Jeudi 24 janvier 2019
- Présidence de M. Jean Bizet, président -
La réunion est ouverte à 8 h 35.
Institutions européennes - Programme de travail de la Commission européenne pour 2019 : rapport d'information de MM. Jean Bizet et Simon Sutour
M. Jean Bizet, président. - Notre ordre du jour portera d'abord sur l'analyse du programme de travail de la Commission européenne pour 2019 Je donne la parole à M. Simon Sutour.
M. Simon Sutour, rapporteur. - Voici cinq ans que nous faisons traditionnellement ce rapport sur le programme de travail de la Commission européenne. C'est la dernière année de l'actuelle Commission. Elle a bien travaillé. Jean-Claude Juncker a encore tout récemment prononcé un discours de haut niveau, à Aix-la-Chapelle. Il a toujours su travailler de manière consensuelle en associant son premier vice-président, Frans Timmermans.
La Commission européenne a intitulé son programme de travail pour 2019 « Tenir nos engagements et préparer l'avenir ». L'année 2019 sera marquée par l'élection d'un nouveau Parlement européen et le renouvellement concomitant de la Commission européenne. Le programme de travail présenté par l'exécutif actuel est, dans ces conditions, limité à 15 initiatives, qui viennent compléter les annonces formulées par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, à l'occasion de son discours sur l'état de l'Union prononcé le 12 septembre 2018.
Le programme de travail pour 2019 est également l'occasion de dresser un bilan des propositions présentées depuis l'entrée en fonction de la Commission européenne en novembre 2014. D'après l'exécutif européen, près de la moitié des textes ont été adoptés par le Parlement européen et le Conseil, le processus législatif étant bien avancé pour 20 % des propositions restant en examen. La Commission européenne entend aujourd'hui faire aboutir en priorité les textes dont l'adoption peut apparaître aujourd'hui lointaine. Pas moins de 45 propositions sont, en effet, encore en instance d'examen. La dernière session plénière du Parlement européen est prévue à la mi-avril 2019. La Commission européenne entend également poursuivre son travail d'évaluation de la législation existante, dans le cadre du programme REFIT. Elle souhaite, en outre, retirer ou abroger 17 propositions en attente ou actes législatifs existants. Au début de sa prise de fonction, la Commission avait déjà procédé à un toilettage des textes qui traînaient dans les cartons depuis des années, initiative très positive.
Les premières annonces de la Commission visent le marché unique. Elles concernent principalement le numérique. Pas moins de 30 initiatives législatives ont été présentées dans ce domaine depuis novembre 2014, dont 18 ont d'ores et déjà été adoptées. La Commission espère que les textes relatifs au droit d'auteur, au droit des contrats et au respect de la vie privée dans les communications électroniques seront bientôt votés. Les textes concernant la cybersécurité (réseau des centres nationaux, centre européen de recherche) font également figure de priorité. Des initiatives non-législatives sont désormais annoncées par la Commission, visant l'intelligence artificielle, la lutte contre la désinformation et l'informatisation des dossiers de santé. Notre commission présentera, la semaine prochaine, ses conclusions sur l'intelligence artificielle.
Trois initiatives non-législatives seront également présentées dans les prochaines semaines dans le domaine de l'énergie et de l'économie circulaire. Là encore, la priorité dans le domaine énergétique consiste, pour la Commission européenne, en l'adoption des 25 textes encore en discussion.
La Commission européenne souhaite aller plus loin sur l'approfondissement du marché intérieur avec le lancement d'une réflexion sur une amélioration de l'harmonisation des normes et un plan d'action pour un renforcement du marché unique. La Commission européenne relève, en premier lieu, que 44 textes sont encore en cours d'adoption pour parvenir à cette objectif. Au-delà, il apparaît indispensable de renforcer l'attractivité de l'économie européenne et conférer à l'Union européenne un poids supplémentaire sur la scène internationale. Cette ambition va de pair avec un travail de normalisation et d'harmonisation, condition sine qua non pour assigner à l'Europe une véritable ambition industrielle, en particulier dans le domaine du numérique.
La Commission européenne entend enfin proposer un cadre européen en vue de mieux lutter contre les perturbateurs endocriniens. Cette stratégie, présentée en novembre dernier, apparaît, cependant, plus modeste que les préconisations que nous avions détaillées dans ce domaine en janvier 2017.
L'autre grand sujet abordé par la Commission européenne dans son programme de travail concerne la question migratoire. Une nouvelle fois, l'exécutif européen insiste sur la nécessaire adoption des mesures déjà présentées. La mise en place d'un régime d'asile européen est ainsi primordiale tant elle doit permettre de s'adapter à l'évolution constante des filières migratoires et des routes empruntées, la Méditerranée occidentale faisant aujourd'hui figure de voie d'accès privilégiée, alors que ces dernières années il s'agissait de la Méditerranée orientale. Cinq des sept textes présentés par la Commission européenne en ce sens ont été au moins partiellement avalisés par les législateurs. Il s'agit désormais de renforcer les capacités opérationnelles de l'Agence de l'Union européenne et de trouver un accord sur la réforme du système dit de Dublin et le règlement sur les procédures d'asile, car ce système ne convient plus au cadre de migrations massif qui s'exerce aujourd'hui. Parallèlement, la Commission européenne entend voir aboutir ses propositions visant la réforme de la directive dite « retour » et l'augmentation des moyens humains et juridiques de l'Agence européenne des garde-frontières et de garde-côtes (Frontex). Tous ceux qui ont travaillé sur ces sujets ont constaté une forte montée en puissance de Frontex ces dernières années. On le constate sur le terrain, des fonctionnaires issus des différents pays de l'Union européenne travaillent déjà en parfaite harmonie les uns avec les autres.
La Commission européenne a également présenté, en décembre 2018, une communication sur la réciprocité en matière de visas, inscrite dans son programme de travail pour 2019. Il s'agit pour elle d'évaluer les voies à suivre en ce qui concerne la situation de non-réciprocité avec les États-Unis dans le domaine des visas pour cinq États membres (Bulgarie, Croatie, Chypre, Pologne et Roumanie). La Commission européenne souhaite également parvenir en 2019 à un accord sur la révision du système de carte bleue européenne, afin d'attirer plus facilement les ressortissants des pays tiers hautement qualifiés.
