- Mercredi 5 février 2020
- Proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace - Examen du rapport et du texte de la commission
- Désignation de rapporteurs
- Politique commerciale - Accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (AECG-CETA) - Audition de Mme Isabelle Hudon, ambassadrice du Canada en France
Mercredi 5 février 2020
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace - Examen du rapport et du texte de la commission
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous examinons ce matin la proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace.
Mme Sylviane Noël, co-rapporteur. - Notre commission a déposé cette proposition de loi le 10 octobre dernier, à l'initiative de notre présidente. Il s'agit d'une initiative trans-partisane, sur laquelle nous pouvons tous nous retrouver, au-delà des clivages politiques : plus de la moitié des sénateurs ont co-signé ce texte. Son ambition est de rendre le pouvoir, sur internet, à l'utilisateur.
Les constats sont connus et égrenés à longueur de rapports - et les rapports sont nombreux sur le sujet ! Celui de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique, présidée par mon co-rapporteur M. Franck Montaugé, l'a évoqué en détail. Au-delà de nos murs, je pense notamment au rapport Perrot en France, au rapport Crémer pour la Commission européenne, mais aussi aux rapports publiés en Allemagne, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Australie... et à bien d'autres !
L'économie numérique repose pour l'essentiel sur un modèle de plateforme, c'est-à-dire de marché dit biface, où un service facilite les interactions entre deux ensembles d'utilisateur distincts mais interdépendants : plus il y a d'utilisateurs sur l'une des faces du marché, plus il y en aura sur l'autre. Plus il y a de chauffeurs présents sur Uber, plus il y a de clients qui utilisent Uber, et inversement. C'est ce qu'on appelle les effets de réseaux, qui sont massifs sur internet. Les plateformes ont accès à un marché mondial, recueillent des données en masse, et bénéficient d'économies d'échelle et de gamme sans précédent.
Ces caractéristiques particulières ont une conséquence, qui est que le gagnant prend tout : « the winner takes all ». Autrement dit, il s'agit d'une économie de la concentration et des oligopoles. En 2018, un tiers de l'humanité était sur Facebook et utilisait Androïd, le système d'exploitation de Google, et un cinquième utilisait iOS d'Apple. Alors que nous consommons de plus en plus sur internet et sur nos smartphones, notre accès au commerce en ligne est régi par deux écosystèmes dominants : celui d'Apple et celui de Google. La promesse d'Internet était celle de la liberté. Or nous constatons, de façon croissante, l'enfermement des consommateurs sur quelques plateformes dont il est difficile de sortir. Au-delà de la limitation du choix des consommateurs, c'est l'innovation qui est en péril, ainsi que l'émergence d'entreprises concurrentes.
Cette domination sans partage est la racine de tous les maux qui sont imputés, à tort ou à raison, à ceux que l'on appelle généralement les « Gafam » : évasion fiscale et règlementaire, pillage de nos données personnelles, professionnelles et stratégiques, discours de haine, fausses informations, déstabilisation de la démocratie...
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - Qu'a-t-il été fait jusqu'à présent ? Le droit de la concurrence, qui réprime les abus de position dominante, les ententes et assure le contrôle des concentrations, a permis aux autorités françaises et européennes de se saisir des enjeux posés par le numérique. L'action de l'Autorité de la concurrence française sur ce dossier est à souligner, tout comme celle de la Commission européenne. Mais pour les cas les plus emblématiques, où des sanctions ont été infligées par la Commission européenne à Google dans les affaires Shopping et Androïd, l'instruction a duré sept ans ! Ce sont sept ans durant lesquels les concurrents ont pu être éliminés, l'innovation empêchée et le libre choix du consommateur, diminué.
De son côté, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) française utilise également le droit des pratiques restrictives de concurrence pour encadrer les relations commerciales des géants du numérique. Sur la base du constat de telles pratiques, la DGCCRF leur inflige des amendes. La DGCCRF s'assure également de l'application des dispositions, introduites par la loi pour une République numérique de 2016 dans le code de la consommation, qui visent à garantir la loyauté des plateformes auprès des consommateurs. Et l'Union européenne commence à renforcer le droit européen en s'inspirant de ces dispositions. C'est le cas dans la récente directive « Une nouvelle donne pour les consommateurs » et dans le règlement « Platform-to-Business ».
Mais cette réglementation, ex post et qui repose sur des sanctions, ne paraît pas adaptée aux cycles d'innovation, courts, et à la dynamique propre à l'économie dans le numérique du « winner takes all ». Il est nécessaire de confier à un régulateur le soin de déterminer un plan d'action pour ajuster rapidement les pratiques des plateformes structurantes afin d'éviter que leurs effets indésirables ne se produisent.
Par ailleurs, le paradigme de la directive dite « e-commerce » a montré son inefficience et son inadaptation à ce contexte économique nouveau. Cette directive a strictement limité la possibilité pour les États d'édicter des réglementations pesant sur les services de la société de l'information afin d'en favoriser l'essor. Résultat, la Chine a les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), la Russie a aussi ses géants du numérique (Yandex, Vkontakte), et l'Europe est dépendante des géants américains !
Il est donc temps d'inventer de nouvelle formes de régulation, plus agiles, plus efficaces, qui ne brident ni n'empêchent l'innovation et qui permettent de mettre un terme à la dynamique d'enfermement du consommateur qu'on constate aujourd'hui. Celui-ci croit entrer dans un espace mondial de liberté, quand en réalité il évolue dans des silos...
Mme Sylviane Noël, co-rapporteur. - La proposition de loi s'organise en trois points.
Le premier porte sur le libre choix des utilisateurs de terminaux - par exemple, les smartphones, les enceintes connectées, et demain les véhicules connectés. Il s'agit en quelque sorte de prolonger la neutralité du Net, aujourd'hui imposée aux réseaux, vers les terminaux. Pour reprendre les termes adoptés par le président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes (Arcep) : les tuyaux de l'internet sont neutres, assurons la neutralité du Net également sur les robinets ! Est-il normal de ne pas pouvoir désinstaller une application ? Est-il normal de ne pas pouvoir installer une application concurrente de l'un des écosystèmes dominants ou d'être fortement dissuadé de le faire ? Est-il normal que toutes les applications n'aient pas accès aux mêmes fonctionnalités proposées par un terminal ? Les conditions d'accès des développeurs d'application aux magasins d'application sont-elles équitables ? C'est, entre autres, à toutes ces questions que la proposition de loi confie à un régulateur le soin de répondre, avec une seule boussole : le libre choix du consommateur. Bien sûr, il n'est pas question d'empêcher les restrictions nécessaires au respect des lois en vigueur ou à la sécurité et au bon fonctionnement du terminal. De même, une application indispensable au fonctionnement du terminal ne devra pas être retirée !
Le deuxième point porte sur l'interopérabilité des plateformes. On l'a vu en ce qui concerne les télécoms, l'interopérabilité est le meilleur moyen de lutter contre les effets de réseaux se traduisant par un enfermement de l'utilisateur dans un écosystème. L'idée est, ici encore, de passer des réseaux à la couche logique de l'internet. Est-il normal que deux utilisateurs de réseaux sociaux différents ne puissent pas partager ensemble des contenus ? Est-il normal que, contrairement au mail, aucun agrégateur de réseaux sociaux n'ait pu se développer à ce jour ? C'est à ce type de questions que la proposition de loi entend également confier le soin à un régulateur de répondre, en vue de garantir la liberté de communication sur internet et le libre choix du consommateur.
Enfin, le troisième volet de cette proposition de loi est la lutte contre les acquisitions dites prédatrices. Ce terme, quoique quelque peu impropre, est passé dans le langage commun pour désigner les stratégies agressives d'acquisitions adoptées par les Gafam en vue de s'approprier la concurrence et de renforcer leurs positions dominantes. Ainsi, en dix ans, ces entreprises ont procédé à plus de 400 acquisitions. De plus en plus d'acteurs et de spécialistes de la concurrence estiment que c'est un problème car la concentration du marché se traduit par l'accumulation de rentes, un ralentissement de l'innovation et l'asphyxie de la concurrence et, in fine, de la croissance.
Les acquisitions portent, en général, sur des entreprises jeunes et générant pas ou peu de chiffres d'affaires. Or, tant au niveau français qu'au niveau européen, le contrôle des concentrations dépend de seuils de chiffres d'affaires aujourd'hui trop élevés pour appréhender ces opérations. Ainsi, la Commission européenne n'a-t-elle eu à connaître du cas Facebook / WhatsApp que par accident, à travers le système de renvoi des autorités nationales vers la Commission. Et elle n'a pas pu appréhender le rachat d'Instagram par Facebook, réalisé en 2012 pour un milliard de dollars quand l'entreprise ne disposait que de 30 millions d'utilisateurs - contre 1 milliard aujourd'hui - et ne réalisait aucun chiffre d'affaires. Demain, si une start-up active en France venait à être rachetée par un Gafam, l'Autorité de la concurrence française risquerait également d'être démunie.
C'est pourquoi la proposition de loi propose de rendre la vue à l'Autorité de la concurrence, en en lui permettant de définir une liste de géants du numérique qui auront l'obligation de notifier une opération d'acquisition en amont de sa réalisation. Si l'Autorité de la concurrence estime que l'opération fait peser un risque sur les marchés, elle pourrait alors enjoindre à l'entreprise de soumettre l'opération au contrôle de concentration, quand bien même celle-ci serait sous les seuils libellés en chiffres d'affaires. C'est une solution qui mêle les modalités retenues en Norvège et l'objectif poursuivi en Allemagne et en Autriche.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - À la demande de notre présidente, le Président du Sénat a saisi le Conseil d'État. Son avis est très éclairant. Il conforte le texte et nous a apporté des préconisations très utiles, que nous nous sommes bien entendu efforcés de prendre en compte par des amendements.
Nous vous proposerons également de préciser certains éléments du texte, comme le fait que les magasins d'applications entrent bien dans le champ de la régulation du libre choix des utilisateurs de terminaux. C'est également le cas d'un point délicat mais important : la définition des plateformes dites structurantes.
