- Mercredi 18 novembre 2020
- Jeudi 19 novembre 2020
- Justice et affaires intérieures - Relations de l'Union européenne avec la Hongrie : rapport d'information de MM. Jean Bizet, André Gattolin et Jean-Yves Leconte
- Marché intérieur, économie, finances, fiscalité - Politique européenne en matière de données et souveraineté numérique européenne : communication et avis politique de M. Christophe-André Frassa et Mme Laurence Harribey
Mercredi 18 novembre 2020
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 14 heures.
Budget de l'Union européenne - Audition de Mme Valérie Hayer, députée européenne, sur le projet de décision du Conseil relative au système des ressources propres de l'Union européenne
M. Jean-François Rapin, président. - Nous sommes heureux d'accueillir aujourd'hui Mme Valérie Hayer, députée européenne, co-rapporteure de l'équipe de négociation du Parlement européen sur le projet de budget à long terme de l'Union européenne et la réforme des ressources propres, en charge des ressources propres.
Le 10 novembre dernier, les négociations sur le prochain cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 et l'instrument de relance ont fait l'objet d'un accord politique entre la présidence allemande du Conseil et l'équipe de négociation du Parlement européen, dont fait partie Valérie Hayer. Son analyse nous sera donc très précieuse. Le Sénat sera en effet appelé à ratifier la décision sur les ressources propres pour qu'elle puisse entrer en vigueur.
Cependant, le chemin est encore semé d'embûches puisque lundi dernier, la Hongrie et la Pologne ont bloqué le processus d'adoption de ce « paquet », en raison de leur opposition au nouveau régime de conditionnalité. Ce régime serait ainsi mis en oeuvre lorsque des violations des principes de l'État de droit dans un État membre portent atteinte ou risquent fortement de porter atteinte, de manière suffisamment directe, à la bonne gestion financière du budget de l'Union européenne ou à la protection des intérêts financiers de l'Union. Le texte établissant cette conditionnalité a fait l'objet d'un accord provisoire entre la présidence allemande du Conseil et l'équipe de négociation du Parlement européen le 5 novembre dernier. Il pourrait être adopté à la majorité qualifiée mais il fait partie du « paquet » incluant le CFP, l'instrument de relance et la décision sur les ressources propres. Or le règlement sur le CFP et la décision sur les ressources propres requièrent l'unanimité, ce qui a permis à la Hongrie et à la Pologne d'opposer leur veto.
La position de la Hongrie et de la Pologne, dont nous avons récemment débattu, nous rappelle combien ce sujet est sensible. Madame la Députée européenne, nous serions heureux de vous entendre sur ce point, car le Parlement européen a adopté des positions fermes en la matière. Quelles marges de négociation voyez-vous encore pour sortir de cette ornière ? Si le blocage persiste, l'Union sera contrainte de recourir au système des douzièmes provisoires. Ce serait tout à fait dommageable pour la conduite des programmes du cadre financier pluriannuel et pour la mise en oeuvre de l'instrument de relance dont nous avons cruellement besoin, et le plus vite possible.
Madame la Députée, avant que vous nous précisiez dans le détail le compromis trouvé entre la présidence du Conseil et l'équipe de négociation du Parlement européen, permettez-moi, avec Didier Marie qui est mon co-rapporteur sur le CFP et l'instrument de relance, de remettre brièvement en perspective, pour nos collègues, les négociations sur le cadre financier pluriannuel.
Le 2 mai 2018, la Commission européenne a présenté une première proposition de cadre financier pluriannuel. Des négociations avaient eu lieu sur cette base mais la crise de la Covid-19 a totalement bouleversé ce cadre.
La Commission européenne a dû présenter, le 27 mai 2020, une nouvelle proposition, inédite, comprenant à la fois un cadre financier pluriannuel pour la période 2021-2027, à hauteur de 1 100 milliards d'euros, et un instrument de relance de 750 milliards d'euros destiné à faire face aux conséquences économiques et sociales de la pandémie de Covid-19. Cet instrument de relance, intitulé « Next Generation EU », devait venir compléter et « renforcer », à titre exceptionnel et temporaire, les dépenses inscrites dans le cadre financier pluriannuel, afin de rendre l'Europe plus verte, plus digitale et plus résiliente.
Pour peser dans les négociations, le Parlement européen a adopté depuis deux ans plusieurs résolutions sur le CFP et les ressources propres.
Le 21 juillet dernier, après d'âpres négociations, le Conseil européen est parvenu à un accord politique au niveau des chefs d'État ou de gouvernement. L'enveloppe du cadre financier pluriannuel 2021-2027 a été revue à la baisse par rapport à la proposition de la Commission : son montant global s'établit à 1 074,3 milliards d'euros en prix 2018. Le Sénat s'était prononcé à deux reprises sur le CFP et la commission des affaires européennes avait jugé insatisfaisant l'accord de juillet concernant certaines dépenses, comme la recherche ou encore le fonds européen de défense.
L'enveloppe de l'instrument de relance a été maintenue à 750 milliards d'euros mais avec une part de prêts bien plus importante qu'initialement envisagé, puisqu'elle atteint désormais 360 milliards d'euros.
La grande nouveauté de cet instrument de relance réside dans son financement. La Commission sera en effet autorisée à emprunter sur les marchés financiers au nom de l'Union européenne, grâce à un relèvement ciblé et temporaire de 0,6 point de pourcentage du plafond des ressources propres de l'Union.
Depuis l'accord intervenu au Conseil européen, des négociations auxquelles vous avez pris part, Madame la Députée, ont été menées entre le Conseil, sous présidence allemande, et le Parlement européen. En effet, l'article 312 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne prévoit que le règlement sur le CFP doit être approuvé par le Parlement européen, avant d'être adopté à l'unanimité par le Conseil. Par ailleurs, en application de l'article 311 du traité, le Parlement européen est seulement consulté sur la décision relative aux ressources propres, qui devra être approuvée à l'unanimité par le Conseil puis par les États membres selon leurs procédures constitutionnelles respectives. Cette décision sera donc soumise à l'examen du Parlement français.
Ces négociations sont habituelles mais lors des précédents CFP, le Parlement européen n'était pas réellement parvenu à faire bouger les lignes. Or, Madame la Députée, vous avez obtenu beaucoup plus : 16 milliards d'euros. Une enveloppe complémentaire de 15 milliards d'euros serait ainsi ajoutée à l'accord de juillet pour compléter certains programmes comme Horizon Europe, l'Union européenne pour la santé ou Erasmus +. Une plus grande flexibilité serait également prévue pour permettre à l'Union de répondre à des besoins imprévus, à hauteur d'un milliard d'euros. Vous pourrez nous préciser s'il s'agit de montants exprimés en prix 2018 ou en euros courants.
Madame la Députée, nous serions heureux que vous puissiez nous indiquer comment le Parlement européen a abordé ces négociations et que vous nous précisiez à la fois les rallonges obtenues et les modalités de leur financement. Il semble qu'il y ait une part de redéploiement de crédits mais aussi, surtout, une part importante correspondant à des recettes nouvelles. Je cède la parole à mon collègue Didier Marie pour qu'il puisse évoquer plus avant ce volet « ressources propres », dont vous avez été la négociatrice principale.
M. Didier Marie. - Le Président Rapin a remis en perspective les négociations sur le CFP et l'instrument de relance. Je souhaite, pour ma part, évoquer plus précisément l'enjeu des ressources propres. Ce sujet est crucial à la fois pour le Parlement européen, qui en a fait un cheval de bataille, et pour les Parlements nationaux, à double titre. D'abord parce qu'ils devront ratifier la décision sur les ressources propres. Ensuite parce que l'introduction ou non de nouvelles ressources propres aura un impact direct sur la participation des États membres au budget de l'Union.
Madame la Députée, le Sénat examinera demain en séance publique la contribution de la France au financement de l'Union européenne. Le prélèvement sur recettes devrait s'élever à 26,9 milliards d'euros en 2021, contre 23,4 milliards d'euros en 2020, selon la dernière évaluation gouvernementale. S'y ajouterait 1,6 milliard de droits de douane nets versés par la France, portant ainsi la contribution globale de la France à 28,5 milliards d'euros.
Ce montant est important et déjà en forte hausse en raison, pour partie, du départ du Royaume-Uni de l'Union. Toutefois, nous payons aussi l'incapacité à remettre en cause, à cette occasion, les rabais dont bénéficient cinq États membres. Ils ont même été majorés pour quatre d'entre eux.
28,5 milliards d'euros, c'est beaucoup, mais c'est encore inférieur au montant que pourrait devoir verser la France lorsque l'Union devra rembourser les fonds empruntés dans le cadre de l'instrument de relance, pour l'essentiel à partir de 2028. Le Sénat a souligné cet enjeu dans la résolution qu'il a adoptée au mois de juin, d'où l'importance de ce volet « ressources propres ». Madame la Députée, au nom du Parlement européen, vous êtes parvenue à trouver un accord avec le Conseil. Nous souhaiterions que vous puissiez nous en détailler le contenu et la portée.
Le contenu, tout d'abord, car au cours des négociations, nous avons vu apparaître de nouvelles idées de ressources propres, comme celle évoquée par la Commission européenne de « taxe sur les grandes entreprises », qui nous est apparue floue. Nous voyons également d'autres ressources revenir sur le devant de la scène alors que nous les pensions assez largement écartées, comme la nouvelle assiette commune pour l'impôt sur les sociétés.
La perspective de voir aboutir certains chantiers apparaît certaine. Je pense à la contribution sur les déchets plastiques, que le Conseil européen souhaitait voir introduite dès le 1er janvier 2021, mais aussi à la révision du système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre ou au mécanisme d'ajustement carbone, absolument nécessaire pour rétablir une certaine équité dans les échanges internationaux et prévenir le risque de fuite carbone.
La perspective de l'introduction d'une contribution sur le numérique est également évoquée. Ce point est important et vous pourrez peut-être nous dire comment vous avez abordé ce sujet lors des négociations et quels sont les rapports de forces.
En revanche, pour le reste, les perspectives apparaissent plus lointaines.
L'évolution des contributions nationales ne pourra pas être contenue sans l'introduction de nouvelles ressources propres. L'instrument de relance, financé par un emprunt au nom de l'Union, est à cet égard une incitation puissante à avancer en la matière. Cependant, le Sénat a appelé à maîtriser l'imposition globale pesant sur les ménages et les entreprises afin, d'une part, de ne pas dégrader la situation des citoyens de l'Union, d'autre part, de ne pas affaiblir le tissu économique européen.
Vous paraît-il réellement possible d'introduire les différentes ressources mentionnées dans la feuille de route ?
Je m'interroge ensuite sur la portée de l'accord que vous avez conclu avec la présidence allemande du Conseil.
La feuille de route pour l'introduction de nouvelles ressources propres est présentée comme juridiquement contraignante par le Parlement européen, mais comme indicative par le Conseil. Je souhaite donc que vous puissiez nous éclairer sur la portée juridique de cette feuille de route qui devrait être annexée à un accord interinstitutionnel.
Enfin, s'agissant plus particulièrement de l'augmentation de certains programmes du CFP que le Parlement européen a réussi à obtenir, nous avons compris que ces montants supplémentaires seraient en grande partie financés grâce au produit des amendes infligées au titre de la violation des règles de concurrence. Ce produit était jusqu'à présent reversé aux États membres. Est-ce bien le cas ? Pouvez-vous alors nous préciser comment ce montant a été évalué ? Correspond-il à une prévision moyenne au regard des amendes infligées ces dernières années ? Qu'adviendra-t-il du surplus éventuel des amendes ?
M. Valérie Hayer, députée européenne. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je vous remercie pour cette audition. Je suis fière de venir faire le point, devant votre assemblée, sur les avancées historiques obtenues. Oui, cette étape est historique pour la construction européenne. Permettez-moi de revenir en arrière. Nous traversons une crise de nature exceptionnelle ; le sommet européen de juillet, que la crise a appelé, était aussi de nature exceptionnelle. Les chefs d'États et de gouvernement ont négocié durant cinq jours et quatre nuits. Ce sommet est le plus long de l'histoire européenne. Deux jours après cet accord, les eurodéputés ont adopté une résolution politique qui estimait que le budget ordinaire, c'est-à-dire le CFP, n'était pas suffisant. Cette annonce a beaucoup surpris les ambassadeurs. Moi-même, en tant que députée européenne, j'ai été surprise d'avoir surpris.
Le Parlement européen, tout en saluant l'instrument de relance, a joué son rôle et jugé que des améliorations pouvaient être apportées au CFP 2021-2027. En sus de ces améliorations budgétaires, nous voulions des mécanismes efficaces pour la mise en oeuvre de l'État de droit. Enfin, nous avons demandé de nouvelles ressources propres. En juillet, les commentateurs nous ont pris pour des inconscients. In fine, après deux ans de négociations intenses, qui se sont accélérées à la fin du mois d'août avec la Présidence allemande, nous avons obtenu un accord extrêmement satisfaisant. Il l'est notamment au regard de la position initiale du Conseil européen et des divisions qui le traversent. Ainsi, nous avons obtenu 16 milliards d'euros supplémentaires. Lors des négociations précédentes, en 2013, le Parlement européen n'avait pas obtenu d'argent frais et seulement 4 milliards en 2006.
Ces 16 milliards constituent donc une somme importante. Nous avons, par ailleurs, souhaité renforcer certains programmes que nous jugions déterminants pour la période actuelle. À ce titre, nous avons triplé le budget du programme « Union européenne pour la santé ».
Autre fait notable : nous avons obtenu un accord juridique sur les ressources propres. Notre accord propose un remboursement de l'emprunt qui repose sur la taxation des géants du numérique, celles des institutions financières qui spéculent, ou encore des entreprises extraeuropéennes qui polluent. À terme, ces mesures nous permettront de retrouver une véritable autonomie financière européenne ; par ricochet, la contribution des États membres et donc des citoyens européens serait moindre. Ces mesures favoriseront également des débats plus apaisés à l'occasion des discussions portant sur le budget et l'avenir européens. En somme, ces nouveaux dispositifs sont le signe d'une Europe qui s'assume, d'une Europe pour les Européens, et non uniquement pour les États et par les États. Ils prennent le contrepied de la tendance récente qui donnait à l'Europe les allures d'une organisation intergouvernementale classique, similaire à l'OTAN, incapable de s'affranchir des contraintes nationales.
