Mardi 7 janvier 2020
- Présidence de Mme Nathalie Delattre, présidente -
La réunion est ouverte à 13 h 35.
Audition de M. Olivier Roy, professeur au Robert Schumann Centre for Advanced Studies de l'European Université Institute de Florence (Italie)
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Mes chers collègues, nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en cette nouvelle année avec l'audition de M. Olivier Roy, professeur au Centre Robert Schuman de l'Institut européen de Florence.
Vous êtes, monsieur le professeur, l'un des spécialistes les plus connus de l'islam politique. Parmi de nombreux ouvrages, vous avez notamment publié, avec Naïma M'Faddel, en 2017 un livre intitulé Et tout ça devrait faire d'excellents Français - dialogue sur les quartiers, ouvrage qui porte sur la question de la politique de la ville et de l'islamisme.
Dans un entretien publié hier par le journal Le Monde, M. Hugo Micheron déclare : « On confond souvent le djihadisme et le terrorisme. Or ce dernier n'est qu'un moyen pour les djihadistes. Leur objectif in fine, c'est un territoire où sont appliquées les règles de ce qu'ils considèrent être la charia. Même si on peut débattre de certaines mesures, l'État a aujourd'hui très bien pris en compte le risque sécuritaire lié au djihadisme. C'est bien moins vrai du défi sociétal, politique et intellectuel qu'il pose. »
Or ces enjeux sociétaux intéressent particulièrement notre commission d'enquête, et nous serions heureux de connaître votre analyse.
Avant de vous laisser la parole, je me dois de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Roy prête serment.
Si vous le voulez bien, monsieur le professeur, vous pourriez en quelques minutes faire une présentation liminaire après laquelle je passerai la parole à Madame la rapporteure puis à Mesdames et Messieurs les commissaires pour vous poser des questions.
M. Olivier Roy, professeur au centre Robert Schuman de l'Institut européen de Florence. - Je vous remercie de m'accueillir
Je souhaite tout d'abord souligner ce qui constitue à mon sens un problème méthodologique. On étudie aujourd'hui les problèmes des quartiers et de l'islam en France à travers le prisme de la radicalisation violente, ce qui est normal eu égard aux événements que nous connaissons depuis 1995.L'affaire Kelkal marque en effet le démarrage du terrorisme endogène, celui qui ne relève pas d'une exportation étrangère, mais qui touche des jeunes de seconde génération et des convertis. Cela fait donc vingt-cinq ans que nous sommes dans la même structure. D'ailleurs, je tiens à préciser que pour moi, on ne peut pas parler de deuxième ou troisième générations de djihadistes : depuis Kelkal, nous sommes face au même profil sociologique et idéologique : 75 % de personnes issues de la seconde génération et 25 % de convertis.
Il s'agit de jeunes issus plus ou moins majoritairement des quartiers, mais cela reste très variable. Il est essentiel de souligner que ces jeunes n'ont pas connu d'incubation salafiste. Certes ces jeunes sont salafistes au sens où ils adhèrent à un islam strict. Cela pose la question de la définition du salafisme. Si l'on songe à une organisation en réseau qui aurait une stratégie en France et dans le monde, parler de salafisme n'a aucun sens.
La plupart de ces jeunes ne parlent pas arabe. L'étude des prêches en arabe reste intéressante, mais ils ne touchent pas les jeunes en question. Internet joue un rôle beaucoup plus grand que les mosquées, au grand dam des policiers et des anciens des renseignements généraux : on peut surveiller les mosquées ; Internet, c'est une autre affaire.
Autre problème de méthodologie ;cette radicalisation violente ne concerne que quelques centaines, voire quelques milliers d'individus. Toutes les études, dont les miennes, sur la radicalisation violente portent sur quelques dizaines de cas. Ma base personnelle de données comporte 150 personnes. J'ai retenu comme critère de sélection ceux qui sont effectivement passés à l'action et non ceux qui ont simplement donné des signes de radicalisation.
L'un des problèmes majeurs des études réalisées, c'est que personne n'a pu interviewer ceux qui ont vraiment perpétré des attentats puisqu'ils sont morts. On ne peut interroger que ceux qui ont été repérés, mais qui n'ont encore rien fait, ou les revenants. Il ne s'agit pas d'une critique du livre intitulé Les Revenants. C'est un bon ouvrage, mais le journaliste n'a interrogé que ceux qui ont refusé, au dernier moment, de se faire sauter. Or ceux qui posent un vrai problème sont ceux qui passent à l'acte. Ce sont eux qui ont la clé. Et pratiquement tous ceux qui ont commis des attentats terroristes en France sont morts - il me semble être l'un des seuls à avoir souligné ce point. Face à ce trou noir, on se rabat sur les velléitaires, c'est-à-dire sur ceux qui ne sont pas passés à l'action. C'est intéressant, on apprend plein de choses, mais il ne faut pas confondre les deux cas.
De même, pratiquement aucun de ces jeunes n'est lié au milieu associatif musulman, qu'il s'agisse de mosquées ou d'associations caritatives ou culturelles. Très peu d'entre eux fréquentent des mosquées de manière continue. Ils ne s'y rendent généralement que dans les mois précédant leur passage à l'action.
Le cas de Nathan Chiasson est très intéressant : ce dernier est passé à l'action parce que son imam a refusé de le marier religieusement tant qu'il ne serait pas marié civilement. Nathan Chiasson est donc passé à l'action contre l'opinion de l'imam légaliste qui avait refusé de le marier.