Enfin, nous vous proposerons deux ajouts importants. Le premier porte sur le contrôle des concentrations : lorsque l'Autorité de la concurrence se saisira d'une opération de concentration, nous proposons que la charge de la preuve pèse sur le géant du numérique acquéreur. Le second est un apport à la proposition de loi. Il s'agit de confier à la DGCCRF le soin de lutter contre ce qu'il est convenu d'appeler les dark patterns, ou interfaces trompeuses. Il s'agit, par exemple, des cases pré-cochées pour payer une assurance que l'on ne souhaite pas, de la désinscription à un service quasiment impossible à trouver, ou de la perpétuation payante sans avertissement d'un abonnement gratuit. Ces pratiques portent atteinte au libre choix du consommateur en ligne. Un rapport du Stigler center de l'Université de Chicago les a qualifiées de particulièrement dangereuses, en particulier pour les personnes vulnérables. Nous proposons donc de doter la DGCCRF du pouvoir de les sanctionner, dès lors qu'elles sont mises en oeuvre par les plateformes structurantes. La restriction aux grandes plateformes se justifie par le fait que le consommateur qui n'a pas d'alternative crédible à une plateforme dominante ne peut pas les sanctionner en faisant jouer la concurrence.
Quel est le bon échelon pour agir : national ou européen ? Le Gouvernement, par la voix de M. Cédric O, nous dit que le bon niveau, c'est l'Europe. Nous, nous pensons que les deux échelons sont pertinents. En effet, le coût de l'attente est trop élevé. Or l'attente d'un texte au niveau européen nous amènerait probablement jusqu'en 2024... Pendant ce temps, ce sont des concurrents, français souvent, qui s'effondrent, l'innovation qui diminue et le libre choix du consommateur qui se restreint. D'ailleurs, nos partenaires allemands entendent agir au niveau national. Le Gouvernement allemand a ainsi publié en octobre, puis en janvier un projet de réforme du droit de la concurrence pour l'adapter à l'ère du numérique. Nous poursuivons le même objectif, seule la mise en oeuvre proposée est différente. Loin de nous la prétention de considérer que notre proposition de loi est parfaite et supérieure à la proposition allemande. Et peut-être pourrons-nous envisager dans un second temps de la faire davantage converger avec le projet de loi allemand, afin que le couple franco-allemand soit véritablement moteur sur ce sujet ! Notre ambition est simplement que l'initiative que le Gouvernement souhaite porter au niveau européen soit un franc succès, et qu'il puisse s'appuyer sur l'expérimentation au niveau national que nous proposons.
Enfin, j'insiste sur la nécessité de ne pas baisser les bras devant les Gafam. Beaucoup sont aujourd'hui convaincus que la puissance publique est impuissante à réguler les géants du numérique. Sur ce plan aussi, celui de leur force irrésistible, les Gafam ont gagné la bataille culturelle. C'est là leur force et l'une des raisons importantes pour lesquelles nous en sommes là aujourd'hui. Continuer à subir, invoquer toutes les raisons pour ne rien faire, c'est nous condamner à la « silicolonisation » de la France et de l'Europe, pour reprendre le néologisme parlant du philosophe Eric Sadin. Et l'enjeu majeur, au-delà de la liberté du consommateur que traite notre texte, c'est bien celui de la liberté du citoyen.
En ce qui concerne l'application de l'article 45 de la Constitution, nous vous proposons de considérer qu'entrent dans le champ des dispositions présentant un lien direct ou indirect avec le texte les mesures tendant à modifier le droit de la concurrence, de la consommation et de la régulation de nature économique du numérique, tant qu'elles permettent de favoriser effectivement le libre choix du consommateur dans le cyberespace.
Mme Sophie Primas, présidente. - Ce sujet est technique, car il allie progrès du numérique et aspects juridiques, avec la question du départ entre les compétences nationales et européennes, toujours délicat à définir. Nous avons d'ailleurs pris soin de parler de libre choix du consommateur.
Mme Viviane Artigalas. - Le cyberespace est devenu le lieu virtuel où s'exerce un rapport de forces très concret, entre géants du numérique et États, et où se mêlent conflits d'intérêt, luttes d'influence et logiques économiques. Il est capital que l'Union européenne, et surtout la France, soient moteurs pour la protection des citoyens face aux acteurs qui maîtrisent leurs données. Pour que nous puissions conserver une capacité d'autonomie d'appréciation et d'action, la commission d'enquête sur la souveraineté numérique avait émis plusieurs recommandations, et ce texte s'inscrit dans la lignée de ses conclusions. Il défend un modèle de société où l'Homme ne se réduit pas à une somme de données à exploiter à des fins économiques et politiques. Le renforcement des droits du citoyen dans l'univers numérique est une priorité, et la complexité de celui-ci ne doit pas nous arrêter, comme l'a rappelé Thierry Breton en présentant la boîte à outils 5G. C'est bien le rôle du politique que d'anticiper les évolutions et de savoir y répondre. Mon groupe votera donc en faveur de cette proposition de loi.
M. Daniel Gremillet. - Il y a urgence en effet pour la France à prendre l'initiative, en se rapprochant de l'Allemagne, pour pousser Bruxelles à aller plus loin - même après le Brexit ! C'est notre identité qui est en jeu. Ce travail pourra être une excellente base à une initiative française, en attendant que l'Europe se réveille, ce qui est urgent.
M. Joël Labbé. - Le consensus qui se dégage me fait chaud au coeur. Il s'agit de la liberté de choix du consommateur face à toute cette pression. Le politique doit reprendre la main. Ainsi, la semaine dernière, le Conseil constitutionnel a décidé que la protection de l'environnement primait sur la liberté d'entreprendre. Cette proposition de loi va dans le même sens : nous nous réapproprions la décision, dans l'intérêt de la population. Je me permettrai une digression faisant le lien entre internet et les sujets agroalimentaires que nous avons évoqué ce matin dans une autre enceinte. L'application Yuka permet de tester la qualité de ses aliments, mais c'est une entreprise privée. Pourquoi ne pas en faire un service public, pour obtenir un avis neutre et non soumis aux pressions concurrentielles ?
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Le groupe communiste votera ce texte, dont l'enjeu est majeur. Même si l'on régule la concurrence, la position de force des Gafam est disproportionnée dans le monde. Faute de disposer, comme les Américains, de la capacité de les démanteler, nous devrons faire émerger des structures nationales et européennes susceptibles de créer des rapports de force au moins sur certains segments du marché. Cette proposition de loi pourrait être renforcée en prévoyant un recours du consommateur, collectif ou individuel, devant un abus de position dominante. Ce texte renforce le rôle du régulateur, mais on sait bien que celui-ci peut être sous pression et mettre du temps à réagir. Une action du consommateur accentuerait la pression, d'autant qu'elle rencontre souvent la faveur des tribunaux. Je déposerai des amendements en ce sens.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Le groupe centriste soutient cette initiative. La France, en fait, joue déjà un rôle moteur en la matière, comme j'ai pu le constater dans un récent séminaire sur la cyber-sécurité. Certes, faute de grands opérateurs, nous subissons des pratiques qui viennent de l'étranger, puisque le numérique est sans frontière. La France a un rôle à jouer, puisque c'est souvent elle qui pose les jalons. Ce travail est donc bienvenu, et devra évoluer, tout comme le secteur du numérique ! À nous d'être vigilants, car le numérique conditionne tout. Les États doivent conserver la capacité de le réguler. Quel avenir le Gouvernement entend-il donner à cette initiative ?
M. Alain Chatillon. - Je termine actuellement, avec M. Olivier Henno, un rapport sur l'industrie en Europe et la concurrence. Sur notre sujet, Mme de Silva, la présidente de l'Autorité de la concurrence, nous a indiqué que l'Allemagne avait quasiment terminé son rapport, alors que la France n'a pas commencé le sien ! Sommes-nous capables de nous mobiliser sur les vrais problèmes ? De même, je lui ai demandé pourquoi, dès lors que la première entreprise, chinoise, pèse 30 % du marché mondial, que la seconde, américaine, en représente 17 %, la fusion entre Alstom et Siemens, qui aurait abouti à une entité équivalant à 13 %, n'a pas été acceptée. Elle nous a dit que les clients souhaitaient que la concurrence demeure. Mais l'intérêt aurait surtout été de vendre à l'étranger... Bref, je ne suis pas sûr que nous soyons au bon niveau. La concurrence mondiale est rude, et ses deux seigneurs sont les États-Unis et la Chine. Nous, il nous faut toujours 27 votants...
M. Bernard Buis. - En effet, le libre choix des utilisateurs et l'interopérabilité des plateformes doivent être défendus et la lutte contre les acquisitions prédatrices, renforcée. Il faudra avancer au niveau européen, même si ce n'est pas facile. Cette proposition de loi est en tout cas un premier pas. Il faudra qu'elle soit ensuite examinée par les députés. Nous voterons cette proposition de loi.
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous avons demandé l'avis du Conseil d'État, qui nous l'a donné avec plaisir car il est rarement saisi sur une proposition de loi. Il a beaucoup travaillé, et la majorité de ses recommandations sont reprises dans les amendements proposés.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - Le texte prévoit une saisine de l'Arcep par les associations de consommateurs, mais pas dans le cadre d'une action de groupe. Nous pouvons y réfléchir. Au niveau européen, le problème est la lenteur du processus. Dans le cadre de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique, j'avais eu l'occasion d'entendre Thierry Breton. J'attends beaucoup - et je ne suis pas le seul - de lui, qui a les idées claires et une conscience forte de la nécessité d'aller vite sur le numérique. Mais les délais dus aux procédures d'adoption des textes restent incompressibles.
Le rapport de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique a souligné le manque d'homogénéité de la stratégie du Gouvernement. Si les domaines de la sécurité et de la défense sont bien maîtrisés, d'autres dossiers, comme l'industrie, le sont moins. Nous avions proposé que le Parlement se saisisse de ces questions à partir d'un forum qui remplacerait le Conseil national du numérique, dont le Gouvernement ne suit guère les recommandations, et d'une loi d'orientation et de suivi de la souveraineté numérique.
Mme Sylviane Noël, co-rapporteur. - Le Gouvernement, échaudé sans doute par la taxe Gafam, semble frileux sur ce texte. Il estime que le niveau européen permettrait d'être plus efficace, ce qui n'est pas faux. L'initiative allemande nous aidera peut-être ! Nous avons auditionné les représentants d'une start-up proposant une solution pour que les PME accèdent plus facilement aux places de marché en ligne : 40 % des PME françaises commercent sur des places de marché, notamment Amazon, et certaines y réalisent jusqu'à 80 % de leur chiffre d'affaires. Il faut donc réguler tout cela, car elles peuvent être mises au rebut du jour au lendemain !
M. Daniel Gremillet. - Comparés aux plateformes en ligne, les acteurs de la grande distribution, auxquels on prête souvent le mauvais rôle, sont de véritables enfants de choeur.
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous comptons essayer d'insérer une partie des dispositions de ce texte par voie d'amendements dans le projet de loi sur l'audiovisuel.
EXAMEN DES ARTICLES
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - L'amendement COM-1 déplace certaines des dispositions de cet article dans le code des postes et communications électroniques, suivant la recommandation du Conseil d'État.