Plus largement, il apparaît nécessaire d'appuyer le projet d'une nouvelle alliance entre l'Union européenne et l'Afrique, telle qu'annoncé dans son discours de l'état de l'Union en septembre dernier par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Le plan d'investissement extérieur de l'Union européenne, lancé en 2017, qui est en partie orienté vers le continent africain et est doté de 4,1 milliards d'euros constitue, en tout état de cause, une des réponses au défi démographique à venir. Il s'agit en effet de dépasser la traditionnelle logique d'aide au développement pour favoriser l'émergence d'une économie africaine plus structurée, apte à créer des emplois et donc à garantir une existence décente aux Africains sur leur continent.
Je laisse désormais la parole à Jena Bizet pour aborder les propositions de la Commission européenne à l'horizon 2025.
M. Jean Bizet, président. - Je ferai quelques remarques avant d'aborder cette échéance. Depuis trois ans, le dimensionnement de l'Agence Frontex s'est élargi. On l'appelle désormais l'Agence européenne des gardes-frontières et des garde-côtes. L'Europe a souvent de bonnes idées, mais qui tardent à se concrétiser, car nous sommes 27 États membres et il faut des majorités.
Je reviens de la conférence des présidents de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC), à Bucarest. Il est plus « politiquement correct » de parler aujourd'hui d'une pause de l'élargissement et de se focaliser sur l'approfondissement. Cependant, les pays des Balkans ont besoin de perspectives à moyen et long termes. Sinon, ils perdront espoir et nous donnerons prise au potentiel de déstabilisation de la Russie, voisin puissant. Veillons à ne pas nous enfermer dans un choix binaire opposant approfondissement et élargissement.
S'agissant de l'horizon 2025, Le programme de travail pour 2019 vise la préparation du Conseil européen de Sibiu, en Roumanie, qui se tiendra le 9 mai 2019. Ce sommet sera principalement consacré à l'avenir de l'Union européenne. Comme à l'occasion du programme de travail pour 2018, la Commission européenne entend présenter plusieurs « contributions prospectives » destinées à « renouveler la confiance en l'avenir de notre « Union à 27 » à l'horizon 2025.
Plusieurs axes sont envisagés dont le premier est l'extension du recours à la majorité qualifiée dans plusieurs domaines. Cette règle de l'unanimité, aussi paralysante soit-elle, est, pour l'instant, incontournable. Deuxième axe, le renforcement du rôle international de l'euro. Hier, à Aix-la-Chapelle, je me suis entretenu avec le gouverneur de la Banque de France, M. François Villeroy de Galhau et avec Mme Sylvie Goulard, vice-gouverneur, à qui j'ai demandé de venir nous parler du rôle international de l'euro. Enfin, les deux derniers axes concernent la consolidation de l'État de droit au sein des pays membres et l'amélioration de la communication autour de l'Union européenne.
La plupart des propositions de la Commission européenne devraient être détaillées au cours des premier et deuxième trimestres. Leur annonce appelle néanmoins déjà plusieurs remarques.
La Commission européenne souhaiterait un passage à la majorité qualifiée en matière de politique fiscale, de politique sociale et sur les questions relatives à l'énergie et au climat. La politique fiscale ne suscite pas réellement de débat, et nous demandons régulièrement ici une telle évolution. Un grand groupe européen ne pourra réellement se développer et tirer profit des potentialités offertes par plusieurs États membres que s'il peut s'appuyer sur une fiscalité à la fois favorable à l'investissement et harmonisée au sein de l'Union. Le Brexit, quelle qu'en soit l'issue, serait l'occasion de clarifier un certain nombre de points en la matière.
La Commission européenne envisage également une extension du passage à la majorité qualifiée dans le domaine de l'énergie. Je rappelle que toute intervention de l'Union européenne doit être traitée sans préjudice de la compétence, reconnue à chaque État membre, de déterminer le « mix énergétique » sur son territoire. Tout texte doit, de fait, respecter scrupuleusement la répartition des compétences entre l'échelon de l'Union et l'échelon national, telle qu'elle résulte du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Dans ces conditions, nous ne pouvons qu'être réservés sur un changement des règles de vote au Conseil sur ce point. Le choix du mix est bloquant.
En ce qui concerne la politique sociale, il conviendra d'attendre le détail des propositions de la Commission européenne, attendues au cours du premier trimestre 2019. Je constate, à première vue, que les textes les plus emblématiques - à l'instar du détachement des travailleurs ou des règles en matière de congé parental - sont déjà adoptés à la majorité qualifiée. Un passage à la majorité qualifiée pourrait néanmoins permettre une véritable application du socle européen des droits sociaux.
Le renforcement du rôle international de l'euro a été annoncé par le président de la Commission européenne dans son discours sur l'état de l'Union. La Commission a présenté une communication sur le sujet le 5 décembre dernier. Une telle ambition doit, bien évidemment, être approuvée. Il convient néanmoins de rappeler que le renforcement du rôle international de l'euro passe avant tout par une réponse aux défis institutionnels et économiques posés par la monnaie commune. Celle-ci doit permettre de parachever l'Union économique et monétaire, en mettant notamment en place une capacité budgétaire de la zone euro permettant de résister aux chocs macroéconomiques et de financer des investissements. Ces réformes sont indispensables. Si une nouvelle bulle spéculative - on en observe aux États-Unis - éclatait, nous ne serions pas complètement prêts pour faire face à la crise.
Toute mesure en faveur du renforcement du rôle international de l'euro doit également être précédée d'un approfondissement de l'Union bancaire via une convergence des systèmes nationaux de garantie des dépôts puis à terme par la mise en place d'un véritable système européen de garantie des dépôts. La consolidation du rôle international de l'euro passe enfin par la mise en oeuvre, dans le cadre de l'Union des marchés de capitaux, d'une supervision unique des marchés où l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) occuperait un rôle central, étape indispensable vers l'intégration des marchés financiers européens et le renforcement de la stabilité financière. La dernière réunion de l'Eurogroupe, le 4 décembre dernier, n'a permis que de timides avancées sur tous ces points, principalement en ce qui concerne l'Union bancaire.
Je relève que dans cette perspective d'approfondissement, Hier, en conférence des présidents, le rapporteur général de la commission des finances nous a dit qu'il souhaitait être étroitement associé aux débats ante et post européens, car beaucoup de textes financiers seront concernés dans l'année qui s'annonce par les questions qui y sont discutées.
