Jeudi 31 janvier 2019
- Présidence de M. Jean Bizet, président -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Recherche et propriété intellectuelle - Stratégie de l'Union européenne pour l'intelligence artificielle : rapport d'information, proposition de résolution européenne et avis politique de MM. André Gattolin, Claude Kern, Pierre Ouzoulias et Cyril Pellevat
M. Jean Bizet, président. - Nos collègues André Gattolin, Claude Kern, Pierre Ouzoulias et Cyril Pellevat ont rédigé un rapport d'information et une proposition de résolution européenne sur le sujet stratégique de l'intelligence artificielle. Celle-ci présente des enjeux économiques, sociétaux et éthiques majeurs et constitue un instrument de pouvoir et d'influence pour ses principaux opérateurs comme pour des puissances comme la Chine et les États-Unis, qui y ont investi et y investissent encore des sommes considérables.
Son application potentielle dans tous les domaines de la vie aura des effets multiples. Elle modifiera en particulier profondément la relation de l'homme au travail et la nature des emplois futurs. Sa matière première, les données, alimente les inquiétudes et nourrit la rivalité qui oppose les États-Unis et la Chine. L'Union européenne doit évidemment trouver sa place dans cette nouvelle révolution industrielle. Le peut-elle et à quelles conditions ? La France n'a-t-elle pas un effet d'entraînement à jouer en Europe, avec le Royaume-Uni et l'Allemagne ? Les questions sont nombreuses.
Je vous prie d'excuser l'absence de Claude Kern, en mission pour l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.
M. André Gattolin, rapporteur. - Il ne se passe pas un jour, pas une semaine, sans que ne soient évoqués l'intelligence artificielle, sa place grandissante dans les différents secteurs d'activité, ses performances et les difficultés qu'elle pose. Pour ne reprendre que quelques études et articles récents, je citerai des domaines aussi variés que l'économie circulaire, l'assurance, les jeux vidéo ou l'action des pompiers. Cette technologie intègrera progressivement tous les pans de notre vie ; elle va bouleverser nos sociétés et transformer l'activité humaine.
Pour nombre d'experts, après la machine à vapeur, l'électricité et l'électronique, l'intelligence artificielle sera l'instrument d'une nouvelle révolution industrielle. Pourtant, la technologie n'est pas si récente. Elle trouve son origine dans les travaux d'Alan Turing dans les années 1940 et 1950. Ce mathématicien anglais, qui avait inventé une machine pour décoder les messages allemands durant la Seconde guerre mondiale, s'est interrogé sur l'existence d'une capacité de réflexion chez la machine. Mais, faute de capacités, l'intelligence artificielle s'est ensuite peu développée.
Les trois piliers sur lesquels elle repose ont connu des progrès remarquables au cours des dernières années. D'abord, les données, carburant dont se nourrit la machine qui les compare et les analyse, ont vu leur nombre exploser. Elles sont, en outre, davantage et mieux captées grâce à la connectivité des objets électroniques et à Internet. Le deuxième pilier réside dans la puissance de calcul, le moteur de l'intelligence artificielle. Pour traiter en un temps très court plusieurs millions de données, il faut une puissance de calcul importante permise par des supercalculateurs capables de millions de milliards d'opération par seconde. Enfin, le troisième pilier est constitué des algorithmes, soit la science mathématique qui consiste à résoudre un problème en précisant chaque étape du processus de résolution. Il s'agit du poste de pilotage de l'intelligence artificielle.
Si l'intelligence artificielle est déjà présente sous certaines formes dans nos sociétés et dans l'économie - je pense au secteur bancaire et au trading à haute fréquence -, la grande majorité des applications se trouvent encore au stade de la recherche et de l'innovation. Leur développement implique des investissements massifs si la France et l'Europe veulent compter dans ce secteur où les ambitions sont grandes. Les États-Unis et la Chine veulent s'imposer comme le leader mondial. Les premiers le sont déjà et les seconds, forts d'une stratégie de long terme, ambitionnent de les dépasser d'ici à 2030.
