Lundi 6 juillet 2020
- Présidence de M. Jean-Marie Mizzon, président -
La téléconférence est ouverte à 10 heures.
Audition de la Direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies de la Commission européenne (DG Connect) (en téléconférence)
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir, pour cette audition de la DG Connect, Monsieur Khalil Rouhana qui en est le directeur général adjoint, Mme Fabrizia Benini, chef d'Unité Économie & compétences numériques, Mme Rehana Schwinninger-Ladak, chef d'Unité Technologies interactives, digitalisation de la culture et de l'éducation, et Mme Gudrun Stock, chef d'unité Accessibilité, multilinguisme et internet sécurisé.
Monsieur le Directeur général adjoint, Mesdames et mes chers collègues, je vous remercie d'avoir accepté cette audition, organisée en visioconférence, en raison des circonstances sanitaires exceptionnelles. La DG Connect ou Direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies, a en charge la politique de l'Union Européenne concernant le marché unique numérique, la sécurité des réseaux, la science et l'innovation numérique.
Le soutien à une économie numérique inclusive est un des piliers de la stratégie Europe 2020 définie en 2010. Or en France, comme dans tous les pays de l'Union, la question de l'inclusion numérique se pose de plus en plus fortement. La numérisation de l'économie et de la société s'accélère avec le développement du télétravail ou de l'enseignement à distance en raison du confinement. La lutte contre la fracture numérique est beaucoup moins rapide. L'illectronisme ne permet pas aux citoyens européens comme aux entreprises de profiter des opportunités du marché unique numérique. Comment faire mieux, plus vite et plus fort ?
Après une présentation liminaire des actions de l'Union Européenne en faveur de l'inclusion numérique, mon collègue le rapporteur Raymond Vall, puis mes collègues Sénateurs vous poseront des questions complémentaires.
M. Khalil Ruhana, directeur général adjoint de la DG Connect. - Je vais vous présenter les grandes lignes de notre politique pour le numérique et les actions que nous menons sur les sujets qui concernent votre mission.
Le numérique ainsi que le défi climatique sont les deux grandes priorités fixées par la nouvelle Commission et approuvées par les États membres et le Parlement Européen pour la relance de l'économie et pour que l'Europe puisse faire face aux défis sociétaux qui sont devant elle.
En ce qui concerne le numérique, les axes de développement vont de pair avec les actions liées au défi climatique et visent en particulier à faire de l'Europe un exemple de transformation numérique réussie, en ligne avec les aspirations de nos citoyens, nos valeurs démocratiques, nos intérêts économiques et la prospérité de nos régions.
La nouvelle Commission a annoncé, au mois de février, les grandes lignes de la stratégie et en particulier une initiative importante sur les données, l'objectif étant que l'Europe puisse saisir les opportunités que nous offre aujourd'hui la capacité de collecter des données, de les traiter et d'en faire des applications qui vont des domaines de la santé vers l'environnement, la production industrielle et les nouveaux services. Un axe réglementaire vise à rendre ces données accessibles autant que possible aux innovateurs, mais aussi au secteur public dans le but d'améliorer les services aux citoyens. Enfin, un dernier axe vise l'innovation, le développement technologique, la recherche et le développement industriel autour des données.
Nous avons également annoncé, au mois de février, un « papier blanc » pour l'intelligence artificielle, un des domaines qui tire le développement du numérique, avec des applications qui touchent l'ensemble de la société et de l'économie. Trois axes de développement ont été définis :
- un axe réglementaire qui vise à définir, d'ici à la fin de l'année, un cadre pour le développement de l'intelligence artificielle respectueux de l'éthique et en ligne avec nos valeurs fondamentales ;
- un axe lié au développement technologique, à la recherche et à l'innovation, au développement industriel autour de l'intelligence artificielle ;
- et, enfin, un axe très important pour la DG Connect, est lié à l'adaptation de nos talents, de nos formations et du monde du travail à l'arrivée de l'intelligence artificielle et à la transformation numérique.
Ces deux annonces vont dans le sens de l'adaptation de notre économie et de notre société pour que nous puissions profiter de cette transformation numérique. Nous avons également annoncé un certain nombre de mesures qui visent à moderniser notre cadre réglementaire avec, pour la fin de l'année, une révision des cadres réglementaires autour du commerce en ligne d'une part et de la cybersécurité, d'autre part.