Au sujet de l'État de droit, la Commission européenne devrait présenter, au cours du premier trimestre 2019, une initiative non-législative visant à renforcer le cadre existant. Il convient de rappeler que l'Union européenne s'est déjà dotée d'un dispositif permettant de sanctionner un État membre en cas de violation grave et persistante des droits fondamentaux. La procédure, récemment activée pour la Pologne puis la Hongrie, n'a pour l'heure débouché sur aucune sanction. Il apparaît en effet indispensable de rappeler la nécessité de réaffirmer que l'Union européenne, longtemps réduite à un espace économique, comme une communauté de droits et de valeurs, alors même que les droits de l'Homme et les valeurs fondamentales semblent aujourd'hui relativisés voir menacés dans les discours des dirigeants de certaines grandes puissances mondiales mais aussi au sein de certains États membres. Je relève, en outre, que l'affirmation de nos valeurs peut également passer par un renforcement de la présence de l'Union européenne sur les certains théâtres d'opérations militaires, à l'heure du désengagement américain. La posture adoptée par M. Trump en fait peut-être le meilleur allié de l'Union européenne, car elle nous oblige à nous prendre en charge.
Le dernier point abordé par la Commission, la communication, a déjà fait l'objet de remarques de notre part par le passé. Dans l'attente du détail de nouvelles propositions, nous ne pouvons que rappeler qu'il est indispensable de doubler la nécessité de mieux communiquer par un renforcement de la transparence, qu'il s'agisse de celle des trilogues ou de la procédure de comitologie. Je regrette une nouvelle fois, sur ce dernier point, que la Task force « Subsidiarité et proportionnalité », lancée par la Commission européenne n'ait pas suivi, dans ses conclusions rendues en juillet dernier, les observations du Sénat que votre commission des affaires européennes avait réaffirmées dans une contribution spécifique. Lors de la dernière COSAC, en présence de Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission, nous avons dit clairement que nous n'avions pas apprécié ce simulacre de concertation. Ce n'est pas sérieux.
M. Simon Sutour. - Cela ne les a pas émus.
M. Jean Bizet, président. - C'est dommage. Au-delà du groupe de suivi du Brexit, notre commission aura toute légitimité à apporter des contributions pour la préparation du Conseil européen de Sibiu. Peut-être y verrons-nous plus clair au sujet du Royaume Uni, le 29 janvier. Il faudra que nous regardions dans le « paquet Tusk » certaines avancées qui avaient été négociées par David Cameron. La crispation à laquelle ont donné lieu le référendum puis le vote de juin 2016 n'est qu'une manifestation de ce qui peut se produire dans d'autres pays, à l'image des « gilets jaunes » ici ou de l'arrivée au pouvoir d'une coalition populiste en Italie.
M. René Danesi. - La première chose que le Président Juncker a faite, il y a cinq ans, fut de jeter par-dessus bord certains projets en cours et de réorienter les travaux de la Commission européenne. Le nouveau Président de la Commission européenne, qui sera issu des prochaines élections européennes, que nous appréhendons avec une certaine inquiétude, fera sans doute la même chose. Nous aurons donc certainement à nous reposer les mêmes questions que nous abordons dans ce rapport et à remettre l'ouvrage sur le métier dans quelques mois. Il est probable, en effet, que les élections entraineront une réorientation des objectifs européens. La question de l'État de droit se pose. Avec autant de pays qui ruent dans les brancards, on ne pourra se réfugier longtemps derrière l'article 7 du Traité ou la Cour de Justice européenne. C'est une stratégie risquée. Il importe aussi de comprendre les raisons du phénomène.
M. Didier Marie. - Si l'Europe est une chance, elle est aussi en panne faute d'avoir su faire face aux défis auxquels elle est confrontée : économique, car le chômage reste élevé, démocratique car l'Europe n'est toujours pas comprise par une grande partie des populations, ou migratoire. Un des premiers sujets à traiter est la règle de l'unanimité : l'Europe parvient à résoudre les sujets faciles mais pas les sujets qui fâchent. Il est clair dans ce contexte, vu les divergences entre les pays membres, que l'Europe est condamnée aux petits pas. Or, si l'Europe veut retrouver la confiance des citoyens, il faut qu'elle fasse des pas plus importants. Pour cela il faut renoncer à l'unanimité et passer à la règle de la majorité qualifiée.
L'Europe ne parvient pas à imposer ses normes ou sa vision du monde face à ses principaux concurrents. Les organismes internationaux de régulation économique, comme l'OMC, sont en panne. Se pose aussi la question de nos relations avec nos voisins. La sempiternelle question de l'élargissement reste en suspens. Faut-il continuer à dans cette voie, alors que ce sujet inquiète bon nombre de nos concitoyens et de pays, ou faut-il envisager d'autres modes de relation avec nos voisins, sur le modèle des cercles concentriques et des partenariats différenciés ? Ce rapport est donc loin d'être anodin. Nous sommes dans une période charnière. Vu la situation politique chez bon nombre de nos voisins, on peut s'inquiéter pour l'avenir de l'Europe. Les prochaines élections européennes auront des conséquences importantes pour notre avenir commun.
M. Philippe Bonnecarrère. - Une partie des difficultés de l'Europe provient du découplage entre la France et l'Allemagne. Vous avez été invité à la signature du traité d'Aix-la-Chapelle. Avez-vous le sentiment que l'on en est resté aux politesses de convenance ou bien avez-vous senti l'apparition d'un nouveau souffle entre les deux pays ?
M. Claude Kern. - Mardi, au à l'occasion de la session d'hiver de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, nous avons eu un débat sur l'organisation des référendums dans les pays de l'Union européenne. J'ai été consterné par les interventions de mes collègues britanniques, toutes sensibilités confondues. Ils étaient unanimes à réclamer un nouveau référendum au Royaume-Uni. Ils sont atterrés par l'attitude de leurs collègues à la Chambre des Communes.
M. Jean Bizet, président. - M. Juncker, quand il a été élu président de la Commission européenne, a mis en effet au panier 15 textes sur les 85 en cours. Il s'agissait de textes qui trainaient, faute d'accord, et qui étaient devenus moins pertinents. Je souhaite que cette procédure REFIT continue avec son successeur. Sur certains textes on n'arrive pas à trouver un accord, à cause de l'unanimité ou parce que le sujet crispe les peuples. Au sein des réunions de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC), on constate que les pays de l'Est ne supportent pas l'idée d'une Europe à plusieurs vitesses car ils ont peur d'être relégués. La coopération renforcée est un outil qui n'a été utilisé que trop rarement : pour le divorce transfrontalier, le brevet communautaire la taxe sur les transactions financières et le parquet européen. Ce peut-être une solution pour avancer. Il faut neuf pays pour la lancer mais d'autres pays peuvent se joindre au mouvement. Ainsi sur le brevet communautaire, on n'arrivait pas à avancer car l'Italie et l'Espagne voulaient faire reconnaître leurs langues comme langues de dépôts des brevets, alors que la majeure partie des dépôts sont en anglais, en français ou en allemand. Une coopération renforcée a été créée et finalement l'Italie l'a rejointe.