L'amendement COM-1 est adopté.
Mme Sylviane Noël, co-rapporteur. - L'amendement COM-2 précise le champ d'application du dispositif en l'étendant à tous les logiciels de contrôle d'accès aux terminaux : le contrôle à distance est de plus en plus fréquent.
L'amendement COM-2 est adopté.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - L'amendement COM-3 précise, sur une suggestion du Conseil d'État, le périmètre géographique d'application de la proposition de loi, et clarifie le texte afin d'assurer que les magasins d'applications sont bien dans le champ du texte. C'est essentiel pour la liberté de choix du consommateur.
L'amendement COM-3 est adopté.
Mme Sylviane Noël, co-rapporteur. - L'amendement COM-4 précise, de manière non exhaustive, les cas de restriction du libre choix des utilisateurs de terminaux, notamment l'impossibilité d'installer ou désinstaller certaines applications et l'imposition de conditions non équitables d'accès à des fonctionnalités du terminal.
M. Bernard Buis. - Quel est l'intérêt de cette précision ?
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - C'est une simple clarification. Il est précisé « notamment », ce qui nous permet de ne pas épuiser tous les cas de figure. C'était une suggestion de l'Arcep.
Mme Sophie Primas, présidente. -Il est vrai que l'on ne doit pas donner d'exemples dans un texte de loi, mais sur un sujet comme celui-ci, cela peut aider à l'interprétation du texte.
M. Marc Daunis. - Cela devient une tentation, qui se traduit par un empilement de spécifications dans la loi. Pourquoi ne pas reprendre cette mesure sous la forme d'un amendement de séance, qui sera retiré après les explications du Gouvernement ? Ainsi le débat parlementaire éclairera le juge dans la construction d'une jurisprudence, le cas échéant.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - Nous le retirons.
L'amendement COM-4 est retiré.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - L'amendement COM-5 évite les abus d'interprétation quant aux mesures de restriction de la liberté de choix des consommateurs : les restrictions susceptibles d'être acceptées doivent être proportionnées aux risques évoqués.
L'amendement COM-5 est adopté, ainsi que l'amendement rédactionnel COM-6.
L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - L'amendement COM-7 apporte des corrections rédactionnelles et déplace les dispositions de cet article vers le code des postes et des communications électroniques ; il crée enfin une procédure adaptée de règlement des différends, alors que le texte initial reprenait la procédure en vigueur en matière de communications électroniques.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Je ne suis pas sûre que, du point de vue juridique, créer une procédure spécifique soit la meilleure méthode. Je me méfie des structures qui contournent les voies de règlement judiciaire classique. Je m'abstiendrai sur cet amendement.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - Notre objectif était de régler autant que possible les différends avant d'en arriver, le cas échéant, au prononcé d'une sanction.
L'amendement COM-7 est adopté.
L'article 2 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Sylviane Noël, co-rapporteur. - L'amendement COM-8 déplace, comme plusieurs des amendements précédents, les dispositions de cet article vers le code des postes et communications électroniques pour faire suite à une recommandation du Conseil d'État.
L'amendement COM-8 est adopté.
L'article 3 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - Par l'amendement COM-9 nous opérons un déplacement similaire aux précédents ; nous remplaçons également la mention des « services de communication au public en ligne » par celle de « plateformes en ligne », sur la suggestion du Conseil d'État.
L'amendement COM-9 est adopté.
Mme Sylviane Noël, co-rapporteur. - Reprenant une suggestion du Conseil d'État, l'amendement COM-10 rend le dispositif du texte compatible avec la directive sur droits d'auteurs de 2001 en précisant que l'interopérabilité des services ne pourra porter atteinte au droit d'auteur, ni aux mesures techniques de protection de ce droit. Comme l'amendement précédent, il substitue à la notion de service de communication au public en ligne celle de plateforme en ligne définie par le code de la consommation, afin de renforcer la lisibilité du dispositif.
Plusieurs des personnes que nous avons entendues en audition se sont également inquiétées des conséquences de l'interopérabilité en matière de données personnelles. L'amendement prévoit donc une saisie pour avis de la Cnil par l'Arcep avant d'imposer des obligations en la matière.
Mme Sophie Primas, présidente. - La protection du droit d'auteur était en effet l'un des principaux points soulevés par le Conseil d'État.
L'amendement COM-10 est adopté.
L'article 4 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - L'amendement COM-11 déplace les dispositions de cet article vers le code des postes et communications électroniques.
L'amendement COM-11 est adopté.
L'article 5 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Sylviane Noël, co-rapporteur. - L'amendement COM-12 a le même objet.
L'amendement COM-12 est adopté.
L'article 6 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - Le Conseil d'État a souligné que la proposition de loi présentait, en l'état, un risque d'incompétence négative : en ne définissant pas la notion d'entreprise systémique, le législateur n'épuise pas sa compétence, ce qui pourrait être sanctionné par le Conseil constitutionnel.
Pour mieux cibler le dispositif sur les géants du numérique, nous proposons de procéder par indices, notamment : l'existence d'un marché multifaces, la position dominante sur un ou plusieurs marchés voisins, le nombre d'utilisateurs du service, la valorisation financière, l'accès aux données ou le caractère régulateur de l'entreprise à l'égard d'autres entreprises partenaires. C'est l'objet de l'amendement COM-13.
Mme Sophie Primas, présidente. - C'était la seconde remarque structurante du Conseil d'État.
M. Marc Daunis. - Il y a de plus en plus d'exemples d'extension horizontale des plateformes en ligne, par acquisitions successives. Avez-vous traité cette question ? Dans le cas contraire, il risque de subsister des trous dans la raquette. Nous avions rencontré les mêmes difficultés dans le ciblage du crédit impôt recherche.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - L'extension horizontale est couverte par la notion de position dominante sur : « un ou plusieurs marchés » ainsi que « les activités sur les marchés connexes ».
M. Marc Daunis. - Ne pourrions-nous mentionner l'extension horizontale en tant que telle ? Elle tend à devenir plus courante que l'intégration verticale.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - Nous pouvons éventuellement travailler sur ce point.
L'amendement COM-13 est adopté.
Mme Sylviane Noël, co-rapporteur. - L'amendement COM-14 reprend une proposition du Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) en renversant la charge de la preuve lors des acquisitions effectuées par les plateformes structurantes. Ce sera désormais aux géants de numérique de démontrer que leur opération ne porte pas atteinte au marché français.
Mme Viviane Artigalas. - La commission d'enquête sur la souveraineté numérique avait envisagé le critère de la disproportion manifeste entre la valeur de rachat et le chiffre d'affaires réalisé par la société cible. Pourquoi cette option n'est-elle pas retenue dans la proposition de loi ?
Mme Sylviane Noël, co-rapporteur. - C'est un critère qui nous semble manipulable.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - L'Allemagne a essayé de mettre en oeuvre cette solution, mais les résultats ne sont pas probants. La commission d'enquête avait bien abordé ce sujet, mais s'était limitée à recommander d'étudier ce point.
M. Daniel Gremillet. - Je voterai cet amendement protecteur, qui oblige au débat. Cela ne nous empêche pas de trouver une solution au niveau européen.
M. Serge Babary. - Je suis réservé quant à la pertinence de cet amendement. Même si la plateforme en question démontre que son acquisition n'a pas d'effets négatifs sur le marché français - ce qu'elle fera à chaque fois - l'autorité de régulation pourra toujours être d'un avis contraire, et nous serons revenus au point de départ...
Mme Sylviane Noël, co-rapporteur. - Nous sommes partis du constat d'une asymétrie d'information entre le régulateur et les opérateurs. Il semble qu'il sera plus facile à l'Autorité de la concurrence de contrer les arguments des plateformes que d'apporter la preuve d'effets négatifs sur le marché français.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - Il est apparu, au cours de nos auditions, que la compréhension des mécanismes de ces nouveaux marchés n'en était qu'à ses balbutiements. Le renversement de la preuve nourrit l'échange et facilite la compréhension de ces mécanismes par le régulateur.
Mme Anne-Catherine Loisier. - C'est une mesure intelligente, qui oblige en quelque sorte le prédateur à montrer que sa prédation ne conduit pas à l'extinction de l'espèce... Le texte s'applique-t-il aux entreprises, qui ont elles aussi des problèmes d'accès à internet ?
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - Le sujet des professionnels est important : la situation des TPE et PME qui travaillent avec des marketplaces comme Amazon est très inquiétante. Celles-ci déréférencent les produits sous des motifs fallacieux, faisant régner l'arbitraire et la loi de la jungle.
Mme Sophie Primas, présidente. - La proposition de loi vise avant tout à protéger le libre choix du consommateur. N'oublions pas qu'internet est aussi un espace d'opportunités.
L'amendement COM-14 est adopté.
L'article 7 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Article additionnel après l'article 7
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - L'amendement COM-15 vise les interfaces trompeuses ou dark patterns qui franchissent les limites du marketing pour verser dans la manipulation du consommateur.
Mme Viviane Artigalas. - Pourquoi ne viser que les plateformes dépassant un seuil de connexions défini par décret ?
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - Nous visons avant tout les grandes plateformes en ligne, qui enferment le consommateur dans un système. C'est un problème de concurrence.
Mme Viviane Artigalas. - Je comprends, mais une telle pratique n'est pas acceptable, quelle que soit la taille de la plateforme qui s'y livre.
M. Franck Montaugé, co-rapporteur. - Commençons par les grandes plateformes.
L'amendement COM-15 est adopté et devient article additionnel.
Les articles 8 et 9 sont adoptés sans modification.
La proposition de loi ainsi modifiée est adoptée à l'unanimité.
Les sorts de la commission sont repris dans le tableau ci-dessous :
Désignation de rapporteurs
Mme Sophie Primas, présidente. - Notre commission a été saisie au fond de la proposition de loi n° 163 adoptée par l'Assemblée nationale visant à réduire le coût du foncier et à augmenter l'offre de logements accessibles aux Français. Je vous propose de désigner Mmes Dominique Estrosi Sassone et Valérie Létard comme co-rapporteurs de ce texte.
Mme Sophie Primas, présidente. - Le texte sera inscrit à l'ordre du jour réservé au groupe UC le 1er avril. Compte tenu de la suspension des travaux parlementaires à l'occasion des élections municipales, l'examen du texte par notre commission est prévu le 4 mars.
La réunion est close à 10 h 50.
