Mercredi 1er juillet 2020
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Échange de vues sur les orientations de la politique de relance
Mme Sophie Primas, présidente. - Mes chers collègues, nous avons prévu aujourd'hui un échange de vues sur la politique de relance de l'économie française. Nous avons vu ces dernières semaines publier de nombreux plans de relance qui témoignent d'une même volonté de faire face à la crise et d'orientations politiques diverses et variées. Nous avons apporté notre pierre à l'édifice avec les plans de relance sectoriels de la commission, en cherchant à faire des propositions suffisamment consensuelles pour que nous puissions les adopter à l'unisson. Il est cependant important que nous ayons un débat politique sur les différentes options à prendre. Certes, je souhaite organiser le travail de la commission de la façon la plus collégiale possible mais je n'ai aucune intention de gommer les divergences qui peuvent parfois nous séparer, je crois même qu'il est très important que nous puissions les exprimer, car si on n'a pas ces débats au Parlement, il y a fort à parier qu'ils se dérouleront ailleurs.
Pour structurer cet échange de vues, je vous propose d'organiser nos échanges autour des cinq thèmes qui vous ont été communiqués hier : le premier est la question de la relance par l'offre ou la demande ; le deuxième thème porte sur les conditionnalités à assortir, ou pas, aux aides destinées aux entreprises ; le troisième concerne les relocalisations en France et en Europe, des centres de production de biens essentiels. Quel périmètre retenir, et, surtout, comment procéder ? Le quatrième est celui du financement de la relance : par l'impôt, la dette, dans quelles proportions ? Si on réduit la charge fiscale, faut-il ajuster les dépenses publiques, et si oui lesquelles ? Le cinquième thème concerne la distribution des rôles entre l'Europe, l'État et les collectivités territoriales. Jusqu'où la relance doit-elle être une relance de l'Europe et de la décentralisation ?
M. Serge Babary. - Il s'agit là de sujets essentiels pour le redémarrage de notre économie. Faut-il, comme en Allemagne, nous atteler à faire baisser les taux de TVA, sachant que Bercy y est tout à fait opposé ? Il faut prendre en compte le fait que la situation de nos deux pays est différente, avec en Allemagne un appareil productif apte à répondre à la demande, ce qui n'est pas tout à fait le cas en France. Par ailleurs, on se souvient, chez nous, de précédentes baisses de TVA, en particulier dans la restauration, qui ne se sont pas traduites par des baisses de prix mais par des augmentations ou des reconstitutions de marge. Cela avait été reproché aux restaurateurs mais il faut convenir qu'aujourd'hui beaucoup de petites entreprises auraient besoin de renouer avec des marges bénéficiaires.
Une fois de plus, comparaison n'est pas raison et il faut avant tout souligner que nous avons, en France, à la fois un problème d'offre - avec un appareil de production très affaibli - mais aussi de demande. Nous avons proposé des baisses de TVA non pas globales - sans quoi on risque de faciliter les importations - mais ciblées sur certaines activités de services ou en élargissant la liste des produits essentiels éligibles aux taux réduits.
S'agissant de la demande, il faut sans doute distinguer, d'une part, ceux qui perçoivent des revenus modestes et ont été malmenés par la crise, en particulier quand ils ont subi un chômage partiel et, d'autre part, une partie des représentants de la classe moyenne dont les revenus ont été maintenus : tel est le cas, en particulier des fonctionnaires. On a même constaté, pour une partie de la classe moyenne aisée, un taux d'épargne historiquement très élevé. Il faut certainement trouver le moyen de faire circuler cette épargne dans l'économie et travailler à améliorer le pouvoir d'achat des personnels qui perçoivent les salaires les plus modestes alors que, comme on l'a vu, ils ont été en première ligne pendant l'épidémie : les mouvement sociaux auxquels on assiste en témoignent.
Au total, nous avons besoin d'une politique adaptée de stimulation à la fois de l'offre et de la demande en prenant garde à ce que l'augmentation de cette dernière ne bénéficie pas de manière excessive à l'achat de biens en provenance de pays tiers. Une baisse généralisée de TVA risque également de déstabiliser notre commerce extérieur.
M. Franck Menonville. - Le confinement a généré simultanément une crise de l'offre et de la demande. La priorité consiste aujourd'hui à envoyer des signes positifs de confiance dans l'économie, ce à quoi se sont attelés les collectifs budgétaires successifs. C'est particulièrement nécessaire en matière d'offre car notre appareil a été très affaibli par un arrêt plus brutal que chez la plupart de nos voisins européens et on constate qu'il a plus de difficultés que les autres à redémarrer.
Une politique de gains de pouvoir d'achat pour les salaires les plus modestes est également nécessaire, mais reconnaissons que notre pays dispose d'amortisseurs sociaux plus puissants qu'ailleurs et qui ont été largement mobilisés. Il faut donc cibler les aides sur les cas les plus difficiles, en particulier les situations de chômage partiel ayant frappé les salariés disposant des revenus les plus modestes.
Nous devons également voir comment, de manière incitative, remobiliser l'épargne de nos concitoyens, dont le montant se chiffre entre 50 et 70 milliards d'euros, et la réinjecter dans l'économie.
En conclusion je réaffirme la nécessité de combattre la crise de confiance en donnant des signes de confiance et de stabilité aux entreprises et aux consommateurs.
M. Fabien Gay. - Je me félicite de ce débat et j'estime que nous devrions multiplier de telles occasions car il est frustrant lorsque nous interrogeons les ministres de devoir nous limiter à deux minutes et à une question.
Faut-il une politique de l'offre ou de la demande ? Je réponds les deux. Je réaffirme que les mesures prises par le Gouvernement en matière de prêts garantis, de fonds de solidarité et de chômage partiel sont, en dépit de certains « trous dans la raquette » satisfaisantes et nous y avons travaillé collectivement. Je signale cependant que beaucoup de petites entreprises n'ont pas pu obtenir le montant de prêt garantis par l'État : je prends l'exemple d'un restaurateur de mon quartier à qui on a proposé un montant de prêt de 7000 euros, bien loin de ses besoins et de sa demande ; il l'a donc refusé. De nombreuses entreprises sont dans le même cas ; le Gouvernement affiche un taux de satisfaction de 90 % des demandes de prêts : peut-être, mais ce chiffre ne prend pas en compte les montants espérés. Il faut interpeller le Gouvernement, lors du prochain collectif budgétaire, sur cette réalité.
S'agissant du fonds de solidarité, nous avons co-signé un rapport qui évoque la date butoir du 31 décembre mais il faudra aller au-delà pour certains secteurs et en particulier pour le monde de l'événementiel et même l'industrie. Celle-ci va tourner à 60 % ; or elle est, avec la justice sociale, une composante essentielle de la transition écologique. On chiffre le montant total des soutiens à 487 milliards d'euros mais 300 milliards correspondent à des prêts remboursables. Lorsque les entreprises vont être confrontés au mur de la dette, soit elles vont faire faillite et l'État devra assumer 100 ou 150 milliards de prêts garantis impayés, soit nous transformons ces prêts en capitaux : je suis favorable à cette dernière solution.
J'ajoute que les mesures en faveur de la demande sont dramatiquement insuffisantes - 850 euros pour les familles en difficulté c'est « peanuts ». Dans les départements très populaires comme le mien, comme dans les départements ruraux ou ultramarins, la misère que nous avons vue se développer va encore s'aggraver. Nous ne parviendrons pas à une relance de l'économie sans augmenter les salaires - surtout les plus faibles. Les caissières, qui ont été en première ligne pendant l'épidémie, gagnent en moyenne 850 euros par mois pour 25 heures par semaine ; on se trompe si on croit pouvoir relancer la machine économique avec des millions de salariés au SMIC. La question du partage de la valeur ajoutée est donc posée : au cours des dix dernières années l'augmentation a été de 12 % pour les salaires et 70 % pour les revenus d'actionnaires : telle est la réalité. La seconde question fondamentale est celle du temps de travail : le président Retailleau a proposé 37 heures mais, au risque de vous choquer, j'affirme qu'il faut le réduire à 32 heures. Si on admet qu'il n'y a pas assez d'emplois pour tout le monde, la question du partage du temps de travail doit être posée. Le progrès humain a toujours consisté à diminuer la durée du travail en partageant celui-ci. Lorsqu'on constate que l'industrie va fonctionner à 60 % il est paradoxal de préconiser une augmentation de la durée du travail jusqu'à 39 heures car cela entraînera des licenciements. D'autres pays qui, certes, connaissent des réalités différentes de la nôtre, comme la Nouvelle-Zélande, se posent la question de la semaine de quatre jours et la Convention Citoyenne a également débattu d'une évolution vers les 28 heures. Tout cela mérite d'être approfondi car la dernière fois que nous avons créé 500 000 emplois dans ce pays c'était au moment de la réforme des 35 heures.
M. Pierre Louault. - Je serai beaucoup plus bref. Il faut d'abord tout faire pour que l'offre française réponde à la demande nationale, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Notre outil industriel a encore du mal à repartir sans doute parce qu'on a voulu stopper l'économie française beaucoup plus que dans d'autres pays. Je prends l'exemple typique du secteur du bâtiment avec des entreprises prêtes à repartir mais qui ne trouvent pas les fournitures nécessaires. Le redémarrage est donc la priorité absolue et il faut pour cela un plan et des financements pour adapter notre outil industriel aux besoins des consommateurs de notre pays. On a redécouvert que beaucoup de produits sont importés, ce qui n'est pas le cas du secteur agricole qui a parfaitement répondu aux attentes des ménages pendant la crise et tourné à plein régime sans coûts supplémentaires pour le contribuable. Il faut donc que notre économie s'adapte aux besoins.
Par ailleurs, je suis réservé sur les baisses de TVA et l'augmentation illimitée des aides car il va falloir régler la facture à un moment ou à un autre. Nos propositions ciblées sont bien adaptées. Par exemple, le chômage partiel doit être maintenu là où il est indispensable, comme dans l'hôtellerie à Paris, mais il faut utiliser cet outil à bon escient et encourager les entreprises à redémarrer.
M. Joël Labbé. - Je me félicite également de ce débat politique. En même temps que la relance, c'est aussi le moment de la nécessaire transition écologique. S'agissant de la demande, il faut surtout venir en aide à une partie de la population qui souffre, faute de moyens, et cela ne va pas s'arranger dans les prochains mois. S'agissant de la relance par la consommation, il faut d'abord que les ménages puissent consommer, mais la question fondamentale est de savoir s'ils doivent consommer comme avant et ma réponse est non.
Mme Sophie Primas, présidente. - C'est tout de même leur liberté ...
M. Joël Labbé. - Cela soulève toute la question des choix politiques : on a aujourd'hui dépassé le débat sur la surconsommation par rapport aux besoins vitaux qui met en péril le climat et la planète. Il faut aussi se poser la question du partage du travail qui n'est pas simple. La problématique du revenu universel d'activité doit également être débattue conformément au droit de vivre dans la dignité. La réflexion sur la sécurité sociale alimentaire est en train d'avancer dans certains cercles. Le constat actuel est que certains ménages, faute de moyens, se tournent vers les produits bas de gamme et il s'agit de permettre à ces personnes en difficulté de se tourner vers les produits vertueux. Je suis convaincu que le moment est venu de transformer les habitudes alimentaires sans quoi, en poursuivant les tendances du passé, on ira dans le mur.
