Mercredi 20 mars 2019

- Présidence de M. Alain Milon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Dématérialisation et inégalités d'accès aux services publics - Audition de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits

M. Alain Milon, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir ce matin M. Jacques Toubon, Défenseur des droits. Les sujets que vous abordez pourraient souvent donner lieu à une audition devant notre commission. J'ai toutefois choisi de vous entendre ce matin, monsieur le Défenseur des droits, sur la forme particulière d'exclusion qu'est l'exclusion numérique.

L'exclusion numérique ne se superpose que pour partie aux autres formes d'exclusion. Elle ne concerne pas seulement les personnes âgées ou à faibles revenus. Dans un rapport intitulé Dématérialisation et inégalités d'accès aux services publics, vous interrogez ce phénomène sous l'angle de la relation avec les services publics. Les organismes de sécurité sociale ou Pôle emploi sont pleinement impliqués dans un processus de dématérialisation qui permet, il est vrai, une réduction des coûts de gestion des prestations, mais qui est aussi un formidable outil au service des usagers et de l'accès au droit.

Cette transformation, inéluctable, ne porte pas exclusivement sur les services publics et pose la question de l'inclusion de tous dans ce processus. J'y vois un risque majeur, pour aujourd'hui et pour demain, qui pourrait affecter la cohésion de notre société. Comment garantir que le numérique soit un levier d'accès au droit et d'inclusion ?

M. Jacques Toubon, Défenseur des droits. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de me donner l'occasion, deux mois après la présentation, le 17 janvier dernier, de mon rapport relatif à la dématérialisation et aux inégalités d'accès aux services publics - il est en ligne -, de m'exprimer sur ce sujet dont l'enjeu social est considérable.

Dès 2013, le Défenseur des droits de l'époque, Dominique Baudis, avait annoncé un « choc de simplification » des démarches administratives. Les réclamations présentées au Défenseur des droits par les usagers traduisent une réelle préoccupation depuis plusieurs années, ce sujet étant toujours d'actualité ; elles sont soumises soit directement aux 500 délégués territoriaux, soit par l'intermédiaire de la plateforme téléphonique, ou encore par courrier.

À la suite de la mise en oeuvre du plan Préfectures nouvelle génération, plusieurs milliers de réclamations ont été enregistrées concernant la délivrance en ligne effective à partir du 6 novembre 2017 à zéro heure du permis de conduire et de la carte grise, qui est devenue le premier motif de saisine du Défenseur des droits. D'autres recours ont porté sur les prestations sociales, les titres de séjour ou la déclaration de revenus.

Je me suis saisi de la dématérialisation et des inégalités d'accès aux services publics, car nous avons une perspective à cet égard. Le Gouvernement a lancé, en octobre 2017, un programme de transformation de l'administration dit « Action publique 2022 », dont l'un des objectifs est la dématérialisation de l'intégralité des services publics à l'horizon 2022, soit dans trois ans et demi. Cette ambition est tout à fait justifiée, car la dématérialisation des procédures administratives permet de simplifier, pour une majorité d'usagers, l'accès aux informations ou aux documents administratifs. Le site service-public.fr, régulièrement utilisé par des millions d'utilisateurs, est un succès.

J'ai donc décidé d'analyser en profondeur les réclamations que nous recevions. L'an dernier, j'ai traité 96 000 dossiers, ce nombre étant en augmentation de 6 % à 7 % par rapport à l'année précédente et de plus de 25 % par rapport à l'époque où j'ai pris mes fonctions, voilà quatre ans et demi. Au total, 56 000 réclamations portent sur les relations avec les services publics. Ces demandes représentaient déjà la plus grande part des activités du Défenseur des droits, mais elles sont en augmentation de 10 % - c'est l'une des hausses les plus importantes.

Nous avons commencé à identifier un certain nombre de risques. Pour trouver des solutions, nous avons entendu différents acteurs, dont les porteurs des réformes de dématérialisation, les représentants d'associations qui accompagnent les usagers dans leurs démarches administratives, les représentants d'associations d'élus comme l'Association des maires de France (AMF) ou encore des services ministériels.

En vertu de la loi organique du 29 mars 2011, le Défenseur des droits doit traiter les réclamations, garantir la promotion des droits et faire avancer les choses sur les dossiers qui lui sont remis en cas d'inégalité d'accès aux services publics. Dans mon rapport, j'ai voulu alerter sur les risques de rupture d'égalité entre nos concitoyens et sur les dérives d'une transformation numérique des services publics. Mais j'ai démontré que le processus de dématérialisation, dès lors qu'il est respectueux des principes et des objectifs du service public, qu'il ne laisse personne de côté, peut améliorer de façon significative la qualité du service rendu aux usagers ; il peut constituer un puissant levier d'amélioration de l'accès de tous aux services publics, devenir une source d'économies substantielles pour l'administration et un moyen d'éviter certains déplacements.

Tous les progrès envisagés ne sont possibles que si le processus s'accompagne des démarches de simplification et d'automatisation et s'il favorise la lutte contre le non-recours. Par exemple, la nouvelle prime d'activité en ligne mise en place il y a deux ans est une franche réussite, car plus de 73 % des personnes éligibles au dispositif ont obtenu satisfaction, alors que les prévisions initiales s'élevaient à 50 %. Au moins 30 % des demandeurs ont été assistés par divers intervenants, employés des caisses d'allocations familiales ou de Pôle emploi, etc.

