- Mercredi 17 février 2021
- Projet de loi organique relatif à l'élection du Président de la République - Désignation des candidats pour faire partie de l'éventuelle commission mixte paritaire
- Proposition de loi améliorant l'efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale - Examen des amendements au texte de la commission
- Projet de loi organique portant diverses mesures relatives à l'élection du Président de la République - Examen des amendements au texte de la commission
- Projet de loi confortant les principes de la République - Audition de Mme Dominique Schnapper, sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité
- Projet de loi confortant le respect des principes de la République - Audition de Bernard Rougier, professeur des universités
Mercredi 17 février 2021
- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30
Projet de loi organique relatif à l'élection du Président de la République - Désignation des candidats pour faire partie de l'éventuelle commission mixte paritaire
La commission soumet au Sénat la nomination de MM. François-Noël Buffet, Stéphane Le Rudulier, Christophe-André Frassa, Arnaud de Belenet, Éric Kerrouche, Jean-Pierre Sueur et Alain Richard, comme membres titulaires, et de Mmes Jacky Deromedi, Muriel Jourda, Marie Mercier, MM. Hervé Marseille, Jérôme Durain, Mmes Maryse Carrère et Éliane Assassi comme membres suppléants de l'éventuelle commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi organique relatif à l'élection du Président de la République.
Proposition de loi améliorant l'efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale - Examen des amendements au texte de la commission
M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons les amendements de séance sur la proposition de loi améliorant l'efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale.
EXAMEN DES AMENDEMENTS DU RAPPORTEUR
Article additionnel après l'article 1er
M. Alain Marc, rapporteur. - L'amendement no 16 tend à affilier à la branche accidents du travail et maladies professionnelles de la sécurité sociale les personnes qui effectuent un travail non rémunéré (TNR) dans le cadre d'une transaction conclue avec le maire, comme le permet l'article 44-1 du code de procédure pénale.
L'amendement no 16 est adopté.
M. Alain Marc, rapporteur. - L'amendement no 17 procède à une coordination avec le code de la justice pénale des mineurs, qui va entrer en vigueur à la fin du mois de septembre 2021.
L'amendement no 17 est adopté.
Article 2 ter A (nouveau)
L'amendement rédactionnel no 18 est adopté.
EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION
M. Alain Marc, rapporteur. - Les amendements nos 4 et 3 visent à compléter la liste des stages qui peuvent être prescrits par le procureur de la République dans le cadre des alternatives aux poursuites, en ajoutant le stage de sensibilisation à l'environnement. Demande de retrait sinon avis défavorable : il n'est pas nécessaire juridiquement d'allonger la liste des stages prévue par le code de procédure pénale, celle-ci n'est qu'indicative. Évitons les inventaires à la Prévert ! Si nous inventons un nouveau stage à chaque fois que nous voulons attirer l'attention sur une cause méritant d'être défendue, l'exercice risque d'être fastidieux... Même avis pour l'amendement n° 5.
La commission demande le retrait des amendements nos 4, 3 et 5, et, à défaut, y sera défavorable.
M. Alain Marc, rapporteur. - Dans le cadre des mesures alternatives aux poursuites, le procureur de la République peut demander à l'auteur de l'infraction de se dessaisir, au profit de l'État, d'un bien qui a servi à commettre l'infraction ou qui en est le produit. Nos collègues du groupe RDPI proposent que le bien ayant fait l'objet d'une telle mesure de dessaisissement puisse être attribué à une personne morale à but non lucratif, désignée par le procureur de la République, à condition que le bien appartienne à l'auteur de l'infraction et qu'il n'y ait donc pas de problème en cas de demande de restitution formulée par la victime de l'infraction.
Ce dispositif n'est pas sans rappeler celui que nous avons adopté en commission et qui est devenu l'article 1er ter de la proposition de loi : l'amendement que nous avons adopté permet à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) de mettre certains biens à la disposition d'associations ou de fondations reconnues d'utilité publique ou d'organismes concourant à la politique du logement. Il y a donc une certaine cohérence à adopter l'amendement n° 14. Avis favorable.
La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 14.
M. Alain Marc, rapporteur. - L'amendement n° 6 propose que les interdictions de contact, qui peuvent être décidées, dans le cadre des alternatives aux poursuites, pour une durée maximale de six mois, puissent être renouvelées sans limitation de durée, si le procureur de la République le juge utile. Nos collègues sont avant tout soucieux de la protection des victimes. Nous devons cependant aussi être attentifs aux droits du justiciable : je rappelle que les alternatives aux poursuites sont décidées sans procès, et donc sans l'intervention d'un juge du siège. Dès lors que les garanties procédurales sont réduites, on ne doit pouvoir prononcer dans ce cadre que des restrictions aux libertés d'une ampleur limitée, par exemple en limitant leur durée à six mois. Ce type de mesure n'est bien sûr approprié que pour des infractions de faible gravité. Avis défavorable.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 6.
M. Alain Marc, rapporteur. - Avis défavorable à l'amendement de suppression n° 7. La commission a adopté l'article 2, qui ne fait que consacrer la pratique observée sur le terrain : ce sont bien les directeurs de service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP) qui fixent, sauf exception, les modalités de la peine de travail d'intérêt général (TIG). Il me paraît légitime de reconnaître le rôle éminent joué par les directeurs de SPIP en mettant les textes en accord avec la pratique. Je précise que le juge d'application des peines (JAP) conserve la possibilité de statuer lui-même sur un dossier si cela lui paraît justifié, ce qui est logique puisque c'est le JAP qui est in fine responsable de la bonne exécution des peines. Avis défavorable pour les mêmes raisons à l'amendement n° 1.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 7, ainsi qu'à l'amendement n° 1.
M. Alain Marc, rapporteur. - Avis défavorable à l'amendement n° 2 qui vise à maintenir l'examen médical systématique. Je n'y suis pas favorable, car les acteurs de terrain que j'ai auditionnés m'ont confirmé que cette obligation avait souvent pour effet de retarder l'exécution de la peine, sans réelle plus-value pour le condamné. J'ajoute qu'en droit du travail l'obligation d'une visite médicale préalable a été supprimée au profit d'une visite d'information et de prévention organisée dans les trois mois suivants l'embauche, dont sont, de fait, dispensés beaucoup de salariés embauchés en CDD. Dans la mesure où la durée moyenne d'un TIG est de trois semaines, je ne crois pas nécessaire de maintenir cette obligation qui ne s'applique plus aux salariés.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 2.
M. Alain Marc, rapporteur. - Avis défavorable à l'amendement n° 8 qui supprime la compétence du directeur du SPIP pour établir la liste des TIG. Ne confondons pas la plateforme numérique qui recensera les TIG disponibles sur le territoire et la mission dévolue au directeur du SPIP. Ce dernier sera chargé d'instruire les demandes des employeurs qui proposent des places en TIG. Ce sont aujourd'hui les juges de l'application des peines qui assument cette mission, tout au moins sur le papier puisque, dans la plupart des cas, le JAP va suivre la recommandation du directeur du SPIP, qui a davantage de temps pour examiner les demandes.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 8.
M. Alain Marc, rapporteur. - Dans le texte adopté par la commission, le directeur du SPIP est compétent pour instruire les demandes des employeurs qui souhaitent proposer des TIG et pour établir la liste des TIG offerts dans le département, sauf si le juge de l'application des peines décide de statuer lui-même sur une demande. L'amendement no 15 supprime cette possibilité d'intervention du JAP : le JAP serait certes consulté, mais c'est au directeur du SPIP et à lui seul que reviendrait la décision de trancher sur la demande qui lui est soumise. À titre personnel, je suis sensible à cette proposition, qui va dans le sens de la simplification. Je propose de demander l'avis du Gouvernement.
La commission demande l'avis du Gouvernement sur l'amendement n° 15.
Article 2 ter
La commission émet un avis défavorable à l'amendement de suppression n° 9.
M. Alain Marc, rapporteur. - L'amendement n° 10 vise à inscrire dans le code de procédure pénale le droit pour la victime d'être accompagnée du représentant d'une association d'aide aux victimes au moment du dépôt de plainte. Il est en réalité satisfait puisque l'article 10-2 du même code prévoit que la victime a le droit d'être accompagnée, à tous les stades de la procédure, par la personne majeure de son choix, qui peut donc être le membre d'une association d'aide aux victimes. Les officiers de police judiciaire ont l'obligation d'informer la victime de ce droit. Avis défavorable.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 10.
L'amendement n° 11 est déclaré irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution.
Article additionnel après l'article 4
L'amendement n° 12 est déclaré irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution.
Le sort des amendements du rapporteur est retracé dans le tableau suivant :
La commission a donné les avis suivants aux autres amendements de séance :
Projet de loi organique portant diverses mesures relatives à l'élection du Président de la République - Examen des amendements au texte de la commission
EXAMEN DES AMENDEMENTS DU RAPPORTEUR
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Compte tenu de l'incertitude qui demeure sur la fiabilité des téléservices qui devront être mis en place par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, il paraît préférable de ne pas imposer au niveau organique le recours à de tels téléservices, fût-ce à titre expérimental. L'amendement n° 33 vise donc à laisser au pouvoir réglementaire le soin de définir les modalités de cette expérimentation en vue de la prochaine élection présidentielle, tout en l'habilitant expressément à imposer la dématérialisation intégrale des procédures, si les conditions techniques le permettent.
L'amendement n° 33 est adopté.
EXAMEN DES AMENDEMENTS DE SÉANCE
Article additionnel avant l'article 1er
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Avis défavorable à l'amendement n° 29, comme à toute demande de rapport...
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 29.
Article additionnel après l'article 1er
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n° 1 rectifié vise à garantir l'accessibilité des actions de propagande électorale engagées par les candidats à l'élection présidentielle aux personnes handicapées. Des progrès ont été réalisés depuis 2005 pour les opérations de vote. Cet amendement propose d'aller plus loin, en inscrivant dans la loi l'obligation pour les candidats de veiller à l'accessibilité de leur propagande électorale, en tenant compte de la diversité des handicaps. Avis favorable.
M. Jean-Pierre Sueur. - C'est une excellente idée, mais qu'est-ce que cela signifie concrètement ? Si l'on distribue un tract, faudra-t-il le traduire en braille ?
Mme Cécile Cukierman. - L'amendement dispose que les candidats « veillent » à l'accessibilité de leurs moyens de propagande électorale. Il ne fixe donc pas d'obligation de résultat.
Mme Françoise Gatel. - Je souscris à l'objectif, mais la question est celle du risque de contentieux si l'on doit garantir l'accessibilité de tous les supports de propagande à toutes les personnes handicapées. Comment cette accessibilité sera-t-elle mesurée ?
M. Hussein Bourgi. - Traduire un tract en braille ou le rendre accessible sur internet aux personnes malentendantes est assez aisé, mais il n'est pas toujours simple, lorsqu'on tient une réunion publique, de trouver une personne capable de traduire les propos en langue des signes. Peut-être faudrait-il circonscrire le champ de cet amendement à Internet ou à la propagande papier, ou le rendre clairement incitatif et non obligatoire.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Le Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) a publié des mémentos à destination des candidats, des organisateurs de scrutins et des médias pour améliorer l'accessibilité du processus électoral et aider les candidats. L'idée n'est pas d'imposer l'accessibilité de tous les supports de communication pris individuellement. Une affiche électorale est difficilement accessible à une personne malvoyante : il faut des dispositifs sonores, c'est compliqué. Mais les candidats devront veiller à rendre leur propagande électorale accessible à tous.
La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 1 rectifié.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n° 2 avance de neuf jours la date limite pour la publication de la liste des candidats à l'élection présidentielle. Avis favorable. Son adoption rendrait l'amendement n° 23 sans objet.