Les États-Unis s'appuient sur les Gafam qui possèdent un véritable trésor de guerre avec les données qu'elles récupèrent de l'usage de leurs produits. Elles disposent aussi d'une richesse sans précédent pour des groupes privés, qui leur permet d'investir dans l'intelligence artificielle en créant des laboratoires de recherche et en rachetant les entreprises les plus prometteuses pour capter leur technologie et conserver leur avance. Enfin, leur attractivité leur permet de recruter les meilleurs talents internationaux en offrant des salaires et des conditions de recherche avec lesquels l'Europe ne peut pas rivaliser.
Des auditions menées, il apparaît que la Chine a considérablement progressé et serait en mesure de faire revenir ses meilleurs chercheurs expatriés au Canada et aux États-Unis. Le pays a bâti son propre modèle numérique : forte d'une population de plus d'1,3 milliard d'individus, la Chine a mis en place une captation nationale des données et les a mises à disposition de grands groupes équivalents des Gafam, les BHATX. Elle dispose par ailleurs des supercalculateurs les plus performants au monde. Au-delà de ses progrès technologiques, la Chine avance également son modèle de société et renforce ses moyens de contrôle sur la population. La Chine et les États-Unis disposent donc d'atouts pour remporter la compétition mondiale pour l'intelligence artificielle. Leurs investissements sont plus que conséquents. On évoque au moins 20 milliards d'euros par an ! La Chine prévoit 22 milliards d'euros d'ici à 2020 et 59 milliards d'euros d'ici à 2025 !
L'Europe, quant à elle, demeure une colonie du monde numérique. Si nous bénéficions des technologies inventées par les Américains, nous sommes aussi dépendants d'eux. Nous n'avons pas réussi à les concurrencer et à créer de grandes entreprises du numérique et mesurons aujourd'hui les limites du modèle qu'ils nous imposent. Il ne peut en être de même pour l'intelligence artificielle : l'Europe doit s'inscrire dans la compétition mondiale. Elle en a les moyens : des chercheurs parmi les mieux formés, une certaine inventivité, des entreprises technologiques performantes. Elle doit aussi en avoir l'ambition ! L'intelligence artificielle pose de nombreuses questions éthiques auxquelles les Européens sont davantage sensibles. L'intelligence artificielle que nous souhaitons développer sera certainement différente de celle d'autres pays qui ne partagent pas notre culture. Enfin, dans la mesure où un très grand nombre de données est nécessaire pour faire fonctionner l'intelligence artificielle, chaque pays européen ne peut agir seul avec pertinence. Il nous faut nous allier dans une action à l'échelle de l'Union européenne !
M. Cyril Pellevat, rapporteur. - La Commission européenne ne possède pas de compétence particulière en matière d'intelligence artificielle. Pourtant, les États membres se sont accordés sur la nécessité d'agir de concert dans ce domaine. La Commission a donc présenté une communication en avril dernier fixant les grands axes de sa stratégie. Elle a ensuite mis en place un groupe d'experts à haut niveau, dans lequel siègent plusieurs Français. Enfin, à la fin de l'année 2018, elle a présenté un plan d'action coordonné avec les États membres et des lignes éthiques. Son idée maîtresse est que l'intelligence artificielle va entraîner une nouvelle révolution industrielle, créer des opportunités pour les entreprises et des transformations sociales. L'Europe doit donc à la fois être acteur de cette révolution et se préparer pour éviter que les transformations ne deviennent des déséquilibres.
Comme la réponse à ces questions ne peut être issue des seules politiques européennes, la Commission propose d'agir avec les États membres. Plusieurs ont déjà adopté une stratégie pour l'intelligence artificielle : la France depuis mars 2018 et l'Allemagne depuis novembre de la même année. La Commission demande aux pays qui ne l'ont pas encore fait d'adopter une stratégie nationale d'ici à la mi-2019. Ils devront indiquer le montant qu'ils comptent investir et les mesures de mise en oeuvre prévues.