M. Laurent Duplomb. - La première question à se poser consiste à savoir si dans notre société, le travail reste une valeur ou n'en est plus une. Si nous sommes d'accord que le travail est un élément qui permet à chacun d'avoir sa place dans la société, d'être reconnu, d'être en capacité d'emprunter ou d'acheter tel ou tel bien de consommation, de s'émanciper, nous avons déjà une partie de la réponse.
Je ne suis pas sûr que tout le monde partage cette vision. Aujourd'hui, il y a une progression importante du nombre de personnes qui peuvent penser, au vu des milliards que nous dépensons, que le travail n'est plus une obligation dans la vie de tous les jours et qu'on pourrait vivre dans une société où le travail ne serait qu'accessoire.
Toutefois je m'inscris un peu en faux par rapport à ce qui a vient d'être dit sur la question du partage du travail.
J'ai une activité professionnelle depuis 25 ans et suis élu, et pourtant j'ai toujours plus multiplié le travail que je ne l'ai divisé. Je pense qu'au contraire la valeur travail se multiplie plus qu'elle ne se divise.
Deuxièmement, l'idée consistant à diviser le travail postule qu'il n'y a a pas assez de travail pour tout le monde. Or, prenons l'exemple de la plateforme créée pendant la crise du Covid pour l'emploi de saisonniers agricoles, pour pallier le manque de saisonniers étrangers. Je rappelle que cette plateforme a recueilli 300 000 inscriptions de Français qui voulaient participer à cet effort national. Ces 300 000 inscriptions se sont traduites dans les faits par la signature de 15 000 contrats, alors que le besoin de saisonniers agricoles à ce moment-là était de plus de 150 000. Sur ces 15 000 contrats, une personne sur quatre, c'est-à-dire 4 000 sur 300 000 ont résisté à ce travail au bout de quatre jours.
La question n'est donc pas de savoir si le travail se divise, la question est à mon sens, de savoir si les gens veulent continuer à travailler.
M. Jean-Claude Tissot. - Je souhaite attirer l'attention sur le point suivant : de quelle manière accompagner les efforts que les entreprises ont consentis durant la crise ?
La semaine dernière, j'étais dans une entreprise sur mon territoire où tout le personnel (70 personnes volontaires) a été mobilisé pour la fabrication de masques, pour participer à l'effort national. Ils ont produit des millions de masques, et aujourd'hui ils n'ont pas de commande de l'État. Des investissements ont été consentis, la production a été modifiée et cette entreprise n'a aucune réponse de l'État à ce sujet. Il me semble qu'il faut tenir compte de cette expérience et poser la question de l'accompagnement des entreprises, qui rejoint la souveraineté industrielle, la décarbonation, l'environnement. Dans cet exemple, un masque qui coûte un euro a un agrément pour cinquante lavages. Il est bien moins cher que n'importe quel masque jetable qui arrive de Taïwan. Il me semble qu'il y a dans notre pays d'autres exemples de ce type.
Pour réagir aux propos de notre collègue Laurent Duplomb, cette situation était courue d'avance. Nous savons que le travail agricole est difficile, et surtout que cette initiative sous-estimait le travail proposé. Dire que le travail de la terre est à la portée du premier venu est faux : c'est un vrai métier. Dès le début j'ai eu l'occasion de dire au ministre de l'agriculture que cette plateforme était un leurre. Une communication importante a été faite autour de cela, or on savait que cela n'aboutirait pas. De qui se moque-t-on ?
Mme Sophie Primas, présidente. - C'est de la bonne conscience...
M. Jean-Claude Tissot. - Ce n'est même pas de la bonne conscience, c'est se moquer des gens de bonne foi qui se proposaient. J'ai rencontré quelques-unes de ces personnes qui sont venues travailler. Elles n'avaient pas imaginé toute l'infrastructure autour de ce travail, les problématiques de restauration etc. Nous ne sommes plus dans les années soixante.
Mme Sophie Primas, présidente. - On nous a expliqué qu'on était en guerre. Durant les guerres précédentes, les femmes qui n'étaient ni formées ni habituées sont allées travailler dans les usines. Quand on est en guerre et qu'on a besoin de travailler, on consent à une certaine pénibilité.
M. Daniel Gremillet. - Je pense que nous devons regarder avec une certaine lucidité le parallèle entre la mise en place des 35 heures, l'évolution de l'emploi dans l'industrie au fil des années et le rythme auquel la France a perdu ses capacités industrielles.
Il y a des réalités qu'il faut regarder avec lucidité et objectivité quelles que soient nos sensibilités politiques, des chiffres brutaux qui ont eu des conséquences sur nos territoires et la richesse de notre pays.
Nous sommes le 1er juillet et nous n'avons encore rien vu. Le plus dur est à venir et cela est méconnu. Je regrette dans les médias un décalage entre la réalité et l'image donnée aux Français. On a parlé de guerre, et le message actuel est « partez en vacances, il ne se passe rien ». Même s'il faut relancer le tourisme - et mon propos n'est pas là - il faut regarder avec lucidité les conséquences en termes d'emplois et la situation dramatique à laquelle sont confrontées les entreprises. Le plus dur va arriver, et il ne faut pas, en France, laisser croire au Père-Noël. La France a besoin de regagner en capacité de production industrielle. On ne retrouvera de l'emploi que si nous sommes capables de refixer dans nos territoires des capacités de production, quels que soient les secteurs. Nous avons déjà évoqué l'agriculture, je prendrai l'exemple du transport : le nombre de chauffeurs diminue sur notre territoire à cause d'un problème de compétitivité ou de réglementation. Il y a aujourd'hui une place pour une définition d'une politique économique plus cohérente au niveau européen. Nous ne pouvons pas être, dans l'Europe, le pays où l'on travaille le moins, où on part le plus tôt à la retraite. Je souhaite que nous puissions conserver notre système de protection sociale que le monde nous envie, mais cela ne pourra se faire d'un claquement de doigts.
Sur le dossier « alimentaire », on a toujours dit « la montée en gamme, c'est tromper les gens », mais je ne pensais pas avoir tant raison, et j'aurais préféré avoir tort. Car le défi alimentaire de 80 % des Français ne sera pas la montée en gamme mais la capacité à se nourrir. La France sera-t-elle capable de fournir des produits alimentaires au prix acceptable pour ces familles ? Si la France n'est pas capable de le faire, il faudra compter sur des produits importés, sujets à une réglementation plus souple, qui vont remplir les assiettes et appauvrir encore nos territoires.
Quand il y a une crise, on ne fait pas la révolution. Il faut retrousser ses manches et trouver des solutions. Le rendez-vous économique est là, pour les entreprises et les collectivités. Les régions, en particulier, vont être confrontées à l'impossibilité de se voir rembourser les prêts consentis à certains artisans et petits entrepreneurs. Regardons avec lucidité ce qui se passe aujourd'hui.
M. Henri Cabanel. - Notre économie doit-elle continuer à reposer exclusivement sur la consommation ? Il me semble qu'on peut réfléchir à d'autres économies qu'exclusivement basées sur la consommation.
Je ne sais pas s'il faut un compromis entre l'offre et la demande. Il faudra définir des conditionnalités pour ne pas reproduire les erreurs du passé notamment les aides aux entreprises, où le retour n'a pas été à la hauteur de nos espérances.
Concernant la relance, il me semble important de redonner du pouvoir d'achat à une certaine catégorie de citoyens. Mais il faut aussi redonner de la valeur au travail avec un partage de la valeur qui n'existe pas aujourd'hui.
Par exemple en viticulture, les travaux sont très pénibles et ne sont pas payés à leur juste valeur. Les employeurs le regrettent. S'ils pouvaient mieux rémunérer leurs salariés, ils le feraient. Cette situation est à mettre en regard de celle des bénéficiaires d'avantages sociaux qui ne travaillent pas. Il faudra donc réfléchir aussi à l'économie souterraine dont on parle peu.
Il y a un décalage entre les salaires trop bas des salariés agricoles et les prix des produits proposés aux consommateurs, il y a un vrai problème de partage de la valeur et du pouvoir d'achat. Nous devons mener une réflexion de fond. Il n'est pas normal qu'un litre de vin soit acheté 90 centimes et vendu 22 euros au consommateur. C'est la réalité. S'il était payé 1,20 ou 1,30 euros, les salariés pourraient être mieux rémunérés.
Mme Anne-Catherine Loisier. - L'offre et la demande ne peuvent fonctionner l'une sans l'autre. J'ai le sentiment que la France est en apnée, elle doit savoir vite remonter. Certes, la situation est négative mais nous avons connu dans notre histoire des moments aussi compliqués. Dans notre cas, l'appareil de production est présent, il peut redémarrer dans une orientation sur les enjeux de climat, compétitivité, digitalisation ; les ménages ont épargné plus de 100 milliards d'euros durant cette période. Le carburant pour la relance est là.
En revanche, il manque de la confiance et de la visibilité, cela a été beaucoup dit par les acteurs économiques.
La confiance ne se décrète pas. Elle dépend de décisions qui doivent mobiliser, rassembler, donner de la visibilité aux entreprises. Tous les travaux que nous avons pu mener sur la simplification visant à encourager les initiatives dans les entreprises et les territoires doivent être poursuivis et renforcés. La capacité de rebond est là.
Il manque également un sentiment de justice. En cela, les propositions de meilleure répartition et redistribution sont essentielles, on l'a vu dans les débats de société. Tous ces débats alimentent les tensions et l'inquiétude. Politiquement, nous avons un vrai travail à faire pour redonner les éléments de confiance. Les jeunes générations témoignent d'une vraie volonté de retrouver des repères et de reconstruire un monde nouveau.
Nous devons donc être vigilants et éviter de tenir un discours trop catastrophiste. Ce n'est pas ainsi que nous remobiliserons l'ensemble de nos acteurs dans les entreprises et sur les territoires.
Mme Anne-Marie Bertrand. - Je souhaite rebondir sur la production agricole et le retour aux saisonniers. La production est là, mais nous manquons de personnel. Actuellement, il faudrait diminuer la production faute de saisonniers. L'autre solution est le recours à des sociétés espagnoles qui donnent une mauvaise image des agriculteurs, étant donné les conditions dans lesquelles les saisonniers sont logés etc.
Je partage le constat de Laurent Duplomb au sujet de la plateforme de recrutement de saisonniers. Certains agriculteurs m'ont signalé avoir recruté via cette plateforme des salariés qui n'ont pas poursuivi au-delà d'une heure de travail dans les serres. Les étudiants ne peuvent travailler en hauteur dans les arbres fruitiers. Si l'on veut continuer, il faut donc moins de contraintes et un statut européen pour les saisonniers, qui soit le même pour tous. Pourquoi faudrait-il chercher des entreprises espagnoles pour avoir du personnel ?
Les entreprises espagnoles recrutent des travailleurs maliens qui ne peuvent rester plus de trois mois et repartent lorsqu'ils sont formés. Il n'y a donc pas de solution actuellement pour cela.