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Politique commerciale - Accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (AECG-CETA) - Audition de Mme Isabelle Hudon, ambassadrice du Canada en France
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. - Je vous remercie, madame l'ambassadrice, d'avoir accepté cette rencontre avec nos trois commissions - des affaires étrangères, des affaires économiques et des affaires européennes. Vous avez souhaité nous rencontrer pour évoquer l'approbation de l'accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (CETA), afin d'éclairer nos réflexions. Après son adoption par l'Assemblée nationale, où il a suscité des divisions au sein de la majorité, le CETA sera examiné au Sénat, où la commission des affaires étrangères et de la défense est saisie au fond, et a nommé un rapporteur, notre collègue M. Pascal Allizard.
L'importance de ce texte, sur lequel nous devrons nous prononcer dans les prochains mois, n'a échappé à personne. La France n'est pas la dernière, au sein de l'Union européenne, puisque treize autres États membres n'ont pas encore ratifié le traité. Dans plusieurs pays, ce texte est l'objet de débats particulièrement animés, notamment en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas et en Pologne.
Le CETA ouvre des opportunités commerciales, notamment dans les secteurs industriels - aéronautique, automobile, pharmacie, etc. - et dans certains secteurs alimentaires - vins, produits laitiers... Près de 10 000 entreprises françaises exportent vers le Canada. La mise en oeuvre du CETA s'est d'ailleurs accompagnée d'une amélioration sensible de notre excédent commercial avec ce pays.
Mais qu'en sera-t-il à long terme ? Le CETA inquiète notamment dans le monde agricole. Sur la forme, il fait plus de 2 000 pages, ce qui n'en facilite pas la compréhension par nos concitoyens. La filière élevage s'estime directement menacée par l'ouverture aux importations de viande, alors qu'on lui impose par ailleurs des normes environnementales et sanitaires de plus en plus exigeantes.
Disposez-vous d'éléments, madame l'ambassadrice, pour rassurer cette filière élevage quant aux effets du CETA, non seulement dans l'immédiat, mais aussi à long terme ? Comment l'agriculture canadienne va-t-elle s'organiser pour tirer parti de l'ouverture du marché européen, tout en en respectant les règles ?
Que répondez-vous à ceux qui estiment que la viande canadienne serait soumise à des normes moins exigeantes que celles qui s'appliquent à la filière française ?
M. Roland Courteau. - Bonne question !
M. Christian Cambon, président. - Enfin, l'accord économique et commercial global est accompagné d'un accord de partenariat stratégique. À l'heure du Brexit, et alors que les États-Unis sont de plus en plus imprévisibles, quels sont les enjeux de la relation économique et de la relation stratégique entre l'Union européenne et le Canada ?
Nous sommes très heureux de vous entendre aujourd'hui sur ces questions. La défiance à l'encontre du CETA est le symptôme de difficultés qui n'ont rien à voir avec notre perception du Canada. Nous cultivons des liens de profonde amitié, de partage culturel et une histoire commune. La relation franco-canadienne n'est absolument pas remise en cause, sans parler de cette merveilleuse francophonie qui nous lie à une partie de la population canadienne. Sur le plan géopolitique, le Canada est un pays ami et allié.
Nous initions ainsi une série d'auditions communes à nos trois commissions. Cette audition est filmée et retransmise sur le site internet du Sénat.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - L'accord sur le CETA ouvre, sans conteste, des opportunités économiques entre l'Union européenne et le Canada. Nous parlons beaucoup d'un secteur, l'agriculture, tout en oubliant que l'accord concerne également l'industrie ou les services. Pouvez-vous nous préciser le contenu de cet accord pour le secteur industriel - je pense à l'automobile, au textile, aux cosmétiques et à tant d'autres filières -, mais aussi pour le secteur des services ?
Il est essentiel que le législateur dispose de tous les éléments avant de décider. Il n'y a pas d'arbitrage politique qui, à court terme, fasse le bonheur de tout le monde. Il y aura toujours des gagnants et des perdants ; il convient de les identifier le plus en amont possible pour que notre décision collective soit éclairée.
La difficulté posée par cet accord de libre-échange est sans doute qu'il donne l'impression aux Français que les perdants sont toujours les mêmes, à savoir le secteur agricole, et particulièrement l'élevage bovin. Je le dis clairement : notre agriculture a le sentiment d'être toujours la variable d'ajustement dans tous les accords de libre-échange négociés au niveau européen. Ce sentiment explique en grande partie la contestation autour de cet accord. Je ne crois pas qu'elle soit liée tant à l'accord en tant que tel, ni à la qualité de nos relations amicales avec le Canada, qu'à un contexte global.
Si à court terme, les effets semblent mesurables sur les filières agricoles, nous n'avons aucune certitude et aucune garantie sur les effets à long terme. Et c'est tout l'enjeu de cette audition : que vous puissiez nous détailler les garanties mises en oeuvre dans le texte à l'heure actuelle.
Quel est votre avis sur la question délicate des contrôles ? Le sentiment général en France est que les contrôles sur les importations des denrées alimentaires sont insuffisants et n'assurent pas une équivalence des normes de production - j'insiste bien sur ce terme - des produits alimentaires entre parties au traité. Comment seront réalisés les contrôles aux importations et pouvez-vous, madame l'ambassadrice, garantir qu'un produit canadien respectera l'ensemble des normes de production imposées aux produits français une fois sur notre territoire ? Je n'ai aucun doute sur la qualité des produits alimentaires canadiens, mais ils répondent peut-être à des normes différentes des nôtres.
À cet égard, j'aurai deux questions concrètes. Premièrement, certaines farines animales demeureront autorisées dans les exploitations bovines au Canada alors qu'elles seront interdites dans l'Union européenne. Pouvez-vous nous le confirmer ?
Deuxièmement, rien ne s'oppose, dans le traité, à ce que des substances actives interdites en Europe soient utilisées au Canada, tant que la limite maximale de résidus de pesticides dans les produits importés est respectée. Pouvez-vous nous confirmer que près de quarante substances actives non approuvées au niveau de l'Union européenne et autorisées au Canada pourront être utilisées par les agriculteurs canadiens demain ?
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie de votre venue. Nous connaissons votre engagement en faveur du CETA, que vous avez décrit comme « un accord qui nous ressemble et qui nous rassemble » dès mars 2018. Presque deux ans plus tard, cette formule très belle peut paraître étrange, tant le CETA semble susciter de réserves dans l'opinion publique et en particulier dans certaines filières économiques. En décembre dernier, vous vous êtes rendue dans la Creuse, à la rencontre d'éleveurs de la filière viande bovine, la filière la plus tendue sur ce sujet. Vous avez pu mesurer l'ampleur des crispations.
Le CETA est entré en vigueur provisoirement en septembre 2017. Nous sommes donc capables d'analyser ses premiers effets. Dans le cadre du groupe sénatorial de suivi des négociations commerciales internationales, nous avons auditionné des responsables administratifs de la Commission européenne et de l'administration française, qui ont globalement fait état de résultats favorables à l'Union européenne et à la France. Ce discours positif nous a été confirmé début janvier par le secrétaire d'État, M. Jean-Baptiste Lemoyne, lors du dernier comité de suivi des négociations commerciales. Quelle est votre analyse sur cette première phase d'application provisoire du CETA ? De quelle manière le Canada en a-t-il bénéficié jusqu'à présent ? Comment entend-il en bénéficier à l'avenir ? Certains signaux faibles vous laissent-ils espérer des évolutions dans certaines filières dans votre pays ? Rencontrez-vous également des difficultés avec certaines filières économiques qui se révéleraient plus hostiles à cet accord ?
Craignez-vous que l'un des quatorze États membres n'ayant pas encore ratifié l'accord ne bloque le processus de ratification, et avec quelles conséquences ?
Le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États est en cours de finalisation. Par rapport aux tribunaux d'arbitrage classique, des garde-fous seront prévus pour éviter les recours abusifs, comme un code de conduite pour les juges ou un mécanisme d'appel. Ils sont au coeur des négociations à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), et surtout un point sensible politiquement. Le comité mixte du CETA devrait approuver une décision réaffirmant le droit des États à adopter des réglementations qui suivent des objectifs légitimes de politiques publiques, notamment sur l'environnement, ce que l'on a parfois appelé abusivement le « veto climatique ». Les parties pourraient alors diffuser des notes d'interprétation contraignante de l'accord ; si nécessaire, le comité mixte pourrait adopter des interprétations liant les tribunaux.
Certaines associations craignent que le Canada utilise ces instruments. Quelle est l'approche du Canada sur ces sujets ?
Je suis toujours ravi d'échanger avec vous sur ce sujet, comme ce fut le cas avec votre prédécesseur, car cette affaire du CETA nous occupe depuis sept ans. Je n'ai jamais caché mon approche du sujet ; si nous ne pouvons pas conclure d'accord avec un pays qui nous ressemble tant, cela augure mal des accords de libre-échange !
Mme Isabelle Hudon, ambassadrice du Canada en France. - Chers amis du Canada, il y a un peu plus de deux ans, lorsque j'ai accepté de servir mon pays, à la demande du Premier ministre du Canada, je m'étais fixé deux objectifs prioritaires : accroître notre diplomatie économique et aller à la rencontre des Françaises et des Français sur l'ensemble du territoire. Aujourd'hui, c'est donc avec un sentiment doublement prioritaire que je viens discuter avec vous, élus des territoires français, d'un enjeu économique et stratégique important pour nos deux pays, le CETA.
Durant deux ans, j'ai fait une trentaine de déplacements hors de la région parisienne, à la rencontre de vos concitoyennes et concitoyens, de vos entreprises et des élus territoriaux. Partout, j'ai constaté que les Français connaissent et apprécient de plus en plus mon pays, soit parce qu'ils connaissent un des 150 000 citoyens français qui y vivent, soit parce qu'ils ont visité mon pays ou parce qu'ils écoutent, regardent ou admirent nos artistes.
Je suis très fière de l'amitié et de l'histoire qui lient nos peuples. Le Canada a besoin de la France et la France a tout aussi besoin du Canada. Nous vivons à une époque où les repères solides sont de plus en plus rares, et pourtant si nécessaires. Lorsque 57 Canadiens ont perdu la vie dans un avion abattu en plein vol en Iran, mon pays s'est tourné tout naturellement vers la France pour l'aider à faire toute la lumière sur cette douloureuse affaire. De même, lorsqu'il s'agit de s'appuyer mutuellement dans l'un des points chauds du monde, du Sahel aux pays baltes, le Canada et la France travaillent en étroite collaboration sur le terrain pour contrer les menaces. Dans les grandes enceintes internationales et dans les conférences diplomatiques, nos positions sont alignées sur les mêmes valeurs : démocratie, droits de la personne, urgence climatique et respect du droit. Au cours des dernières années, le nombre de pays qui pensent, parlent et agissent comme nous a malheureusement bien diminué : beaucoup de nos alliés traditionnels sont distraits ; d'autres se questionnent sur l'importance de ces valeurs, et je ne parle même pas de ceux qui y sont fondamentalement opposés.