La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 2, et un avis défavorable à l'amendement n° 23.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Les amendements nos 3, 4 et 5 sont contraires à la position de la commission. Par ailleurs, imposer, comme le prévoit l'amendement n° 17, d'exercer ou d'avoir exercé un mandat électif pour être éligible à l'élection présidentielle paraît contraire à la Constitution, et plus précisément à l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Retrait, sinon avis défavorable.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 3. Elle demande le retrait de l'amendement n° 17 et, à défaut, y sera défavorable. Elle émet un avis défavorable aux amendements nos 4 et 5.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n° 25 vise à consacrer dans la loi la période « préliminaire » : cela me paraîtrait envisageable si la rédaction était plus précise - on ne peut pas encore parler de « candidats » pendant cette période, car la liste n'a pas encore été publiée par le Conseil constitutionnel - et si la durée retenue, six mois, n'était pas aussi longue. De plus, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) doit veiller au pluralisme de l'information, ce qui implique en toute période une forme d'équité dans la présentation et l'accès à l'antenne des formations politiques et des candidats. Avis défavorable. Même avis sur l'amendement n° 24 qui vise à supprimer la période « intermédiaire ».
La commission émet un avis défavorable aux amendements nos 25 et 24.
La commission émet un avis défavorable aux amendements nos 6 rectifié et 7 rectifié.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n° 30 vise, d'une part, à abaisser le plafond des dépenses de campagne pour l'élection présidentielle, d'autre part, à abaisser le seuil de suffrages ouvrant droit au remboursement de 47,5 % du plafond. Sur le premier point, une baisse aussi drastique du plafond de dépenses nuirait fortement à l'information des citoyens et à la clarté du débat électoral. J'attire votre attention sur le fait que le plafond nominal inscrit dans la loi était jusque récemment actualisé chaque année par voie réglementaire pour tenir compte de l'inflation. L'amendement aboutirait ainsi à une baisse de 40 % pour les candidats au premier tour et 33 % pour les candidats au second tour. Ensuite, les règles de remboursement sont déjà plus favorables aux « petits candidats », puisque tous les candidats, quel que soit leur score, ont droit au remboursement de 4,75 % du plafond de dépenses, soit 800 000 euros. Avis défavorable.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 30.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 8.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n° 9 prévoit que la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) publie l'ensemble des dons versés aux candidats, sans faire mention de l'identité des donateurs, personnes physiques. Je n'y vois aucune difficulté technique ou de principe, mais je ne vois pas non plus quel intérêt cette liste pourrait présenter pour le public... Je propose de nous en remettre à l'avis du Gouvernement.
La commission demande l'avis du Gouvernement sur l'amendement n° 9.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 10.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Je demande le retrait de l'amendement n° 22 rectifié au profit de mon amendement n° 33.
La commission demande le retrait de l'amendement n° 22 rectifié.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Avis défavorable à l'amendement no 32 du Gouvernement, qui prévoit un vote anticipé sur des machines à voter pour l'élection présidentielle. Cet amendement nous est parvenu très tardivement... La presse s'en est déjà fait l'écho. L'amendement est déposé en séance, devant la seconde assemblée saisie, sans avis du Conseil d'État ni consultation des partis politiques. Cette méthode n'est pas sérieuse, en particulier pour l'élection présidentielle qui constitue la « clef de voûte » de nos institutions.
L'amendement laisse beaucoup de questions en suspens : combien de communes seraient-elles concernées par ce vote anticipé ? La liste serait fixée au bon vouloir du Gouvernement... Quelle serait la date du scrutin anticipé ? L'amendement indique simplement qu'il s'agira d'une seule journée, l'exposé des motifs précisant que ce jour sera choisi dans la semaine précédant le scrutin. L'absence de bulletins de vote en format papier empêchera tout recomptage en cas de contestation. Il faudra donc faire confiance aux informaticiens pour s'assurer de l'absence de piratage.
D'autres questions se posent. Quelles machines à voter seront-elles utilisées ? Le Conseil constitutionnel s'est interrogé en 2008 sur la fiabilité des machines à voter, notamment parce qu'on ne pouvait pas vérifier leur bon fonctionnement. Depuis cette date, les machines à voter font l'objet d'un moratoire : 64 communes sont dans l'expectative pour les campagnes ultérieures. Il est assez perturbant de voir arriver de nouveau cette problématique pour l'élection présidentielle.
Un autre argument de fond est qu'il s'agit d'un vote par anticipation. La campagne électorale officielle ne sera pas terminée et des événements peuvent toujours survenir, au dernier moment, susceptibles de modifier l'opinion des électeurs. Certains constitutionnalistes considèrent donc qu'il existe une rupture d'égalité devant le suffrage.
L'argument du taux de participation tient peu en ce qui concerne l'élection présidentielle. Depuis 1975, les taux de participation ne se sont pas effondrés. Le malaise démocratique n'est pas exclusivement lié à l'absence de diversité des modalités de vote. Pour toutes ces raisons, je suis défavorable à cet amendement.
M. Éric Kerrouche. - Nous avons tous été étonnés par le dépôt de cet amendement, qui relève de l'exercice clownesque. C'est le meilleur moyen de tuer une bonne idée. Le Gouvernement choisit, en plus, de marcher sur sa majorité à l'Assemblée nationale. Je constate aussi que le ministre de l'intérieur a avalé son chapeau, lui qui ne voyait point de salut en dehors de l'isoloir. On peut aller dans le sens d'une déterritorialisation du vote, mais cela soulève un problème d'identification. Par ailleurs, comme pour les procurations, le vote anticipé sur machines profite à la population la plus mobile et la plus insérée. Le choix qui a été fait n'est donc pas indifférent. Vous l'avez souligné, monsieur le rapporteur, la question de la distribution des machines et de la couverture territoriale se pose. L'anticipation soulève également une vraie difficulté. C'est pourquoi nous avions proposé un vote anticipé le vendredi, le samedi et le dimanche afin d'être au plus près du scrutin. Le dépôt d'un tel amendement est regrettable. J'espère que le Gouvernement aura la sagesse de le retirer pour ne pas altérer davantage le débat démocratique. À force de ne pas vouloir adapter les modalités de vote et de rejeter les différentes initiatives prises par notre groupe, on ouvre la voie à ce genre de décisions. Il aurait été plus heureux de prendre les devants.
M. Philippe Bas. - Cet amendement soulève deux problèmes, chacun d'eux suffisant à justifier notre opposition. Le cumul des deux le rend radicalement inacceptable. Cela explique la colère que je ressens devant la procédure qui a été choisie, au moment même où nous votions hier soir dans le projet de loi portant report du renouvellement général des conseils départementaux, des conseils régionaux et des assemblées de Corse, de Guyane et de Martinique un article pour demander au Gouvernement d'établir dans les six mois un rapport sur le recours aux machines à voter. L'absence de toute concertation préalable avec les groupes politiques et l'absence d'avis du Conseil d'État achèvent de discréditer cette proposition totalement improvisée, d'autant que l'élection présidentielle, qui est la mère de toutes les élections, ne peut être le lieu d'expérimentation des innovations !
Le premier problème soulevé par cet amendement est celui du vote par anticipation. J'y suis catégoriquement hostile. Quid en cas d'incident majeur qui remettrait en cause, avant la fin de la campagne électorale, le vote d'un citoyen ? Il n'est pas acceptable de voter avant la fin d'une campagne, car cela crée une distorsion considérable. Une telle proposition n'est pas anecdotique. Prenez cent grandes villes de France : cela représente des millions d'électeurs. Sans aucune expérimentation préalable, à elle seule la question du scrutin par anticipation disqualifie l'amendement.
Le deuxième problème tient à l'usage de machines à voter et à son incidence sur la sécurité du scrutin. Les machines à voter ne sont pas une nouveauté puisqu'elles existent depuis 1969. On les utilise convenablement, y compris dans de grandes villes. Mais ce n'est pas sans raison qu'après l'élection présidentielle de 2007, le Conseil constitutionnel s'est interrogé, dans ses observations de 2008, sur le recours aux machines à voter. Certes, les problèmes soulevés pour la sécurité du scrutin ne sont pas insolubles, mais c'est néanmoins assez risqué. Comment assurer la conservation des machines dans les mairies ? La question du double vote se pose également.
Cet amendement, tel qu'il est rédigé, ne pose pas seulement des problèmes démocratiques ou politiques, mais aussi des problèmes techniques. Comment l'adopter, pour une élection aussi importante, avant d'avoir résolu toutes ces difficultés ? Voilà pourquoi il est impossible d'accepter, sans hurler à la mort, un amendement de ce genre.
M. Patrick Kanner. - Nous sommes favorables au vote par anticipation. Comme l'a expliqué M. Kerrouche, le processus électoral doit être modernisé pour offrir un antidote au poison de l'abstention. On peut toujours s'arc-bouter sur les vieux principes, mais force est de constater qu'il existe une aspiration à plus de modernisation. Le Portugal pratique depuis longtemps le vote par anticipation. Une journée de vote par anticipation y a été organisée le 24 janvier dernier pour l'élection présidentielle : plus de 240 000 Portugais se sont déplacés. Rapporté à la population française, cela représente plus de 1,5 million de personnes. Nous sommes également attachés au vote par correspondance, qui aurait pu aussi être une solution. Tout cela a été balayé au Sénat par le Gouvernement, y compris récemment.
Nous sommes favorables au vote par anticipation, mais, comme l'ont souligné MM. Kerrouche et Bas, nous sommes choqués de la manière dont les choses se sont passées : pas d'étude d'impact, pas d'avis du Conseil d'État. Nous n'acceptons pas d'être soumis au vertigo du Président de la République, qui décide en se levant un matin de faire cette proposition, deux jours avant l'examen du texte. Ce n'est pas respectueux du Parlement, sur une question aussi importante, car ce que l'on nous propose constitue un changement majeur dans l'histoire de notre République en matière électorale. Cela aurait mérité un débat de fond, y compris avec les associations d'élus. Le premier vice-président de l'Association des maires de France (AMF), André Laignel, nous a confié que son association n'avait pas été consultée. Cet amendement, totalement inacceptable sur la forme, risque effectivement de plomber une bonne idée. En l'état, nous ne le voterons pas.
Mme Agnès Canayer. - Cet amendent tombé du ciel est inquiétant. Le vote par anticipation, comme l'a rappelé M. Bas, romprait l'égalité devant le scrutin. Il faut comparer ce qui est comparable. La logique du mode de scrutin n'est pas la même d'un pays à l'autre, elle n'est pas la même en France et dans les pays anglo-saxons. La bonne idée des machines à voter, en faveur de laquelle je me bats depuis de nombreuses années, risque d'être tuée par cet amendement. Il existe souvent une confusion entre les machines à voter et le vote électronique ou par internet. Or ce sont deux opérations bien distinctes. Je rappelle que la machine à voter, que nous utilisons au Havre, a pour particularité d'être autonome. Le moratoire est en train de tuer l'utilisation de ces machines, car nous nous retrouvons aujourd'hui avec des machines obsolètes alors qu'il existe de nouvelles machines tactiles. Cet amendement sorti du chapeau, qui prévoit le recours aux machines à voter pour le vote par anticipation, risque fort d'être contre-productif pour l'avenir de ces machines. C'est pourquoi j'y suis formellement opposée.
M. Mathieu Darnaud. - J'approuve, au moins sur la forme, les remarques qui ont été formulées. J'insiste sur l'absence de respect du travail du Parlement, qui me paraît flagrante. Cet amendement sorti de nulle part a des incidences mortifères sur toute forme d'évolution. Il est de notre devoir collectif de rappeler au Gouvernement son manque de cohérence. Le ministre de l'intérieur n'a cessé de battre en brèche toutes les propositions d'évolution. Comment peut-on nous faire aujourd'hui une telle proposition alors qu'elle n'a jamais été expertisée ? C'est un chèque en blanc que l'on nous demande de signer ce matin.