Pour sa part, la Commission propose trois axes d'action. Il s'agit d'abord de renforcer la capacité industrielle et technologique de l'Union européenne en entraînant les acteurs publics et privés. Un nouveau partenariat associant États membres, entreprises, laboratoires et universités serait créé sur la base des collaborations existant dans la robotique et les mégadonnées. En complément, un réseau de centres d'excellences serait mis en place. En France, devraient logiquement y participer les instituts pluridisciplinaires retenus dans la stratégie française pour l'intelligence artificielle : Paris, Grenoble, Toulouse et Nice.
En matière d'investissement, la Commission a décidé de mobiliser des fonds de l'actuel programme cadre de recherche et d'innovation Horizon 2020, notamment dans la phase pilote du futur Conseil européen de l'innovation, consacré à l'innovation de rupture. L'apport est conséquent, puisque 1,5 milliard d'euros bénéficiera à l'intelligence artificielle, auquel s'ajouteraient 500 millions d'euros du Fonds européen pour les investissements stratégiques (FEIS), dans le but d'entraîner le secteur privé et de parvenir à 20 milliards d'euros d'investissement d'ici à fin 2020. Au-delà, la Commission européenne prévoit qu'un milliard d'euros du futur programme de recherche Horizon Europe irait chaque année à l'intelligence artificielle. L'objectif, ambitieux, est de dégager d'ici à 2030, 20 milliards d'euros d'investissement par an. Même si le FEIS connaît une certaine réussite, la perspective est optimiste, bien que nécessaire si nous souhaitons rivaliser avec les États-Unis et la Chine. Notre proposition de résolution propose d'aller plus loin.
Le deuxième axe d'action de la Commission européenne consiste à bâtir une intelligence artificielle de confiance fondée sur un cadre juridique approprié. Il convient à cet égard de souligner les avancées de la stratégie pour le marché unique numérique en ce qui concerne les données. Outre le Règlement général sur la protection des données (RGPD), qui protège les données à caractère personnel, trois textes importants régissent le partage et l'exploitation des données en Europe : le règlement sur la libre circulation des données à caractère non personnel, le texte en cours d'adoption sur la réutilisation des données du secteur public et le règlement sur la cybersécurité qui imposera des normes robustes de sécurité des services et objets qui seront mis sur le marché. Les données issues des programmes spatiaux européens d'observation de la terre et de géolocalisation seront employées dans divers de secteurs comme l'agriculture, la mobilité, l'aménagement du territoire ou encore la lutte contre le réchauffement climatique. En complément, la Commission propose de créer avec les États membres des espaces européens communs de données, sortes de bases de données communes par secteur. Par exemple, une première base de données pourrait concerner les images médicales pour améliorer le diagnostic et le traitement des cancers. Ces images seraient anonymisées et transmises sur la base d'un don des patients. Concernant l'éthique, la Commission a compris les inquiétudes que pouvait susciter l'irruption de machines toujours plus performantes dans nos vies. Elle souhaite en conséquence favoriser un climat de confiance et de responsabilité. Le groupe à haut niveau a présenté un projet de lignes directrices qui établissent un schéma de responsabilité fondé sur la transparence, qui ne bride pas l'innovation et trouve une application concrète dans le travail des chercheurs. Il pourrait constituer le point de départ d'une intelligence artificielle fondée sur les valeurs européennes.
Le troisième axe porte sur la préparation de la société à l'intelligence artificielle et sur la formation de chercheurs de très haut niveau en Europe, où manquent environ 600 000 spécialistes des technologies de l'information et de la communication. Le président de STMicroelectonics France se plaint de ne pas pouvoir recruter, tandis que l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) voit ses annonces de recrutement systématiquement concurrencées par des offres américaines ou canadiennes plus généreuses. Nous devons donc former plus d'ingénieurs en informatique et faire en sorte qu'ils bénéficient de meilleures conditions de recrutement. En outre, si notre formation en intelligence artificielle apparait d'excellente qualité, elle reste confinée à l'élite. Elle mériterait d'être généralisée pour préparer et, peut-être, créer les métiers de demain dans tous les secteurs d'activité. La Commission a identifié le défi, mais elle ne peut venir qu'en appui des politiques nationales. Mobilisons-nous sans attendre !