Nous ne devons pas nier les risques d'exclusion liés à la dématérialisation des démarches administratives. Pour y remédier, il faut garantir à tous, au minimum, une connexion internet de qualité et l'accès à des équipements informatiques, et ce sur l'ensemble du territoire. Or 0,7 % des Français, soit 500 000 personnes, n'ont pas accès à une connexion internet fixe. Et dans les communes de moins de 1 000 habitants, plus d'un tiers d'entre eux n'ont pas accès à un internet de qualité - 75 % des communes françaises et 15 % de la population. De surcroît, 19 % de nos concitoyens n'ont pas d'ordinateur à domicile et 27 % n'ont pas de smartphone.

Nous avons constaté de fortes disparités entre les territoires au détriment des outre-mer pour l'accès tant à l'internet qu'à la téléphonie mobile, y compris pour bénéficier de forfaits à bas coût. Les écarts de coûts avec les métropolitains ont augmenté pour la téléphonie mobile : en 2015, les services étaient plus chers de 60 % aux Antilles et en Guyane et de 20 % à La Réunion ; l'accès à internet était également plus coûteux, de 40 %, dans les outre-mer, même si cet écart s'est fortement réduit entre 2010 et 2015. En 2013, 66 % seulement des ménages domiens étaient équipés d'un ordinateur, soit 20 % de moins que les ménages métropolitains.

Cette disparité spatiale, autrement dit l'éloignement de l'Hexagone, ne doit en aucun cas aboutir à un traitement différencié des outre-mer, lequel est puni en vertu de l'article 432-7 du code pénal. Il faut donc résorber cette fracture numérique pour éviter toute discrimination en fonction du lieu de résidence par une personne chargée d'une mission de service public. C'est pourquoi je me suis rendu en octobre dernier en Martinique et en Guadeloupe, afin d'aller à la rencontre des usagers des services publics. En septembre prochain, je me rendrai à La Réunion et à Mayotte.

L'inclusion numérique et l'accès effectif aux procédures dématérialisées ont parfois été mis à mal du fait de la mauvaise conception de certains sites internet des préfectures et de modalités d'organisation inadaptées, lesquelles ont par exemple empêché le dépôt de demandes de titres de séjour. Autre procédé utilisé : certains sites internet bloquent les demandes dès qu'un certain quota est atteint, ce qui s'apparente à un refus du service public. Je vais prochainement publier un rapport sur la façon dont les malades étrangers sont traités. De plus, l'impossibilité de reproduire le relevé d'identité bancaire d'un pays de l'Union européenne peut empêcher le versement, par la Caisse nationale d'assurance maladie ou la Caisse nationale des allocations familiales, d'une prestation sociale, alors que la loi l'autorise parfaitement. Enfin, certaines personnes en arrêt maladie ne peuvent momentanément s'inscrire sur la liste des demandeurs d'emploi, bien que la loi les y autorise.

Pour respecter les droits des usagers, la conception et le déploiement initial des procédures administratives dématérialisées doivent impérativement prendre en compte tous les cas prévus par les textes. Pour ce faire, il convient de maintenir plusieurs modalités d'accès aux services publics à côté de la procédure dématérialisée. À défaut, le moindre dysfonctionnement technique risque d'entraîner une rupture de la continuité du service public et de soulever un problème d'ordre constitutionnel. En conséquence, la dématérialisation doit constituer une possibilité et non une obligation pour l'usager, qui doit pouvoir choisir le mode de communication le plus approprié à sa situation.

Je recommande d'ajouter des dispositions législatives au code des relations entre le public et l'administration, afin d'éviter que certaines modalités d'accès aux services publics disparaissent au profit d'une seule démarche dématérialisée. C'est l'une de mes préconisations fondamentales.

Il est également très important que les personnes en difficulté fassent l'objet d'un accompagnement particulier. En 2017, 12 % des plus de 12 ans, soit 7 millions de personnes, ne se connectent jamais à internet. Et 18 millions de personnes, soit un tiers des Français, s'estiment peu ou pas compétentes pour utiliser un ordinateur.

Nous tentons depuis longtemps d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur ces questions, mais nous étions un peu isolés. Les personnes âgées ou les personnes handicapées ne sont pas les seules visées - on aurait pu penser que l'effet de la démographie allait tout régler -, cette question de société concerne énormément d'individus, de tous âges et de toutes conditions. Il est vrai que les dispositifs d'accompagnement sont insuffisamment intégrés dans les stratégies de dématérialisation des services publics. Les points numériques qui ont été mis en place lors du déploiement du plan Préfectures nouvelle génération afin de faciliter, par exemple, la délivrance des permis de conduire et des cartes grises, se sont révélés insuffisants, malgré l'intervention des volontaires du service civique, dont la formation n'est pas complète.

Les maisons des services au public (MSAP) peuvent jouer un rôle non négligeable dans l'accompagnement de nos concitoyens, mais cette réponse généraliste n'est pas totalement satisfaisante face aux besoins d'accompagnement. Il y a trois ans, avec Jacques Mézard - alors ministre -, j'ai participé à la première rencontre des MSAP. Nous nous sommes rendu compte qu'il fallait réagir contre la fatalité de la désertification.

Actuellement, les MSAP, au nombre de 13 030 sur l'ensemble du territoire, disposent d'un accès à internet, d'une imprimante et d'un scanner. Elles constituent le relais de l'accompagnement numérique des personnes en difficulté. Pourtant, elles peinent à atteindre cet objectif, car elles sont très hétérogènes. De plus, les agents d'accueil doivent être en mesure de renseigner les demandeurs sur l'aspect à la fois administratif et numérique de leur démarche. Or, s'agissant du numérique, les mesures se limitent la plupart du temps à la mise à disposition d'un ordinateur, sans réel accompagnement lors de l'utilisation des services en ligne.