M. Jean-Pierre Sueur. - M. Kerrouche a fait un grand nombre de propositions pour moderniser nos opérations électorales. Si l'on ne se penche pas sur ces questions et si l'on se recroqueville sur l'existant, on aura tort, car la société évolue. Mais préparer l'avenir demande beaucoup de soin et de travail, cela ne se fait pas au débotté. Le Président de la République a déclaré, alors qu'il était candidat : « nous ferons de la procédure d'urgence la procédure par défaut d'examen des textes législatifs ». Comment peut-on, après une telle déclaration, présenter un tel amendement au Sénat, alors que l'Assemblée nationale n'en sera pas saisie avant la commission mixte paritaire puisque la procédure d'urgence a été engagée ? C'est totalement inacceptable, d'autant qu'un tel amendement bouleverserait considérablement la procédure électorale en France. Les Conférences des présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat ne pourraient-elles pas s'opposer conjointement, ce qui ne s'est jamais fait, à la procédure accélérée, comme le prévoit l'article 45 de la Constitution ?
Mme Éliane Assassi. - Je partage les propos de Mathieu Darnaud. L'initiative du Gouvernement n'est pas clownesque, car elle traduit une réflexion de fond. Mais c'est une hérésie démocratique. Cette proposition n'a fait l'objet d'aucune étude d'impact. Le Conseil d'État n'a pas non plus donné son avis. Tout cela est irrespectueux du travail parlementaire, particulièrement du Sénat : on sait très bien que si nous ne votons pas cet amendement, il risque in fine d'être adopté à l'Assemblée nationale. Une telle mesure accroîtrait le risque de fraude. Elle porterait également atteinte à la sincérité du scrutin, avec une rupture d'égalité entre les électeurs. Comment aurions-nous fait en 2017 si des électeurs avaient voté pour François Fillon avant que l'affaire n'éclate ? Par ailleurs, une telle mesure amenuiserait la portée de la campagne électorale puisque les électeurs pourraient voter par anticipation, alors que la campagne n'est pas terminée. Comment imaginer un seul instant qu'il serait possible de régler par la technique la question très politique - au sens noble du terme - de l'abstention ? Ce serait sous-estimer les raisons pour lesquelles nos concitoyens désertent aujourd'hui les bureaux de vote. Si les formations politiques n'y prennent garde, je ne suis pas sûre que l'élection présidentielle de 2022 aura autant d'attrait pour nos concitoyens que les scrutins précédents. Je partage donc l'opposition du rapporteur.
M. François-Noël Buffet, président. - Je précise, ma chère collègue, que si le Sénat n'adopte pas cet amendement, il ne pourra pas être soumis à l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, en vertu de la règle dite de l'entonnoir.
M. Philippe Bonnecarrère. - Cet amendement abracadabrantesque est source de désordre. Toute modification aussi importante de notre code électoral suppose une phase d'expérimentation, comme nous l'avions demandé à l'occasion des élections départementales et régionales. Il me paraît inenvisageable de procéder à une telle expérimentation lors d'une élection présidentielle. Quelles sont les motivations d'un tel amendement ? S'agit-il de favoriser la participation à l'élection présidentielle ou de diminuer les risques sanitaires si la situation pandémique devait perdurer ? S'il s'agit de lutter contre l'abstention, mieux vaudrait se poser la question du vote par correspondance et par internet. Si l'objectif est sanitaire, le fait de concentrer des opérations électorales dans quelques communes me semble plutôt être un élément défavorable.
D'un point de vue constitutionnel, il peut y avoir débat sur le secret du vote, mais je ne suis pas sûr que l'amendement pose un problème de rupture d'égalité. En revanche, il y aurait un problème de proportionnalité. Il existe un lien traditionnel entre le territoire et l'électeur. Le vote par correspondance ne l'altérait pas, au contraire du vote sur machine. Une telle modification électorale risquerait d'alimenter la défiance de nos concitoyens. Ce serait un choix déraisonnable pour une élection présidentielle.
Mme Cécile Cukierman. - Cet amendement est dangereux à un an de l'élection présidentielle. Il commence à se murmurer que quelques modifications substantielles du mode de scrutin pourraient également intervenir pour les prochaines élections législatives. Faisons très attention, en cette période où la crise politique est réelle, à ne pas prendre de décisions hâtives. Une grande partie de la population pourrait y voir une forme de « magouille ».
En outre, cet amendement viendrait accélérer la déterritorialisation, alors que depuis la fin du précédent quinquennat, nos concitoyens ne sont plus obligés de faire leur demande de titre d'identité dans leur commune de résidence. La capacité à exercer ses droits de citoyen au coeur de la commune légitime aussi l'échelon communal. À force de le fragiliser, nous pourrions donner plus de crédit à l'avenir à ceux qui pensent qu'il y aurait dans notre pays trop de communes.
Je ne suis pas non plus favorable, comme l'ensemble de mon groupe, au vote par anticipation, y compris par correspondance. À ceux qui opposent modernisme et traditionalisme, je suggère de prendre garde aux excès de langage, d'autant que ceux qui ont voulu opposer le nouveau monde à l'ancien monde n'ont pas réussi à résoudre l'équation de l'abstention !
M. Hervé Marseille. - Sur la forme, une fois de plus, l'exécutif dispose et le Parlement n'a plus qu'à approuver. On veut changer les dates d'élection et les modes de scrutin, les conditions de vote, etc. Tout cela m'indispose. On ne peut pas un jour refuser la double procuration, qui a montré son efficacité aux municipales, et le lendemain nous proposer de voter sur des machines, dans des conditions que nous ne connaissons pas, et alors que le Gouvernement était vent debout contre les machines à voter en mars 2020. Il importe d'engager un débat serein sur tous ces sujets. Comme Mme Assassi l'a souligné, le problème n'est pas technique, il est politique. Pourquoi nos concitoyens ne votent-ils plus ? D'où vient le manque d'appétence ? Nous ne pouvons pas accepter en l'état un amendement qui survient nuitamment de nulle part, avec comme seul argument que ce serait moderne !
M. Alain Richard. - La méthode choisie par le Gouvernement est très défectueuse et défavorise une idée qui mérite d'être approfondie. La seule façon de poursuivre convenablement cette discussion est que le Gouvernement renonce à la procédure accélérée. Puisque le Sénat va repousser cette proposition, il doit y avoir une deuxième lecture devant chaque assemblée, dans un délai permettant d'accomplir le nécessaire travail préparatoire, à savoir la réalisation d'une étude d'impact et la saisine du Conseil d'État. Je précise que tout cela relève bien de la loi organique et non de la loi ordinaire.
Dans ce débat tempétueux et dans lequel n'entre, bien sûr, aucune part d'opportunisme, je relève heureusement des positions diversifiées puisque certains collègues reconnaissent l'utilité des machines à voter. D'autres, dont je fais partie, admettent que le vote anticipé, dans un créneau de temps limité, constitue une modalité de facilitation. Certes, les raisons de l'abstention sont tout autres, mais j'appelle l'attention de mes collègues sur un chiffre : en 2017, entre les deux tours de la présidentielle et les deux tours des législatives, 87 % des électeurs ont voté à au moins un des quatre tours de scrutin. L'appétit démocratique n'a donc pas baissé et il existe aussi des causes circonstancielles. Les mesures de facilitation ne peuvent pas non plus être écartées d'un revers de la main. Il importe de lever la procédure accélérée afin que les deux chambres puissent approfondir cette question, avec des attitudes moins radicales que celles que j'ai pu entendre ce matin.
M. Jean-Yves Leconte. - Après avoir tout refusé, il est étonnant que le Gouvernement agisse à présent dans la précipitation, au travers d'un amendement qui conjugue deux difficultés : les machines à voter et le vote par anticipation. Faut-il mélanger ces deux questions, d'autant qu'il est possible de voter par anticipation d'une autre manière qu'en ayant recours aux machines à voter ? J'attire également votre attention sur le fait que les Français de l'étranger votent déjà par anticipation en utilisant le vote par correspondance ou le vote par internet. Cela relativise l'argument de la rupture d'égalité. Il est selon moi urgent de réfléchir à de nouveaux outils pour faciliter l'expression démocratique. La remarque d'Alain Richard sur le taux de participation à 87 % sur quatre scrutins me paraît tout à fait pertinente.
M. Guy Benarroche. - Cet amendement est, en effet, abracadabrantesque, mais il n'est pas le fruit d'une improvisation hasardeuse : bien au contraire, il s'inscrit tout à fait dans la tactique du Président de la République dans la perspective de la prochaine élection présidentielle !
M. Éric Kerrouche. - Je ne partage pas l'avis selon lequel les modalités techniques du vote seraient indifférentes et sans effet sur la participation. Les études montrent clairement que l'éventail des solutions de vote proposées n'est pas neutre à cet égard. De même, l'abstention n'est pas un phénomène univoque, répétitif, concernant toujours les mêmes personnes. Loin de là ! L'abstention est devenue un mode de participation et ce ne sont pas toujours les mêmes groupes qui participent en fonction des élections. L'abstention est un flux, non un état. C'est pour cela que nous devons proposer des modalités de vote différentes. Les jeunes utilisent beaucoup le vote par procuration. N'en déduisons pas qu'ils se désintéressent du scrutin, c'est simplement qu'à un moment de leur vie ils ont dû partir pour s'installer dans une autre ville.
M. François-Noël Buffet, président. - Je trouve cet épisode désolant. Si l'on peut discuter du fond, les conditions de dépôt de cet amendement sont regrettables.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 32.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Sitôt publiée la liste des candidats au premier tour, l'État verse à chacun d'eux une somme de 153 000 euros, à titre d'avance sur le remboursement forfaitaire de leurs dépenses de campagne. Ce montant, initialement fixé à 3 millions de francs par la loi organique du 11 mai 1990, a été ramené à 1 million de francs en 1995, puis converti en euros à l'occasion du passage à la monnaie unique. Compte tenu de l'inflation, cette somme de 153 000 euros aurait dû être portée à environ 220 000 euros aujourd'hui. L'amendement no 11 vise à porter son montant à 200 000 euros, ce qui me paraît raisonnable. En revanche, il est inutile de préciser que la somme est versée en une seule fois, cela résulte du texte même de la loi de 1962. Avis favorable sous réserve de cette rectification.
La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 11, sous réserve de rectification.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n° 19 rectifié vise à supprimer une précision concernant le vote par correspondance des détenus. Or cette précision est utile pour simplifier les procédures. Si les détenus se sont inscrits pour voter par correspondance aux élections locales, ils sont alors réputés faire de même pour l'élection présidentielle, sans démarche particulière auprès de l'administration pénitentiaire. S'ils ne se sont pas inscrits pour voter par correspondance aux élections locales, ils doivent faire une demande à l'administration pour voter par correspondance à l'élection présidentielle. Retrait sinon avis défavorable.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 19 rectifié, ainsi qu'à l'amendement n° 18 rectifié.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Avis défavorable à l'amendement n° 26 qui prévoit l'installation de bureaux de vote dans les prisons. Cette proposition soulève plusieurs difficultés techniques. Il faudrait tout d'abord établir des listes électorales spéciales pour les prisons. Il est également difficile d'assurer la sécurité du scrutin et de l'établissement pénitentiaire : comment organiser un scrutin le dimanche, alors que le nombre de surveillants est moins important que les autres jours ? Comment permettre aux délégués des candidats d'accéder à la prison pour contrôler les opérations de vote ? Enfin, cet amendement pose des problèmes au regard du secret du vote dans les établissements pénitentiaires qui comptent peu de détenus.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 26.
La commission émet un avis défavorable aux amendements identiques nos 15 et 31.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n° 21 vise à ouvrir une nouvelle voie de recours en cas de « censure » d'un candidat ou d'un parti par une plateforme en ligne. En réalité, l'intention de l'amendement est satisfaite, car les relations entre les plateformes et leurs usagers sont des relations contractuelles de droit privé, soumises le cas échéant au droit de la consommation. Le principe de non-discrimination s'applique ; les clauses abusives sont prohibées ; et pour faire respecter ses droits, l'usager peut saisir la juridiction de son domicile. Néanmoins, vu l'actualité, je m'en remettrai à l'avis du Gouvernement.