M. André Gattolin, rapporteur. - Notre proposition de résolution comporte deux points : un soutien au plan d'action proposé par la Commission européenne, dont l'approche nous satisfait, et la mobilisation de moyens à la hauteur des investissements effectués par les États-Unis et la Chine.
Nous regrettons souvent au sein de notre commission la faiblesse de la politique industrielle européenne par rapport à la politique de la concurrence. Au nom de cette dernière, principalement fondée sur la satisfaction du consommateur, les États membres ne peuvent subventionner des secteurs qu'ils estiment stratégiques pour leur économie. Il existe pourtant une exception prévue par l'article 107 paragraphe 3 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne pour les aides apportées à la réalisation d'un « projet important d'intérêt européen commun ». Cette notion a été plus clairement définie par la Commission européenne en 2014 et elle a été appliquée en décembre dernier à un projet concernant la microélectronique dans lequel s'intègre le plan français Nano 2022. Il s'agit de permettre aux États membres de soutenir financièrement des projets transnationaux présentant un intérêt stratégique pour l'Union européenne et pour la réalisation des objectifs de la stratégie Europe 2020. Les critères d'admissibilité sont triples : une structure aux objectifs clairement définis pour accueillir un projet ou un groupe de projets associant plusieurs États ; la contribution dudit projet de manière concrète, claire et identifiable aux objectifs de l'Union européenne avec une incidence notable sur sa compétitivité - pour les projets de recherche et d'innovation, il faut ainsi un caractère novateur majeur ou une valeur ajoutée importante et permettre la mise au point d'un nouveau produit ou service à forte intensité de recherche et d'innovation ; enfin, le projet doit être d'une ampleur considérable ou comporter un niveau de risque technologique ou financier élevé.
L'intelligence artificielle répond pleinement à ces critères. Par ailleurs, le Gouvernement allemand ne serait pas contre l'adoption d'un tel « projet important d'intérêt européen commun » pour l'intelligence artificielle. Nous vous proposons donc de soutenir ce projet pour favoriser les investissements dans l'intelligence artificielle et de demander au Gouvernement d'en faire autant.
M. Jean Bizet, président. - Je salue la qualité de votre réflexion sur un sujet majeur. L'Europe, certes, affiche un retard technologique en matière d'intelligence artificielle, mais elle possède une avance éthique, atout à ne pas négliger compte tenu des effets pervers intrinsèques à cette science. Cet avantage peut demain faire la différence ! Le sujet de l'intelligence artificielle pourrait utilement faire l'objet d'une réflexion commune avec le Bundesrat. Nos deux chambres fonctionnent différemment, mais des partenariats thématiques pourraient s'avérer intéressants. Je vous remercie d'avoir exhumé le paragraphe 3 de l'article 107 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne qui, sous condition, autorise les aides d'État. Votre proposition de résolution me semble équilibrée et prospective. À l'instar des travaux déjà menés sur le numérique au sein de notre commission et par notre collègue Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, le dossier de l'intelligence artificielle pourrait faire l'objet d'une coopération parlementaire franco-allemande.
M. André Reichardt. - La thématique de l'intelligence artificielle paraît fort enthousiasmante pour l'Union européenne ! Le débat sur les élections prochaines au Parlement européen devrait s'en saisir. À rebours des discours populistes, il permet de montrer à nos concitoyens, au travers d'exemples similaires, l'utilité de l'Union européenne.