Par ailleurs, les MSAP remplissent des missions différentes, qui dépendent de leur porteur : collectivité, association ou un groupe comme La Poste, qui gère plus de 500 MSAP. Elles ne peuvent devenir le seul lieu d'accueil et d'accompagnement des personnes en difficulté, car elles ne disposent pas toutes de l'expertise des agents d'accueil des services publics. Il faudrait qu'elles comprennent, outre des personnels d'accueil plus généralistes, des représentants de la CAF ou autre. Or, je me suis heurté sur ce point au refus de ma caisse départementale.

Enfin, le maillage territorial des MSAP est insuffisant.

Mesdames, messieurs les sénateurs, il vous appartient, en tant que représentants des territoires, d'enrichir les MSAP en redéployant une partie des économies précédemment réalisées et de mettre en place des dispositifs pérennes d'accompagnement des usagers. Cela suppose à mon sens l'instauration d'un service public de proximité réunissant un représentant de chaque organisme social afin de permettre un accompagnement généraliste et de qualité des populations les plus fragiles. Une adaptation s'impose selon les territoires, mais les zones urbaines peuvent être aussi concernées que les zones rurales par de nouvelles fermetures de services publics, dénoncées régulièrement par les éditions départementales du journal Le Parisien.

Je recommande l'élaboration d'une cartographie éclairée de l'ensemble des lieux publics ou associatifs comportant un service d'accompagnement des usagers. Mme Gourault pourrait piloter cette mission, qui entre tout à fait dans le champ de ses compétences. J'ajoute que la dématérialisation des services publics ne peut être pensée indépendamment des autres canaux d'accès aux services publics. Faute de personnels, les accueils téléphoniques sont de plus en plus succincts ; or ceux-ci sont importants, car ils maintiennent une présence humaine.

J'évoquerai maintenant le risque d'un transfert de charges sur des acteurs économiques et sociaux et d'un basculement vers un secteur privé payant, des prestataires pouvant effectuer les démarches dématérialisées en lieu et place du demandeur, moyennant rémunération. C'est déjà le cas pour le permis de conduire, la carte grise, les titres de séjour, les actes de naissance, etc. Ce procédé est problématique dans la mesure où il permet à l'État de labelliser des tiers de confiance, sans que l'on connaisse les conditions requises pour l'habilitation. Or, en principe, ces procédures sont gratuitement réalisées par des organismes publics, à l'instar de l'Agence nationale des titres. Ce défaut d'information des usagers, qui pensent que le paiement est obligatoire, risque de donner lieu à des escroqueries, d'autant que le recours à un tiers payant est proportionnel au degré de vulnérabilité du demandeur, et d'accentuer les ruptures d'égalité.

Nous devons absolument améliorer l'information des usagers, car les grandes associations - Emmaüs, Secours catholique - qui viennent en aide aux personnes vulnérables n'ont pas les moyens de se substituer aux services publics. Je rappelle que la convention internationale des droits des personnes handicapées fait de l'accessibilité aux services publics pour les personnes en situation de handicap une condition préalable à la jouissance effective des droits civils, économiques, politiques, économiques et culturels.

Le principe de l'accessibilité des services de communication au public en ligne des organismes du service public a été réaffirmé par l'article 47 de la loi du 11 février 2005, mais le dispositif prévu est trop peu contraignant, aucune sanction n'étant encourue en cas de non-respect des droits des personnes en situation de handicap. L'amende est due seulement en cas de défaut de publication de la mention de conformité au droit en vigueur. Je recommande donc de prévoir des mesures appropriées afin que chacun, peu importe son état, puisse accéder à ses droits. Actuellement, la plupart des sites publics de l'État ne sont toujours pas en conformité avec la réglementation et le référentiel général d'accessibilité pour les administrations, qui vise à offrir une traduction des critères d'accessibilité et une méthodologie pour vérifier leur conformité.

Par ailleurs, j'ai constaté l'absence de protection des majeurs incapables dans le processus de dématérialisation des démarches administratives. De fait, le tuteur doit utiliser les identifiants personnels du majeur protégé et donc exclure ce dernier pour agir. La situation est similaire en cas d'intervention d'un mandataire judiciaire. Il s'agit d'une nouvelle rupture d'égalité devant les services publics au détriment des majeurs protégés, dont l'existence juridique n'est pourtant pas remise en cause. D'ailleurs, l'article L. 5 du code électoral interdisant le droit de vote à ces personnes a été abrogé. C'est pourquoi je recommande la généralisation à tous les services publics d'un double accès aux comptes personnels, l'un pour le majeur incapable, l'autre pour son représentant.

Nous n'atteindrons pas notre objectif de dématérialisation en mettant en oeuvre le plan Préfectures nouvelle génération à marche forcée, sans tenir compte d'une partie de la population. De la même façon, la déresponsabilisation des pouvoirs publics doit être évitée. Si une seule personne était privée de ses droits, ce serait un échec pour notre État de droit, un recul du service public dans notre pays et une dégradation du respect des droits de chacun de nos concitoyens. L'enjeu est essentiel pour notre République.

En conclusion, la réforme de l'État, y compris celle des services des collectivités territoriales, est indispensable, mais elle doit être mise en oeuvre en prenant en compte les besoins des usagers, et non en fonction des difficultés intrinsèques des services. Le Gouvernement est saisi de ces dossiers et paraît conscient de ces enjeux. La Haute Assemblée pourrait jouer un rôle dans la prise en considération des recommandations que je viens de renouveler.

M. Philippe Mouiller. -L'exclusion numérique des personnes handicapées peut être combattue grâce à l'emploi, grande cause nationale. Mais l'accès aux sites utiles est compliqué, alors que des moyens ont été consacrés à l'information des usagers. Ne s'agit-il pas d'un transfert de charges aux collectivités, qui supporteront une partie du fonctionnement des MSAP ?