Les cinq victoires du Parlement européen sont les suivantes : un mécanisme de garantie de l'État de droit effectif et solide, l'amélioration du rôle du Parlement européen sur le contrôle de l'affectation des recettes, des dépenses en faveur de la lutte contre le changement climatique s'élevant à hauteur de 30 % du budget - ce point avait été acté par les chefs d'État ou de gouvernement en juillet, nous l'avons préservé -, incluant la création d'une nouvelle cible pour la biodiversité à hauteur de 10 %, et une enveloppe complémentaire que vous avez évoquée, à hauteur de 16 milliards d'euros en prix 2018. Cette somme se répartit de la manière suivante : le budget pour la santé a triplé, le programme Horizon Europe sera enrichi de 4 milliards d'euros supplémentaires, le programme Erasmus bénéficiera de 2,2 milliards d'euros de plus. Par ailleurs sont prévus 1,5 milliard d'euros de plus pour la gestion des frontières extérieures, un milliard d'euros pour le Plan d'investissement pour l'Europe (InvestEU), un milliard d'euros pour l'aide au développement, 600 millions d'euros pour le secteur culturel, 800 millions d'euros pour le volet « droits et valeurs » ; enfin, l'aide humanitaire recevra 500 millions d'euros de plus.
Cet argent provient de cinq sources différentes. 15 de ces 16 milliards d'euros correspondent à de l'argent frais, initialement destiné à revenir aux États membres mais qui restera au budget de l'Union européenne. Ils serviront à renforcer les programmes cités jusqu'en 2027. Les 16 milliards se décomposent comme suit : 11 milliards correspondent au produit des amendes de la concurrence, un milliard vient des titres de recyclage de crédits provenant d'une facilité d'investissement à destination des pays Afrique-Caraïbes-Pacifique, 2,5 milliards correspondent à des marges dès à présent mobilisées, et 500 millions sont reçus au titre de la réutilisation de l'argent désengagé pour des projets de recherche. Enfin, il faut compter un milliard d'euros au titre de l'instrument de flexibilité.
Je souhaite apporter quelques précisions sur les recettes issues des amendes de la concurrence. Elles sont par définition difficiles à maîtriser et volatiles. Ces recettes s'élèvent à 300 millions d'euros pour les deux premiers trimestres de l'année 2020. Ce montant a grimpé jusqu'à 6 milliards d'euros l'année où Google a été sanctionné. Toutefois, en moyenne, depuis 2014, les recettes de la concurrence sont de l'ordre de 2 milliards d'euros par an. Le mécanisme de renforcement des programmes se base sur ces chiffres puisque in fine, ils seront renforcés à hauteur de 11 milliards d'euros pour les six prochaines années, soit un peu moins de 2 milliards d'euros par an, montant équivalent aux amendes de l'année N-1.
Ce mécanisme est doté d'un plafond et d'un plancher. Ces deux dispositifs sont destinés à réduire l'aléa moral, c'est-à-dire l'idée selon laquelle la Commission imposerait des sanctions afin de financer des programmes. Ils se veulent également sécurisants. Ils permettent d'assurer le renforcement effectif des programmes puisque le plancher est à 1,5 milliard d'euros, et le plafond à 2 milliards. Concrètement, si en 2022 par exemple, les recettes provenant des amendes s'élèvent à 1,7 milliard d'euros, le budget de l'Union européenne sera rehaussé du même montant. En revanche, si les recettes sont inférieures à 1,5 milliard d'euros, le différentiel devra être assumé par les États membres. Si, dans le cas contraire, les recettes excèdent le plafond, alors le différentiel servira à diminuer les contributions des États membres. Ce dispositif s'est imposé rapidement lors des négociations. Les recettes de ces amendes étant le fruit d'une politique européenne, les reverser aux États membres constituait une anomalie.
Les députés européens ont négocié un accord interinstitutionnel juridiquement contraignant avec un calendrier de mise en oeuvre et d'introduction de nouvelles ressources propres. Ce calendrier contient des dates de propositions, des dates de délibération et des dates de mise en oeuvre.
Les ressources pérennes sont la contribution sur les déchets plastiques non recyclés en 2021, le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, le système d'échange de quotas d'émission de gaz à effets de serre et la taxe sur les géants du numérique d'ici à 2023. Par ailleurs, un texte sur les transactions financières sera introduit au plus tard en 2026. À ce sujet, la Commission européenne a consenti à laisser les travaux engagés dans le cadre de la coopération renforcée se poursuivre. Si fin 2022, les dix États membres qui travaillent sur ce sujet parviennent à un accord, la Commission fera une proposition pour transformer ces recettes en une nouvelle ressource propre. En l'absence d'accord entre ces États membres, la Commission européenne fera une proposition en 2024, en vue d'une introduction en 2026.
Par ailleurs, l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés a été remise sur le métier par le Parlement européen. Je pense que malgré les difficultés liées à ce sujet, nous devons avancer sur l'harmonisation de cet impôt. La Commission fera preuve d'inventivité afin de proposer une telle assiette commune consolidée ou une autre ressource propre.
Concernant la contribution des géants du numérique, après un échec des négociations à l'OCDE, la Commission européenne a confirmé sa volonté de mettre cette taxe à l'agenda. Je me suis particulièrement mobilisée pour convaincre la Commission d'accélérer la mise en place de ces dispositions. Les géants du numérique sont les grands gagnants de la crise, il paraît donc inacceptable qu'ils paient en moyenne deux fois moins d'impôts qu'une entreprise traditionnelle ; ils doivent payer leur juste part. Si toutes les institutions européennes sont mobilisées sur ce sujet, certains États y sont toutefois réticents (notamment l'Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas). Il reste que l'opinion publique est très favorable à l'instauration de cette taxe. De plus, les États réticents ont signé l'accord de juillet aux termes duquel un engagement politique a été pris en vue de l'introduction d'une telle mesure pour l'horizon 2023. L'engagement politique a été pris, et nous avons procédé au nécessaire pour lui donner une assise juridique.
L'accord et le calendrier sont juridiquement contraignants. Le Conseil peut dire qu'ils sont indicatifs. Le Parlement européen soutient le contraire. En dernier ressort, il reviendra aux parlements nationaux de ratifier la décision sur les ressources propres. Aucun État membre ne peut s'engager sur l'adoption du texte relatif aux ressources propres par son Parlement. Néanmoins, si les États membres ne sont pas soumis à une obligation de résultat, ils ont une obligation juridique de moyens. En découle ce calendrier serré qui inclut des dates de propositions par la Commission et des dates de vote au Conseil. Elles ont fait l'objet de discussions très vives avec la Présidence allemande. Si le Conseil ou la Commission ne respectaient pas ces dates, l'introduction par le Parlement d'une procédure devant la Cour de justice de l'Union européenne est envisageable. Par le passé, la Cour a déjà donné raison à la Commission qui l'avait saisie pour s'opposer à une décision du Conseil non conforme à un accord interinstitutionnel.
Concernant le contexte politique, vous l'avez rappelé à juste titre, M. le Président, lundi, les ambassadeurs hongrois et polonais ont annoncé qu'ils refusaient de passer par la procédure écrite pour l'adoption de la décision sur les ressources propres. Ils envoient ainsi un signal, qui peut en effet être interprété comme un véto. Le texte n'a toutefois pas été rejeté en tant que tel. Ces réserves sont préoccupantes, mais je veux vous rassurer et affirmer que l'instrument de relance et le CFP sont toujours d'actualité. Au demeurant, la Slovénie s'est jointe à la menace de blocage de la Pologne et de la Hongrie. Ces États estiment que le mécanisme qui permet à l'Union européenne de cesser de financer les États qui ne respectent pas l'État de droit est inadapté. Il revient aux chefs d'État ou de gouvernement de trouver une solution diplomatique. Je me veux pour ma part confiante et rassurante.
Au-delà de ces crispations politiques, en cas d'impasse, il est possible, d'un point de vue juridique, de prolonger les programmes et de lancer l'instrument de relance en 2021 sur la base de l'année 2020. Il y a un an, le nouveau Parlement européen adoptait une position sur le cadre financier pluriannuel et les ressources propres, une position conforme à la précédente législature du Parlement. Il soulignait, au même moment, la nécessité pour la Commission de prévoir un plan de contingence en cas d'absence d'accord, afin d'éviter un « shutdown » à l'américaine. Or, la Commission ne l'a pas préparé. Elle va peut-être devoir le faire maintenant et certains s'y emploient de manière très sérieuse. Il faut anticiper une crise éventuelle. Je réitère ma confiance aux chefs d'États ou de gouvernement pour trouver un accord sur ce sujet.
Les Parlements nationaux auront un rôle majeur à jouer au moment de la ratification des textes relatifs aux ressources propres. Vous saurez faire preuve de responsabilité. Plus de 40 milliards d'euros au titre du plan de relance français seront financés grâce à l'action de l'Union européenne. C'est inédit. Ce moment est majeur pour la construction européenne. Les mesures relatives aux ressources propres sont, de mon point de vue, structurantes. Elles constituent un changement de paradigme et dessinent une voie pour sortir de l'Europe intergouvernementale.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci Madame la Députée. Je salue la présence de Jean-Marie Mizzon, notre collègue de la commission des finances, rapporteur spécial concernant la participation de la France au budget de l'Union européenne. Je vous demanderai de poser des questions précises afin que Mme la Députée puisse y répondre.
Mme Marta de Cidrac. - Madame la Députée, bienvenue parmi nous. Je serai très brève. Mes questions s'inscrivent dans la continuité de celles de mon collègue Didier Marie, car j'ai quelques insatisfactions. Je souhaite avoir davantage d'informations sur deux points identifiés comme de nouvelles ressources propres, la taxe carbone et la contribution sur les déchets plastiques non recyclés. Premièrement, comment avez-vous calibré la taxe carbone afin qu'elle soit suffisamment ambitieuse eu égard aux difficultés politiques, juridiques et techniques qu'elle pose ? Deuxièmement, s'il est vrai que les déchets plastiques constituent une nouvelle ressource, elle s'ajoutera aux prélèvements effectués chaque année sur le revenu national brut (RNB) des États membres. À combien s'élève-t-elle et de quel ordre est la contribution française ? Avez-vous un ordre de comparaison entre la France et les autres États membres ? Enfin, dernière question, en tant que négociatrice, de quels leviers disposez-vous pour mener à bien votre mission ?
M. Alain Cadec. - Madame la Députée, je vous remercie. Je n'aurai pas de question, mais une remarque. J'ai passé dix ans au Parlement européen et je vous trouve très optimiste. À vous entendre, le Parlement aurait révolutionné le cadre financier pluriannuel. J'en doute, pardonnez-moi. Le Parlement tente d'introduire les ressources propres depuis longtemps. Notre collègue Alain Lamassoure a porté ce projet durant plusieurs années sans succès. Je vous félicite d'y être arrivée. J'espère que ce mécanisme de ressources propres se mettra en place, mais encore une fois, je ne partage pas votre optimisme. Je le partage encore moins lorsque je lis dans Le Figaro que la Commission européenne craint que certaines mesures économiques adoptées par la France posent un problème de soutenabilité de la dette à moyen terme. Ces arguments dépassent le cadre du budget financier pluriannuel et concernent plutôt l'instrument de relance ; il n'en demeure pas moins qu'ils tempèrent mon optimisme.
M. André Gattolin. - Merci Monsieur le Président, Madame la Députée. Trouver des ressources propres me paraît inévitable, la question est plutôt de savoir lesquelles. Prenons l'exemple de la taxe sur les géants du numérique. Aux États-Unis, depuis la réforme fiscale de décembre 2017, les GAFA sont très imposés. Ils bénéficiaient auparavant, sous l'ère de Bill Clinton puis de celle de Barack Obama, d'une mansuétude, avec des contreparties liées à la sécurité nationale et à la circulation des données en lien avec les services de renseignements américains. À présent, ces géants du numérique paient beaucoup d'impôts. Les négociations avec les États-Unis seront un défi. L'administration Biden, que je connais bien, ne me laisse pas optimiste à cet égard.
Les États-Unis ne se disaient pas opposés aux taxes sur les géants du numérique dans le cadre des négociations de l'OCDE, mais déclaraient qu'ils s'intéresseraient à leur tour aux pratiques de certains grands groupes étrangers, notamment dans le secteur du luxe, qui rapatrient dans des paradis fiscaux les bénéfices réalisés dans certains pays. Ils visaient la France. En somme, tant que la question de la déterritorialisation et de l'optimisation fiscale pour l'ensemble des grands secteurs ne sera pas débattue, nous serons condamnés à bénéficier d'une taxe minime sur les GAFA, de l'ordre de 1 % par rapport aux 30 % dont bénéficient les États-Unis. Je pense qu'une véritable réflexion de fond doit être menée sur la position américaine. Je vous remercie.
M. Victorin Lurel. - Mon intervention sera brève, Monsieur le Président. Je vous remercie, Madame la Députée, pour les informations que vous avez portées à notre connaissance. Je partage l'avis de mon collègue Alain Cadec quant à votre optimisme. Je pense qu'il convient de rester réaliste. Beaucoup de formules ont été mises sur table afin de trouver de nouvelles ressources propres. Tôt ou tard, une réponse politique viendra. Actuellement, un blocage existe, en raison de la position de la Hongrie, de la Pologne et de la Slovénie. J'ai ouï dire que la Présidente allemande du Conseil, Angela Merkel, a des réticences quant au principe de conditionnalité de respect de l'État de droit pour l'accès aux fonds européens et que le Parlement européen n'aurait pas les moyens de convaincre le Conseil. Pourriez-vous nous préciser les moyens dont vous disposez pour faire pression sur le Conseil ?
Mme Véronique Hayer. - Merci. Je répondrai tout d'abord sur le calibrage des différentes ressources et sur les leviers qui sont à notre disposition en cas de blocage par un État membre. Jusque-là, les négociations portaient sur les principes, s'agissant des dates et du type de ressources propres. Les modalités n'ont pas encore été négociées. Dès à présent, les commissions sectorielles au Parlement européen s'organisent pour influencer les propositions qu'émettra la Commission au premier semestre 2021. Les propositions de la Commission concerneront la taxe sur les géants du numérique, le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, ainsi que le système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre. Le Parlement européen sera actif pour donner des orientations.