Les pays du bloc de l'Est sont de jeunes démocraties. Ils ont échappé à une tutelle pesante et ne veulent pas retomber sous une autre tutelle. Mais l'Union européenne n'est pas qu'un supermarché qui distribue des subventions, c'est aussi un cercle de valeurs, qu'il convient d'affirmer de plus en plus face à la Russie de M. Poutine, ou aux États-Unis de M. Trump. Je suis toutefois assez confiant : à terme, les relations se normaliseront. Voyez d'ailleurs les mouvements de foule en Pologne ou en Hongrie.
L'Europe est en panne sur un certain nombre de dossiers. Elle a été construite initialement pour garantir la paix. Elle a formidablement réussi, jusqu'en Irlande, en contribuant à rendre possible la conclusion de l'accord du Vendredi saint. La ligne de Michel Barnier, comme négociateur en chef de l'Union européenne pour le Brexit, a toujours été de refuser de toucher à cet accord. Ce serait une folie en effet : l'explosion dernièrement d'une voiture à Londonderry constitue un avertissement. À Belfast, les portes sont fermées à 19 heures pour éviter les troubles. La paix a donc été un formidable succès - mais la jeune génération tend à l'oublier -, tout comme l'est l'euro, dont il faut renforcer le rôle international, ce qui résoudrait le problème de l'extraterritorialité des sanctions américaines. Nous avons besoin de temps sur les migrations ou les questions de sécurité. La majorité qualifiée nous permettrait sans doute d'aller plus vite et les coopérations renforcées constituent un outil efficace.
Je souscris tout à fait aux propos de Nicolas Barré qui décrit bien, dans une tribune récente, les défis auxquels est confrontée l'Europe. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique, souligne aussi que depuis l'arrivée de M. Trump au pouvoir, un certain nombre d'institutions multilatérales nées au lendemain de la guerre, comme l'ONU ou l'Unesco, sont fragilisées de l'intérieur, mais aucune n'a été cassée et elles continuent d'exister. Le multilatéralisme est moribond mais l'Europe, le Canada et le Japon font, par exemple, entendre leur voix pour moderniser l'organe d'appel du mécanisme de règlement des différends de l'OMC. Les États-Unis sont moins favorables au multilatéralisme car il leur est moins profitable, mais ils ne veulent pas tout casser non plus. Des évolutions seront nécessaires et la voix de l'Europe est attendue.
J'ai été heureux d'assister à la signature du traité d'Aix-la-Chapelle et je remercie la Chancellerie allemande et le Président du Sénat de nous y avoir conviés. Le discours de Mme Merkel était très minutieux. M. Juncker a parlé avec son coeur. On a senti le Président de la République mal à l'aise en dépit d'envolées lyriques dont il a le secret. Le traité de 1963 mettait l'accent sur la réconciliation. Ce nouveau traité met l'accent sur la responsabilité qui incombe aux Vingt-Sept. Tout le monde regrette le départ des Britanniques. La Chancelière a évoqué les évolutions vertigineuses dans ce monde incertain. Elle a mis l'accent sur la défense et a parlé d'« armée européenne », c'est à souligner. Elle a évoqué aussi la dimension économique de l'Union européenne, la cohésion sociale - à cet égard nous devrons être vigilants à la directive sur le respect des droits sociaux -, le marché unique numérique, l'intelligence artificielle, l'harmonisation des droits, et la convergence du droit des affaires. Avec ce nouveau traité, nous passions de la réconciliation à la responsabilité avec un accent mis sur la convergence et la défense européenne.
Mme Fabienne Keller. - A-t-on évoqué les coopérations transfrontalières ?
M. Jean Bizet, président. - Oui !
Par ailleurs, M. Kern a raison : on a l'impression que les représentants britanniques regardent ce qui se passe dans leur pays avec beaucoup de condescendance et de distance, comme s'ils n'étaient pas responsables.
M. Simon Sutour. - Comme des spectateurs en somme !
M. Jean Bizet, président. - À l'exception de Sir William Cash, partisan du Brexit.
M. Claude Kern. - Ils expliquent que le Brexit est dû à une campagne de fake news alimentée par quelques hommes politiques irresponsables. Ils ont voulu attirer notre attention sur la nature de la question posée lorsque l'on veut organiser un référendum.
M. Jean Bizet, président. - Le référendum peut être un faux ami de la démocratie !
M. Claude Kern. - Absolument. Ce fut la conclusion du débat. J'ai aussi été frappé par l'atmosphère lors du dîner entre les délégations française et allemande. C'était une rencontre polie, mais il n'y avait plus la convivialité que l'on a pu connaître.
M. Jean Bizet, président. - Je l'ai constaté avec mon homologue du Bundestag, M. Gunther Krichbaum : les rapports deviennent tendus sur le cadre financier pluriannuel. Les Allemands ne veulent plus d'un budget pour la politique agricole commune. Ils considèrent que c'est une activité libérale comme une autre. Ils veulent le moins possible de dépenses. On sent une crispation à cet égard. Le budget de l'Union européenne doit être, selon eux, limité à 1 % du PNB.
Mme Gisèle Jourda. - Mme Merkel a fait allusion à la défense européenne dans son discours. J'y vois un signe positif. Ce sujet, sur lequel j'avais travaillé avec Yves Pozzo di Borgo, était jusque-là regardé avec une certaine circonspection. Il est temps d'aborder à nouveau ce sujet. On ne peut pas le laisser à la seule commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. Nous devons apporter sur la matière notre éclairage d'européens convaincus. La défense n'est pas une affaire uniquement nationale. Je propose que nous constituions, comme on l'a fait pour le Brexit, un groupe de réflexion commun.
M. Jean Bizet, président. - Vous avez raison. Je salue votre travail sur ce sujet. La question de la défense européenne est un sujet essentiel. J'utilise volontiers l'expression « armée européenne » car elle est plus visible pour l'opinion.