En France, on a tendance à considérer la radicalisation religieuse comme le fil conducteur d'un certain nombre de problèmes : djihadisme et terrorisme, bien entendu, mais aussi salafisme, mouvements tabligh, Frères musulmans et sécession des quartiers. Que la radicalisation religieuse joue un rôle dans chacun de ces niveaux, c'est une évidence. Pour autant, la considérer comme un fil conducteur ne nous emmène nulle part : si l'on met dans le même sac la maman voilée qui emmène son fils à une séance du conseil général et les gars du Bataclan, on ne comprend plus rien. Il faut distinguer radicalisation religieuse et radicalisation violente. Or, tel est le risque du débat actuel. Il est important de distinguer radicalisation religieuse et radicalisation violente.
En France, le poids d'une laïcité devenue idéologique est très prégnant dans le débat. On définit la radicalité par tout écart à la norme laïque. Je pense notamment au livre d'Olivier Galland sur la radicalisation dans les collèges et les lycées. Il indique sa méthodologie et définit la radicalité comme l'écart avec la normativité laïque. Cela pose un énorme problème : à cette aune, toute religion est radicale. Il n'y a pas de religion ou de théologie modérée, seulement des croyants modérés. Le pape ne se considère pas comme un modéré sur le plan religieux, mais il n'ira pas poser de bombes pour autant.
En France, l'idée qu'un croyant modéré est quelqu'un qui croit modérément est très forte. Or en suivant cette idée, on se trompe complètement. On ne comprend pas le religieux. Un des effets pervers de cette fixation - légitime - sur la radicalité violente fait voir dans tout phénomène religieux une possibilité de radicalisation.
Faire de la norme laïque l'axe de l'intégration
pose également un gros problème. Quelles sont les valeurs de la
République ? S'agit-il des valeurs libérales d'aujourd'hui
- féminisme, droit des homosexuels... - ou d'autre
chose ? S'il s'agit des valeurs libérales d'aujourd'hui, La Manif
pour tous est dans la sécession, tout comme les Loubavitch. Pour autant,
ces mouvements ne sont pas violents. En partant de ce raisonnement, on ne
comprend pas toute une partie de la population française
constituée de bons citoyens qui considèrent que la vraie vie est
ailleurs.
Si vous demandez aux Français ce qu'est la laïcité, 75 % d'entre eux vous répondront que la religion relève de la sphère privée. Or la loi de 1905 porte sur les cultes, c'est-à-dire la pratique de la religion. Il ne s'agit pas d'une loi sur la foi. Les prières dans la rue ne sont pas interdites par la Constitution. La loi de 1905 dit qu'elles ne peuvent avoir lieu que dans le cadre républicain, c'est-à-dire avec l'autorisation des maires et les déclarations nécessaires. Elles sont parfaitement légales, raison pour laquelle la police n'a jamais pu disperser des gens priant devant une mosquée.
On pense que certaines organisations ont mis en place une stratégie cachée pour islamiser la France. Que certaines personnes rêvent d'islamiser la France, c'est une évidence. D'autres ont pu rêver d'en faire une République socialiste populaire ou d'abolir le capitalisme. Le même problème se pose aujourd'hui avec ces mouvements, notamment avec les salafistes, les Frères musulmans, le tabligh et le djihadisme.
En ce qui concerne ce dernier mouvement, je m'oppose fortement à M. Micheron : aucune stratégie des djihadistes français ne vise à créer des espaces islamisés en France. Ils n'ont jamais fait de propagande auprès des musulmans. Ils recrutent des gens, individuellement, pour passer à l'action immédiatement. Ils n'ont jamais créé de réseaux, d'associations « paravents », de presse spécialisée... Ils passent à l'action et, ce faisant, ils tuent leurs militants. Depuis le Bataclan, aucune opération sophistiquée n'a pu être montée. La raison n'est pas à trouver dans un changement stratégique survenu quelque part dans le désert de Syrie, mais tout simplement dans le fait que leurs meilleurs militants se sont fait tuer. Il faut des années pour créer un petit groupe homogène capable de rester deux ans dans la clandestinité et de développer une logistique efficace. Cela ne se fait pas en une rencontre sur internet.
Les djihadistes ne visent que le califat international. Cela peut rester un mythe et Daech n'être qu'un projet irréalisable, ils y croient tout de même et font tout pour y arriver. C'est en cela qu'ils sont dangereux. Mais, le djihadisme global n'a rien à faire des quartiers déshérités.
Les salafis ne sont pas un mouvement à proprement parler. Il s'agit d'une conception de la religion. Il n'existe pas de direction salafie. Ils vont traditionnellement suivre l'enseignement d'un cheikh, lequel habite généralement en Arabie saoudite. Les cheikhs sont les mêmes depuis trente ans. Ils ont beaucoup vieilli et nombre d'entre eux ont aujourd'hui disparu. Il y a très peu de renouvellement. Il y a donc une crise de la transmission religieuse. Certains s'autoproclament cheikh sur Internet, mais ils n'ont pas le poids d'un Madkhali, d'un Albani ou d'un Djazairi, lesquels sont des gens qui écrivent, qui réfléchissent et qui comptent de vrais disciples.
L'objectif des salafis, c'est le salut - ce qui est incompréhensible en France. Ils veulent simplement aller au paradis, ils n'ont pas de stratégie. Comme les tabligh, ils sont assez peu prosélytes. Ce qu'ils veulent, c'est le retour des musulmans nominaux à une véritable pratique religieuse.