Je voudrais enfin préciser les actions liées à la formation, à l'éducation et à l'inclusion. Nous avons proposé, au titre du prochain cadre financier, un programme sur l'Europe numérique avec un investissement de 9,2 milliards d'euros reposant sur 5 piliers :
- le calcul avancé, le calcul à haute performance et ses applications ;
- l'intelligence artificielle ;
- la cybersécurité et la sécurité de la transformation numérique ;
- l'adaptation du système de formation à la transformation numérique ;
- la diffusion des technologies à travers la société.
L'axe lié à la formation comporte trois actions qui viennent en complément des programmes éducatifs comme Erasmus. Elles visent en particulier les technologies les plus avancées dans le domaine du numérique. Il s'agit notamment d'investir dans la formation supérieure d'experts dans les domaines qui vont de l'intelligence artificielle jusqu'au calcul avancé, le traitement des données et l'analyse des données. Un autre axe vise la formation continue des techniciens et des ingénieurs ou d'autres experts. Enfin, un dernier axe vise le placement de travailleurs experts dans le domaine du numérique au sein des entreprises.
L'investissement que nous proposons sur ces différents aspects avoisine 100 millions d'euros, en visant un effet de levier important pour encourager les États membres à co-investir.
Nous travaillons également avec nos collègues de la DG IAC à l'établissement d'un plan pour l'éducation numérique visant à accélérer la transformation numérique de l'éducation dans l'ensemble de l'Union Européenne.
Nous avons proposé aux États membres des investissements visant à connecter les écoles au très haut débit et fourni des exemples pour assurer l'utilisation de cette infrastructure. Nous attendons les conclusions des discussions budgétaires en cours au niveau de l'Union Européenne pour commencer à mettre en oeuvre ces investissements.
Mme Rehana Schwinninger-Ladak, chef d'Unité Technologies interactives, digitalisation de la culture et de l'éducation. - Je souhaite juste ajouter un complément en ce qui concerne la révision, fin septembre, du plan Éducation adopté par la Commission Européenne en janvier 2018. Le nouveau plan sera plus ambitieux en termes de durée et de financement, mais également au regard des enjeux actuels auxquels nous devons faire face. Il prendra en compte les leçons tirées de la crise. Ses ambitions sont d'encourager les pays de l'Union à collaborer et à échanger de bonnes pratiques pour adapter leurs systèmes éducatifs et de formation et d'exploiter le potentiel d'Internet afin de rendre l'apprentissage en ligne accessible à tous. Je vous invite à répondre à la consultation publique lancée il y a deux semaines et à la diffuser le plus largement possible.
M. Raymond Vall, rapporteur. - Merci pour ces premiers éléments qui répondent en partie à nos interrogations. En effet, vous avez détaillé les perspectives de financement de la lutte contre l'illectronisme et du développement du numérique. Pouvez-vous nous dire quelle est la situation actuelle en Europe et comment se positionne notre pays par rapport à cette campagne lancée en 2010 ? Enfin, quelles sont les ambitions de l'Europe en matière d'indépendance de collecte, de stockage et de protection des données ?
Mme Fabrizia Benini, chef d'Unité Économie et compétences numériques. -S'agissant de la position de la France, la Commission Européenne publie chaque année, sur la base des données collectées par les instituts statistiques nationaux et de consultations ciblées des États, l'indice relatif à l'économie et à la société numérique (DESI). Ce rapport fournit des éléments détaillés sur la pénétration digitale dans la société et dans l'économie de chaque pays, mais aussi de l'Europe dans son ensemble. Un chapitre du DESI est dédié à ce qu'on appelle « le capital humain ». Une série d'indicateurs sont examinés en détail ce qui permet d'estimer le nombre de personnes ayant des compétences numériques élémentaires et celles ayant des compétences avancées ; le nombre de personnes ayant des compétences logicielles élémentaires et celles expertes en télécommunication. La France est positionnée à la 17e place, au milieu du tableau et proche de la moyenne européenne. Le seul indicateur en retrait par rapport à la moyenne européenne concerne les personnes ayant des compétences avancées dans le domaine du numérique. En tête du peloton se placent les pays nordiques et en queue, la Roumanie, la Hongrie, mais aussi l'Italie. Les économies les plus importantes, c'est-à-dire la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne se trouvent en milieu du peloton, l'Italie ayant une position un peu plus reculée. Le rapport, disponible en français, fournit également des éléments intéressants sur les actions mises en oeuvre par les États pendant la pandémie afin de faire face aux nouveaux challenges tels que, par exemple, l'enseignement à distance mis en place en France dans le cadre de la classe à la maison.
