Vendredi 27 mars 2020
La téléconférence est ouverte à 10 heures.
Institutions européennes - Échange entre Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes, et les membres de la commission des affaires européennes du Sénat à la suite du Conseil européen du 26 mars 2020 (par téléconférence)
Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d'État. - Dans le contexte de l'épidémie de Covid-19, nous avons connu une première phase de repli et de réflexes unilatéraux. Mais les États membres ont pris conscience qu'ils étaient plus interdépendants que ce qu'ils pensaient et ont progressivement aligné leurs mesures sanitaires, à l'exception toutefois de la Suède. Nous avons d'abord travaillé sur la circulation des biens et des travailleurs transfrontaliers et mis en place une coopération pour le rapatriement des Européens qui se trouvaient hors de l'Europe. Des situations difficiles demeurent, notamment pour leur transit terrestre.
Les institutions européennes se sont ressaisies :
- les États membres sont convenus de la mise en place de green lanes, de la fermeture simultanée des frontières, d'un effort commun de recherche, d'achats conjoints de matériel sanitaire, d'une réponse économique « quoiqu'il en coûte » ;
- la réaction de la Commission européenne a été satisfaisante - aménagements au budget européen, appels d'offre conjoints pour des achats groupés, modulation des règles des aides d'État et du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) ;
- d'importantes mesures ont été prises par la Banque centrale européenne (BCE).
Un élément positif qui se dégage du Conseil européen du 26 mars est le consensus fort sur le marché intérieur, la lutte contre la désinformation chinoise et russe, les achats groupés, l'accélération de la recherche, la réponse économique - via le budget de l'Union européenne, la Banque européenne d'investissement (BEI) et la protection des investissements étrangers - et l'aide aux pays les plus vulnérables.
Nous devons nous préparer à l'après, et à la façon de nous donner les moyens d'une véritable reprise. On estime que chaque semaine de confinement fait perdre 1 point brut de PIB annuel à la France. Une partie de l'activité sera rattrapée, mais, même si c'est la moitié, cela reviendrait à 3 points de PIB en moins à l'issue de 6 semaines de confinement. Un effort substantiel d'appui à l'économie est donc nécessaire. Ce paquet global de relance et le degré de solidarité font débat. La France soutient la nécessité d'un outil commun pour financer des projets nationaux en direct ou des projets transversaux sous certaines conditions. Il faudra aussi accélérer les projets d'investissement. Beaucoup sont lancés dans le cadre du green deal et de la transition numérique. Nous sommes devant un choc symétrique, personne n'est responsable de ce qui arrive. On remarque néanmoins un décalage de perception entre différents États, car l'impact sanitaire et donc économique est décalé : la position des pays du nord s'explique par le fait que leur situation sanitaire n'est pas encore la même que celle de l'Italie, de l'Espagne, ou bientôt la nôtre. Ils sont encore dans l'idée que ces pays ont une part de responsabilité.
Nous travaillons donc au niveau de l'Eurogroupe sur le paquet de sortie et la préparation du redémarrage. Les plans déjà annoncés représentent 2 % du PIB de la zone euro et le soutien au financement de la trésorerie des entreprises, 13 % du PIB de l'Union.
M. Jean-Yves Leconte. - Je regrette le défaut de communication sur l'action de l'Union européenne, notamment sur les rapatriements. Il manque apparemment une coopération européenne. Concernant les visas Schengen arrivant à expiration pendant le confinement, il faudrait une décision européenne pour les prolonger de 3 mois afin d'éviter les situations irrégulières. L'inquiétude des étudiants qui évoluent dans l'espace européen d'enseignement supérieur est également un sujet, qui a une portée symbolique importante dans l'opinion. Enfin, quelle est situation à la frontière entre la Grèce et la Turquie ? C'est un sujet vital sur lequel nous n'avons plus d'information.
M. André Gattolin. - Nous assistons actuellement à une véritable désinformation, les médias reprenant l'idée que l'autoritarisme du régime chinois a permis de contenir l'épidémie. En Italie, le sentiment d'un manque de solidarité européenne est fort, avec notamment l'épisode du matériel bloqué en République tchèque.
M. Daniel Gremillet. - L'Europe est passée à côté de la gestion de la crise sanitaire, alors que c'est ce qu'attendaient les Français. C'est une occasion manquée d'apporter la preuve que l'Europe garantit la sécurité. C'est du bricolage. On a le sentiment que l'Europe est en guerre sans cartouches ni fusils.
Mme Laurence Harribey. - La crise est symétrique, mais décalée. Cela s'est-il ressenti lors du Conseil européen d'hier ? Y a-t-il des divergences qui mettraient en péril cette réponse commune ?
Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d'État. - Sur les rapatriements, la France a pris en charge des personnes provenant de 23 pays différents. Plus de 100 000 Français ont déjà été rapatriés. Le Gouvernement pousse les compagnies aériennes à maintenir les vols nationaux commerciaux. Si les vols des compagnies nationales ne sont pas remplis par les nationaux, ils sont ouverts aux autres passagers. Un centre de crise européen a été mis en place auprès de M. Borrell, Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Le mécanisme européen de protection civile a été sollicité pour permettre un partage des coûts de rapatriement. Les ambassadeurs européens travaillent extrêmement bien ensemble pour mutualiser les efforts et les moyens. Les premières vagues de rapatriement ont été faites sur une logique nationale, mais plus les jours passent, plus on coopère.
En vertu d'une récente ordonnance, tous les titres de séjour sont prolongés de trois mois.
M. Jean-Yves Leconte. - Certes, mais cela ne concerne pas les visas Schengen de court séjour. Je suis également préoccupé par le cas des Européens obligés de retourner dans leur pays d'origine mais interdits de revenir dans leur pays de résidence qui peut être distinct.
Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d'État. - Vu la raréfaction des vols, il y a de toute façon des gens qui peinent à regagner leur domicile.
La liberté de circulation est un grand sujet de vigilance, certains pays s'étant effectivement fermés sur des critères de passeport et pas de résidence.
Sur l'enseignement supérieur, nous accordons beaucoup d'attention aux étudiants Erasmus. Sur les équivalences et reconnaissances de diplôme, des réflexions sont en en cours.
Le Conseil européen a évoqué hier la frontière entre la Grèce et la Turquie. La situation reste tendue. Le travail se poursuit au Parlement européen sur la mise en pause des demandes d'asile demandée par les Grecs. Les Turcs ont pris des dispositions pour que les personnes qui étaient arrivées par des moyens organisés près de la frontière ne s'y trouvent plus.
Sur la désinformation, la description de la gestion de la crise est effectivement éloignée de la vérité... Il s'agit de protéger nos démocraties.
Concernant le manque de solidarité vis-à-vis de l'Italie, dès le 1er février, l'Union européenne a envoyé 56 000 tonnes de matériel en Chine, y compris provenant d'Italie. Une partie de ce que nous recevons de la Chine aujourd'hui est le renvoi de ce matériel. Une grande partie de ce que la Chine présente comme de l'aide relève en réalité de commandes commerciales puisque les usines sont en Chine. Beaucoup de matériel reçu n'est pas aux normes : faux tests, tests déficients, masques inefficaces. La Russie a envoyé des médecins en Italie qui sont en fait des militaires, la Chine a envoyé des experts médicaux qui sont en fait des experts consulaires...
Même si l'Union européenne manque de masques en raison d'une insuffisante capacité industrielle, la France et l'Allemagne ont envoyé chacune un million de masques en Italie, c'est plus que ce qu'a fait la Chine. L'Allemagne prête des respirateurs à la France et à l'Italie. Des patients sont soignés de façon transfrontalière, notamment dans le Grand Est. Il y a donc une solidarité, mais sans mise en scène.
Sur l'anticipation, la France s'est heurtée au Conseil santé à un certain déni. On a mis du temps à mobiliser nos partenaires européens, tant que l'OMS n'avait pas reconnu le Covid-19 comme une pandémie.
La stratégie collective a mis du temps à s'engager, mais elle prend forme. Une forte pression a été mise sur le Royaume-Uni pour qu'il prenne des mesures de confinement.
Sur le décalage entre les différents États membres au Conseil européen, nous constatons que le sentiment d'urgence sur les mesures à prendre est assez différent entre le nord et le sud, du fait de l'avancée de l'épidémie. Une lettre de 9 chefs d'État et de Gouvernement, pas seulement de pays du sud, soutient qu'on ne résoudra pas cette crise avec des instruments nationaux. Il existe un débat sur l'instrument à utiliser : émission commune de « Corona bonds », Mécanisme européen de stabilité (MES), Banque européenne d'investissement, etc. Il faut des moyens européens car c'est tout le continent qui est touché. L'Italie n'est pas responsable de ce qui arrive, ce n'est pas une question de réformes structurelles qu'elle aurait dû faire.
M. Claude Kern. - Sur l'harmonisation en matière de dépistage, dans certains Länder d'Allemagne, on pratique un dépistage systématique. Pourquoi pas en France ?
M. Benoît Huré. - La coordination se fait-elle au niveau de l'Union ou à l'échelle du « continent européen » ?
Il faut garder beaucoup d'humilité car aucun scientifique n'avait prévu la forme que prendrait cette pandémie.
M. Jacques Bigot. - Sur les zones frontalières, il faudrait développer les coopérations sanitaires et donner plus de pouvoir aux échelons locaux.
