Ludovic Haye. - On parle souvent d'internet comme d'une autoroute de l'information. Or, pour conduire un véhicule, il faut un permis. De même, pour naviguer sur internet, un certain nombre d'informations sont nécessaires. Certaines écoles font passer un permis internet. Sans qu'il faille le rendre obligatoire, cela me semble un service à rendre aux enfants.
Les cookies sont aux algorithmes ce que l'eau est aux moulins. On atteint désormais des démarches liberticides : certains sites refusent l'accès sans acceptation de la fenêtre pop-up proposant les cookies. Je tenais à le signaler.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Cette proposition de législation européenne est une étape à saluer, même si on ne sait pas vraiment les résultats qu'elle permettra d'obtenir et que, comme nous l'ont indiqué beaucoup de personnes auditionnées, il s'agit sans doute d'une occasion manquée. Mais avec nos propositions de résolution, très ambitieuses, nous voulons poser les termes du débat pour la suite.
La puissance des géants du net est telle qu'il est compliqué de légiférer. Le secteur de la presse se trouve démuni et anxieux pour son avenir : Google se repose sur des accords au cas par cas, mais n'applique pas la législation européenne ou française, par exemple celle relative aux droits voisins.
M. Didier Marie. - Je pose la question du poids du lobbying des Gafam dans l'élaboration des textes. La Commission résiste-t-elle, ou bien doit-elle composer ?
Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Dans notre travail, nous n'avons guère été soumises au lobbying. Le sujet est brûlant et les autorités européennes veulent avancer sur le sujet. Le Conseil a abouti à un accord ambitieux, le Parlement est volontaire.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Le poids du lobbying reste cependant très inquiétant. L'avocat spécialisé qui, jusqu'à il y a peu, défendait les éditeurs de presse les a abandonnés après avoir été acheté par Google.
Le président de la Radio-télévision belge de la Communauté française (RTBF) confiait les difficultés à trouver, à Bruxelles, des avocats spécialistes qui ne soient pas affiliés aux Gafam. Nous observons là une vraie technique d'infiltration de leur part.
M. André Gattolin. - À Bruxelles, les 30 cabinets privés spécialisés en droit du numérique sont presque tous en contrat avec Google, Facebook ou d'autres opérateurs de même envergure. Les institutions européennes ne trouvent donc pas les ressources juridiques dont elles ont besoin.
La commission des affaires européennes autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information et adopte, à l'unanimité, la proposition de résolution européenne, disponible en ligne sur le site du Sénat, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
Marché intérieur, finances, fiscalité - Subventions étrangères dans le marché intérieur : communication et proposition de résolution européenne
M. Jean-François Rapin, président. - Sur le volet du marché intérieur, restaurer l'autonomie stratégique de l'Union européenne suppose de mieux protéger nos entreprises de la concurrence déloyale que leur font des entreprises étrangères bénéficiant de subventions octroyées par des pays tiers. Il est en effet insupportable de voir cohabiter nos règles strictes en matière d'aides d'État ou de concurrence, avec l'absence de toute règle pour encadrer les interventions des entreprises étrangères sur notre marché intérieur. Le constat est partagé depuis plusieurs années.
Là encore, nous pouvons saluer le grand pas que représente donc le règlement que propose la Commission pour établir des conditions de concurrence égales pour tous en ce qui concerne les subventions étrangères.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je suis heureuse de présenter devant vous, pour la première fois, le résultat de mes travaux réalisés dans cette commission, que j'ai eu la chance de pouvoir faire avec un collègue bien plus expérimenté que moi !
Le 5 mai dernier, la Commission européenne a présenté un instrument destiné à identifier, à contrôler et à réduire les effets sur la concurrence, dans le marché intérieur, des subventions octroyées par des pays tiers à des entreprises intervenant sur ce marché. Il peut s'agir de contributions financières, d'abandons de recettes exigibles ou encore de fournitures de biens ou de services. En l'état, ces subventions, dites étrangères, ne peuvent pas être appréhendées dans le cadre du droit européen de la concurrence.
Or, ces subventions, quelle qu'en soit la forme, sont de nature à donner à leurs bénéficiaires un avantage concurrentiel sur le marché intérieur, au détriment des entreprises européennes et en méconnaissance de principe de libre concurrence.
Le texte sur lequel nous avons travaillé est donc bienvenu, dans la mesure où il a vocation à combler cette lacune dénoncée à plusieurs reprises tant par le Conseil européen que par le Parlement européen. Les Pays-Bas ont d'ailleurs consacré un non paper à cette problématique en décembre 2019. La France, l'Allemagne, l'Italie et la Pologne sont revenues sur cette question dans leur demande de révision des règles européennes de concurrence en mars 2020. Nous avions alors auditionné le ministre chargé du commerce extérieur qui ne nous a pas répondu sur ce point.
La Commission a finalement publié, en juin 2020, un livre blanc relatif à l'établissement de conditions de concurrence égales pour tous en ce qui concerne les subventions étrangères, qui confirme l'existence de cette lacune et prévoit la mise en place d'un cadre juridique approprié, sur les modalités duquel la Commission a ensuite lancé une consultation.
La proposition de règlement qui en a résulté n'est pas fondée sur la politique européenne de concurrence, mais sur deux autres compétences européennes : la politique commerciale commune, qui relève de l'article 207 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), et le bon fonctionnement du marché intérieur, objet de l'article 117. L'objectif affiché est de réduire les effets distorsifs de ces subventions sur le marché européen et donc de conforter l'autonomie stratégique ouverte de l'Union européenne. C'est pour cela que la Commission européenne a annoncé, en février dernier, la publication prochaine de cette proposition de règlement, à l'occasion de sa communication sur une « politique commerciale ouverte, durable et ferme pour l'Union européenne ». Le dispositif a été ensuite présenté début mai, dans le cadre de la nouvelle stratégie industrielle actualisée pour tirer les enseignements de la crise sanitaire.
Les services de la Commission ne nous ont pas communiqué d'évaluations précises des montants en cause et des impacts de ces subventions. Pour autant, il apparaît clairement que certains États tiers ont appuyé de cette manière leurs stratégies d'implantation sur le marché intérieur. La mise en oeuvre de plans de relance parfois massifs, pour faire face aux conséquences économiques de la crise sanitaire, est en outre de nature à générer de nouvelles distorsions de concurrence pénalisantes pour les opérateurs européens, dans l'industrie et les services.
Une approche internationale eût sans doute été préférable, en particulier dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), mais la longueur potentielle du processus de négociation, comme on a pu le voir sur la taxation du numérique, justifie la mise en place unilatérale, sans plus attendre, d'un dispositif de contrôle sur les opérateurs intervenant sur le marché intérieur.
M. Didier Marie, rapporteur. - Le dispositif proposé par la Commission repose sur la définition des subventions étrangères visées, réputées exister lorsqu'une contribution financière octroyée par un pays tiers ou l'une de ses entités publiques, voire dans certains cas privées, confère un avantage spécifique à une entreprise exerçant une activité économique dans le marché intérieur.
Des indicateurs de mesure de l'effet distorsif dans le marché intérieur sont ensuite énumérés de façon non limitative et certains types de subventions sont expressément visés. La quantification des effets de ces subventions permettra d'en nourrir une appréciation objective sans créer de discrimination, en conformité avec les règles de l'OMC.
La Commission jouerait un rôle quasi exclusif dans la mise en oeuvre du dispositif, même si elle peut utiliser des informations transmises par un État membre ou une autorité nationale de concurrence ou encore figurant dans des plaintes de concurrents. Cette compétence de principe est cohérente avec celle qui lui est attribuée en matière de contrôle des aides d'État et permet une application uniforme dans le marché intérieur.
Il serait toutefois dommage que la Commission ne tienne pas informées les autorités nationales de concurrence et ne fasse pas appel à des agents nationaux pour des inspections ou pour assurer le suivi de la mise en oeuvre des mesures correctrices ou des engagements approuvés. Ce serait d'autant plus dommageable que, comme l'a montré notre entretien avec les services de la Commission, ceux-ci ne disposeront pas de moyens considérables pour exercer cette nouvelle mission.
Chargée d'identifier ces subventions et leurs effets négatifs, la Commission doit aussi prendre en compte leurs effets positifs sur le développement économique de l'activité concernée. Cette approche nous paraît pertinente, dès lors qu'il serait précisé que le développement de l'activité en question doit être conforme aux objectifs des politiques européennes, par exemple en matière environnementale, climatique ou numérique.
La Commission prend également en compte la nature et le niveau des mesures réparatrices qu'elle peut décider ou des engagements qu'elle peut accepter. Leurs modalités possibles, largement reprises du droit de la concurrence, sont décrites dans le texte. Il nous semble nécessaire à cet égard de mettre l'accent sur la réussite d'un suivi attentif de la mise en oeuvre de ces mesures, assorti de moyens coercitifs. Encore faut-il que la Commission organise ce suivi et y affecte des moyens techniques et humains adaptés.
Au-delà de ces définitions de portée générale, la proposition de règlement comporte trois modules.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Le premier module consiste en un examen par la Commission, à sa seule initiative, des subventions étrangères présumées générer des distorsions de concurrence dans le marché intérieur. Contrairement aux aides d'État, il n'est en effet pas possible d'imposer une notification préalable. Plusieurs étapes sont prévues. La première est un examen préliminaire suivi, le cas échéant, d'une enquête approfondie, pour laquelle la Commission dispose d'un ensemble de pouvoirs : prononcé de mesures provisoires, demandes de renseignements, inspections dans l'Union, voire hors de celle-ci. Si l'entreprise concernée ne coopère pas, l'existence d'un avantage financier peut être présumée et des amendes et astreintes décidées.
Ce dispositif ne peut être mis en oeuvre qu'à l'égard de subventions excédant 5 millions d'euros sur les trois dernières années. Ce montant est particulièrement élevé si on le compare à celui retenu en matière d'aides d'État pour l'obligation de notification à la Commission. Les services de la Commission nous ont indiqué qu'ils souhaitaient privilégier dans un premier temps l'examen des subventions les plus importantes, ce qui rejoint le manque de moyens évoqué par Didier Marie. La pertinence de ce seuil devra à tout le moins être examinée dans le rapport d'application du règlement que la Commission doit établir au bout de 5 ans.
Le deuxième module concerne les projets de concentration ou de prise de contrôle. S'agissant d'un contrôle préalable, les subventions étrangères doivent être notifiées à la Commission. Là encore, les seuils proposés sont très élevés, avec une contribution financière de plus de 50 millions d'euros et un chiffre d'affaires supérieur à 500 millions d'euros pour au moins l'une des entreprises concernées. Ces critères sont cumulatifs. La Commission met de nouveau en avant le manque de moyens.
Toutefois, elle se réserve la faculté de demander une notification en deçà de ces seuils. Il nous semble qu'une attention particulière devrait être apportée, dans ce cadre, aux PME innovantes, par exemple dans des technologies émergentes. Là encore, le rapport sur l'application du règlement devra évaluer la pertinence des seuils.
Il conviendra en outre de veiller à l'articulation de ce dispositif avec le contrôle des concentrations de droit commun, qui examine l'effet de l'opération sur la concurrence dans le marché dit pertinent, et qui peut relever de la compétence d'une autorité nationale de concurrence.
M. Didier Marie, rapporteur. - Le troisième module concerne les procédures de passation de marchés publics. Ce volet est d'autant plus important que les appels d'offres européens sont beaucoup plus ouverts que ceux des autres marchés. Il faut donc veiller à ce que des entreprises bénéficiant de subventions étrangères, qui leur donnent un avantage concurrentiel, puissent être écartées.
La proposition de règlement prévoit une obligation de notification des subventions étrangères dont le candidat ou ses principaux fournisseurs et sous-traitants ont été bénéficiaires au cours des trois dernières années, dès lors que leur montant dépasse 250 millions d'euros. Là encore, ce seuil nous apparaît trop élevé. Comme nous l'a indiqué le directeur français des achats de l'État, il ne vise que les marchés de travaux. Il devra donc à tout le moins être procédé à une évaluation de la pertinence de ce seuil dans le rapport à 5 ans.
La notification doit être effectuée non pas à la Commission, mais au pouvoir adjudicateur, lequel la transmet sans délai à la Commission. Celle-ci peut alors procéder à un examen préliminaire, éventuellement suivi d'une enquête. Le marché ne peut être attribué tant qu'elle n'a pas statué, dans la limite de 200 jours. Ce délai soulève des difficultés dans la mesure où il risque de retarder l'attribution du marché, au préjudice du bon fonctionnement du service public, particulièrement en cas d'urgence. Je pense notamment aux problématiques de santé que nous rencontrons aujourd'hui.
En l'absence de déclaration de subventions étrangères ou en cas de fourniture de renseignements inexacts, des mesures peuvent être prises par la Commission. Il nous semble à tout le moins que les amendes devraient avoir un montant significatif, en tout cas supérieur au dommage causé.
La France soutient le principe de ce dispositif. Le Parlement européen également, comme nous l'a indiqué le rapporteur au fonds de la commission du commerce international (INTA), Christophe Hansen. Celui-ci nous a toutefois indiqué qu'il était particulièrement sensibilisé à la question des seuils très élevés retenus dans le texte de la Commission. Le commissaire Thierry Breton m'a confirmé que cette question était toujours en discussion. Nous espérons que notre proposition contribuera à réviser ces niveaux.
Eu égard aux enjeux, il apparaît que l'avancée de l'examen de ce texte, voire son adoption sous présidence française, est hautement souhaitable.
M. André Gattolin. - Je félicite les deux rapporteurs : le texte est récent et était quelque peu passé inaperçu. En juillet, le secrétaire d'État chargé des affaires européennes, lorsque je l'avais interrogé dessus, n'en était ainsi pas informé...
Il faut connaître sa genèse : l'instrument de filtrage des investissements extra-européens dans les domaines stratégiques a été mis en place selon des modalités qui laissent à désirer : la Commission émet une préconisation à l'État membre, mais c'est ce dernier qui autorise ou non la vente. Or, le pays visé était la Chine, ce qui n'est pas clair dans la déclaration du 5 mai par laquelle la Commission a présenté ce nouveau texte consacré aux subventions étrangères : un rapport de la Cour des comptes européenne de 2020 explicite clairement la question des aides publiques chinoises en Europe.
En effet, la Chine a bien compris qu'il ne s'agit plus de racheter des entreprises, à un coût souvent élevé. Appelons un chat un chat : elle passe plutôt par des entreprises prétendument privées comme Huawei ou ZTE. Lors de l'audition du commissaire Didier Reynders, nous avons entendu que nous étions, par construction du droit européen, obligés parfois de passer par des détours de textes existants. Par exemple, j'évoquais hier l'utilisation de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) pour défendre l'autonomie des universités. Or, sans dédire les services de la Commission européenne, les enjeux de préservation et de contrôle de nos capacités productives sont stratégiques et pourraient relever du service européen pour l'action extérieure (SEAE) et d'une task force dédiée.
Ce texte reste une avancée, mais le niveau trop élevé des seuils est évident, même si la Commission commence déjà à se dédouaner en faisant état de ses trop faibles moyens. Cependant, des organisations non gouvernementales (ONG) européennes, dont c'est la spécialité, s'y attellent déjà. J'ai ainsi pu auditionner une ONG néerlandaise qui débusque notamment les rachats de la Chine en Europe. Elle peut déterminer le taux réel de détention par des acteurs chinois, y compris par des structures en gigogne. Les compétences existent en Europe, la Commission doit apprendre à les utiliser.
Ce texte est mieux que rien. Il marque une prise de conscience et évite le déport d'investissements directs vers des subventions d'État, mais je redoute le manque de moyens. Le SEAE a une task force qui travaille sur ces questions et qui ne demande qu'à s'élargir.
Je voterai bien sûr votre proposition de résolution, mais l'Europe, quoi qu'elle en dise, ne sait pas se doter des moyens juridiques et matériels à la hauteur.
Mme Laurence Harribey. - Il était temps que ce sujet soit traité : enfin !