M. Khalil Ruhana. - L'autonomie de l'Union Européenne en matière de collecte, de stockage et de protection des données est une des priorités fixées par notre Commissaire, Thierry Breton. En effet, l'Europe est aujourd'hui dans une situation délicate. 90 % de l'infrastructure du cloud en Europe sont détenus par des entreprises qui ne sont pas basées en Europe. En outre, une grande partie des données collectées en Europe est traitée en dehors de l'Europe. Pour autant, cette situation présente également des opportunités. Dans 5 ans, nous avons l'ambition de multiplier par 5 voire par 10 le volume des données traitées en Europe. Notre défi est par conséquent de saisir les opportunités qui se présentent. C'est la raison pour laquelle nous avons proposé une stratégie pour l'Europe qui repose sur une évolution du cadre réglementaire afin d'assurer un accès plus facile aux données et de limiter l'exclusion des innovateurs aux opportunités qui s'ouvrent dans ce domaine. Une proposition sera faite dans les semaines à venir sur la gouvernance des données en Europe. Elle vise en particulier les données tombées dans le domaine public et qui peuvent constituer un bien commun pour l'ensemble des acteurs économiques, PME comprises, au sein de l'Union Européenne.
Début 2021, nous allons travailler à clarifier le cadre réglementaire régissant les données en termes de concurrence et d'accès partagé. Dans les deux cas, il s'agit de favoriser l'exploitation des données en Europe et de créer un cadre clair qui permet le partage des données au niveau de l'Union. Enfin, nous avons annoncé un plan d'investissement dans les technologies, dans la recherche industrielle et dans les infrastructures de données en Europe via une initiative en partie cofinancée par l'Union Européenne. Nous avons proposé d'investir 2 milliards d'euros sur les cinq prochaines années dans l'infrastructure des données et dans la création d'espaces communs de données, dans des domaines tels que la santé, l'environnement, l'éducation, l'agriculture, la protection industrielle ou l'administration. Nous allons également investir dans l'infrastructure cloud. À ce titre, nous avons proposé que notre investissement soit complété par 4 à 6 milliards d'euros via des partenariats public/privé. Nous travaillons à la mise en place de ce programme avec les États membres eux-mêmes. Un partenariat franco/allemand a d'ores et déjà été mis en place autour d'une plateforme qui permet de fédérer les infrastructures et d'agréger la demande en améliorant les capacités de stockage des données. Nous annoncerons d'ici à la fin de l'année des actions plus concrètes autour de ce projet qui vient accompagner nos actions autour du cadre réglementaire. Thierry Breton souhaite faire de l'Europe un leader dans le domaine de l'infrastructure des données, les espaces communs de données et l'exploitation des données dans tous les domaines qu'il s'agisse du secteur public ou du secteur privé.
M. Jean-Marie Mizzon, président. - En France, les acteurs de la lutte contre l'illectronisme sont nombreux. La situation est-elle comparable dans les autres pays européens ? Par ailleurs, les Français consomment-ils les crédits dédiés par l'Europe à la lutte contre l'illectronisme ? A-t-on constaté un lien entre la capacité à consommer et les résultats obtenus au titre du classement DESI ?
M. Khalil Ruhana. - Je peux donner quelques indications sur l'utilisation par la France des crédits dévolus par l'Union Européenne dans le domaine du numérique. Depuis quelques années, nous observons une régression d'environ 30 % de la participation des acteurs français, privés ou publics, dans les programmes de recherche et d'innovation européens liés à la partie numérique du programme cadre. Il y a dix ans, la participation de la France dans les programmes numériques de recherche et d'innovation était de 15 à 16 % ; aujourd'hui elle n'est plus que de 10 %. À contrario, la participation de l'Allemagne est restée stable autour de 20 %. Pour autant, si la participation des acteurs français a diminué, le taux de réussite des acteurs français reste parmi les plus élevés. En outre, les participations de la France se concentrent autour d'une ou deux régions : la région parisienne et les pôles de Grenoble et Toulouse. La situation est différente dans les autres pays avec une concentration géographique moindre. Nous allons travailler avec le gouvernement français et avec les différents acteurs à identifier les moyens de rétablir la participation française dans les programmes européens et à la déconcentrer. À mon sens, il y a une mobilisation à impulser au niveau de l'hexagone pour que la transformation numérique soit une réussite.