Concernant le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, il est certes complexe et sera probablement lié au système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre. Selon les estimations, ce mécanisme rapporterait entre 8 et 14 milliards d'euros par an.
Par ailleurs, nous escomptons 5,8 milliards d'euros de recettes par an de la taxe sur le plastique, à l'échelle des 27 États membres. Précisons que ce mécanisme a une visée incitative et que ses recettes sont appelées à diminuer dans le temps. Les États membres doivent mettre en place davantage de mesures afin de mieux recycler les emballages plastiques. La contribution de la France s'élèverait à un milliard d'euros. Il faut s'attendre à ce que cette contribution diminue car la France est bonne élève en matière de recyclage. Les États devraient verser 80 centimes par tonne d'emballages plastiques non recyclés. Un mécanisme de correction viendrait s'ajouter pour les États membres dont le revenu national brut est le moins élevé. Je pourrai vous transmettre des tableaux relatifs à ce sujet.
À propos des leviers qui existent au cas où un État membre bloquerait, nous savons que cette situation peut se produire. Les chefs d'État ou de gouvernement ont consenti à un accord politique au terme duquel ils se sont engagés à rembourser l'emprunt, en l'occurrence 390 milliards d'euros, par de nouvelles ressources propres. Nous avons voulu transformer cet engagement politique en un accord juridiquement contraignant afin de dissuader les États membres de revenir en arrière, de le remettre en cause a posteriori. L'emprunt doit in fine être remboursé par des ressources propres ; les États se trouvent dans l'obligation d'en trouver. Même si un État fait preuve de mauvaise volonté vis-à-vis des mécanismes proposés, comme la taxe sur les géants du numérique ou sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, il sera tout de même dans l'obligation de déployer des ressources propres afin de rembourser l'emprunt. Il revient aux États membres de trouver un accord sur les ressources propres, aussi bien sur leurs modalités que sur leurs montants. Afin de couvrir l'emprunt, le montant des ressources propres devra s'élever, pour les années 2021-2027, à 12,9 milliards d'euros. Ce chiffre correspond au montant à payer au titre des intérêts. Par la suite, à partir de 2028, il incombera aux États de rembourser 15 à 20 milliards d'euros par an avec des ressources propres. Cet emprunt ne saurait être remboursé par une augmentation des contributions nationales, donc par l'augmentation des impôts des citoyens européens. Nous refusons également que le remboursement s'opère à travers des coupes budgétaires sur les programmes.
Monsieur Cadec, je suis en effet optimiste. Pardonnez-moi de l'être, mais je souhaite le rester. Le Parlement européen a obtenu 16 milliards d'euros lors de ces négociations. En 2013, il avait obtenu zéro milliard d'argent frais, malgré des avancées telles que la révision à mi-parcours, les flexibilités, etc. En 2006, 4 milliards d'euros lui ont été accordés. Cette année, ce sont 16 milliards d'euros qui ont été obtenus pour compléter le cadre financier pluriannuel et cela s'accompagne d'avancées notables en matière de ressources propres. Permettez-moi d'être optimiste. Certes, nous devrons rester vigilants, attentifs et veiller scrupuleusement au respect de ces engagements. Au-delà des victoires du Parlement européen, ces négociations traduisent une mutation des rapports de force institutionnels. Je suis en début de mandat et je veux croire que les lignes peuvent encore bouger.
Monsieur Gattolin, nous pourrions discuter plus longuement des questions d'optimisation fiscale. Les discussions à propos de la taxe sur les géants du numérique à l'OCDE se sont soldées par un échec. Je fais partie de ceux qui pensent qu'à l'avenir, si nous voulons des négociations plus fructueuses à l'échelle de l'OCDE, il conviendra, au préalable, d'adopter une position européenne claire. Les avancées liées aux négociations sur les ressources propres permettront à l'Europe de progresser sur ce sujet de façon générale.
M. Lurel, les négociations avec le Parlement européen portant sur le mécanisme garantissant l'État de droit sont terminées. Historiquement, l'Allemagne est par nature favorable à la mise en place de dispositifs permettant de s'assurer que les fonds européens sont utilisés à bon escient, et qu'ils ne finissent pas dans la poche d'autocrates. Le Parlement européen n'entend pas rouvrir les négociations sur le mécanisme garantissant l'État de droit. Il est à présent discuté au sein du Conseil. Tous les États membres en faveur de ce mécanisme devront sans doute discuter de manière bilatérale avec les États récalcitrants que sont la Pologne, la Hongrie et la Slovénie, afin de trouver un terrain d'entente. La balle est dans le camp du Conseil. En tout état de cause, Angela Merkel et les États dits « frugaux » sont attachés au mécanisme garantissant l'État de droit, qu'ils souhaitaient ambitieux. Par ailleurs, souvent, le Conseil n'est pas uni et un certain nombre d'États membres comptent donc sur le Parlement pour faire bouger les lignes. Le Parlement européen peut ainsi être considéré comme l'allié de certains États membres. Ces États, qui n'ont pas réussi à imposer leur position en juillet, ont pu compter sur les positions ambitieuses du Parlement européen concernant l'État de droit, les ressources propres et le renforcement de certains programmes.
M. Pascal Allizard. - Madame la Députée, je vous remercie. Vous avez ouvert vos propos en évoquant une Europe oeuvrant pour les Européens, et non plus pour les États ni par les États. Ces termes m'interpellent puisque nous parlons tout de même de sujets budgétaires. Vous concluez vos propos en affirmant que les États ont l'obligation de s'entendre, autrement ils devront payer. Ma question est simple : n'utiliseriez-vous pas la mécanique budgétaire, cet instrument de relance lié à la crise, afin d'instiller une Europe fédérale dont personne ne veut ?
M. Jean-Marie Mizzon. - Merci, Monsieur le Président, merci Madame la Députée pour la clarté de vos propos. J'aimerais vous interroger sur les 11 milliards, la somme la plus importante parmi les crédits évoqués. Sénèque dit qu'il ne faut pas punir pour punir, mais pour guérir. Le Parlement européen ne partage pas ces vues dans la mesure où la plupart de ces crédits proviennent d'amendes ; il ne semble pas croire que la punition est vertueuse, mais estime qu'elle sera éternellement source de financement. Vouloir inscrire une politique pérenne sur ce fondement me heurte puisque l'Union européenne est exemplaire, et doit l'être. Sa manière de voir diverge toutefois en matière de déchets. La punition vise ici à réduire les déchets progressivement, et ne se veut pas la source de recettes pérennes. J'ai le sentiment que des logiques différentes président aux politiques conduites par le Parlement européen.
M. Didier Marie. - Pour ma part, je voudrais saluer votre enthousiasme, duquel découle votre optimisme, et vous faire partager une inquiétude dans le même temps. Elle porte sur les futures relations bilatérales qui s'instaureront entre un certain nombre d'États membres, parmi lesquels la France et l'Allemagne, avec la Pologne, la Hongrie et la Slovénie. Ces derniers n'auront pas la même attitude dans le cadre de relations bilatérales. Car si la Pologne a besoin de l'instrument de relance, ce qui est aussi le cas de la Slovénie mais dans des proportions moindres, la Hongrie, en revanche, n'est éligible qu'à six milliards d'euros. En outre, nous connaissons tous les ressorts qui amènent M. Orbán et sa majorité à refuser la conditionnalité au titre du respect de l'État de droit. Tant que la Hongrie refusera de participer au Parquet européen, les pratiques qui sont à l'oeuvre dans ce pays perdureront. Elle continuera à favoriser l'opacité, qui est à l'origine de plusieurs formes de corruption. Ma question est simple et directe : comment pensez-vous que l'on puisse faire plier M. Orbán sur ce sujet ?
Mme Valérie Hayer. - Vous posez une question difficile. Je vais commencer par répondre à celle sur la double logique contradictoire que vous pensez déceler dans les demandes du Parlement européen. Historiquement, le Parlement européen milite pour que le produit des amendes de la concurrence, comme d'ailleurs l'ensemble des produits des sanctions, reste inscrit au budget européen. Il s'agit d'une demande de longue date au même titre que la fin des rabais. Indépendamment de ces positions, nous avons tous eu conscience, dans le cadre de ces négociations, que le recours au produit des amendes est temporaire. La Présidence allemande l'a d'ailleurs exprimé de manière très claire lors des négociations. Le Conseil, en effet, ne souhaite pas que cette modalité soit gravée dans le marbre. Vous noterez aussi que le produit des amendes ne sera pas inscrit au budget en 2021, il le sera pour les années 2022-2027.
Les programmes devaient être renforcés, nous avons cherché les moyens de le faire. Nous avons fait preuve d'inventivité et de créativité. Le recours au produit des amendes de la concurrence était à notre portée, et permettra de renforcer utilement les programmes Horizon Europe, Santé et Erasmus. Nous avons eu recours à ce mécanisme, entre autres, afin de renforcer ponctuellement les crédits dans ce cadre financier pluriannuel. La première vocation des ressources propres n'est pas de récupérer de l'argent, mais surtout de créer du lien entre les politiques publiques européennes et le budget européen. Bien sûr, la contribution sur les déchets plastiques, qui sera de 5,8 milliards pour 2021, a vocation à diminuer, ce dont nous pouvons nous réjouir. Cette diminution crée du lien ; elle donne du sens et de la valeur ajoutée à nos politiques publiques européennes. N'y voyez pas de schizophrénie de la part du Parlement européen, ce sont des réponses techniques, juridiques à des besoins, en l'occurrence le renforcement des programmes. Ces réponses se doublent d'une vision à long terme de mise en oeuvre de politiques publiques européennes par des ressources propres. Ces dernières sont destinées à accompagner des politiques publiques européennes telles que la transition écologique.
M. Allizard, à titre personnel, je suis favorable à une Europe fédérale. Je vous le dis sans ambiguïté et sans difficulté. Pour autant, ce qui m'intéresse aujourd'hui n'est pas de construire une Europe fédérale, mais de façonner une Europe qui fonctionne et qui protège les Européens. Face à la crise, la meilleure réponse a été européenne. Je n'ai, par conséquent, aucune difficulté à dire que je soutiens l'instrument de relance européen. Avant celui-ci, je soutenais déjà l'instauration de nouvelles ressources propres parce que je pense que c'est le sens de l'Histoire.
Si nous voulons une Europe à la hauteur des défis du XXIe siècle, nous devons développer de nouvelles ressources propres. Ce plan de relance européen, destiné à enrayer la crise, donne un argument supplémentaire au Parlement européen pour ce faire. J'insiste de nouveau sur un point : notre objectif n'est pas de retirer une part de souveraineté fiscale aux États membres. Vous êtes parlementaires, il vous reviendra demain de ratifier, ou non, une décision sur les ressources propres. Le dernier mot vous appartiendra, et ce pour toutes les questions fiscales et budgétaires.
Enfin, M. Marie, je ne sais pas moi-même ce qui fera plier M. Orbán. Les coups de téléphone et les interactions bilatérales avec plusieurs États membres doivent se multiplier, car la crise politique doit être évitée. La Pologne a besoin des crédits du Fonds de cohésion, de même que la Hongrie. Par ailleurs, il existe une solution juridique si demain, la Pologne, la Slovénie et la Hongrie décidaient de bloquer l'adoption de l'instrument de relance et du CFP. Aux termes de cette solution, ce dernier ne serait pas mis en oeuvre dans le cadre négocié, mais les programmes s'appliqueraient quand même en 2021. Le mécanisme de garantie de l'État de droit s'appliquera inéluctablement. En cas de blocage, ces trois pays s'exposeraient à des coupes, au cas où ils ne respecteraient pas l'État de droit.
En ce qui concerne la solution politique, je laisse les chefs d'État ou de gouvernement avancer en la matière. Enfin, en cas de blocage réel, et bien que ce ne soit pas ma solution privilégiée, l'instrument de relance pourrait être mis en oeuvre dans le cadre de la coopération renforcée. Cette possibilité existe. La Pologne, la Hongrie et la Slovénie refuseront-elles toujours d'en être, le cas échéant ? Nous en reparlerons.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 heures.
Jeudi 19 novembre 2020
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 heures.
Justice et affaires intérieures - Relations de l'Union européenne avec la Hongrie : rapport d'information de MM. Jean Bizet, André Gattolin et Jean-Yves Leconte
M. Jean-François Rapin, président - Mes chers collègues, nous débutons notre réunion par l'examen du rapport d'information que nous présentent nos collègues Jean Bizet, André Gattolin et Jean-Yves Leconte, au retour de Hongrie, où ils ont effectué un déplacement au nom de la commission, du 20 au 23 septembre derniers.
L'ordre du jour trouve un écho particulier dans l'actualité puisque les projecteurs sont braqués depuis le début de la semaine sur la Hongrie, la Pologne, ainsi que la Slovénie depuis hier après-midi, qui menacent de bloquer l'adoption du cadre financier pluriannuel 2021-2027 (CFP) et du plan de relance européen. Nous l'avons rappelé hier lors de notre échange avec la députée européenne Valérie Hayer : l'unanimité est requise au Conseil pour l'adoption du CFP et du plan de relance ; or ce paquet prévoit un nouveau dispositif de conditionnalité entre le versement des fonds et le respect de l'État de droit. Mardi, lors de la réunion des ministres des affaires européennes, la Hongrie et la Pologne se sont opposées au mécanisme de conditionnalité, face aux autres États membres qui en appelaient à l'esprit de responsabilité, à l'heure où les citoyens ne pourraient pas comprendre que l'Europe tarde à soutenir la relance. La Pologne a précisé que ce n'est pas le mécanisme de l'État de droit qui lui pose problème, mais le manque de garanties légales quant à sa mise en oeuvre : elle laisse donc la porte entrouverte à la négociation. La Hongrie, pour sa part, a semblé totalement fermée sur le sujet : elle se victimise et blâme un dispositif qu'elle juge « idéologique » et qui ouvrirait, selon elle, la voie à des procédures « arbitraires » permettant de sanctionner un pays sans raison valable. Dans cette défense des valeurs démocratiques, la Hongrie dit se tenir « auprès des peuples d'Europe », ce qui renverse l'argument des autres États membres qui veulent débloquer la situation précisément pour répondre aux attentes de ces peuples... Le Premier ministre hongrois aurait même comparé l'Union européenne à l'Union soviétique, ce qui a valu un recadrage de la Présidence allemande du Conseil. Il est à noter que, depuis, le Premier ministre slovène a apporté son soutien à la Pologne et à la Hongrie, considérant que « seule une instance judiciaire indépendante peut dire ce qu'est l'État de droit, pas une majorité politique ». Cela promet des discussions difficiles au sommet européen qui se réunit aujourd'hui, officiellement pour parler lutte contre la pandémie.