M. Alain Duran. - Notre collègue Laurent Duplomb a évoqué des chiffres de la plateforme d'emploi des saisonniers agricoles, en précisant que 4000 d'entre eux ont « résisté ». Le terme « résisté » me plaît moins : le travail agricole est un vrai métier, et la vraie question est celle de la formation qui est problématique dans notre pays.
En aéronautique dans le bassin toulousain, quand Airbus s'est développé, il a créé son école. Cela pose question au sujet des formations assurées par l'Éducation nationale et les chambres consulaires. Le second problème est celui de la rémunération. S'il y avait eu une meilleure rémunération, peut-être les saisonniers auraient-ils mieux « résisté ».
Je partage le point de vue de Daniel Gremillet : il faut veiller à garantir des produits abordables pour nos concitoyens car la crise fera des dégâts collatéraux sur le pouvoir d'achat. Une des idées avancées lors de nos tables rondes est celle de la TVA verte kilométrique destinée à taxer les produits qui viennent de loin, car on sait très bien qu'on ne peut pas lutter sur le prix de la main-d'oeuvre dans ces pays éloignés de nos frontières. C'est peut-être quelque chose à garder pour garantir des prix abordables.
Enfin, nous n'avons pas reparlé de la table-ronde avec Arnaud Montebourg sur la commande publique : il évoquait que la commande publique était inefficace car trop dispersée. Arnaud Montebourg avait cité 132 000 acteurs publics sur le territoire quand la demande en compte 3000. Il y aurait là aussi sans doute quelque chose à creuser pour relancer cette économie.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci beaucoup. Si je peux me permettre de réagir, il y a des thèmes politiques forts qui ont été pointés dans cette première partie. On a des questionnements politiques sur le temps de travail et sur la façon dont on doit envisager le travail aujourd'hui. Certains pensent au partage. D'autres pensent que le travail foisonne. Plus on travaille, plus on crée du travail, de l'activité. Il y a là une différence politique qui me semble intéressante à creuser. Il y a le point du soutien aux petits salaires. On est globalement d'accord pour dire que les niveaux de rémunération sont trop faibles en France. Je fais partie de ceux qui pensent que plus on aide les petits salaires, plus on laisse les gens dans les petits salaires. C'est par exemple la problématique de l'industrie aujourd'hui. Il n'y a pas de cadres moyens formés, il n'y a pas d'intermédiaires entre les ingénieurs et les bas salaires. Et plus on favorise les bas salaires sans revaloriser les autres, plus on laisse les gens dans les bas salaires. Il y a donc la question de savoir comment on revalorise le travail aujourd'hui et comment on ne crée pas de pièges. On est tous tombés dedans, à droite, à gauche, aux extrêmes. Il y a une réflexion à mener là-dessus. Il faut aussi réfléchir au moyen de faire sortir l'épargne. Et si on la fait sortir, est-ce qu'on la fait sortir vers la consommation ou vers l'investissement ? Il me semble qu'il y a une question sur le sens du travail, sur la place du travail dans nos vies. Peut-être que dans les dernières années, il y a eu une distanciation entre le travail et le sens de la vie et peut-être que les crises servent aussi à repositionner le travail dans nos valeurs. C'est une question qui au moins peut être posée. Je vous propose qu'on aborde le deuxième thème qui porte sur les conditionnalités assorties ou pas aux aides des entreprises. C'est un vaste sujet sur lequel les uns et les autres on a eu des expériences pas toujours positives. Je vous laisse la parole là-dessus.
Mme Élisabeth Lamure. - Merci Madame la Présidente. Je voudrais juste revenir un petit instant sur le débat précédent qui était très intéressant sur le thème du travail. On voit bien qu'on est dans un débat idéologique. Je plains la personne qui envisage sa vie sans avoir à travailler parce que le travail dans la vie nous porte, nous permet d'avancer. Une vie sans travail, je ne l'envisage même pas. En revanche, comme vous l'avez dit, Madame la Présidente, se pose la question de la rémunération et quand on parle de salaire et d'augmentation de salaire, il me semble qu'on devrait davantage regarder le coût de la vie. Ce n'est pas tant la question du montant du salaire mensuel que des dépenses captives qui font que le pouvoir d'achat est très réduit. Pour moi, se pose la question du coût du logement. Le logement a pris une place dans un budget familial tellement importante au cours de ces dernières décennies. Pourquoi ne va-t-on pas plus vite dans ce domaine-là pour essayer de diminuer le coût du logement en multipliant les constructions de logement ? Je pense que c'est un vrai sujet. On s'en est emparé les uns les autres au fil des années mais je trouve que cela n'avance pas. On n'a pas assez de logements en France et le logement est beaucoup trop cher. Si on regarde à la sortie de la guerre ce que représentaient le logement et les dépenses d'alimentation dans le budget d'un ménage, cela s'est inversé. Je trouve qu'on devrait davantage travailler sur ce sujet. Sur le thème de la conditionnalité des aides publiques aux entreprises, je voudrais qu'on fasse la différence entre les grandes et les petites entreprises. Pour les grandes entreprises, les grands groupes qui bénéficient de beaucoup d'aides - et ça se chiffre de manière extrêmement importante - il faut évidemment des conditions, essentiellement le maintien de l'emploi et le maintien sur le sol national. En revanche, pour les petites entreprises, si on leur met des conditions importantes, elles n'en bénéficieront pas parce qu'on va leur demander de remplir des dossiers compliqués, des justificatifs... C'est la raison pour laquelle pour les aides du fonds de solidarité des entreprises de moins de 20 salariés, il n'y avait pratiquement pas de conditions. Je trouve cela très bien. Cela a permis d'aider des milliers de commerces qu'il fallait sauver. En revanche, pour les grandes entreprises, il y a un vrai débat. Oui, il faut conditionner l'aide sinon c'est à fonds perdu, et jusqu'à quand ce fonds perdu va-t-il durer ? Parce que le fonds perdu, c'est l'argent du contribuable, c'est l'argent de l'État qui est plutôt mal en point. Il y a pour moi évidemment des conditions.
M. Franck Montaugé. - Madame la Présidente, lors de l'intervention précédente, je disais qu'il fallait envoyer des messages positifs et ces conditions font partie du message positif. Il faut effectivement conditionner un certain nombre d'aides publiques, d'aides des collectivités, à des garanties en matière d'emploi en laissant de la souplesse parce que les entreprises doivent aussi pouvoir s'adapter, en matière de localisation de la production et de localisation des développements technologiques. Je ferai un parallèle avec le crédit d'impôt recherche qui est mobilisé - nous avons travaillé sur le sujet avec Valérie Létard lorsque nous avions réalisé notre mission sur la sidérurgie, notamment en Lorraine sur le centre de recherche d'Arcelor. Je crois qu'aujourd'hui il faut qu'on renforce les garanties de ces crédits d'impôt et de ces aides, pour qu'ils contribuent au développement technologique sur les territoires qui les accompagnent fiscalement ou financièrement. Dans le prolongement, une autre conditionnalité est liée au temps partiel et au chômage partiel. Il y a une vision pas très réaliste de la situation qui peut très rapidement nous conduire à une catastrophe financière et économique. Il faut que l'économie reparte, il faut que les entreprises redémarrent et il faut conditionner l'activité partielle, le chômage partiel à un volet fort de formation pour accompagner les mutations. Je crois qu'il n'est pas bon de faire perdurer le chômage partiel sans condition d'activité de formation ou autre, dans les jours, semaines et mois à venir. Il faut que ce soit un levier de préparation, d'anticipation et de mutation. Quelqu'un évoquait des communications hasardeuses. Quand le Président dit : « quoi qu'il en coûte », je pense que c'est un très mauvais message - en tout cas je l'analyse comme tel - parce que tout coûte et il faut toujours finir par payer. Chaque acte politique et chaque décision a des conséquences.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Je voulais revenir sur le travail, Madame la Présidente. Derrière votre questionnement, il y a aussi la question de la définition du travail. Est-ce qu'une mère au foyer qui décide de se consacrer à l'éducation de ses enfants, ne fournit pas aussi un travail qui doit être reconnu si c'est son choix temporairement ? Est-ce que toute l'offre qui existe dans le monde associatif ne doit pas entrer dans une définition du travail ? Je pense qu'il faut qu'on revoie ce qu'on entend par le mot travail, trouver une nouvelle définition du travail et lui donner un nouveau sens parce qu'il n'est plus ce qu'il était hier - et cela changera encore beaucoup dans les années à venir. Sur les aspects de conditionnalité, je pense que la stratégie qui a été celle du fonds de solidarité a été celle d'un fonds de résistance, donc on aidait les petits comme les gros parce qu'il fallait résister dans un contexte extrêmement difficile. Aujourd'hui si on aborde le thème de la conditionnalité au regard de la relance, il est évident que ce package de conditionnalités doit être vu comme une opportunité et non comme un parcours d'obstacles. Je pense qu'il y a un véritable enjeu de simplification de nos dispositifs aujourd'hui pour que nos entreprises abordent ces aides et les conditions qui pourraient y être attachées comme une opportunité pour ajuster notre économie aux enjeux de l'avenir. Nous avons des efforts colossaux à faire en termes de numérisation, d'écologie, de formation des collaborateurs parce que demain les ressources devront être adaptables. Il y a donc de la conditionnalité, et pour tout le monde. Il faut que l'ensemble du tissu économique, grosses comme petites entreprises françaises, avance dans l'innovation, dans la compétitivité, dans l'adaptation, dans l'économie qui est aujourd'hui devant nous.
M. Fabien Gay. -Je souhaite compléter mon propos. J'ai beaucoup de points communs avec Joël Labbé mais pas là-dessus. Je suis contre le revenu minimum, le revenu universel. C'est déconnecter le salaire du travail. À partir de là, ça signifie que le salaire, c'est le travail. Ensuite, la question est la répartition de nos richesses produites entre le capital et le travail. À partir du moment où vous déconnectez le salaire et le travail, c'en est fini. Je sais que c'est un débat à gauche, je suis minoritaire mais je plais à la droite quand je dis ça. Mais c'est extrêmement dangereux. Je ne crois pas à la fin du travail. Oui à des profondes modifications du travail. Et c'est pour cela que le travail, la robotisation, doivent nous conduire à un partage du temps de travail. Et à un autre partage de la valeur. Sur les conditionnalités, je serai bref. J'ai pris l'Humanité du jour - d'ailleurs il faut soutenir la presse nationale. 7 500 salariés à Air France probablement liquidés et un long papier sur la casse sociale chez Renault mais aussi chez les sous-traitants. J'entends ce que dit Madame Lamure mais il me semble qu'il faut légiférer. On a partagé le même papier, Madame la Présidente, sur Sanofi. Il faut qu'on arrête de s'indigner. Le Président annonce 200 millions d'aides pour relocaliser et dans le même temps, dans le même mouvement, 1000 salariés liquidés. Air France, 7500 salariés liquidés, 7 milliards de PGE. Certes ce n'est pas une aide directe. Enfin, on peut être certain qu'en tant qu'actionnaire, nous ne reverrons pas les 3 milliards d'aides directes. Il faut arrêter car nous n'avons pas appris de nos erreurs. Le CICE, c'est le plus grand hold-up fiscal fait par le gouvernement socialiste, prolongé par Emmanuel Macron. Soit on continue à s'indigner, soit on légifère. Je pense que pour les grands groupes, il faut légiférer. Il faut conditionner les aides à des critères d'emploi, de formation, de rémunération, d'investissement et à des critères environnementaux sinon ce n'est pas possible. Je prends un dernier exemple. À la Roche-sur-Yon, ils ont des dizaines de millions d'euros de CICE. Ils ont acheté 8 machines. Il y en a 6 qui n'ont jamais vu la Roche-sur-Yon, elles sont parties en Roumanie et en Espagne. Est-ce qu'on trouve ça normal ? Au bout d'un moment, il faut légiférer. L'argent public ne doit pas servir à délocaliser ou alors, on rembourse. Est-ce qu'on légifère ensemble ? Nous avons posé un certain nombre d'amendements - Madame la Présidente m'avait dit qu'elle voulait qu'on ait ce débat - sur l'interdiction des licenciements. Je suis pour l'interdiction des licenciements boursiers dans la période. Si on donne de l'argent public, on ne peut pas licencier, on ne peut pas liquider. Nokia, Sanofi et ça va continuer. Je dis arrêtons de nous indigner et légiférons si on est tous d'accord.