Mme Fabrizia Benini. - À la question de savoir quel est le modèle gagnant, le DESI nous enseigne que les acteurs sont toujours issus de divers horizons ? En effet, l'éducation, l'inclusion numérique et les compétences digitales constituent une chaîne qui commence à l'école et se termine à la retraite en passant par l'éducation primaire, secondaire, universitaire, le monde du travail, la recherche. Le plus important est de garantir une cohérence d'ensemble de ces acteurs autour d'un objectif national consistant à atteindre des résultats prédéterminés. Or, nous observons parfois une certaine difficulté à aligner les financements et les actions, soit en termes de programme, soit d'un point de vue géographique. La Finlande et les pays nordiques ont des stratégies ciblées, mises en réseaux et rendues cohérentes au niveau national. Dans cette optique, l'Union Européenne a lancé la coalition en faveur des compétences et des emplois dans le secteur du numérique qui consiste en un regroupement volontaire au sein des États membres qui s'engagent à combler les lacunes en matière de compétences à tous les niveaux, que ce soit les compétences des experts de haut niveau en TIC ou les compétences dont tous les Européens ont besoin pour vivre, travailler et participer à une économie et une société numériques. Le challenge est de faire en sorte que chacune des composantes connaisse son rôle et que l'ensemble des actions soit cohérent au plan national. Les fiches par pays du DESI vous donneront des idées précises des actions mises en place au sein des différents États.
Mme Rehana Schwinninger-Ladak. - J'ajouterai que notre approche de soutien passe également par la volonté de rassembler les divers acteurs. Nous privilégions une approche holistique qui rassemble divers acteurs qui ont chacun leur rôle à jouer pour faciliter la transition numérique.
Mme Gudrun Stock, chef d'unité Accessibilité, multilinguisme et internet sécurisé. - Vous nous aviez également soumis des questions relatives à la Directive sur l'accessibilité des sites Web et des applications mobiles du secteur public. Il me semble important de souligner, comme élément positif, qu'en France le Conseil Numérique National a adopté un rapport sur l'accessibilité numérique pour accompagner la mise en oeuvre de la Directive. La France est le seul pays à avoir formulé des recommandations, notamment en matière de lutte contre l'illectronisme en direction des personnes en situation de handicap ou des personnes âgées. Nous allons regarder avec beaucoup d'attention la façon dont le suivi de ces recommandations va être organisé.
M. Raymond Vall, rapporteur. - Je voudrais remercier nos interlocuteurs pour ces interventions qui sont importantes et nous rassurent quant à la prise de conscience européenne de l'importance d'engager la lutte contre l'illectronisme. Je suis ravi que notre modeste mission puisse déboucher sur des préconisations que nous vous ferons bien-entendu parvenir. Nous prendrons en outre en compte le problème que vous avez soulevé de concentration des acteurs autour de la région parisienne. Nous notons enfin des efforts à faire quant à la formation de techniciens informatiques d'un niveau expert. Ce sont autant d'éléments qui seront précieux pour la rédaction de notre rapport.
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Je vous remercie de votre disponibilité et de votre concours à la rédaction de notre rapport.
La téléconférence est close à 10 h 55.
Jeudi 9 juillet 2020
- Présidence de M. Jean-Marie Mizzon, président -
La téléconférence est ouverte à 11 h 30.
Échanges de vues sur les travaux en cours de la mission d'information (en téléconférence)
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Mes chers collègues, il a paru utile au rapporteur et à moi-même de vous entendre au seuil de la coupure d'été et avant le 15 septembre, pour vous présenter les conclusions définitives auxquelles nous sommes parvenus.
Le report de trois mois du début de nos travaux nous a conduits à réaliser en huit semaines (chiffres arrêtés le 15 juillet) pas moins de 31 auditions, qu'il y ait été procédé par le rapporteur ou en format ouvert à tous les membres de la mission, soit 88 personnes, sans compter la vingtaine d'interlocuteurs du déplacement de Toulouse et Labège les 2 et 3 juillet 2020, dont quatre tables rondes avec des opérateurs des sociétés du numérique, associations, universitaires et représentants d'associations d'élus.
Cette prouesse a été réalisée grâce aux visioconférences, ce qui est un minimum pour une mission d'information sur les compétences numériques. Nous avons ainsi prouvé la souplesse de l'outil, articulant les agendas locaux et les limites technologiques de l'exercice. C'est un nouveau mode de travail qui a donné à nos interlocuteurs une image plus moderne du Sénat, beaucoup nous l'ont dit. Grâce à ces modalités, je relève que l'audience de notre commission d'information a été particulièrement élevée, avec de nombreux acteurs fidèles, connectés à nos auditions.