Dans ce contexte de raidissement du côté de Budapest, nous sommes donc particulièrement intéressés d'entendre nos rapporteurs nous dire ce qu'ils ont vu et entendu là-bas, en septembre, et comment ils envisagent la relation entre la Hongrie et l'Union européenne.
M. Jean Bizet, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, ce rapport d'information arrive à point nommé puisque la Hongrie se trouve malheureusement sous les feux de l'actualité. Comme l'Europe se construit en marchant, il faudra bien que sur les problématiques budgétaires, nous puissions un jour inventer une forme de coopération renforcée ou de projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) pour éviter qu'un petit nombre de pays ne bloque les autres, par exemple sur une problématique économique et sanitaire, comme c'est le cas actuellement.
Avec André Gattolin et Jean-Yves Leconte, nous avons donc effectué un déplacement en Hongrie, du 20 au 23 septembre derniers. Notre commission s'intéresse en effet de longue date à la situation dans ce pays. Elle avait notamment adopté un rapport sur la Hongrie en février 2014 ; elle auditionne aussi régulièrement son ambassadeur à Paris, M. Georges Károlyi.
Notre déplacement s'est déroulé dans un contexte nouveau. Certes, la Hongrie vit le troisième mandat de Viktor Orbán depuis 2010, et le Fidesz détient toujours la majorité des deux tiers au parlement monocaméral. Cependant, l'opposition a remporté les élections municipales de l'automne 2019, en particulier dans les principales villes, dont Budapest. Une nouvelle séquence politique est donc peut-être en train de s'ouvrir. Par ailleurs, je rappelle que la Hongrie fait l'objet, depuis septembre 2018, à l'initiative du Parlement européen, d'une procédure dite « de l'article 7 » du traité sur l'Union européenne, pour risque d'atteinte aux valeurs européennes, parmi lesquelles figure l'État de droit. Enfin, la Hongrie est confrontée, comme tant d'autres en Europe, à la pandémie de Covid-19, mais dans des proportions moindres. Nous avons donc voulu observer comment les autorités géraient cette crise sanitaire et quelles en étaient ses conséquences.
À Budapest, nous avons bénéficié d'entretiens de haut niveau, avec des ministres et des parlementaires de la majorité et de l'opposition, ainsi qu'avec des représentants de la société civile.
La relation complexe entre la Hongrie et l'Europe est ancienne. L'histoire de la Hongrie est indéniablement douloureuse. Le traité de Trianon de 1920, en particulier, reste perçu de façon unanime comme un traumatisme. Il est vrai qu'il s'est traduit par la perte de 60 % de la population et de près des deux tiers du territoire, notamment la Transylvanie au profit de la Roumanie. Les Hongrois conservent de fortes attaches avec les territoires « perdus ». D'importantes minorités hongroises, environ deux millions de personnes, alors que la Hongrie compte moins de dix millions d'habitants, vivent aujourd'hui dans plusieurs pays frontaliers, au risque d'irritations bilatérales. La période du régime communiste, et les événements dramatiques de 1956, sont encore également dans tous les esprits.
Nos échanges avec des responsables hongrois ont permis de prendre la mesure de ce passé traumatique. Plusieurs d'entre eux ont en effet déploré la méconnaissance de l'histoire de l'Europe centrale et de leur pays. Nous avons relevé de l'amertume dans de nombreux propos sur l'absence supposée de solidarité de l'Europe et un sentiment d'abandon par les Occidentaux. Un jeune ministre nous a même dit - à notre grand étonnement ! - que « la Hongrie ne doit rien à l'Union européenne », et que ses spécificités ne sont pas suffisamment prises en compte. Ces propos nous ont choqués. Les dirigeants hongrois réfutent les critiques en nationalisme, mais se considèrent comme patriotes et se reconnaissent dans le concept d'Europe des nations.
Malgré tout, la Hongrie apparaît indéniablement attachée à l'Union européenne, à laquelle elle a adhéré le 1er mai 2004. Les dirigeants hongrois que nous avons rencontrés ont tous affirmé que l'avenir de leur pays se trouvait au sein de l'Union et qu'aucune autre voie alternative n'était envisageable. Par ailleurs, selon les derniers sondages Eurobaromètre, l'opinion publique hongroise est très favorable à la construction européenne, et le sentiment d'être Européen est sensiblement plus élevé en Hongrie qu'en moyenne dans l'Union européenne. Le gouvernement hongrois doit donc en tenir compte.
Ce pays tire objectivement avantage de sa participation aux grandes politiques européennes, à commencer par la politique de cohésion. Avec 25 milliards d'euros sur la période 2014-2020, la Hongrie est l'un des principaux bénéficiaires des fonds structurels.
Il existe d'ailleurs des convergences entre les positions hongroises et celles de la France sur plusieurs dossiers : la nécessité de parvenir à un accord rapide sur le CFP 2021-2027 et le plan de relance, la politique agricole commune, le climat, l'Europe de la défense, le Brexit ou encore la conférence sur l'avenir de l'Europe.
Naturellement - cela ne me paraît pas dérangeant en soi -, la Hongrie a forgé des positions qui lui sont propres sur certains sujets, par exemple l'élargissement de l'Union européenne aux Balkans occidentaux, dont elle est un fervent partisan, la directive relative aux travailleurs détachés, dont la révision a, selon elle, porté atteinte à la compétitivité des pays d'Europe centrale, ou encore la concertation informelle au sein du groupe de Visegrad.
Néanmoins, la Hongrie adopte aussi des positions qui la marginalisent par rapport au reste de l'Union. Nous avons noté, sur le plan symbolique, que les drapeaux européens étaient quasi absents de Budapest... Les responsables hongrois que nous avons rencontrés se sont montrés critiques des évolutions de l'Union européenne depuis 2004 et ont dit ne plus vraiment la reconnaître, par exemple en matière de moeurs ou de respect des souverainetés nationales. Ce fort attachement à la souveraineté nationale conduit fréquemment la Hongrie à privilégier ses intérêts nationaux dans la recherche de marchés et donc à ne pas nécessairement donner la priorité à l'Europe. Nous avons aussi été informés de ce que certains secteurs de l'économie seraient « magyarisés ».
En matière de relations extérieures, la Hongrie adopte parfois des positions éloignées des positions européennes. Elle développe ainsi sa politique dite d' « ouverture à l'Est » et affiche une certaine proximité avec la Russie, notamment en matière énergétique, et avec la Chine, y compris pour la gestion de la crise sanitaire. Elle ne cache pas non plus son indulgence pour la Turquie.
La Hongrie est aussi fermement opposée à toute conditionnalité liant les financements européens au respect de l'État de droit dans le cadre des négociations sur le CFP 2021-2027. D'ailleurs, ce dernier sujet est, vous le savez, le principal point d'achoppement entre la Hongrie et l'Union européenne.
M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, le respect de l'État de droit, de la démocratie et des droits de l'Homme en Hongrie suscite des inquiétudes depuis plusieurs années. Les critiques formulées émanent tant des organisations paneuropéennes que des institutions de l'Union européenne.
Dès 2013, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) avait demandé l'ouverture d'une procédure de suivi au titre de la Hongrie. Elle y avait finalement renoncé, mais avait déploré des révisions constitutionnelles successives, justifiées par des intérêts politiques partisans et visant à établir un contrôle politique sur la plupart des institutions. La Commission de Venise considérait ces révisions comme éloignées des normes en vigueur. Il en résulte de fait un affaiblissement du système d'équilibre des pouvoirs. Quatre ans plus tard, l'APCE dressait un constat similaire et pointait plus particulièrement les nombreuses discriminations dont sont victimes les Roms.
Par ailleurs, la mission d'observation des élections législatives de 2018, menée par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), avait mis en évidence de sérieuses difficultés dans le processus électoral : une rhétorique intimidante et xénophobe, un financement opaque de la campagne, un accès à l'information restreint, un chevauchement généralisé entre les ressources de l'État et celles du parti au pouvoir, etc.
On constate un risque de violation de l'État de droit dénoncé par le Parlement européen, mais non encore reconnu au Conseil. Le 12 septembre 2018, pour la première fois, le Parlement européen, s'appuyant sur un rapport de Judith Sargentini, a adopté une résolution invitant le Conseil à constater, conformément à l'article 7, paragraphe 1, du traité sur l'Union européenne, l'existence d'un risque clair de violation grave par la Hongrie des valeurs sur lesquelles l'Union est fondée. Je rappelle que la Pologne fait l'objet de la même procédure depuis décembre 2017, mais à l'initiative de la Commission.
La résolution du Parlement européen mentionne des « préoccupations » portant sur douze éléments : le fonctionnement du système constitutionnel et électoral ; l'indépendance de la justice ainsi que des autres institutions et les droits des juges ; la corruption et les conflits d'intérêts ; la protection des données et de la vie privée ; la liberté d'expression ; la liberté académique ; la liberté de religion ; la liberté d'association ; le droit à l'égalité de traitement ; les droits des personnes appartenant à des minorités, y compris les Roms et les Juifs, et la protection de ces minorités contre les déclarations haineuses ; les droits fondamentaux des migrants, des demandeurs d'asile et des réfugiés ; les droits économiques et sociaux.
À ce stade, le Conseil n'a pas procédé à un tel constat, se limitant à auditionner des ministres hongrois.
Il n'en demeure pas moins que le premier rapport annuel sur la situation de l'État de droit dans l'Union européenne, publié par la Commission le 30 septembre dernier, confirme, dans le chapitre consacré à la Hongrie, plusieurs constats dressés par le Parlement européen.
Parmi les différents problèmes soulevés par les institutions européennes, trois apparaissent plus conséquents : la place de la société civile et de la liberté d'association, le pluralisme des médias et l'indépendance du système judiciaire. Ces questions sont suivies de près par la Commission qui a activé la procédure en manquement, celle-ci pouvant être dirigée contre un État membre ayant manqué à ses obligations découlant du droit de l'Union.
Nous constatons enfin des atteintes au droit de l'Union pointées par la Commission européenne. La démarche de la Commission est à chaque fois identique : compte tenu des blocages inhérents à la procédure de l'article 7, elle engage une procédure d'infraction, qui comporte une phase de dialogue puis une phase contentieuse devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) pour non-respect de certaines dispositions des traités et, le cas échant, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Certes, ce n'est pas tant l'atteinte à l'État de droit en tant que telle qui est alors sanctionnée que le non-respect de dispositions relatives, par exemple, au bon fonctionnement du marché intérieur. Mais la procédure gagne en efficacité, puisque l'arrêt de la CJUE est exécutoire dans les États membres condamnés.
La Commission a ainsi obtenu gain de cause auprès de la CJUE sur plusieurs dispositions législatives hongroises contestées, en particulier la loi sur la transparence des organisations bénéficiant de financements étrangers et la loi sur l'enseignement supérieur, qui visait en réalité l'Université d'Europe centrale fondée par Georges Soros, qui a joué un rôle majeur dans la formation des cadres d'Europe centrale aujourd'hui.
Par ailleurs, la liberté de la presse a sensiblement reculé en Hongrie : selon le classement de Reporters sans frontières, ce pays est passé du 56e rang en 2013 au 89e rang en 2020. L'intervention des pouvoirs publics dans le paysage médiatique prendrait deux principales formes : soit l'acquisition directe ou indirecte d'entreprises médiatiques - c'est le cas avec le conglomérat KESMA -, soit des tracasseries administratives, qui se terminent souvent en sanctions administratives - nous avons ainsi rencontré les dirigeants de la radio indépendante Klub Radio, dont la licence d'émission ne sera pas renouvelée pour des motifs futiles. La situation des médias sur Internet serait meilleure, mais les audiences y sont plus limitées. Comme l'a noté la Commission dans son rapport sur l'État de droit en Hongrie, « l'accès du public à l'information est entravé ». Mais le principal problème est l'accès à la ressource publicitaire qui est largement contrôlé par le régime, même lorsqu'il s'agit d'annonceurs privés.
L'indépendance du système judiciaire est également problématique. Plusieurs difficultés nous ont été signalées : un procureur général tout-puissant très proche du Fidesz ; la politisation des organes de contrôle judiciaires ; la réduction des pouvoirs de la Cour constitutionnelle ; des insuffisances importantes dans la lutte contre la corruption, qui est pourtant élevée dans le pays, en particulier dans la gestion des fonds européens, etc. D'ailleurs, la Hongrie a refusé de participer au Parquet européen qui a vocation à protéger les intérêts financiers de l'Union. Nous avons insisté sur ce point et avons reçu des témoignages accablants sur cette situation, en particulier de la part de collectivités locales pour ce qui concerne l'attribution des marchés publics.
Enfin, la politique migratoire hongroise a suscité des réserves. La Hongrie a été le seul État membre à refuser, en juillet 2015, d'accueillir le moindre réfugié sur une base volontaire. Les responsables hongrois que nous avons rencontrés ont d'ailleurs été très clairs sur la « ligne rouge » que représente pour eux l'instauration de quotas de relocalisation de migrants. Dans ce domaine également, la Commission a saisi la CJUE d'un recours en manquement et a obtenu gain de cause sur la non-conformité au droit de l'Union de la législation hongroise sur l'asile. La Hongrie a également été condamnée par la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) pour cette même législation.
M. André Gattolin, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, en Hongrie, la crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19 reste sous contrôle. Les statistiques du premier semestre ne montrent pas de surmortalité, et le système hospitalier, qui connaît pourtant des faiblesses structurelles, continue de fonctionner. Des mesures strictes y ont été prises assez tôt : l'état de danger a été proclamé dès le 11 mars, et les frontières qui ont été fermées entre le 17 mars et le 15 juin le sont de nouveau depuis le 1er septembre.
Sur le plan politique, la crise sanitaire a plutôt bénéficié à Viktor Orbán, dont la popularité s'est même améliorée par rapport à l'année précédente. Le Fidesz reste largement en tête des intentions de vote. Sa candidate a d'ailleurs remporté, dès le premier tour, une élection législative partielle face à un candidat pourtant unique de l'opposition.
Mais la gestion de la crise sanitaire a mis en évidence plusieurs difficultés.