M. Philippe Bonnecarrère. - Je comprends la position du rapporteur, mais que se passerait-il en France si un candidat à l'élection présidentielle se voyait privé de l'usage des réseaux sociaux, de la même manière que M. Trump a vu son compte Twitter fermé ? Cette hypothèse ne relève pas du droit privé, car les modalités selon lesquelles les plateformes acceptent, ou non, la poursuite de l'utilisation d'un compte ne sont pas publiques et sont évolutives. L'amendement vise à éviter l'arbitraire, ce qui est d'autant plus important que les réseaux sociaux joueront un rôle croissant dans les campagnes électorales. Peut-être notre rapporteur pourrait-il aider l'auteur de l'amendement à améliorer sa rédaction d'ici à la séance publique.
M. Alain Richard. - L'amendement est tout à fait justifié dans son principe, mais ne relève pas d'une loi organique sur l'élection présidentielle. Il faudrait prévoir une procédure d'urgence devant le tribunal judiciaire pour rétablir le libre accès aux réseaux sociaux. Un autre texte s'impose, en tout cas.
M. François-Noël Buffet, président. - L'usager peut déjà saisir, en cas d'urgence, le président du tribunal judiciaire en référé, y compris d'heure à heure.
La commission demande l'avis du Gouvernement sur l'amendement n° 21.
Articles additionnels après l'article 2
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Les amendements nos 12 rectifié, 14 et 13 rectifié, en discussion commune, sont contraires à la position de la commission.
La commission émet un avis défavorable aux amendements nos 12 rectifié, 14 et 13 rectifié.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n° 27 rectifié vise à interdire, pour l'élection présidentielle, la publication, avant le premier tour, de sondages portant sur le second tour. Il est fragile sur le plan constitutionnel, notamment au regard du principe de la liberté de la presse. Il me semble plus opportun de travailler sur la transparence des sondages. Nous avons d'ailleurs adopté la semaine dernière un amendement de Jean-Pierre Sueur à ce sujet : les instituts de sondage auront l'obligation de publier leurs marges d'erreur. L'amendement évoque un thème plus large, qui relève de l'article 7 de la Constitution : le scrutin majoritaire à deux tours favorise une certaine bipolarisation de l'élection. Je propose donc d'émettre un avis défavorable.
M. Jean-Pierre Sueur. - Je crois me souvenir qu'aux termes de la loi sur les sondages, qui a été intégrée dans la précédente loi sur l'élection présidentielle, il n'est pas possible de faire un sondage sur le second tour sans qu'un sondage ait été réalisé sur le premier tour.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Cette proposition n'a finalement pas été retenue.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 27 rectifié.
Article 4
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 20.
Articles additionnels après l'article 4
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n° 16 rectifié bis prévoit de transformer en crédit d'impôt la réduction d'impôt pour les dons versés aux candidats à toutes les élections. Il n'a pas de caractère organique et on pourrait même s'interroger sur son lien avec le texte. J'attire l'attention sur le fait que réductions et crédits d'impôt obéissent à des logiques différentes puisque le crédit d'impôt ouvre la possibilité d'un remboursement partiel du don quand bien même le donateur ne serait pas imposable. Le législateur n'accorde généralement un tel « droit de tirage » sur le budget de l'État que si la dépense qui en résulte produit de nouvelles recettes, ce qui n'est pas le cas ici.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 16 rectifié bis.
M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement n° 28 vise à créer une plateforme numérique pour diffuser les documents de propagande électorale des candidats. Il est déjà satisfait : ces documents peuvent être consultés sur internet à l'adresse programme-candidats.interieur.gouv.fr.
La commission demande le retrait de l'amendement n° 28 et, à défaut, y sera défavorable.
Le sort de l'amendement du rapporteur est retracé dans le tableau suivant :
La commission a donné les avis suivants aux autres amendements de séance :
La réunion est close à 11 h 00.
- Présidence de MM. François-Noël Buffet, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale et Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Projet de loi confortant les principes de la République - Audition de Mme Dominique Schnapper, sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité
M. François-Noël Buffet, président. - Nous souhaitons la bienvenue à Mme Dominique Schnapper, sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité. La particularité de cette audition dans le cadre du projet de loi confortant le respect des principes de la République, est qu'elle est commune à la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, ainsi qu'à la commission des lois du Sénat. La commission des lois a délégué les articles correspondant à l'éducation à la commission compétente du Sénat.
Après votre propos liminaire, nos rapporteurs, Stéphane Piednoir, Jacqueline Eustache-Brinio et Dominique Vérien, vous poseront des questions. Je rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet du Sénat.
M. Laurent Lafon, président. - Nous sommes effectivement très heureux, madame, de vous accueillir dans le cadre de ces travaux préparatoires à l'examen du projet de loi confortant le respect des principes de la République que nous aurons à examiner en séance dans quelques semaines. Je profite de cette occasion pour remercier le président Buffet et la commission des lois d'avoir accepté de nous déléguer sur le fond l'examen des dispositions de ce texte consacrées, notamment, à l'éducation. C'est d'ailleurs de cela dont nous allons parler dans quelques instants.
En janvier 2018, le ministre de l'éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a souhaité installer ce Conseil des sages à ses côtés, composé d'une quinzaine d'experts d'horizons différents et chargé de préciser la position de l'institution scolaire en matière de laïcité et de fait religieux. Depuis lors, ce comité ne se contente pas de réfléchir aux rapports parfois difficiles qu'entretiennent le religieux et le politique au sein de la communauté éducative, il veille aussi à éclairer de manière pragmatique les acteurs de l'éducation nationale en matière de laïcité. Vous avez ainsi créé, en collaboration avec les services de l'éducation nationale, un vade-mecum destiné à apporter des réponses concrètes aux personnels éducatifs directement confrontés au fait religieux dans l'exercice de leurs fonctions.
Vous vous rendez aussi sur le terrain pour former, études de cas à l'appui, les personnels de l'éducation nationale aux questions de la laïcité. Au regard de la diversité de ces actions et de votre connaissance de ce qui se passe sur le terrain, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous dresser un rapide bilan de l'activité de ce Conseil au cours des trois années écoulées. Nous souhaiterions également que vous nous précisiez le regard que vous portez sur l'évolution du nombre et la nature des atteintes au principe de laïcité constatées dans les établissements scolaires au cours de la même période.
Mme Dominique Schnapper, sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité. - En tant que sociologue, je ne pense pas que ce projet de loi marque une évolution de la conception française de la laïcité, tout comme je ne pense pas qu'il risque de porter atteinte à la liberté du culte.
La loi de 1905 a été conçue pour une Église catholique ayant le statut de puissance politique, l'Église unique organisant majoritairement la vie collective en France. C'est bien contre ce pouvoir politique - bien que certains aient été contre l'Église elle-même - que la loi a été votée et a reçu l'appui des religions minoritaires de l'époque qu'étaient le protestantisme et le judaïsme. Le grand rabbin vous a d'ailleurs expliqué toute l'adhésion passionnée des juifs aux règles de la laïcité. Une passion que les protestants ont partagée à l'époque, mais qui, maintenant, s'est transformée en critique.
La société est, aujourd'hui, bien plus diverse par le degré de pratique et par un éclatement des croyances et des organisations religieuses. Elle est, en somme, moins religieuse dans l'ensemble, même si elle comprend des mouvements de retour, éventuellement extrémistes. Enfin, il faut prendre en compte cette nouvelle donnée qu'est la présence d'une forte proportion de la population musulmane, de l'ordre de 10 %.
Le problème est l'islam politique plutôt que l'islam lui-même, encore que certains islamologues soient plus nuancés en matière de rapport entre islam et islamisme. Je pense qu'un islam de type religieux impose à la loi de 1905 des adaptations s'agissant des lieux de culte, des fêtes et du régime alimentaire. Je suis convaincue que ces problèmes peuvent être réglés par une adaptation de la loi de 1905. Le cas des usines Renault est souvent pris en exemple pour son importation de populations musulmanes et son adaptation à des demandes purement religieuses comme l'ouverture de salles de prière. La République a, d'ailleurs, toujours mis en place cette adaptation aux conditions des gens, comme elle s'est adaptée à la Moselle ou à l'Alsace, et comme elle s'est adaptée dans les années trente rue des Rosiers, à Paris, où le jour de repos était non pas le jeudi, mais le samedi, pour tenir compte du shabbat.
Le problème est qu'il y a, désormais, derrière ces revendications au nom d'une religion, un véritable projet politique contestataire des valeurs démocratiques. L'an 2000 a constitué un moment charnière dans cette évolution. A paru, en 2002, le livre Les territoires perdus de la République, tandis qu'en 2004, Jean-Pierre Obin découvrait le départ des enfants juifs de certains établissements scolaires qui ne pouvaient plus assurer leur sécurité. Son rapport a été très soigneusement mis de côté et la publication par vingt intellectuels, l'année suivante, d'un commentaire du rapport Obin n'a eu aucun écho. Il y avait donc, déjà, un changement de ce qui se présentait comme des revendications religieuses et qui étaient des revendications politiques, marquées par de l'antisémitisme. Aujourd'hui, nous connaissons bien le phénomène grâce aux travaux des spécialistes de la question, depuis Gilles Kepel jusqu'à Hugo Micheron et Bernard Rougier.
Les différentes dispositions de ce projet de loi me paraissent répondre à un problème politique, et je me suis réjouie du fait que le Président de la République n'ait pas remis en question la loi de 1905, car il ne s'agit effectivement pas d'un problème religieux. J'ai apprécié le nouveau titre positif du projet de loi, qui rappelle que la laïcité est un régime de liberté. Par ailleurs, faire passer les associations de loi 1901 sur le régime de la loi de 1905 me semble naturel. Il est normal, non seulement de subordonner les subventions publiques aux associations à la signature d'une charte de la laïcité, mais, en outre, même sans subvention, de leur demander de respecter les lois communes. À ce titre, vous aurez remarqué que les trois associations musulmanes ayant refusé de signer la charte sont turques, ce qui me conforte dans l'opinion que le problème est bien politique et non religieux. Enfin, que ces associations rendent des comptes sur leur financement étranger ne me paraît, ainsi, nullement scandaleux.
Le problème de l'enseignement familial a été largement débattu et, à titre personnel, je regrette le passage du contrôle a posteriori à l'autorisation préalable. Celle-ci constitue, néanmoins, une adaptation à une situation objective, notamment illustrée par les remontées du terrain. On observe, désormais, des pères qui, amenant leurs petites filles de 3 ans à l'école, donnent comme conditions qu'elles ne soient pas assises à côté d'un petit garçon. On m'a également cité le cas d'un père restant derrière la grille pour vérifier que, pendant la récréation, sa fille ne joue pas avec des petits garçons. L'islamisme extrémiste remet donc en question nos valeurs collectives - la démocratie, l'égalité hommes-femmes - ainsi que la primauté de la loi républicaine sur la loi religieuse.
Vous me demandez de décrire nos activités. Je rappelle que le Conseil des sages de la laïcité dépend du ministère de l'éducation nationale. C'est d'ailleurs le ministre qui en a choisi les membres. Notre rôle devient tellement large que nous devons recruter. Nous n'avons pas essayé de faire un nouveau texte sur la laïcité, thème d'ores et déjà largement étudié, mais de produire un document susceptible d'apporter un certain nombre de solutions. Nous sommes donc très soucieux d'être en liaison avec les services du ministère ainsi qu'avec les référents laïcité nommés dans chaque académie. Nous sommes très souvent saisis et recevons de nombreux témoignages d'enseignants, même si nous n'avons eu connaissance du cas de Samuel Paty que dans la presse. À cet égard, il est frappant de constater que le problème se déplace vers l'école primaire, alors que le collège était jusqu'alors au coeur de la contestation. Il y a désormais une poussée organisée, notamment avec des avocats qui cherchent à entrer dans les établissements. Cela commence très tôt, dès la maternelle.