Pour conclure nos travaux, nous avons proposé deux dernières auditions la semaine du 8 septembre, avec le Secrétaire d'État chargé du numérique et le Commissaire européen chargé de la politique industrielle du marché intérieur de France et de l'Espace, Thierry Breton.
Le rapporteur va maintenant vous proposer les premières pistes de réflexion. Puis, ceux qui le voudront pourront enrichir le débat.
M. Raymond Vall, rapporteur. - Je crois que nous pouvons jusqu'à présent être fiers, car nous avons beaucoup travaillé. Nous sommes en pleine session parlementaire. La fin de nos auditions approchant, quelles conclusions et orientations pouvons-nous proposer ? Sachant que les questions des agents de territoire, ou des infrastructures, ont déjà été abordées grâce à plusieurs travaux du Sénat. La plus-value de cette mission consiste à aborder l'illectronisme sous les angles des compétences et de l'accompagnement. Je vois cinq angles à retenir, au sein de nos auditions.
Le premier est de constater que l'inclusion numérique a été négligée par les acteurs privés. Elle a également longtemps été mise de côté par les politiques publiques. Il existait un vide.
Lors de la massification du numérique, ni Microsoft, ni Apple ne se sont intéressés à l'appropriation de leurs produits par les acheteurs. La formation des usagers ne figure pas dans leur modèle économique. Ils vendent des outils informatiques intuitifs ne nécessitant pas d'apprentissage particulier, débouchant d'ailleurs sur une norme sociale culpabilisante.
Depuis vingt ans, l'État paie la massification. En 1999, Lionel Jospin emploie pour la première fois le terme « illectronisme » mais les enseignants n'ont toujours pas l'obligation de se former au numérique. Cependant, dans le plan d'investissement dans les compétences d'avril 2018, si 10 000 formations aux métiers du numérique sont proposées, aucune ne prévoit la formation à l'accompagnement au numérique. L'inclusion au numérique doit devenir une priorité nationale transversale, trop de Français ayant la sensation que le TGV du numérique est lancé et qu'eux, restent au bord du quai.
Le second constat de la mission d'information, est la diversité des fragilités numériques.
La notion d'accessibilité possède trois composantes : la connexion ; l'équipe-ment ; la maîtrise des usages.
Les réponses doivent être diversifiées, car la fragilité numérique des publics se montre variable et évolutive dans le temps. Nous considérons que l'objectif est l'autonomie dans le numérique et pas seulement l'accompagnement. Cet objectif pose des questions de sécurité du numérique et d'autonomie des individus. Sachant que notre identité est de plus en plus numérique, nous ne pouvons pas nous contenter de tels dispositifs, bien que nous sachions que demeurera une irréductible part d'illectronisme.
En troisième conclusion, vient la nécessité d'une coalition des parties prenantes.
Nous devons regrouper toutes les parties prenantes, au prix d'un travail important. Nous avons tous constaté la multiplicité des acteurs : État, collectivités territoriales, public, privé, associations, bénévoles. En vue de mettre en place une politique plus efficace, il semble nécessaire de mettre ces outils en cohérence. La coalition viendra progressivement mais il apparaît nécessaire de l'accélérer.
Quatrièmement, la politique publique de l'inclusion numérique est une oeuvre de très long terme et de masse. Elle nécessite une forte volonté politique. Cette idée est la première déduction que nous avons faite, lorsque nous avons commencé de prendre conscience de ce fléau. Avec la numérisation de l'économie et de la société, l'apprentissage des usagers est nécessaire. Nous constatons une accélération permanente du numérique et éprouvons de la peine à faire décoller l'accompagnement des citoyens devant utiliser le numérique.
A ce stade, nous vous proposerons trois axes de proposition :
En premier lieu, une mobilisation financière d'ampleur, avec environ un milliard d'euros pour abonder un fonds de solidarité numérique, que nous proposons de créer.
En deuxième lieu, une meilleure coordination au niveau des territoires, indispensable en raison du manque de visibilité et des difficultés d'articulation entre les différentes initiatives publiques et privées. L'exemple de Labège nous a conquis, nous montrant que la démarche est possible, grâce à un travail des élus, des bénévoles et du privé. La cohérence opérationnelle doit s'opérer au niveau intercommunal et le Département doit amener les parties à se concerter. Il est possible d'en discuter.
En troisième lieu, la professionnalisation des métiers du numérique, et l'intégration systématique de l'usager de tout site public dès sa conception. Dans le privé, cet élément correspond à l'expérience client. L'usager doit se voir proposer un accès non numérique. La remarque faite par le Défenseur des Droits nous avait tous frappés et nous souhaitons pouvoir la défendre.