Au cours des prochains mois, vous devrez voter sur un traité avec le Canada, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs. Je vous demande de garder à l'esprit que le Canada n'est pas n'importe quel pays. Avec le départ du Royaume-Uni, la France est dorénavant la seule nation fondatrice du Canada membre de l'Union européenne. Notre relation stratégique devrait continuer à se renforcer.
Le CETA est un accord qui a plusieurs pères et mères, de Jacques Chirac à Emmanuel Macron, en passant par Nicolas Sarkozy et François Hollande.
Je pourrais vous parler de cet accord de façon théorique, mais, comme il est en application depuis plus de deux ans, grâce à l'approbation du Parlement européen, je peux m'appuyer sur des faits et des chiffres réels, sur la base de ce qui se passe réellement dans vos départements et vos régions.
Après deux ans d'application, les exportations françaises au Canada ont augmenté de 16 % ; les exportations de vins français ont augmenté de 11 % et ont repris, grâce au CETA, la première place des ventes au Canada qu'elles avaient perdue au profit des vins américains ; après deux ans, les exportations françaises de fromage vers le Canada ont augmenté de 46 % ; après deux ans, les exportations françaises de cosmétiques ont augmenté de 17 % et celles de textile et d'habillement de 27 % ; après deux ans, les exportations automobiles vers le Canada ont bondi de 260 %, à partir d'une base modeste, j'en conviens, puisque notre secteur automobile reste intégré à celui de l'Amérique du Nord. Cela représente quand même 300 millions d'euros. Enfin, après deux ans, les investissements canadiens en France ont bondi de 71 %.
Avec un peu plus de 25 000 emplois en France, les entreprises canadiennes sont déjà bien présentes au coeur du tissu économique de vos territoires. Le CETA leur offre la possibilité, plus que jamais, de faire de la France leur porte d'entrée vers l'Europe. Ces résultats se déclinent sur tout le territoire français. Prenons quelques départements et régions, au hasard les Yvelines, le Val-de-Marne et la Normandie. J'informe toutefois que toutes les sénatrices et tous les sénateurs recevront une fiche avec les chiffres précis de son département.
Les exportations des Yvelines vers le Canada ont augmenté de 33 % dans l'agroalimentaire et de 26 % dans le secteur des transports et de l'aéronautique. Le Val-de-Marne a fait tout aussi bien avec une croissance de 22 % au total de ses exportations vers le Canada, dont 36 % dans l'agroalimentaire. Pour la Normandie, le CETA, c'est non seulement la protection de ses fromages emblématiques, tels le camembert et le livarot, mais aussi une croissance de 31 % des exportations en matière de machinerie et d'équipements.
Le CETA n'est pas limité au commerce des marchandises ; il touche à toutes les facettes d'une relation économique moderne : il libéralise le commerce des biens et services ; il ouvre de manière réciproque l'accès aux marchés publics ; il réforme de fond en comble le règlement des investissements ; il facilite la mobilité temporaire des professionnels et il ouvre un grand nombre de chantiers de coopération sur des sujets aussi variés que la durabilité des produits forestiers et le commerce électronique. Le CETA fait tout cela et bien d'autres choses, dans le respect des normes françaises, européennes et canadiennes. Pour le dire le plus clairement possible, le CETA n'empêche ni le Canada ni la France d'adopter les normes que parlements et gouvernements jugent nécessaires pour protéger la santé publique, l'environnement, la diversité culturelle et les autres priorités de nos politiques publiques.
Je sais que ce n'est pas ce que vous entendez sur le CETA. La presse nationale, la presse locale, les citoyens qui vous interpellent parlent plutôt d'envahissement des produits canadiens, d'un non-respect des normes européennes, de sacrifice des agriculteurs. J'entends tout cela aussi et, aujourd'hui, je veux y répondre.
Tout d'abord, le mythe de l'envahissement. Je sais que vous me poserez beaucoup de questions au sujet du boeuf canadien et j'y répondrai, mais j'aimerais cependant que vous gardiez en tête un chiffre et une image.
Un chiffre d'abord : 0,01 %, c'est la part de marché du Canada dans la viande bovine consommée en France après deux ans de CETA. Ramené à des proportions humaines, cela veut dire que chaque Français a consommé en moyenne 0,2 gramme de boeuf canadien au cours de la dernière année, ce qui m'amène à l'image : 0,2 gramme, c'est le cinquième d'un doliprane. Les Français consomment en moyenne le cinquième d'un doliprane de boeuf canadien par année. L'année dernière, les Français et les Françaises ont consommé 250 fois plus de doliprane que de boeuf canadien.
Quid de l'avenir ?, me rétorqueront certains. Je leur répondrai en portant à leur attention deux autres chiffres : sur 70 000 élevages bovins au Canada, seules quelques dizaines de fermes sont certifiées pour exporter vers l'Union européenne. Même s'il est probable que ce nombre augmente, il sera aussi freiné par le coût très significatif pour obtenir cette certification et par la compétition de la demande canadienne grandissante pour les produits bio.
Autre chiffre important : si, l'an passé, la viande de 70 vaches canadiennes a été exportée en France, c'est la viande de 450 vaches françaises qui a été exportée vers le Canada. Au-delà du boeuf, d'ailleurs, la balance commerciale agricole de la France avec le Canada est très largement excédentaire, de 400 millions d'euros en 2019, notamment grâce au secteur laitier. Avec 6 200 tonnes de fromages français exportés vers le Canada, ce sont des centaines de fermes laitières et de bergeries dans toute la France qui en profitent. Cela équivaut à 55 millions d'euros.
Je suis consciente que la situation économique de vos agriculteurs est difficile, mais le CETA ne contribue pas à cette situation. Au contraire, sans le CETA, ils souffriraient sans doute encore plus.
Je voudrais conclure sur le sujet de l'agriculture par une demande personnelle en tant qu'ambassadrice du Canada. Au cours de la dernière année, et particulièrement lors du débat sur le CETA, l'été dernier, j'ai entendu des propos franchement choquants sur le Canada et son agriculture, comme si nos fermiers produisaient sans norme une nourriture dangereuse et de piètre qualité. Je qualifierai cette attitude de « Canadabashing », pour reprendre une expression que j'ai entendue en France.
Je sais qu'avec certains d'entre vous nous ne pourrons pas nous entendre, mais je vous demanderai de considérer que les agriculteurs canadiens, tout autant que les agriculteurs français, méritent notre respect. Nos agriculteurs font face aux mêmes pressions que les vôtres, c'est-à-dire des normes toujours plus strictes et des exigences des consommateurs toujours plus élevées. Je ne crois pas qu'il soit utile de dénigrer les uns pour valoriser les autres.
Je voudrais évoquer un autre sujet : l'environnement. Pour parler de façon concrète, le CETA n'est pas de nature à conduire la France ni le Canada à réduire ses normes environnementales. En fait, le CETA demande à l'Europe et au Canada une amélioration continue de leurs normes environnementales et le respect de leurs engagements internationaux. Mon pays s'est engagé fermement dans la transition vers une économie bas carbone. Nous avons pris des engagements ambitieux de réduction des gaz à effet de serre d'ici à 2030 et nous nous sommes engagés à atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050. En avril 2018, le Canada et la France ont signé un partenariat pour le climat et l'environnement. Nous avons uni nos efforts en vue de promouvoir une mise en oeuvre rapide de l'accord de Paris et d'apporter une réponse coordonnée à l'enjeu que représentent les changements climatiques. On accuse souvent le CETA de ne pas mentionner l'accord de Paris et donc de le violer, mais il y a un problème logique, et je dirais même chronologique, avec cette accusation : le CETA a été négocié avant l'accord de Paris, mais, lors de la signature du CETA, en octobre 2016, mon Premier ministre et l'ensemble des dirigeants de l'Union européenne se sont engagés de nouveau au respect de l'accord de Paris.
Vers la fin des années 1980, le Canada a vécu un débat intense au sujet de l'accord de libre-échange avec les États-Unis, un débat pas si différent de celui sur le CETA en France, mais, aujourd'hui, peu de Canadiens remettent en cause le bien-fondé des accords économiques et commerciaux. Beaucoup s'inquiètent plutôt d'une hyperdépendance au marché américain.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je me présente à vous, bien sûr, avec l'humilité et le respect dus à la représentation nationale d'un pays qui exerce pleinement et librement sa souveraineté. Vous voterez en votre âme et conscience sur le CETA, mais permettez-moi cependant de formuler un souhait : le Canada, ami allié et partenaire stratégique sur la scène internationale, peut légitimement aspirer et espérer qu'à l'heure des débats, les faits l'emportent sur les contrevérités, la raison sur la désinformation, la réalité sur les fantasmes, sanitaires et environnementaux.
Le Sénat, je le sais, est la chambre des collectivités territoriales. Contrairement à ce que j'entends dire parfois, il n'y a pas, d'un côté, les gagnants du CETA, et, de l'autre, les territoires ruraux, qui en seraient les perdants. J'ai fait plus de trente déplacements dans vos communes, vos départements et régions, et j'ai vu des entreprises canadiennes qui investissent en France et créent partout des emplois dans des territoires urbains comme ruraux. J'en veux pour preuve, dans l'Indre, l'équipementier automobile Montupet. J'ai vu des coopérations entre entreprises canadiennes et françaises sur l'environnement, l'innovation, l'intelligence artificielle et la recherche, et j'ai vu partout des coopérations fructueuses qui tirent nos économies et vos territoires vers le haut.
J'ai vu aussi des territoires ruraux toujours émus au souvenir des alliés canadiens tombés pour la France et la liberté dans les Hauts-de-France et en Normandie. Le Sénat, chambre des territoires, revendique aussi une sagesse qui lui permet de trier le bon grain de l'ivraie. Je le souhaite. À l'heure du vote, vous vous demanderez, à l'instar de mon Premier ministre, Justin Trudeau, quand il s'est exprimé en avril 2018 devant vos collègues députés : avec qui, si ce n'est avec le Canada ? Oui, avec qui la France pourrait-elle conclure un accord de commerce progressiste si elle ne le fait pas avec le Canada ? (Applaudissements.)
M. Christian Cambon, président. - Madame l'ambassadrice, je vous remercie de cet exposé passionné et passionnant. Rassurez-vous, au Sénat, le ton n'est jamais celui de l'invective. Néanmoins, vous l'avez compris, il y a en France un contexte de crainte lié à la crise de l'agriculture, qui n'a pas de lien avec le CETA.