Mme Cécile Cukierman. - Peut-être sera-ce dans la continuité, sans surprise. Parce que je crois à la responsabilité sociale et territoriale des entreprises et ce quelle que soit leur taille, parce qu'elles font partie des acteurs incontournables tant dans la production de richesse nécessaire à un territoire, à un pays, qu'à la création d'emplois, à la création de ressources, la question n'est pas simplement de les laisser faire, de les laisser aller mais bien de pouvoir avoir une action publique à leurs côtés, souvent partenariale. On a beaucoup parlé de la question de la conditionnalité des aides. Je ne sais pas si c'est une conditionnalité des aides, une contractualisation des aides - chacun peut utiliser le vocable qu'il veut - mais on ne peut pas laisser le secteur privé se débrouiller tout seul parce que tout ce qui se passe dans le secteur privé a des incidences sur l'ensemble de la société. Et donc cette césure entre les deux secteurs est un petit peu idéaliste, très théorique mais dans la réalité, nous avons tous dans nos territoires des exemples de transferts de richesse, d'emplois, de formation. Le souci que l'on a - et c'était le débat soulevé par Madame Lamure - est la diversité du monde économique, dans la structure des entreprises, dans leur réalité, dans leurs implications les unes dans les autres. Il y a peut-être besoin de sectoriser et d'accepter qu'il y ait des aides différentes. On ne peut pas se satisfaire aujourd'hui d'avoir de très grandes entreprises, - et c'est vrai sur tout le territoire national - qui ont bénéficié d'aides en tous genres depuis maintenant plusieurs quinquennats - sans vouloir mettre tout le monde dans le même sac - et qui ont aujourd'hui un comportement inacceptable. Je ferai un parallèle qui peut être délicat et qui peut choquer ici mais c'est un peu comme en politique. Quand quelques uns se comportent mal et cherchent à contourner la loi, c'est l'ensemble des élus dans toute leur diversité qui « trinquent » et qui deviennent suspects. On a là aussi besoin, dans le monde économique, de prendre les choses à la racine, de s'interroger sur l'utilité et le bénéfice d'un certain nombre d'aides aux grands groupes pour qui bien souvent, ce sont des aides à fonds perdus, y compris avec des acteurs qui ne jouent pas le jeu. Peut-être faut-il regarder plus précisément ce qu'on peut apporter en aides au tissu TPE-PME. J'ai un certain nombre de retours d'entreprises qui ont pu bénéficier des premières aides mais ce n'est pas suffisant. Pour les aides indirectes, on a déplacé le tas de sable et on sait très bien qu'à partir de l'automne nous aurons dans nos territoires des entreprises qui auront de très grandes difficultés. Je crois que nous avons aussi à réfléchir à la question de la sous-traitance. Évidemment la question n'est pas que la puissance publique organise l'ensemble de la sous-traitance au sein d'une filière, mais quand on parle de conditionnalité des aides, de contractualisation des aides, on aurait besoin de faire beaucoup plus ambitieux, beaucoup plus exigeant et parfois beaucoup plus contraignant. Là aussi, avec la crise sanitaire et la crise économique et sociale qui s'en suit, beaucoup d'entreprises de la sous-traitance sont aujourd'hui en très grande difficulté, encore plus que précédemment parce que soumises aux aléas de commande, aux aléas de fermeture, voire de délocalisation. Il faut redonner cette valeur travail à chacune et à chacun. Je crois que la valeur travail ne se décrète pas. Elle est un combat de tous les instants, dans l'éducation notamment mais le temps me manquerait pour en dire plus. Il faut redonner un sens au travail, l'envie et après on rediscutera de la question l'échelle des salaires.
M. Daniel Gremillet. - Je vais être très bref. Je partage complètement le propos de Madame Lamure. J'irai peut-être même plus loin parce que parfois, il faut simplifier. On est allé trop loin. Quand on parle de conditionnalité, je crois que dans certains domaines, c'est parfois déjà tellement complexe qu'on aurait besoin d'enlever des couches d'administratif pour que les chefs d'entreprise soient plus dans la réalité du quotidien - ils le sont, mais parfois la complexité des dossiers fait qu'ils ne demandent pas les aides. J'aurais une autre remarque à faire. Je partage complètement le propos de Fabien Gay sur le fait qu'un investissement, lorsqu'il est initié par un territoire, y compris en termes de recherche, doit ensuite pouvoir se dérouler sur l'Hexagone. C'est tout-à-fait normal. Il est tout-à-fait anormal que des crédits, des accompagnements du contribuable de notre pays - qu'il soit État, département, région - puissent bénéficier à une entreprise et ensuite quitter notre pays. Je pense que dans beaucoup de cas, les collectivités le font. Dans le Grand-Est, ça fait partie des conditions. Enfin, il faut peut-être distinguer les entreprises qui sont complètement sur le territoire, même si elles ont une certaine dimension en termes de taille, des entreprises qui font des choix de production qui sont plus à l'international, qui font le choix de là où ça les arrange. Nous avons intérêt à encourager les investissements, y compris des grandes entreprises, dans notre pays et à garder des chaînes de décision dans notre pays.
M. Joël Labbé. - Je suis d'accord avec ce qu'a dit Madame Lamure sur la valeur travail et sur le lien entre le travail et le salaire. La question du revenu universel se pose quand on n'a pas de travail pour tout le monde. Il pourrait y avoir du travail pour tout le monde. Quand on ne s'en donne pas les moyens, il n'est pas normal qu'il y ait des gens qui ne puissent pas vivre décemment sans travailler parce qu'on ne leur offre pas le travail. Il y a eu des expériences d'application du revenu universel. On a dit qu'il y aurait des profiteurs, ça existe, mais c'est une infime minorité parce que tout le monde aspire à travailler. Sans travail, quel est le sens de la vie ? Il faut défendre la valeur travail évidemment. En revanche, le travail ne manquera pas dans le champ social, en particulier dans l'accompagnement des personnes âgées. C'est une montagne de travail et de moyens publics. Je fais partie de ceux qui estiment que la puissance publique doit ponctionner l'argent pour le redistribuer et entretenir véritablement des services publics performants. Cela fait l'actualité dans le domaine de la santé et dans le domaine de l'éducation. Je partage aussi ce que dit Madame Lamure sur la question de la conditionnalité des aides. Pour les petites et moyennes entreprises, implantées sur les territoires et qui jouent leur rôle, des mesures incitatives pour la transition sont nécessaires. On n'a pas besoin de leur donner de conditions parce qu'elles connaissent leur territoire, elles travaillent sur leur territoire. À ce sujet, nous avons eu un très bon débat la semaine dernière à votre initiative, Madame Lamure, sur le lien entre le logement et le travail dans le bâtiment. Là où il y a du travail, il y a des entreprises qui ont le savoir-faire, c'est vertueux donc on peut « mettre le paquet » là-dessus. Et enfin, je voudrais finir sur la notion de révolution. D'accord, on ne va pas faire la révolution mais pourtant il est nécessaire de faire une forme de révolution. Nous ne sommes pas en état de guerre mais un peu en situation de sortie de guerre. Tout le monde est lucide sur l'avenir qui ne va pas être brillant si on ne prend pas les décisions qui conviennent. La sécurité sociale, la retraite pour les anciens, l'affirmation de la dignité de la vie pour tout le monde, tout ça a été mis en place à une période où le pays était en ruine, bien au-delà de la situation actuelle parce qu'on n'est pas en ruine, on a encore des moyens. En revanche, il s'agit de les réorienter, d'où la nécessité d'une forme de révolution. Je souhaiterais qu'il y ait des états généraux globaux, faire savoir à la population qu'en toute lucidité, il va falloir faire des efforts, des efforts à proportion des moyens que l'on a. On ne va évidemment pas demander à des gens qui ont trop peu de moyens de faire en plus des efforts, mais il y a une majorité de la population qui a les moyens. Il va falloir jouer sur la réduction de la consommation, non pas sur les besoins vitaux pour lesquels on pourra jouer sur la TVA. Véritablement, il y a un gros débat de fond d'évolution de la société, du sens du travail et derrière du sens de la vie qu'attendent beaucoup les jeunes générations. Et enfin le projet proposé par la Convention citoyenne est une révolution. C'est une révolution qui, à mon sens, doit être mise en oeuvre, mais on va en débattre dès le PLFR3.
M. Jean-Claude Tissot. - Je vais être bref. Je vais quand même réagir face à ce que vient de dire Fabien Gay. Je suis complètement d'accord avec lui quand il parle du CICE. Il aurait fallu le conditionner, il n'y a aucun doute. Il aurait pu dire aussi que les socialistes sont à l'origine des 35 heures, de la 5e semaine de congés payés et des 75 % du SMIC imposé pour les retraites agricoles. C'étaient aussi les socialistes. En ce qui concerne la conditionnalité, je suis complètement d'accord avec vous Madame la Présidente et Madame Lamure : elle ne peut pas être la même pour les grandes entreprises et pour les petites. C'est le même développement que vient de faire Joël Labbé mais on ne se pose pas tant de questions quand on parle conditionnalité dans l'agriculture. Il y a des aides publiques qui tombent, nationales ou européennes, et il y a une conditionnalité. Et ça ne vient à l'idée de personne de dire qu'il ne faut pas le faire. Et pourtant tous les paysans subissent les conditionnalités. Pourquoi les entreprises n'en auraient-elles pas ? C'est normal. Dès qu'on a de l'argent public, on doit être vertueux. Et si jamais les règles ne sont pas respectées, il y a remboursement.