Il est dramatique que l'approche de la concurrence soit intra-européenne au lieu d'être ouverte sur l'international. Le contexte oblige l'Europe à s'intéresser à cette dimension, et je félicite les rapporteurs pour leur réactivité sur ce texte fondamental pour notre industrie.
Alors que la politique de concurrence est une compétence exclusive de l'Union européenne, il y a une contradiction à se saisir du sujet sans aller jusqu'au bout. Avec ces seuils et les moyens prévus, la Commission donne l'impression de se dédouaner sans avoir de réels moyens d'agir. La coopération intergouvernementale, la création d'une task force et l'association d'acteurs non étatiques permettraient de mutualiser des moyens : il faut faire preuve d'innovations méthodologiques pour répondre à cet enjeu.
On a l'impression d'un coup d'épée dans l'eau : la résolution pourrait se montrer plus pressante.
M. André Reichardt. - Oui, enfin ! Cependant, soyons sérieux : avec de tels seuils, autant ne rien faire. L'explication du manque de moyens ne passe pas. C'est la porte ouverte à toutes les dérives de la part d'entreprises qui diviseront les interventions entre leurs filiales pour rester sous les seuils.
Soit on travaille sérieusement, soit on ne le fait pas du tout. In fine, c'est la collectivité locale qui devra choisir pour ses marchés publics et, comme nous le savons bien, elle choisira souvent le moins-disant, faute d'intervention en amont. Cela me semble grave et il faudrait muscler cette proposition de résolution.
M. Jean-Michel Houllegatte. - Je remercie à mon tour les rapporteurs pour leur travail.
La procédure relative aux marchés publics me semble particulièrement longue. Après la notification des subventions perçues au cours des trois années précédentes, l'autorité adjudicatrice transmet des informations à la Commission, qui a soixante jours pour enquêter, puis de nouveau 6 mois en cas d'investigation complémentaire, et après peut casser le marché.
Ne pourrait-on pas prévoir un agrément d'entreprise soumissionnaire de marché en amont plutôt qu'une telle procédure dilatoire ?
M. Didier Marie, rapporteur. - Nous pouvons nous satisfaire de l'arrivée de cette proposition de règlement, au regard de la naïveté confondante dont a pu faire preuve l'Union européenne pendant de trop nombreuses années.
Ce dispositif vient compléter les instruments de défense commerciale mis en oeuvre précédemment, notamment le filtrage des investissements directs étrangers dans l'Union européenne, qui ont constitué les premières pierres de la préservation de l'intégrité économique de l'Union. Il restait toutefois des lacunes, que ce règlement vient combler.
Nous partageons néanmoins ce qui a été dit. S'agissant de la capacité de la Commission à analyser les subventions, nous reprenons à l'alinéa 26 de la résolution ce que dit la Commission elle-même, à savoir qu'elle peut agir sur la base d'informations, quelle qu'en soit la nature. Une ONG ou toute autre structure peut donc lui transmettre des informations dont elle a connaissance sur la subvention de telle ou telle opération par tel ou tel pays étranger. En l'absence de notification de cette subvention par l'entreprise concernée, la procédure de rétorsion peut s'enclencher.
Les seuils de 5 millions d'euros et de 25 millions d'euros sont effectivement trop élevés. Ainsi, dans le règlement de minimis le seuil de déclenchement de l'obligation de notification est fixé à 200 000 euros alors que dans la proposition de règlement il est à 5 millions d'euros. Si la Commission peut avoir les moyens de contrôler les interventions des États membres à partir d'un tel seuil, une marge de manoeuvre doit pouvoir exister entre 200 000 euros et 5 millions d'euros.
Le commissaire Thierry Breton et les fonctionnaires européens ne semblent pas considérer que ce seuil est intangible.
Par ailleurs, la question des effets positifs est également importante.
La Commission se laisse la possibilité d'accepter des subventions étrangères dès lors qu'elles ont des effets positifs sur l'activité économique au sein de l'Union européenne. Nous avons voulu encadrer ce point, pour qu'il soit lié aux priorités politiques de l'Union. En effet, en l'état, il risquerait d'être ouvert à tout vent et à toutes spéculations. Une avancée est donc nécessaire sur cette question.
Enfin, les moyens de contrôle sont insuffisants. À l'alinéa 28 de la résolution, en page 5, nous insistons fortement pour que la Commission puisse mandater, plus largement que le prévoit le texte, des autorités nationales pour appuyer la mise en oeuvre du dispositif.
La proposition de résolution européenne est ainsi adoptée.
M. Jean-François Rapin, président. - Je souhaite rendre hommage à Catherine Fournier, qui était membre de notre commission. C'était une très grande dame. Le Pas-de-Calais comme le Sénat perdent un véritable pilier et moi une amie. Elle avait en effet fait sa place en peu de temps au sein de notre commission. Honneur à sa mémoire.
La réunion est close à 14 h 45.
Jeudi 9 décembre 2021
- Présidence de M. Alain Cadec, vice-président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Politique étrangère et de défense - La réponse européenne au développement de la puissance chinoise - Communication
M. Alain Cadec, président. - Je vous prie d'excuser l'absence du président Rapin, qui est en déplacement en Grèce avec le président Larcher. Il m'a chargé de le suppléer.
Même si notre commission est souvent mobilisée par les projets de législation européenne, elle est aussi attentive aux relations extérieures de l'Union européenne et à son affirmation sur la scène internationale. Il est légitime de douter de la cohésion européenne en interne, mais les grands acteurs internationaux de notre monde multipolaire ne doivent pas douter que la puissance européenne représente un défi à leur propre volonté de puissance. Nous sommes précisément réunis ce matin pour examiner les influences extérieures que l'Europe peut subir ou dont elle peut être la cible.
Quelle réponse européenne apporter au développement de la puissance chinoise ? Tel est le sens de la communication de Pascal Allizard et Gisèle Jourda, auteurs d'un rapport important sur la puissance chinoise, au nom de la commission des affaires étrangères. Je les remercie de nous faire part de leur analyse.
Quel renforcement de la liberté académique en Europe, face aux coups de boutoir qu'elle reçoit de la part de certaines puissances étrangères, voire en son sein même ? Tel sera l'objet de la proposition de résolution et de l'avis politique que nous présentera ensuite André Gattolin, dans le prolongement du rapport qu'il a publié en septembre au nom de la mission d'information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences.
Concernant la réponse européenne au développement de la puissance chinoise, illustré par les gigantesques investissements des nouvelles routes de la soie, la Commission européenne et le Haut Représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, ont présenté il y a tout juste une semaine, le 1er décembre dernier, la nouvelle stratégie européenne, dénommée Global Gateway, ou « passerelle globale ». Elle a été annoncée à la mi-septembre par la présidente de la Commission lors de son Discours sur l'état de l'Union devant le Parlement européen. Mme von der Leyen avait alors lancé cette initiative, dite de « connectivité », destinée « au monde entier ». Il s'agit bien des relations, au sens physique - les infrastructures -, mais aussi au sens commercial - les échanges - de l'Union européenne avec le reste du monde.
Dans son discours, la présidente de la Commission avait invité l'Europe « à repenser son modèle pour [se] connecter [avec] le monde », ajoutant : « nous sommes très bons pour financer des routes. Mais cela n'a pas de sens que l'Europe construise une route parfaite entre une mine de cuivre sous propriété chinoise et un port également sous propriété chinoise. » Nous sommes bien au coeur du sujet qui nous occupe aujourd'hui. D'où l'initiative actuelle de la Commission, dotée de 300 milliards d'euros d'investissements entre 2021 et 2027. Je suis certain que les rapporteurs nous en diront plus sur cette nouvelle stratégie européenne.
Mme Gisèle Jourda. - Merci de nous donner l'occasion, à la veille de la présidence française de l'Union européenne (PFUE), d'échanger sur la réponse de l'Union européenne au développement de la puissance chinoise. Nous nous inspirons des principales conclusions de notre récent rapport d'information, présenté au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées en octobre dernier, intitulé La France peut-elle contribuer au réveil européen dans un XXIe siècle chinois??? Nous l'avons réalisé non seulement à quatre mains, mais avec l'apport de nos collègues André Gattolin, Édouard Courtial et Jean-Noël Guérini.
Nous sommes partis du constat que, depuis notre précédent rapport sur les nouvelles routes de la soie, datant de 2017-2018, l'influence chinoise - économique, politique, mais aussi culturelle au sens large, ce que l'on appelle le soft power - a progressé partout en Europe.
En revanche, la prise de conscience européenne a émergé lentement, et récemment, mais, semble-t-il, sûrement. Nous avions été stupéfaits, lors de la rédaction de notre précédent rapport : nous avions interrogé les représentants de l'Union européenne sur le sujet... silence radio?; c'était presque une fin de non-recevoir ! À l'issue de ce second rapport, trois ans plus tard, le sursaut et la prise de conscience ont eu lieu.
Le concept chinois des nouvelles routes de la soie, récemment dénommé Belt and Road Initiative, pour décrire la ceinture d'infrastructures et la route reliant la Chine au reste du monde, est un concept mondial ambitieux. Il s'agit de bâtir, depuis la Chine jusqu'à l'Europe, l'Afrique et l'Amérique latine, des routes commerciales terrestres, ferroviaires, maritimes et numériques, mobilisant des centaines de milliards de dollars d'investissements sur plusieurs décennies.
En Chine, l'économie n'est jamais loin de la politique. Nous avions mis en lumière, dans notre précédent rapport, cette ambiguïté entre la proposition économique, qui n'est d'ailleurs pas sans risques, et celle, plus politique, d'offre alternative au modèle occidental.
Ce projet extrêmement ambitieux a rencontré les attentes de nombreux territoires qui peinaient à trouver des financements, tant dans des zones en développement - Afrique, Asie centrale - que dans des pays plus avancés, notamment en Europe centrale, orientale et méridionale, qui devaient rattraper rapidement un déficit d'infrastructures, en dépit des crédits européens.
Quant aux moyens, les autorités chinoises ont été capables d'actionner à la fois le secteur public et le secteur privé, grâce à un pilotage politique par l'État et à leur puissance financière considérable. Selon certaines estimations, les investissements chinois cumulés des routes de la soie dépasseraient 1 200 milliards de dollars d'ici à 2027.
Ce projet global est donc bien un défi pour l'Europe et pour sa place dans le monde.
Dans les pays d'Europe centrale, orientale et méridionale, la présence chinoise s'est affirmée dans l'économie, ainsi qu'en matière politique, par l'instauration d'un dialogue de haut niveau, au format dit « 16+1 ».
La Chine a su parfaitement saisir le déséquilibre en infrastructures entre les pays de l'ouest et ceux de l'est et du sud de l'Europe. Cependant, ces derniers ont surtout reçu des promesses d'infrastructures assorties de prêts à rembourser avec intérêts. La Chine a aussi constitué un véritable réseau d'organisations influentes à Bruxelles, qui agissent comme autant de leviers venant soutenir ses efforts diplomatiques et sa stratégie de soft power.
M. Pascal Allizard. - La situation a largement évolué par rapport au schéma initial. La politique des nouvelles routes de la soie connaît des ratés : en témoignent des projets d'investissement qui tardent à se concrétiser ou encore le niveau d'endettement paroxystique du Monténégro. Pour autant, les succès chinois sont indéniables. Ainsi, en 2021, il n'est plus question, comme en 2017, de se demander si les nouvelles routes de la soie se mettront ou non en place - elles se développent?! - ni si les ambitions affichées par la Chine sont réalistes. Elle est en passe de devenir l'une des principales puissances mondiales.
En 2021, en revanche, il est toujours pertinent de se poser la question de la réaction de l'Union européenne, de ses États membres et des autres pays européens face à l'affirmation de la puissance chinoise, importante, protéiforme, parfois visible, parfois discrète, voire masquée. La pandémie de coronavirus a mis en exergue l'interdépendance de nos économies ouvertes à l'égard du marché chinois et les modes plus assertifs d'affirmation de la puissance chinoise, tels que la diplomatie des masques ou celle des « ?loups combattants ?».
Voici quels sont les nouveaux enjeux et nos principales recommandations.
L'Union, nain politique, a d'abord considéré la Chine sous l'aspect économique, comme porteuse d'opportunités de développement des affaires. Mais elle s'est vite heurtée au déséquilibre des échanges, au non-respect de la propriété intellectuelle, aux normes sociales et environnementales plus avantageuses en Chine.
Elle a dès lors cherché les voies d'un accord global sur les investissements (AGI) permettant une meilleure prise en compte de ses intérêts et une plus grande réciprocité des échanges.
Dès 2019, cependant, la Commission européenne et la Haute Représentante montraient une réelle prise de conscience : la Chine est désormais vue à la fois comme un partenaire de coopération, dont les objectifs concordent largement avec ceux de l'Union européenne, un partenaire de négociation, avec lequel l'Union européenne doit parvenir à un équilibre d'intérêts, mais aussi un concurrent économique, qui cherche la supériorité technologique, et même un rival systémique, qui promeut d'autres modèles de gouvernance.
Au printemps 2021, alors que l'AGI concluait sept années de négociations, la réponse chinoise aux sanctions prises dans le cadre du régime mondial de sanctions de l'Union européenne en matière de droits de l'homme a profondément choqué, notamment au Parlement européen, qui a bloqué la ratification de l'accord. Le fait que des parlementaires et des chercheurs européens aient aussi été visés par des mesures de rétorsion a déclenché une réponse ferme.
Le changement en 2021 est donc réel, mais l'émergence de la réponse européenne a été lente.
Mme Gisèle Jourda. - Je vais vous présenter nos principales recommandations. Nous nous concentrerons ici sur l'essentiel, en renvoyant au rapport précité pour le détail de nos 14 recommandations, qui s'articulent autour de quatre axes.
Le premier axe est de faire face aux moyens mis en oeuvre par la Chine pour déployer sa puissance en Europe. Nous avons formulé cinq recommandations.
Premièrement, pour l'Union européenne, les investissements directs à l'étranger (IDE) de la Chine représentent 294 milliards de dollars entre 2005 et 2019. Ils se concentrent dans des domaines stratégiques : 54 % concernent les secteurs de l'énergie et des transports. La Cour des comptes européenne a alerté dans un rapport de 2020 sur la nécessité pour l'Union de répondre à la stratégie d'investissement étatique de la Chine, recommandation à laquelle nous souscrivons. L'Union européenne et la France doivent encourager les efforts entrepris pour recenser le plus exactement possible les investissements et les prêts chinois. Nous devons inciter la Chine à appliquer les règles du Club de Paris, afin d'éviter que les pays qui contractent des prêts auprès des banques chinoises ne tombent dans le piège de la dette et ne soient obligés de céder leur souveraineté sur de grandes infrastructures stratégiques.
Notre deuxième recommandation part du constat que la Chine a su investir les instances internationales pour devenir une puissance normative dans le domaine numérique, mais aussi, ce qui se sait moins, dans le domaine alimentaire. Nous recommandons donc que l'Union européenne et la France y prêtent une attention soutenue. Pour cela, il faut accroître les moyens humains et financiers afin de renforcer notre présence dans les instances internationales de normalisation, y compris les plus techniques.
La pénétration du marché européen s'appuie sur une extraordinaire économie de la contrefaçon, favorisée par le développement du commerce électronique. Notre troisième recommandation vise la défense de la propriété intellectuelle, des brevets, des processus de production et des savoir-faire.
J'en arrive à notre recommandation sur le format « 16+1 ». Il est en perte de vitesse?; on voit la Lituanie quitter le format et s'exposer à de fortes menaces commerciales. L'intérêt du format est moins évident, mais le coût pour en sortir se veut clairement dissuasif. Il importe que les États membres de l'Union européenne qui y participent restent attentifs au plein respect des normes communautaires. Des positions communautaires au sein du format devraient être définies, avec le concours de la Commission européenne et du Service européen pour l'action extérieure (SEAE), afin de défendre au mieux les intérêts des États membres et d'éviter que la cohérence communautaire ne soit prise en défaut.