Ne nous en cachons pas : en matière d'intelligence artificielle, l'Europe accuse un retard dommageable dont elle porte la responsabilité. Les États-Unis et la Chine se sont saisis plus précocement de cette technologie. Certes, nous y apportons une éthique, mais je ne suis pas certain qu'elle puisse, en l'espèce, être qualifiée d'atout. Face à la Chine, elle pourrait davantage constituer un handicap... L'écart des moyens consacrés à l'intelligence artificielle apparaît également révélateur : On reste loin de la Chine qui ne s'embarrasse guère, par ailleurs, de règles pour le traitement des données.
L'intelligence artificielle représente un formidable défi pour l'Union européenne ! Je soutiens les propositions de la Commission européenne dans ce domaine. Pensez toutefois qu'elle demande seulement aux États membres de définir une stratégie. Quel retard par rapport à nos concurrents ! Le plan d'action de la Commission européenne doit être rapidement mis en oeuvre, avec les pays qui souhaitent s'y investir. Nous retrouvons le dilemme de l'Europe à plusieurs vitesses...
M. Jean Bizet, président. - L'intelligence artificielle constitue peut-être la matière qui verra l'émergence d'une quatrième politique de coopération renforcée.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Au sein de la délégation sénatoriale aux entreprises, j'ai récemment travaillé avec Pascale Gruny sur la numérisation de l'économie. Nous nous sommes, dans ce cadre, rendues à Berlin où nous avons pu observer l'important travail mené par nos voisins allemands sur l'intelligence artificielle, notamment au regard de ses conséquences sur l'emploi et de ses implications éthiques. À cette occasion, nous avons appris que l'université de Berlin avait conclu un partenariat avec celle de Berkeley pour réfléchir aux questions d'éthique. L'Europe devrait se mobiliser pour que de telles collaborations émergent en son sein, sur le modèle des partenariats existant entre la France, l'Allemagne et l'Italie sur les nanotechnologies et les batteries de voitures électriques. Elle gagnerait à approfondir sa réflexion sur l'innovation de rupture et sur la création de centres de compétences. Les Allemands s'interrogent notamment sur les règles régissant l'accès aux données. Entre le laxisme américain et la rigidité chinoise, beaucoup de pays n'ont pas encore déterminé de réglementation. Pour faire des émules et gagner des marchés, l'Union européenne a tout intérêt à en définir rapidement.
M. Benoît Huré. - Je remercie les rapporteurs pour la clarté de leur présentation. Je suis moins pessimiste que notre collègue André Reichardt : avoir raison trop tôt ne représente pas toujours un handicap. La vision éthique de l'Europe s'imposera un jour dans les instances internationales. Qui imaginait autrefois que l'on réussisse à taxer les Gafam ? Ce sera pourtant une réalité à l'horizon 2020 ou 2021. Ne renonçons jamais à l'éthique !
La difficulté ne réside pas tant dans notre retard technique que dans l'absence de coordination entre États membres. Souvenez-vous à cet égard de l'audition de Thierry Breton... Nous devons travailler de concert avec l'Allemagne. Pour autant, le fait que nos partenaires concluent des accords avec d'autres pays ne me semble pas constituer un obstacle.
Je partage l'analyse d'André Reichardt : l'intelligence artificielle représente un formidable sujet de débat dans le cadre des élections européennes du printemps. Les membres de notre commission pourraient utilement disposer d'une note recensant les projets européens les plus porteurs, afin de les présenter concrètement à nos concitoyens. Je crains, en effet, les conséquences d'une campagne électorale éloignée des véritables enjeux.
M. Pierre Ouzoulias. - Notre président a raison : votre proposition de résolution parait équilibrée, soit, en langage sénatorial, consensuelle. Notre débat sur l'intelligence artificielle ne doit pas faire oublier, comme l'ont rappelé les auditions menées par nos rapporteurs, qu'elle ne peut s'envisager sans avancée de l'intelligence humaine.