Son impact économique est assez prononcé. Alors que la Hongrie avait connu une croissance soutenue de 5 % en 2018 et 2019, et un taux de chômage de 3 %, la pandémie a dégradé de nombreux indicateurs économiques. Le PIB pourrait se contracter de 6 à 8 % en 2020, le déficit budgétaire atteindrait au moins 10 %, tandis que la dette publique, tout en restant contenue, a augmenté de 5 points en trois mois.
Le taux de chômage a sensiblement augmenté, s'élevant à près de 5 % de la population active. La moitié des chômeurs n'est éligible à aucune allocation financière. Le salaire mensuel minimum s'établit à 465 euros, soit 30 % du SMIC français, et la pension de retraite moyenne à moins de 390 euros par mois. J'ai retrouvé un ami qui était réfugié en France dans les années 1980 et qui a rejoint la Hongrie en 1991. Il était rédacteur en chef du principal quotidien national. Il touchait pour sa retraite - il a principalement travaillé en Hongrie - 250 euros par mois. Nous devons avoir conscience de cette paupérisation de la population.
Le tourisme, qui représente près d'un demi-million d'emplois, a beaucoup souffert. La crise sanitaire a eu un impact également élevé sur le secteur automobile - la Hongrie était, en 2019, le 9e producteur européen d'automobiles et elle ambitionne de devenir le pays européen de référence pour les voitures et batteries électriques.
L'outil de production est resté intact, et le tissu industriel hongrois est plus équilibré que celui de certains de ses voisins qui ont une mono-industrie. Le gouvernement conduit en effet une politique active d'industrialisation du pays, avec de nombreuses entreprises sous-traitantes des activités allemandes et autrichiennes.
Les mesures prises par les autorités pour faire face à la crise ont eu un impact économique assez prononcé. Le plan de relance mis en oeuvre est massif : il représente 18 % du PIB. L'objectif est de faire repartir la consommation des ménages.
Les prévisions tablent sur un rebond de la croissance en 2021, mais la situation économique ne devrait pas retrouver son niveau initial avant 2022.
La gestion de la crise sanitaire par les autorités hongroises est marquée par plusieurs faits saillants qui illustrent une réponse globalement disproportionnée.
En premier lieu, le parlement a adopté une loi d'habilitation, entrée en vigueur le 31 mars, sur le fondement de l'article 54 de la Constitution relatif à l'état de danger. Cette législation d'exception présente une particularité : elle n'est pas limitée dans le temps, ce qui a provoqué de nombreuses critiques, en particulier du Conseil de l'Europe, de la Commission européenne et du Parlement européen. Celui-ci a d'ailleurs condamné cet état de fait dans sa résolution du 17 avril dernier sur la gestion de la pandémie et ses conséquences. Par ailleurs, cette loi d'exception a donné lieu à l'introduction d'une nouvelle infraction sur la publication d'informations fausses ou déformées faisant obstacle à la protection du public ou de nature à créer l'angoisse ou la panique. Une peine allant jusqu'à cinq ans de réclusion criminelle est prévue.
Au total, 140 décrets ont été adoptés sur le fondement de cette législation, dont les trois quarts n'auraient pu être pris sans ces pouvoirs spéciaux. Des mesures controversées ont été prises à ce titre, par exemple en matière de collecte et de conservation des données, y compris médicales. L'équivalent hongrois de la CNIL a d'ailleurs critiqué ce texte comme étant « susceptible de donner lieu à une surveillance illimitée ».
L'état de danger a été levé
le 20 juin, mais une nouvelle notion a été introduite
dans la législation hongroise : l'état d'urgence sanitaire,
que le gouvernement pourrait instaurer, sans aucun
contrôle parlementaire.
Ensuite, le manque de transparence récurrent de l'action des autorités hongroises s'est encore accentué pendant la pandémie. Ainsi, les personnels soignants ont reçu instruction de ne pas s'exprimer dans les médias, des réunions de commissions parlementaires sur la gestion de la crise sanitaire ont été soudainement reportées, le délai dont dispose l'administration pour communiquer des informations accessibles au public a été fortement prolongé, etc. De même, le projet de rénovation de chemin de fer Budapest-Belgrade, largement financé par la Chine, mais contesté quant à sa rentabilité, a fait l'objet d'un accord non publié au nom de « l'intérêt public supérieur ».
Enfin, la gestion de la crise a donné lieu à des atteintes aux moyens et prérogatives des collectivités territoriales.
De manière générale, la profonde réforme de l'administration locale engagée en 1990 connaît une inflexion depuis 2013, marquée par un net mouvement de recentralisation. De même, les fonds européens, contrairement à ce qui est devenu progressivement une pratique européenne, sont gérés de façon centralisée en Hongrie. La structure administrative se revendique comme proche de ce qu'on peut trouver en France. Mais, si des élections au suffrage universel ont lieu dans les départements et communes en Hongrie, les régions sont des structures purement administratives, ce qui permet au gouvernement de contrôler les fonds européens qui sont gérés par ces régions.
La crise sanitaire a encore accentué ce mouvement général. Ainsi, certains des décrets pris sur le fondement de la loi d'habilitation ont pour effet de priver les municipalités d'une partie de leurs recettes fiscales, les plaçant ainsi dans une situation financière délicate.
Il nous a été expliqué que cet assèchement des ressources locales viserait plus particulièrement les communes désormais gérées par l'opposition depuis sa victoire aux élections municipales de l'automne 2019. Désormais, un tiers des Hongrois vivent dans une commune administrée par l'opposition. Selon l'entourage du maire de Budapest, qui apparaît depuis sa victoire comme le chef de file de l'opposition, le gouvernement chercherait ainsi à instrumentaliser la crise sanitaire : son objectif serait de réduire les ressources de la capitale pour empêcher la réalisation des projets de la mairie en matière de logement et de transport, et in fine démontrer que l'opposition ne sait pas gérer la ville. De même, le gouvernement s'opposerait aux dispositions du CFP 2021-2027 qui comportent des orientations favorables aux financements locaux directs.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie pour ce rapport qui nous interpelle et nous inquiète. Le propos de Jean Bizet laisse une impression de relation sur le mode « je t'aime, moi non plus ». Celui de Jean-Yves Leconte montre un État dur. Et celui d'André Gattolin laisse voir une crise sanitaire utilisée comme prétexte pour renforcer des mesures très autoritaires.
Concernant la pandémie, notons qu'il est difficile de récupérer des informations fiables de certains pays comme la Hongrie.
M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - La Pologne est passée au travers de la première vague et n'a donc pas pris de mesures suffisantes. Au cours des dernières semaines, la situation s'est aggravée, les hôpitaux sont surchargés, les gens meurent dans les ambulances...
M. Claude Kern. - Je tiens à m'associer à mes collègues rapporteurs, car en tant que président du groupe d'amitié France-Hongrie, je ne peux que confirmer leurs constats. L'un de mes amis hongrois vient d'être réélu maire de sa ville. Il a dû batailler pour sa réélection car il n'est pas membre du Fidesz et le gouverneur de sa province avait lancé une attaque judiciaire contre lui en montant de fausses preuves pour le déstabiliser. Il a gagné de justesse, mais en est sorti meurtri. Les Hongrois ont une autre vision que nous de la démocratie ; l'État de droit n'y est pas respecté, et nous ne pouvons pas accepter cela au sein de l'Union.
M. Jean-François Rapin, président. - Dans ces circonstances, on se demande comment le Pacte sur la migration et l'asile pourra aboutir, notamment dans son troisième volet, celui de la solidarité.
M. Claude Kern. - Le seul contact que j'ai réussi à maintenir avec la Hongrie est avec l'Ambassadeur de Hongrie en France, M. Georges Károlyi. Mon homologue hongroise ne répond plus au téléphone et, la dernière fois que j'ai pu lui parler, elle m'a recommandé de passer par l'Ambassadeur...
M. Pierre Laurent. - Je tiens à féliciter mes collègues pour ce rapport très documenté, et ajouter quelques remarques.
La situation est grave, parce que l'État de droit n'est pas respecté et que ces pays utilisent leur veto contre le CFP. Cela nous met dans une situation de risque d'un compromis dangereux pour parvenir à adopter le CFP. Nous avons déjà connu cette situation au moment des vagues de migration quand nous poursuivions une issue solidaire de l'Union européenne, à laquelle nous ne sommes finalement pas parvenus.
Le rapport souligne que le Parlement européen a adopté, le 12 septembre 2018, une résolution invitant le Conseil à constater l'existence d'un risque de violation grave par la Hongrie des valeurs sur lesquelles l'Union est fondée, ce qu'il n'a pas fait.
Le travail politique doit être fait en direction de la Hongrie, mais aussi de l'ensemble des pays européens si nous ne voulons pas déboucher sur un compromis inquiétant sur le CFP.
Je tiens néanmoins à exprimer une divergence d'opinion sur un point de votre rapport. La situation de la Hongrie est bien entendu très particulière, mais elle est le signe exacerbé d'une crise politique qu'on observe dans toute l'Union européenne et qu'on ne peut donc pas se contenter d'analyser comme une spécificité hongroise. Des poussées nationales populistes du même type s'observent dans d'autres pays européens. Ces forces ne sont pas au pouvoir partout, mais elles influencent les politiques menées. Cette situation préoccupante devrait conduire à s'interroger sur la manière dont nous sommes en arrivés là. L'Union européenne a été construite comme un marché très concurrentiel qui se trouve aujourd'hui en crise profonde. À leur entrée dans l'Union, les pays de l'Est se sont vus imposer un traitement de choc qui a engendré un phénomène d'appauvrissement et des départs massifs de population. Cela se paie aujourd'hui par un retour de nationalismes violents. Les poussées nationales populistes sont principalement de droite et d'extrême-droite. Rappelons que Viktor Orbán a siégé de très nombreuses années au sein du groupe du Parti populaire européen (PPE) au Parlement européen. La réflexion sur les raisons de cette situation politique devrait être plus profonde. J'entends ce qu'indique le rapport sur l'histoire de la Hongrie et le rapport de la Hongrie à l'Europe. Mais je réfute l'idée qu'il y aurait un problème hongrois avec l'Europe. Il y a un problème des dirigeants actuels de la Hongrie avec l'Europe. Quand la Hongrie est entrée dans l'Union, elle était gouvernée par des dirigeants qui n'étaient absolument pas anti-européens.
Comme vous l'indiquez dans votre rapport, mes chers collègues, il faut encourager les relations avec les collectivités territoriales qui peuvent être un moyen de continuer d'entretenir un dialogue avec les forces démocratiques et progressistes hongroises qui résistent à cet état de fait dans des conditions extrêmement difficiles.
Qu'appelle-t-on réellement « respect de l'État de droit » dans les conditions exigées par le plan de relance ? Comment ce mécanisme pourrait-il fonctionner ? Quelle serait l'effectivité de cette condition que rejette la Hongrie actuellement ? De quelle façon pourrait-on ne pas distribuer les aides européennes à un pays sur ce critère ?
M. Pascal Allizard. - Je tiens à remercier et féliciter nos collègues pour la qualité de leur travail. C'est avec plaisir que j'adopterai ce rapport qui fait part d'une situation qui se dégrade.
Chacun doit faire sa partie du chemin. La potion ultra-libérale ordonnée à certains pays pour les faire sortir du communisme a certainement été imposée de façon un peu trop raide et rapide, mais les fonds versés par l'Union européenne n'ont peut-être pas été bien utilisés.
Par ailleurs, l'Union européenne, ses dirigeants politiques et ses hauts fonctionnaires doivent s'interroger sur leurs pratiques. Il y a quelques années, lors d'une réunion sur les problèmes migratoires à Bruxelles, où se posait la question du positionnement des hotspots - les conserver sur la rive nord de la Méditerranée ou les implanter sur la rive sud -, je me suis vu répondre par un haut fonctionnaire européen : « M. le Sénateur, je ne répondrai pas à votre question car elle n'entre pas dans mes convictions ». Ce type de propos et donc de pratique est particulièrement inquiétant. Ceux qui prétendent défendre le projet européen, en se comportant de la sorte, le pénalisent grandement.
Enfin, Pierre Laurent a parlé de l'appartenance de Viktor Orbán au PPE. Il y a un peu moins de deux ans, j'appartenais à une délégation restreinte qui comprenait des membres des Républicains et des représentants du PPE. J'y ai constaté, dans nos discussions, la lente, mais certaine dérive de Viktor Orbán vers le populisme et les positions que nous lui connaissons aujourd'hui. Trois grands types de positions, géographiquement marquées, apparaissaient : mes collègues du nord de l'Europe plaidaient pour une exclusion immédiate, les pays de l'Europe intermédiaire - France, Allemagne, Italie - étaient pour une médiation, les pays situés plus au sud ou à l'est défendaient quant à eux un statu quo. Après des heures de discussions, c'est la médiation qui a été retenue et on sait qu'elle n'a pas apporté grand-chose. Mais Manfred Weber, le président du groupe PPE au Parlement européen, s'est prononcé il y a deux jours pour que le parti de Viktor Orbán soit expulsé de ce groupe.
M. André Reichardt. - Je souhaite féliciter les auteurs de ce rapport dont les constatations ne m'étonnent malheureusement pas, notamment sur les manquements à l'État de droit.
Ce comportement de la Hongrie aura des conséquences sur le devenir de l'Union européenne, notamment pour le Pacte sur la migration et l'asile. Le 5 novembre dernier, nous avons auditionné Mme Ylva Johansson, Commissaire européenne chargée des affaires intérieures. Je lui ai demandé si elle croyait elle-même à ce pacte, notamment dans son volet relatif à la solidarité, ce à quoi elle m'a répondu que les échecs ne doivent pas empêcher d'espérer pour l'avenir. Mais la question de l'opposition forte d'une minorité à toute espèce de solidarité en matière migratoire est majeure. Je crains que le Pacte sur la migration et l'asile se heurte aux mêmes difficultés que celles que nous avons rencontrées par le passé. Comment avancer face à de tels comportements ? En viendra-t-on à prendre acte de l'absence d'évolution du dossier ou peut-on envisager une amélioration de la situation dans l'avenir, incluant naturellement la Hongrie ? Indépendamment du fait que le comportement de ce pays est inacceptable au sein de l'Union européenne, la répercussion immédiate est la démolition de tout espoir d'obtenir des résultats sur certaines politiques fortes, comme le Pacte migratoire. C'est toute l'Union qui en pâtit et pas seulement la Hongrie.