Mme Marie-Christine Chauvin. - Je partage totalement votre analyse sur le fait qu'il doit y avoir deux traitements, un pour les très grandes entreprises et un pour les PME parce que je pense que ce n'est vraiment pas malin d'ajouter des contraintes supplémentaires aux PME. Et je souhaiterais également qu'on ait une attention toute particulière pour les entreprises qui vont prendre un virage dans le cadre de l'adaptation, voire de réadaptation. Dans mon département, il y a de nombreux sous-traitants de l'automobile et de l'aéronautique. Je pense que pour eux c'est vraiment catastrophique et s'ils ne prennent pas une autre orientation, malheureusement certains ne s'en relèveront pas. Donc comment les accompagner dans cette reconversion ? Dans ce cadre-là, il faudra aussi avoir une vision du soutien à l'apprentissage. Je crois que c'est très lié. Ce sont vraiment deux points sur lesquels nous devons être hyper-vigilants. Je vais juste ajouter un petit mot concernant les remarques de Joël Labbé qui concernent tout ce qui touche aux services à la personne. Oui, il faut beaucoup de personnel pour accompagner nos personnes âgées, nos personnes en difficulté mais aussi dans la santé mais malheureusement, le constat est qu'on a beaucoup de mal à trouver du personnel dans ces différentes filières. Je crois que c'est un problème.
M. Serge Babary. - Mon intervention sera très courte. Il n'y a personne de la cellule tourisme. Je voudrais simplement illustrer mon propos sur la conditionnalité utilisé par l'État d'une façon un peu normative qui fait ne pas prendre en considération les difficultés de quelques entreprises qui échappent à la norme. Pour ce qui concerne le tourisme, la culture, l'événementiel, l'État a listé les codes APE - il y a une liste à la Prévert de 70 activités qui doivent entrer dans le champ des conditions pour bénéficier des avantages - sauf qu'en utilisant cette méthode, on en oublie forcément et il y a toutes les activités transversales. Pour le tourisme, la culture, l'événementiel, je pense surtout aux agences de publicité qui travaillent pour ces secteurs et qui ne sont pas dans la liste des codes APE en question mais qui travaillent à 80, 90, 100 % pour l'événementiel, pour le tourisme. Les traducteurs interprètes qui traduisent des catalogues pour les touristes par exemple sont aussi dans cette situation et qui ne font pas partie des activités choisies. Il faut un peu plus de largeur de conditionnalité. Dès qu'on met des limites trop précises, on « loupe » un certain nombre d'activités qui sont dépendantes aussi du secteur, par exemple du tourisme.
M. Laurent Duplomb. - Je pense que dans la conditionnalité, il y a deux parties. Il y a la partie sur l'éligibilité à l'aide, c'est-à-dire les conditions particulières qu'on met à l'éligibilité à cette aide et puis il y a les conditions à respecter une fois que l'aide est attribuée. Je pense que là-dessus, au vu de ce que nous vivons et que nous allons vivre - pas uniquement dans la prochaine année mais dans les prochaines années - nous aurons besoin d'avoir beaucoup d'agilité et de réactivité. Je prends un exemple - et d'ailleurs c'est dans le même domaine que Monsieur Babary vient d'évoquer. Chez moi j'ai une entreprise de tourisme avec 750 salariés, 75 millions de chiffres d'affaires. Le coût du Covid pour eux est d'environ 15 millions d'euros. Donc ils ont eu le droit au PGE pour pouvoir faire face à ce trou de 15 millions d'euros. Le problème est qu'en France, les entreprises ont un taux de marge sur le chiffre d'affaires qui est très faible. Dans ce cas, c'est l'exemple typique, c'est moins de 3 %. Ce qui veut dire que le maximum de bénéfice sur le chiffre d'affaires est de deux millions. Et dans ces deux millions évidemment il y a une partie qui sert à réinvestir. Donc quand on prête 15 millions en PGE sur 5 ans, même s'ils arrêtaient d'investir, ils ne rembourseront jamais au bout de 5 ans les 15 millions d'euros qu'on leur a prêtés. Donc je pense que dans la conditionnalité de ces aides, on a aussi besoin de se donner des bilans d'étape de façon à les faire évoluer dans le temps et que plutôt que consentir des PGE sur cinq ans, on pourra se poser la question de savoir si on ne le réétale pas sur plusieurs autres années de façon à ce que ces entreprises ne se retrouvent pas dans l'obligation d'éteindre la lumière et de fermer les volets une fois qu'on sera au bout des 5 ans du PGE. Sinon, on va traîner cette crise sur quelques années avec chaque année des 5 ans, une explosion des licenciements et des entreprises qui auront des difficultés.
M. Pierre Cuypers. - On ne peut pas être à l'abri d'une autre crise, peut-être d'un autre genre. Il faut véritablement avoir ces rapports d'étape, je suis tout à fait d'accord avec Laurent Duplomb.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Excusez-moi je reviens un peu en arrière. Je veux revenir sur le propos de Madame Loisier concernant les difficultés de recrutement des aides à domicile. C'est évident, mais il est évident aussi que le salaire n'est pas à la hauteur des spécificités du travail et là il y a un statut sans doute à revoir. Il y a aussi un autre problème qui est celui des associations à but lucratif et de leurs politiques de temps partiel. Elles ne sont pas incitatives mais je voudrais dire aussi que s'il y a des aides pour ces associations, elles devraient être assorties d'exigences éthiques.
- Présidence de Mme Élisabeth Lamure, vice-présidente de la commission des affaires économiques -
Mme Élisabeth Lamure. - Nous allons clore cette partie pour aborder le troisième thème qui porte sur les relocalisations en Europe des centres de production de biens essentiels. La question qui nous était posée était : « quel périmètre retenir et surtout comment procéder ? » Qui souhaite intervenir sur ce thème ?
M. Pierre Cuypers. - D'abord, la définition du bien essentiel est indispensable.
M. Fabien Gay. - Très rapidement. Et j'étais en accord avec Madame la Présidente sur ce point. Je crois qu'on ne pourra pas relocaliser un certain nombre d'entreprises - et d'abord il faudrait savoir ce qu'on entend par entreprises stratégiques - tant qu'on ne se relèvera pas le défi d'inverser mondialement une chose : le critère-prix. Si on reste uniquement sur le critère-prix, nous serons battus et nous continuerons à être battus sur tout un tas d'entreprises et de filiales. Parce que le critère-prix amène à aller chercher et à produire au moindre coût social et environnemental et - on pourra être en accord sur ça -, je ne rêve pas de produire avec des salaires à moins de 200 euros par mois. Et on ne pourra jamais être compétitif avec des entreprises en Chine ou au Bangladesh qui emploient des gens à 150 ou 200 euros par mois. Donc si nous n'inversons pas ça, c'est presque un serpent de mer. On peut tous dire « relocalisation ». Mais si ce n'est que le critère-prix, ça va rester des incantations. Donc je pense que pour la question d'une taxe écologique aux frontières de l'Union européenne - il me semble que l'Union européenne est la bonne sphère géographique - est intéressante. Chacun l'appelle différemment dans son projet : taxe écologique, taxe carbone... La deuxième question est au sein même de l'Union européenne parce qu'une majorité de relocalisations est intra-européenne. Là, nous avons la question de l'harmonisation sociale et fiscale. Tant qu'on n'aura pas ça, on continuera à aller chercher en Pologne, en Roumanie... et ça dans tous les domaines. La bonne échelle à mon avis est l'échelle de l'Union européenne et ensuite on peut avoir un débat entre nous sur ce qui est stratégique ou pas. Par exemple la question - on l'a bien vu avec la gestion de la crise - de pouvoir produire des masques, du gel, des blouses, au sein même de l'Union européenne nous est posée.
Mme Élisabeth Lamure. - Nous avons conduit un travail à la délégation aux entreprises avec Jacques Genest sur la RSE et au cours de nos auditions, nous avons bien vu l'évolution qui est demandée par obligation mais également par la société et qui va jusqu'aux agences de notation extra-financières dont on aurait bien besoin - aujourd'hui elles ne sont qu'américaines. On n'en a aucune française ni européenne, et je pense quand même qu'il y a un mouvement des entreprises pour reconnaître les droits humains... on va assez loin dans notre analyse. Je vous invite à lire notre rapport. Ça prendra de plus en plus de place et dans nos sociétés et dans la vie des entreprises.
M. Joël Labbé. - Je partage ce qui est dit sur la relocalisation européenne avec les taxes aux frontières européennes, la relocalisation nationale de ce qui peut l'être - il y a là tout un champ à développer -, notamment la relocalisation des productions alimentaires dans les territoires en vue de l'alimentation de ces territoires. Il ne s'agit pas d'opposer, il ne s'agit pas de s'enfermer sur les territoires mais via notamment les projets alimentaires territoriaux, si on peut accentuer les consommations alimentaires sur les territoires à partir des productions alimentaires sur ces mêmes territoires, tout le monde est gagnant - les consommateurs, la qualité des produits, le travail des éleveurs, agriculteurs, paysans, le climat, la biodiversité, tout y est. J'insiste et j'insisterai toujours sur ce sujet. Il ne s'agit pas de dire qu'on peut faire chez nous et peu importent les autres. Il ne s'agit pas d'écarter les exportations mais tout ce qui peut être consommé sur les territoires devrait l'être et on y gagnera énormément.
M. Pierre Louault. - On est d'accord sur la relocalisation mais elle a ses limites. En Lozère, il y a peu de villes pour absorber la production agricole. Dans le grand bassin parisien qui a déjà une agriculture riche, il y a du monde pour absorber. Je crains qu'on ait une agriculture à deux vitesses au bénéfice des territoires très urbains et riches par rapport aux territoires ruraux. C'est le premier point. Le deuxième point, l'harmonisation sociale et fiscale au niveau européen qui a été évoquée - je suis tout-à-fait d'accord - va devoir être négociée et « ça va saigner » parce qu'on est sans aucun doute le pays d'Europe le plus avancé en matière sociale et le plus lourdement fiscalisé. Et si on s'aligne sur la Pologne, la Hollande ou d'autres, « ça va saigner ». Il faut s'y préparer.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - La priorité immédiate des PME et PMI est d'acquérir assez de trésorerie pour survivre au cours des prochains mois, le temps que la demande revienne ; sans cela, les faillites se multiplieront. Cet objectif se finance par la baisse des charges et l'amélioration de l'accès au crédit. Le modèle économique des entreprises du tourisme va changer : des investissements seront nécessaires pour réaliser des améliorations et présenter une offre comparable aux grandes chaînes qui existent.
Deux propositions importantes nous ont été formulées à l'occasion d'une audition hier. La première porte sur la difficulté pour une entreprise d'accéder à l'emprunt en raison d'une mauvaise cotation de la Banque de France, d'un haut de bilan déficitaire et de fonds propres négatifs. Or, en 1976, à la suite du choc pétrolier, le gouvernement avait accepté de revaloriser les actifs des sociétés sans frottement fiscal. Cette solution pourrait aujourd'hui permettre à un petit hôtelier de retrouver une situation positive et d'accéder à tout type de financement, les fonds propres négatifs n'étant pas éligibles à un PGE. La réévaluation des bilans sans frottement fiscal serait donc une première hypothèse.
La deuxième proposition concerne les petits hôteliers ou restaurateurs propriétaires de leur immeuble, qui sont susceptibles d'avoir recours à un lease-back en vendant leurs murs à une société de crédit-bail : cette société leur consent un crédit-bail avec un loyer. Il n'y a pas de plus-value payée par la vente du lease-back au crédit-bailleur, mais cette plus-value est payée annuellement sur la durée du contrat du crédit-bail.