M. Simon Sutour. - Je suis attristé par le négativisme qui frappe la France et certains pays européens. C'est pourtant en Europe qu'il fait le mieux vivre, et d'ailleurs beaucoup veulent venir y vivre...
J'ai été très heureux d'assister à la signature du Traité d'Aix-la-Chapelle, moment unique. Certains considéreront sans doute qu'il ne faudra pas le voter, en évoquant toutes les mauvaises raisons pour ne pas le ratifier pour espérer récupérer des voix, mais ce sont d'autres partis qui récupèreront la mise in fine ! Ce fut une très belle cérémonie. Le discours de Mme Merkel avait des allures de testament. Le discours de M. Juncker était excellent. M Donald Tusk, président du Conseil européen, a parlé en polonais. Il a souligné que l'Europe ne se résumait pas à la France et à l'Allemagne, mais comptait 27 pays. Le président roumain, M. Klaus Iohannis, s'est exprimé en allemand car il fait partie de la minorité d'origine allemande, présente dans les « citadelles saxonnes », ce qui nous rappelait l'existence de l'Autriche-Hongrie, tandis qu'Aix-la-Chapelle était la capitale du Saint-Empire romain germanique. L'Europe a des racines anciennes. De même, c'est un beau symbole de voir le représentant d'une minorité devenir président de la République, après avoir été maire de Sibiu. Notre Président de la République a fait une bonne intervention, avec un ton de campagne parfois, mais je le comprends : comment peut-on prétendre sérieusement, comme certains responsables l'ont fait, que ce traité aboutit à rattacher l'Alsace et la Lorraine à l'Allemagne ?
Certains attribuent le Brexit à la désinformation des gens durant la campagne, mais l'échange d'arguments et d'avis est aussi le propre des campagnes électorales ; ce qui est nouveau est que les gens ne font plus confiance aux grands médias. Il nous appartient de combattre les fausses rumeurs.
Lors de la dernière COSAC, Sir William Cash, président de la commission des affaires européennes de la chambre des communes, partisan du Brexit, a critiqué Theresa May. J'ai l'impression comme vous que les responsables britanniques sont des spectateurs du Brexit, non des acteurs. Michel Barnier dit que l'Europe ne bougera pas. Mais s'il n'y a pas d'accord, il y aura un rétablissement d'une frontière dure.
Pour le reste, si l'on regarde ce qui a été fait ces cinq dernières années, on constate que l'on avance progressivement. Quel sera l'avenir ? Nul ne le sait. La Commission européenne dépendra du Parlement européen. Les élections approchent. Dans tous les pays, la situation est compliquée et la période est pleine d'incertitudes. En France, certains considèrent qu'il faut refuser les accords commerciaux, se replier sur soi. Le moindre traité devient dramatique ! Ceux qui défendent ces thèses ne se rendent pas compte que nous ne sommes que 67 millions alors que la planète compte sept milliards d'habitants. On ne peut pas faire comme si ils n'existaient pas ! L'ère du village gaulois est révolue. Si l'on ne conclut pas des accords, les autres le feront sans nous ! Certes tout n'est pas parfait au niveau de l'Europe, mais il nous appartient de la défendre, sinon personne ne le fera.
À l'issue de ce débat, la commission autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information.
Économie, finances et fiscalité - Fusion Alstom et Siemens Mobility : communication et avis politique de M. Jean Bizet
M. Jean Bizet, président. - Les groupes Alstom et Siemens ont annoncé en septembre 2017 un rapprochement de leurs activités ferroviaires au travers d'une fusion de l'entreprise française avec la branche transport de Siemens : Siemens mobility.
L'objectif de la fusion est de créer un groupe franco-allemand capable de rivaliser avec le conglomérat chinois CRRC, leader mondial dans ce domaine. Le chiffre d'affaires de CRRC atteint aujourd'hui 26 milliards d'euros, soit quatre fois celui d'Alstom et deux fois celui cumulé d'Alstom et Siemens mobility réunies. CRRC se retrouve ainsi en position dominante aux États-Unis où elle a obtenu de nombreux appels d'offres. En cas de fusion entre Alstom et Siemens mobility l'entité combinée détiendrait un carnet de commandes de 61,2 milliards d'euros et un chiffre d'affaires de 15,3 milliards d'euros. Elle emploierait plus de 62 000 personnes dans 60 pays.
La Commission européenne a logiquement été saisie du projet de fusion le 8 juin dernier. L'article 103 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne lui donne en effet toute latitude pour examiner l'effet possible d'une concentration de dimension européenne, avant qu'elle ne se produise (contrôle ex ante). La commissaire chargée de la politique de la concurrence, Mme Margrethe Vestager, devrait rendre un avis définitif d'ici au 18 février 2019.
Les premiers échos de la procédure en cours laissent entendre que la Commission européenne serait opposée à cette fusion et rejetterait, notamment, l'argument de la concurrence chinoise. La Commission européenne a ainsi publiquement indiqué, le 13 juillet 2018, que l'entité issue de la fusion serait presque trois fois plus grande que son concurrent le plus proche. La fusion entraînerait, en outre, une hausse des prix des composants ferroviaires et pourrait décourager l'innovation en raison de la réduction de la concurrence.
La Commission européenne estime ainsi que pour le matériel roulant comme pour les solutions de signalisation, l'opération envisagée éliminerait un concurrent très puissant et réduirait le nombre de fournisseurs. Les objections de la Commission européenne rejoignent celles affichées par les autorités de régulation du ferroviaire britannique, belge, néerlandaise et espagnole, hostiles à la fusion. Un courrier adressé à la Commission européenne en ce sens a été rendu public le 20 décembre dernier.
L'exécutif européen note, par ailleurs, que CRRC ne dispose que d'une présence marginale en Europe. Elle relève, en revanche, que les entreprises allemande et française deviendraient le leader du marché pour le matériel roulant destiné aux lignes principales, y compris les trains régionaux, et aux lignes de métro en Europe.
Ce faisant, la Commission élude la question du marché pertinent, limitant en large partie son étude d'impact à l'Espace économique européen là où Alstom et Siemens mobility insistent sur la dimension mondiale de leurs activités. La position de la Commission européenne ne me semble pas opportune tant Alstom et Siemens mobility se trouvent en situation d'infériorité vis-à-vis de CRRC car ils ne peuvent répondre aux appels d'offres sur le marché chinois.