On parle souvent à tort d'enclaves salafies. Ce ne sont pas les salafis qui empêchent la police d'entrer dans les quartiers, mais les gangs. Il arrive souvent qu'un membre d'un gang devienne salafi ; l'inverse est assez rare. En général, on devient salafi en vieillissant. Les salafis n'ont pas d'organisation sociale. Le parti communiste avait une politique de socialisation des banlieues. Les salafis n'en ont pas ; ils ne font pas de socialisation.
Les Frères musulmans sont les seuls à mener une politique de communautarisation. Il s'agit d'une organisation moderne, d'une organisation du XXe siècle. Son fondateur, Hassan el-Banna, était fasciné par le communisme et le fascisme, non par le nazisme. Mussolini l'intéressait - Maududi était aussi fasciné par Mussolini. Il dénonçait une crise de la démocratie et voyait dans l'islam une alternative, une réponse à cette crise.
Les Frères musulmans ont une vision moderne de la pratique politique. Ils savent ce qu'est la presse, ils savent utiliser des organisations relais - mouvements de jeunesse, clubs de sport, mouvements de femmes, voire syndicats même si pour ceux-ci le problème est d'une acuité moindre... Ils ont une vraie stratégie. Ce sont des penseurs, des intellectuels : aucun djihadiste ne vient de leurs rangs.
La littérature de Daech est anti-Frères musulmans. Daech les insulte à chaque page, car les Frères musulmans sont partisans d'un compromis politique. Les Frères musulmans, c'est Ghannouchi, par exemple. Quoi qu'on puisse penser de ce dernier, il a joué un rôle historique fondamental dans la transition pacifique et démocratique en Tunisie. C'est un vrai croyant, peut-être fondamentaliste sur un certain nombre d'aspects, mais je ne vois pas ce qu'on peut lui reprocher en termes politiques. Quand on veut participer à un gouvernement de coalition, il faut évidemment discuter avec des gens avec qui l'on n'est pas d'accord...
En fait, le printemps arabe a tué les Frères musulmans. Ils ont été incapables de proposer une alternative islamique. Ils ont toujours rejoint le camp laïc de fait. En Égypte, ce sont les salafis qui ont rejoint le camp laïc. Les Frères musulmans sont morts de n'avoir pas su proposer une alternative. Ils se sont complètement trompés dans leur stratégie. En revanche, en Tunisie, Ghannouchi, qui a parfois eu un peu de mal à imposer son tournant à sa base, s'est rallié aux représentants de l'establishment laïc, au grand dam d'un certain nombre de laïcs militants, qui reprochent à leurs dirigeants de les avoir trahis.
Les Frères musulmans sont de vrais politiques. S'ils ont des divergences entre eux, ils veulent constituer une communauté musulmane qui puisse s'exprimer en tant que telle auprès de l'État, se présenter dans la société comme une minorité qui porte des demandes d'ordre social et politique et négocier. Ils sont dans une logique de négociation, mais en se définissant comme une minorité religieuse qui veut s'affirmer politiquement et affirmer ses droits. Cette situation est différente des salafistes et des djihadistes.
Sociologiquement, les Frères musulmans ne recrutent pas dans les quartiers. Ils sont issus des classes moyennes venues en France par l'intermédiaire d'étudiants arabes. Il ne s'agit pas d'immigrés de seconde génération, d'enfants d'ouvriers. Ainsi, Tareq Oubrou est venu en France pour étudier la chimie. De même, l'imam de Florence est un Frère musulman qui était venu y étudier la mode... Vingt ans plus tard, ces étudiants se retrouvent imams ou cheikhs. Ils ont une stratégie d'intégration, mais portent des revendications.
En gros, il existe trois grandes tendances : les tablighis et les salafis, qui promeuvent une réislamisation du musulman nominal ; les djihadistes, qui veulent construire par la force le califat international ; et les Frères musulmans, qui ont une stratégie politique de défense de la minorité qu'ils essaient de construire, d'où l'utilisation du terme « islamophobie ».
Au fond, les Frères musulmans sont très souvent obsédés par la manière dont les juifs se sont constitués comme expression politique en France. La dualité entre le rabbinat et le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) est, pour eux, un modèle.
Ce contexte étant posé, j'en viens aux territoires perdus de la République. Soyons clairs : pourquoi la République a-t-elle perdu des territoires ? Parce qu'elle les a quittés.
Je suis arrivé à Dreux en 1973. J'étais professeur de lycée. J'ai vu arriver en terminale la première seconde génération, c'est-à-dire les premiers fils d'ouvriers - je suis toujours en contact avec mes anciens élèves. J'ai vu arriver la vague salafie dans les années 80. Dreux est une petite ville : on va à pied dans les quartiers, qui sont à 500 mètres du centre-ville. Je connais les imams. À Dreux, 80 % des musulmans sont Marocains. Il s'agit d'un islam consulaire avec des visites régulières d'un consul général - si c'est une femme, elle n'est évidemment jamais voilée. Tous les diplomates marocains sont de très haut niveau, mais leur but est très clair : « marocaniser » l'islam de France. On peut comprendre qu'ils cherchent à former au Maroc les imams français ou à intégrer les réseaux confrériques sénégalais dans l'islam marocain. Leur travail est très sophistiqué. Sert-il nos intérêts ? D'un point de vue sécuritaire, on peut le penser aux premiers abords. Sauf que les Marocains sont surreprésentés parmi les djihadistes. Il y a donc un problème de contrôle interne, couplé avec une exportation des éléments radicaux. Au reste, l'islam consulaire ne marche pas. Les nouvelles générations n'en veulent pas. L'islam des chibanis, des anciens combattants, des ouvriers à la retraite, ce n'est pas l'islam du futur. C'est une impasse.