Mme Élisabeth Lamure. - Ces propositions pourront être portées par voie d'amendement dans le cadre du troisième projet de loi de finances rectificative pour 2020. Nous avions ce matin un dernier thème qui concernait la distribution des rôles entre l'État, l'Europe et les collectivités territoriales, mais il me semble que nous avons déjà évoqué le sujet à travers les différents débats précédents. Ces échanges ont été très riches et la confrontation des points de vue s'est révélée utile.
M. Jean-Claude Tissot. - À la suite du débat en séance publique hier soir sur les conclusions du rapport d'information « Vers une alimentation durable : un enjeu sanitaire, social, territorial et environnemental majeur pour la France » de la délégation à la prospective, je crois qu'il convient d'être attentif à ne pas nous laisser enfermer dans l'étau d'une agriculture française intensive que nous avons parfois tendance à amalgamer avec l'importation. L'agriculture française, productiviste ou non, ne mérite pas de reproches : elle est garantie par les mêmes règles sanitaires qu'une agriculture durable ou raisonnée. J'avais l'impression d'une confusion qui s'opérait hier entre l'importation et les produits fabriqués en France, à propos desquels il n'y a aucun problème de garantie sanitaire.
M. Daniel Gremillet. - Je partage totalement ce propos. Il faut arrêter de laisser croire que ce qui est dans l'assiette du consommateur se partagerait entre du bas de gamme qui ne serait pas bon et du haut de gamme qui le serait. La qualité de l'ensemble des produits vendus au consommateur est très bonne et les conditions de sécurité sanitaire sont excellentes. Nous avons intérêt à nous occuper des Français qui n'ont pas les moyens d'acheter des produits bios ou d'appellation, pour lesquels nous avons l'obligation de fournir des biens alimentaires sécurisés du fait de la concurrence importante dans ce domaine.
Mme Élisabeth Lamure. - À ce propos, nous auditionnerons demain matin, en commun avec la commission des affaires européennes, le commissaire européen à l'agriculture. Merci à tous pour vos interventions.
La réunion est close à 11 h 25.
Jeudi 2 juillet 2020
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 9 h 00.
Agriculture et pêche - Audition de M. Janusz Wojciechowski, commissaire européen à l'agriculture
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le commissaire européen, merci d'avoir accepté notre invitation pour cet échange par visioconférence, en attendant, je l'espère, de pouvoir se rencontrer prochainement dans des conditions normales à Paris ou à Bruxelles. Je salue aussi nos collègues reliés à nous à distance.
Les commissions des affaires économiques et des affaires européennes souhaiteraient vous interroger sur trois points principaux : la future réforme de la politique agricole commune (PAC), l'impact du Green Deal ou Pacte vert, ainsi que la réaction européenne à la crise économique consécutive à la Covid-19.
Permettez-moi de revenir brièvement sur le bilan du dialogue politique entre nos deux institutions sur les sujets agricoles, au terme des trois dernières années. Je tiens d'abord à vous exprimer d'emblée toute notre reconnaissance pour la qualité des réponses que nous apporte la Commission européenne. Nous apprécions aussi qu'elle ait récemment proposé d'augmenter le budget de la PAC de 25 milliards d'euros sur la période 2021-2027 par rapport à ce qu'elle avait envisagé en 2018.
En revanche, des divergences fondamentales persistent entre nous, concernant l'économie générale de la réforme en préparation. Le Sénat a adopté, à notre initiative, trois résolutions européennes sur la future PAC, les 8 septembre 2017, 6 juin 2018 et 7 mai 2019 : elles comportent un ensemble très complet de demandes et de recommandations. Vous avez eu l'amabilité de fournir une réponse extrêmement détaillée à ces demandes, dans un courrier d'une remarquable précision.
Pour autant, sur le fond, nous regrettons que les recommandations du Sénat n'aient manifestement guère infléchi les orientations de la Commission européenne : notre réunion d'aujourd'hui nous fournit l'opportunité de vous indiquer que nous maintenons nos réserves et nos inquiétudes.
Pour résumer les choses en employant une image très simple, votre projet de réforme nous apparaît en quelque sorte comme un « toboggan » conduisant à une déconstruction inéluctable de la PAC d'ici à 2027. Nous redoutons, en particulier, une dérive progressive vers vingt-sept politiques agricoles nationales, de moins en moins compatibles entre elles. Les risques de distorsion de concurrence, de course au moins-disant social et environnemental entre les États membres, ainsi que de pénalisation des producteurs les plus vertueux nous préoccupent vivement.
Enfin, le nouveau mode de mise en oeuvre de la PAC pourrait n'être qu'un transfert de bureaucratie dont nous ne voyons pas le bénéfice, ni pour les agriculteurs européens, ni pour les consommateurs et citoyens européens. Sur ce point, malheureusement, la Commission européenne nous a donné le sentiment de présenter ce nouveau mode de mise en oeuvre de la PAC comme un impératif non négociable.
Avec une pointe d'amertume, je regrette vivement que nous ne soyons pas parvenus à vous convaincre de la justesse de nos observations.
À ces inquiétudes anciennes, s'en ajoutent de nouvelles, dont vous me permettrez de me faire l'écho à titre personnel, puisque nous n'avons pas encore eu le temps d'en débattre formellement en commission. La PAC est maintenant prise dans un autre engrenage, à savoir le Pacte vert en cours d'élaboration : ce pacte devrait être conçu de façon pragmatique. Or l'idée de décroissance irrigue son volet biodiversité.
Comment, en particulier, prévoir d'ici à 2030 de renoncer à 10 % de la surface agricole utile (SAU) européenne, tout en diminuant de 50 % l'utilisation des pesticides et en quadruplant les terres converties au bio, à hauteur de 25 %, sans renoncer de facto aux exploitations traditionnelles ? Cela nous paraît inacceptable.
En dernière analyse, nous vous appelons à faire confiance à nos agriculteurs qui seront les moteurs de la transition en cours. Nous devons réaliser des sauts technologiques pour rester concurrentiels par rapport aux autres continents. Ce n'est qu'ainsi que nous parviendrons à garantir la souveraineté alimentaire européenne.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. -Nous considérons, comme beaucoup de nos concitoyens français, que la politique agricole commune est une politique ancienne mais que ce n'est pas une vieille politique. Elle a été au coeur de la construction européenne en étant la politique la plus intégrée de l'Union européenne. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les pères fondateurs ont confié la mission aux agriculteurs européens de nourrir les Européens, en échange des soutiens distribués par la PAC. Nous sommes très attachés à cette mission nourricière. La crise liée à la Covid-19 a démontré combien elle était encore d'actualité. C'est une politique ancienne qui a, encore aujourd'hui, toute sa place. Il ne s'agit donc nullement d'une vieille politique, car elle se situe aux carrefours de nombreuses attentes de nos citoyens en matière de sécurité stratégique, de sécurité sanitaire, d'environnement, de santé publique, de transparence, d'innovation... Nous considérons ici, au Sénat, et je crois pouvoir le dire, en France, que l'agriculture est un secteur stratégique majeur.
Les positions prises par la Commission européenne depuis le début de la négociation du cadre financier pluriannuel, de la réforme de la PAC ou du Green New Deal laissent supposer qu'elle envisage de réviser ce pacte historique des pères fondateurs de l'Union européenne avec nos agriculteurs, au profit d'un autre contrat qui consisterait à limiter notre production alimentaire européenne pour relever le défi environnemental, quitte à importer ce que nous ne produisons plus depuis d'autres pays. Cette orientation mérite d'être débattue, mais pose certaines difficultés stratégiques, à l'heure où l'agriculture est une priorité absolue sous d'autres latitudes. En outre, la question de la résilience et de la souveraineté alimentaire pose, sans doute, en des termes différents, cette problématique depuis quelques semaines. Loin de dénoncer par principe tout accord de libre-échange, la majorité des commissaires présents devant vous ne peuvent accepter que certains secteurs agricoles soient, systématiquement, des secteurs défensifs dans ces négociations. Ils s'interrogent, à cet égard, sur le bien-fondé d'accélérer les négociations sur les accords avec le Mexique ou l'Australie et la Nouvelle-Zélande en temps de crise.
Ce sentiment général d'une relégation de l'agriculture à un rang secondaire au sein des instances européennes a été corroboré par l'attitude de la Commission durant la crise épidémiologique. La lenteur dont a fait preuve la Commission à déclencher les mécanismes de crise et le budget finalement retenu pour les couvrir ne manquent pas de poser question. Pour le dire clairement, les 88 millions d'euros débloqués par l'Union européenne font pâle figure face aux 45 milliards d'euros débloqués par les États-Unis ou aux 5 milliards du Japon ! Pour combler cette lacune, nous assistons à une multiplication de plans nationaux de relance, qui ont de quoi surprendre dans la mesure où la politique agricole est toujours censée être commune. Et je n'évoque pas les propositions de baisse du budget européen d'une programmation à l'autre.
Ma question sera simple : où en est-on du projet européen en matière agricole ? La Commission européenne considère-t-elle encore l'agriculture comme un secteur stratégique ?
Le budget de la PAC diminuera-t-il entre la programmation 2014-2020 et la suivante ? Quelles sont les orientations de la Commission en matière d'harmonisation des normes fiscales, sociales et environnementales entre États membres ? Quelle est la position de la Commission sur les questions de l'étiquetage de l'origine des produits alimentaires, réclamé par nos consommateurs ? La Commission est-elle disposée à assouplir les règles relatives aux marchés publics afin de favoriser des approvisionnements locaux dans la restauration collective, comme le réclament les consommateurs ?
M. Janusz Wojciechowski, commissaire européen à l'agriculture. - Je vous remercie pour cette invitation, qui constitue une occasion d'échanger à un moment important pour l'Union européenne et son agriculture, alors que nous débattons du futur budget, du Pacte vert et du futur plan de relance. Nos agriculteurs ont pu continuer à assurer la sécurité alimentaire de l'Europe pendant la crise sanitaire. Les agriculteurs français fournissent à eux seuls un cinquième de la production européenne. Cela prouve la pertinence de la PAC, cette vieille politique conçue par les Pères fondateurs de l'Europe, mais qui n'est pas pour autant surannée, comme vous l'avez souligné, et qui est nécessaire pour assurer notre sécurité alimentaire. Cette dernière n'est pas un acquis intangible. Nous recevons de multiples signaux qui montrent que nous devons prendre soin de nos agriculteurs.
L'Union européenne est le plus grand exportateur de produits agricoles dans le monde et notre balance commerciale agricole est excédentaire. Toutefois, nous sommes importateurs de produits alimentaires non transformés, ce qui montre que notre indépendance n'est pas totale. On compte dix millions d'exploitations agricoles en Europe, contre quatorze millions il y a dix ans ; chaque jour, une centaine d'exploitations disparaissent. Les jeunes ne sont pas très intéressés pour prendre la relève.
Je vous remercie pour vos résolutions. La voix du Sénat français est très forte et constitue un soutien précieux pour défendre la PAC dans le cadre des négociations budgétaires en cours. La Commission a amélioré ses propositions ; il y a deux ans, elle envisageait une enveloppe de 365 milliards d'euros. Elle propose désormais 26,5 milliards de plus. Les crédits destinés à la France augmenteraient de 3,3 milliards : 1 milliard environ au titre des paiements directs, et 2 milliards au titre du deuxième pilier consacré au développement rural. J'ai conscience que ces propositions ne sont pas totalement satisfaisantes. Ayant rencontré les agriculteurs français lors du salon de l'agriculture à Paris avant la crise sanitaire, je sais que les besoins sont immenses. Toutefois, il faut souligner que c'est la première fois que la Commission améliore spontanément sa proposition initiale de budget.