M. Pascal Allizard, rapporteur du projet de loi autorisant la ratification du CETA. - Je vous remercie à mon tour de votre intervention. En introduction, je rappelle que Samuel de Champlain, fondateur de la ville de Québec, est parti d'Honfleur, dans le Calvados...
Nous avons déjà eu l'occasion d'échanger sur le CETA avec vous. Les difficultés ne viennent bien sûr absolument pas du Canada, mais de la crise de l'élevage français, à laquelle le Gouvernement doit apporter des réponses.
L'amalgame entre le CETA et les autres traités négociés par la Commission européenne, avec le Mercosur, mais aussi avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande, est un autre facteur de confusion. La Commission continue de négocier tous azimuts, ignorant l'inquiétude des peuples. J'ai trois questions à vous poser.
Tout d'abord, pouvez-vous revenir sur les raisons qui ont conduit le Canada à négocier un quota de 65 000 tonnes de boeuf ? Ce quota a très peu d'intérêt, à ce jour, pour les éleveurs canadiens, puisque seules 1 350 tonnes ont été effectivement importées par l'Union européenne en 2018. Souvent situés dans l'Ouest canadien, les éleveurs préfèrent se tourner vers le marché asiatique, où la demande explose et où les contraintes sont bien moindres que sur le marché européen. Pourquoi fragiliser l'ensemble du traité pour un quota qui semble finalement n'avoir qu'assez peu d'intérêt pour le Canada ?
Ensuite, pouvez-vous nous expliquer, un peu plus dans le détail, comment le respect des normes sanitaires et environnementales, imposées à l'entrée sur le marché européen, est garanti par les autorités canadiennes ? Qui contrôle la filière ? Quelle est la nature de ces contrôles et comment leur effectivité est-elle garantie ?
Enfin, le Canada n'aura-t-il pas la tentation de remettre en cause les règles européennes imposées à nos agriculteurs en contestant, par exemple, le principe de précaution dans le cadre de recours, après la ratification du CETA ?
M. Olivier Cadic. - Le débat sur le CETA n'est pas nouveau, mais je suis gêné qu'il soit monopolisé par les questions d'élevage. Comme si notre pays se résumait à cela.
Il y a beaucoup de PME françaises à Montréal et beaucoup d'entrepreneurs français sont attirés par votre pays. Une ère nouvelle est en train de s'ouvrir grâce à ce traité de libéralisation, qui va permettre de simplifier les installations croisées de nos entreprises. L'un des volets les plus prometteurs du traité est l'ouverture des marchés publics. Que pouvez-vous nous en dire ?
M. Laurent Duplomb. - Je n'ai pas besoin de rappeler l'amitié que je porte au peuple canadien. Le problème est surtout franco-français.
Nos agriculteurs ne peuvent plus comprendre le CETA, car ils ont trop de boulets aux pieds. Ils sont accablés de normes et de contraintes de plus en plus lourdes, souvent du fait de surtranspositions. Pourtant, notre modèle est sain. Surtout, derrière le CETA pointe l'accord avec le Mercosur
Par ailleurs, comment comprendre que le CETA s'applique depuis deux ans, alors que nous débattons actuellement de sa ratification ? C'est totalement incompréhensible pour nos agriculteurs. Pour ma part, je pense que le Gouvernement ne demandera pas au Sénat de le ratifier, de crainte de subir un camouflet, mais je veux mettre le gouvernement actuel devant ses contradictions. Si d'aventure nous étions saisis, je voterais contre, mais n'y voyez aucune manifestation d'hostilité à l'égard de votre pays et de vos concitoyens.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - À l'heure actuelle, les Français ne peuvent pas exercer au Canada un certain nombre de professions réglementées, et réciproquement. Où en sont les reconnaissances mutuelles de qualification ?
M. Martial Bourquin. - Madame l'ambassadrice, acceptez l'idée que nous aimons le Canada ! Si nous votons contre le CETA, nous ne votons pas contre le Canada. J'ai moi-même encouragé et accompagné des collaborations dans les Laurentides avec des industriels du bois de mon département. Nous n'avons donc pas besoin du CETA pour travailler ensemble.
Le vrai problème, à notre sens, est que le CETA est un accord du XXe siècle, un traité de libre-échange qui contient 96 fois le mot « concurrence », mais pas les mots « réchauffement » et « biodiversité ». Le défi climatique nous donne des raisons de penser que ce traité a vieilli prématurément. Nous savons que de grands groupes européens peuvent en bénéficier considérablement, mais l'agriculture paysanne craint d'en pâtir.
Certes, des efforts ont été faits, sur les tribunaux d'arbitrage en particulier, mais tout cela, c'est fini : la planète brûle, on ne va pas acheter notre steak au Canada, alors que nos producteurs ont du mal à vendre leur viande. Si nous continuons ainsi, nous irons dans le mur. C'est pourquoi, même avec du doliprane, il n'est pas possible que je vote en faveur de ce traité.
Certains points suscitent encore des débats importants entre nos pays, comme les sables bitumineux. Nous avons des divergences, mais notre proximité extraordinaire avec le Canada demeure et ce ne serait pas rendre service à nos deux peuples que de voter le CETA.
M. Michel Raison. - Madame l'ambassadrice, je salue la haute qualité passionnelle et pédagogique de votre intervention. Avez-vous exercé ces qualités devant les grandes organisations agricoles françaises, notamment la Fédération nationale bovine, qui fait campagne contre ce traité ? Leurs réactions paraissent parfois irrationnelles, mais elles s'expliquent : on exige, avec la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable (Égalim), en particulier, des agriculteurs français des pratiques qui contredisent totalement le CETA.
S'agissant des élevages certifiés, quelles sont les différences de normes entre l'Europe et le Canada ? Les Canadiens qui ont fait certifier leurs exploitations utilisent-ils des farines de viande ou d'autres procédés ? Je ne remets pas en cause ces pratiques en elles-mêmes, mais les producteurs européens étant soumis à des obligations précises, l'incompréhension peut être forte.
Quelle serait, selon vous, l'incidence d'un vote négatif, voire de l'absence de vote, du Sénat ? Nous pourrions développer une analyse juridique complexe à ce sujet, mais quelle est la vôtre ?
Je termine avec une promesse : vous pouvez compter sur moi pour défendre aussi bien les agriculteurs canadiens que leurs homologues français, d'autant que, j'ai failli être moi-même un paysan canadien !
M. Jean-Yves Leconte. - Les producteurs laitiers canadiens nourrissent envers le CETA les mêmes craintes que nos propres agriculteurs, il est bon que nous puissions en discuter.
Certes, on établit la liberté de circulation des biens, mais qu'en est-il de la circulation des personnes et des compétences ? Un certain nombre de mesures de cet ordre sont encore suspendues à la ratification. Pouvez-vous nous préciser si les dispositions du chapitre 11 du CETA amélioreront la reconnaissance des diplômes entre nos deux pays ?
S'agissant des marchés publics, la situation est aujourd'hui asymétrique, car nous sommes déjà entièrement ouverts. Le CETA mettra seulement au même niveau les entreprises canadiennes et européennes.
Comment le Canada envisage-t-il sa relation avec la Grande-Bretagne ? La question est importante dans la mesure où nous ne savons pas nous-mêmes quelles relations établiront le Royaume-Uni et l'Union européenne.
Enfin, nos exigences en matière de réduction des émissions de carbone nous contraignent à constater que notre organisation n'est pas adaptée : les marchés carbone n'étaient pas prévus au départ de la négociation. Est-il possible, selon vous, d'établir un marché unique du carbone entre l'Union européenne et le Canada ? Quelle est la position du Canada sur le mécanisme de compensation aux frontières ?
M. Didier Marie. - Je vais être franc : il y a en France, et dans l'Union européenne, une crise de confiance envers les accords commerciaux, avec le Canada comme avec d'autres. Ses accords subissent aujourd'hui une forme d'obsolescence au regard de la crise climatique, qui n'a pas été prise en compte à son juste niveau. Il nous paraît en outre anormal qu'un accord puisse être appliqué avant sa ratification, pour laquelle aucune date n'a même été fixée au Sénat - vous n'y êtes pour rien.
Au regard de ces remarques, il nous semble aujourd'hui nécessaire de définir une nouvelle doctrine du commerce international, dont les premières mesures viseraient la lutte contre le réchauffement climatique à partir de l'accord de Paris et des acquis de la COP 21. Au vu de la méfiance que l'opacité de leurs prédécesseurs a suscitée, ces futurs accords devront être transparents.
Mes collègues ont évoqué l'agriculture. S'agissant des farines animales, lors de la séance de juillet dernier à l'Assemblée nationale, une question a porté sur l'interdiction des importations de viandes nourries avec ces produits. Notre ministère de l'agriculture a reconnu que ni le texte de l'accord ni la réglementation de l'Union européenne ne permettait de l'imposer, et le Canada a admis que certaines protéines animales, issues du sang, étaient autorisées. Pour l'heure, aucun acte délégué n'est prévu pour interdire la commercialisation d'animaux ainsi élevés.
D'une manière plus générale, l'Europe s'est dotée de mesures de sécurité sanitaire et phytosanitaire, basées sur le principe de précaution, qui pourraient pâtir de l'action menée par seize pays, dont le Canada, auprès de l'organisation mondiale du commerce (OMC). Nous craignons que cette divergence de vues conduise, à l'avenir, à la contestation des normes.
Sur les services publics, enfin, le CETA prévoit une liste négative, dont certains craignent qu'elle conduise à faire de la libéralisation la règle et non plus l'exception.
M. Michel Raison. - Je voudrais dire à mon collègue Martial Bourquin que, dans ce genre de débat, il faut surtout se garder d'opposer une agriculture dite « paysanne » à un autre modèle.
Mme Isabelle Hudon. - Je doublerai les réponses que je vous fais ici d'un document écrit qui vous sera transmis.
Monsieur Laurent Duplomb, vous évoquez « la majorité actuelle », mais je veux vous rappeler que c'est une autre majorité qui a proposé ces négociations, encore une autre qui les a menées et une nouvelle qui va ratifier cet accord.
M. Michel Raison. - C'est bien pire !
Mme Isabelle Hudon. - Je l'ai dit, il y a beaucoup de pères et de mères du CETA en France ; j'ajoute que, chez nous aussi, plusieurs familles politiques lui ont publiquement accordé leur soutien.