La politique européenne de la concurrence ne saurait être orientée vers la seule préservation des droits des consommateurs. Notre commission le répète depuis plusieurs années dans ses rapports sur l'agriculture. Depuis le traité de Rome en 1957 et la création de la politique agricole commune en 1962, l'objectif a toujours été de faire en sorte que le coût du panier de la ménagère soit le plus léger possible. Pour cela, on a favorisé le regroupement des acheteurs et interdit les regroupements du côté de l'offre. Les agriculteurs ont trouvé la parade avec les coopératives ou, désormais, les organisations de producteurs ; mais l'accent a toujours été mis sur le consommateur... En ce qui concerne notre sujet, la politique de la concurrence doit également être au service d'une véritable politique industrielle afin de conforter la puissance économique de l'Union européenne et où le marché pertinent est évidemment mondial. Je souhaite d'ailleurs que notre commission aille plus loin que cet avis politique pour se pencher sur la politique industrielle de l'Union européenne. La politique de la concurrence doit, aller de pair avec la préservation des intérêts stratégiques européens.
Dans ces conditions, la Commission européenne devrait autoriser la fusion entre Alstom et Siemens mobility. Elle devrait, en outre, oeuvrer au rapprochement de la plupart des entités de ce secteur d'activité, pour donner du sens au concept d' « Airbus du rail » et rendre concrète l'ambition industrielle européenne. Il serait, par ailleurs, souhaitable que cette fusion soit accompagnée d'une réflexion sur la mise en oeuvre d'appels d'offres préférentiels pour les entreprises européennes, soit un véritable Buy European act. Il viserait en particulier les domaines couverts par le Mécanisme d'interconnexion pour l'Europe (MIE). Je relève que nos grands rivaux économiques ont su établir ce type de dispositif.
La Commission européenne a, adressé fin octobre 2018 une liste dite des griefs aux deux entreprises, indiquant les pays et les activités qui devraient être touchés par une éventuelle restriction de la concurrence. Celles-ci ont, en réponse aux critiques de la Commission européenne, proposé, le 12 décembre, de céder des accords de licence et d'organiser des transferts de technologie. Le montant de ces cessions « remèdes » représenterait près de 600 millions d'euros, soit 4 % de leur chiffre d'affaires combiné. Cette proposition serait jugée insuffisante par la Commission européenne. Siemens mobility pourrait aller plus loin en se séparant de la plateforme de son projet de nouveau train à grande vitesse, le Velaro Novo et Alstom serait encline à céder une large partie de son activité de signalisation. L'autorité de la concurrence européenne est enfermée dans un certain nombre de postulats. Mme Verstager travaille selon les règles des traités, mais ces règles ne sont plus adaptées aux réalités du XXIe siècle. On l'a vu aussi, par exemple, dans les activités cidricoles ou dans les activités d'abattage : pour autoriser certaines fusions de coopératives, on les a obligé à procéder à des cessions d'activités annexes. Résultat, ces petites entreprises ont disparu, mais on était en conformité avec le droit européen... C'est scandaleux.
Je m'interroge donc, dans le cas d'Alstom-Siemens, sur l'aspect contre-productif de ces cessions forcées. Les conséquences industrielles et sociales de ce désengagement mériteraient d'être étudiées. La mise en avant d'un « Airbus du rail » ne peut, en effet, se faire au détriment de la protection des sites français sous peine d'être inaudible pour l'opinion publique, qui y verra une nouvelle étape de la désagrégation de l'appareil industriel français au profit de grands groupes transnationaux. Je rappellerai à cet égard le constat de la mission d'information du Sénat sur Alstom et la stratégie industrielle de la France, en juin dernier, dont les rapporteurs étaient MM. Chatillon et Bourquin. Si elle s'est montrée favorable à la fusion, la mission d'information a rappelé la nécessité pour l'État de veiller à ce que cette fusion ne soit pas déséquilibrée en faveur de la partie allemande. Si je souhaite donc que cette fusion se fasse tant son refus pourrait constituer un non-sens économique et politique pour l'Union européenne, j'appelle également à un contrôle de sa mise en oeuvre par les gouvernements et les parlements allemands et français.
Dans un communiqué, la CGT a invité les deux entreprises à créer un groupement d'intérêt économique (GIE). C'est une piste très intéressante. Il est préoccupant de voir l'Autorité de la concurrence faire preuve d'une telle naïveté et d'une telle fermeture à quelques mois des élections. Je souhaite que notre commission travaille sur le sujet de la réindustrialisation et des modifications des règles de la concurrence. La commissaire européenne ne conteste pas la nécessité de créer des champions européens mais est enfermée par les traités. Nous lui rendrions service si l'on exprimait, au sommet de Sibiu, notre volonté de revoir les règles de la concurrence. Sans avoir à modifier les traités, la création d'un GIE serait une solution d'attente judicieuse. M. Bruno Le Maire a posé la question : il s'agit de savoir si nous voulons que l'Europe soit vassalisée, réduite au rang de supermarché pour la Chine et les autres pays, ou si nous voulons qu'elle reste une puissance.
M. Guy-Dominique Kennel. - Je partage vos remarques. Il semble toutefois illusoire de vouloir modifier les traités. Sans doute faut-il trouver le moyen de les contourner. Vous avez évoqué les propos de M. Le Maire, plaidant pour une politique industrielle de l'Union européenne. Encore faudrait-il déjà avoir une politique industrielle nationale, or je ne suis pas sûr qu'elle existe.
Un grand groupe ferroviaire semble nécessaire, mais on ne joue pas dans la même division que le concurrent chinois. Je suis attentif à l'alinéa 13 de la proposition d'avis politique. J'aurais volontiers ajouté un alinéa 15. Élus locaux, nous ne remettons pas en cause la nécessité d'un rapprochement entre Alstom et Siemens, mais nous avons des interrogations sur la nature de l'accord. Concrètement, on a cédé Alstom à Siemens ! Nous devrions affirmer dans notre avis que nous voulons une fusion équilibrée.
M. Claude Kern. - J'irai dans le même sens que mon collègue. Notre avis politique n'est pas assez ferme, notamment aux alinéas 12 et 13. À l'alinéa 12, je propose ainsi de remplacer « souhaite » par « demande ». De même, au lieu de l'expression « Juge contre-productif que la fusion soit conditionnée à la cession », je propose l'expression « Demande que la fusion ne soit pas conditionnée à la cession ». Cela répondrait aussi à l'interrogation de M. Kennel.