L'effort européen sur l'intelligence artificielle doit certes porter sur la technique informatique, mais il ne doit pas faire l'impasse sur les sciences humaines. Un philosophe peut apporter autant qu'un informaticien à ces sujets ! Nous devons également veiller à faire avancer la réflexion juridique. Que pourrait être un code de l'unité numérique individuelle ? Quelles règles devront être appliquées à une existence virtuelle, propre et numérique ? Une réflexion philosophique et juridique solide doit accompagner ce progrès technique.
Le RGPD doit être envisagé comme un outil anti-monopolistique, voire protectionniste, à l'encontre des Gafam et d'États comme la Chine. Entendue par la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, Marie-Laure Denis, nouvellement nommée présidente de la Commission nationale de l'informatique et de libertés (CNIL), a indiqué que l'application du RGPD allait entrainer une surcharge de travail de 20 % à 25 % pour la CNIL en raison de la croissance des contentieux. Pour une application efficace du RGPD, il convient donc de renforcer les moyens de l'organisme.
M. Jean Bizet, président. - Nous n'avons, pour des raisons d'agenda, pas pu entendre le contrôleur européen de la protection des données sur le RGPD. Nous pourrions dès lors inviter Marie-Laure Denis devant notre commission. Le RGPD donnera la pleine mesure de son efficacité lorsqu'il sera possible d'examiner les sanctions prises dans le cadre de son application. La Californie étudie avec attention la législation européenne sur les données personnelles.
M. André Gattolin, rapporteur. - À l'occasion de la proposition de résolution relative aux objets connectés, Colette Mélot et moi-même avions proposé un renforcement des moyens de la CNIL pour l'application du RGPD. Les instances similaires de nos partenaires européens ont sensiblement augmenté leurs effectifs, certes originellement plus modestes.
Mme Sophie Joissains. - La CNIL représente un instrument de régulation et de sanction. Lors du dernier projet de loi de finances, certains collègues souhaitaient réduire sa subvention : la commission des lois l'a défendue afin qu'elle dispose des moyens d'assurer sa mission.
Mme Anne-Catherine Loisier. - J'ai ouï dire qu'un groupe de travail « science et technique » avait été créé au niveau européen.
Mme Colette Mélot. - Nous pouvons regretter la lenteur de l'Union européenne pour mettre en place une stratégie commune sur l'intelligence artificielle comme sur d'autres dossiers. Nos rapporteurs ont néanmoins fait état de quelques avancées. Les données sur les 500 millions de consommateurs européens représentent un trésor qui doit être mis à la disposition de la recherche et de l'industrie. L'Europe n'est pas en retard, mais elle doit continuer à avancer. Je crois aussi à l'intérêt de ce sujet dans le cadre de la campagne électorale pour le Parlement européen.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - L'éthique, certes louable, peut constituer un frein au développement économique. Les Européens sont parfois trop naïfs ; ils subissent les conséquences des règles qu'ils s'imposent à eux-mêmes. Nous devons nous engager fermement sur le dossier de l'intelligence artificielle. À l'époque du traité de Maastricht, je me souviens d'un débat sur les pertes considérables causées par l'absence de collaboration entre États membres en matière de recherche et de développement. Trente ans plus tard, la situation n'a guère progressé. L'Europe devrait également s'unir dans le domaine de la cybersécurité. La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a entendu le général Olivier Bonnet de Paillerets, commandant de la cyberdéfense, qui regrettait le manque de coopération européenne, y compris franco-allemande, dans ce secteur crucial.
M. André Gattolin, rapporteur. - On est beaucoup revenu sur les questions éthiques. Quelles sont-elles ? Ne handicaperont-elles pas l'industrie européenne de l'intelligence artificielle ? L'Union européenne a décidé de ne pas fixer des règles éthiques, mais des lignes éthiques. Nous en avons besoin pour établir des limites afin de protéger nos données personnelles par rapport aux autres acteurs, notamment la Chine et les Gafam qui ne feront pas dans la dentelle ! Une des règles éthiques est non pas la transparence des algorithmes, mais la capacité à les recomposer. Il existe plusieurs types d'intelligence artificielle. Il y a tout d'abord le machine learning qui brasse beaucoup de données et apporte des réponses très intelligentes. Il y a ensuite la logique du système expert. En gros, pour les statisticiens, c'est toute la différence entre une segmentation et une analyse factorielle.