J'ai connu M. Pierre Joxe quand il était ministre de l'intérieur. Il est le premier à avoir lancé l'idée d'un islam de France. Sa vision était très claire. Or, depuis trente ans, tous les ministères de l'intérieur et des cultes appellent à un islam de France, mais négocient, dans le même temps, avec les Marocains, les Algériens, les Turcs, les Saoudiens... On ne peut pas appeler à un islam de France tout en envoyant nos imams se former à al-Azhar parce qu'ils sont modérés ou marocains. Cela n'a pas de sens.
Ma théorie est que le gallicanisme est un impensé de la République laïque française. Nous sommes culturellement gallicans : nous voulons que la République contrôle le religieux. D'ailleurs, chaque fois que l'on évoque l'organisation d'une religion, on se réfère à l'empereur Napoléon. Il n'est pas sérieux qu'une République laïque ait comme modèle un empire concordataire... Il faudrait assumer cette position gallicane. Je rappelle que, parmi les opposants républicains à la loi de 1905, certains estimaient que la religion était trop importante pour qu'on la laisse en dehors du contrôle de la République et qu'il fallait faire des prêtres des fonctionnaires. Quoi qu'il en soit, il faut faire un choix clair. Une République laïque assumée ne peut pas former des imams et appeler à un « bon islam » sur le plan théologique. Cela n'a aucun sens.
Au reste, nos interlocuteurs sont des non-croyants d'origine musulmane. Je respecte parfaitement les non-croyants - je me range dans cette catégorie -, mais on ne saurait demander à ces derniers de proposer une forme d'organisation du religieux. Il faut partir des religieux. Il est tout de même incroyable que, dans l'affaire du voile, on n'interviewe presque jamais de personnes voilées. L'islam est arrivé en France à travers l'immigration de travail. Cette population est venue sans ses élites. Les élites se sont fabriquées ailleurs et essaient de s'y raccrocher. Par exemple, les Frères musulmans offrent des élites clés en main à une population qui n'en a pas. Si ces élites religieuses doivent se former, ce sera à l'intérieur de l'islam.
En France, comme en Allemagne ou en Suisse, on a manqué toutes les occasions d'ouvrir des filières de réflexion théologiques avec l'appui des autres églises. Une excellente formule est d'apparier une faculté de théologie chrétienne - catholique ou protestante - avec une faculté ou un département de théologie islamique. De fait, tous les imams en contact avec des théologiens catholiques que je connais se rendent comptent qu'ils ont du chemin à faire en matière de sophistication de la recherche, de l'exégèse, etc.
En Italie, l'église catholique l'a très bien compris : elle ouvre des filières et recrute des professeurs de théologie islamique pour créer une émulation intellectuelle, qui, au demeurant, revient à un certain formatage - il s'agit d'intégrer la manière dont le religieux existe en Europe.
En France, on a demandé à l'Institut catholique de Paris de former les musulmans à la laïcité. C'est d'un ridicule total ! L'État, qui est laïc, n'a pas à demander à l'église catholique de les organiser. En revanche, il peut lui suggérer de créer des filières de théologie ou d'exégèse comparatives... Cela existe ailleurs, en Allemagne, en Suisse, notamment à Fribourg, ou encore en Italie. En Italie, le mouvement catholique des Focolari, qui réunit des centaines de milliers de personnes dans ce pays, et plusieurs millions en Europe, s'est doté d'une branche musulmane, à l'intention de ses partisans musulmans, qui adoptent cette spiritualité chrétienne, sans renoncer à leur religion. Des milliers de personnes l'ont rejointe.
Notre problème, c'est que nous ne devons pas jouer la carte théologique, mais que celle-ci est essentielle.
Il faut faciliter les formations. Sur ce plan, le cadre européen est bienvenu. Je pense à Fribourg, qui est une ville bilingue et un canton catholique, où le recteur de l'université est un père dominicain, qui vient en tenue monacale et fait la prière. En France, une telle situation fait hurler !
Le religieux doit être considéré en tant que tel. Le religieux et le social ne doivent pas être mélangés. Il faut une politique de la ville, mais celle-ci ne réglera pas les problèmes de théologie islamique. Ces deux registres doivent être considérés comme autonomes.
Il faut s'appuyer sur les mouvements sociaux. De plus en plus de jeunes d'origine musulmane siègent dans les conseils municipaux ou au Parlement grâce à La République en Marche, non pas pour des raisons idéologiques, mais parce que, ce mouvement étant parti de zéro, la question du plafond de verre ne s'y est pas posée. On voit apparaître de nouvelles élites, que l'on traite compte tenu de leur origine - on leur demande d'assumer le djihadisme, les quartiers difficiles... -, alors que toute leur stratégie individuelle a consisté à en sortir.
Une partie de ces nouvelles élites est sécularisée. D'autres veulent réinventer leur pratique religieuse pour la rendre compatible avec leur ascension sociale et leur intégration dans la société française. Il faut travailler en ce sens, au lieu de les tenir en suspicion permanente. Elles sont d'ailleurs une cible des Frères musulmans. C'est avec la constitution d'élites issues de la population musulmane que nous nous en sortirons. Elles sont l'avenir.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Le climat actuel est compliqué. L'islam politique pose un vrai souci. Je ne suis pas sûre que l'on ait beaucoup avancé depuis l'attentat de Charlie Hebdo, dont on commémore aujourd'hui le cinquième anniversaire. Depuis le 5 janvier 2015, il y a eu plus de 250 morts liés au terrorisme.