Nous avons activement participé à la rédaction des textes par lesquels nous essayons de préciser la définition intellectuelle de la laïcité ainsi que les conséquences pratiques de ses principes dans la gestion des établissements. Au ministère, un vade-mecum de la laïcité a recueilli un ensemble de textes et d'études de cas. Nous y avons beaucoup travaillé. Il se nourrit d'ailleurs régulièrement des remontées du terrain et des critiques, car de nouveaux problèmes apparaissent - je pense notamment à la présence d'avocats auprès des parents d'élèves. Nous avons également aidé à la rédaction d'un vade-mecum pour lutter contre le racisme et l'antisémitisme.
Vous m'avez posé la question du sport qui, effectivement, fait désormais partie du périmètre de M. Blanquer. Nous sommes donc en train de rédiger un nouveau vade-mecum pour le monde sportif qui, pour le dire en termes modérés, ne sait pas très bien ce qu'est la laïcité. Par ailleurs, nous avons fait quelques conférences de formation pour le service civique. Enfin, le ministre nous a demandé un certain nombre de notes, par exemple sur l'enseignement laïque des faits religieux. Nous avons également pour objectif de participer à la formation des enseignants, tant dans le recrutement que durant la formation continue. J'ai été extrêmement frappée, en allant parler à Poitiers devant les enseignants, les chefs d'établissement et les inspecteurs, que mes propos, tout compte fait assez plats, aient été écoutés avec beaucoup d'intérêt, mais avec grand étonnement. Les trentenaires d'aujourd'hui semblent découvrir ce qui allait de soi pour la génération de mes enfants en matière de laïcité. Les études de cas semblent donc être très appréciées.
Enfin, nous tentons de soutenir, à notre mesure, tous ceux qui nous transmettent des témoignages ou nous demandent des conseils, ainsi que ceux qui essayent de comprendre et de résister. Un de nos membres fait d'ailleurs partie de la mission pour l'ensemble de la fonction publique qu'a organisée la ministre de la fonction publique pour la question de la laïcité. Vous m'avez interrogée sur ce point, notre lien est institutionnel. Nous avons jugé utile, au terme de trois années de travail, de faire profiter l'ensemble de la fonction publique de l'expérience que nous avions accumulée, d'autant que certains ministères, comme celui de la santé, rencontrent d'importants problèmes.
M. Stéphane Piednoir, rapporteur. - Comme vous l'avez rappelé, ce texte ne modifie pas la laïcité, même si celle-ci a évolué dans la société française. Innée pour une génération d'enseignants, elle l'est beaucoup moins aujourd'hui. L'islam a parfois laissé place à un islamisme rampant qui nous inquiète, notamment via des demandes de plus en plus exubérantes, qu'il s'agisse d'alimentation ou de dispenses de pratiques sportives, notamment pour la piscine.
La nécessité de ce vade-mecum s'est imposée, mais est-ce suffisant ? Doit-on faire une loi à partir de certains exemples constatés ? Avons-nous d'autres moyens qu'un texte sur l'instruction en famille pour sanctionner ces comportements ? Un enseignant sur deux reconnaît s'être autocensuré : cela en dit long sur la peur qui a gagné le corps professoral et sur la liberté pédagogique largement entamée. Le vade-mecum répond-il à ces dérives ? Cette loi en préparation permettra-t-elle d'entraver ces dérives ? Je vous souhaite également bon courage pour votre travail sur le sport, car il s'agit d'un chantier extrêmement vaste et complexe.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - La laïcité est, pour moi, émancipatrice et protectrice. Or ce projet de loi ne parle pas de laïcité, ce qui me paraît regrettable. D'ailleurs, dans l'article instaurant un « contrat d'engagement républicain » aux associations recevant des subventions, il n'est pas fait non plus mention de la laïcité. Je le redis, celle-ci est pourtant indispensable à l'école.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Nous avons eu un retour d'associations et d'enseignants nous disant que leur formation en matière de laïcité est indigente, les grands principes étant récités de manière candide sans que les problèmes techniques et pratiques soient réellement soulevés.
Je m'adresse ensuite à la sociologue que vous êtes. Vous avez parlé, dans un entretien, de l'affaiblissement de la dimension civique, ainsi que de la dissolution du sentiment national et patriotique qui laisse place aux identifications particulières, notamment religieuses, régionales ou ethniques. À cet égard, comment pourrait-on faire de nouveau Nation ?
Enfin, l'inégalité hommes-femmes n'est pas seulement portée par l'islam politique, mais aussi, largement, par l'islam religieux. Comment lutter contre cette conception qui vient perturber nos relations sociales en dehors même de tout lieu de culte ?
M. Max Brisson. - En ce qui concerne la suppression de l'enseignement à domicile prévue par l'article 21 de ce projet de loi, vous la regrettez tout en la trouvant justifiée au vu de la situation actuelle. Vous avez cité l'exemple d'une cour d'école. Pouvez-vous quantifier ce phénomène, ce que le Gouvernement n'a pas pu faire jusqu'à présent ? Pouvez-vous nous dire en quoi la suppression de l'enseignement à domicile est une nécessité pour lutter contre l'islamisme ?
Mme Gisèle Jourda. - Ma question est quelque peu technique. S'il faut clarifier la question de la laïcité à l'école et dans le milieu du sport, il existe des vade-mecum publiés par l'Observatoire de la laïcité. Comment s'articuleront vos travaux ? N'y a-t-il pas un risque de multiplication des publications officielles sur le sujet ?
Mme Dominique Schnapper. - Une loi pourra-t-elle suffire ? Par définition, une loi est toujours limitée, elle ne résoudra pas tous les problèmes liés aux atteintes à la laïcité, c'est-à-dire à la contestation des principes démocratiques. Mais la loi donne des instruments juridiques à ceux qui veulent lutter. Il ne faut pas négliger la force du droit ; d'ailleurs, ceux qui mettent en cause la laïcité entendent s'appuyer sur des arguments juridiques.
Nous travaillons avec l'Ordre des médecins et le ministère de l'éducation nationale pour trouver les moyens de contrôler les certificats médicaux de complaisance pour la piscine, qui pourraient être contrôlés par le médecin scolaire, tout en respectant le secret médical.
Vous avez raison, la laïcité a évolué avec la société, même si ses principes n'ont pas changé. J'ai découvert le monde sportif. Merci pour vos encouragements sur le sujet ! Il faut clarifier les choses pour parvenir à penser juste et aider ainsi ceux qui résistent. Il est important que les enseignants se sentent soutenus pas leur hiérarchie. Beaucoup se sentent isolés. Il faut leur donner les outils intellectuels et faciliter les travaux collectifs.
Oui, la laïcité est protectrice et émancipatrice, même si le mot ne figure pas dans la loi de 1905. Elle est la forme française, héritée de l'histoire, de la séparation du politique et du religieux, qui est constitutive de la démocratie et la distingue des autres régimes.
Je crains que la formation à la laïcité ne tourne au prêchi-prêcha. Nous préconisons plutôt de travailler sur des cas précis. À Poitiers, où nous intervenons régulièrement, on observe ainsi que les ateliers consacrés à des cas concrets ont beaucoup plus de succès que la conférence inaugurale.
L'inégalité entre les hommes et les femmes est un problème central. Toutes les religions ont été fondées sur ce que l'on appelle, par politesse, la « complémentarité » entre les sexes : en fait, l'inégalité de statut entre les hommes et les femmes. Si la population musulmane tend à se rapprocher de la population française dans ses goûts et pratiques avec le temps, cette question reste un noyau dur. Les autres religions ne sont pas à l'abri. Dans le judaïsme, il a fallu l'action des mouvements libéraux pour que les femmes ne soient plus obligées dans les synagogues d'assister aux cérémonies à l'étage, au-dessus des hommes. Encore faut-il toutefois que la constitution des mouvements libéraux soit possible... Le Coran a été rédigé à une époque donnée. Il faut que les musulmans acceptent de travailler sur sa réinterprétation. C'est la perspective proposée par Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l'Islam de France, qui explique que le voile n'a rien d'islamique et qui prône une réinterprétation du Coran à des fins spirituelles.
Républicaine et libérale, je pense qu'il est préférable de laisser la liberté aux parents de préférer l'instruction à domicile, dès lors qu'ils acceptent les contrôles de l'éducation nationale. Le problème est qu'une partie des filles ne sont plus instruites du tout, au nom de la liberté de l'enseignement en famille. C'est pourquoi je pense qu'il est justifié que ce régime fasse l'objet d'une demande afin que l'enseignement en famille ne soit pas simplement un moyen de faire échapper les filles au programme et aux valeurs de l'enseignement public. Mais je regrette effectivement que l'on soit dans cette situation.
M. Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité, fait en effet partie du Conseil des sages. Nous travaillons ensemble sans aucun problème, même si nous n'avons pas tout à fait les mêmes conceptions. Il ne m'est arrivé qu'à une seule reprise de devoir transmettre un texte au Gouvernement en indiquant son désaccord.
Mme Muriel Jourda. - Votre réponse m'inquiète. Il se peut que cohabitent deux types de vade-mecum, qui seraient tous subventionnés par le ministère. Comment fera-t-on pour savoir celui qui devra être appliqué, alors que de nombreux guides existent déjà ? J'ai le sentiment que vous n'avez pas la même position...
Mme Dominique Schnapper. - En effet, l'Observatoire de la laïcité sera remis en question à partir du 1er avril. Nous verrons ce qui se passe à ce moment-là. Il est clair que la position de l'Observatoire et celle du ministère de l'éducation nationale ne sont pas identiques. Il appartiendra au Président de la République de trancher.
M. Pierre Ouzoulias. - Que pensez-vous, en tant que sociologue, de la remise en question de la dimension humaniste, universelle de la laïcité héritée de la philosophie des Lumières et de la Révolution française ? On considère souvent que cette révision nous vient des États-Unis, mais ne pensez-vous pas que l'on en trouve les prémices dans la sociologie française de la fin des années soixante-dix, notamment dans la pensée de Michel Foucault, où l'on sent déjà une remise en question du caractère universel de la citoyenneté ?
Vous avez fourni une admirable définition de la laïcité, dans votre article La République face au communautarisme, paru en 2004, où vous écrivez que « le rôle premier de l'État reste d'organiser l'unité de l'espace politique commun, qui permet d'intégrer par l'abstraction et l'égalité formelle de la citoyenneté tous les individus, quelles que soient leurs origines sociales, religieuses, régionales ou nationales ». Je n'ai rien à ajouter !
À la fin de l'article, vous écrivez : « Une société démocratique implique que, par-delà ses fidélités particulières légitimes, chacun puisse aussi rencontrer et reconnaître l'Autre, au nom des valeurs universelles de la citoyenneté. Le "communautarisme" devrait rester laissé à la liberté et à l'initiative des individus, encouragé par une application souple de la citoyenneté républicaine. Cela est conforme à la fois à la tradition de l'intégration française et à la légitimité des sociétés modernes, qui reposent sur l'universalité des droits du citoyen et de la protection de l'État-providence. » Qu'entendez-vous par l'expression « une application souple de la citoyenneté » ?