Depuis quelques années, l'influence se confond avec l'ingérence, selon la vieille pratique dite du « front uni ». Pour y répondre, il nous apparaît urgent de renforcer les services de l'État et de l'Union européenne, tels que le SEAE, afin qu'ils puissent mieux identifier ces modes d'action sur le territoire européen et déceler les campagnes d'influence et de désinformation. Les prescriptions de ces services doivent être suivies, tant au niveau de l'État que des collectivités territoriales, mais aussi de toutes les institutions publiques, notamment les universités, sur lesquelles notre collègue André Gattolin a rendu un rapport éclairant.
M. Pascal Allizard. - Le deuxième axe est de réagir à l'avance technologique prise ou en passe d'être prise par la Chine.
Nous estimons que la législation française mise en place sur la 5G est adaptée. Il convient toutefois de rester attentif à l'évolution des risques sur l'ensemble du territoire européen. Tous les pays n'ont pas le même niveau d'expertise sur ces questions. La capacité de la France et de l'Europe à soutenir l'émergence d'acteurs alternatifs aux grands équipementiers non européens de cet écosystème est l'une des conditions sine qua non pour garantir notre souveraineté.
Notre septième recommandation concerne les batteries. Le règlement européen en préparation doit faire en sorte que nous résorbions le retard européen dans le domaine de la production de batteries en Europe et que nous édictions les mêmes obligations environnementales, élevées, à l'égard des batteries importées.
La huitième recommandation porte sur le domaine spatial, enjeu de souveraineté majeur. La France et l'Union européenne doivent agir pour préserver notre place dans ce domaine.
J'en viens à la digitalisation et l'internationalisation de la monnaie chinoise, qui doivent faire l'objet d'une attention particulière. La Chine vise à proposer une alternative au système de paiements bancaires internationaux Swift. La digitalisation et l'internationalisation du yuan et de l'euro sont des sujets encore sous-estimés du développement financier et économique mondial de court terme. Il y a là, à notre sens, un impensé regrettable au regard des enjeux, et nous recommandons d'encourager l'Union européenne à prendre à bras-le-corps les sujets de la digitalisation de l'euro et de son rôle dans le système monétaire international. L'Union européenne ne doit pas prendre plus de retard dans ce domaine.
J'ai assisté à un petit-déjeuner hier avec le diplomate Alexandre Orlov, qui expliquait que, entre autres sanctions, les Américains envisageaient d'exclure les Russes du système Swift. La réponse russe consiste à dire qu'ils intègreront le système chinois, rendant de facto la sanction inopérante.
Le troisième axe consiste à définir une stratégie géopolitique européenne tenant compte de l'accession prochaine de la Chine au statut de première puissance mondiale.
S'agissant de la boussole stratégique européenne et de la stratégie européenne dans l'Indopacifique, nous recommandons que la France joue un rôle moteur, lorsqu'elle assumera la présidence du Conseil de l'Union européenne. L'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) doit être rééquilibrée politiquement et ne doit pas s'organiser uniquement autour de la rivalité sino-américaine, mais bien pourvoir à la défense euro-atlantique.
Enfin, l'Union européenne doit s'affirmer comme une puissance géostratégique stabilisatrice. Pour cela, elle doit étudier les moyens de développer son régime de sanctions politiques comme économiques et envisager cet outil de puissance sous toutes ses facettes : sanctions, droit extraterritorial européen, contrôle des exportations, notamment pour ce qui concerne les technologies de rupture, la lutte contre la corruption et le contrôle des investissements. Nous sommes extrêmement fermes sur ce point.
L'Union européenne comme la France doivent également continuer de mener un dialogue de haut niveau lucide et exigeant avec la Chine, sur les sujets qui constituent désormais les lignes rouges de la politique étrangère chinoise : le Tibet, Hong Kong, Taïwan, le traitement des minorités musulmanes du Xinjiang, la liberté de navigation, y compris en mer de Chine, les droits de l'homme. Il est indispensable que les États membres de l'Union européenne veillent à leur unité sur ces sujets.
Last but not least, le quatrième axe est de trouver le chemin d'une relation commerciale équitable avec la Chine.
Des efforts doivent être déployés pour mieux l'arrimer aux bonnes pratiques de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Je ne ferai qu'évoquer le sujet pourtant majeur du statut de pays en développement dont la Chine continue de bénéficier à l'OMC, alors qu'elle n'en a manifestement plus les attributs. Au-delà, il nous paraît nécessaire de soutenir l'adhésion de la Chine à l'accord plurilatéral sur les marchés publics de l'OMC, sous réserve que ne soient pas exclus de son champ d'application les provinces et les universités chinoises ni les projets développés dans le cadre de la politique chinoise des nouvelles routes de la soie.
L'AGI étant gelé, nous devons, sans céder en rien sur la défense des droits de l'homme, parvenir à mettre en oeuvre des relations commerciales équitables, équilibrées et transparentes. Nous recommandons d'examiner comment s'appliqueront aux entreprises européennes les lois chinoises sur le contrôle des exportations et sur la cybersécurité, et, le cas échéant, de porter ces questions devant les instances multilatérales.
Enfin, il est nécessaire de renforcer la transparence des marchés chinois, afin d'établir un environnement prévisible pour les entreprises européennes.
La naïveté n'est plus de mise face à la puissance chinoise en Europe. Nous avons constaté la mobilisation de nos interlocuteurs européens, à tous les niveaux.
Mme Gisèle Jourda. - La France a un rôle déterminant à jouer, elle qui plaide pour le renforcement de l'autonomie stratégique de l'Union européenne depuis longtemps.
Sa présidence de l'Union européenne au premier semestre 2022 devra donner à l'Union l'impulsion nécessaire pour prendre en compte, dans sa boussole stratégique et sa stratégie indopacifique, les réalités que nous venons de rappeler.
Nous devons maintenir les coopérations et le dialogue avec la Chine, afin de progresser avec elle sur la protection de l'environnement : l'Europe ne peut se désintéresser de la fragilité de l'Indopacifique face au dérèglement climatique, à la montée des eaux et à la raréfaction de la ressource halieutique. La France, puissance européenne dans cette zone stratégique, est particulièrement concernée par ces dangers, parce qu'elle y possède des territoires et la deuxième zone économique exclusive (ZEE) mondiale en superficie. La délégation aux outre-mer se penche actuellement sur la question de la place de nos ports dans ces régions. Je vous recommande de suivre ces travaux, qui révèlent des réalités insoupçonnées.
Il nous faudra enfin mener un dialogue exigeant en termes de défense des droits de l'homme avec la Chine.
La PFUE intervient dans un moment de bouleversement géostratégique et devra permettre à l'Europe d'en sortir renforcée.
En conclusion, j'évoquerai l'initiative européenne dite Global Gateway.
La pandémie n'a pas permis à la Chine d'améliorer son image. Celle-ci s'est aussi dégradée dans le cadre des projets liés aux routes de la soie, jugés souvent peu respectueux des questions sociales et environnementales et des règles de transparence dans les appels d'offres, et engendrant de la corruption et du surendettement payé très cher, contre cession d'infrastructures vitales.
L'Europe ne peut se trouver marginalisée face aux deux grands axes Chine-Russie, d'une part, et États-Unis et ses alliés anglo-saxons, d'autre part.
Dans ce contexte, vient à point nommé l'initiative dite Global Gateway - bien qu'elle ne soit pas traduite officiellement, on pourrait la traduire par « porte ouverte sur le monde » plutôt que par « portail global » ou « passerelle globale » - que vient de présenter la Commission européenne la semaine dernière, après que sa présidente l'eut annoncée dans son Discours sur l'état de l'Union en septembre dernier : l'Europe veut « créer des liens, pas des dépendances ?! », affirmait Mme von der Leyen.
Il s'agit d'un programme d'investissements massifs, au niveau mondial, dans les infrastructures physiques durables - câbles en fibre optique, réseaux numériques, de transport et d'énergies propres -, mais aussi dans l'éducation et la recherche, pour plus de 300 milliards d'euros entre 2021 et 2027. Il vise à construire, en pleine concertation avec les pays partenaires, un environnement garantissant des conditions de concurrence équitables, dans le respect de normes sociales, environnementales, éthiques, de propriété intellectuelle et d'accès aux marchés publics.
Son financement puisera à de multiples sources : il sera abondé par de nouveaux instruments financiers, comme l'instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale, dit NDICI-Global Europe, adopté en juin 2021 et doté de 79 milliards d'euros?; le Fonds européen pour le développement durable plus (FEDD+) mettra à disposition jusqu'à 135 milliards d'euros au titre de la garantie pour l'action extérieure de l'Union. En outre, l'instrument d'aide de préadhésion (IAP), doté de plus de 14 milliards d'euros, ainsi qu'Interreg, InvestEU et le programme de l'Union européenne pour la recherche et l'innovation Horizon Europe mobiliseront les capacités d'investissement, avec le soutien de la Banque européenne d'investissement (BEI), de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et, ajoute la Commission, du secteur privé. On ne peut manquer de relever que ces divers instruments financiers sont déjà appelés à être mobilisés dans le cadre d'autres programmes, ce qui relativise la portée de l'annonce européenne de Global Gateway.
Cette initiative sera « mutuellement renforcée », selon la Commission, par l'initiative américaine Build Back Better World, conformément aux engagements pris main dans la main avec l'Union européenne par les États-Unis lors de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques de 2021 (COP26).
M. Pascal Allizard. - Si elle ne mentionne nulle part expressément la Chine, cette initiative traduit assurément une vision du monde différente de celle des routes de la soie chinoises et structure, à l'évidence, une véritable réponse institutionnelle européenne. « Valeurs démocratiques et normes élevées », « bonne gouvernance et transparence », « partenariats égaux », « vert et propre », « axée sur la sécurité », « catalyser les investissements du secteur privé » : tels sont les grands axes proclamés par la communication conjointe de la Commission et du Haut Représentant du 1er décembre.
Cette initiative est accueillie avec intérêt par de nombreux pays partenaires ou voisins de l'Union européenne. Rien ne dit qu'ils ne chercheront pas à combiner les avantages que représente cette initiative avec ceux que peuvent encore présenter pour eux les propositions chinoises, dans une recherche d'équilibre entre leurs relations avec l'Union européenne et leurs relations avec la Chine. Nos travaux sur le partenariat oriental le démontrent régulièrement. Rien ne dit non plus que les entreprises chinoises ne pourraient pas participer à des consortiums dirigés par des entreprises européennes dans ces pays. Les normes élevées exigées par l'Europe pourraient faire hésiter certains pays qui souhaitent mener à bien des projets jugés vitaux pour eux à court terme, « quoi qu'il en coûte » à plus long terme.
Dans tous les cas, il sera intéressant d'observer la mise en oeuvre de cette réponse, de mesurer son impact, d'y participer - la France sera partie prenante à son application au prochain semestre - et d'analyser l'attitude de la Chine.
Bref, nous sommes sans doute au début d'une nouvelle ère, qu'il conviendra de suivre avec une particulière vigilance dans les prochains mois.
M. André Reichardt. - Ce réveil de l'Union européenne est un peu tardif. Je félicite nos rapporteurs pour l'ensemble de leurs propositions.
Une recommandation pourrait être renforcée. Nous pourrions aussi être présents dans d'autres continents, notamment en Afrique, que la Chine voit comme une priorité. La France y perd pied, alors qu'elle était aux avant-postes des relations diplomatiques et économiques avec les pays africains. J'ai rendu visite à mes collègues parlementaires dans un pays de l'Afrique de l'Ouest. Dans le hall d'entrée du Parlement, flambant neuf et gigantesque, bien plus grand que le Palais Bourbon et le Palais du Luxembourg réunis, trônait un panneau de dix mètres sur dix, représentant Xi Jinping et le président de ce pays se serrant la main. Les nouveaux locaux du Parlement avaient été intégralement financés par la Chine... je vous laisse imaginer les contreparties. Par exemple, en matière d'accès aux terres rares, la pression chinoise est très importante. Les pays de l'Union européenne s'affrontent encore dans ces pays d'Afrique, tandis que la Chine investit massivement. Nous ne pourrons pas rivaliser si nous ne sommes pas unis.
Je suis aussi préoccupé par la réponse de certains pays, dont la France, aux sollicitations chinoises en matière d'investissements. Manifestement, les États membres n'ont pas compris l'exigence qu'il y a à jouer groupés. Les Chinois investissent pour récupérer des entreprises en difficulté et rapporter les procédés scientifiques chez eux, non pour créer des entreprises. L'Union européenne est en décalage complet : elle doit donner une autre réponse à la volonté de développement économique hégémonique de la puissance chinoise.
M. Pascal Allizard. - Voilà qui conforte nos propos. Nous avons évoqué l'Afrique, ainsi que l'Amérique latine, au début de notre intervention. En 2017-2018, le premier contrat de pétrole entre la Chine et le Venezuela a été libellé en yuan, indexé sur l'or et rendu convertible dans les trois principales banques chinoises. L'accord n'a pas bien fonctionné, mais il s'agissait d'un prototype. Le jeu entre le dollar et le yuan est dangereux, et l'Europe doit se positionner.
Ramenons les volumes à leurs justes proportions. Les routes de la soie représentent 1 200 milliards de dollars, dont 294 dans l'Union européenne. L'initiative Global Gateway représente 300 milliards. L'Union européenne investit dans le monde entier la même somme que la Chine en Europe. Certes, ces fonds existent, mais ils sont préexistants et sont simplement redéployés.
Mme Gisèle Jourda. - Nous devons rester vigilants et bien mesurer la puissance de ses investissements?; nous devrons évaluer l'impact réel de l'ensemble de ces fonds.
M. Daniel Gremillet. - C'est la première fois, et je m'en réjouis, que nous évoquons la puissance chinoise dans le domaine agroalimentaire. J'étais en Nouvelle-Zélande lorsque le Gouvernement débattait pour savoir s'il fallait autoriser les Chinois à acquérir des laiteries. En Nouvelle-Zélande, j'ai constaté que leurs investissements vont bien plus loin que l'outil industriel, puisqu'ils font aussi l'acquisition des fermes et des terres. En France, nous avons payé le prix fort, quand ils ont investi dans la production de poudre de lait, puis sont partis en abandonnant les agriculteurs. Leur stratégie est bien plus fine, car ils vont au-delà de l'outil industriel. Si l'Union européenne ne se réveille pas, la sécurité alimentaire des Européens ne sera plus assurée à l'horizon de 2050. C'est la même logique qui prévaut en matière de terres rares.
Je vous remercie pour votre travail, votre lucidité et vos propositions. Nous avons besoin d'unité à l'échelle européenne et d'une politique commune. La PFUE pourrait être une chance, car la France a toujours été un leader de la construction européenne. Cependant, je crains que nous soyons fragilisés.
Mme Gisèle Jourda. - Cette incursion de la Chine dans le domaine agricole passe aussi par des symboles de prestige : les Chinois ont acquis un nombre important de grands vignobles français. À ce titre, ils ont de grandes facilités pour acheter domaines et châteaux, alors que les Français ont de grandes difficultés à exporter leurs vins en Chine.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je félicite à mon tour les rapporteurs. J'ai pu faire bon usage de leurs premières analyses lors d'un forum à Washington il y a quinze jours. Les États-Unis commencent à intégrer la dangerosité de la Chine, alors qu'ils sont longtemps restés obnubilés par la Russie.
Revenant du forum sur la paix et la sécurité de Dakar, je ne puis que confirmer les propos de Daniel Gremillet et d'André Reichardt sur la portée de l'influence chinoise en Afrique. Comme le montre la mission de Florence Parly et de Jean-Yves Le Drian à l'Institut Pasteur de Dakar, il y a des initiatives françaises et européennes importantes, notamment contre le sida. Toutefois, la ministre des affaires étrangères du Sénégal, que j'ai reçue il y a quelques mois, avait balayé du revers de la main le sujet de l'influence chinoise en me demandant pour quelle raison son pays refuserait l'argent que la Chine est prête à donner.