Mme Corinne Imbert. - Le coeur du sujet est l'aménagement du territoire national, votre exposé, sans le dire vraiment, est un plaidoyer pour les conseils départementaux.

M. Jacques Toubon. - Je ne veux pas mettre à mal vos finances !

Mme Corinne Imbert. - La réalité est là...

Monsieur le Défenseur des droits, je partage nombre de vos propos et votre conclusion : la dématérialisation doit être une possibilité et non une obligation, mais le numérique ne peut que gagner du terrain. Le Gouvernement précédent avait abordé la question en confiant à l'échelon départemental le soin de favoriser l'accès aux services publics, ce qui était ubuesque. Vous avez longuement parlé des MSAP, qui apportent une réponse insuffisante, car la notion de proximité est différente à la ville ou à la campagne.

Concernant le numérique inclusif, une charte a été signée entre le secrétaire d'État et le président du conseil départemental de Charente-Maritime, mais nous nous appuierons surtout sur les associations et les bénévoles. En tout état de cause, il ne faut laisser aucun de nos concitoyens les plus vulnérables sur le bord de l'autoroute du numérique.

Avez-vous été consulté sur ces différents sujets ?

Mme Nadine Grelet-Certenais. -Certains des éléments que vous évoquez font écho aux revendications des « Gilets jaunes ». Les agents eux-mêmes ont fait part de leur insatisfaction, leurs interventions parcellaires auprès des usagers les empêchant d'exercer pleinement leurs compétences professionnelles. Pensez-vous qu'il soit nécessaire de réformer en profondeur une organisation administrative déshumanisante ? Un accompagnement efficace est-il possible alors que le plan Action publique 2022 prévoit la suppression de 120 000 postes ?

Mme Christine Bonfanti-Dossat. -Je ne suis pas convaincue que la dématérialisation soit une source d'amélioration de l'accès aux services publics. La création d'un guichet unique pourrait-elle résoudre le problème ? Ne faudrait-il pas améliorer l'information des usagers, afin qu'ils ne paient pas un service facultatif ? Ou bien contrôler les services payants ?

Mme Michelle Meunier. -L'apparition de l'« illectronisme » date de l'examen du projet de loi pour la confiance dans l'économie numérique, et je m'associe à vos propos sur le risque d'un transfert de charges aux associations. Je note aussi que votre rapport tord le cou aux idées reçues sur les personnes les moins à l'aise avec le numérique, qui ne sont pas toujours des personnes âgées. Je citerai la chercheuse nantaise, Chantal Enguehard, qui a évoqué un système numérique inégalitaire, en partant du principe que les concepteurs sont spécialisés, mais qu'ils s'adressent à des néophytes. Ne conviendrait-il pas de mettre davantage l'usager au coeur de la conception de l'outil envisagé ? Des recherches pourraient-elles être effectuées pour réduire les inégalités d'accès aux services publics ?

M. Jacques Toubon. - Monsieur Mouiller, il faut déterminer à qui incombe la responsabilité juridique et financière de rendre le service public dématérialisé accessible à tous. Les compétences, réparties entre l'État et les collectivités territoriales, ont été largement accordées aux départements. Je ne me prononcerai pas sur ce sujet, mais lorsque le Gouvernement et le Parlement s'engageront dans un programme d'accompagnement, ils devront trancher la question.

Madame Imbert, je n'ai pas été consulté sur les sujets que vous avez évoqués. Je pense en revanche que je serai mis dans la boucle à la suite de la publication de ce rapport.

Madame Grelet-Certenais, le problème des agents soumis à l'inéluctabilité des procédures est une vraie question. Leur avantage sur les usagers, c'est qu'ils comprennent mieux le langage administratif. Le problème est parfois culturel : certaines personnes ne comprennent pas ce qu'on leur demande, un contact humain leur est nécessaire pour savoir quelle case cocher dans un formulaire. On ne peut pas poser de question à un ordinateur ! Les agents peuvent en effet souffrir de ce caractère inéluctable.

Madame Bonfanti-Dossat, je ne sais pas s'il faut créer un guichet unique. En revanche, je suis favorable à la mise en place de l'identifiant unique, lequel permettra de ne pas avoir à saisir de nouveau des informations qui auraient déjà été renseignées. Les travaux dans ce domaine sont très avancés.

Madame Meunier, la réponse au problème que vous soulevez est de partir de l'usager, de prendre en compte son point de vue, et de faire en sorte que les réformes soient mises en oeuvre du bas vers le haut. Tel est, je crois, l'esprit des pouvoirs publics à la suite de récentes expériences. Lorsqu'on introduit une démarche en ligne, il faut toujours se demander si l'usager le plus en difficulté sera capable de l'effectuer. C'est la bonne méthode.

M. Daniel Chasseing. - Je partage votre analyse, monsieur le Défenseur des droits. Votre rapport est très complet et j'espère que les conclusions que vous avez tirées auront des effets positifs pour le service public.

Les zones rurales souffrent de nombreuses inégalités face aux services publics, en particulier dans mon département, où les taux d'accès à internet et d'équipement en smartphones sont plus faibles que ceux que vous avez cités. La délivrance des permis de conduire et des cartes grises a posé des problèmes considérables, certaines personnes ayant dû se tourner vers des services privés pour les obtenir.

Les MSAP sont très hétérogènes. Dans ma commune, l'accueil est assuré par un agent généraliste. Les associations ne peuvent pas être présentes partout et remplacer les services publics. Quant aux trésoreries, leur disparition va poser des problèmes non seulement aux personnes âgées, mais également aux petites communes, car elles jouent auprès de ces dernières un rôle de conseiller. Comment donc améliorer les services publics ?