M. Jean-François Rapin, président. - Que l'on soit fédéraliste ou non, nous avons besoin de plus d'Europe sur trois sujets essentiels : le Parquet européen, le CFP avec le plan de relance, et la gestion des frontières extérieures. La Hongrie bloque sur chacun d'eux.
M. André Gattolin, rapporteur. - J'ai eu la chance d'aller souvent en Hongrie en 1987 et 1988. J'ai observé l'évolution du Fidesz, ce mouvement européen de jeunes - l'âge limite d'adhésion était à 35 ans - qui recueillait pourtant le plus de votes chez les plus de 65 ans. Le parti, qui devait incarner le renouveau européen de la Hongrie, est devenu la coqueluche des nostalgiques de l'ancienne Hongrie !
Quand nous étions à Budapest, il y avait une exposition sur le traité de Trianon que nous n'avons pas eu le temps de visiter, mais les affiches étaient frappantes. Les régimes successifs ont fait une réécriture de l'histoire. Levente Magyar, jeune vice-ministre des affaires étrangères, secrétaire d'État chargé de la diplomatie économique et commissaire ministériel aux affaires francophones, nous a présenté une histoire totalement révisionniste de l'Autriche-Hongrie !
Pourquoi Viktor Orbán, même s'il s'arrange avec le système électoral, est aussi populaire ? Parce qu'il a donné la citoyenneté à tous les Hongrois établis hors de Hongrie, soit 2 millions de personnes. Il a ainsi réparé le sentiment d'humiliation nationale infligé par le traité de Trianon à la Hongrie en réduisant sa population et son territoire. La popularité de Viktor Orbán s'explique aussi par sa politique industrielle extrêmement dynamique. Grâce au dumping économique qu'elle offre, la Hongrie, qui n'était pas un pays très industrialisé, est devenue l'un des principaux points de sous-traitance de l'automobile et des machines-outils allemandes et autrichiennes.
Concernant les fonds européens, on ne peut pas dire que Viktor Orbán ou ses ministres se sont enrichis. En revanche, ce sont quelques consortiums de leur entourage qui remportent généralement les appels d'offre européens, des bureaux d'étude qui sous-traitent ensuite l'exécution des projets à des sociétés souvent allemandes et autrichiennes et qui prennent au passage une commission de 25 %. On voit là la limite de nos procédures de contrôle.
Pierre Laurent, vous posiez la question des conditions exigées par l'Union européenne en matière d'État de droit ? La condition initiale est l'indépendance de la justice, c'est-à-dire, la garantie que la justice s'exerce de façon impartiale lorsque des recours de l'Union ou de citoyens sont déposés par rapport à l'usage des fonds européens ou d'autres détournements économiques.
Au cours de notre mission, nous avons rencontré un député du parti d'extrême-droite Jobbik qui expliquait que les antisémites avaient été exclus de leur parti, et qu'il était favorable au Parquet européen. Cela peut surprendre, venant d'un parti nationaliste, mais le Parquet européen est pour eux la seule manière de se débarrasser du régime actuel en ce qu'il institue un contrôle extérieur. La situation est donc étonnante : l'extrême-droite s'associe aux sociaux-démocrates et aux libéraux pour présenter des candidatures uniques face au régime, un peu selon la méthode Alexeï Navalny en Russie, qui consiste à faire front contre le régime en place, dans la diversité.
M. Jean Bizet, rapporteur. - Comme mon collègue André Gattolin, j'insiste sur le fait que, pour comprendre la Hongrie aujourd'hui, il faut comprendre le poids de l'histoire, notamment les conséquences du traité de Trianon de 1920. Le nationalisme hongrois exacerbé a pour pendant un grand attachement à l'Union européenne. Viktor Orbán a bien organisé un système assez huilé. Il est difficile de voir comment la corruption a pu s'installer.
Pierre Laurent, il faut effectivement que l'Europe se donne les moyens de faire respecter l'État de droit car, par son essence même, l'Union européenne n'est pas qu'un « tiroir-caisse », ce sont des valeurs. Il faut donc exiger que la Hongrie rejoigne le Parquet européen et qu'il y ait dans ce pays une véritable liberté de la presse.
Les Allemands, qui ont davantage investi que les Français, tant sur certains aéroports que dans la filière automobile, constatent à leurs dépens une réelle « magyarisation » de l'économie.
Clément Beaune, secrétaire d'État chargé des affaires européennes, a commencé à dire qu'il faudrait pouvoir avancer sans la Hongrie, la Pologne et la Slovénie qui bloquent actuellement l'ensemble des États membres. Nous allons devoir inventer un moyen pour ne pas être tirés par le bas, notamment sur le plan de relance.
M. Jean-François Rapin, président. - Il y a bien le système des douzièmes permettant d'attendre l'accord mais la vraie question est celle qui passe par les parlements, celle des ressources propres pour financer l'emprunt, et sur cela, il faudra un accord unanime.
M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Je suis gêné par les propos de Pierre Laurent sur la pression mise sur les pays de l'Est. Pour avoir habité dans des pays de l'Est depuis 1990, je n'ai pas le sentiment qu'on leur ait imposé quoi que ce soit. Au contraire, pendant les années 1990, j'ai plutôt eu l'impression que ces pays nous reprochaient de ne pas leur permettre une intégration suffisamment rapide dans l'Union, par rapport à ce que cela symbolisait en matière de liberté, de démocratie et d'État de droit. Nous n'avons pas répondu à temps lorsqu'ils voulaient nous rejoindre pour ces raisons car nous voulions traiter d'abord les questions économiques. Aujourd'hui, la popularité de Viktor Orbán s'explique entre autre par une politique sociale que le parti social-démocrate n'a jamais menée. Il en est de même en Pologne.
L'opposition considère que Viktor Orbán fait peu pour l'économie hongroise et répond largement aux intérêts de l'économie bavaroise, notamment dans le secteur de l'automobile. La liaison CSU / Fidesz n'est pas insignifiante.
Les mécanismes de conditionnalité, le Parquet européen et l'État de droit sont des sujets liés en Hongrie. Ce qui compte est de défendre le système, le régime, les amis du régime, et les moyens de s'enrichir. Tout le système a été mis en place pour cela. Si le Parquet européen existait, le système pourrait tomber rapidement car il y aurait de véritables enquêtes. C'est la raison pour laquelle les gouvernants hongrois n'en veulent pas. Y-aura-t-il un accord ? Les Hongrois ont besoin de cet argent, ne serait-ce que pour le détourner... Orbán a déclaré qu'il exige des critères objectifs et des voies de recours. Il construit donc son argumentation sur la base même de l'État de droit car il sait parfaitement jusqu'où il peut aller. Nous parviendrons sans doute à un accord, mais il faudra être vigilant en permanence.
L'absence de drapeaux européens, partout où nous nous sommes rendus lors de notre mission en Hongrie, y compris à la commission des affaires européennes, doit nous inquiéter. Les Hongrois savent ce qu'ils doivent à l'Europe et ce que l'Europe représente. On ne tient pas impunément le discours hongrois pendant 30 ans sans que la population devienne anti-européenne. Ce n'est pas le cas aujourd'hui, mais cela pourrait arriver.
Sur la question du Pacte sur la migration et l'asile, le cynisme de la Commission européenne est sans nom : puisque la Hongrie refuse d'être solidaire dans l'accueil, ne pourrait-elle pas l'être pour les retours et faire procéder par ses policiers hongrois aux renvois hors d'Europe ?
À l'issue du débat, la commission autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information.
Marché intérieur, économie, finances, fiscalité - Politique européenne en matière de données et souveraineté numérique européenne : communication et avis politique de M. Christophe-André Frassa et Mme Laurence Harribey
M. Jean-François Rapin, président - Nous examinons à présent le projet d'avis politique de Christophe-André Frassa et Laurence Harribey relatif à la souveraineté de l'Union européenne sur ses données numériques. Cet avis politique fait suite au dépôt, le 21 octobre dernier, à l'initiative de notre collègue Catherine Morin-Desailly ainsi que de nombreux collègues, d'une proposition de résolution pour la localisation européenne des données personnelles. Ce texte touchait à la question de la protection des données personnelles, mais aussi à la stratégie industrielle de l'Union européenne, et finalement à celle de la souveraineté numérique de l'Union, à laquelle le Sénat a consacré une commission d'enquête en 2019.
Lors de sa réunion du 5 novembre dernier, notre commission en a confié l'instruction à nos collègues Christophe-André Frassa et Laurence Harribey.
Ils ont travaillé en un temps record pour expertiser le sujet. Ils ont d'emblée échangé avec Catherine Morin-Desailly et, ensemble, ils sont convenus que son texte mettait le doigt sur un sujet d'importance majeure pour l'Union européenne - sa souveraineté sur ses données -, mais que l'outil de la proposition de résolution européenne n'était sans doute pas le plus adapté au calendrier européen. En effet, dès lors qu'une proposition de résolution européenne est déposée par un sénateur, notre commission doit l'examiner dans un délai d'un mois. Or la Commission européenne doit publier fin novembre et début décembre plusieurs textes portant sur ce sujet. À ce stade du processus européen, il semble donc plus efficace de s'adresser à la Commission européenne, ce que permet l'avis politique, plutôt qu'au Gouvernement, ce qui est la vocation d'une résolution européenne.
Notre collègue Catherine Morin-Desailly en est convenue bien volontiers et a bien voulu retirer sa proposition de résolution européenne le 12 novembre dernier. Je lui en sais gré. Je la remercie très sincèrement d'avoir attiré l'attention de notre commission sur ce sujet stratégique. Je laisse le soin aux rapporteurs de nous présenter leur analyse et leur projet d'avis politique et relaierai en fin d'exposé les recommandations sur ce texte que m'a communiquées notre collègue Catherine Morin-Desailly, retenue par d'autres engagements en tant que membre d'une commission mixte paritaire.
Mme Laurence Harribey, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, comme le président l'a indiqué, Christophe-André Frassa et moi-même avons mené nos travaux à partir de l'initiative de Catherine Morin-Desailly, très investie sur la question de la souveraineté numérique.
La pandémie de Covid 19 a mis en lumière de manière crue la dépendance de l'Europe aux grands acteurs américains du numérique. Nous l'avons vu, par exemple, avec le recours de nombreux États européens aux solutions proposées pour mettre en place leur application numérique nationale de traçage des contacts, telle « Stop-Covid », visant à lutter contre l'épidémie. En France, la base nationale des données de santé - le fameux Health Data Hub -, officiellement créée par le Gouvernement à l'automne 2019, a fait l'objet, à la faveur de la crise, de vives controverses au sein même de notre hémicycle. En effet, le choix de Microsoft pour héberger et traiter ces données sensibles, aux dépens d'acteurs européens, a agi comme un révélateur de la dépendance des entreprises et États européens vis-à-vis des acteurs extra-européens du numérique, notamment américains, en termes de capacités de collecte, de stockage et de traitement des données - ce dernier point constituant un enjeu crucial. Le Gouvernement français a en effet justifié son choix par un déficit d'offre européenne en matière d'infrastructures, de logiciels et de plateformes permettant d'exploiter les données. Or, cet argument de l'absence d'acteurs européens, qui revient comme un leitmotiv, nous entraîne dans un cercle vicieux.
Un deuxième élément de contexte plaidait pour se pencher sur le sujet des données. Le 16 juillet dernier, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), dans son fameux arrêt « Schrems II » a invalidé le « Privacy Shield », cet accord d'adéquation qui permettait le transfert, sans exigences supplémentaires, de données personnelles européennes vers les États-Unis. Ce faisant, la CJUE n'a fait que reconnaître ce que tout le monde savait depuis plusieurs années, à savoir que le droit et les pratiques des autorités américaines en matière d'accès aux données dans le cadre des activités de renseignement n'offrent pas un niveau de protection des données personnelles équivalent à celui prévu par le règlement général sur la protection des données (le RGPD). L'existence du RGPD a en effet changé la donne par rapport à la situation qui prévalait antérieurement à 2018, en établissant un cadre juridique de référence. Dans son arrêt, la Cour ne pose cependant pas un principe d'interdiction de tout transfert de données personnelles vers les États-Unis (ou d'autres destinations) mais, conformément au RGPD, la Cour rappelle qu'il incombe désormais à tout responsable de traitement des données souhaitant transférer des données hors de l'Union européenne de vérifier, au cas par cas, si les garanties substantielles prévues par le RGPD sont assurées. À l'instar de ce que prévoient d'autres règlements européens, tel le règlement REACH sur les substances chimiques, le RGPD instaure un mécanisme de renversement de la charge de la preuve, favorable aux victimes.
Ce contexte particulier légitime l'heureuse initiative prise par notre collègue Catherine Morin-Desailly, il y a quelques semaines, d'une initiative afin d'imposer le traitement des données européennes en Europe et par des entreprises européennes. Les travaux menés avec notre collègue Christophe-André Frassa ont d'ailleurs mis en évidence des enjeux allant au-delà de la simple protection des données. C'est pourquoi, avec l'accord de Catherine Morin-Desailly, nous avons élargi le champ de son initiative et lui avons donné la forme d'un avis politique destiné à orienter les prochaines propositions européennes en la matière.
Personnelles ou non- personnelles, les données sont tout aussi stratégiques : l'enjeu dépasse la question de la protection de la vie privée attachée à la protection des données personnelles.
Les données sont souvent qualifiées de « pétrole du XXIè siècle ». La croissance exponentielle de leur masse est appelée à s'accélérer, notamment en raison de la diffusion des objets connectés. L'innovation fondée sur l'exploitation de ces données, notamment grâce à l'intelligence artificielle, est l'une des clefs pour affronter les grands défis actuels, aussi bien environnementaux que sociétaux : vieillissement, lutte contre le réchauffement climatique, optimisation des mobilités, de la consommation d'énergie, mais aussi transformation de l'action publique ou lutte contre le terrorisme. L'exploitation des données représente, pour l'Europe, un relais de croissance considérable ainsi qu'un enjeu politique majeur.