Les exemples similaires à celui qui a été évoqué par André Reichardt sont nombreux, et ce depuis longtemps : par exemple, le Parlement du Vanuatu avait été intégralement financé par la Chine il y a plus de quinze ans.
M. Pascal Allizard. - Les Africains commencent à mesurer leur degré de dépendance à l'égard de la Chine et ses conséquences, avec des défauts de paiement et des clauses de nantissement activées sur des infrastructures publiques : ces atteintes à la souveraineté posent problème. En en prenant conscience, la Chine en vient même à des abandons de créance.
De plus, il y a des résistances locales. Je me suis rendu à Djibouti, où la Chine a bâti des infrastructures colossales, dont une base militaire avec un quai en pleine mer, et a construit une gare et une ligne de train vers Addis-Abeba, qui entre en concurrence avec la route nationale qui relie ces deux villes et devait réduire à néant la noria de 800 à 1 000 camions qui la sillonnent tous les jours. Or l'écosystème local, les petites villes sur la route, les stations-service, les conducteurs et leurs familles ont résisté, à tel point que les trains sont aujourd'hui ensablés. Le ministre djiboutien de l'intérieur, avec qui j'ai échangé, tout en restant officiellement en contrat avec la Chine, n'en était pas forcément mécontent. En revanche, cette résistance a été alimentée par des États musulmans, venus par ailleurs financer des mosquées et des écoles coraniques. C'est un autre problème...
M. Jean-Michel Arnaud. - La Chine a aussi une forte influence dans le Pacifique, où la France a des territoires. Disposez-vous d'éléments à même de nous éclairer à ce sujet ?
Mme Gisèle Jourda. - Nous avons surtout travaillé sur l'avancée de la puissance chinoise en Europe, sans cibler spécifiquement le Pacifique. Toutefois, puisque l'affaire des sous-marins et de l'alliance dite Aukus - pour Australia, United Kingdom et United States - est arrivée en même temps que la publication du rapport, nous sommes restés attentifs à ce sujet.
M. Pascal Allizard. - Nos territoires ultramarins sont bien la cible des Chinois, à la fois en termes d'investissement et d'influence. André Gattolin a pu retrouver des indices de cette influence chinoise sur les médias et l'éducation dans le cadre de son rapport sur l'enseignement supérieur.
La Chine se tient déjà prête à déployer tous ses moyens en Nouvelle-Calédonie si celle-ci devait larguer les amarres.
Mme Gisèle Jourda. - La Chine est aussi intéressée par le nickel et les terres rares présentes sur ce territoire.
M. Pascal Allizard. - Aujourd'hui, l'enjeu est un saut technologique vers une nouvelle filière de batteries et vers la 6G européenne, qui nous permettra de nous affranchir de dépendances aux terres rares et à la technologie actuelle, en partie contrôlées par la Chine.
M. Alain Cadec, président. - 80 % du silicium des panneaux photovoltaïques européens vient de la Chine : nous sommes totalement dépendants. Les exemples sont nombreux.
M. Henri Cabanel. - Je m'associe aux propos tenus. Le Sénat produit un excellent travail, à partager avec l'Assemblée nationale pour entrainer une force commune de propositions. Il s'agit maintenant de convaincre nos partenaires européens. Nous pouvons partager nos inquiétudes vis-à-vis de la Chine même si nos enjeux sont différents.
Mme Gisèle Jourda. - Nous avons vu les avancées de la Chine sur l'Europe, avec le format « 17+1 », c'est-à-dire des accords bilatéraux entre la Chine et des États européens, dont certains membres de l'UE, et avons donc souhaité sonner l'alarme.
La Lituanie s'en est retirée : des trous dans la raquette apparaissent dans ce dispositif, mais il reste difficile pour les pays européens de s'en extraire. Il faut les accompagner face à l'impact croissant du parti communiste chinois (PCC) dans les entreprises françaises en Chine, mais aussi en France, créant un maillage sur notre sol.
M. Pascal Allizard. - Gardons bien à l'esprit que tout citoyen chinois, notamment vivant à l'étranger, reste un agent de renseignement pour son pays et est régulièrement débriefé par l'autorité consulaire.
Sur le format « 16+1 », initialement « 17+1 », il fallait faire exploser cette mauvaise structure, mais sans culpabiliser les États parties. Je rappelle que, même si la France n'a jamais contracté avec la Chine sur les routes de la soie, elle est l'un des premiers destinataires des 294 milliards d'euros d'investissements chinois en Europe.
M. Alain Cadec, président. - Je vous remercie de nouveau pour la qualité de cette communication. L'Europe doit s'éveiller, car la Chine l'a déjà fait, incontestablement.
Éducation - Liberté académique en Europe - Communication, proposition de résolution européenne et avis politique
M. Alain Cadec, président. - Nous allons maintenant entendre André Gattolin, qui a mené un travail approfondi sur les tentatives étrangères d'influence dans le monde de la recherche et de l'enseignement supérieur français. La mission d'information constituée en juillet 2021 à l'initiative de son groupe du Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI) a formulé d'intéressantes propositions pour armer notre pays et préparer ses établissements à ce qui sera l'un des grands défis du XXIe siècle : préserver et mieux protéger notre patrimoine scientifique, nos libertés académiques et l'intégrité de la recherche. Il a souhaité compléter ce travail avec une approche européenne.
M. André Gattolin, rapporteur. - Avant tout, je souhaite remercier Pascal Allizard et Gisèle Jourda pour le travail qu'ils ont accompli. Ils ont travaillé avec une vision globale nécessaire, l'influence de la Chine étant systémique. Nous avons besoin en complément d'examiner cette influence de manière approfondie, domaine par domaine.
Un rapport de nos collègues sénateurs italiens montre la manière dont la Chine s'empare des objectifs de l'Europe et des pays développés, à savoir la transition numérique et écologique : alors qu'elle ne respecte aucun de ses engagements climatiques et environnementaux, la Chine a massivement investi dans la recherche sur les smart technologies de transition environnementale. Nous risquons de devenir dépendants d'eux dans ce domaine : sous couvert d'un prétendu multilatéralisme, la Chine n'est plus seulement la fabrique du monde et investit de façon anticipée sur les domaines dont elle sait qu'ils intéresseront les Européens.
Comme vous le savez, j'avais proposé que le Sénat engage une mission d'information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français. J'en ai été nommé rapporteur en juin. Nos travaux, adoptés fin septembre à l'unanimité, ont été très bien reçus dans le monde académique et auprès des services de l'État, économiques mais aussi de renseignement, chargés de ces questions.
Dans le temps limité qui nous était imparti, nous n'avons malheureusement pas pu nous intéresser autant que nous l'aurions souhaité à la situation de nos voisins européens. J'ai donc voulu prolonger le travail de la mission en vous présentant une proposition de résolution européenne ainsi qu'un avis politique.
Dans le cadre de la mission d'information, nous avons identifié un spectre d'interventions extra-européennes de gravité variable, allant de la simple influence, diplomatie culturelle et scientifique - le traditionnel soft power -, à la trahison et à l'espionnage. Ces derniers concernent la sécurité nationale et relèvent du champ de compétence exclusif des États membres, qui s'appuient sur leur arsenal juridique et leurs services de renseignements.
En accord avec le président Rapin, co-rapporteur avec moi sur les sujets « recherche » au sein de notre commission, il m'a semblé pertinent, en vue de la présentation de cette proposition de résolution européenne, de réfléchir sur les pratiques d'interférence et d'ingérence dites douces, une zone grise qui n'est définie ni sur le plan académique ni sur le plan pénal. Nous disposons d'instruments de protection pour certains domaines académiques, mais il y a un vide sur les sciences humaines et sociales, considérées non stratégiques alors que beaucoup s'y joue.
La division des communications stratégiques du Service européen pour l'action extérieure (SEAE), nommée STRAT.2, qui lutte contre la désinformation et les manipulations d'informations émanant d'acteurs étrangers, nous a confirmé que les principales ingérences dans ce domaine viennent de Chine. Pour autant, ma démarche se veut agnostique : nous n'ignorons pas les actions d'autres acteurs comme la Turquie et l'Azerbaïdjan. Concernant la Chine, elles prennent des formes diverses, visant en majorité à contrôler le discours porté sur ce pays, notamment en censurant les sujets sensibles comme Taïwan, le Tibet, les Ouïghours ou encore la surveillance de la population.
La Hochschulrektorenkonferenz, qui rassemble la plupart des établissements allemands d'enseignement supérieur et de recherche, nous a ainsi indiqué que, en 2018, 26 % des sinologues allemands déclaraient avoir été empêchés dans leurs recherches, 9 % avoir déjà été convoqués par les autorités chinoises, et 5 % s'être vu refuser un visa. En outre, près de 70 % d'entre eux se disaient préoccupés par la question de l'autocensure, pernicieuse car peu visible. À cet égard, la présidente de l'université de La Réunion, où se trouve un centre Confucius, nous a indiqué, lors de son audition devant la mission d'information, que lorsqu'elle a supprimé la double présidence française et chinoise de ce dernier et refusé la création d'un « institut des routes de la soie », elle a subi des remontrances de ses collègues, qui craignaient des pertes de financements et d'être privés de visa pour la Chine.
Cette volonté de contrôler le discours vise également la diaspora, notamment les étudiants chinois, fort nombreux en Europe - ils sont le premier contingent d'étudiants étrangers en Allemagne et au Royaume-Uni, et le deuxième en France. Ces étudiants sont « invités » à soutenir la ligne du parti, et on assiste là encore à des pratiques d'autocensure chez les étudiants de la diaspora, qui craignent des représailles sur leurs familles restées en Chine. De plus en plus de professeurs, lorsqu'ils font des cours sur la Chine, sont obligés de censurer leurs cours : on ne parle plus, par exemple, du problème des minorités, mais de questions démographiques diverses. Avec les cours en ligne, les signalements de la part d'étudiants se font plus précis et vérifiables : des professeurs ont ainsi pu être contactés par l'ambassade de Chine, qui dénonçait des citations précises, et précisément horodatées, souvent après un signalement par un étudiant chinois.
Dans ce cadre, les fameux instituts Confucius sont souvent mis en cause : pas plus tard qu'en octobre dernier, la présentation d'une biographie de Xi Jinping à l'institut Confucius de Hanovre a été annulée. Tout le monde s'est récemment étonné du financement par l'université de Birmingham, à hauteur de 80 000 livres, d'une étude portant sur les « méchants » parlementaires britanniques et européens critiques envers la Chine. Comment s'en étonner quand on sait que les ressources propres de certains établissements dépendent parfois à plus de 30 % des inscriptions d'étudiants chinois ? La question de l'indépendance de ces établissements est donc posée.
Toutes ces pratiques ont un point commun : elles portent atteinte à ce que l'on appelle les « libertés académiques ». J'emploie le pluriel à dessein, car le concept général de liberté académique recouvre des droits divers. Tout d'abord, il s'agit de la liberté de l'enseignement supérieur, qui implique tant le droit pour les étudiants d'étudier que celui pour les enseignants d'enseigner. Nous trouvons ensuite la liberté de la recherche, qui implique, pour les chercheurs, le droit de choisir librement leurs sujets de recherche, le libre accès aux sources et données nécessaires à leurs travaux, et le droit de disposer des résultats de leurs recherches, notamment en les publiant et en les présentant librement, y compris dans leurs cours.
Par ailleurs, pour que ces droits individuels puissent être mis en oeuvre, la liberté académique suppose l'autonomie institutionnelle des établissements d'enseignement supérieur et de recherche, comme l'a précisé la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans son arrêt du 6 octobre 2020.
Enfin, la liberté académique implique des obligations pour les États : la respecter, la protéger et la promouvoir.
L'Union dispose de compétences respectivement d'appui et partagées dans les domaines de l'éducation et de la recherche ; elle est donc fondée à agir pour défendre et protéger la liberté académique.
Mais que peut, concrètement, l'Union européenne ? Comme nous l'ont signalé les représentants de la direction générale chargée de la recherche et de l'innovation de la Commission européenne (DG RTD), une prise de conscience a eu lieu, en particulier depuis la publication en 2019 de la nouvelle stratégie européenne sur la relation entre l'Union et la Chine. Ce document pose les bases d'une nouvelle approche des relations sino-européennes, plus réaliste et volontariste, visant à un meilleur équilibre et à davantage de réciprocité, y compris dans le cadre des partenariats de recherche.
Au-delà du cas chinois, cet objectif a été rappelé, plus globalement, dans la communication de la Commission du 18 mai dernier sur la stratégie de coopération internationale de l'Europe en matière de recherche et d'innovation. Nous sommes donc un peu moins naïfs, même si un eurodéputé allemand du parti populaire européen (PPE) m'a confirmé que les programmes de recherches européens et les données ainsi produites restent souvent en accès libre, y compris pour nos compétiteurs.
La communication de la Commission affirme explicitement la volonté de l'Union de promouvoir une science ouverte à la collaboration internationale « dans un environnement démocratique, inclusif et favorable, sans ingérence politique, défendant la liberté académique et la possibilité de mener des recherches motivées par la curiosité, dans le respect et sous la protection de la charte des droits fondamentaux de l'UE ».
De par sa puissance scientifique - je rappelle que le programme Horizon Europe est le premier programme de recherche publique au monde -, l'Europe a la capacité pour façonner selon ses valeurs le futur espace mondial de la recherche. L'on pourrait même dire qu'elle en a le devoir, puisque c'est sur le fondement de ces principes libéraux, qui autorisent la curiosité, voire l'impertinence, mais aussi le libre partage des résultats de la recherche, que pourront s'élaborer les réponses aux grands défis mondiaux actuels.
Dans le même temps, un mouvement s'est dessiné à l'intérieur même de l'Europe visant à réaffirmer l'importance de la liberté académique en tant que fondement du succès de la recherche. Depuis le Moyen-Âge, les universités sont l'un des fondements culturels de l'Europe. Les idées des Lumières sont fondamentales dans les libertés académiques.
Ce rappel n'a rien d'anodin, compte tenu des atteintes commises dans différents pays d'Europe ces dernières années : volonté du Gouvernement hongrois de stopper le financement des études de genre sur le budget national, poursuites systématiques contre les chercheurs polonais travaillant sur la Shoah en Pologne, ou - cas paroxystique - bannissement par le gouvernement Orban de l'université d'Europe centrale de George Soros.
Il faut dire que la liberté académique a longtemps été une valeur implicite en Europe, et qu'elle ne faisait l'objet que d'un consensus tacite. Par exemple, dans le cadre du processus de Bologne, amorcé en 1999 pour créer un espace européen de l'enseignement supérieur, la question de la liberté académique n'a été discutée qu'à partir de 2017. Elle n'a fait l'objet d'une définition commune qu'en 2020.
D'ailleurs, si l'article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne la mentionne explicitement, cette liberté est inégalement protégée dans les différents États membres : alors qu'elle est inscrite dans la Loi fondamentale allemande depuis 1949, en France, elle n'apparaît pas explicitement dans la Constitution, mais est reconnue depuis 1984 comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Elle n'apparaît pas non plus dans la Convention européenne des droits de l'homme, et n'est protégée à ce titre que partiellement, en tant que manifestation de la liberté d'expression. En fait, plusieurs jugements de la CJUE et de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ont montré qu'il n'y avait pas de statut normatif consolidé des libertés académiques. Je pense notamment à la réforme des universités en Hongrie, pour laquelle la CJUE, dans l'arrêt mentionné précédemment, a dû se baser sur un article de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) pour condamner la Hongrie pour atteinte à la liberté académique. Le commissaire européen Didier Reynders a reconnu, lors de son audition devant la commission des affaires européennes il y a quelques jours, qu'en ce qui concerne l'Etat de droit, il était souvent nécessaire de passer par de tels détours juridiques pour défendre certaines libertés fondamentales. Au niveau du Conseil de l'Europe également, certains concepts juridiques mériteraient d'être renforcés.