Mme Cathy Apourceau-Poly. - À mon tour, je vous remercie, monsieur le Défenseur, pour votre rapport de grande qualité. Je partage votre point de vue sur la rupture d'égalité face aux services publics.

Les personnes âgées ou en situation de handicap, les ouvriers et les personnes sans activité professionnelle sont les plus confrontés à la fracture numérique. Dans les Hauts-de-France, faute d'investissement des gros opérateurs, les départements et la région ont été contraints de créer un syndicat mixte. Il s'agit là d'un transfert de charges et d'une rupture d'égalité, tous les territoires n'étant plus servis de la même façon par l'État.

Les zones urbaines souffrent elles aussi de la fracture numérique. Les personnes âgées sont spoliées : pour obtenir une carte grise, elles doivent payer 20 ou 30 euros à un service privé. C'est du vol ! Ne pourrait-on pas interdire de telles pratiques ?

Enfin, comment faire en sorte que les assurés ne renoncent pas à leurs droits, faute d'une connexion à internet ?

M. Dominique Théophile. - Monsieur le Défenseur des droits, je partage entièrement votre analyse. Pour ma part, je pense que la dématérialisation devrait être une possibilité, non une obligation, les zones blanches posant des problèmes d'égalité dans certains territoires, comme la Guadeloupe. Elle est un formidable progrès en termes de rapidité de traitement, mais également pour l'évaluation des politiques publiques. Elle permet en outre de réaliser des économies. Le montant de ces économies a-t-il été évalué ? Les sommes ainsi économisées sont-elles redéployées ? Ne peut-on pas les utiliser pour affecter des personnels dans les MSAP ?

M. Guillaume Arnell. - Monsieur le Défenseur des droits, l'analyse que vous livrez est juste. Cela étant dit, que doivent faire les territoires ultra-marins pour se faire entendre et pour que soient réduites au minimum les fractures territoriales, surtout celles qui affectent les citoyens les plus défavorisés, que ce soit en termes d'offre de soins, d'éducation ou de mobilité ? Par ailleurs, comment faire comprendre à l'État qu'il doit s'imposer les mêmes exigences et les mêmes performances que celles qu'il impose à ses citoyens ?

Mme Victoire Jasmin. - Je suis ravie de vous entendre, monsieur le Défenseur des droits. Je connais très bien la problématique que vous évoquez. La dématérialisation pose également problème à certaines personnes pour accéder aux loisirs et aux billetteries en ligne, mais aussi pour prendre des rendez-vous médicaux sur les plateformes dédiées ou obtenir des résultats médicaux, lesquels sont directement transmis aux médecins par les laboratoires. Les travailleurs indépendants rencontrent pour leur part des problèmes pour la transmission de leurs données fiscales et sociales. Or ils ont des obligations en la matière et encourent des pénalités. Tous ces problèmes doivent être pris en compte.

Enfin, permettez-moi d'attirer votre attention sur le cas des personnes ayant des pathologies psychiatriques. Il serait souhaitable qu'elles ne soient pas placées en détention, elles sont des patientes, non des détenues.

M. Jacques Toubon. - Monsieur Chasseing, les MSAP doivent être des lieux où l'on doit pouvoir effectuer des formalités, et non pas simplement être accueillis. Certaines d'entre elles ont mis en place des systèmes de visioconférence afin de permettre aux administrés d'entrer en contact avec les agents de tel ou tel service administratif. C'est là une bonne réponse à votre question, notamment dans les départements très peu densément peuplés. En revanche, je n'ai pas de réponse sur la politique de la direction générale des finances publiques concernant les perceptions. Il est clair que le service qui était rendu aux élus locaux, en particulier aux maires, devra être pris en charge par des personnes compétentes et payé non plus par les administrations centrales, mais par les collectivités locales.

Madame Apourceau-Poly, les Hauts-de-France sont une région où la problématique que nous évoquons est prise en considération depuis un certain temps. Des études ont été faites, des initiatives ont été prises. Il est clair qu'on ne peut pas accepter que des services privés se substituent aux services publics. Par ailleurs, vous avez raison, le non-recours aux droits est un enjeu important, un véritable dilemme. D'un côté, la numérisation permet à un plus grand nombre de personnes éligibles à une prestation ou à un droit d'y accéder, de l'autre, elle constitue un obstacle pour certaines populations. Il faut trouver une solution à ce dilemme.

Monsieur Théophile, la dématérialisation doit être un projet pour tous, et non seulement pour ceux qui en ont les moyens. Il est certain que la dématérialisation permet de réaliser des économies. On a ainsi estimé que la dématérialisation de la déclaration de l'impôt sur le revenu a permis d'économiser plusieurs dizaines de millions d'euros. Nous avions alors dit qu'une partie de ces économies devait être affectée aux services d'accompagnement, ce qui a d'ailleurs été fait par les services du fisc. De nombreuses personnes âgées font d'ailleurs désormais leur déclaration sur internet, les démarches ayant été facilitées.

Monsieur Arnell, vous soulevez un problème politique que je n'ai pas compétence à régler. Il est clair que l'ensemble des territoires de la République doivent bénéficier des mêmes droits et avoir accès aux mêmes services publics. Cette question a d'ailleurs été évoquée dans le Livre bleu l'an dernier. Les pouvoirs publics doivent absolument la prendre en compte.

Madame Jasmin, nous examinons la situation des services en ligne privés que vous avez évoqués. Nous avons été conduits à mettre un terme à un certain nombre de discriminations en ligne, certains sites de prise de rendez-vous médicaux permettant des discriminations en fonction du régime d'affiliation, je pense à la CMU ou à l'AME par exemple.