Notre modèle n'est pas le modèle français, et nous n'entendons pas vous l'imposer. Il y a des règles claires et strictes sur les normes à respecter en France et au Canada et le CETA n'en fait disparaître aucune. En matière de production bovine, par exemple, il a été décidé, au Canada, à l'issue d'un débat passionné, que les producteurs bovins pouvaient continuer à élever leur bétail en utilisant des hormones. Or c'est interdit en France. La viande ainsi produite est donc interdite en France. Nous ne vous imposons pas notre modèle : nous acceptons le commerce entre les deux pays en respectant les normes des deux côtés. Ce n'est pas à moi de vous aider à regagner confiance dans la solidité de vos normes, en revanche, je vous assure que lorsque nos produits quittent le Canada, ils respectent les normes, les nôtres comme les vôtres.
J'ai passé deux ans sur le terrain français à parler du CETA avec passion, mais je me suis trouvée très seule ! Vous indiquez qu'à vos yeux le Canada est un pays ami, mais je n'ai pas entendu beaucoup de voix s'élever pour le défendre lorsque des propos ont été tenus, sur l'agriculture, en particulier, qui ont abîmé mon pays. Je me suis sentie bien seule à faire la promotion de cette entente, et je vous ai également envoyé des fiches explicatives. J'ai fait appel aux entreprises françaises et canadiennes, mais celles-ci ne veulent pas s'embarquer dans ce débat, ni ici ni là-bas. C'est pourquoi nous avons produit nous-mêmes ces fiches, qui ont également été transmises aux médias régionaux.
Sur les professions réglementées, il existe dans l'accord négocié un cadre permettant la reconnaissance des qualifications, mais il revient à chaque profession de mener les négociations. Ce secteur est sous la responsabilité provinciale, chez nous, et beaucoup de négociations se font province par province et profession par profession, la province de Québec étant la plus avancée.
Vous évoquez le secteur laitier, mais j'ai indiqué, dans mon discours, que, depuis le CETA, les vins français avaient repris la pole position aux vins américains : nous buvons votre vin et nous adorons votre fromage. Ces débats ont eu lieu dans le secteur laitier canadien il y a quelques années, avant les négociations. J'ai entendu, d'ailleurs, que vous auriez apprécié qu'il en aille de même en France. Des craintes se sont fait jour, le secteur s'est senti fragilisé au moment de renégocier l'entente de libre-échange avec les États-Unis et le gouvernement canadien a déployé un programme d'aide spécifique. Je ne veux pas m'ingérer dans vos façons de faire, vos règles sont différentes, mais si vous votiez contre le CETA, j'ai compris que ce serait pour souligner la souffrance de votre secteur agricole. Pourtant, je vous appelle à ne pas balayer le Canada du revers de la main et à voter pour des recommandations précises et non pour pallier les pertes possibles de votre secteur agricole. Je forme le voeu que la sagesse du Sénat soutienne une modernisation ou une réforme, mais je n'empiéterai pas plus avant sur vos prérogatives !
Je ne peux rien faire pour ou contre le Mercosur, mais je vous invite à faire une différence entre ces deux traités. Si vous exigez des normes précises pour le CETA, adoptez la même posture pour le Mercosur, mais ce n'est pas parce que vous voterez le CETA que vous voterez le Mercosur.
En matière de marchés publics, il est difficile de produire des chiffres, mais nous vous ferons parvenir un document. Globalement, les développements sont lents, mais des sociétés françaises multiplient leurs actions sur les marchés publics et obtiennent de plus en plus de succès.
J'attire votre attention sur le fait qu'un vote négatif de votre part, voire une absence de vote, enverrait, certes, un message à votre gouvernement, mais adresserait également au Canada un véritable signal géopolitique et pas seulement commercial. Je vous l'ai dit : la liste des pays alignés fond comme neige au soleil. Je ne sais pas ce que fera l'Union européenne d'un vote négatif, mais si le premier venait de la France, il s'agirait d'une sacrée gifle. Utilisez plutôt votre sagesse pour faire avancer le dossier !
Une dernière chose : au Canada, nous ne nourrissons pas nos ruminants avec des farines animales au sens où vous l'entendez, nous suivons sur ce point les mêmes règles que l'Union européenne, mais l'expression ne signifie pas nécessairement la même chose chez nous.
M. Jean-Claude Tissot. - J'ai lu un article dans lequel des parlementaires canadiens appelaient la France à ne pas voter le CETA en soutenant que le Canada produisait du saumon OGM. Comment cela sera-t-il perçu en France ? Même au Canada, donc, tout le monde n'est pas favorable au CETA. J'y suis moi-même opposé, ce qui ne signifie pas que je suis contre les accords commerciaux internationaux. Dans cette commission, nous luttons contre la grande distribution pour préserver les prix agricoles et je crains que ce que nous combattons ici se reproduise avec d'autres pays.
Vous indiquez que vos animaux ne sont pas nourris aux farines animales, mais qu'en est-il des accélérateurs de croissance ?
En tout état de cause, je vous remercie de votre développement clair et précis.
M. Henri Cabanel. - Nous avons pu apprécier en effet, vos qualités de persuasion, mais je souhaite vous parler du modèle agricole canadien. Entre 1990 et 2017, les émissions totales de gaz à effet de serre de l'agriculture canadienne ont augmenté de 26 %. Votre modèle est une agriculture intensive, qui utilise des intrants en quantité importante et qui a un fort impact sur l'environnement et sur la santé humaine. Les agriculteurs français n'ont pas le même modèle : notre agriculture a été décrite par un journal britannique comme la plus durable au monde. Nous nous interrogeons donc devant vos pratiques. Toutefois, nous savons que vous réfléchissez, vous avez signé les accords de Paris, vous adoptez une vision plus environnementale : envisagez-vous de changer de modèle agricole pour aller vers des pratiques plus respectueuses de l'environnement ? Les agriculteurs canadiens, comme les agriculteurs français, sont mal dans leur peau et vous êtes également touchés par le fléau des suicides.
M. Daniel Gremillet. - Si votre pays venait à douter de vos qualités pour défendre le CETA, nous témoignerons sans hésiter en votre faveur ! Vous êtes impressionnante. Toutefois, si nous n'avions pas vécu les difficultés agricoles récentes et, surtout, si la perspective du Mercosur ne se dessinait pas, le CETA serait passé sans votre intervention. Un point a provoqué la classe politique : nous discutons encore, alors que l'accord est déjà actif. Si les élus de France avaient été associés aux discussions et avaient pu prendre connaissance des accords, la situation serait différente. Il en va de même pour le Mercosur, d'ailleurs : nous ne disposons pas du moindre élément. Nous devons revoir notre copie quant à la manière de négocier.
M. Pascal Allizard a posé une question sur la viande : si nous l'avions exclue de cet accord, nous n'en serions pas là. Son maintien découle-t-il d'une exigence canadienne ou d'une demande européenne ? Vous êtes très forte : vous évoquez les 0,2 gramme de boeuf canadien que chaque Français aurait consommé en une année, mais selon qu'il s'agit de pot-au-feu ou de caviar, les conséquences ne sont pas les mêmes. Tout dépend de la valeur du gramme !
Je ne suis pas pour le blocage des échanges, mais la société évolue et nous devrions pouvoir évoquer le bilan carbone sans que cela soit pour autant contradictoire avec le maintien du commerce, d'autant que l'association entre flux de personnes et flux de marchandises diminue l'impact carbone.
Enfin, comme Vosgien, je tiens à vous témoigner notre reconnaissance pour les moyens que votre pays a déployés afin de retrouver les corps des touristes disparus dans le récent accident de motoneige. Merci.
M. Fabien Gay. - J'ai bien reçu votre courrier et j'accepte de débattre. J'ai aimé votre formule : nous nous mettrons d'accord sur le fait que nous ne sommes pas d'accord.
Les relations entre la France et le Canada sont historiques, il a existé des accords économiques avant celui dont nous discutons, nos peuples sont amis et si le CETA venait à échouer, ils le resteraient. Ne laissons pas penser que ceux qui voteraient contre cet accord seraient des nationalistes animés seulement d'un désir de repli sur soi. Je suis de ceux qui considèrent que ces accords de libre-échange mettent les peuples en compétition. Trouvons plutôt des accords de coopération !
Je vous respecte parce que vous êtes une vraie militante. Vous avez détaillé ce que cet accord a apporté aux territoires français, mais certaines importations en provenance du Canada ont également augmenté, notamment les importations d'hydrocarbures. Sans vouloir vous imposer un débat franco-français, je relève qu'alors que nous votons une loi qui vise à interdire l'extraction d'hydrocarbures en 2040, nous passons un accord qui en augmente les importations. Des accords de coopération pourraient, plutôt, tirer nos droits sociaux, économiques et environnementaux vers le haut.
Le CETA fait tomber les barrières tarifaires, mais il s'agit, surtout, du premier accord mixte. Qu'en est-il des aspects non tarifaires, c'est-à-dire de l'accès à nos services publics, à nos normes sociales, sanitaires et environnementales ? Nous ne sommes toujours pas d'accord sur les produits phytosanitaires, alors que se pose déjà une question de démocratie : le traité s'applique depuis deux ans, alors que les parlements devaient l'avoir ratifié au bout d'un an. Nous ne savons ni si le Sénat se prononcera ni, le cas échéant, quand il se prononcera.
Au Canada se trouvent aussi des opposants au CETA. Nous devrions nous rendre là-bas pour entendre les débats au sein du peuple canadien, avant de ratifier le CETA, et non pas pour ne rencontrer que des opposants.
Vous ne dites pas tout sur la filière viande... Actuellement, il n'y a que 34 ou 38 fermes d'élevage qui sont homologuées, mais parce que la filière sans OGM n'existait pas il y a deux ans - or il faut cinq ans pour être homologué. Il y aura donc de plus en plus de fermes homologuées. Par ailleurs, tous les quotas ne sont pas remplis. Jusqu'en 2023, les seuils de 46 000 tonnes pour la viande bovine et 75 000 tonnes pour la viande porcine ne sont pas critiqués. Mais à partir de 2023, le quota total sera ouvert, au même moment où vos filières et vos fermes seront homologuées, et elles pourront alors fortement exporter.
Il y a aussi d'autres traités commerciaux européens. Il s'agit là de défendre notre agriculture, tout simplement, mais non de pointer du doigt l'agriculture canadienne.
M. Pierre Louault. - À mes collègues qui affirment qu'ils aiment bien le Canada, mais pas le CETA, je répondrai qu'il n'y a rien de pire dans la vie que d'être trahi par ses amis ; s'imaginer que ce sera sans conséquence, c'est se tromper.
Je salue la qualité des arguments de madame l'ambassadrice. Pour connaître un peu le Canada, je puis vous assurer que si des normes sont inscrites dans l'accord, il y aura des contrôles là-bas - et ce, même si nous manquons de contrôleurs en France. On ne fait pas rentrer n'importe quoi, n'importe où, n'importe comment au Canada, et n'en part pas n'importe quoi, n'importe comment.