Depuis quinze ou vingt ans, la laïcité est remise en cause par une partie de la population, en particulier au sein de la population musulmane, qui refuse que ce principe les guide dans leur quotidien. Je peux vous dire que, dans certains quartiers du Val-d'Oise, on ne peut même pas prononcer le mot de laïcité ! Cependant, nous sommes un certain nombre à penser que la laïcité protège notre unité.
Je souhaite connaître votre avis sur cet espèce de « djihad judiciaire » mené par certains pour que les tribunaux se positionnent sur l'islamophobie. Quel est votre avis sur ce concept ? Ce dernier est beaucoup mis en avant par un certain nombre de personnes.
Pour ma part, j'estime que l'on voit des mamans voilées à la télévision. Au reste, il est normal qu'elles s'expriment ! Que pensez-vous du fait que l'on voit beaucoup plus de femmes voilées aujourd'hui qu'il y a quinze ans ? Dans nos banlieues, on voit aussi de nombreuses petites filles voilées. Considérez-vous que le voile soit un étendard politique qui vise à inscrire une religion dans l'espace public ?
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Nous avons entendu Youssef Chiheb, qui a appelé de ses voeux une laïcité rénovée. Que préconisez-vous à ce sujet ?
Pour ma part, je pense que c'est la loi de 1901 qui pose problème : on voit bien que de plus en plus de pratiques cultuelles s'imposent sous couvert d'associations culturelles.
M. Olivier Roy. - La loi de 1905 est très bonne. Il n'y a aucune raison de la modifier, si ce n'est sur des détails techniques, comme on l'a fait plusieurs fois. Mon principe est très simple : toute la loi de 1905 et seulement elle.
Pour ce qui concerne la loi de 1901, les maires ont un rôle à jouer. Il m'est arrivé de voir des maires suggérer à des musulmans de créer une association culturelle loi 1901 plutôt qu'une mosquée. La confusion n'est pas une stratégie de la part des musulmans. Elle est présente dès le début. Je pense, à Paris, à l'Institut des cultures d'islam.
Qu'est-ce qu'un musulman athée ? On sait ce qu'est un juif athée, mais il ne faudrait pas tomber dans la confusion entre ethnie et religion et le piège que constitue le parallèle entre islamophobie et antisémitisme.
Je suis d'accord : il faut séparer le religieux du culturel, d'autant que c'est déjà le cas. Certes, pas pour quelqu'un de la première génération, mais pour les jeunes oui, d'où la bataille sur le hallal. Les nouvelles générations veulent du boeuf bourguignon hallal et des hamburgers hallal, ce qui fait bondir les identitaires. En effet, on a quitté le référent culturel traditionnel et on attache un marqueur religieux à des aspects de la culture française.
En ce qui concerne la laïcité, elle a changé. En 1947, l'abbé Pierre s'est rendu à l'Assemblée nationale en soutane. Nous n'avions pas alors la même conception de la laïcité. Une espèce de symétrie s'est organisée dans la douleur entre l'église catholique et la République laïque. Un équilibre a été trouvé grâce aux deux guerres - par la guerre dans les tranchées, et la Résistance rassemblant catholiques et communistes. Sauf qu'on a assisté à partir des années 60 à la déchristianisation de la société. La religion catholique s'est effondrée. Les catholiques de gauche ont disparu, ils se sont laïcisés, et une partie des catholiques conservateurs de droite se sont « ghettoïsés », mais il s'agit d'un résidu en voie de disparition. L'arrivée de nouveaux croyants, pratiquants, visibles bousculent nos habitudes. En Italie, où l'Église est encore très prégnante dans le champ social, l'arrivée de femmes voilées n'a pas du tout eu le même effet « disrupteur » puisqu'on a l'habitude de voir des prêtres et des religieuses ; et les gens baignent dans une culture religieuse. En France, c'est la laïcité qui réagit de manière antireligieuse : on n'a pas fait une loi contre le voile, on a fait une loi contre le signe religieux. On ne veut plus voir de religieux dans l'espace public. Certes, tout cela vise d'abord les musulmans, mais les catholiques sont aussi concernés. Je pense notamment à l'affaire du président de l'université de Strasbourg .
M. Olivier Roy. - Mes collègues ont rédigé une pétition affirmant qu'un prêtre ne pouvait pas être élu président de l'université, alors qu'il a été élu en tant que doyen de la faculté de théologie de Strasbourg - qui est une faculté d'Etat. Il ne vient pourtant pas en soutane et n'ouvre pas les réunions par une prière ! Bref, on est ici dans une laïcité épidermique, qui se retourne contre le religieux en général.
Vous avez raison, il existe bel et bien une guérilla judiciaire, tout simplement parce que le rôle des tribunaux s'est considérablement étendu depuis une trentaine d'années : on va maintenant au tribunal pour n'importe quoi ! Par ailleurs, l'État laïc ne peut pas légiférer sur le religieux : on le voit bien avec la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Bref, en France, ce sont de fait les tribunaux qui décident, sur la base d'arguments qui ne sont pas jamais des arguments de fond par définition car il n'y a pas de définition juridique, ce qu'est une religion. Il revient donc au système judiciaire d'élaborer une jurisprudence claire et nette. Dans une société de droit, le gouvernement ne peut pas non plus donner des consignes aux tribunaux.