Mme Laurence Harribey. - Selon vous, le texte ne met pas en cause notre conception de la laïcité et ne porte pas atteinte à la liberté du culte. Si le texte est muet sur la laïcité, plusieurs dispositions sont problématiques quant à la liberté de culte. Ainsi, l'article 26 prévoit-il la consultation systématique d'un organe délibérant, sauf pour le recrutement des ministres du culte quand ils ne dépendent pas de l'association. N'est-ce pas mettre le doigt dans l'engrenage qui consiste à définir dans la loi l'exercice du culte ? Cet article peut, en outre, être facilement contourné par le recours à des intervenants occasionnels ou l'absence de nomination de ministre du culte. Si l'on combine l'article 6 et l'article 33 sur le régime des subventions, comment peut-on vraiment différencier ce qui relève de l'associatif de ce qui relève du cultuel ? Ne fallait-il pas mieux distinguer un régime relevant de la loi de 1905 et un régime relevant de la loi de 1901 pour ce qui concerne la pratique associative ouverte sur la société ? Dans de nombreuses associations, la frontière entre l'associatif et le cultuel est très ténue et les associations devront tenir une double comptabilité, avoir recours à des rescrits, etc.
M. Jacques Grosperrin. - La laïcité s'est imposée comme une démarche de liberté. Certains ont parlé pendant longtemps de laïcité ouverte ou fermée, conservatrice ou progressiste, il n'y a en réalité qu'une laïcité, qui est acceptée ou qui n'est pas acceptée. Elle contribue à faire partager les valeurs de la République dans les établissements scolaires. Il est important de laisser la liberté aux familles de recourir, ou non, à l'instruction en famille.
Le « séparatisme » n'est pas un gros mot. Ferdinand Buisson l'a utilisé pour exprimer le religieux. L'originalité de l'école publique, c'est qu'elle n'appartient à personne, mais à tous. Il expliquait qu'il recherchait la fraternité nationale et, dans son article sur la foi laïque, il voulait lutter non contre la foi, mais contre la haine. On en revient au temps du rapport Obin de 2002, comme vous l'avez dit tout à l'heure, car on n'ose pas parler du séparatisme islamique. Si on n'est pas capable de nommer les problèmes, on court le risque d'amalgames, car le problème n'est pas celui de la religion à l'école.
M. Thomas Dossus. - Ce texte est large et remet en cause certains équilibres, comme celui sur l'instruction en famille. Vous avez dit que beaucoup de filles n'étaient plus instruites, mais sans fournir de chiffres ; il est dès lors compliqué de toucher aussi fortement aux équilibres existants, sans données objectives. Produisez-vous des données chiffrées permettant d'apprécier si ce texte apporte une réponse proportionnée à des problèmes, ou s'il est trop large ?
M. Jean-Raymond Hugonet. - Cette audition nous permet de parler du fond, la laïcité, et non simplement du texte. Je goûte peu les législations d'émotion, dont fait partie ce texte. En matière de laïcité, je ne peux que recommander le Dictionnaire amoureux de la laïcité, d'Henri Peña-Ruiz, philosophe qui, étrangement, ne fait pas partie de ce Conseil des sages de la laïcité, dont on aimerait savoir comment les membres ont été désignés. Il dit que les religions ne sont pas dangereuses si elles n'engagent que les croyants. Elles le deviennent si elles prétendent dicter la loi commune. Ne pensez-vous pas que ce texte n'est pas justement un retournement de tout cela ?
Mme Catherine Belrhiti. - Vous avez mis l'accent sur la formation des enseignants. Mais les directions des établissements sont-elles aussi formées ? Les enseignants se plaignent de ne pas être soutenus.
Mme Dominique Schnapper. - Monsieur Ouzoulias, en vous écoutant, je me suis rendu compte que j'avais mal employé le terme « communautarisme » dans la seconde citation et qu'il aurait mieux valu employer le mot « communautaire ».
La laïcité est un héritage des Lumières et était portée, traditionnellement, par la gauche républicaine. Aujourd'hui, celle-ci se divise entre ceux qui prolongent cette tradition et ceux qui préfèrent l'identitarisme. C'est une des expressions de la crise de la pensée de gauche. La théorie de la déconstruction nous revient des États-Unis, alors qu'ils l'ont empruntée à la France. Cette théorie remet en question l'héritage des Lumières. Mais, fondamentalement, je crois que, d'un point de vue politique, c'est ce dernier qui est à la fois juste et utile. Tout est affaire de construction sociale, l'essentiel est que celle-ci soit convenable !
Par application souple, j'entendais la possibilité pragmatique de glisser le jour de repos du jeudi au samedi, si la grande majorité des enfants est de confession juive. De même, la République a une liste de fêtes susceptibles d'être accordées, pourvu que le service ne soit pas remis en question. Nos fêtes sont héritées globalement de la tradition chrétienne. Il ne faut pas craindre une remise en question de la laïcité si on célèbre des fêtes d'autres religions ou si on fête le Nouvel An chinois, tant que le principe fondamental de la séparation entre le politique et le religieux est maintenu. On sait qu'il existe une collaboration entre l'État et les Eglises. Il faut en tenir compte tant que les principes communs ne sont pas remis en cause. Ce n'est pas parce que la Moselle et l'Alsace ont un régime spécifique en raison de l'histoire que la laïcité est menacée en France !
Je n'ai pas de réponse sur le problème de l'article 26, ni sur les questions relatives aux articles 6 et 33. Je n'ai pas examiné le texte d'assez près. En tous cas, comme à vous, l'idée que la laïcité puisse être soit ouverte, soit fermée, soit généreuse, soit raide, me paraît absurde : introduire un adjectif me semble contraire à ce qu'est la laïcité en elle-même ! Sur l'enseignement en famille, beaucoup dépendra des modalités d'application du dispositif proposé : l'autorisation préalable et les contrôles doivent être mis en oeuvre de façon intelligente.
Le mot « séparatisme », dans le titre, ne me pose problème que parce qu'il sonne négatif : à la lutte contre le séparatisme, je préférerais un texte pour la liberté ou pour le renforcement des principes républicains. Je n'ai pas de réticence à l'égard du terme lui-même, mais d'un intitulé défini négativement. Le séparatisme, c'est le moment où la loi particulière déclare primer sur la loi commune. C'est en somme le communautarisme : quand la loi de la communauté - parfaitement légitime en elle-même - prime sur la loi républicaine. Je n'aurais donc pas dû utiliser le terme de communautarisme dans la citation que vous avez rappelée. Les liens communautaires rapprochent ceux qui partagent une même origine historique, les mêmes convictions politiques, les mêmes croyances religieuses. C'est naturel, évident et souhaitable dès lors que ces liens s'inscrivent à l'intérieur de la loi commune.
M. Jacques Grosperrin. - Le mot lui-même vous choque-t-il ?
Mme Dominique Schnapper. - Non, à condition de préciser qu'il ne concerne qu'une partie de l'islam, qui déclare que la loi religieuse est supérieure à la loi de la République. Évidemment, parler de séparatistes musulmans est un peu embarrassant...
Vous avez évoqué les données quantitatives. Nous savons qu'il y a des dérives. Comme sociologue, j'ai à la fois beaucoup de respect pour les chiffres et beaucoup de réticences à leur égard. L'évaluation du nombre d'atteintes à la laïcité suppose que le professeur accepte de les signaler, que le chef d'établissement accepte de les transmettre à l'inspecteur qui, ensuite, accepte de les signaler au rectorat qui, lui, les transmettra au ministère de l'éducation nationale... Bref, on ne sait pas au juste ce que mesurent ces chiffres. Quand les professeurs sont découragés, ils ne signalent plus : ils considèrent que cela ne sert à rien, et que cela les expose à des ennuis. Les chiffres sur les atteintes à la laïcité sont donc à prendre avec énormément de précautions.
L'Observatoire de la laïcité dit régulièrement que le nombre d'atteintes est faible et plafonne à 800 ou 900. En fait, on ne sait pas si le phénomène est marginal ou assez répandu pour justifier les interventions. Certes, il est sûrement minoritaire par rapport à la population concernée. Mais on sait depuis longtemps que les minorités actives ont parfois un pouvoir politique qui n'est pas proportionnel à leur répartition statistique : Hitler n'a jamais eu une majorité dans une élection. En tous cas, le quantitatif n'a que peu de sens. Certains épisodes, dans certains quartiers, peuvent avoir un sens politique qui dépasse de beaucoup leur représentation. Certes, la population musulmane, en majorité, accepte les lois républicaines. Cela n'enlève rien au problème politique que pose une minorité soutenue par l'extérieur. Nous devons donc prendre des décisions sans être tout à fait sûrs de la manière dont il faut les prendre.
Je ne sais pas pourquoi M. Henri Peña-Ruiz ne siège pas au Conseil. M. Blanquer l'a constitué sans me demander mon avis. Il est vrai que j'ai formulé quelques suggestions, qu'il a trouvées excellentes, mais dont il n'a pas tenu compte. Mme Catherine Kintzler y siège, qui est très proche de M. Henri Peña-Ruiz.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Nous les avons auditionnés ensemble.
Mme Dominique Schnapper. - La laïcité, c'est comme le reste : il y a toutes les familles ! Celle de M. Henri Peña-Ruiz est représentée par Mme Catherine Kintzler. Comme il fallait nourrir le Conseil, les quatre personnes que j'ai proposées au ministre ont finalement été acceptées. Mais je n'ai pas eu mon mot à dire sur la composition d'origine.
À Poitiers, nous faisons beaucoup d'enseignement pour les chefs d'établissement et les inspecteurs. Le rôle des premiers est primordial. Ils ont besoin à la fois d'outils intellectuels pour comprendre le problème et de se sentir soutenus dans leurs décisions. Ce sont eux que nous visons en particulier.
M. François-Noël Buffet, président. - Vos explications nourriront nos débats. Les rapports seront examinés le 16 mars en commission de la culture et le 17 mars en commission des lois, et l'examen du texte en séance publique débutera le 30 mars.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 45.
- Présidence de MM. François-Noël Buffet, président -
La réunion est ouverte à 17 h 55.
Projet de loi confortant le respect des principes de la République - Audition de Bernard Rougier, professeur des universités
M. François-Noël Buffet, président. - Nous accueillons à présent M. Bernard Rougier, professeur des universités, qui a enseigné à l'université Saint-Joseph de Beyrouth, au Liban, entre 1996 et 2002, avant de devenir chercheur à l'Institut français du Proche-Orient en Jordanie. De 2011 à 2015, il a dirigé le Centre d'études et de documentation économique, juridique et sociale du Caire. Puis, à partir de 2015, il a enseigné à l'université Sorbonne Nouvelle en sociologie et politologie du monde arabe. Vos publications sont nombreuses, monsieur Rougier, et nous sommes heureux de vous recevoir ce soir. Notre commission des lois est saisie du projet de loi tendant à conforter le respect des principes de la République, qui sera examiné en séance publique le 30 mars prochain. Les deux rapporteures de la commission des lois sont Mmes Eustache-Brinio et Vérien.
M. Bernard Rougier, professeur des universités. - J'ai passé, au cours des 25 dernières années de ma vie, davantage de temps au Moyen-Orient qu'en France. Lorsque je suis revenu à Paris et que j'ai pris mes fonctions de professeur des universités à la Sorbonne Nouvelle, je me suis intéressé aux manifestations et aux discours de rupture dans la société française, fort de la connaissance que j'avais de processus comparables au Liban, en Jordanie, en Égypte ou en Syrie.
L'idée était de procéder de manière très naïve, presque phénoménologique, en essayant d'oublier le savoir constitué, pour demander tout simplement à des étudiants ou à des membres de mon équipe - tous musulmans et tous volontaires - d'aller dans des mosquées, de prier. Aucun d'entre eux ne se sentait représenté par le discours islamiste, qu'ils avaient identifié comme tel. Nous souhaitions savoir ce qui se disait, ce qui se faisait, à la fois lors de la prédication du vendredi ou dans les cours d'arabe. Nous voulions étudier la manière dont le prêche était reçu, celle dont les croyants décrivaient leur rapport à la société française : bref, la manière dont s'opérait pour eux le décodage religieux de notre société. Comment notre société est-elle traduite par des termes arabes, tirés du Coran ou de la parole attribuée au prophète ? Nous avons également étudié ce qui se disait dans les librairies islamiques.