En quatrième lieu, la labellisation des lieux de médiation doit être plus rigoureuse. Ces lieux doivent répondre à un cahier des charges exigeant et le numérique doit systématiquement être enseigné à l'école de la République, mobilisant les enseignants en ce début de XXIe siècle dans la lutte contre l'illectronisme. Un parallèle est à faire avec la lutte contre l'illettrisme opérée par les instituteurs à la fin du XIXe siècle.
Vous venez d'entendre les premières réflexions que je vous propose, vues avec le Président. Je pense que chacun peut maintenant s'exprimer.
M. Éric Gold. - Il existe peut-être un aspect sur lequel la Commission mission n'a pas insisté dans l'accès au numérique : le coût d'une connexion informatique pour l'usager, encore plus important pour les personnes éloignées qui sont des publics économiquement et socialement fragiles et qui ne peuvent pas payer une facture tous les mois. Il faudrait des forfaits sociaux, pour ces populations. C'est un point qui me semble important.
Mme Viviane Artigalas. - Nous avons examiné cette nuit un projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière qui transpose, par amendement, une directive sur l'universalité de l'accès à internet, sans disposer d'aucun élément sur le contenu de cette directive. Notre groupe a évoqué la question du coût d'un accès internet qui doit être considéré comme un service universel. Éric Gold a raison de proposer un tarif social et d'évoquer un service universel. Lors de la ratification par le Sénat de cette ordonnance nous pourrons aborder à nouveau ce sujet.
Mme Marie-Pierre Richer. - Je suis assez étonnée des politiques publiques en faveur de l'inclusion numériques qui ne sont pas connues et, pour ces motifs, se développent pas. Je pense au pass numérique. Il faut s'interroger sur ce qui n'a pas fonctionné. Je rejoins Éric Gold : il faudrait peut-être mettre l'accent sur des forfaits plus adaptés, permettant à un plus grand nombre d'usagers d'accéder au numérique.
M. Serge Babary. - Nous avons découvert une myriade d'interventions associatives à ce sujet, intéressantes pour certains territoires. Un recensement de ces initiatives serait pertinent. En Centre-Val de Loire, j'ai par exemple découvert celle de la Mutualité sociale agricole (MSA) avec un bus numérique dans les zones rurales, pour répondre à la maîtrise des usages pour les populations sans accès aux moyens numériques. Ces initiatives devraient être étendues. Il faudrait que nous ayons connaissance des réalisations des autres territoires, par un listing.
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Nous recensons 13 millions de personnes sur le bord du chemin numérique. La France ne fonctionne pas de manière assez professionnelle. Si nous faisons travailler ensemble secteurs privé et public, il faut un chef d'orchestre. Les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), avec leurs compétences économiques, peuvent réunir ces conditions. Le Département, ayant des responsabilités sociales, peut réaliser l'interface entre le national et le local. Cependant, continuer de s'appuyer sur des appels à projets n'est pas une démarche assez puissante, d'autant qu'ils sont chronophages. De nombreux acteurs déplorent en outre de ne pas pouvoir faire de médiation, car les appels à projets ne couvrent que certaines parties du territoire.
Cette lenteur de déploiement de la médiation numérique ne permettra pas de mettre tous les territoires au diapason pour 2022. Comme l'a rappelé le rapporteur, l'administration doit envisager de lever le pied. Le cap de 2022 suppose des compétences territoriales et des moyens plus conséquents. De nombreux médiateurs du numérique se montrent talentueux, volontaires mais ne sont parfois que des bénévoles. On ne peut pas exiger d'eux de travailler à plein temps sur ces questions, au risque d'échouer.
Il faut insister sur le couple intercommunalités-départements. La région, par exemple le Grand Est, me semble trop grande pour réussir cette mission. Il s'agit d'un élément important du rapport, de savoir comment s'organiser pour réussir le pari de la mise à niveau.
Mme Marie-Pierre Richer. - Lorsque nous avions auditionné WeTechCare, ceux-ci soulignaient que la France était la seule à avoir dématérialisé l'administration à marche forcée, alors que les autres États l'envisageaient comme un canal complémentaire. Je me souviens d'une audition mettant en avant FranceConnect, alors que ce dispositif reste inconnu du grand public.
Il faut souvent basculer sur des sites payants pour des démarches administratives Il est bon de dématérialiser mais tant qu'un niveau d'inclusion numérique n'est pas atteint, ce mode doit rester complémentaire.