Malgré ces différences d'approche entre pays, les gouvernements des vingt-sept États membres de l'Union se sont engagés, à travers la déclaration de Bonn du 20 octobre 2020, à mettre en place un système européen de surveillance de la liberté de la recherche scientifique et de protection de la recherche contre toute intervention politique. Le nouveau pacte pour la recherche et l'innovation en Europe, présenté le 16 juillet dernier, rappelle ce principe de liberté et d'intégrité de la recherche scientifique.
Le Conseil ayant approuvé le pacte et la stratégie de coopération internationale, il est maintenant temps de développer un agenda et d'élaborer des outils de suivi.
Un certain nombre d'initiatives ont été engagées, en ordre dispersé, ces dernières années : un index de la liberté académique, l'Academic Freedom index (AFi), qui concerne plus de 170 pays, a été créé par le Global Public Policy Institute et l'organisation non gouvernementale (ONG) Scholars at Risk, tandis que l'Association européenne des Universités (EUA) a mis au point un index de l'autonomie des universités dans vingt-neuf pays d'Europe. Le projet InsPIREurope, soutenu par Scholars at risk et l'EUA, aide, lui, les chercheurs de toutes nationalités en danger, grâce notamment au financement de l'Union européenne, via les actions Marie Skodowska-Curie.
Ces différentes initiatives doivent maintenant être mises en cohérence. L'Union peut jouer un rôle pour impulser une action globale et coordonnée en intégrant la protection et la défense de la liberté académique dans chacune des actions qu'elle mène en matière d'enseignement supérieur et de recherche, et en l'incluant systématiquement, en tant que liberté fondamentale, dans les démarches relatives au respect des droits de l'homme et de l'État de droit, à l'intérieur et à l'extérieur de l'Union.
Concrètement, la première étape serait de disposer d'un diagnostic solide de la situation, non seulement dans l'Union, mais également chez nos partenaires extra-européens. Nous suggérons donc que la Commission dresse un état des lieux de la situation en Europe et en assure le suivi.
Nous avons eu un échange avec le service STRAT.2 du SEAE, dont le discours n'est pas celui de la Commission : ils savent que l'enjeu politique est très fort et reconnaissent qu'il n'y a pas de remontée de tous les abus au niveau européen. Sur leur suggestion, nous proposons qu'un mécanisme de signalement des incidents soit mis en place, sur le modèle du Rapid Alert System récemment mis en place pour la désinformation. Le problème, c'est que tous les chercheurs ne connaissent pas les procédures de signalement qui existent déjà, par exemple en France, via le fonctionnaire de sécurité et de défense (FSD).
La dimension de respect de la liberté académique devrait par ailleurs être systématiquement incluse dans les rapports d'évaluation d'Horizon Europe et d'Erasmus+.
Une commission ad hoc, composée notamment de représentants de l'ensemble de la communauté universitaire, pourrait être chargée d'élaborer des indicateurs fiables pour évaluer le respect de la liberté académique, par pays et par institution, sur la base des indicateurs déjà existants. Ces derniers devraient également, à moyen terme, permettre la mise en place d'un classement des universités alternatif au classement de Shanghai, qui prenne en compte le respect de la liberté académique, mais aussi de l'intégrité scientifique et de l'autonomie des universités. Aujourd'hui, les trois grands classements des universités portent sur des éléments volumétriques. Si nous mettons en place des critères valorisant les valeurs précitées, nous pourrons engager un cercle vertueux. Il faut associer la communauté universitaire à cette démarche.
Enfin, pour soutenir cet effort et aider au développement de solutions innovantes, la recherche sur la liberté académique pourrait faire l'objet d'un financement spécifique dans le cadre des clusters d'Horizon Europe, en tant que grand défi sociétal, à côté de l'environnement, de la transition numérique ou du vieillissement de la population.
La Commission a annoncé la publication, dans quelques semaines, de lignes directrices pour contrer l'ingérence étrangère dans le monde académique, qui devraient comporter un volet sur la liberté académique. Je salue cette initiative, et souhaite que ces lignes directrices posent des principes de transparence sur les financements, les conflits d'intérêts et les incidents constatés. Il importe aussi que, compte tenu de la triple dimension de la liberté académique, qui comprend à la fois des droits individuels, pour les chercheurs, les enseignants et les étudiants, des droits pour les institutions académiques - en premier lieu, leur autonomie - et des obligations pour les États, ces lignes directrices puissent se décliner à l'attention de chacun de ces acteurs.
On peut relever que, pour la première fois, à la demande du Parlement européen, le programme-cadre de recherche européen, Horizon Europe, mentionne explicitement la liberté académique - c'est le considérant 72. L'eurodéputé Christian Ehler, rapporteur sur le programme Horizon Europe au Parlement européen, m'a indiqué qu'il avait obtenu ce résultat par chantage, en menaçant de ne pas faire voter le règlement si un considérant sur la liberté académique n'était pas ajouté. La Commission doit aujourd'hui en tirer toutes les conséquences, et intégrer cette dimension dans chaque accord d'association et dans toutes les conventions de participation d'entités issues de pays tiers à des actions financées par Horizon Europe.
Il est également nécessaire de créer une véritable culture de la liberté académique parmi les chercheurs, mais aussi les étudiants et les enseignants : des modules de formation obligatoires devraient être inclus pour les mobilités et programmes financés par les fonds européens, et, plus largement, des boîtes à outils pourraient être mises à disposition de l'ensemble des acteurs de l'enseignement supérieur et de la recherche, y compris en matière de cybersécurité. Il y a huit ans, lors de l'adoption d'une résolution, nous avions déjà souligné avec Colette Mélot l'importance, pour tous les étudiants bénéficiant d'Erasmus, d'être avertis de tels risques, notamment s'agissant des données de recherche en cours de développement.
Il faudra aussi poser la question de la conditionnalité des financements européens, que ce soit pour les établissements européens ou extra-européens participant à des programmes de recherche ou d'échanges universitaires de l'Union - la difficulté étant de ne pas punir doublement les chercheurs ou les étudiants subissant les turpitudes d'un gouvernement trop interventionniste, en les privant systématiquement de financement.
À plus long terme, il sera sans doute utile de réfléchir, avec toutes les parties prenantes, à l'opportunité d'une évolution du cadre juridique européen, afin de disposer d'outils plus opérants pour pouvoir défendre la liberté académique en Europe, y compris dans sa dimension institutionnelle.
Je conclurai en reprenant les termes de l'universitaire et spécialiste des droits de l'homme canadien, Michael Ignatieff, qui était directeur de l'Université d'Europe Centrale - qui a dû être fermée en Hongrie - de 2016 à 2021 : « Lorsque nous tentons de définir ce qu'est la démocratie, nous pensons au règne de la majorité, à l'indépendance des médias, à celle de la justice, à l'équilibre des pouvoirs. Mais cela concerne aussi, et c'est crucial, l'existence d'institutions qui se gouvernent elles-mêmes, sans interférence de la part de l'État. » En effet, la liberté académique n'est pas un privilège accordé à une caste universitaire, mais constitue une valeur démocratique fondamentale. Ses violations ne portent pas seulement atteinte à la communauté scientifique ; c'est l'ensemble de la société qu'elles affectent in fine.
Parce qu'elle a pour corollaire l'intégrité scientifique, qui implique le respect des principes de fiabilité, d'honnêteté et de responsabilité, la liberté académique est aussi un remède contre la défiance croissante envers la science. En juillet dernier, un grand retournement s'est produit dans le monde scientifique : pour la première fois, la Chine a devancé les États-Unis en matière de publications scientifiques. Selon des études réalisées par des chercheurs européens, un grand nombre de ces publications ne sont que des copies d'articles qui ont déjà été publiés dans d'autres revues. Ce phénomène a pris de l'ampleur, car le nombre de publications internationales est l'un des principaux critères d'évaluation des universités. Ne soyons pas naïfs et protégeons nos travaux. En assurant une éducation libre, plurielle, contradictoire, qui éveille l'esprit critique, la liberté académique est aussi un remède contre le repli sur soi, le communautarisme, l'atrophie du débat public.
Pour toutes ces raisons, la France doit, lors de sa présidence du Conseil de l'Union européenne, mettre cette question tout en haut de son agenda. Nous avons soumis un grand projet de conférence avec les vingt-sept États membres et leurs partenaires, mais nous n'avons pas encore reçu de réponse à ce sujet. Nous voulons rappeler au Gouvernement qu'il ne faut pas abandonner ce qui a été engagé lors de la présidence allemande, la présidence slovène n'ayant pas été très allante en la matière.
La Commission européenne a fait de la recherche et de l'innovation l'un des cinq piliers de sa stratégie géopolitique globale, dévoilée le 1er décembre dernier, en insistant sur la nécessité de partenariats fondés sur les valeurs démocratiques, la transparence, la réciprocité et la sécurité. Lorsque je me suis entretenu avec les responsables européens de la direction en charge de la recherche et de l'innovation. Ils ont indiqué que la liberté académique n'était pas un programme de recherche en soi. Certes, mais celui-ci inclut de nombreux éléments de recherche avec des pays tiers. Nous devons donc, là aussi, poser plus fermement des conditions.
Dès lors, une déclaration de haut niveau reconnaissant la liberté académique non pas comme l'une des valeurs, mais en tant que socle de toute coopération internationale dans le domaine de l'enseignement supérieur et la recherche, serait une étape clef dans la mise en place d'une véritable diplomatie scientifique et universitaire européenne.
M. Alain Cadec, président. - Merci beaucoup de cette présentation très dense.
M. Jacques Fernique. - Particulièrement claire, précise et intéressante. Je suis impressionné par le nombre de documents disponibles sur le sujet.
M. André Gattolin, rapporteur. -À la suite des nombreuses auditions que nous avons organisées, nous nous sommes rendu compte que la référence à la liberté académique, scientifique, et à l'autonomie universitaire figurait bien dans des textes européens, mais de manière très fragmentaire. Nous avons beau avoir cherché l'exhaustivité, il manque quelque chose de générique. En effet, l'Union européenne, qui s'est fondé sur la liberté et le droit du marché, fait encore preuve d'une très grande faiblesse dès lors qu'elle doit aborder les droits fondamentaux ou des questions géostratégiques. Et en cas de recours devant la CJUE ou la CEDH concernant les droits fondamentaux, une bonne argumentation relève de l'équilibrisme !
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Ne serait-il pas intéressant d'élaborer une résolution qui énoncerait la nécessité de cette liberté académique ? L'intégration de ce principe dans les textes européens serait très utile.
M. André Gattolin, rapporteur. - La réponse existe partiellement au travers de la déclaration de Bonn de fin 2020. L'Allemagne est très rigoureuse à cet égard, plus que le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la République tchèque ou la France. Nos voisins outre-Rhin parlent de la liberté de la recherche scientifique, car les libertés académiques pour l'enseignement supérieur sont déjà en partie incluses dans le processus de Bologne. Ces deux véhicules forment un ensemble déclaratif. Il faut leur donner une valeur juridique, ce qui suppose un débat avec les universitaires, les États membres et des juristes pour cadrer le dispositif, mais aussi les pays tiers. Nous aurions voulu aller plus loin dans la PPRE, mais nous risquions de nous heurter comme toujours à la Pologne ou à la Hongrie. Il faut aussi prendre en compte de futures adhésions provenant des Balkans. Dans l'une de nos préconisations, nous soulignons que, même si le processus de candidature et d'intégration de l'Albanie ou de la Macédoine a été réformé à la demande de la France, il faudrait encore compléter le processus. En effet, il ne faut pas sous-estimer l'influence de la Chine dans ces pays. L'audition de l'ambassadrice serbe auprès de l'Union européenne nous a fait prendre conscience que les Hongrois étaient « des amateurs », par rapport à certains pays candidats, qui réclamaient ouvertement à l'Union européenne plus d'argent, en échange d'une prise de distance avec les influences des Russes et des Chinois.
Mme Gisèle Jourda. - Cette audition était en effet ubuesque !
M. André Gattolin, rapporteur. - En France, depuis la IIIe République, l'ouverture d'un établissement primaire ou secondaire fait l'objet d'un contrôle et d'une autorisation. Ce n'est pas le cas d'un établissement d'un enseignement supérieur. Une université chinoise pourrait s'implanter chez nous, même si ses diplômes ne sont pas reconnus. Et personne aujourd'hui ne surveille le discours véhiculé dans les instituts Confucius. Le cadrage de la notion de liberté académique est la seule solution à notre disposition pour éviter des dérives, islamiques ou autres, dans notre pays.
Mme Christine Lavarde. - Votre propos est passionnant et suscite une interrogation de ma part. Certains enseignants se contraignent dans leur enseignement de peur de représailles. Dans ce cas, doit-on continuer à accueillir des étudiants chinois ? J'entends qu'il existe un enjeu économique derrière cette réalité, mais cela justifie-t-il de sacrifier la liberté d'enseignement ?
M. André Gattolin, rapporteur. - Votre question est, comme de coutume, très pertinente. Les Japonais qui accueillent des étudiants chinois prennent beaucoup plus de précautions : ils se renseignent réellement sur les profils et les parcours des candidats, surveillent leurs stages, leurs parcours et leurs publications ultérieures, pour éviter tout vol ou détournement d'informations. En France, un enseignant d'un institut Confucius qui accompagnait des étudiants lors d'une visite d'une école d'aviation militaire s'est finalement rendu compte qu'il s'agissait de policiers.
Je ne suis pas contre les échanges, mais un professeur de l'École Centrale m'a indiqué que certains de ses étudiants chinois déploraient les pressions dont ils feraient l'objet s'ils s'exprimaient librement dans le mémoire qu'ils préparent en France, puisque ce dernier doit faire l'objet d'une validation complémentaire de la part des autorités chinoises, à leur retour en Chine. Il accepte donc parfois que ses étudiants rédigent un double mémoire, avec une version officielle et une autre officieuse, pour ne pas entraver la découverte du système européen par l'étudiant chinois. Aujourd'hui, de plus en plus d'étudiants chinois sont enrôlés dans des associations d'étudiants chinois et y subissent un contrôle très étroit. Il faudrait sérieusement réfléchir à la légalité des organisations de ce type.
Nos universités ne pratiquent pas de droits différenciés pour les étudiants étrangers, ce qui préserve nos universités de l'affluence de ressources financières externes. Ce n'est pas le cas des écoles de commerce ou de certaines écoles d'ingénieurs, qui pratiquent des droits parfois très élevés, de l'ordre de 15 % à 20 % de leurs ressources - contre 30 % à 40 % pour certaines universités britanniques -, limitant d'autant leur autonomie. Quand on vous propose un partenariat avec une université chinoise, il est difficile de refuser.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Tous les pays européens ont des droits d'inscription différenciés selon que l'on est membre de l'Union européenne ou non. Aller étudier au Royaume-Uni est très onéreux pour un jeune Français. Nous avons consenti des efforts considérables pour accueillir les étudiants chinois, avec l'adoption d'un texte de loi pour qu'ils puissent bénéficier d'enseignements en anglais. Or nous sommes censés nous battre pour notre langue !
M. André Gattolin, rapporteur. - Nous sommes souvent face à des injonctions contradictoires. L'Agence française de développement (AFD) aide la Chine à hauteur de 140 millions d'euros par an, dont la moitié facilite la venue d'étudiants chinois en France. Nous ne sommes pas du tout regardants sur les visas, et il faut vraiment que la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ait repéré une personne en particulier pour que l'ambassade soit prévenue. De son côté, même avant la pandémie, la Chine a commencé à se fermer à la venue d'étudiants européens sur son territoire. Si ce n'est pas de la naïveté de la part du Gouvernement, c'est au moins une forme de bienveillance à la limite de l'aveuglement.
La commission des affaires européennes adopte à l'unanimité la proposition de résolution européenne disponible en ligne sur le site du Sénat ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
M. André Gattolin, rapporteur. - Nous avons fait un pas sur ces questions ; j'en remercie la commission.
La réunion, suspendue à 10 h 25, est reprise à 10 h 30.