Mme Nicole Duranton - Quelles sont les compétences de l'Union européenne en matière de santé et comment coordonne-t-elle l'action des États membres ?
Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d'État. - Actuellement, deux Conseils santé sont tenus chaque semaine.
La France sera très vigilante sur la question de la coordination économique.
La différence entre la France et l'Allemagne sur le dépistage vient du fait qu'un dépistage plus large en France, à partir de maintenant, ne garantirait pas un ralentissement du virus. Selon les médecins, ce ne serait plus très utile, alors que cela l'est en Allemagne qui est encore en phase 2. De plus, au-delà des tests virologiques indiquant si l'on est atteint, il faut envisager les tests sérologiques, pour savoir qui a été exposé au virus. Ceux-ci doivent être développés en France car ils seront utiles pour la sortie du confinement.
Le continent européen est mobilisé en entier. L'Union européenne travaille notamment avec le Royaume-Uni, la Suisse et la Norvège.
Sur le matériel, Thierry Breton est intervenu pour dire qu'il faudrait recréer une filière industrielle. En Italie, c'est l'armée qui produit des respirateurs actuellement. Les dix prochains jours seront très difficiles au plan sanitaire, particulièrement en Ile-de-France et en outre-mer. Il y a un grand besoin d'union nationale. Un effort majeur est nécessaire sur les productions en France et en Europe car la crise est mondiale et qu'il devient difficile de se fournir à l'étranger.
La coopération transfrontalière avec l'Allemagne, et le comité installé à cet effet il y a quelques semaines, sont les suites du traité d'Aix-la-Chapelle et facilitent la mobilité des frontaliers (laissez-passer), le transfert entre lits et la circulation des marchandises... La coopération transfrontalière n'est toutefois pas aisée du fait de l'organisation administrative décentralisée de l'Allemagne.
Sur le plan des compétences européennes, l'Europe de la santé n'existe pas dans les textes. Ce que nous pouvons faire ensemble aujourd'hui, à traités constants, c'est la recherche médicale, le suivi des épidémies (remontées de données) et garantir la sécurité sanitaire (autorisations de mise sur le marché, etc.). On essaye d'aller plus loin en ce moment, par exemple sur les protocoles médicaux et les achats groupés, mais sans cadre juridique. La feuille de route qui avait été donnée à la Commissaire à la santé montre d'où l'on part...
M. Jean Bizet, président. - En effet, l'Union européenne n'a qu'une compétence d'appui en matière de santé. Mais nous sommes dans l'attente d'une plus grande coordination.
L'Allemagne préfère recourir au MES plutôt qu'aux eurobonds qui permettraient de mutualiser notre réponse au virus. Faut-il aller jusque-là ?
Concernant l'après, il faudra mettre l'accent sur des investissements publics européens - notamment à travers le green deal -, réviser les règles européennes de concurrence pour renforcer notre industrie et miser sur la digitalisation de l'économie. Ces trois volets sont à préparer.
Enfin, le sujet de l'homologation pour la production des masques dans l'urgence reste complexe et trop lent.
Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d'État. - La santé est effectivement une compétence des États à ce jour, et il faudra qu'on fasse plus. La conférence sur l'avenir de l'Europe pourrait aborder ce point. Les questions de souveraineté industrielle et d'investissement sont également majeures. En matière de solidarité, l'article 222 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) vise surtout à prêter assistance à un État membre en difficulté. Il ne permet pas de répondre à une situation de cataclysme collectif.
Le MES est un outil intéressant, assorti de conditionnalités pour pouvoir en bénéficier (notamment en matière de sérieux budgétaire et de réformes structurelles). Le MES permet d'octroyer des prêts, donc il faut prêter attention à la pression que cela mettrait sur l'État membre emprunteur, alors que les eurobonds répartissent le risque, ce qui peut s'entendre pour un tel choc qui nous concerne tous. La France n'a rien contre le MES, mais met en garde contre l'affaiblissement que cela pourrait impliquer pour les pays qui y auraient recours. De plus, aujourd'hui aucun pays n'a de problème d'accès au marché justifiant l'aide du MES.
Sur la concurrence et les aides d'État, des flexibilités ont déjà été accordées.
Concernant le matériel chinois, des dérogations d'homologation peuvent s'envisager. Une task force dédiée a été mise en place pour traiter cela au cas par cas.
Concernant les visas Schengen de court séjour, les préfectures sont autorisées à délivrer des visas à territorialité limitée (à la France) pour permettre à chacun de trouver le temps d'être rapatrié dans son pays d'origine.
M. Jean-Yves Leconte. - Nous avons besoin d'une réponse européenne globale et non étatique.
La téléconférence est close à 11 heures 10.