Amazon, qui est une des entreprises les plus performantes en matière de recherche sur l'intelligence artificielle, a voulu optimiser ses critères de recrutement. Or la machine avait un biais : elle choisissait de préférence des hommes, tout simplement parce que l'entreprise compte 80 % de salariés hommes ! Cela prouve que l'intelligence artificielle toute seule n'existe pas : derrière elle, il y a l'intelligence humaine.
On a longtemps parlé d'économie numérique. Maintenant on parle d'économie numérisée. Ici c'est exactement la même chose : il existe un secteur de l'intelligence artificielle et cette intelligence artificielle va se diffuser partout. Pierre Ouzoulias a raison : l'organisation du travail, même dans une entreprise classique, s'en trouvera transformée. Nous avons auditionné hier une personne de France Stratégie qui a étudié l'utilisation de l'intelligence artificielle dans les systèmes de santé. Une société qui gère près de 10 millions d'usagers santé aux États-Unis, Kaiser, s'est rendu compte que le moyen le plus efficace pour bien gérer un système de santé était l'inter-échange entre tous les membres. Certes, l'intelligence artificielle peut traiter un grand nombre de données ; en ce sens, son analyse est meilleure que celle d'un expert pour la détection de certaines maladies. Pour autant, ce n'est pas elle qui fera l'accompagnement aux soins. En bref, l'intelligence artificielle s'immiscera dans la structure dans le sens plutôt d'une organisation apprenante.
Lors de son audition passionnante, Charles-Édouard Bouée, PDG du cabinet de conseil Roland Berger, a souligné que chaque révolution industrielle se faisait sur des bases différentes. À l'intérieur du numérique, tous les grands leaders de la révolution précédente veulent préparer la révolution d'après, mais souvent ils s'orientent vers des solutions qui ne seront pas forcément celles de la vague suivante. On va vers des formes d'intelligences personnalisées augmentées. Un téléphone portable est beaucoup plus puissant que toute la capacité informatique de l'administration américaine dans les années soixante-dix. Il existera peut-être demain des applications qui, sans divulguer à l'extérieur nos données personnelles, guideront nos choix en tenant compte de nos goûts, de nos préférences et de nos aspirations.
Je pensais que l'intelligence artificielle représentait de grands espoirs pour les maladies orphelines. Pas du tout ! Elle donnera plutôt de bonnes réponses pour les pathologies globales, mais elle n'identifiera pas mieux qu'un bon médecin une maladie rare. Nous aurons donc du mal à nous passer de l'expertise humaine. Il existe des machines qui agissent toutes seules - j'en veux pour preuve le trading à haute fréquence -, mais pas encore des machines qui pensent toutes seules.
J'ai beaucoup échangé avec des ressortissants de pays du nord, notamment les Norvégiens. Tout le monde a les mêmes projets novateurs sur la santé, les mobilités, l'énergie. Où est l'innovation dans l'innovation ? Pourquoi ne pas plutôt réfléchir à l'impact de l'intelligence artificielle dans l'agriculture et dans l'aquaculture ?
M. Cyril Pellevat, rapporteur. - André Reichardt a posé des questions sur le financement. Une étude réalisée par McKinsey montre que l'Europe est en retard sur les investissements privés dans l'intelligence artificielle. Alors que ses entreprises investissaient entre 2,4 et 3,2 milliards d'euros en 2016, l'Asie apportait 6,5 à 9,7 milliards d'euros et l'Amérique du Nord entre 12,1 et 18,6 milliards d'euros. Par ailleurs, c'est tout récent, Bpifrance veut faciliter le financement de l'innovation de rupture en France alors que jusqu'à présent elle allait surtout vers des start-up traditionnelles. Une enveloppe de 775 millions d'euros sera mise en place d'ici à 2023 et sera mise à disposition des entreprises de la « deep tech » dont les projets sont plus longs à développer.