Nous avons observé tout un travail de décodage, de traduction de la société française. Nous avons constaté, par exemple, la survalorisation d'un hadîth selon lequel « celui qui ressemble à un autre peuple en devient membre ». L'idée est claire : n'allez pas vous fondre dans la société française, refusez l'intégration ou l'assimilation, et restez enfermés dans une identité, qui d'ailleurs n'est pas l'identité de naissance, ethnoculturelle, mais une identité idéologique. Nous avons voulu voir comment les héritages ethnoculturels nationaux étaient retravaillés par ceux que j'ai appelé des entrepreneurs idéologiques, des entrepreneurs de cause, voire des entrepreneurs de colère. Ceux-ci essayaient de redessiner l'identité collective d'une partie des fidèles. Bien sûr, pour la majorité des croyants qui vont à la mosquée le vendredi, ces enjeux sont très éloignés. Mais l'offre d'islam était souvent, dans les différentes mosquées étudiées, teintée d'idéologie, avec une orientation salafiste, y compris dans des groupes qui ne se réclamaient pas du salafisme.
Un certain nombre de mots-code issus du salafisme sont employés par des associations, comme le mouvement tabligh ou les Frères musulmans, qui ne se réclament pas du salafisme. Le salafisme n'est donc pas un secteur identifié, dans un certain nombre de mosquées, mais une sensibilité imprégnant un milieu qui va bien au-delà des cercles qui s'en réclament exclusivement. Une étude d'Anne-Laure Zwilling portait sur le nombre de livres issus de la littérature salafiste saoudienne dans les librairies islamiques. Les livres pour enfants, les jouets, toute la socialisation s'opère sur des critères salafistes, de manière presque caricaturale : c'est ce que j'ai appelé la redéfinition de l'islam.
Avoir passé vingt années au Moyen-Orient m'a décomplexé. Je sais que mes amis, parmi lesquels des réfugiés palestiniens vivant dans les camps, souffrent de cette islamicisation de la prédication. Et des intellectuels que j'ai rencontrés au Caire et à Beyrouth m'ont dit qu'à leurs yeux, c'était une trahison du sens de l'islam. Nous avons donc travaillé à la fois sur la prédication, sur les expressions diverses, sur les liens éventuels avec les municipalités, sur les mécanismes de clientèle, souvent très subtils, au cours d'un travail de terrain qui a duré des années : on ne peut comprendre ces processus qu'avec le temps et la pratique.
Avant la crise de la covid, on voyait bien la circulation permanente, survalorisée dans la tradition ou dans l'expression salafiste, liée au petit pèlerinage, à La Mecque et Médine, qui permet à chaque fois de se ressourcer, de trouver des livres, des contacts, des réseaux, des prédicateurs susceptibles d'alimenter cette retranscription de la société française en termes islamo-salafistes. Nous avons assisté à des leçons sur les femmes, qui étaient en fait la transposition de leçons données dans tel ou tel institut au Yémen ou en Arabie Saoudite pour décrire la manière dont les femmes devaient se conduire en Occident. Nous y avons entendu dire que les femmes sont le combustible de l'enfer... Ce qui nous a frappé, c'est la manière dont les acteurs religieux mettaient en avant une prétendue identité religieuse, alors qu'il y avait, au-delà de cette identité religieuse, un projet idéologique.
Nous avons essayé de comprendre comment cette métamorphose s'était opérée sur les vingt dernières années. Il y avait déjà des organisations, comme l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), dont on connaît le rôle, au moins dans la crise du voile à Creil en 1989, ou l'organisation du tabligh, donc vous connaissez les méthodes de prédication de rue, itinérante, extrêmement efficace, sur trois jours, 40 jours ou trois mois, pour convertir ou au moins ramener à une certaine conception de la foi. En fait, ces deux matrices, Frères musulmans et tabligh, ont été travaillées par la sensibilité salafiste. On observe une crise au sein du tabligh entre les anciens, qui sont au siège central, à Saint-Denis, et d'autres courants, plus jeunes, très exposés aux critiques salafistes et qui modifient leur discours pour être compétitifs dans la rue.
À partir des années 1990, probablement avec la crise du Golfe et l'invasion du Koweït par Saddam Hussein, on observe la mise en place par l'Arabie Saoudite d'une politique très agressive sur le plan religieux. L'opinion arabe, et notamment les jeunes d'origine arabe en France, avaient pris fait et cause pour Saddam Hussein. Il fallait donc travailler cette société. Il y a eu ensuite le 11 septembre, et l'idée que Ben Laden et ses complices n'avaient rien compris à l'islam, qu'il fallait propager le vrai islam. Bref, ces événements internationaux ont suscité une diplomatie plus active, financièrement mais aussi par l'invitation de professeurs, la création de chaires, la promotion de représentants institutionnels, qui ont multiplié les conférences en région parisienne sur le salafisme.
Cela a correspondu à ce que j'ai appelé la révolution salafiste, c'est-à-dire la redécouverte de la foi à travers les hadîths, et non plus seulement le Coran, qui est un texte polysémique, difficile à utiliser, et comportant, comme tout texte sacré, des contradictions, des expressions poétiques, des expressions juridiques, des expressions eschatologiques... Les milliers de hadîths, eux, pouvaient être beaucoup plus facilement mis en équivalence avec des situations de la vie quotidienne. Et l'apprentissage de l'arabe, qui a commencé alors à se développer, a contribué à un énorme de travail de redéfinition de soi, qui passait aussi par la création de revues, l'invitation de chefs salafistes, sans oublier la révolution des réseaux sociaux, qui ont promu des logiques de réseau, des logiques de capillarité, des logiques générationnelles... Les jeunes considèrent que les parents ne sont pas de vrais musulmans et qu'ils sont seuls à appliquer le vrai islam. Il y a des conflits intrafamiliaux assez violents, et il ne faut pas prendre au pied de la lettre ceux qui disent, dans des rapports judiciaires, que leurs parents ne sont pas musulmans !
Enfin, avec les événements dramatiques de l'année 2015, et ceux qui ont suivi, la grande question qui se posait dans le milieu de la recherche était de savoir si le djihadisme était un champ à part, isolé, ou s'il y avait des passerelles et une porosité avec d'autres cercles de socialisation, où les individus trouveraient un argumentaire, puiseraient des représentations et des conceptions justifiant le passage à l'acte.
Grâce à des travaux et à des entretiens menés en prison avec des djihadistes, nous avons compris que, pour les trois quarts d'entre eux, il y avait des passages, soit dans des expériences dites salafistes, soit dans des expériences djihadistes. Je pense au cas d'un jeune djihadiste, converti grâce au tabligh, qu'il ne trouvait pas assez solide sur le plan religieux. Il est allé trouver chez les Frères musulmans des éléments intellectuels plus roboratifs, mais a été rebuté par la mixité, et a donc fini chez les salafistes, où l'on attaque les textes, où on les traduit, où l'on travaille l'arabe, mais où l'allégeance aux États-Unis, du fait de la relation privilégiée entre les États-Unis et l'Arabie Saoudite, lui a déplu. La solution de synthèse a été le djihadisme, qui n'est pas mixte, qui est sérieux, où l'on travaille les textes et où l'on est anti-américain !
Nous voulions montrer les mécanismes de rupture dans le rapport à la société française et la manière dont cette petite musique circulait, y compris y dans des institutions comme l'université ou les syndicats étudiants. Nous voulions comprendre les logiques intellectuelles, sociales et géopolitiques dans les prisons, les quartiers, les mosquées, qui transforment l'expression de l'Islam de France et voir le lien entre l'action violente et la radicalisation dite non violente. Elle l'est peut-être au sens physique mais pas symbolique, en présentant par exemple la laïcité comme une machine à détruire l'Islam. Voilà comment nous avons travaillé.
Nous aurions préféré une polémique davantage scientifique aux insultes, voire menaces que nous avons reçues.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Monsieur Rougier, vous avez ouvert des pistes de réflexion et présenté la situation. Mme Schnapper, lors de notre audition précédente, a pratiquement donné la même temporalité : cela fait vingt ans que notre société française est infiltrée par ces phénomènes, liés aux Frères musulmans, salafistes et tabligh. Pouvez-vous revenir sur les écosystèmes que vous décrivez dans vos travaux, ces quartiers entiers qui sortent de la République ? Ce projet de loi répond-il à certaines interrogations et si oui, en quoi ? Donne-t-il des clés pour l'avenir ? Enfin, est-ce déjà trop tard dans certains quartiers ?
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Je lis dans votre livre que les extrémismes sont de plusieurs sortes. Les salafistes sont séparatistes mais peu politiques. Doit-on encore parler d'Islam politique ? On a peur car on a l'impression qu'où que l'on soit, c'est ainsi que cela se passe pourvu qu'il y ait des musulmans dans un quartier. Le phénomène est-il encore circonscrit ou a-t-il fait tache d'huile sur toute la communauté ? Existe-t-il une force musulmane modérée qui contrecarrerait ces mouvements extrémistes ? Le statut des hommes et des femmes clairement différencié, partagé par tous les courants extrémistes, est une composante de l'islamisme. En est-ce une aussi de l'Islam ? Les courants modérés, s'ils existent, ont-ils avancé sur ce sujet ?
M. Jean-Yves Leconte. - Cet exposé montre que la lutte contre l'islamisme radical est mondiale, du Sahel à la Tchétchénie - au moins. Pensez-vous que nous abordons les choses correctement en présentant la situation comme franco-française ? Doit-on participer à quelque chose de plus large qui tienne compte de ce qui s'est passé ailleurs, comme en Algérie, en Libye ou au Liban. La réaction française nous exclut-elle ou au contraire, fait-elle de nous un exemple à suivre, pouvons-nous tirer les leçons de ce qui s'est passé ailleurs contre l'islamisme ?
M. Alain Richard. - Je devrais m'en rappeler car cela est expliqué au début de votre ouvrage, mais comment avez-vous choisi les sites où vous avez envoyé vos observateurs ? En fonction d'indices de pénétration salafiste ou au contraire avez-vous élaboré un échantillon représentatif de la situation dans l'ensemble du pays ? Avez-vous une mesure du phénomène ? Nous avons le sujet des mosquées et le sujet des quartiers où la majorité musulmane est prononcée, où une pression s'exerce avec une communication interne de quartiers qui se ferment vis-à-vis de l'extérieur et où des messages intégristes circulent. Les lieux de culte que vous avez observés étaient-ils enracinés dans une zone de vie spécifique ou au contraire irriguaient-ils des lieux résidentiels très différents ? Y a-t-il une logique spécifique à la prédication et au travail d'influence idéologique dans les quartiers à très forte majorité musulmane ?
M. Bernard Rougier. - La situation est-elle franco-française ? Non, à l'évidence, le débat est mondial. Toutes les sociétés musulmanes sont concernées et nous le sommes aussi par effet de cette mainmise de l'islamisme sur l'expression de l'Islam dans le monde musulman. Il est désolant que le débat soit transformé en sujet franco-français.
Quand j'ai travaillé pour ma thèse sur le courant djihadiste dans les camps palestiniens du Liban, on m'a reproché de ne pas m'être intéressé aux groupes de rap qui s'y trouvaient. La présence des salafistes était visuelle car ils avaient déchiré les cartes de la Palestine et les portraits de Yasser Arafat parce que, pour eux, le nationalisme est une invention de l'Occident et constitue de l'idolâtrie. Moi, j'avais choisi de ne pas m'intéresser au groupe de rap qui ne représente pas un courant majoritaire ou en tout cas qui n'a pas la capacité de contrôler des quartiers et d'imposer des sanctions. Je reprendrai ici la même logique argumentative.