À terme, il va falloir être vigilant sur l'utilisation du numérique et de l'intelligence artificielle dans le domaine de la santé et inscrire des garde-fous très importants dans la loi afin d'éviter les inégalités et les discriminations. La situation des personnes placées d'office dans les hôpitaux psychiatriques relève de la loi de 2002 relative aux droits des malades et de la loi de 2013 sur les traitements d'office. Nous sommes très conscients des problèmes. Le Conseil de l'Europe a traité la question des enfants placés dans des établissements psychiatriques. Je traite cette question concomitamment avec ma collègue Adeline Hazan, contrôleure générale des lieux de privation de liberté, qui a été amenée à intervenir dans un certain nombre d'hôpitaux psychiatriques.

Lors de la clôture des Assises nationales des EPHAD, j'ai évoqué plusieurs questions : que devient la liberté d'aller et de venir d'un certain nombre de personnes ? Comment concilie-t-on, d'un côté, les soins et la sécurité, de l'autre, la liberté fondamentale de ces personnes ? Vous avez devant vous un chantier colossal en tant que législateurs.

M. Olivier Henno. - À mon tour, je vous remercie, monsieur le Défenseur des droits. La question fondamentale est celle de l'accompagnement. Or ce sont souvent les territoires les plus fragiles qui doivent mettre en place les accompagnements les plus coûteux, ce qui constitue une double peine. Ne pensez-vous pas qu'il faudrait modéliser cet accompagnement et mettre fin aux expériences empiriques ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis. - Depuis deux mois, les étrangers ne peuvent plus accéder à l'agenda de la préfecture de Seine-Saint-Denis et obtenir de rendez-vous pour une naturalisation. En revanche, des officines privées, à l'instar de FindRDV, la plus active d'entre elles, offrent leurs services moyennant paiement et embolisent les services de la préfecture, ce qui n'est pas normal. Que pouvez-vous faire à cet égard ? Et que pouvons-nous faire pour soutenir votre action ?

M. Yves Daudigny. - À mon tour, je vous félicite pour la pertinence et la qualité de votre rapport et, plus généralement, pour l'action que vous menez et le regard que vous portez sur la société française et les inégalités dont elle est porteuse.

Vous avez bien mis en évidence le caractère irréversible de la dématérialisation, les avantages attendus et ses dangers. Pour ma part, je relèverai une contradiction : il n'est pas possible de vouloir à la fois des fonctionnaires disponibles à l'accueil et de porter des programmes politiques de suppression de 100 000 ou 200 000 postes. Moins il y aura de fonctionnaires, moins il y aura de personnels disponibles au bout de la ligne téléphonique !

Il semblerait que la dématérialisation de la déclaration d'impôt soit une réussite. Quelle leçon en tire-t-on aujourd'hui ?

Concernant les cartes grises, on me rapporte que les propriétaires de voitures de collection rencontrent d'importantes difficultés. Dans certains cas, leur véhicule est immobilisé pendant des mois. Avez-vous des éléments précis sur ces points ?

Mme Monique Lubin. - Les conclusions de votre rapport, monsieur le Défenseur des droits, sont très fortes. Vous établissez un lien entre l'inaccessibilité des services publics et le non-respect des droits et libertés fondamentales. Tout le monde ne fait pas ce lien.

Je poserai deux questions pragmatiques.

Si les MSAP sont parfois efficaces, elles peuvent aussi n'être que des coquilles vides. Ne pourrait-on pas ne pas les labelliser en l'absence d'un minimum de personnels ?

Un bus des services publics itinérant dans le Lot permettant d'aider les citoyens à effectuer leurs démarches administratives. Si un tel système devait être généralisé dans toute la France, qui le financerait, sinon les départements ?

Ne devrions-nous pas prévoir dans nos projets de loi de finances un financement minimum afin de permettre la mise en place d'un service public départemental auquel chacun pourrait avoir accès ? Il ne faut pas croire que la fracture numérique sera résolue en 2022 !

Mme Jocelyne Guidez. -Pour ma part, j'évoquerai les retraites. De nombreux retraités ne touchent pas leur retraite en temps et en heure. Ils sont même parfois obligés d'emprunter pour subvenir à leurs besoins. Ces cas sont de plus en plus nombreux. Vers qui diriger ces personnes ?

M. Jacques Toubon. - Madame Guidez, après la réduction continue depuis des décennies des effectifs dans les services chargés de l'accueil et de l'orientation des usagers, ce sont désormais les personnels chargés de la production qui commencent à être touchés. En conséquence, beaucoup de dossiers prennent du retard, en particulier dans les caisses de retraite. Nous résolvons un certain nombre de difficultés, mais n'hésitez pas à saisir le Défenseur des droits.

Monsieur Henno, je pense que votre commission devrait entendre M. Thomas Cazenave, délégué interministériel à la transformation publique, sur une modélisation de l'accompagnement, car je pense qu'il a des réponses à cette question.

Madame Delmont-Koropoulis, je ne pense pas que l'interdiction, notamment législative, des officines privées soit une bonne solution. Il faut simplement que les services publics fassent leur travail. Telle est la bataille que nous devons mener.

Monsieur Daudigny, la dématérialisation de la déclaration de revenus est une réussite indiscutable. Il est vrai en revanche que la délivrance des cartes grises, notamment pour les voitures de collection, pose problème.

Madame Lubin, une révision du label accordé aux MSAP est en cours par le Commissariat général à l'égalité des territoires, lequel sera prochainement remplacé par une nouvelle agence, un projet de loi vous sera soumis. Ce sera l'occasion de discuter de ces questions. Les associations qui se substituent aux services publics ont besoin de financements, ce qui posera nécessairement une difficulté.

En tant que Défenseur des droits, ma préoccupation est que la République soit la même pour tous et que personne ne soit en situation d'inégalité en termes d'accès aux droits.