Dans ce contexte, la souveraineté des États européens et de l'Union est soumise à deux risques majeurs. D'une part : la compétition « classique » avec des États tiers, qui se manifeste désormais aussi dans le champ de la maîtrise des données, au-delà de la simple question de leur hébergement. Il n'est évidemment pas acceptable, pour un État, que les autorités d'un autre État puissent accéder à ses données stratégiques ou à celles de ses entreprises, comme le permettent par exemple, aux États-Unis, le Patriot Act, ou l'article 702 du Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), qui autorise l'Agence nationale de sécurité américaine, la NSA, à récupérer des données concernant les personnes étrangères stockées sur des serveurs américains aux États-Unis. Cela concerne aussi bien les données personnelles que les données non-personnelles, notamment industrielles ou commerciales : la frontière avec l'espionnage industriel est parfois ténue.
L'atteinte à la souveraineté est bien sûr renforcée par le caractère extraterritorial de certaines lois comme le Cloud Act, de 2018, qui permet aux autorités américaines d'accéder aux données hébergées ou traitées par des sociétés américaines, y compris en-dehors des États-Unis. D'où l'intention première de Catherine Morin-Desailly de se concentrer sur l'hébergement et le traitement des données européennes par des sociétés européennes.
Le deuxième risque concerne les fonctions régaliennes. En effet, les acteurs privés américains, et dans une moindre mesure chinois, dominants sur les marchés, montrent une aspiration croissante à concurrencer les États dans leurs fonctions régaliennes traditionnelles, par exemple la fourniture d'identité en ligne ou la création de monnaies.
De là découle un troisième risque qui est à la fois économique et politique : il est aisé, pour ces sociétés, d'influencer les comportements des individus : grâce aux milliers de données accumulées, elles les connaissent presque exhaustivement. Tirant profit de leurs opérations de profilage, ces sociétés sont capables, en modulant tel ou tel paramètre, en présentant telle ou telle information au moment adéquat, de modifier les comportements économiques des consommateurs, grâce au « micro-targeting ». Mais ce sont aussi les choix politiques des citoyens qui, à force de profilage, peuvent être influencés ; de graves interférences dans les processus démocratiques sont alors possibles. Je vous invite à lire L'âge du capitalisme de surveillance, de l'universitaire américaine Shoshana Zuboff, qui expose de manière édifiante les enjeux qui sous-tendent ces manipulations des données.
En conséquence, le cadre juridique européen doit absolument être consolidé, tel qu'envisagé dans le texte de Catherine Morin-Desailly. En ce qui concerne les données personnelles, le RGPD, appliqué avec diligence, permet sans aucun doute de résoudre une grande partie des préoccupations évoquées. L'existence d'un cadre juridique européen solide en matière de protection des données personnelles a été confirmée au cours de l'ensemble de nos auditions. Néanmoins, il serait sans doute utile, dans la lignée du récent arrêt de la CJUE, de rappeler plus fermement aux acteurs économiques mais aussi aux gouvernements européens la responsabilité qui leur incombe à ce titre lorsqu'ils souhaitent transférer des données personnelles vers des pays tiers. Comme l'a rappelé la Cour, c'est bien au responsable du traitement, c'est-à-dire à la personne physique ou morale qui détermine les finalités et les moyens du traitement, qu'il revient de prouver que le traitement est à bon escient et de s'assurer du respect du RGPD. Si ce n'est pas le cas, nous risquons un afflux de plaintes, notamment auprès des autorités nationales de protection des données, pour non-respect de ces dispositions.
Mais au-delà du traitement des données personnelles, il convient d'élargir le champ de la règlementation européenne au traitement des données non-personnelles. Ce point va vous être exposé par Christophe-André Frassa.
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Merci. Parallèlement, il est urgent de mettre en place une règlementation européenne comparable en matière de transferts de données non personnelles vers des États tiers. Nous attendons beaucoup, à ce sujet, du paquet législatif annoncé en février dernier par la Commission, que nous avons pu auditionner récemment : il s'agit de créer un espace européen des données à caractère non personnel, en vue d'une circulation et une exploitation optimales de ces données au sein de l'espace économique européen, tout en garantissant leur sécurité. Nous serons attentifs à ce que ces textes mettent en place des mécanismes visant à assurer efficacement le respect des standards européens en matière de protection des données non personnelles, indépendamment de leur localisation, et par tous les acteurs, européens ou non, susceptibles de les héberger et/ou de les traiter, et ceci sans préjudice de la législation déjà existante en matière de protection des données personnelles, mais aussi par exemple, en matière de secret des affaires.
Il nous semble que l'approche développée par la Commission européenne en matière de protection des données est la plus efficiente : elle consiste à attacher la protection à la donnée et non aux acteurs qui la traitent. Cela fait du RGPD, je le rappelle, une législation elle aussi extraterritoriale. Ainsi sont assurés à la fois un haut degré de protection de nos données, des conditions de concurrence équitables, et une coopération le plus souvent féconde entre acteurs européens et extra-européens : une obligation de traitement par des acteurs européens et/ou sur le sol européen ne devrait intervenir qu'en dernier recours, si ce haut degré de protection ne pouvait pas être assuré autrement.
Nous devons en outre tenir compte des réalités du marché : comme nous l'a fait remarquer un de nos interlocuteurs, si dans les années 50, on avait interdit aux compagnies aériennes européenne d'acheter des Boeing, elles seraient quasi-mortes nées, et Airbus, ce symbole de réussite de la coopération industrielle européenne, n'aurait jamais vu le jour.
Quelle que soit l'option retenue in fine, un cadre réglementaire clair et stable sera nécessaire pour nos entreprises, pour qu'elles puissent se projeter, anticiper et se positionner sur les marchés, y compris à l'international.
Pour pouvoir faire respecter ce cadre réglementaire, il nous faut aussi nous en donner les moyens concrets : moyens d'audit et de contrôle, mais aussi existence d'acteurs économiques européens capables de prendre le relais des acteurs extra-européens aujourd'hui dominants, si ces derniers ne respectaient pas nos critères. Or pour l'heure, OVH, le plus grand acteur européen sur le marché du cloud, ne dispose, en Europe même, que de 1 % du marché, et il est inexistant au niveau mondial.
Tous les acteurs interrogés se sont accordés pour dire que l'Europe avait tous les atouts, notamment en matière de ressources humaines, pour rattraper, à terme, son retard en matière de capacités d'hébergement et de traitement des données. Néanmoins, l'avance prise par les géants américains du secteur, et les effets d'échelle et de verrouillage nécessitent des mesures volontaristes pour favoriser l'émergence et la croissance de nouveaux acteurs européens innovants.
Il s'agit d'abord de stimuler la demande, en sensibilisant les acteurs économiques, les particuliers et les acteurs publics européens à la valeur stratégique de leurs données, personnelles ou non personnelles.
Pour ce faire, il pourrait être utile d'élaborer un cadre européen harmonisé définissant des critères d'appréciation du caractère stratégique des données, en fonction de leur nature, de leurs usages et des risques ; nous invitons la Commission et les États-membres à réfléchir de manière coordonnée à ce sujet. Une attention toute particulière devra être accordée aux données nécessaires aux États et aux institutions européennes pour l'exercice de leurs missions régaliennes.
Afin de restaurer la liberté, pour les acteurs économiques, les particuliers et les acteurs publics de choisir à qui ils confient leurs données, une information claire et complète doit leur être fournie sur le lieu d'hébergement, les modalités et les finalités du traitement, ainsi que sur les législations en matière de données auxquelles les entreprises assurant l'hébergement et le traitement sont soumises. Il est également nécessaire d'assurer la possibilité technique de changer de prestataire d'hébergement et/ou de traitement des données aisément, et sans coût excessif.
Nous vous proposerons donc dans notre avis politique de demander à la Commission européenne des mesures ambitieuses, et si besoin contraignantes, en termes d'interopérabilité des systèmes et de portabilité de données, ainsi qu'en termes d'obligation de transparence.
Ce triptyque transparence-interopérabilité-portabilité est d'ailleurs à la base du projet franco-allemand de cloud européen Gaïa-X : ce projet de cloud européen entend, pour l'heure, fédérer les acteurs européens, mais aussi non-européens du cloud, en encourageant la complémentarité et la fluidité entre les services. Nous saluons bien sûr cette initiative, mais souhaitons une clarification des conditions de participation des acteurs extra-européens : considérant que la transparence n'a pas vocation à se substituer à la conformité, nous serons très attentifs à ce que la réglementation européenne en matière de protection des données s'applique pleinement à eux.
En tout état de cause, l'émergence et le renforcement d'acteurs européens d'hébergement et de stockage des données passera, plus directement, par une politique industrielle volontariste. Nous vous proposons d'appeler la Commission à aménager, en tant que de besoin, les règles de concurrence européennes et à assouplir les règles en matière d'aides d'État à cet effet. Dans un domaine d'intérêt majeur pour la souveraineté européenne comme le numérique, le recours à un projet important d'intérêt commun (PIIEC) dans le domaine du cloud nous semblerait tout à fait adapté.
En outre, les auditions que nous avons menées, tant auprès d'acteurs institutionnels que d'acteurs économiques, ont souligné que, davantage que la simple question des capacités d'hébergement des données, c'est la question de leur maîtrise et de leur exploitation qui représente aujourd'hui le principal enjeu : il s'agit de ne pas manquer la vague d'innovation portée par l'intelligence artificielle, mais aussi de se préparer aux prochaines vagues, notamment celle de la réalité virtuelle.
Ainsi, c'est tout l'écosystème numérique européen qui doit être renforcé, à la fois en amont et en aval de la collecte et de l'hébergement des données. C'est pourquoi nous saluons le geste fort qui consisterait à flécher vers la numérisation de l'économie 20 % des fonds prévus dans le plan de relance européen en cours d'adoption : c'est la condition à la fois de notre compétitivité économique et de notre autonomie stratégique. Nous devrons toutefois être vigilants à ce que ces fonds, là aussi, profitent à des entreprises européennes, ou à tout le moins pleinement respectueuses de la réglementation européenne, car il ne s'agit pas de financer sans contreparties la croissance des startups de la Silicon Valley.
Enfin, et c'est le dernier point de l'avis politique que nous vous proposons, alors que l'Union européenne, sur la scène internationale, semble parfois manquer de moyens pour ses ambitions, toutes les personnes auditionnées reconnaissent que la politique européenne de « diplomatie de la donnée » commence à porter ses fruits : deux ans seulement après la mise en place du RGPD, plusieurs pays ont adapté leur réglementation pour la conformer aux standards européens en matière de collecte et de traitement des données personnelles. Même aux États-Unis, la Californie s'est dotée, en janvier dernier, d'une réglementation inspirée des principes du RGPD, et la possibilité d'une loi fédérale de protection des données personnelles est désormais régulièrement évoquée à Washington, en particulier dans les milieux démocrates.
Forts de ce constat, nous souhaitons que l'Union européenne poursuive cette diplomatie, l'étende au cadre réglementaire à venir sur les données non personnelles, et l'approfondisse, car nous pensons que ces standards, cohérents avec les valeurs de l'Union, sont les bons.
Mme Laurence Harribey, rapporteur. - La Commission européenne prépare un paquet législatif sur les données non personnelles, mais aussi un plan d'action en faveur des droits de l'Homme et de la démocratie, qui comportera un volet sur la lutte contre la désinformation, et surtout le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA).
Afin de prendre avantage de ce calendrier, nous avons décidé, en bonne intelligence avec Catherine Morin-Desailly, qu'il serait pertinent de vous proposer, plutôt qu'une proposition de résolution européenne circonscrite aux seuls problèmes d'hébergement et de localisation des données personnelles, un avis politique structurant les enjeux de manière globale, que notre commission adresserait à la Commission européenne. En effet, analyste de politiques publiques de formation, je me suis naturellement intéressée à la genèse des textes et décisions relatifs au traitement des données et au contexte de leur élaboration. Or il m'a semblé que la récente dynamique en la matière (trois règlements, quatre directives, une décision, dix communications de la Commission ainsi que des arrêts de la CJUE) donnerait lieu inévitablement à une initiative européenne majeure. Notre idée consiste donc tout d'abord à structurer les enjeux globaux de la question à travers un avis politique, mais nous invitons par la suite nos collègues rapporteurs à s'emparer, chacun dans leur champ de compétence, des propositions de textes européens à venir et à valoriser la position de notre commission et du Sénat sur ces textes.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci. Je vous propose de passer aux questions de nos collègues sur la communication qui nous a été faite, avant d'examiner plus précisément l'avis politique.
M. Pascal Allizard. - Merci M. le Président. Je remercie les rapporteurs et adopterai sans aucune difficulté l'avis politique proposé.
Soyons néanmoins conscients que l'Union européenne et la France partent de loin sur les sujets entourant les données. Le cloud concerne le stock de données hébergées, mais les flux sont également importants. Or ces derniers comportent un fort risque de fuites. En ma qualité de rapporteur pour avis, au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sur le texte concernant la 5G, j'ai pu mesurer la difficulté à concilier intérêts économiques et problématiques de sécurité. À titre personnel, il me semble que l'on a peut-être trop rapidement choisi l'économie aux dépens de la sécurité.
Je suis également rapporteur du programme n° 144 du budget de la défense qui concerne la prospective, l'innovation et le renseignement. Les dirigeants des services de renseignement français auditionnés dans le cadre de ce rapport soulignent unanimement les problématiques de sécurité liées au réseau 5G. Même si l'Union européenne cherche des solutions coordonnées, jusqu'à présent les pays européens ont adopté des solutions divergentes : la France a privilégié un régime d'autorisation, l'Allemagne un régime de normes, et le Royaume-Uni - aujourd'hui hors de l'Union mais confronté aux mêmes enjeux - un système de co-construction avec les Chinois. Or, la 5G fragilise l'architecture de notre système de protection : quelle que soit le niveau de protection auquel on parviendra concernant le stock de données, le flux restera vulnérable. Nous devons donc travailler à renforcer la protection du flux de données.
Par ailleurs, comme le souligne le rapport qui nous a été présenté, les acteurs économiques actuels, européens, même américains, accusent un réel retard technologique par rapport aux acteurs chinois. Il y a là un enjeu majeur sur lequel nous devons nous pencher.
En outre, il devient urgent de remédier au défaut chronique d'équipement et de protection des données échangées. Actuellement, en France, dans une préfecture de province, il est impossible de protéger les données que seraient susceptibles d'échanger à distance les parties prenantes, on n'a pas d'autre choix que de se réunir physiquement !
De même, le choix de Palantir pour abriter tout le stock de données de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) peut aussi poser question !