André Gattolin a parlé de l'intelligence spécialisée et de l'intelligence généraliste. Tout cela va de pair avec la formation. L'acquisition de connaissances qualifiables et standardisables sera faite par la machine, mais on aura besoin de l'humain pour porter un regard critique sur l'action de l'intelligence artificielle. Nous devrons donc adapter notre modèle de formation en conséquence.
Je répondrai à Colette Mélot que nous ne sommes pas en retard au niveau du marché européen.
En ce qui concerne le droit, en réponse à Pierre Ouzoulias, j'ai été rapporteur sur les drones. Lors d'une audition, j'avais demandé qui, du développeur ou de l'entreprise commercialisant la machine, portera la responsabilité de l'erreur. Je n'ai pas obtenu de réponse. Il faudra sans doute aller vers un mixte.
Joëlle Garriaud-Maylam a parlé de cybersécurité. Un rapport d'information de M. Danesi et de Mme Laurence Harribey a été remis il y a un an. L'acte pour la cybersécurité a été adopté au niveau européen. Il renforce l'agence européenne et la coopération entre les États membres. Il crée des normes de certification européennes.
M. André Gattolin, rapporteur. - J'ajoute sur la cybersécurité que l'Allemagne et la France investissent beaucoup. Nous avons pris conscience des enjeux depuis pas mal d'années. Nous avions relevé que dans certains secteurs comme les objets connectés nous n'étions pas assez prudents et qu'ils pouvaient être piratés, mais globalement nous enregistrons un vrai développement.
Mme Sophie Joissains. - Je souhaite insister sur le rôle de l'éthique et de l'autorité de régulation. Ces avancées formidables constituent aussi une manne financière importante. En matière de santé au niveau des assurances, ça pourrait être assez terrifiant. Il importe le plus possible d'appuyer la capacité de l'autorité de régulation qu'est la CNIL.
Mme Véronique Guillotin. - C'est un sujet important pour l'avenir de la société tout entière et pour les projets européens. Aujourd'hui, en Europe, le populisme monte et les projets manquent. Après l'Europe du charbon, pourquoi pas celle de l'intelligence artificielle ?
Concernant la santé, l'intelligence artificielle est une innovation technologique, mais il faut aussi une innovation organisationnelle intégrée par les professionnels. La télémédecine est certes une possibilité, mais elle ne fonctionnera pas si les professionnels ne s'approprient pas la technologie. Quid de la formation des médecins et des chercheurs ? Quid de la recherche en France ? Quid de la formation scientifique dès le plus jeune âge ?
M. Pierre Médevielle. - Je suis optimiste quant aux questions d'éthique dans le domaine médical. L'intelligence artificielle représente un espoir formidable. Je me souviens du premier supercalculateur et du développement de l'épidémiologie. Certes, il a fallu l'intervention humaine pour se rendre compte que la chute spectaculaire des cancers de l'estomac était liée à l'apparition du réfrigérateur, mais nous devons continuer à exploiter tous ces outils. On va devoir travailler en pluridisciplinarité, ce qui est rassurant. Je pense à l'Institut du cerveau et de la moelle épinière ou à l'Oncopole de Toulouse. C'est une approche nouvelle qui apporte un véritable potentiel.
Le sujet que nous avons le moins abordé est le secteur agricole. En 2050, la terre comptera 10 milliards d'individus. Nous ne pourrons pas faire sans l'intelligence artificielle qui permettra d'optimiser la production. Je pense en particulier aux supercalculateurs météo qui permettront d'analyser les précipitations et la nature des sols.
M. Jean Bizet, président. - Merci de cette réflexion sur l'apport de l'intelligence artificielle dans l'agriculture.
À l'issue du débat, la commission, à l'unanimité, autorise la publication du rapport d'information et adopte la proposition de résolution européenne suivante, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
La réunion est close à 10 h 20.