Les agriculteurs bénéficieront aussi de la politique de cohésion, ou du futur plan de relance. Je travaille à ce que l'agriculture y ait toute sa place.
J'entends vos préoccupations sur le Pacte vert. Je reçois des messages identiques de la part des agriculteurs des autres États membres. J'ai essayé de jouer un rôle actif dans l'élaboration des stratégies « de la ferme à la table » ou concernant la biodiversité. Je crois que la Commission est sensible à nos arguments. À mon initiative - et je crois que j'ai obtenu gain de cause -, il y aura un suivi de cette stratégie en ce qui concerne la sécurité alimentaire et la compétitivité de notre secteur agricole. Si l'on devait s'apercevoir que la réalisation des objectifs prévus dans le cadre de cette stratégie menace la sécurité alimentaire et la compétitivité de notre agriculture, ces objectifs devraient être révisés. D'ailleurs, cette stratégie prend en considération les points de départ différents des pays européens. En France, on peut parler d'atouts, en ce qui concerne l'utilisation des pesticides, des engrais et des antibiotiques, notamment pour l'élevage intensif. La situation y est donc assez équilibrée, si l'on compare à d'autres États européens. La réalisation de ces objectifs très ambitieux devrait y être plus facile que dans certains autres pays européens.
La mise en oeuvre de ces objectifs est nécessaire, car il existe de fortes attentes pour que l'agriculture soit plus respectueuse de l'environnement et qu'elle s'inscrive dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. C'est également important pour la sécurité des agriculteurs eux-mêmes, car nous nous sommes aperçus que les méthodes de production intensives étaient peu résilientes en cas de crise, à cause de leur dépendance en termes d'approvisionnement et de main-d'oeuvre. Nous devons consentir des efforts pour que l'agriculture se concentre davantage sur les marchés locaux et la transformation locale de produits agricoles. Cela constitue une grande chance pour l'Europe comme pour la France, qui est sans conteste un énorme marché agricole. Je soutiendrai donc toute initiative ayant pour objectif de favoriser la dimension locale de l'agriculture, et non la production ciblée sur les exportations - même si celles-ci ont également leur importance. La priorité doit aller aux marchés locaux.
Nous devons également prendre soin de nos agriculteurs. Je m'engage ici personnellement à veiller à ce que les conditions de concurrence soient égales, qu'il s'agisse de nos partenaires européens ou extra-européens. L'Union européenne gagne à signer des accords commerciaux parce qu'elle est un exportateur de produits agricoles, et même le premier au monde ! En même temps, nous ne pouvons pas oublier que plusieurs secteurs sensibles ne tirent pas toujours bénéfice de ces accords commerciaux. Je m'engage à protéger de tels secteurs et, si j'ai bien compris, la Commission s'y engage également.
Pour conclure, je dirai que nous avons besoin d'une agriculture plus respectueuse de l'environnement, et d'une PAC plus respectueuse de nos agriculteurs.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie de votre intervention. Je donne à présent la parole, dans un premier temps, à un sénateur par groupe politique.
M. Daniel Gremillet. - Merci de nous consacrer ainsi du temps, monsieur le commissaire. Au cours de la pandémie de Covid-19, on peut dire que les agriculteurs ont été au rendez-vous, alors qu'on a eu le sentiment que l'Europe tardait à l'être, puisqu'il a fallu attendre presque deux mois avant que l'Union européenne ne prenne des décisions significatives en matière de soutien à l'alimentation des Européens dans cette crise. Avec le Brexit, nous avons besoin de renforcer le projet européen, et de renforcer le projet agricole de l'Union européenne. Les différentes résolutions adoptées par le Sénat montrent bien notre volonté, la volonté de la France, d'aller encore plus loin dans la construction européenne, y compris sur le projet agricole.
Comment pensez-vous renforcer cette Europe dont nous avons tant besoin ? La sécurité alimentaire est très fragile. Et j'observe un décalage entre l'offensive de l'ensemble des pays qui ont une capacité de production et l'Europe, qui ne donne pas le sentiment d'avoir l'ambition d'être au rendez-vous pour relever les défis alimentaires mondiaux.
Si le risque climatique doit être supporté pour partie par les agriculteurs, il ne peut pas l'être que par eux. La sécurité alimentaire doit aussi être garantie par l'Europe, avec la PAC. Les conséquences agricoles, de la crise actuelle ne doivent pas non plus être supportées par les seuls agriculteurs.
Vous avez évoqué la biodiversité. Nul ne l'oppose à la production agricole : geler des surfaces pour maintenir la biodiversité, nous sommes capables de le faire ! En France et en Europe, nous avons la plus grande biodiversité raciale de bovins, de caprins, de porcins... Cela résulte du travail des paysans et des éleveurs. Nous pouvons la maintenir, tout en continuant de produire.
Je partage votre point de vue sur l'inquiétude des jeunes avant l'installation. Ils ne s'installeront pas si on ne leur fait pas confiance, si on ne leur donne pas envie. Or, on a l'impression qu'ils sont accusés en permanence. Pourtant, les métiers de paysan, liés à la production agricole, et ceux liés à la transformation agricole sont pleins de ressources et d'avenir.
Le projet européen ne peut pas être en contradiction et en opposition avec le consommateur et le citoyen. On ne peut pas définir des conditions européennes en matière d'agriculture et de gestion de l'espace rural sans tenir compte des conditions de production des biens qui vont entrer sur notre marché à la suite des accords que nous signons. À l'échelle du monde, l'Europe est un marché local. Il serait dommage qu'elle ne conserve pas une ambition de présence de son agriculture dans le monde.
M. Simon Sutour. - Je souhaite évoquer la situation critique des régions viticoles françaises, en particulier en Occitanie. Les vignerons n'ont pu écouler leurs stocks, non seulement en raison de la pandémie, mais aussi à cause de la politique des États-Unis et de la Chine, qui augmentent sensiblement leurs droits de douane. La réponse de la Commission européenne est très attendue, en particulier d'un point de vue financier. La proposition d'acte délégué que vous avez faite le 30 avril dernier était insuffisante, de notre point de vue - et du point de vue de la commission AGRI du Parlement européen, qui a bloqué l'acte. Il ne pourra pas y avoir de réponse efficace sans qu'une enveloppe supplémentaire soit mise sur la table, et sans mesures fortes prises à l'échelle de l'Union européenne pour le stockage et la distillation.
Pour nous, la distillation constitue l'outil majeur. Nous regrettons que la réponse européenne tarde tant : toutes les caves sont pleines, et la nouvelle récolte arrive. Il manque 100 millions d'euros pour la distillation de crise. La souplesse dans l'utilisation des crédits de la PAC, c'est bien, mais un budget européen pour soutenir la filière viticole en 2020, ce serait plus sérieux, monsieur le commissaire ! Vous avez annoncé un acte délégué modifié, et nous avons pris connaissance du courrier que vous avez adressé au président de la commission AGRI du Parlement européen, mais certains points appellent des précisions.
Pouvez-vous nous détailler le contenu de l'acte délégué modifié que vous vous apprêtez à publier pour remédier à la crise viticole qui menace ? Quelles aides supplémentaires pour le secteur viticole allez-vous proposer ? Quelles sont les modalités des opérations de stockage et de distillation que vous proposez ? Quelles dérogations seront accordées, sur le fondement de l'article 222 du règlement portant Organisation Commune de Marché (OCM), pour le secteur du vin ? Quel est le niveau des aides qui sera finalement retenu ? Quelles sont les modalités de promotion des vins européens en direction des pays tiers ?
Le prochain conseil Agriculture du 20 juillet abordera l'articulation entre la réforme de la PAC et les stratégies alimentaires liées au Pacte vert. Ce débat doit répondre à plusieurs questions. Lors du dernier conseil Agriculture, de nombreux États membres se sont inquiétés que les ambitions légitimes affichées par les stratégies « de la ferme à la fourchette » et du Green Deal, auquel l'agriculture est appelée à contribuer, créent des asymétries entre les nouvelles exigences, élevées, imposées aux agriculteurs européens, et les normes moins strictes pour les produits importés. Avec la stratégie « de la ferme à la fourchette », que vous avez présentée le 20 mai dernier, le coût final des produits risquerait de nuire à la compétitivité des denrées alimentaires de l'Union européenne. Il faut éviter que la production ne se déplace vers d'autres zones...
Mme Anne-Catherine Loisier. - Vous avez beaucoup parlé de sécurité et de souveraineté alimentaire. Vous avez dit à juste titre que cela passe d'abord par le soutien aux agriculteurs qui, pour beaucoup, sont en grande détresse et ne se voient pas d'avenir. Vous avez souligné aussi votre attention aux circuits courts. Le projet européen est-il attentif au maintien d'une agriculture dans tous les territoires ? L'agriculture anime les territoires et, comme l'a dit Daniel Gremillet, préserve leur biodiversité. Quel projet européen pour les agriculteurs des bassins allaitants, et notamment pour la filière bovine ? Celle-ci est inquiète. Comment pensez-vous la protéger ? Quel projet d'avenir pour les agriculteurs des zones à faible rendement, dites zones intermédiaires ? Ces zones sont, à ce jour, les moins aidées par la PAC, et subissent de la sorte une double peine, alors même qu'elles contribuent à une agriculture de qualité. La moutarde en Bourgogne-Franche-Comté, par exemple, rencontre de grandes difficultés. Enfin, vos compétences couvrent-elles la filière forêt-bois ? Y a-t-il un projet européen pour la valorisation de sa production en tant que matériau, en tant que source d'énergie ? Cela pourrait répondre dans une large mesure aux enjeux de maîtrise de l'empreinte carbone, mis en avant par le Pacte vert.
M. Janusz Wojciechowski. - M. Gremillet a parlé de retard dans la réponse de l'Union européenne à la crise. On peut toujours faire mieux, et plus vite, mais en ce qui concerne notre secteur agricole, nous avons travaillé de façon très intense, et beaucoup de décisions ont été prises dès le déclenchement de la crise. La Commission a publié assez vite ses lignes directrices et travaillé rapidement à la création des couloirs verts, vitaux pour le transport. Nous avons essayé de régler la question des travailleurs saisonniers, indispensables dans certains secteurs, et nous avons permis d'augmenter l'aide publique. Il y a eu aussi plusieurs interventions pour soutenir le secteur laitier et celui des fruits et légumes. Nous avons consacré d'importantes sommes au stockage privé, et nous constatons qu'elles n'ont pas été entièrement utilisées. Les besoins de certains secteurs, et surtout du secteur laitier, n'étaient donc pas si énormes que cela.
Je comprends les difficultés rencontrées par le secteur vitivinicole. La question est sensible, notamment en France, mais je puis vous assurer que, après la controverse au Parlement européen, la situation est en voie d'amélioration. Ainsi, la Commission européenne a accru les aides financières destinées au secteur et le Parlement a retiré son opposition à notre premier acte délégué. Les solutions proposées feront l'objet de deux paquets législatifs. Usant de tous les instruments à notre disposition, nous avons autorisé la distillation du vin et nous avons accordé des mesures de flexibilité aux producteurs.