M. Alain Milon, président. - Merci, monsieur le Défenseur des droits.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de loi relative à l'interdiction de la vente des drapeaux des associations d'anciens combattants et à leur protection - Examen du rapport et du texte de la commission

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure. - Nous examinons ce matin une proposition de loi déposée par notre collègue Françoise Férat, visant à protéger les drapeaux des associations d'anciens combattants, notamment en en interdisant le commerce. Cosigné par un grand nombre de collègues de différents groupes, ce texte illustre le consensus qui règne au Sénat sur la question de la mémoire, en particulier de la mémoire combattante.

Alors que la première génération du feu, celle de la Première Guerre mondiale, a disparu et que s'éteignent progressivement les anciens combattants de la deuxième et même de la troisième génération, qui ont combattu durant la Seconde Guerre mondiale, en Indochine et en Afrique du Nord, la question de la transmission de la mémoire aux jeunes générations apparaît plus que jamais d'actualité.

Chacun ici le sait pour le vivre sur son territoire, les associations d'anciens combattants jouent un rôle essentiel dans la politique mémorielle, en assurant régulièrement les commémorations patriotiques qui rythment la vie de nos communes.

Compte tenu de l'âge de leurs membres, ces associations ont malheureusement aujourd'hui tendance à disparaître. Il arrive donc que leurs drapeaux soient oubliés, délaissés dans une cave ou un grenier. Il arrive également qu'ils soient mis en vente, par exemple par les héritiers d'un ancien combattant, que ce soit sur internet ou à l'occasion de vide-greniers ou de brocantes, ce qui peut choquer.

Le drapeau tricolore, que l'article 2 de la Constitution établit comme emblème national, fait, depuis une date relativement récente, l'objet d'une protection juridique. L'outrage au drapeau constitue ainsi, selon les circonstances dans lesquelles il est commis, une contravention ou un délit, dont la punition peut aller jusqu'à trois ans d'emprisonnement. Toutefois, cette protection concerne le symbole que le drapeau représente et non l'objet lui-même, qui est du point de vue du droit un bien matériel.

Les drapeaux appartenant ou ayant appartenu à des associations d'anciens combattants ne font pas exception, malgré leur dimension patriotique et symbolique. Au demeurant, ils sont librement acquis dans le commerce par ces associations. Par ailleurs, les acheteurs de ces drapeaux ne sont pas nécessairement mal intentionnés. Il s'agit souvent de collectionneurs passionnés d'histoire qui entendent traiter ces objets avec respect.

Pour autant, aux yeux de certains de nos compatriotes, assimiler les drapeaux d'associations d'anciens combattants à des antiquités ordinaires conduit à nier leur dimension symbolique. Alors que le souvenir des grands conflits du passé tend à s'estomper, le commerce de ces drapeaux est mal vécu par les anciens combattants, qui y voient un manque de considération de la société pour les services qu'ils ont rendus à la Nation et qui craignent que le souvenir qu'ils entretiennent au moyen de ces drapeaux ne tombe dans l'oubli.

Face à ce constat, les auteurs de la proposition de loi ont souhaité garantir une protection des drapeaux appartenant ou ayant appartenu à des associations d'anciens combattants.

Cette proposition de loi comporte un article unique, qui contient deux séries de dispositions. Elle prévoit premièrement que, en cas de disparition de la personne ou de l'association conservant des drapeaux, ceux-ci devront être remis soit à une autre association soit à la commune pour être, le cas échéant, confiés à un établissement scolaire. Deuxièmement, elle prévoit une interdiction de vendre ou de céder gratuitement tout drapeau d'une association d'anciens combattants, sous peine d'une amende de 1 500 euros.

La rédaction actuelle pose toutefois un certain nombre de difficultés.

Premièrement, la proposition de loi ne faire guère de distinction entre deux cas de figure pourtant différents. Dans le cas où un drapeau appartient à une association d'anciens combattants, l'interdiction proposée est superfétatoire. En effet, on ne peut vendre que ce dont on est légalement propriétaire. À l'inverse, dans le cas d'un drapeau oublié et retrouvé dans un grenier, qui semble être le cas visé par les auteurs du texte, l'interdiction proposée constituerait une remise en cause de la propriété, dont la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen précise que c'est un droit « inviolable et sacré ». En effet, conformément au principe de prescription acquisitive posé par le code civil, le possesseur d'un bien qui n'a pas été réclamé pendant trois ans en devient légalement propriétaire, ce qui implique de pouvoir en disposer à sa guise.

Créer une exception pour les drapeaux d'associations d'anciens combattants constituerait un précédent sur lequel il convient de s'interroger. En effet, des objets ayant une valeur symbolique, culturelle, historique ou même cultuelle forte sont régulièrement mis en vente dans des brocantes, sur internet ou par des maisons spécialisées. C'est le cas des uniformes ou décorations militaires, qui peuvent être vendus et achetés, à condition de ne pas être portés indument.

Enfin, l'amende proposée de 1 500 euros, qui relève au demeurant du domaine réglementaire, conduirait à punir avec la même sévérité l'héritier d'un drapeau ou le collectionneur respectueux et celui qui brulerait publiquement un drapeau tricolore.