Personnellement, je n'emploie jamais le terme islamophobie : cette construction, par parallélisme avec l'antisémitisme, ne fonctionne pas. Certes, des gens éprouvent une haine de l'islam comme religion. Il s'agit d'un racisme qui touche en particulier les musulmans, mais aussi tout étranger, quel qu'il soit. Le débat actuel sur les réfugiés n'est pas non plus un débat sur l'islam. En tout état de cause, il n'y a, selon moi, aucune raison de reconnaître l'islamophobie comme une catégorie ou un concept.
Le nombre des femmes voilées augmente ? : oui et non. Les mamans de quarante-cinq ans qui sont aujourd'hui voilées appartiennent à la génération qui a lancé l'affaire du voile il y a trente ans. On n'intègre jamais le facteur temps. Or il faut voir d'où ses femmes viennent : est-ce qu'elles portaient le voile à quinze ans ? Est-ce qu'elles l'imposent à leurs filles ? Tout un travail d'étude sérieux, et non de stigmatisation, reste à faire.
Le phénomène des petites filles voilées correspond à la tendance dure des salafis. C'est d'ailleurs normal : plus ils sentent qu'ils perdent pied, plus ils en rajoutent dans la manifestation identitaire. Il existe une nouvelle tendance sur laquelle certains de mes collègues travaillent, à savoir la « déhidjabisation ». J'ai pu le constater, un certain nombre de mes étudiantes voilées ont décidé d'arrêter le voile, dont une fille d'imam. Il s'agit d'un phénomène générationnel : personne ne se révolte de la même manière que ses parents ! En 1989, cela embêtait les parents que les filles portent le voile. Mais maintenant que les mères portent le voile, pourquoi en mettre un ? Faire comme maman, ce n'est pas très exaltant, sauf si l'on est une petite fille !
Ce phénomène arrive maintenant en Turquie, en Égypte, au Maroc. Il est en lien avec la crise du salafisme. Le salafisme aujourd'hui, contrairement à ce que l'on croit, a perdu de son dynamisme. Il a notamment perdu ses cheikhs, sans parler de la destruction du haut clergé wahhabi par Mohammed ben Salmane, dit « MBS ». Certains continuent à croire que le salafisme est encouragé par l'Arabie saoudite, mais c'est fini ! MBS veut un régime autoritaire moderne, il a mis fin à l'alliance quasi centenaire entre la dynastie des Saoud et le clergé wahhabi. Aujourd'hui, on fait certaines choses en Arabie saoudite qui étaient impensables il y a trois ans !
Par ailleurs, il existe une crise des modèles. Quand les jeunes partent en Égypte ou au Yémen, ils tombent sur des guerres civiles, de la corruption et du racisme. L'iman de Brest est très représentatif de cette évolution. Il y a dix ou quinze ans, il affichait un salafisme joyeux. Aujourd'hui, il se pose des questions et il reconnaît avoir dit des bêtises.
Nous enregistrons certes le raidissement d'un petit noyau, mais nous constatons aussi l'ouverture relative d'une autre partie des musulmans, car nul ne vit facilement dans un ghetto social. J'ai connu des salafistes à Dreux. À dix-huit ans, ils refusaient de serrer la main, pas seulement aux filles, mais aussi aux autres. Ils portaient la barbe et des qamis blancs. Mais il leur a fallu travailler : ils ont donc enlevé le qamis, ils se sont rasés et ils ont intégré les principes de la laïcité pour pouvoir postuler à un emploi public. Puis ils se sont mariés et ils ont eu des enfants. Et que fait-on avec les enfants ? Soit on choisit la secte, soit lorsqu'on est à Dreux on les inscrit à l'école catholique ! À cinquante ans, ils sont toujours musulmans pratiquants, ils mangent toujours hallal, mais ils sont devenus complètement différents sur le plan du rapport à la société !
Je vous conseille de lire Les territoires gagnés de la République ? d'Arnaud Lacheret, qui relate brut de décoffrage l'arrivée d'un jeune maire Les Républicains à Rillieux-la-Pape, après avoir enlevé la mairie à un maire socialiste ou communiste accusé de communautarisme. Il s'aperçoit alors que les choses sont plus compliquées qu'elles ne le paraissent, car il a en face de lui non un groupe de salafis, mais un public islamisé plus divers : des imams épiciers, des travailleurs, des chômeurs, etc. Il s'agit d'un ouvrage fort intéressant.
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Selon vous, il est souhaitable de dissocier religion et terrorisme. Néanmoins, c'est bien sous couvert d'une religion et, plus précisément de l'islam, que ces gens passent à l'acte. Il s'agit bien d'un islam conquérant : nous ne pensons pas comme eux, nous devons donc être détruits ! Il me semble donc compliqué de dissocier la religion de ces actes terroristes.
Comment expliquez-vous le faible nombre de musulmans présents lors des marches silencieuses pour dénoncer l'attentat contre Charlie Hebdo ? De même, pourquoi de nombreux jeunes d'origine musulmane, pratiquants ou non, ont-ils refusé de participer aux différentes minutes de silence qui ont été organisées ? Tout cela ne contribue-t-il pas à diviser les musulmans de France pratiquants ?