Nous avons choisi les sites au hasard. J'ai posé des questions à mes étudiants sur leur commune, en leur disant que ce qui m'intéressait était l'école, la laïcité, le comportement des petites filles, les conférences organisées, bref, la manière dont un lieu institutionnel comme une mosquée pouvait influencer les comportements d'une population. Quand on dirige une association islamique présentant une orientation islamiste, la rationalité est d'être aussi proche que possible de la population, donc dans les écoles, collèges et lycées pour offrir une contre-socialisation systématique. Quand vous retrouvez le même message dans la conférence d'un cheikh, dans des jouets, dans des livres, que votre croyance est confirmée par le cheikh du bled et Google, vous considérez que c'est cela, l'Islam. Vous ne comprenez pas la distinction entre religion et idéologie. C'est une politique du signe où tout ramène à l'identité religieuse et à une définition islamiste de cette identité.
Oui, il existe des écosystèmes, sans revenir au Chicken Planet de Trappes.
On parle des accommodements auxquels consentent certains élus mais je voudrais aussi souligner ceux auxquels consentent certains présidents d'associations qui, constatant la présence d'un groupe de salafistes dans leur mosquée, ont peur des agressions, du sabotage de la prédication du vendredi et du coup vont le laisser donner des leçons pendant la semaine. Ils laissent faire, acceptent une transaction pour maintenir l'harmonie de la communauté et exposent leur lieu de culte à une prédication qu'ils ne contrôlent pas.
Il faut savoir ce qui s'y dit. Mohamed Merah a largement fréquenté les mosquées de Bellefontaine. Le discours n'y a quasiment pas changé. On explique que si vous êtes une femme et que vous ne portez pas le jilbab, vous n'êtes plus musulmane. Que ceux qui me critiquent y aillent. Je ne pense pas que cette offre idéologique représente la majorité, mais si l'offre d'Islam est contrôlée par ce type d'acteurs, il y aura un problème.
Je voudrais insister sur la liberté donnée par la capacité de lire l'arabe et donc les intellectuels musulmans arabes qui sont moins complexés et plus courageux vis-à-vis de l'islamisme. Par exemple, ils rappellent que le port du voile est une tradition interprétative que l'on ne peut pas imposer abusivement. Les islamistes parlent très bien arabe et intimident leur auditoire auquel ils affirment que leur explication est la seule et la vraie. Oui, il y a d'autres discours. Les intellectuels musulmans doivent impérativement parler dans les quartiers pour donner une autre définition de l'Islam, pour qu'il y ait du pluralisme.
Dans ces quartiers, si le seul critère d'excellence est la pureté religieuse, c'est à celui ou celle qui ira le plus loin dans la rupture vis-à-vis des institutions françaises. Si des critères d'excellence différents émergent, il n'y aura plus cette surenchère mimétique.
Le salafisme ne prétend pas contrôler les institutions, qui sont diaboliques car elles ne s'inspirent pas de la souveraineté divine. Néanmoins les salafistes font de la politique par les symboles, en définissant l'appartenance, en catégorisant, en diffusant des représentations. Tout cela a un effet politique. Employer le terme de « taghout » qui désigne un pouvoir tyrannique pour décrire les institutions françaises, c'est politique.
En cinq années, je pensais que le débat avait enfin progressé sur le fait que la rupture symbolique peut entraîner la rupture physique qu'est l'attentat, or nous revenons à une distinction anglo-saxonne entre radicalisation violente et non-violente, qui est fausse.
En tant que citoyen, il me semble que le projet de loi va dans le bon sens en reconnaissant le problème et en donnant des outils aux préfets notamment. Il engage les acteurs religieux à se responsabiliser. Ils deviennent redevables de ce qui sera dit, fait, diffusé dans leur mosquée. On ne peut plus entendre que l'Islam est une religion de paix et que la violence, ce n'est pas l'Islam. Cela ne suffit pas. Quand un acte violent est commis au nom d'une idéologie ou d'une religion, celui qui la défend doit mener un travail d'introspection pour comprendre comment cette tradition idéologique ou religieuse a pu mener à l'action violente.
Il n'est pas trop tard mais certains lieux sont plus préoccupants que d'autres. Mais même là, l'attente d'autre chose que le discours islamiste est forte. Rien ne serait pire que la politique des notables, en passant des accords avec les responsables associatifs, en leur donnant un statut de représentants. Il y a une promesse républicaine, une énergie, des gens qui demandent à être intégralement français. Le fait que j'aie trouvé si facilement des étudiants pour ce travail, malgré les conséquences, le montre.
Invoquer de manière incantatoire les principes républicains ne suffira pas. Quel imaginaire opposer à l'imaginaire islamiste, qui se rattache à une grande tradition et met en scène le corps, la nourriture et le rapport à l'autre, dans un État-Nation en crise ? Comment proposer une solidarité républicaine qui concurrence les solidarités islamistes des quartiers ?
Je ne suis pas sûr que les services de l'État connaissent très bien le tissu social de la France - je ne parle pas des élus. Ils n'ont pas la connaissance des réseaux, de l'arabe, des bons interlocuteurs, de l'identification de la menace, ou en tout cas pas partout. Il faut une administration de mission, pour reprendre le terme d'Edgard Pisani. Un tel travail doit être conduit par des gens animés par le désir de la reconquête républicaine, qui connaissent les langues, les cultures, les quartiers.
Pour notre travail, nous étions cinq. Si j'avais pu travailler à Strasbourg ou Marseille, j'aurais obtenu des résultats supplémentaires.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Est-ce que tous les quartiers sont touchés ?
M. Bernard Rougier. - Plus ou moins. Il faudrait d'abord connaître toutes la situation. Mais le fait que, par un travail aléatoire, nous en ayons trouvé sans beaucoup attendre est en soi préoccupant. Le conformisme, c'est-à-dire que les gens considèrent que l'Islam, « c'est cela », est catastrophique. Il est difficile de s'en extraire si l'on a une superposition des lieux de sociabilité : mosquée, loisirs, salle de sport, sandwicherie... Dans un même espace, on a un codage islamiste dont il est très difficile de s'extraire puisque cela entraîne l'exclusion du groupe alors que l'on est vulnérable et que l'on a besoin d'être protégé par celui-ci.
On doit gérer la peur, les intimidations, les menaces judiciaires proférées par des associations qui ont bien plus d'argent que l'université française. Mais tout n'est pas perdu, même si les chercheurs ne sont pas très nombreux et sont attaqués.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Il faut s'appuyer sur des personnes dans les quartiers.
M. Bernard Rougier. - Il doit y avoir des groupes, pas des individus seuls. Les déclarations qui ont été faites à Trappes sont minoritaires. Ce sont des minorités actives qui oeuvrent à séparer les populations puis à parler en leur nom, selon des logiques communautaristes à la libanaise, mais le problème est que les autres ne parlent pas. Ils n'ont pas le langage ni le courage de dire : « Ce que tu déclares est inadmissible. » Il y a un effet d'intimidation. Un ami me disait, à propos de l'islamisme : « Ils arrivent à nous faire honte en soulignant que nous sommes à l'extérieur de la norme. » C'est un chantage à la piété et une peur. Il faut assumer une autre vision de l'Islam sans contrôle social ni contrôle de moralité.
M. François-Noël Buffet, président. - Monsieur Rougier, vous nous expliquez la manière dont les plus radicaux progressent dans leur idéologie : par la menace, l'intimidation, la peur. Quelles armes seraient efficaces pour lutter contre cette manière de faire ? Il est très difficile de lutter contre des actions sur les consciences, les personnes, leurs sentiments.
Juste avant votre audition, nous avons parlé éducation. C'est une action de long terme, absolument nécessaire. On sent que la République est démunie ou n'a pas pris conscience de la situation. Nos concitoyens ne sont pas tous armés intellectuellement face à cette dernière.
M. Bernard Rougier. - Une minorité active a pris le pouvoir sur l'Islam et les quartiers mais il existe une large attente d'autre chose. Comment lui donner forme ? Il faut identifier les personnalités charismatiques hostiles à cette idéologie. Les plus courageuses sont souvent celles qui ont connu la décennie noire en Algérie, qui ont vécu le terrorisme dans leur chair. Il faut réactiver les expériences de ce type, donner des perspectives dans le monde associatif à ceux qui se prévalent d'autres valeurs plus proches de la République. La pratique sportive, l'entraide, le soutien scolaire doivent être assurés par d'autres associations, d'autres cadres que l'islamisme. Nous devons créer d'autres structures, qui ne portent pas le même discours, afin de concurrencer les acteurs religieux et communautaires. Ces derniers bâtissent une contre-socialisation qui est aussi une trahison des origines. Les expressions confrériques sont attaquées très violemment par les salafistes. Les mémoires familiales peuvent aussi porter des leçons contre ce type d'acteurs.
Les leviers passent par la connaissance du terrain. Dans l'administration, au bout de quatre ans, on quitte son poste, alors qu'on a juste eu le temps de comprendre. Il n'y a pas de mémoire, pas de connaissance chez les représentants de l'État.
Demandons à nos orientalistes musulmans de porter des discours de déconstruction de l'islamisme dans les quartiers, garantissons la liberté universitaire et assurons-nous que les postes en islamologie ne soient pas attribués à des personnes marquées par cette idéologie, afin de produire une autre vision de l'Islam. Offrons un contre-discours théologique et, pour l'État, ouvrons des perspectives qui incarnent le pacte républicain par des contre-modèles. Les jeunes issus de l'immigration qui ne se reconnaissent pas dans le salafisme doivent être mis en avant. Nous n'avons plus le choix.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Beaucoup de gens ne mesurent pas combien il est difficile de résister dans les quartiers, d'exister autrement. Bien évidemment, des jeunes y réussissent, mais ils s'en vont dès qu'ils le peuvent car ils ne peuvent pas lutter. Comment casser l'intimidation permanente ? Il n'est pas nécessaire d'être nombreux pour faire peur à une cité. Les filles n'ont qu'une envie, aller ailleurs. Celles et ceux que nous voulons voir se réinvestir dans les quartiers doivent être soutenus.
Mme Marie Mercier. - Merci pour vos propos. Vous dites que l'administration ne connaît pas ces quartiers ; parfois, elle ne veut pas connaître. J'ai été maire d'une commune que l'on pourrait qualifier de lambda. Quand j'alertais face à des cas de mariages arrangés, le procureur me répondait de marier. Quand j'ai eu une prière dans ma mairie avec une cinquantaine d'hommes et femmes séparés, le sous-préfet que j'ai alerté m'a déclaré que je n'aurais jamais dû laisser le spirituel et le temporel être mélangés. Mais que pouvais-je faire, avec ma petite secrétaire de mairie ? Même chose pour l'éducation.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Est-il possible dans la religion musulmane d'accepter la formation d'imams en France ?
M. Bernard Rougier. - Oui, tout à fait. L'Islam a toujours connu toute une pluralité de courants. La jurisprudence classique a toujours nié le caractère universel des solutions de droit proposées pour le règlement d'un litige. Il y a toujours eu un effort de transposition. Aucune solution n'est valable en tout lieu ou en tout temps. Une herméneutique a été favorisée très tôt dans l'Islam.
Faire connaître la richesse de cette histoire et de cette jurisprudence aux imams, y ajouter la connaissance de la France, des notions de sciences sociales et de droit public est indispensable et permettra aux intéressés de comprendre là où il y a un coup de force dans l'interprétation. Les islamistes diront : « Est musulman celui qui suit l'Islam » quand les sciences sociales diront : « L'Islam est ce que les musulmans en font ». La prise de conscience, la responsabilité des acteurs pour leur propre cadre sont fondamentales. Il y aura des tentatives de contournement par certains États mais le problème aura été posé.
Des agents publics connaissent très bien la situation, en particulier dans les mairies, mais cette connaissance n'est pas synthétisée. Ces agents témoignent anonymement et le font quand ils ne sont plus en fonction, à cause de l'omerta. Cette matière pourrait être valorisée.
M. François-Noël Buffet, président. - Merci.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 55.