Face à ces difficultés juridiques, je vous proposerai un amendement permettant d'atteindre, au moins partiellement, l'objectif des auteurs de la proposition de loi. Il tend non pas à interdire la vente par le propriétaire légitime, ce qui serait contraire à la Constitution, mais à permettre aux associations d'obtenir la restitution des drapeaux leur ayant appartenu et qui se retrouveraient entre les mains de particuliers. Il faut pour cela prévoir une exception au régime juridique de la prescription acquisitive et inscrire dans le droit que le drapeau portant les insignes d'une association d'anciens combattants est présumé, sauf preuve du contraire, appartenir à cette association. Cet amendement vise également à permettre à une association de récupérer gratuitement tout drapeau lui appartenant qui aurait été vendu à un particulier, là où le droit civil prévoit en principe que le propriétaire originaire doit racheter son bien. Enfin, il tend à conserver la disposition aux termes de laquelle les drapeaux des associations d'anciens combattants sont transférés gratuitement à la commune en cas de dissolution, sauf si les statuts de l'association ou une décision de son assemblée générale en disposent autrement. La commune pourra alors confier les drapeaux en question, par exemple à un établissement scolaire, afin d'en assurer la conservation.

En cohérence, je vous proposerai un second amendement tendant à modifier l'intitulé de la proposition de loi.

Lors de nos auditions, il nous a été indiqué que Geneviève Darrieussecq, secrétaire d'État auprès de la ministre des armées, a réuni un groupe de travail sur cette question notamment. Ses conclusions, qu'il doit rendre avant l'été, permettront d'éclairer la suite de la navette parlementaire, sachant que les associations ne sont pas toutes d'accord sur cette question.

Mme Michelle Gréaume. - La protection des drapeaux des associations d'anciens combattants traduit notre volonté de défendre non pas une mémoire officielle et partisane, mais le principe de l'expression imprescriptible d'une mémoire diversifiée. Lorsque les associations d'anciens combattants disparaissent, c'est une part de mémoire qui s'en va. L'État a-t-il prévu de débloquer des outils ou des fonds pour les communes qui hériteraient des drapeaux afin de valoriser ce patrimoine de la Nation ?

M. René-Paul Savary. - J'ai cosigné cette proposition de loi, car je suis issu d'un territoire, la Marne, directement concerné par cette problématique. Les anciens combattants et les porte-drapeaux sont de moins en moins nombreux chaque année. Il faut envoyer un signal. Comme nous sommes des passionnés d'histoire, nous nous peut-être un peu emballés, mais je remercie le rapporteur d'avoir proposé un texte susceptible d'être retenu par le groupe de travail mis en place par Mme la secrétaire d'État. Il s'agit de faire en sorte que les drapeaux soient respectés et mis à disposition des collectivités, avec l'accord des associations.

M. Dominique Théophile. - N'est-il pas indispensable que les drapeaux soient authentifiés ? Comment les dispositions de la proposition de loi seront-elles codifiées ?

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure. - L'intention de l'auteur de cette proposition de loi est de préserver les drapeaux, qui ont souvent été réalisés sur l'initiative des associations locales, afin de faire vivre la mémoire des anciens combattants.

Madame Gréaume, les communes ne disposent pas de moyens spécifiques pour conserver ces éléments de mémoire. La commune qui prendrait le relais d'une association n'aurait toutefois pas besoin de plus de moyens, car il s'agit simplement de le mettre à l'abri et de le protéger. Certains drapeaux sont certes très ouvragés et demandent parfois une restauration : il est alors souvent possible de se rapprocher des services départementaux, des archives notamment, pour protéger ce qui, lieu de mémoire locale et bel objet, relève en quelque sorte des oeuvres culturelles.

Monsieur Savary, il est vrai que les porte-drapeaux sont de moins en moins nombreux. Les jeunes générations continuent cependant à s'impliquer dans les manifestations commémoratives. J'ai en outre découvert au cours de mes travaux que certains porte-drapeaux décédés étaient enterrés avec leur drapeau.

Monsieur Théophile, l'authentification d'un drapeau est facile, car il porte souvent le nom de l'association à laquelle il appartient ou fait mention de la commune de référence. Aussitôt authentifié, le drapeau pourra être récupéré par un représentant de l'association ou de la commune propriétaire. Distinguons toutefois les drapeaux des associations d'anciens combattants de ceux qui appartiennent à un régiment et qui relèvent donc du domaine public.

M. Michel Forissier. - Il existe aussi des drapeaux des amicales régimentaires, qui ne sont pas des associations d'anciens combattants.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure. - Ils ne sont pas concernés par cette proposition de loi.

Monsieur Théophile, l'article unique renvoie au code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure. - J'ai déjà présenté l'amendement COM-2, qui tend à modifier les alinéas 4 à 7 pour créer une présomption de propriété des drapeaux en faveur des associations d'anciens combattants. S'il était adopté, il ferait tomber l'amendement COM-1, qui crée une obligation de restitution au préfet des drapeaux détenus par les particuliers.

L'amendement COM-2 est adopté.

L'amendement COM-1 devient sans objet.

L'article unique est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Mme Élisabeth Doineau, rapporteure. - L'amendement COM-3 modifie ainsi l'intitulé de la proposition de loi : « proposition de loi relative à la protection des drapeaux des associations d'anciens combattants ».

L'amendement COM-3 est ainsi adopté.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

TABLEAU DES SORTS

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

Mme DOINEAU, rapporteure

2

Création d'une présomption de propriété en faveur des associations d'anciens combattants sur les drapeaux portant leurs signes distinctifs

Adopté

M. KAROUTCHI

1

Création d'une obligation de restitution au préfet des drapeaux détenus par les particuliers

Satisfait
ou sans objet

PROPOSITION DE LOI RELATIVE À L'INTERDICTION DE LA VENTE
DES DRAPEAUX DES ASSOCIATIONS D'ANCIENS COMBATTANTS ET À LEUR PROTECTION

Mme DOINEAU, rapporteure

3

Modification de l'intitulé de la proposition de loi

Adopté

M. Alain Milon, président. - Merci à tous. Nous examinerons le texte en séance jeudi 4 avril après les questions d'actualité au Gouvernement.

La réunion est close à 11 h 40.