M. Didier Marie. - Cette question est très sensible pour les régions où sont implantés des sites d'Alstom, une douzaine en France, et les sous-traitants. Au total, la fusion concerne 8 500 emplois directs chez Alstom, et 27 000 emplois indirects chez les sous-traitants. Je partage les propos de notre président sur la difficulté à construire des champions industriels européens dans des secteurs où la concurrence internationale est vive. Le dogme de la concurrence libre et non faussée est une entrave. Le conglomérat chinois a d'abord développé son activité en Chine, avec un réseau de lignes à grande vitesse quatre fois plus étendu qu'en Europe, et rafle tous les marchés aux États-Unis. Il est donc essentiel de créer, dans le ferroviaire ou le numérique par exemple, comme on l'a fait pour Airbus, des champions européens. Il est indispensable de revoir les termes de la politique de la concurrence européenne pour cela.
Pour autant, cela n'exonère pas les autorités françaises de leur responsabilité. Le rapport de notre mission d'information le soulignait. Les termes de l'accord ne sont pas équilibrés. Il ne s'agit pas d'une fusion, mais d'une absorption d'Alstom par Siemens ! On peut donc avoir des craintes pour les sites français et leurs sous-traitants. Si Mme Verstager s'oppose à la fusion, il faudra remettre l'ouvrage sur le métier et envisager un nouveau pacte d'actionnaires, comme l'appelle de ses voeux Martial Bourquin, afin de permettre à d'autres entreprises françaises ou européennes d'entrer au capital et de consolider la situation d'Alstom en créant un noyau dur d'actionnaires. Thalès, en particulier, géant de la signalétique ferroviaire, pourrait y participer. N'oublions pas que cette affaire est la conséquence lointaine du démembrement de la Compagnie générale d'électricité. Si Alstom est en difficulté, c'est parce que l'on a laissé le groupe se déliter.
Mme Fabienne Keller. - Je suis solidaire des propos exprimés par mes collègues alsaciens. L'Alsace abrite de nombreux sites d'Alstom. Merci pour cet avis politique à l'heure où nous sommes inquiets pour l'avenir des sites, des emplois. Le ferroviaire est un des secteurs où l'Europe est encore puissante, grâce à son industrie et grâce à son marché. Encore faut-il développer une stratégie pour accompagner cette industrie. On n'a pas en France de Buy French act. L'idée de ne pas appliquer les règles de concurrence, plutôt prévues pour le marché intérieur européen, semble très constructive, de même que l'évocation d'un Buy European act. Je soutiens la proposition de rédaction de l'alinéa 12 de Claude Kern. Vous avez raison de faire allusion au Mécanisme d'interconnexion pour l'Europe : les interconnexions sont financées à hauteur de 30 % par des crédits européens, le reste du financement provenant en général des autorités publiques nationales. Il est normal que l'argent public alimente notre industrie. Nous sommes nombreux à avoir des inquiétudes sur les conséquences de la fusion. Cela ne relève pas toutefois des autorités européennes mais des discussions entre les patrons de deux entités. C'est un risque que l'on a pris en acceptant le rapprochement, conscients de la nécessité de créer une entité renforcée afin d'être concurrentielle à long terme.
M. René Danesi. - Cet avis politique concerne le coeur du réacteur européen : la politique de la concurrence. Sur la façade des immeubles haussmanniens, à Paris, il y a écrit « gaz à tous les étages ». À Bruxelles, il y a écrit « concurrence à tous les étages » ! La concurrence est devenue une religion de substitution. La politique de la concurrence, c'est non seulement la défense des intérêts des consommateurs - ce qui est louable -, c'est aussi la recherche des prix les plus bas possibles par tous les moyens possibles. L'Europe a ainsi jeté par-dessus bord des industries entières ces dernières années, entrainant un recours accru aux importations, sans se préoccuper des conditions de fabrication au Bangladesh ou en Chine, ni du CO2 émis car, par exemple, chaque jean acheté a fait le tour du monde avant d'atterrir sur nos marchés ! La politique des prix bas et de fermeture des industries a des conséquences que l'on découvre avec les gilets jaunes : les jeans ne coûtent peut-être pas chers mais il y a de plus en plus de gens qui ne peuvent plus se les payer !
Je suis d'accord avec mes collègues sur l'alinéa 12. L'Union européenne a réussi cet exploit de nous ouvrir aux vents de la concurrence mondiale sans nous protéger. Les États-Unis, à l'inverse, ont un Buy American act. L'Union européenne est le seul ensemble à ne pas se protéger. L'alinéa 14 vise le contrôle des investissements étrangers et appelle à l'ouverture des marchés tiers aux exportations européennes. Disons-le franchement, on vise la Chine. L'Europe a réussi à contraindre les Grecs à céder à la Chine leur port du Pirée...
M. Didier Marie. - Et celui de Thessalonique !
M. René Danesi. - A l'inverse la Chine sait protéger son marché. La réciprocité doit donc être la condition de la concurrence. Cela est primordial. Quant au reste, les fusions s'accompagnent toujours de belles promesses sur l'emploi et l'avenir des sites, on a vu ce qu'il en advenait quelques années après avec la fusion entre Alstom et General Electric. L'ouverture des marchés est une garantie et doit être la condition pour accepter un investissement direct.
M. Claude Haut. - Je suis d'accord avec cet avis et les propositions d'amendements. L'Europe doit se défendre et non pas subir la concurrence des autres pays du monde.
M. Jean Bizet, président. - Je note la convergence de vos avis et propositions. Cet avis s'adresse à la Commission européenne. On ne peut y faire figurer les recommandations concernant les stratégies de l'entreprise.
Je suis d'accord avec les modifications proposées par nos collègues sur les articles 12 et 13. Tant que les traités ne seront pas modifiés, il faudra imaginer des approches différentes. Le concept du GIE et celui du pacte d'actionnaires peuvent être creusés. Il ne faudrait pas que la fusion se transforme en absorption. M. Danesi le disait avec humour : « on aurait bien voulu, mais on n'a pas pu ».