- Présidence de de M. Alain Cadec, vice-président de la commission des affaires européennes et de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques -
Agriculture et pêche - Audition de Mme Annick Girardin, ministre de la mer
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Madame la ministre, je vous remercie de votre venue au Sénat pour nous exposer les dernières données du différend qui oppose la France et l'Union européenne (UE), d'une part, au Royaume-Uni et aux îles anglo-normandes, d'autre part, pour l'accès de nos pêcheurs à leurs eaux. J'espère que votre venue sera aussi l'occasion de nous annoncer - qui sait ? - quelques bonnes nouvelles.
L'actualité des jours à venir sera riche : demain, 10 décembre, constituera à la fois la date butoir fixée par la Commission aux autorités britanniques pour l'octroi des licences manquantes et la date limite pour la négociation des totaux admissibles de capture, les fameux TAC, dans les eaux britanniques ; les dimanche 12 et lundi 13 décembre verront se dérouler le traditionnel Conseil des ministres de la pêche de l'UE, qui permettra de fixer les TAC et les quotas par État dans les eaux européennes.
Mais je laisserai notre collègue Alain Cadec, familier des arcanes européens, vous poser des questions au sujet de l'influence française à Bruxelles, au nom de la commission des affaires européennes du Sénat.
Il était important pour le Sénat, chambre des territoires, de se saisir de la question des licences de pêche. La pêche représente certes moins de 1 % du PIB, mais elle joue un rôle absolument déterminant dans l'aménagement du territoire, car un emploi en mer, ce sont en moyenne quatre emplois à terre.
C'est pourquoi nous avons décidé de confier à Alain Cadec, président du groupe d'études « pêche et produits de la mer », un rapport qui sera présenté devant les commissions des affaires économiques et européennes, réunies conjointement, le mercredi 15 décembre prochain. Ce sera, cher Alain, l'occasion de dresser le bilan du cycle qui est en train de s'achever, on l'espère, avec les licences, et de proposer des perspectives plus enthousiasmantes pour la pêche pour les années à venir.
Madame la ministre, je profite de votre présence pour, au nom de tous mes collègues de la commission des affaires économiques, pousser un cri d'alarme sur l'après-juin 2026, correspondant à la fin de la période transitoire d'application de l'Accord de commerce et de coopération, conclu le 24 décembre 2020, entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.
Au-delà de la question des licences, qui devait constituer la partie la plus facile de la négociation, il y a la perspective de renégocier chaque année nos quotas de pêche dans les eaux britanniques et de subir des « mesures techniques » qui sont autant de barrières à l'entrée. Le schéma serait un peu celui qui existe aujourd'hui dans les eaux norvégiennes, à la différence près que nous sommes beaucoup plus dépendants de la Manche que de la mer du Nord.
On peut craindre que les Britanniques marchandent leurs quotas ou que nos équipages passent sous pavillon britannique : dans les deux cas, il s'agirait d'une perte de valeur pour notre filière pêche. Ma question est donc simple : comment voyez-vous les choses se dessiner après 2026 ? Quelles sont les perspectives ?
Je voudrais maintenant vous relater notre rencontre de la semaine dernière, avec la présidente de la Commission européenne. Mme Ursula von der Leyen a évoqué d'elle-même le sujet des licences devant la délégation du Sénat, c'était plutôt de bon augure ! Mais quelle n'a pas été notre surprise d'apprendre que pour la Commission, tout va bien, il n'y a pas de problème. Comme si la centaine de licences restante n'était qu'un « résidu statistique » alors qu'il y a, derrière, des familles ou, comme les Anglais le disent joliment, des « communautés côtières ».
On sait que votre Gouvernement a, à plusieurs reprises, enjoint l'Union européenne à agir. Mais la répartition des rôles entre l'État et l'UE n'a pas forcément toujours été claire. Par exemple, nous avons été alertés, par les acteurs de terrain, du circuit de communication complexe des demandes de licences, transitant par un trop grand nombre d'interlocuteurs avant d'être transmises à Londres via les comités départementaux et régionaux des pêches, la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA) du ministère français et la direction générale de la mer au sein de la Commission européenne.
Cela ne facilite pas la transparence, d'autant que la Commission a assumé avoir procédé, avec la DPMA à un filtrage des demandes jugées « problématiques ». Pouvez-vous nous indiquer le taux de demandes non transmises aux autorités britanniques et anglo-normandes, et les critères qui ont présidé à ce tri ? N'y a-t-il pas eu une forme d'« autocensure », qui a pu être mal perçue par les professionnels ?
Je ne saurais conclure, madame la ministre, sans mentionner trois lettres qui ont mis le feu aux poudres dans le monde de la pêche : PSF, pour « plan de sortie de flotte ». Votre annonce le mois dernier, lors des assises de la pêche et des produits de la mer, n'en était pas vraiment une puisque vous ne faisiez que rappeler une mesure incluse dans le plan d'accompagnement de décembre 2020 destiné à aider les pêcheurs français face au Brexit.
Néanmoins, convenez que le moment de ce rappel n'était peut-être pas le plus opportun, car il a donné le signal d'un renoncement. Surtout, l'ampleur du plan de sortie de flotte, de 40 à 60 millions d'euros, a surpris ! Ce sont 180 bateaux que l'on envisage de mettre hors d'état de produire !
Nous avons le souci constant, au sein de la commission des affaires économiques, de ne pas saborder des activités productrices de richesse, d'autant que la pêche est une activité durable. Pouvez-vous nous détailler le contenu de ce PSF et nous rassurer sur le fait qu'il s'agit bien d'une solution d'ultime recours, prévue pour un nombre marginal de professionnels ?
Êtes-vous, par ailleurs, d'accord avec l'idée que la réserve européenne d'ajustement au Brexit devrait servir à investir et non à détruire la capacité de production ?
M. Alain Cadec, vice-président de la commission des affaires européennes. - Madame la ministre, en l'absence du président Jean-François Rapin, qui accompagne aujourd'hui le président du Sénat en déplacement officiel en Grèce, il me revient de vous souhaiter la bienvenue, au nom de la commission des affaires européennes.
Nous sommes heureux de vous accueillir, pour la deuxième fois cette année, parmi nous. Depuis votre précédente audition du 17 juin dernier, la crise de la pêche consécutive au Brexit n'a cessé de s'envenimer, en raison notamment de la mauvaise foi des autorités britanniques et de la multiplication d'actes hostiles de leur part.
Dernière provocation en date : l'annonce par le Royaume-Uni, la semaine dernière, d'un changement de la réglementation applicable, dès le 1er janvier 2022, en matière de maillage des filets de pêche. Il n'est pas besoin d'être devin pour deviner que cette initiative laisse présager des contrôles tatillons en mer, au détriment de nos équipages !
Dans ce contexte, nous avons le plus grand besoin de faire avec vous un point très précis de la situation. Pour ce faire, en amont de notre échange, nous vous avons fait part de nos principaux sujets de préoccupation : nous serons attentifs aux réponses que vous allez y apporter !
Avant de vous donner la parole, permettez-moi d'insister brièvement sur deux points, à commencer par la situation dans îles anglo-normandes.
Apparemment, Guernesey se serait montrée plus flexible que Jersey, ce que semblerait attester l'octroi de 43 nouvelles licences temporaires. Pouvez-vous, tout d'abord, nous confirmer cette impression et nous en donner les raisons ?
Les accords dits de la baie de Granville, conclus de façon bilatérale entre la France et le Royaume-Uni le 4 juillet 2000, avaient mis fin à une très longue période de conflits sur la délimitation des eaux territoriales et les droits de pêche.
Ces accords reposaient sur deux principes : le bon voisinage, d'une part, et la nécessité d'un régime particulier, d'autre part. Ils avaient globalement donné satisfaction et permis de dégager un consensus, auquel veillait un comité de gestion et de suivi paritaire, associant les professionnels, les scientifiques et les administrations concernées. Çà et là, les Jersiais avaient pu exprimer quelques signes de mécontentement, mais ils n'avaient pas pour autant remis en cause l'économie générale du dispositif, lors de la révision décennale prévue à l'origine.
Simples dépendances de la couronne britannique, les îles anglo-normandes n'ont jamais fait partie de l'Union européenne. Pourtant, Jersey et Guernesey ont délibérément souhaité être intégrées à l'Accord de commerce et de coopération. L'objectif était dépourvu d'ambiguïté : remettre en cause le Traité de pêche de la baie de Granville du 4 juillet 2000.
Madame la ministre, juridiquement, puisque l'Union européenne est compétente en matière de pêche et que le Royaume-Uni est devenu un État tiers, la voie d'un nouveau traité bilatéral entre la France et le Royaume-Uni concernant les îles anglo-normandes est-elle définitivement et totalement fermée ? Pouvons-nous imaginer un régime dérogatoire, à l'instar de ce qu'ont proposé plusieurs présidents de région concernés ?
J'en viens à mon second point, qui est celui de la répartition des rôles entre Paris et Bruxelles dans cette crise, laquelle apparaît comme le symptôme de la perte d'influence française au sein des institutions européennes. La situation apparaît d'ailleurs ubuesque puisque la France se bat contre les Britanniques, alors qu'il s'agit de l'application d'un accord conclu par l'Union européenne !
Nous savons tous que le problème des licences concerne à 60 % ou à 70 % des navires français. Les navires belges et néerlandais sont moins affectés. Pourtant, il revient à l'Union européenne de négocier avec le Royaume-Uni, car la pêche est une compétence exclusive et parce que les États membres ne sont pas eux-mêmes signataires de l'Accord de commerce et de coopération euro-britannique.
La France n'a manifestement pas su mobiliser ses alliés, qui sont pourtant nombreux, à savoir les États membres que l'on désigne par les termes d'« amis de la pêche ». Sur le fond, je ne serais pas étonné que le commissaire européen en charge de la pêche, M. Sinkevièius, ne soit en réalité secrètement satisfait d'une réduction de l'effort de pêche en Europe, à la faveur des restrictions britanniques.
N'ayant pas su peser de tout son poids et en temps utile auprès des institutions européennes, la France s'est donc activée à retardement, avec des menaces de rétorsion, toutes plus offensives les unes que les autres, mais jamais appliquées. La rencontre, lors du G20 à Rome, entre Emmanuel Macron et Boris Johnson n'a, selon moi, rien arrangé...
Pour conclure ce propos introductif, permettez-moi de me faire l'écho des demandes de fermeté unanimement formulées par les pêcheurs français. Ce message de fermeté s'adresse non seulement à la Commission européenne, mais aussi et surtout au Gouvernement : il faut agir et vite !
Madame la ministre, je vous souhaite bon courage pour le futur Conseil « pêche » de l'UE : j'ai eu connaissance des termes de la négociation à venir sur les quotas de pêche pour 2022, les choses ne vont pas être simples.
Quoi qu'il en soit, nous devons défendre nos intérêts nationaux avec au moins autant d'âpreté que le Royaume-Uni s'emploie à défendre les siens. Il y va de la survie même de la pêche française. Madame la ministre, à vous de jouer !
Mme Annick Girardin, ministre de la mer. - Merci beaucoup pour votre invitation. Le Gouvernement mène des actions depuis maintenant près d'un an pour défendre les intérêts français. Cette audition sur le Brexit et ses conséquences intervient après une mobilisation des pêcheurs en Bretagne, en Normandie et dans les Hauts-de-France. Elle a lieu surtout à la veille de l'échéance du 10 décembre, imposée par la Commission européenne au Royaume-Uni pour obtenir des réponses aux demandes déposées par l'Union européenne.
Les pêcheurs ont été très patients. Certes, plus de 1 000 licences ont été obtenues, mais ils en attendent encore 94, ce qui n'est anecdotique ni pour la France ni pour les hommes et les femmes qui font vivre notre littoral. Vous l'avez rappelé, un emploi en mer fait vivre quatre emplois à terre. Il importe donc de défendre les droits de la France en matière de pêche.
Quelles sont nos demandes ? Depuis que l'Accord de commerce et de coopération du 24 décembre 2020 a été conclu, cela fait onze mois que les pêcheurs attendent. C'est très long. Pourquoi cela prend-il autant de temps ?
J'ai eu l'occasion de faire un premier point en juin dernier devant la commission des affaires européennes du Sénat. Si la situation s'est améliorée depuis, avec la délivrance d'un nouveau paquet de licences, je reste comme vous, madame la présidente, monsieur le vice-président, très critique - le mot est faible - envers notre partenaire britannique.
Fin décembre 2020, quelques jours avant la signature de l'accord, j'obtenais avec le Président de la République le maintien de tous nos droits de pêche, y compris dans la zone des 6-12 milles nautiques alors que les Britanniques voulaient nous en expulser.
C'est sur cette base que j'avais annoncé aux pêcheurs français, le soir de Noël, que nous avions trouvé un compromis raisonnable, car nous ne pouvions pas nous permettre un « no deal ». Pour autant, ce compromis n'était pas totalement satisfaisant, un certain nombre de nos revendications n'ayant pas été prises en compte. La France soutenait en particulier deux demandes.
Premièrement, nous demandions de ne pas « écraser » l'accord historique de Granville, permettant une gestion pacifiée des ressources entre la France et Jersey notamment. Certes, la coopération régionale avec les îles anglo-normandes se passait bien, mais Jersey et Guernesey se sont saisies de cette occasion pour remettre les négociations sur la table.
Deuxième point, le nombre de licences pour les navires français dans les trois zones - ZEE, îles anglo-normandes et 6-12 milles - devait être défini dans l'Accord, ce qui n'a finalement pas été le cas. On m'a alors répondu qu'il ne fallait pas s'inquiéter au motif que l'Union européenne dispose de mesures de rétorsion pour faire pression sur les Britanniques. Au demeurant, je le redis, le « no deal » n'était pas une solution envisageable : les conséquences auraient été catastrophiques pour les pêcheurs bretons, normands et des Hauts-de-France.
L'accord signé ne réglait pas tout puisqu'il laissait une marge d'interprétation sur le volet de la pêche. Nous savions qu'il serait difficile à appliquer. D'expérience, je sais également que la meilleure façon de mettre en oeuvre rapidement un accord est de confier cette tâche à son équipe de négociation. Cela n'a pas été l'option retenue : la Commission européenne a pris le relais, alors que cette mission n'était pas vraiment dans son ADN. Les choses ont donc pris du temps, bien davantage que l'on ne l'aurait voulu. Les mois qui se sont écoulés nous ont malheureusement donné raison.
La mise en oeuvre de l'accord n'est pas satisfaisante. La Commission européenne est pleinement mobilisée, mais la question des licences n'a pas été suffisamment prise en compte avant la fin de l'été 2021, alors même que le commissaire avait annoncé aux pêcheurs que le dossier serait réglé dans un délai d'un mois. L'engagement était fort, mais les difficultés étaient sous-estimées. La Commission a pensé que les choses se feraient facilement puisque l'accord avait déjà été négocié. Elle s'est laissé entraîner par le Royaume-Uni dans une nouvelle négociation, au lieu de mettre simplement l'accord en oeuvre. De son côté, la France n'a jamais cessé, depuis le 1er janvier 2021, de défendre ses pêcheurs !
Les organisations professionnelles (OP) ont aidé nos pêcheurs à monter leurs dossiers, les ont transmis au comité des pêches, puis à la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA) et enfin aux services de la Commission européenne, laquelle fait une analyse de ces dossiers avant de les adresser au Royaume-Uni lequel, au tout début, les faisait « redescendre » à Jersey et Guernesey... Cette procédure complexe, prévue par l'accord, peut paraître complètement folle quand on est à Saint-Malo ou à Granville et qu'on voit Jersey ou Guernesey en face ! Je signale que 79 dossiers n'avaient pas toutes les pièces exigées et n'ont donc pas été transmis.
Le Brexit figure au coeur de mon action depuis mon arrivée au ministère de la mer. Je consacre plus de la moitié de mon temps au seul volet pêche. Même si je connais bien le milieu de la pêche depuis très longtemps, je me suis déplacée pour dialoguer avec les pêcheurs de Saint-Malo, Saint-Quay-Portrieux, Granville, Cherbourg, Port-en-Bessin, Fécamp et Boulogne-sur-Mer notamment. Et j'ai vérifié que le travail mené entre les OP, le comité régional et la DPMA était bien organisé.