M. Jean-Marie Mizzon, président. - L'accompagnement humain est essentiel dans la phase de formation, de nombreuses personnes étant incapables d'utiliser l'outil sans une aide de proximité.
Mme Viviane Artigalas. - Le Défenseur des Droits l'a bien dit : la dématérialisation complète des administrations n'est possible que si personne n'est laissé au bord du chemin de l'inclusion numérique. Autrement, des citoyens vont se trouver désemparés et ce constat serait inacceptable. L'État doit mettre en place les conditions de l'inclusion numérique avant de procéder à la dématérialisation de 100 % de ses procédures, ou continuer de proposer d'autres manières d'avoir des informations et services administratifs.
Dans le cadre d'une table ronde en Outre-Mer, nous nous sommes aperçus que l'illectronisme est particulièrement important dans ces territoires. Il ne s'agit pas d'infrastructures ou de connexions, mais de maîtrise des usages et de lieux. Par exemple, pendant la crise, il a été très compliqué pour de petites entreprises, micro-entrepreneurs, d'avoir accès aux aides financières auxquelles ils avaient droit.
Nous pourrions revivre de telles crises et il est important de travailler sur ces questions. Le Gouvernement ne doit pas se désengager. Il doit procéder à la dématérialisation et en même temps à l'inclusion numérique.
M. Raymond Vall, rapporteur. - Je suis frappé par la folle histoire d'internet, à savoir la connexion d'ordinateurs conçus initialement pour des usages militaires, puis privés. Là-dessus, une industrie privée naît et nous constatons que le numérique constitue désormais un langage et un service universels. La rapidité de cette évolution est quelque peu désemparent. Vos propos sont judicieux. Devant ce retard de 13 millions de Français qu'a rappelé le Président, nous sommes un peu rassurés de voir que l'Europe commence à en prendre conscience et que des mesures d'accompagnement au numérique sont mises en place. C'est une information intéressante.
Après avoir entendu M. Olivier Sichel, directeur général adjoint de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), nous comprenons qu'il va falloir trouver des moyens financiers - et c'est mon obsession -. L'Etat ne pourra pas financer seul les politiques d'inclusion numérique. Il faut une contribution de ceux qui sont en train de bâtir des fortunes mirobolantes avec le numérique. Des amendes conséquentes ont été infligées par l'Europe à certains géants du numérique. Le montant de ces amendes pourrait être réparti à l'échelle européenne pour financer des politiques de lutte contre l'illectronisme, Ainsi, le rapport que nous rendrons devra comporter une dimension européenne car nous avons la chance d'avoir un commissaire, Thierry Breton, qui en a fait sa priorité et a par ailleurs sonné l'alarme sur la sécurité européenne du numérique.
Nous voyons les enjeux de notre mission : nous partons du terrain, cherchons un maillage pertinent. Il faut ensuite trouver comment structurer des partenariats, par exemple par l'intermédiaire de l'EPCI, avec le Département, ou la Région, bien que cette dernière ne soit peut-être pas d'une taille adaptée, j'en conviens. Ensuite, vient l'État, qui doit se préoccuper d'offrir à tous les citoyens le même accès au numérique, partout sur le territoire national, pour que ceux-ci ne se sentent pas de seconde ou troisième zone.
Les propositions formulées ne s'avéreront efficaces que si le Gouvernement en fait une priorité. Pour l'heure, nous attendons un Secrétaire d'État. Le numérique, nous n'en avons pas entendu parler dans les premières nominations et j'en suis déçu.
Je partage les compléments et remarques que vous apportez. Aujourd'hui, en écrivant les premières lignes de ce rapport et avec les échéances de septembre, nous allons découvrir les ambitions européennes en matière de relance économique, et la part du numérique dans cette ambition. Cependant, dans cette situation de transition, il reste à rédiger une espèce de charte qui, d'une part, définirait les moyens financiers précis et, d'autre part, fixerait le cadre d'intervention de l'État d'intervenir, par exemple pour définir une politique de rattrapage, ou comme le dit le Président, pour augmenter le socle des personnes ayant accès à l'outil numérique. Certes, une grande majorité de personnes maîtrise l'ouverture de l'ordinateur ou l'envoi d'un mail. Cependant, pour les autres, il faut favoriser l'intégration en tant que citoyens et en tant que salariés d'entreprises de plus en plus numérisées. Il faut prendre conscience que ces mutations engagent notre capacité à suivre cette économie mondiale et libéralisée, en ayant chacun une formation numérique performante.