Je suis par conséquent d'accord avec le rapport, qui évoque la question du stock de données, mais j'insiste sur la question du flux, principale source de vulnérabilité de notre système.
M. Pierre Laurent. - Je remercie et félicite mes collègues pour cet avis politique dont je soutiens la direction. Je souhaite toutefois pointer la faiblesse majeure de la dimension industrielle dans la construction de ce nouvel écosystème numérique, au plan français et européen, malgré des atouts, des ressources humaines et des capacités d'innovation importantes. Au cours des dernières décennies, nous avons même bradé, en France, des atouts industriels d'importance qui risquent de nous manquer.
Il convient d'interroger la pertinence des outils de la politique industrielle européenne et notamment de la politique de concurrence, par rapport à l'objectif visé. Or ils sont aujourd'hui inadaptés. Les conditions de la construction du pilier industriel de ce nouvel écosystème numérique européen devraient être particulièrement creusées, surtout concernant la France, avec l'objectif de reconstruire une véritable filière, alors que l'existence d'acteurs majeurs de l'industrie nous fait aujourd'hui défaut pour atteindre cet objectif. Il est finalement naturel que dans les conditions actuelles, les entreprises innovantes présentes en France et en Europe cherchent, en phase de croissance, à s'allier à des entreprises industrielles basées hors de l'Union européenne. Par conséquent, la coopération en matière industrielle en Europe doit mobiliser notre attention.
M. Jean Bizet. - Monsieur le Président, je souligne la grande qualité de ce rapport et l'importance majeure du sujet abordé. Pour prolonger les propos de mon collègue Pascal Allizard, outre la fuite des flux, la question de la maîtrise de l'acheminement des flux est centrale. En effet, les GAFA vont là encore être à la manoeuvre et, par le biais de l'espace par exemple, ils sont en train de mettre la main sur l'acheminement des flux. Je salue à cet égard l'initiative du commissaire européen Thierry Breton qui, face à la puissance de feu des GAFA, a réuni des multinationales européennes afin de trouver le moyen de contrer les GAFA sur ce terrain. Il faudra désormais être attentif à la mise en oeuvre de cette initiative.
Dans les domaines de la fibre optique, des satellites, on voit l'extrême domination américaine et chinoise par rapport aux acteurs européens, comme l'illustrent par exemple les déboires des lanceurs Ariane par rapport à Space X.
Comme je l'ai dit en séance publique à l'occasion du projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière, l'urgence à agir réclamerait que les futurs DSA et DMA prennent la forme de règlements plutôt que de directives car le temps est compté. Comme pour le règlement « IDE » (investissements directs étrangers), nous devons avoir les moyens de réagir très promptement, à l'image des États-Unis, qui tirent avantage de leur capacité à réparer leurs erreurs bien plus rapidement que l'Union européenne.
M. Jean-François Rapin, président. - Il y a en effet urgence pour l'Union à agir, mais je rejoins également les propos de Pierre Laurent concernant la filière industrielle et technologique.
Dans le cadre de mon rapport sur la recherche au nom de la commission des finances, je me suis rendu au LETI (Laboratoire d'Électronique et de Technologie de l'Information) à Grenoble, où j'ai découvert la possibilité de diffuser des données via des flux de lumière : la recherche et l'innovation progressent à une vitesse phénoménale. Outre les satellites, la fibre optique, les outils numériques standards câblés ou non, le transfert de données peut donc aujourd'hui s'opérer par la lumière. Cette technologie est extraordinaire, mais aussi potentiellement beaucoup plus vulnérable au risque de captation.
M. Pascal Allizard. - Je partage les propos de mon collègue Jean Bizet. L'excellente initiative de Thierry Breton mérite d'être confortée. Son axe politique est bon ; en outre, il maîtrise parfaitement le sujet. Sur l'aspect technologique, lors de l'adoption de la loi 5G, on estimait le retard des Européens et des Américains par rapport aux Chinois de l'ordre de 12 à 18 mois. C'est un retard considérable, et qui, après un an-un an et demi, n'est toujours pas rattrapé.
M. Ludovic Haye. - Merci M. le Président. Intéressé par les enjeux du numérique, je pense qu'en tant que parlementaires, notre rôle d'ambassadeurs des nouvelles technologies implique de nous tenir à la pointe de l'information.
Il est agaçant de constater le décalage entre la qualité de nos atouts (ressources humaines, savoir-faire technologique, cadre juridique, comme le RGPD), et leur piètre mise en valeur. Alors que beaucoup d'États tiers étaient à l'origine sceptiques sur le RGPD, la Suisse par exemple, le considère aujourd'hui comme une source d'inspiration. Nous avons été pionniers en ce domaine.
Je salue la qualité du travail de mes collègues rapporteurs, et j'insisterai sur deux points. Tout d'abord, comment assurer efficacement la promotion de notre savoir-faire technologique ? Je prendrai l'exemple du moteur de recherche Qwant : en tant que maire, j'ai appliqué les consignes données aux collectivités territoriales de promouvoir le moteur de recherche français Qwant, avant de recevoir des consignes contraires, au motif que Qwant s'appuyait sur le moteur de recherche Bing et Microsoft. Faut-il ne soutenir que les acteurs européens qui maîtrisent l'ensemble d'une chaîne de technologie ou pouvons-nous appuyer des champions ne maîtrisant qu'une partie de cette chaîne et donc dépendant d'entreprises étrangères pour leur bon fonctionnement ? Peut-on se satisfaire de ne maîtriser qu'une « brique » technologique dans la chaîne de valeur ?
Je penche pour la deuxième solution, constatant l'écrasante domination, de fait, des acteurs américains en termes de logiciels et de systèmes d'exploitation (Operating Systems - OS) : je préconise la promotion de champions européens, même imparfaits.
En ce qui concerne la promotion de nos solutions technologiques européennes, nous sommes dans un cercle vicieux : plus un outil est connu, plus on le sollicite, et ainsi de suite, jusqu'à une position de monopole. Réagissons maintenant car plus le temps passe, plus les bases de données des géants américains s'enrichissent, et plus il sera difficile de les rattraper.
En outre, plus le temps passe, plus le cadre juridique tarde à se mettre en place, moins il sera efficace contre une concurrence qui aura eu le temps de se structurer.
À l'image de l'initiative germanique Gaïa-X, que la France a rapidement rejoint, il est plus que temps de promouvoir nos outils numériques européens, même imparfaits.
M. Jean-François Rapin, président. -Madame et Monsieur les Rapporteurs, quelles sont vos réactions par rapport à ces interventions ?
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Les auditions que nous avons menées révèlent une prise de conscience et une vision enfin commune partagée par la Commission sur l'usage des données. Je constate cet heureux changement, qui contraste avec les auditions que j'avais menées il y a quatre ans, en ma qualité de rapporteur, au nom de la commission des lois, sur le projet de loi « pour une République numérique », premier texte d'ampleur embrassant le champ de la règlementation du numérique en France. Le RGPD a joué un rôle important dans cette convergence des points de vue.
L'annonce, au niveau européen, de plusieurs textes d'ampleur, dont le DSA et le DMA, nous a conduits, en accord avec Catherine Morin-Desailly, à revoir notre stratégie. Nous avons ainsi décidé, dans un premier temps, d'affirmer la position générale de notre commission à travers un avis politique. Par la suite, nous remettrons sur le métier des propositions de résolutions européennes à l'aune des nouveaux textes européens qui nous auront été soumis. Je partage d'ailleurs pleinement le point de vue de Jean Bizet, estimant qu'un règlement européen serait largement préférable à des directives.
Pour illustrer les véritables enjeux de nos travaux, un de nos interlocuteurs citait Vladimir Poutine, pour qui « celui qui maîtrise la donnée est maître du monde ». En effet, ce qui importe n'est pas tant la localisation et le stockage des données sur le territoire européen que l'exploitation de ces données. La clé de la souveraineté de l'Union européenne en matière numérique réside dans le développement de l'intelligence artificielle permettant d'exploiter ces données. D'où l'enjeu, évoqué par Pascal Allizard, de la maîtrise des flux de données et de leur cryptage plutôt que de leur stockage. Nous, Français de l'étranger qui votons électroniquement, nous savons que la confidentialité et la validité de notre vote reposent sur la fiabilité des systèmes de protection des flux contre l'espionnage ou la malveillance de certains pays.
C'est l'ensemble des 27 États membres, conjointement, qui doit apporter des réponses, en particulier en jugulant la tendance de certains des plus petits États à recourir à des prestataires extra-européens pour le stockage de leurs données. Plus des deux tiers des données de l'Union européenne sont aujourd'hui stockées aux États-Unis. Les textes sur les données qui vont prochainement être publiés ont pour objectif commun de rapatrier sur le sol européen les données numériques européennes personnelles et non personnelles aujourd'hui stockées hors de l'Union. Afin de remplir cet objectif, nous appelons dans cet avis politique, au plan technique, à favoriser l'interopérabilité des systèmes et la portabilité des données, et au plan stratégique, à recourir à des mesures incitatives plutôt que coercitives. Or pour inciter, il faut être attractif et compétitif.
M. André Gattolin. - Lorsque dans le cadre de mes travaux sur l'intelligence artificielle et les supercalculateurs, nous avons échangé avec Thierry Breton, ce dernier soulignait que la France et l'Europe commettaient l'erreur de se focaliser sur les lieux de stockage des données, les fameuses « fermes de stockage », au détriment du véritable enjeu que constitue le lieu de traitement des données. Par conséquent, disposer d'outils de traitement des données souverains, et notamment de supercalculateurs européens, est un enjeu majeur. Au-delà, il faut que toute la filière technologique soit souveraine : dépendre de microprocesseurs américains ou chinois nous rend forcément vulnérables en raison des back doors, grâce auxquelles il est possible d'intercepter des données pourtant contrôlées, stockées et traitées en France. Or même Atos, sous la direction de Thierry Breton, utilisait des microprocesseurs taïwanais, estimant qu'ils étaient les plus performants au monde. Même avec un cadre juridique robuste, des capacités de stockage de données ou des supercalculateurs, nos données ne seront pas en sécurité si les microprocesseurs que nous employons, fournis par CISCO, Intel ou leurs équivalents chinois, agissent comme de véritables « passoires ».
Je voudrais aussi évoquer un échange avec nos services de renseignement, qui m'alertait sur d'autres dangers que ceux provenant de Russie et que, chaque semaine, des données françaises sont aspirées en direction de la Chine. Or les milieux politiques et économiques semblent ne pas avoir pris conscience de ce danger.
Cette question est pourtant cruciale car les algorithmes de l'intelligence artificielle requièrent des masses de données considérables. La Chine dispose, avec son milliard d'habitants, d'un potentiel de données personnelles énorme, mais les marchés les plus intéressants à investir restent l'Union européenne et l'Amérique du Nord. Or pour investir ces marchés, il faut disposer de nos données, permettant de décrypter le comportement de nos concitoyens. Nous avons là besoin d'une protection efficace.
Enfin, nous avons besoin de moyens bien supérieurs à ceux actuellement à l'oeuvre en matière de cybersécurité, pour assurer un haut degré de protection des données.
M. Jean-François Rapin, président. - Cette réflexion nous conduit à évoquer les politiques de recherche à l'échelle nationale et européenne. Pour éviter le saupoudrage inefficace, ne devrions-nous pas identifier des domaines stratégiques sur lesquels concentrer les moyens, comme l'informatique quantique, qui vient d'être évoquée ?
Mme Laurence Harribey, rapporteur. - Je prends bonne note des remarques qui ont été faites par nos collègues et qui, dans l'ensemble, confirment les observations mentionnées dans notre avis politique. Pour synthétiser, l'enjeu n'est pas tant le stockage des données que leur maîtrise et leur exploitation, au moyen de l'intelligence artificielle. Ce point soulève la question de la politique industrielle, pour laquelle nous sommes mal outillés. L'audition de Thierry Breton, en avril dernier, a réveillé les consciences au sein de notre commission. Comme l'a souligné Christophe-André Frassa, une prise de conscience est également intervenue au niveau de la Commission européenne. La situation fait aujourd'hui l'objet d'un diagnostic exact et partagé. Mais il nous manque encore deux choses : un cadre juridique européen de référence renforcé en matière de données non personnelles (à l'exemple du RGPD) et son allié indispensable, une politique industrielle et de recherche adaptée. Enfin, je me fais l'écho des remarques écrites transmises par Catherine Morin-Desailly, afin que nous renforcions dans notre projet d'avis politique, le point concernant la politique de concurrence.
M. Jean-François Rapin, président. - Venons-en donc à l'avis politique. Je me fais à mon tour le porte-parole de Catherine Morin-Desailly qui m'a indiqué soutenir l'avis politique, en y apportant deux nuances.
Elle s'interroge premièrement sur le sens de la phrase : « une part excessive des données produites en Europe par des acteurs publics et privés sont aujourd'hui hébergées et traitées dans des pays tiers, notamment sur le sol américain », estimant que la part des données transférable hors de l'Union européenne devrait être, dans l'idéal, inexistante.
Deuxièmement, concernant le paragraphe : « considérant en outre que la taille modeste des acteurs européens du numérique par rapport à ses acteurs extra-européens ne leur permet ni d'être compétitifs sur le marché mondial et européen ni de fournir une capacité de service comparable à leurs concurrents », Catherine Morin-Desailly indique que c'est toujours l'argument mis en avant pour justifier de ne pas privilégier les acteurs européens existants, qui ont besoin de ces marchés pour se développer, que nos sociétés françaises et européennes de dimension internationale répondent qu'elles sont tout à fait capables de fournir des services comparables aux acteurs américains, et qu'il serait peut-être bon que l'avis politique intègre par conséquent des règles de préférence communautaire et de création d'un Small Business Act.
Êtes-vous d'accord pour intégrer ces deux remarques à l'avis politique ?
Avec votre accord, je suggère que nous modifions le texte de l'avis politique pour répondre aux deux remarques de notre collègue. Nous appelons la Commission à reconsidérer les règles européennes de concurrence et à veiller à ce que les pratiques en matière de marchés publics permettent aux PME européennes d'y accéder effectivement. Y a-t-il d'autres remarques sur l'avis politique ? Je le soumets au vote.
La commission adopte l'avis politique ainsi rédigé, qui sera adressé à la Commission européenne :
La réunion est close à 10 heures.