S'agissant du point 14, on nous dit à juste titre que l'Union européenne est ouverte. Elle n'est pas protectionniste. Pour autant, elle n'est pas non plus offerte. Le député européen Franck Proust s'est spécialisé sur les investissements directs étrangers, qu'il aime à nommer « investissements directs étrangers », à juste titre quand il s'agit de la Chine... L'Europe doit se réveiller. Le président du Sénat a demandé une date précise pour délibérer sur le Comprehensive economic and trade agreement (CETA) entre l'Union européenne et le Canada. Une proposition sera faite avant la fin de la session de juin. Les crispations sur les accords de libre-échange, quelle qu'en soit la nature, sont déjà d'actualité. Le projet d'un mini-traité TTIP excluant totalement les questions agricoles donne lieu à réflexion entre Washington et Bruxelles. Les États-Unis veulent qu'elles y soient intégrées, ce qui accentue les tensions. À la veille d'une nouvelle réforme de la PAC, prenons garde à ne pas nous laisser faire une deuxième fois par les Américains. Ils avaient très bien su tirer parti de la réforme précédente en nous obligeant à revoter dans le cadre de l'OMC, une fois que nous avions découvert nos cartes. Quant à la politique industrielle de l'Union européenne, elle est essentielle. Encore faut-il cependant que nous ayons une politique nationale digne de ce nom.
Les modifications de nos collègues sur les articles 12 et 13 sont tout à fait pertinentes. Cet avis politique ne manquera pas d'intéresser Bruno Le Maire. Ce sera notre petite pierre à l'édifice.
À l'issue de ce débat, la commission a adopté, à l'unanimité, l'avis politique suivant, qui sera adressé à la Commission européenne :
Désignation d'un rapporteur
M. Jean Bizet, président. - Notre commission s'est dotée d'une mission supplémentaire, à la demande du président du Sénat, au début de 2018. Il s'agit de porter un oeil aguerri sur toute transposition d'un texte européen dans un texte national. Nous nous sommes déjà investis sur quatre textes : celui sur le règlement général de la propriété des données, celui sur le droit des affaires, celui sur Pacte et celui sur les services de paiement. Le projet de loi d'orientation des mobilités comprendra un gros volet européen. Je propose que nous nommions M. Benoît Huré rapporteur sur ce texte.
Mme Fabienne Keller. - Le traité d'Aix-la-Chapelle prévoit un rapprochement des modalités de transposition des textes entre la France et l'Allemagne. Peut-être pourrions-nous prendre une initiative sur ce sujet ?
M. Jean Bizet, président. - Il faudrait voir comment formaliser cela.
Mme Fabienne Keller. - Nous pourrions travailler sur des sujets qui parlent à nos concitoyens, comme celui des travailleurs détachés. Ce serait une concrétisation intéressante de la coopération franco-allemande, qui nous donnerait l'occasion de mieux comprendre la manière dont nos voisins exercent la transposition, car ils anticipent manifestement davantage que nous.
M. Michel Raison. - En fin d'année, un texte du Gouvernement est revenu sur un certain nombre de transpositions. L'article 1er concernait les maisons de crédit et l'information du consommateur sur les crédits. Il aurait été judicieux que nous travaillions sur ce texte. Autre sujet, les pompiers. Il ne s'agit même plus d'une sur transposition, mais d'une transposition qui mettrait à mal notre système de pompiers volontaires.
M. Jean Bizet, président. - Lors de la conférence des présidents, notre président m'a redit de faire le point systématiquement sur chaque texte européen pour éviter toute sur-transposition. Sur le fameux arrêt Matzak, j'attends un entretien avec M. Castaner, avec les deux rapporteurs du texte. Jean-Claude Juncker ne peut pas rouvrir la directive. Cependant, il nous suggère la possibilité de contourner cet arrêt, pour ne pas pénaliser le volontariat en France. Nous devons nous entretenir avec les rapporteurs. Il suffit d'une interprétation nationale pour corriger la sur-transposition. C'est la seule voie possible Si M. Juncker veut donner suite à la saisine du président Larcher.
Mme Anne-Catherine Loisier. - D'autres pays sont concernés, comme l'Autriche notamment.
M. René Danesi. - Les sur-transpositions, qu'elles soient de nature législative ou réglementaire, ont toujours pour origine des demandes émanant de la société civile, qu'il s'agisse des associations de consommateurs, d'avocats ou de commissaires aux comptes. Pourquoi la France est-elle championne des sur-transpositions à la différence de l'Allemagne ? Tout ce qui sort de Bruxelles a été rédigé à Berlin, dans le domaine de l'industrie, et plus particulièrement de l'industrie automobile. Les Français brillent par leur absence dans les négociations des discussions préalables à Bruxelles. Cela traduit une condescendance innée de la France à l'égard de Bruxelles. Mais il y aussi cette certitude qu'ont les Français qu'il n'y aura aucun problème à sur-transposer. Rien dans la Constitution ne l'interdit. Il suffit de prendre des ordonnances, de les déposer sur le bureau du Sénat sans jamais les inscrire à l'ordre du jour.
Mais le Parlement n'est pas innocent. Il n'a pas la volonté systématique d'éviter les sur-transpositions. En effet, si les Français aiment râler contre les normes, ils sont aussi les premiers à les réclamer lorsque cela les arrange ! Le principe de précaution a été inscrit dans la Constitution et détourné de son objet. Les Français ont un besoin quasi maladif de protection. Il serait temps d'éviter ces sur-transpositions ou au moins d'y procéder en toute connaissance de cause et non par des moyens détournés, au détour d'une ordonnance.
M. Jean Bizet, président. - Je souscris tout à fait à vos propos. Les Allemands, à la différence des Français, font preuve d'un grand pragmatisme. Ils ont compris que c'était à Bruxelles, et non à Berlin, que tout se décidait et qu'il fallait donc y être présent.
J'ai été rapporteur sur le principe de précaution. L'initiative partait d'une bonne intention, mais j'avais demandé à démissionner car je ne me sentais pas capable d'entrainer mes collègues dans cette aventure. Lors d'une audition tendue, Ernest-Antoine Seillière, alors Président du MEDEF, avait évoqué le risque d'une dérive. Il avait raison. La semaine dernière, le tribunal administratif de Lyon a ainsi interdit le Roundup Pro 360, un désherbant pour la vigne, sur la base du principe de précaution, à rebours de l'avis de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). J'avais proposé un principe d'innovation pour contrebalancer, mais la ministre de l'époque, Nathalie Kosciusko-Morizet a refusé d'inscrire ma proposition de loi, pourtant adoptée au Sénat, à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. J'ai toujours considéré qu'il fallait marcher sur deux jambes, alliant précaution et innovation. Or on marche à cloche-pied et la jurisprudence y contribue.
La réunion est close à 10 h 40.