Le problème de l'agriculture française, c'est qu'il y a une concurrence sans vainqueur. Tous les produits qui viennent d'Amérique du Sud, et notamment la viande argentine, rentrent à peu près librement en Europe, et avec des normes qui n'ont rien à voir avec nos normes de production - sans parler des OGM, le soja transgénique fournissant les marchés animaux européens... Mais ce débat semble ne déranger personne.
La Fédération nationale bovine aurait mieux fait de s'occuper un peu plus sérieusement de la filière bovine française en crise depuis quinze ans. Madame l'ambassadrice, pourriez-vous nous confirmer que la viande bovine provenant du Canada n'aura pas de farines animales ni d'éléments interdits en France ? Je souhaiterais disposer des termes de l'accord beaucoup plus précis qui fixent les normes de qualité et de production de la viande bovine.
J'invite mes collègues à se rendre au Canada, notamment au Québec, où les élevages ressemblent énormément à l'élevage français ; il y a des agriculteurs qui mettent autant de passion et qui produisent des produits de la même qualité qu'en France. Vous seriez ainsi rassurés.
Mme Sophie Primas, présidente. - Vous avez là un allié de poids, madame l'ambassadrice !
Mme Noëlle Rauscent. - Madame l'ambassadrice, je vous félicite de votre intervention, et salue votre détermination et votre clarté.
Malgré ma retraite, je connais bien l'élevage puisque j'exploite avec mon fils un élevage allaitant et que nous produisons de la viande. Je ne suis pas opposée à ce que disent certains collègues. Comme M. Laurent Duplomb, j'estime que le problème est franco-français. J'espère que la Fédération nationale bovine (FNB) et Interbev s'en empareront. Nous, éleveurs, ne savons pas forcément nous organiser en filières ; c'est un énorme handicap. Lorsqu'on a commencé à parler du CETA et même quelques années auparavant, les enjeux climatiques étaient peu évoqués. Or désormais, le rejet de dioxyde de carbone doit être pris en considération. Il faut d'abord crever l'abcès chez nous.
Je n'ai jamais mis les pieds au Canada, mais j'ai énormément d'échanges avec mes petits-enfants qui reçoivent des Canadiens...
Mme Anne-Catherine Loisier. - J'ai rarement vu ambassadeur venir défendre un traité avec autant d'engagement que vous. Cela fait honneur à votre fonction.
Quelle est la motivation du Canada dans ce traité ? Et pourquoi, s'il y a si peu d'élevages homologués et si peu de volume, la viande bovine, qui plombe les débats, est-elle inclue dans le traité ? C'est assez dommage que l'on ne parle que de ce petit quota alors que le traité présente des avantages incontestables.
Je n'ai pas totalement compris comment fonctionnaient certaines pratiques commerciales. Les viticulteurs de ma région m'ont fait part de l'existence de taxes régionales en Colombie britannique ou dans l'Ontario, qui frappaient bien davantage les vins français que les vins américains. Nous n'avons pas de taxe régionale en France. Comment l'équité va-t-elle être assurée ? Nous avons négocié des taux à l'entrée, mais lorsque des produits français arrivent au Canada, ils sont susceptibles de se voir appliquer de nouvelles taxes...
M. Jean-Yves Leconte. - Pouvez-vous nous préciser votre réponse sur le Brexit et les marchés carbone ?
Mme Isabelle Hudon. - Je vous remercie de vos félicitations et de vos propos chaleureux. Ma tâche est grandement facilitée par le fait que nous disposons des données réelles, chiffrées, et non plus de projections qui peuvent se révéler aléatoires.
Je ne peux pas prétendre pouvoir vous annoncer quelle sera la prochaine étape des négociations entre le Canada et la Grande-Bretagne, mais nous voulons minimiser le plus possible l'impact du Brexit sur nos entreprises. Des conversations ont déjà été entamées entre nos deux pays pour discuter des grandes lignes d'une entente, mais cela prendra plusieurs mois, voire plusieurs années. L'objectif ultime du Canada, parce que la Grande-Bretagne est un partenaire commercial extrêmement important, est de diminuer - ou de tenter d'éviter - tout contre-choc pour les entreprises canadiennes. Nous suivons des règles déterminées. Nos discussions avec la Grande-Bretagne s'intensifieront dans les prochains mois pour arriver à une négociation heureuse et gagnant-gagnant.
Pourquoi avoir accepté un quota de boeuf ? Ma réponse se trouve dans le fromage : les producteurs laitiers européens - et notamment français - ont été gourmands avec leurs contingents d'exportation. En retour, le Canada a demandé une partie du contingent pour la viande. Mais si nous devions utiliser 100 % du contingent disponible de viande, nous exporterions 69 000 tonnes, soit moins de 1 % de la viande consommée en Europe.
M. Laurent Duplomb. - Ce n'est pas un argument !
Mme Isabelle Hudon. - À l'inverse, le fromage que vous exporteriez au Canada représente beaucoup plus que 1 % du fromage consommé au Canada. Dans une négociation pour un traité, il n'y a pas un perdant et un gagnant, mais des gagnants des deux côtés. Lorsque nous avons reçu la demande, je n'étais pas à la table de négociations...
M. Fabien Gay. - Nous n'étions pas là non plus...
Mme Isabelle Hudon. - Nous vous accueillerons toujours très bien au Canada, mais attention, nous risquons de vous garder ! Deux à trois fois par an, mon collègue Marc Berthiaume organise des missions avec quelques députés et quelques sénateurs pour visiter le Canada - et nous n'invitons pas que des partisans du CETA ! Cela fait plus de cinquante ans que nous organisons ces missions.
Nous avons opté pour le principe d'une taxe carbone sur les entreprises redistribuée aux citoyens. Il faut savoir que 99 % de notre commerce se fait par bateau, pour un effet gaz de serre équivalent à ce qui s'est passé en Chine durant les deux heures de notre discussion.
Monsieur Gay, vous m'avez interrogée sur les sables bitumineux. Oui, nous en produisons, mais nous n'exportons aucun pétrole issu de cette production vers la France. Nous n'exportons en France que du pétrole extrait de manière conventionnelle au large de Terre-Neuve.
M. Fabien Gay. - Je vous crois, mais comment pouvons-nous contrôler cela ? Même en Europe, nous n'arrivons pas à nous mettre d'accord.
Mme Isabelle Hudon. - De toute façon, nous n'avons aucun moyen de le transporter de l'Alberta vers la France. Il faudrait 4 000 km de pipeline pour cela, qui n'existent pas, nous n'avons pas non plus les bateaux pour le transport...
S'agissant du vin, vous avez un avantage sur d'autres pays. Mais il faut savoir que la responsabilité de la taxe régionale relève des provinces. Au Québec et en Ontario, le commerce d'alcool est un monopole du gouvernement provincial. Le prix n'est pas libre. En Alberta, en revanche, c'est un peu comme chez vous.
Monsieur Tissot, sachez que si les produits que vous citez sont interdits sur votre sol, ils ne quitteront pas le Canada.
Pour conclure, je dirai que tout le débat que nous venons d'avoir a eu lieu au Canada voilà cinq ans. Aujourd'hui, tout est rentré dans l'ordre, car les entreprises et les citoyens voient tous les effets positifs qu'un pays de 37 millions d'habitants peut retirer de l'accès à un marché de 500 millions de consommateurs.
M. Jean Bizet, président. - Chacun sait ici ce que je pense du CETA. Laurent Duplomb et Daniel Gremillet ont raison de souligner qu'on ne débat pas suffisamment des accords de libre-échange dans les parlements nationaux. Je rappelle que la politique commerciale commune est de la compétence exclusive de l'Union. Mais la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne sur l'accord avec Singapour a permis de préciser la nature mixte de certains accords, dont fait partie le CETA, qui implique alors une ratification par les parlements nationaux. Ne nous y trompons pas, le volet qui n'est pas de la compétence exclusive de l'Union est limité. Je suis convaincu que nous devons donc débattre davantage en amont des projets d'accords internationaux pour faire passer des messages auprès de nos représentants qui négocient. Sinon, on court le risque de crispation. C'est d'autant plus important que d'autres accords se profilent comme peut-être avec les États-Unis. Il faudra être très vigilant ! Je veux néanmoins saluer l'action menée par l'ancien président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, pour multiplier les accords commerciaux de « nouvelle génération » car celui qui a les normes a le marché.
Mme l'ambassadrice nous a dit qu'il était interdit d'utiliser des farines animales au Canada. C'est vrai, ils n'utilisent que des farines de sang, qui ne transmettent pas l'ESB, et qui sont autorisées par l'Office international des épizooties. Certes, l'Union européenne est allée un peu plus loin, mais voilà le type de désinformation contre lesquelles nous devons nous battre. De même, contrairement à ce que j'ai entendu, le principe de précaution a été intégré à toutes les négociations. Enfin, il y a des clés de sécurité extrêmement claires dans le CETA.
La filière bovine française vit mal depuis une quinzaine d'années, mais le CETA n'y est pour rien. Il faut plutôt regarder du côté de la grande consommation, que l'on n'arrive pas à contrer dans ses pratiques qui déséquilibrent les marchés. En l'espèce, c'est au niveau européen qu'il faut agir.
Je ne sais pas si nous aurons à nous prononcer sur le CETA, mais, si le Sénat vote contre, l'onde de choc géopolitique sera considérable.
Mme Sophie Primas, présidente. - Madame l'ambassadrice, je vous remercie. Ce qui nous sépare aujourd'hui n'est en rien une question d'amitié entre nos deux pays ; c'est un problème de politique intérieure, un débat franco-français. Si le CETA était arrivé avant l'affaire du Mercosur, sans doute n'y aurait-il pas eu toutes ces crispations.
Nous ne pouvons plus accepter l'empilement de ces accords qui mettent en difficulté la filière de la viande bovine. C'est un problème franco-français, mais nous voulons envoyer un signal pour agir au niveau français. Nous devons engager des initiatives au niveau national pour aider notre filière bovine, dans la limite de ce que l'Europe nous autorise à faire. Ces engagements sont préalables au CETA, car, comme nous disons ici, « un tiens vaut mieux que deux tu l'auras ». Nous devons tenir cette position en politique intérieure face à notre gouvernement, madame l'ambassadrice, car vous avez presque réussi à nous convaincre !
J'adresse donc ce message au Gouvernement : travaillons sur la consolidation de notre filière bovine avec l'interprofession et le Parlement, ce sera la clé pour aller plus loin avec le CETA.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 45.