M. Jean-Marie Bockel. - Votre parole est incontournable et utile. Notre sujet de travail est bien la radicalisation et non le djihad. Vous avez souligné à juste titre qu'il n'y avait pas de foi modérée. Néanmoins, il peut, selon moi, exister une lecture des textes et une pratique exprimant une forme de modération allant dans le sens du respect d'autrui. La religion catholique, après quelques soubresauts, des crises et conflits, a su évoluer. Or nous avons un problème avec l'islam, qui ne se rencontre pas avec d'autres religions. À vous entendre, on a le sentiment que ce n'est pas si grave. Je ne partage pas votre opinion.
En ce qui concerne les signes religieux, nous avons tous notre vécu. J'ai été maire de Mulhouse pendant vingt ans et j'y suis élu depuis plus de quarante ans. Le monde, à cet égard, a profondément changé. Au-delà de tout ce que vous avez dit sur l'aspect générationnel, il existe aujourd'hui, du point de vue de la République française, un phénomène massif, lourd, qui connaît une évolution rapide, exponentielle, voire inquiétante, avec une dimension d'arrogance, de rejet et d'exigence constante.
Réunion après réunion, nous évoquons la nouvelle vision de l'islam. En tant que président du groupe d'amitié France-Pays du Golfe du Sénat, j'ai été amené à rencontrer Ahmed bin Mohammed Al-Issa, le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale. Je sais bien que Mohammed Al-Issa a signé plusieurs ordres d'exécution à mort, et je suis lucide sur l'Arabie saoudite et Mohammed ben Salmane. A-t-on intérêt à discuter avec ces personnes ou devons-nous nous en tenir éloignés ? Personnellement, je suis partisan du dialogue !
M. Olivier Roy. - Je suis très lié à la communauté de Sant'Egidio, avec les représentants de laquelle j'ai participé aux négociations avec le cheikh d'Al-Azhar, Ahmed el-Tayeb. Comunione e Liberazione, un mouvement catholique classé très à droite, m'a également demandé de dialoguer avec le cheikh Al-Issa devant des milliers de catholiques qui ne sont pas des progressistes, et la réunion s'est très bien passée.
La stratégie papale, élaborée par Mgr Tauran, de dialogue avec l'islam cherche à mettre les représentants des musulmans devant leurs responsabilités. Il est inutile de chercher à sonder leurs intentions pour savoir s'ils sont sincères. Ahmed el-Tayeb a clairement annoncé que le statut de dhimmi ne s'appliquait plus aux non-musulmans, lesquels devaient être considérés comme des citoyens. Certains estiment que cela relève de la taqiya, mais peu importe : c'est la déclaration du cheikh d'Al-Azhar indiquant que musulmans et non musulmans sont égaux qui compte !
Le Parlement islamiste d'Ennahda a inscrit dans la Constitution tunisienne le principe de la liberté de conscience, c'est-à-dire le droit pour un musulman de devenir chrétien. Ce droit est tout à fait différent de la liberté religieuse, qui permet à chacun de pratiquer librement. L'Église protestante algérienne a obtenu, quant à elle, la reconnaissance de son secrétaire général, qui est un converti. C'est sur de tels points concrets qu'il faut travailler, et non sur des grands principes.
Les terroristes sont musulmans. Aller au paradis est leur motivation principale : c'est la raison pour laquelle ils se font tuer. Il ne faut pas dissocier l'islam des terroristes, mais il faut les gérer séparément. On ne répond pas au terrorisme par une analyse religieuse. Il faut autonomiser la réflexion théologique, et développer l'exégèse. Mais ce n'est pas à l'État de faire cela en France. Les chrétiens ont un rôle fondamental à jouer, par l'intermédiaire d'organisations comme Sant'Egidio, Comunione e Liberazione ou la Fondation Oasis du cardinal Scola.
Il faut repenser le religieux dans l'espace public, dont il ne peut être exclu. Le fait religieux est minoritaire, mais il est fort quand il est présent. La zone grise entre non-croyants et croyants n'existe plus : on assiste à une sécularisation, à une déchristianisation de notre société qui conduit à faire des religions des communautés de foi qui se vivent en décalage.
Les jeunes n'aiment pas que les autorités leur disent quoi penser. La solidarité avec Charlie Hebdo leur est fortement conseillée par l'administration, mais cela ne marche pas ! Ce n'est pas propre à Charlie Hebdo.
Si je suis optimiste, c'est parce que c'est dans ma nature, mais aussi parce qu'il faut voir les choses d'un point de vue historique : la question des relations entre la République et l'Église en France nous a occupés pendant un siècle. Les religions ont du temps devant elles, alors que les laïcs se sentent davantage bousculés !
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Comme Jean-Marie Bockel, je suis inquiète du climat actuel. Pour ma part, je ne suis pas très optimiste. Si je vous ai bien compris, vous ne croyez pas que certains quartiers soient tentés par le séparatisme, au nom d'une religion. Pour ma part, j'estime que c'est une réalité.
M. Antoine Lefèvre. - Vous avez évoqué le fait que des jeunes femmes retiraient maintenant leur voile. Sur quels éléments vous fondez-vous ? Sur nos territoires, nous avons au contraire le sentiment que le phénomène s'amplifie, notamment chez les très jeunes filles. Certaines communautés veulent en remontrer aux autres, plus intégrées... J'ai constaté aussi cette évolution en Tunisie, où la femme a eu pendant longtemps un statut plutôt enviable.