J'ai également eu de nombreux échanges téléphoniques avec la Commission européenne pour remettre le dossier des licences sur le « haut de la pile ». Le Premier ministre a envoyé des courriers et le Président de la République a dû se fâcher pour que la question soit examinée au plus haut niveau. Nous sommes allés à Bruxelles rencontrer le vice-président de la Commission chargé de la mise en oeuvre de l'accord et le commissaire à la pêche avec l'ensemble des comités régionaux et le président du comité national des pêches. C'était totalement inédit, mais il fallait que nos interlocuteurs comprennent que, derrière ces licences, il y avait bien des hommes, des femmes et une économie indispensable à la filière, au moment où la crise sanitaire nous rappelle combien il est important d'être moins dépendant des importations.
J'ai rencontré mes « homologues » de Jersey et de Guernesey ainsi que le ministre britannique de l'environnement, George Eustice. Clément Beaune, le secrétaire d'État chargé des affaires européennes, s'est également beaucoup impliqué. Le Premier ministre et le Président de la République se sont très largement mobilisés.
Pour répondre aux interrogations du sénateur Alain Cadec, je ne crois pas que nous assistions à une perte d'influence de la France. Il faut rappeler à nos interlocuteurs que l'Europe est là pour protéger.
La France se prépare aux conséquences du Brexit depuis très longtemps. En tant que ministre des outre-mer, j'ai assisté pendant plus de deux ans à des réunions pilotées par les Premiers ministres successifs pour anticiper cette échéance. Quand je suis arrivée à la tête du ministère de la mer, j'ai demandé que nous nous mettions immédiatement en mode projet et que l'on réfléchisse à un plan d'accompagnement. Je souhaitais que nous allions le plus loin possible dans la défense de nos droits. Des leviers se trouvaient à notre disposition, mais, dans le même temps, nous devions préparer nos pêcheurs au Brexit, puisque l'Accord du 24 décembre 2020 prévoyait une diminution de 25 % de la ressource pêchée dans les eaux britanniques, à l'horizon 2026. C'était le signal que nous étions prêts à affronter tous les cas de figure.
Je reprendrai rapidement quelques dates clés de ces onze derniers mois.
Le 31 décembre 2020, la France envoie les listes des navires demandant un permis d'accès à Jersey et Guernesey, afin que ceux-ci puissent continuer à pêcher jusqu'à la fin de l'année 2021.
Le 1er janvier 2021, tous les navires pêchant dans la ZEE britannique obtiennent leur licence. En l'espèce, la procédure a été très rapide, le Royaume-Uni ayant intérêt à octroyer vite les licences pour obtenir les siennes.
Le 12 janvier 2021, la Commission communique les critères techniques applicables aux trois zones qui ne sont pas dans la ZEE - les 6-12 milles, Jersey et Guernesey - zones qui concernent quasi exclusivement les pêcheurs français. C'est là que les choses se compliquent.
En février 2021, le Royaume-Uni « se réveille » et décide unilatéralement, sans notification préalable, de prévoir de nouvelles conditions d'éligibilité. Nous avons bien entendu refusé. La DPMA a transmis sa réponse sur la méthodologie qu'il serait, selon nous, normal d'appliquer, en vertu de l'accord. Le Royaume-Uni a poursuivi ses manoeuvres dilatoires.
En avril 2021, sur la demande du Royaume-Uni, la DPMA fournit de nouvelles données pour étayer nos demandes de licences : déclarations de captures, journaux de pêche, déclarations de vente. La géolocalisation pose toujours problème : c'est une exigence du Royaume-Uni bien que l'Union européenne ne l'impose pas aux navires de moins de 12 mètres. Au surplus, cette mesure ne figure pas dans l'Accord. Nous avons alors fait valoir qu'il existe d'autres moyens de prouver la présence des navires.
En juin 2021, apparaît une nouvelle demande du Royaume-Uni concernant cette fois les navires de plus de 12 mètres, lesquels ont déjà perdu plus de six mois de pêche.
En juillet 2021, le Royaume-Uni présente le même type de demande, mais cette fois pour les navires de moins de 12 mètres, concernant Jersey, Guernesey et la zone des 6-12 milles. Le temps tourne et nous n'arrivons toujours pas à nous mettre d'accord sur les pièces justificatives de la présence des pêcheurs en l'absence de géolocalisation, ou sur la question des navires remplaçants, un autre sujet traité très tardivement par la Commission européenne alors que nous avions déjà fait des demandes.
À partir du 17 septembre 2021, des licences sont accordées au coup par coup, par Jersey, pour les 6-12 milles. Cette situation met la pression sur nos pêcheurs, mais nous n'y pouvons pas grand-chose. La mauvaise volonté de nos partenaires est manifeste : il faut pousser le Royaume-Uni à respecter l'accord. C'est la raison pour laquelle la France a demandé aux autres États membres ayant des pêcheurs européens de la soutenir, via une prise de position commune sollicitant une intervention de la Commission européenne. Nous sommes rejoints au-delà des huit pays dits « amis de la pêche », puisque dix États membres s'associent à cette demande de la France. Peut-être aurions-nous pu faire appel à l'ensemble des pays européens, mais il nous semblait qu'à ce stade il revenait aux pays pêcheurs d'être au rendez-vous, ce qui a été le cas.
Vous connaissez la suite : le 28 octobre 2021, les échanges techniques n'aboutissent toujours pas. Nous décidons de présenter des mesures de rétorsion potentielles, applicables à compter du 2 novembre 2021. Le Premier ministre envoie un nouveau courrier à la présidente de la Commission européenne ; de mon côté, j'informe par écrit - une formalité obligatoire - la Commission du souhait de la France de fermer des ports. La Commission doit, elle, informer la Commission des pêcheries de l'Atlantique nord-est (CPANE) - dont je ne suis pas sûre qu'elle ait été parfaitement mise au courant de la situation. La situation se tend. Boris Johnson exprime son souhait de reprendre le dialogue ; la présidente de la Commission manifeste sa volonté de voir les discussions aboutir rapidement. Le Président de la République décide donc de continuer la négociation, tout en demandant à la Commission de fixer une date limite.
Pour résumer, pendant ces onze mois de travail, nous avons défendu en permanence nos marins par la tenue de dizaines d'heures de réunion et la transmission de milliers de données. J'explique la situation de blocage par le refus du Royaume-Uni d'honorer pleinement sa signature et par sa volonté d'en vouloir toujours plus pour se préparer à l'horizon 2026, au terme de la période transitoire prévue. C'est une restriction inadmissible de l'Accord. Nous avons souhaité que la Commission fixe une date limite : c'est donc le 10 décembre 2021, c'est-à-dire demain.
Un point sur les licences : je le redis, les Britanniques ont réussi à entraîner la Commission dans de nouvelles négociations, ce qui n'aurait pas dû arriver. Aujourd'hui, le nombre exact de licences délivrées aux pêcheurs est de 1 004 : 734 licences définitives dans la ZEE, 125 pour Jersey, 40 pour Guernesey - sans compter trois licences dont le dossier est presque complet et qui seront réglées rapidement -, 105 pour les 6-12 milles. Au total, 84 % de nos demandes ont été sécurisées. Le taux de 90 % que j'ai cité précédemment incluait les trois licences qui seront bientôt accordées et quelques autres qui nous ont été promises.
Il faut continuer à se battre. Comme le Président de la République l'a dit, personne ne doit être laissé sur le quai.
Il manque 53 licences pour la zone des 6-12 milles britanniques. Parmi ces licences manquantes, 40 concernent des navires remplaçants, au sujet desquels la Commission européenne n'est toujours pas d'accord avec le Royaume-Uni. En revanche, la France et la Commission européenne sont parfaitement alignées, il n'y a aucun débat là-dessus.
À Jersey, 38 licences provisoires sont classées dans la rubrique orange, les navires pouvant continuer à pêcher, et 12 licences provisoires sont rouges, c'est-à-dire que, depuis le 1er novembre 2021, les navires ne peuvent plus pêcher. L'invention de ces codes couleur est assez extraordinaire...
La coupe est pleine pour les pêcheurs, et il faut comprendre leur colère. Je l'ai répété au commissaire européen chargé de l'environnement, des océans et de la pêche le 26 novembre dernier, il n'est plus possible d'attendre. Le commissaire a d'ailleurs observé de très près les événements qui se sont passés sur le littoral de la Manche.
Quel espoir avons-nous pour la réunion de demain ? Le seul espoir que je vous ai donné concerne les quelques navires pour lesquels l'accord n'est pas finalisé. Concernant les navires remplaçants, nous ne sommes toujours pas d'accord, mais nous continuons à nous battre heure par heure. Les négociations se sont poursuivies hier, et des échanges ont lieu tout au long de cette journée.
Au-delà de l'échéance du 10 décembre 2021, il est clair pour nous que la Commission européenne doit demander la tenue d'une réunion du conseil de partenariat entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Le Premier ministre porte cette demande, que nous ferons immédiatement après le résultat des négociations, même si nous pouvons toujours espérer que le Royaume-Uni et Jersey soient pleins de bonnes intentions et veuillent respecter leur signature et leur engagement. Le conseil de partenariat est notre dernière chance pour gérer ces dossiers litigieux. Si nos demandes n'étaient pas satisfaites, nous demanderions qu'une procédure en contentieux soit ouverte par la Commission européenne. Cette procédure prendrait beaucoup de temps, mais nous n'avons pas le choix : la France n'abandonnera jamais ses droits.
De plus, selon la réponse que nous aurons demain soir, la Commission européenne pourra demander que des mesures de rétorsion européennes soient mises en place.
Le conseil de partenariat réunit des représentants du Royaume-Uni et des pays européens, et pas seulement de la France. Le commissaire est déjà d'accord pour constater l'existence d'une violation de l'accord concernant les licences de pêche - c'est un minimum. Ce constat sera établi pour tous les dossiers transmis au Royaume-Uni n'ayant pas reçu de réponse favorable. Cela nécessite que nous accompagnions totalement ceux de nos professionnels qui se retrouveraient contraints d'aller jusqu'au contentieux.
Le plan d'accompagnement a été négocié avant. On y retrouve des arrêts temporaires d'activité qui courent du 1er janvier 2021 jusqu'au 31 décembre 2021, des indemnités de perte de chiffre d'affaires qui ont couru jusqu'au mois de juillet et que l'on doit à nouveau examiner, ainsi que la question des « sorties de flotte ».
Ce plan doit être ajusté en fonction des résultats du Brexit. Les représentants des professionnels et les élus des territoires demandent fortement que des investissements d'avenir soient financés.
La France a obtenu une enveloppe de 100 millions d'euros pour accompagner les pêcheurs après le Brexit. Aux assises de la pêche et des produits de la mer, j'ai avancé le chiffre de 70 millions d'euros, soit ce qui nous reste après avoir déjà investi 30 millions d'euros dans le financement des arrêts temporaires et les indemnisations des chiffres d'affaires. Il nous reste donc 70 millions d'euros pour mettre en oeuvre les sorties de flotte et les investissements nécessaires.
Je vous rappelle que tous ces outils doivent être notifiés auprès de la Commission européenne avant d'être mis en oeuvre. Afin que la France soit au rendez-vous pour accompagner ses pêcheurs au mois de janvier, il fallait que ces outils soient définis au moins deux mois auparavant, en coproduction avec les professionnels - c'est ma manière de fonctionner. Pour cette raison, j'ai indiqué lors des assises de la pêche et des produits de la mer qu'il était temps que l'on travaille sur ce plan de sortie de flotte, car il faut déterminer quelles sont les conditions pour en bénéficier. Si l'on fixe un seuil à 10 % de perte de chiffre d'affaires, l'accompagnement ne sera pas le même que si ce seuil est fixé à 80 %.
Les choses ne sont toujours pas précisées. Tout le monde s'est énervé, la presse la première. Il y a eu une incompréhension, et j'y ai sûrement eu une part de maladresse. Mais ces outils d'accompagnement ne sont pas prêts, et les comités ont un peu peur d'y travailler. C'est dommage, car il va bien falloir les mettre en oeuvre. Nous avons toujours dit que ces mesures seraient prises sur la base du volontariat. Il faut faire attention, car les sorties de flotte ne concernent pas seulement la baie de Granville : il y a une forte demande depuis quelques mois en Méditerranée, ou dans les Hauts-de-France.
Les pêcheurs sont au courant de ces dossiers. C'est une erreur d'interprétation que de penser qu'il y a un plan massif de sortie de flotte. Il faut revenir à un climat plus apaisé pour que l'on travaille sur ces sujets. Gouverner, c'est prévoir. Ma mission et ma responsabilité, à la demande du Président de la République, consistent à faire en sorte que personne ne reste sans solution.
Nous avons besoin d'élaborer des stratégies à plus long terme : nous lancerons un plan d'action pour une pêche durable pour la décennie à venir, avec le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins, afin de faire évoluer tant notre vision française que celle de la politique commune de pêche (PCP). Ce travail avec les pêcheurs va ressembler au travail accompli dans le cadre du « Fontenoy du maritime » : ce sera une dynamique, qui évoluera avec le temps.
En ce qui concerne la pêche durable, il faut préciser qu'en France, 60 % des espèces sont aujourd'hui exploitées durablement, contre 20 % il y a vingt ans. Les pêcheurs français se sont fortement impliqués et ont suivi les recommandations de la Commission européenne, en mettant également au point leurs propres contraintes afin de gérer leurs stocks de poissons et de produits halieutiques.
Pour répondre à votre question concernant l'après-2026, madame la présidente, l'accès de chaque flotte aux eaux de l'autre partie sera négocié annuellement. C'est un grand changement, qui va nous mettre en tension chaque année.
L'Accord comporte des garanties afin de dissuader le Royaume-Uni de limiter arbitrairement l'accès à ses zones de pêches. Nous devons nous battre pour qu'il soit mis en oeuvre. Les droits de douane sur les produits britanniques de la mer ou sur d'autres marchandises peuvent être ciblés ; il est possible de réduire l'accès de la flotte britannique aux eaux de l'UE, ainsi que de suspendre certaines obligations de l'UE dans d'autres domaines que la pêche en cas de préjudice économique et social important. Dans un cas extrême, chaque partie peut d'ailleurs mettre fin à l'Accord signé, ce que l'on pourrait faire bien avant 2026, si l'on estimait que cet accord devenait déséquilibré.
La semaine prochaine, des rencontres se tiendront à Bruxelles sur la question des totaux admissibles des captures (TAC) et des quotas. Les négociations menées dans ce cadre annuel sont toujours très difficiles, en particulier en ce qui concerne la Méditerranée - je vous rappelle que le plan de gestion pour les pêcheries en Méditerranée prévoit une baisse des captures de 40 % d'ici à 2025, et que, lorsque j'ai pris mes fonctions, il n'y avait pas de plan d'accompagnement de la pêche en Méditerranée. Nous avons mis en place un plan d'accompagnement avec la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture similaire à celui en vigueur pour le Brexit. Le Brexit ne doit pas faire oublier d'autres situations sur nos littoraux, comme celle du golfe de Gascogne.
M. Jean-Pierre Moga. - Madame la ministre, je voudrais vous remercier pour les détails que vous nous avez donnés sur ce sujet préoccupant.
Ma question concerne l'éolien en mer. Cette énergie renouvelable est prometteuse en raison de son potentiel de production. Le futur parc de Dieppe-Le Tréport sera doté d'une puissance de 500 mégawatts. Mais force est de constater que notre pays, malgré ses vastes espaces maritimes, accuse un retard certain dans ce domaine : nous n'avons pas de parc offshore, alors que le Royaume-Uni dispose par exemple d'un parc d'une puissance de 10 gigawatts - il devrait d'ailleurs doubler d'ici 2030.