M. Gremillet a également évoqué le projet européen et s'est interrogé sur les garanties de sa réalisation effective. Dans ce cadre, notre sécurité alimentaire est un enjeu majeur. Elle doit, à mon sens, être assurée par la production locale européenne. En effet, nous ne pouvons toujours compter sur les importations, car, parfois, les circonstances - je pense à la crise sanitaire par exemple - perturbent les livraisons.
Une question de Mme Loisier portait sur le secteur bovin. Nous devons travailler davantage sur la promotion des exportations, essentielles pour le secteur, sans oublier de développer les marchés locaux où la situation pourrait être améliorée à l'aune d'une croissance de la consommation. À titre d'illustration, en Pologne, la viande produite est exportée à 80 %, car la consommation locale est quatre à cinq fois inférieure à la moyenne européenne. Si elle se hissait au niveau de cette moyenne, la Pologne deviendrait importatrice de viande bovine. Dans ce secteur, le développement de la production biologique et sa promotion constitueraient, selon moi, une solution adaptée pour renforcer les marchés locaux. À cet égard, la création d'un label qualité associé au bien-être animal représenterait un élément efficace de promotion de la viande bovine sur les marchés européens.
Mme Loisier m'a également interrogé sur le secteur forestier. La Commission européenne l'a pris en considération dans son cadre stratégique. Des investissements pourront être réalisés au bénéfice du secteur forestier et de la filière bois dans le contexte de la mise en oeuvre du Pacte vert.
Revenant à l'intervention de M. Gremillet sur le projet européen pour compléter ma réponse relative à la sécurité alimentaire du continent, je précise que la sécurité économique des agriculteurs constitue également une priorité de la Commission européenne. Les jeunes agriculteurs craignent de se lancer dans un secteur à risque, où il est possible de tout perdre à la suite d'une catastrophe naturelle, d'une crise sanitaire ou d'une décision politique, à l'instar, récemment, de la fixation de tarifs douaniers élevés par les États-Unis ou de l'embargo établi par la Russie sur certains produits. La Commission européenne travaille donc au renforcement des moyens de l'agriculture en situation de crise. Nous ne pouvons, en effet, laisser dans ces circonstances les agriculteurs sans soutien.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Étant donné le temps imparti, je propose que nos collègues qui n'auront pas pu poser leurs questions le fassent ultérieurement par écrit.
Mme Noëlle Rauscent. - Les agriculteurs doivent suivre des normes toujours plus contraignantes, en France plus encore que dans d'autres pays de l'Union européenne, au point de subir une distorsion de concurrence à l'intérieur même de l'Union. Dans ces conditions, sans barrière douanière, on pénalise les pays qui sont les plus soucieux de protéger les consommateurs, ce qui va contre l'objectif même de l'Europe. Une harmonisation des normes imposées aux agriculteurs vous paraît-elle possible ?
M. Joël Labbé. - Sénateur du Morbihan, le « Far West de l'Europe », écologiste, je sais que j'exprime une voix parfois dissonante dans notre assemblée, en particulier lorsque je me réjouis de vos annonces : oui, la réduction de l'usage des antibiotiques dans l'élevage, l'extension des terres disponibles pour l'agriculture biologique, ou encore la réserve de 10 % des terres cultivables pour la biodiversité, sont de bonnes nouvelles pour les agriculteurs et pour notre agriculture. Cependant, aurez-vous les moyens d'une telle politique ? Comment comptez-vous articuler ces objectifs avec ceux de la PAC ? Pour donner corps à votre stratégie « de la ferme à la table », ne faudrait-il pas flécher des dépenses du premier pilier vers les services environnementaux ? Ne faut-il pas, même, inscrire dans la PAC des obligations issues du Green Deal ? Je crois que ce serait la meilleure option, parce que je suis convaincu que l'agriculture biologique, de plus en plus efficace et source d'externalités positives très nombreuses, peut nourrir les populations européennes, avec des avantages sur la santé, la qualité des eaux, la pollinisation, l'environnement. Je sais aussi que les importations de produits issus de pays moins-disants ne vont pas s'arrêter du jour au lendemain ; c'est pourquoi il faut être exigeant, et commencer par interdire des produits qui ne sont pas conformes à nos normes, comme on l'a fait par voie d'un récent règlement européen contre le boeuf aux hormones. Une telle interdiction vous paraît-elle possible ?
M. Franck Menonville. - Alors que l'on déplore de plus en plus d'épisodes climatiques et une volatilité plus forte des prix, quelle place pensez-vous pouvoir accorder à la gestion des risques en matière agricole ? Plusieurs des mesures que vous annoncez dans votre stratégie « de la ferme à la fourchette » nous semblent fondées sur l'idée de décroissance, en particulier la réservation d'un quart des terres agricoles au bio et d'un dixième des terres à un usage non productif. Pourquoi ce choix ? N'est-ce pas manquer d'ambition pour notre agriculture ? Et ce alors même qu'il ne faut pas fragiliser la souveraineté agricole européenne...
M. Pierre Cuypers. - Alors que l'agriculture a joué un rôle essentiel pendant la pandémie, elle est menacée, ce qui compromet notre sécurité alimentaire, mais aussi des pans entiers de notre industrie et de nos emplois. Nous sommes face à une rupture technologique très forte. Voyez les conséquences de l'interdiction, en 2018, des insecticides néonicotinoïdes : la production de sucre en Europe va diminuer de 30 à 70 % faute d'une solution phytosanitaire, et nous allons devoir importer de l'alcool massivement. Nous aurons également des difficultés pour abonder les énergies renouvelables, alors qu'elles sont nécessaires. La révision de la PAC est dans le calendrier européen : pensez-vous pouvoir ré-autoriser ces molécules interdites en 2018 tant que des produits de substitution n'ont pas été trouvés ?
M. Michel Raison. - Les jeunes agriculteurs s'inquiètent pour leur métier, notamment pour des raisons financières : les aides à l'installation stagnent, elles sont mobilisées de façon routinière, il faut y regarder de plus près. Avez-vous pensé à d'autres façons de faire, par exemple comme les Américains avec leur Farm Bill ?
Enfin, si nous sommes très attachés à l'équilibre environnemental et à la biodiversité, nous sommes quelques-uns à craindre que l'idéologie verte n'anéantisse les recherches scientifiques dont nous avons tant besoin.
M. Pierre Louault. - Nous comprenons l'objectif de verdissement de la PAC, mais il faut bien se rendre compte de la rupture qui est en jeu : nos concurrents produisent de la viande de façon industrielle, quand nous l'élevons avec de l'herbe, l'Europe accepte les règles de la concurrence, quand les États-Unis et la Chine sont protectionnistes... Pour trouver un équivalent : on demande à nos agriculteurs de produire des Mercedes au prix de Lada... il faut en sortir, et mieux protéger l'agriculture européenne.
M. Janusz Wojciechowski. - Merci pour ces questions et remarques judicieuses. Je me réjouirais que les normes imposées aux agriculteurs soient harmonisées, mais sachez que la bureaucratie est très loin d'être le seul fait de Bruxelles : bien des États traînent des pieds. Je partage aussi l'objectif que les produits que nous importons soient conformes aux normes que nous nous imposons en Europe ; il y a fort à faire avec l'Organisation mondiale du commerce (OMC), mais nous sommes parvenus à des résultats, et nous avons de quoi refuser l'usage de pesticides interdits en Europe.
Oui, le budget de la PAC est tout à fait compatible avec le Pacte vert, la PAC elle-même doit aller dans ce sens, parce que c'est une priorité politique de l'Union.
L'agriculture est une chance pour l'Europe et pour la France, j'en suis convaincu tout comme vous. Notre agriculture est principalement composée d'exploitations familiales, d'où sortent des produits de haute qualité, sains, souvent biologiques. Cette façon de faire constitue notre avantage concurrentiel sur les marchés mondiaux, bien davantage que les produits massifiés. Je crois que la conversion biologique ne doit pas s'opérer par contrainte, mais par incitation, et, effectivement, je vois des possibilités dans le cadre du premier pilier, pour aider les agriculteurs volontaires. L'agriculture européenne est très différente de l'agriculture américaine : nous avons des exploitations souvent familiales, notre intérêt est de maintenir ce modèle. La taille moyenne des exploitations - 16 hectares - n'empêche pas la diversité ; dans certains pays, cette moyenne atteint 100 hectares : les plus grandes exploitations ne sont pas toujours les plus rentables, souvent les petites exploitations produisent mieux et davantage, grâce à une meilleure productivité.
Devons-nous changer ce modèle ? Je ne le crois pas, et je pense même que nous devons regarder ses atouts et le consolider en aidant les agriculteurs. Vous savez comme moi qu'en agriculture, l'incertitude est omniprésente, du semis à la récolte, en passant par les aides - nous devons composer avec cette incertitude et conforter notre modèle, fondé sur la sécurité alimentaire : alors nous assurerons un futur meilleur pour notre agriculture. Je crois aussi que nous devons agir de façon raisonnable sur le plan stratégique, en conciliant sécurité alimentaire et concurrence.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Merci, monsieur le commissaire, nous vous enverrons éventuellement des questions complémentaires par écrit.
Le Sénat n'est pas en phase avec vos propositions, vous l'avez compris. Nous reconnaissons les efforts budgétaires de la Commission européenne, mais deux points majeurs nous posent problème : le Green Deal, d'abord, nous semble bien trop synonyme de décroissance, laquelle n'est pas une voie d'avenir. Nous sommes convaincus qu'il est possible de concilier qualité des aliments, productivité et respect des consommateurs. Ensuite, nous voulons plus de revenus pour les agriculteurs, ce qui valorise l'approche américaine, plus technologique et avancée - nous souhaitons utiliser les New Breeding Techniques, les nouvelles techniques de sélection végétale, qui sont indétectables et qui donnent un avantage comparatif certain.
Nous disons, ensuite, que l'état de notre agriculture exige d'aller au-delà du règlement relatif à l'Organisation commune des marchés, dit « OCM », pour autoriser les agriculteurs à s'entendre sur les quantités et sur les prix. Cette souplesse se justifie par la nature même de l'activité agricole et elle pourrait permettre de diminuer la contribution budgétaire de l'Union européenne. À l'inverse, si nous en restons à nous laisser porter par le vent vert, environnementaliste, nous conduirons l'agriculture européenne à l'échec.
M. Janusz Wojciechowski. - Merci pour ce débat, j'essaierai de répondre par écrit à toutes vos questions.
Sur le fond, je crois que l'important pour l'agriculture, c'est son équilibre, lequel est une condition de sa pérennité. Ce débat renforce ma conviction que l'agriculture est importante, vous me donnez des arguments que je pourrai utiliser dans mes contacts et négociations. Il faut que vous sachiez que la France est très sensible aux considérations agricoles, mais que ce n'est pas le cas de certains autres États membres. Je me réjouis du signal politique favorable que vous me donnez, celui du Sénat français - et j'espère que nous continuerons notre dialogue.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - En deux mots, cependant : le Sénat français veut concilier productivité et environnement et ce que l'on dessine au nom du Green Deal ne nous convient pas.
La réunion est close à 11 h 10.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.