Mme Catherine Troendlé. - Notre commission d'enquête porte sur la lutte contre la radicalisation islamiste. J'ai travaillé, avec Mme Benbassa, sur l'endoctrinement des jeunes. Si l'on veut lutter contre un phénomène, il faut le comprendre, ainsi que son élément déclencheur. Vous semblez dire que la radicalisation concerne plutôt les jeunes et se fait par Internet. Le constat que nous faisions dans notre rapport, qui date d'il y a dix-huit mois, est quelque peu différent : nous avons plutôt conclu que la radicalisation se faisait dans le cadre associatif, souvent sous l'impulsion d'imams. Vous avez, pour votre part - mais peut-être ai-je mal compris - minimisé le rôle de ces derniers et estimé que la politique de la ville n'était pas efficace. J'estime au contraire que la politique de la ville peut avoir une influence très positive si les moyens sont fléchés.
Que pensez-vous de l'infiltration insidieuse que connaît notre société ? On constate des velléités de constituer des listes communautaristes à l'approche des prochaines échéances électorales. Quel est le sens de cette démarche ? Vous estimez qu'il n'y a pas de volonté d'islamiser le pays ; je ne partage pas tout à fait votre avis. Quel est, selon vous, le positionnement que devrait adopter le Conseil français du culte musulman (CFCM) ?
M. Olivier Roy. - Je me suis peut-être mal exprimé : ce que j'ai regretté, c'est l'absence d'une politique de la ville. On ne s'appuie pas sur les acteurs locaux que sont les maires et les sous-préfets. La politique de la ville apparaît toujours comme imposée de l'extérieur. Cela fait quarante ans que je vis à Dreux : le maire est au pouvoir depuis bientôt trente ans, alors que le sous-préfet change tous les deux ou trois ans. En outre, il n'y a pas de tuilage entre deux sous-préfets : pour que l'un puisse être nommé, il faut que l'autre ait quitté son poste. Les imams s'en plaignent : tel sous-préfet viendra les consulter, alors que le suivant les ignorera ou les traitera de salafis... L'absence totale de continuité dans les sous-préfectures pose problème. L'État doit reprendre une place politique dans les quartiers.
Les maires essayent d'éviter les problèmes : ils jouent un rôle de modérateur, sans toucher au fond du problème. Ils ont besoin de leaders communautaires pour négocier : ils en rajoutent donc dans la communautarisation, tout en dénonçant dans leur discours le risque que cela peut entraîner...
Il faut renforcer le rôle des sous-préfets et leur permettre de rester plus longtemps. Mais ce type de poste n'est pas valorisant.
J'ai évoqué la radicalisation djihadiste, laquelle ne se fait pas dans les mosquées, contrairement à la radicalisation religieuse, salafiste. On ne passe pas de la mosquée salafie à l'attentat terroriste. Parmi les 150 djihadistes français, il n'y avait pratiquement aucun « pilier de mosquée », fréquentant de manière assidue et sur une longue période ce lieu. Salah Abdeslam est considéré comme un produit de l'incubation salafiste de Molenbeek, mais les frères Abdeslam tenaient un bistrot où l'on vendait de la bière au comptoir et du haschich derrière : quel rapport avec le salafisme ? On évoque la taqiya, mais ils faisaient figurer des drapeaux de Daech sur leur page Facebook... Il n'est pas vrai que plus on est salafiste, plus on est djihadiste. Néanmoins, vous avez raison, il y a une radicalisation religieuse, mais il faut bien voir qu'elle recouvre des situations très diverses.
En ce qui concerne le voile, les jeunes filles le portent, car leurs parents leur imposent. Des études sont en cours sur la déhijabisation des 25-30 ans. Il faut s'intéresser aux itinéraires individuels pour voir les évolutions de la société. Ce que j'affirme c'est que s'il y a de plus en plus de femmes qui portent le voile, de plus en plus prennent la décision de ne plus le porter.
Le séparatisme n'est pas une volonté de fait. Le quartier se sépare parce que, j'y insiste, l'État en est parti et qu'il y a des tensions entre des groupes qui n'ont pas grand-chose à voir. Deux phénomènes sont parallèles et concomitants : la structuration du marché de la drogue dans certains quartiers et l'existence de mosquées salafies. Il n'y a pas un acteur qui pense le séparatisme. D'ailleurs, on ne s'intéresse pas aux personnes qui oeuvrent contre le séparatisme, notamment les mères de famille, qui participent aux sorties scolaires.
Il faut repérer les acteurs favorables à une resocialisation, parmi lesquels on trouve des religieux - des croyants à titre individuel, des imams, etc. Il faut trouver des relais et travailler politiquement. Autrefois, les partis politiques ou les syndicats jouaient ce rôle.
Il convient de travailler sur l'exégèse et ne pas considérer cette question sous le prisme de la minorité radicalisée. Au contraire, la clé est de toucher la majorité non radicalisée. Cela aura des conséquences électorales. Soit on ne voit pas les intermédiaires potentiels, soit on les récuse.
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Vous nous dites : travaillons sur l'exégèse et ouvrons des chaires, mais sans intervention de l'État. Quels financements proposez-vous ?
M. Olivier Roy. - Le professeur Trocmé, que je connaissais bien, avait fait une proposition très concrète à l'État : il avait demandé la création d'une chaire de professeur de théologie islamique et de deux postes de maîtres-assistants. C'est légalement possible dans le cadre du concordat en Alsace-Moselle. Combien de chaires ont été créées concernant la déradicalisation ? On peut dégager des moyens pour créer des chaires de théologie islamique ! Ceux qui veulent étudier la théologie islamique iraient à Strasbourg. C'est très simple. On ne fait pas le minimum qui pourrait être fait.
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Merci de votre intervention.
La réunion est close à 15 heures.