Au niveau européen, nous avons un déficit de recrutements et de compétences chez les techniciens supérieurs du numérique. La France n'est pas la mieux placée pour l'innovation et la recherche. Nous constatons un grand écart, décevant. Toutefois, vous l'avez souligné, il existe énormément d'initiatives, que nous devrons recenser, afin de leur donner les moyens pour couvrir l'ensemble du territoire national avec un maillage adéquat.
Comme vu au Sicoval, une pluralité d'actions permet l'appropriation du numérique par les populations. À Labège, les citoyens présents étaient de tous âges et de toutes formations, et s'étaient appropriés des moyens donnés par les collectivités, mais avec une forte volonté humaine. Le savoir numérique est indispensable à d'autres êtres humains, et la chaîne de solidarité numérique existe et peut se développer. Nous avons partagé un grand moment de solidarité numérique alors que cet outil paraît personnel et métallique. Il y a une âme dans le numérique et nous l'avons rencontrée au Sicoval.
Mme Sophie Taillé-Polian. - Je partage nombre d'éléments donnés, notamment trouver la bonne échelle, les bons échelons et la présence de l'État. L'Éducation Nationale doit également être citée comme un outil clef, car le fait d'être jeune n'implique pas nécessairement de maîtriser automatiquement les outils numériques. Surtout, l'Europe est motrice en termes de droits et de respect des libertés individuelles. Nous devons nous baser sur les progrès en du Règlement général sur la protection des données (RGPD) établir le principe d'un droit d'accès à un service public du numérique, et rendre accessibles les choix en termes de liberté de gestion de ces données.
Pour ma part, je sais peut-être mieux remplir un dossier administratif que d'autres personnes mais toutes ces capacités numériques évoluent dans le temps. Cette adaptation ressort du service public et de l'éducation citoyenne, afin que chacun ait conscience des enjeux pour les libertés individuelles. Il faudrait inclure cette dimension dans les lieux et propositions que nous ferons, afin de ne pas verser dans l'utilitarisme.
M. Raymond Vall, rapporteur. - Il s'agit d'une remarque très judicieuse. Le volet européen de la situation doit nous interpeller. Nous sommes totalement dépendants des États-Unis. Nous avons été obligés de changer les outils de visioconférence du Sénat. L'Europe doit être autonome en matière de stockage des données et, par conséquent, des libertés personnelles. Notre mission devrait poser la question du droit européen au numérique, étant donné que le continent est un îlot, certes de 500 millions d'habitants, mais entouré par la Chine, l'Inde et les États-Unis. Si l'Union européenne ne pose pas de règles, je ne sais pas qui va le faire. Nous nous sentons colonisés par une technologie aux mains des grandes puissances, d'où une inquiétude.
Notre mission sur l'illectronisme constitue peut-être l'opportunité de tendre la main à d'autres parlements européens, pour qu'une identité européenne puisse être revendiquée, en matière de défense de nos droits et libertés, que cette technologie menace, sachant que tout citoyen devrait pouvoir accéder à cette technologie.
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Concernant le fonds de solidarité numérique que nous proposerons et qui est évalué à un milliard d'euros, il faut savoir qu'il ne s'agit pas que de dépenses nouvelles puisque, pour partie, sont intégrés les gains de productivité réalisés par l'administration ces économies étant évaluées à 450 millions d'euros par an. Le reste devrait être financé par la taxe sur les services numériques, affectation semblant naturelle au vu des chiffre d'affaire réalisé par ces grandes entreprises du numérique.
M. Raymond Vall, rapporteur. - Cette mission a démarré suite à une révolte des administrés dans les territoires, conséquemment à la suppression des services publics locaux. Nous nous apercevons que ce langage universel du numérique mérite que nous soyons concrets et puissions poser des questions qui dépassent de loin l'objectif de cette mission. Nous ne pouvons qu'être très heureux de découvrir qu'il existe une volonté d'agir et un combat quotidien de la part de nombreux citoyens. Nous ne devons pas les décourager mais les reconnaître tous et les englober dans ce combat passionnant. J'espère qu'après les dernières auditions de septembre, nous élaborerons un rapport qui sera digne de la volonté et de l'idéal que nous défendons.
Mme Martine Berthet. - Cette mission est très intéressante et tombait très à-propos. Nous l'avons constaté par les auditions, qui cristallisent des problèmes. Je suis bien d'accord avec le rapporteur concernant la dimension européenne de l'inclusion et de la formation au numérique, qui reste à construire à l'échelle du continent européen.
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Chers collègues, je mets fin à ces échanges et vous réitère mes remerciements.
La téléconférence est close à 12 h 30.