Le développement de ces parcs pourrait engendrer 15 000 emplois pour la France, car nous pouvons entièrement produire tous les éléments de ces éoliennes. Pouvez-vous nous préciser les ambitions de la France en matière d'éolien en mer, ainsi que les leviers que vous comptez actionner afin de soutenir son développement ?
Mme Annick Girardin, ministre. - Le ministre de la mer est le ministre de la planification en mer. On n'a jamais beaucoup aimé parler de planification dans cet espace de liberté, mais les activités en mer sont de plus en plus nombreuses, qu'elles soient historiques, comme la pêche ou le transport de marchandises et de passagers, ou beaucoup plus récentes, comme le tourisme, l'éolien ou la protection des espaces maritimes. Je regarde le sujet globalement, sous l'angle de la planification.
Je souhaite que l'on définisse des zones sur chaque bassin, et que le débat ait lieu à l'échelle locale, comme cela se passe dans d'autres pays. Quand je suis arrivée en responsabilité, j'ai voulu regarder l'état des projets d'éolien en mer. J'ai alors découvert qu'on ne disposait que d'une seule éolienne expérimentale, même si les choses devaient s'accélérer. Barbara Pompili a annoncé un plan ambitieux qui doit être mis en place en concertation avec les élus des territoires et avec les populations locales. Notre industrie est performante en la matière ; elle est prête.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Ma question est de nature prospective. En vous écoutant, on comprend bien les grandes difficultés rencontrées dans la négociation à l'échelle européenne. On mesure l'ampleur de la baisse des quotas et de nos capacités de pêche dans la mer du Nord, en Méditerranée ou dans le golfe de Gascogne. Comment voyez-vous la pêche française dans dix ans ? Aujourd'hui, elle représente 1 % du PIB ; 65 % du poisson consommé en France est déjà importé.
Mme Annick Girardin, ministre. - Je crois en la pêche française. Pour cette raison, j'ai souhaité lancer un plan d'action pour une pêche durable avec le Comité national des pêches, ce qui interviendra dans les jours qui viennent.
Une vraie prospection repose sur un élément essentiel : la recherche et la connaissance. En Méditerranée, seulement 8 espèces sont suivies scientifiquement, alors que l'on sait qu'un filet ramène jusqu'à 70 espèces. L'état de la ressource apparaît comme le premier sujet : quelles sont les ressources, quels types de quotas faut-il mettre en place ? Il est essentiel de mettre la science au service de la pêche, en favorisant, par exemple, les liens entre l'Ifremer et les pêcheurs.
La France possède une vaste ZEE ; nos ressources sont importantes, et nous avons besoin de mieux les connaître pour savoir où on peut pêcher aujourd'hui, et où on pourra pêcher demain. Cette question concerne également les eaux que nous possédons dans l'océan Indien, le Pacifique, ou l'Atlantique : l'espace potentiel de pêche française est extrêmement large. Il faut mieux connaître nos stocks, pour mieux les gérer et les protéger.
Nous devons également nous poser la question de l'accompagnement du pêcheur et de sa famille. Nous ne sommes pas allés assez loin concernant l'accompagnement, la formation, les cotisations à l'Établissement national des invalides de la marine (ENIM) ou les retraites.
Un programme doit aussi être mené à bien sur les outils de pêche et les bateaux, qui ont en moyenne trente ans, avec un volet sanitaire, un volet sécuritaire ainsi qu'un volet concernant la transition énergétique.
Il faut également travailler sur la mixité à bord des navires, qui n'est actuellement pas possible sur les bâtiments de moins de 14 mètres. Pour que les choses évoluent, il faut persuader l'Union européenne de prendre en compte une augmentation de la taille des bateaux, sans que cela ne provoque une augmentation des capacités de pêche.
Nous avons aussi besoin de nous doter d'un plan en faveur de l'aquaculture durable. Nous y travaillons avec M. Denormandie. Je réfléchis également à des passerelles professionnelles entre les différents métiers de marins, car je ne sais pas si, dans le monde de demain, on pourra travailler toute sa vie dans la même filière. Il me semble donc utile de développer des passerelles entre la marine marchande, la pêche, mais aussi le secteur de la plaisance.
Il convient de veiller à la formation. J'ai créé un poste de coordinateur des lycées maritimes pour améliorer la coordination entre les établissements, mettre en place des actions communes, mieux partager les moyens et développer les investissements, en lien avec les régions.
Voilà le travail à venir avant la fin du quinquennat.
M. Alain Cadec, vice-président de la commission des affaires européennes. - Il faut aller vite !
Mme Annick Girardin, ministre. - Oui, mais il en va de même que pour le « Fontenoy du maritime » : voilà des années que chacun sait ce qu'il faut faire, il suffit juste d'impulser une dynamique suffisamment forte pour mutualiser les idées et lancer un plan d'action, destiné à se poursuivre lors du prochain quinquennat.
M. Alain Cadec, vice-président de la commission des affaires européennes. - Si je comprends bien, vous souhaitez utiliser la réserve d'ajustement du Brexit pour financer le plan de sortie de flotte. Je ne suis pas sûr que la Commission européenne soit d'accord pour utiliser ainsi cette réserve, dans la mesure où elle a été conçue pour aider les entreprises à surmonter les conséquences du Brexit, même si cela peut l'arranger d'une certaine manière...
Les navires de remplacement ne sont pas reconnus par les Britanniques, car ils considèrent que l'antériorité n'existe plus lorsqu'un marin pêcheur change de bateau : normalement les droits de pêche sont renouvelés automatiquement, mais les Britanniques font la sourde oreille. Nous n'avons pas d'autre solution que de chercher à les convaincre.
Vous avez évoqué des procédures de contentieux, mais cela prend énormément de temps ! En revanche, l'Union européenne a prévu la possibilité de prendre des mesures de rétorsion. Pensez-vous que la Commission européenne soit prête à les appliquer ?
Enfin, vous estimez que la France doit être moins dépendante de ses importations et insistez sur la formation des jeunes marins, mais, en même temps, vous proposez un plan de sortie de flotte : n'est-ce pas antinomique ?
Mme Annick Girardin, ministre. - En ce qui concerne les mesures de rétorsion, si toutes les licences ne sont pas délivrées le 10 décembre 2021, la France demandera la réunion du conseil de partenariat pour qu'il examine la situation et constate la mauvaise foi et le refus du Royaume-Uni d'honorer pleinement sa signature. C'est à ce niveau qu'il sera décidé, le cas échéant, d'ouvrir une procédure de contentieux ou de prendre d'éventuelles mesures de rétorsion. La France poussera en ce sens. C'est à la Commission européenne qu'il appartiendra de porter le contentieux, ou de prendre les mesures de rétorsion. Les préjudices, d'ailleurs, sont calculés en fonction des pertes financières pour la France et les pêcheurs, non du nombre de licences. Je ne sais pas ce qu'il se passera demain, mais nous essaierons de convaincre la plupart des pays européens. Le commissaire européen semble favorable à l'idée d'engager un contentieux, car il faut défendre les droits de l'Union européenne jusqu'au bout, par principe. Il est vrai qu'un contentieux ne serait pas une bonne nouvelle pour les pêcheurs, car c'est une procédure longue, et l'issue n'est pas la récupération de la licence mais un dédommagement financier.
Nous avons inclus le plan de sortie de flotte dans le plan d'accompagnement et ce, à la demande des professionnels de certaines régions, même si les besoins varient selon les littoraux. Il est vrai qu'utiliser la réserve d'ajustement au Brexit pour financer des sorties de flotte volontaires n'apparaît peut-être pas toujours pertinent, dans la mesure où le Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l'aquaculture (FEAMPA) peut aussi les financer. Nous aviserons donc au cas par cas. Les demandes se feront sur la base du volontariat.
M. Alain Cadec, vice-président de la commission des affaires européennes. - Je crains des effets d'aubaine. Un pêcheur de 57 ans qui a un bateau vieux de plus de 30 ans aura intérêt à demander une indemnisation au titre d'une sortie de flotte !
Mme Annick Girardin, ministre. - Vous avez raison, nous devrons fixer des critères ; il faudra démontrer l'existence de pertes liées au Brexit - dont il conviendra de définir le niveau. Les réponses favorables ne seront pas automatiques. Chaque dossier fera l'objet d'une analyse, notamment pour apprécier, par exemple, s'il ne peut être proposé des transferts de quotas ou de jours de mer, ou la possibilité de participer à d'autres activités. Il nous reste à finaliser avec les professionnels la procédure d'examen des demandes. Je rappelle qu'un navire a une valeur importante. Les 70 millions disponibles du plan d'accompagnement ne sont pas fléchés vers la sortie de flotte, mais vers différents outils de soutien aux pêcheurs. Il nous manque aujourd'hui 104 licences, tandis que 79 demandes n'ont pas été transmises parce qu'elles ne correspondaient pas à nos critères. J'espère que ce chiffre sera inférieur à l'issue de la journée du 10 décembre 2021. J'ai proposé au Président de la République de nommer un accompagnateur pour suivre ces dossiers, lorsque nous aurons reçu les réponses britanniques.
Le plan de sortie de flotte et le plan d'accompagnement sont complémentaires. On peut comprendre que des marins pêcheurs épuisés souhaitent y recourir. Mais, même si le nombre de bateaux peut diminuer, je ne vois pas pourquoi la pêche serait moins dynamique demain. On peut diversifier les activités des pêcheurs. Nous ferons le bilan à la fin du plan et je pense que le nombre d'emplois sera supérieur.
J'insiste sur l'importance de la formation, car ces métiers n'attirent plus, en dépit de l'action de promotion des métiers du vivant que nous avons menée avec le ministre Julien Denormandie. Les effectifs dans les lycées maritimes baissent. Je suis élue d'un territoire qui est frappé par la surpêche et où le moratoire sur la pêche a été une catastrophe. Je suis donc très vigilante sur ces questions.
Mme Marta de Cidrac. - Le Président de la République annoncera bientôt les priorités de la présidence française de l'Union européenne (PFUE). Comment pensez-vous peser à l'occasion de cette présidence, pour mettre en avant certains sujets ? Les volets maritimes et de la pêche seront-ils une priorité ?
Mme Annick Girardin, ministre. - En ce qui concerne le volet maritime de la PFUE, un colloque sera organisé à La Rochelle sur les aspects sociaux. Nous avons mis en place des aides à l'emploi pour la marine marchande destinées à lutter contre le dumping social.
Je défendrai deux messages lors de la présidence française de l'Union européenne. Tout d'abord, il convient de réviser la politique commune de la pêche (PCP), dont le cadre juridique est défini par un règlement européen de 2013 qui doit être réexaminé à partir de 2022. Ce ne sera pas simple, car la Commission européenne n'a manifestement pas le souhait de rouvrir la discussion sur le sujet.
Il faudra également finaliser la révision du règlement instituant un régime communautaire de contrôle, afin d'assurer le respect des règles de la politique commune de la pêche. Trois sujets devront pour cela être abordés, selon moi. Le premier est le rôle de l'évaluation scientifique : s'il apparaît pertinent de s'appuyer sur les données du Conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM), je note que ces données ont souvent deux ou trois ans et que chaque niveau consulté rajoute son avis. Il faudrait que le pouvoir politique puisse se fonder uniquement sur les données scientifiques. Deuxième axe, la lutte contre la pêche illégale, problème crucial dans certaines régions, comme en Guyane : cet objectif doit être réaffirmé ; ce thème sera aussi à l'ordre du jour du One Ocean Summit qui se tiendra à Brest en février 2022. Enfin, dernier axe, le développement de l'aquaculture : je plaide pour l'instauration de quotas de production pour les pays européens. Dans la mesure où l'on réduit d'un côté les quotas de pêche, il serait judicieux de produire davantage grâce à l'aquaculture pour compenser.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Je ne sais pas ce qu'en pense votre collègue Barbara Pompili...
M. Laurent Somon. - Certaines incompréhensions viennent des annonces de fermeté que vous aviez formulées : il était question de revenir sur les accords du Touquet, de limiter l'approvisionnement en énergie de Jersey, d'empêcher la flotte de pêche britannique d'entrer dans les ports français, etc.
Quelles sont les conséquences du Brexit sur la filière du mareyage ? Les contrôles douaniers perturbent le débarquement dans certains ports et obligent à aller plus loin : certains ne pouvant plus débarquer à Granville doivent aller à Saint-Malo.
Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre stratégie à long terme pour la pêche ? La France possède le deuxième domaine maritime mondial et dispose d'entreprises de transformation développées. Est-il envisageable de renoncer à la pêche ?
La France dit qu'elle défend ses pêcheurs, mais j'ai l'impression qu'elle est à la remorque tandis que Boris Jonhson, lui, agit et obtient satisfaction. Il annonce aussi une révision de la réglementation concernant le maillage des filets. Allons-nous réagir ?
Mme Annick Girardin, ministre. - Le Royaume-Uni a souhaité reprendre sa souveraineté. Nous devrons nous y habituer. Il est possible également que le Royaume-Uni annonce l'installation d'éoliennes dans des zones de pêche. Il n'en demeure pas moins que le Royaume-Uni est notre voisin, et qu'après une phase de tension, il faudra bien que nous retrouvions des relations de bon voisinage.
Nous avions suspendu la mise en oeuvre des mesures de contrôles renforcés, que nous avions annoncées, après l'annonce par le gouvernement britannique de sa volonté de reprendre le dialogue. La pêche relève de la compétence de l'Union européenne. C'est donc à la Commission qu'il convient d'agir en premier lieu. Nous cherchons à impulser son action, même si nous pouvons très bien renforcer certains contrôles, ou les exercer avec plus de zèle... Nous avons aussi été attentifs à ce que des mesures de contrôles renforcés ne pénalisent pas notre filière de mareyage.
Nous sommes tous préoccupés par les annonces britanniques concernant les mesures techniques. Le Royaume-Uni nous a montré qu'il pouvait les instaurer de manière unilatérale, alors que l'accord de Brexit prévoit un préavis « raisonnable » et une concertation. La difficulté consiste à apprécier le caractère « raisonnable » des mesures si nous ne sommes pas informés...
M. Alain Cadec, vice-président de la commission des affaires européennes. - Sophie Primas a évoqué l'après-2026. Je déplore que le secteur subisse alors des négociations annuelles. Il faudrait prévoir un cadre pluriannuel. Les pêcheurs manquent de visibilité.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Ne serait-il pas possible pour la France et les pays touchés par le Brexit, de négocier, en compensation du non-octroi des licences, sous le contrôle des scientifiques et de façon temporaire, l'obtention de quotas de pêches supplémentaires dans les eaux européennes ?
Mme Annick Girardin, ministre. - On peut toujours essayer, mais les négociations seront compliquées... Les quotas sont définis chaque année. Peu de professions, en effet, dépendent d'accords renégociés tous les ans. Or lorsqu'un pêcheur achète un bateau, il s'engage sur des années. Un cadre pluriannuel serait souhaitable, quitte à prévoir des possibilités d'ajustement en cas de problème. La pêche est un secteur sous tension, sans compter les effets de la planification de l'espace maritime et l'irruption de nouvelles activités en mer. Nous devons donc revoir l'ensemble du système, aux niveaux français et européen.
Je suis ouverte à l'idée consistant à étudier la possibilité d'échange de quotas pour aider ceux qui ont été victimes d'aléas. Toutefois, si les pêcheurs européens sont soudés lorsqu'il s'agit de mesures visant des pays extra-européens, la solidarité est plus limitée au sein de l'Union européenne ! Les pêcheurs, il faut le dire, subissent à peu près les mêmes contraintes partout, qu'elles soient directement liées au Brexit ou non. Je ne parle pas non plus de la concurrence de la pêche industrielle pour la pêche artisanale. Il y a des difficultés partout. Enfin, je vois mal comment nous pourrions envoyer de petits bateaux de moins de 12 mètres pêcher dans l'océan Indien...
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Nous vous remercions pour vos réponses.
M. Alain Cadec, vice-président de la commission des affaires européennes. - Je tiens, avant de conclure, à saluer l'excellent travail de la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à midi.