Mardi 4 avril 2017

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Politique de coopération - Stratégie européenne pour l'Arctique : rapport d'information de M. André Gattolin

M. Jean Bizet, président. - Notre ordre du jour appelle en premier lieu l'examen du rapport d'information de M. André Gattolin sur la stratégie européenne pour l'Arctique, question que notre collègue suit de près au sein de notre commission depuis quelques temps déjà. En juillet 2014, son premier rapport avait mis en évidence un emballement autour de l'océan Arctique et sa région en raison des effets du réchauffement climatique sur la fonte de la banquise. Le constat était inquiétant : l'Arctique se réchauffe au moins deux fois plus vite que le reste de la planète, ce qui entraîne un changement profond et peut-être irrémédiable de la vie dans la région. Le rapport présentait et analysait l'ensemble des questions que cette situation soulève, afin de permettre une meilleure compréhension des enjeux et des évolutions de l'Arctique.

Nous disposons depuis juin 2016 de la position officielle que le Conseil a arrêtée, sur proposition de la Commission, concernant une politique intégrée de l'Union européenne pour l'Arctique. Il était donc intéressant de faire un nouveau point sur cette question.

M. André Gattolin. - J'ai en effet pu analyser les positions adoptées par les institutions européennes sur la base du travail de la Commission européenne. Abstraction faite des fantasmes et des spéculations des dernières années, la première des réalités c'est que l'Arctique se réchauffe plus vite que ce qu'on avait envisagé. Nous sommes dans la fourchette haute des prévisions, ce qui est très inquiétant - vous trouverez les explications dans le rapport. Songez qu'en novembre dernier, l'on a mesuré des températures de 20° C supérieures aux moyennes ! Mme Masson-Delmotte, coprésidente du groupe 1 du GIEC, nous a dit avoir d'abord cru, en lisant ces données, à des erreurs de mesure...

Autre réalité importante : une nouvelle route maritime commerciale entre l'est et l'ouest et passant par le nord a peu de chance de s'imposer dans les années qui viennent. En dépit de l'activisme de la Russie, qui compte dessus pour son économie, les spécialistes de la marine nationale ou les armateurs ne voient pas cela arriver prochainement. Naviguer dans les eaux polaires reste trop compliqué, trop dangereux et donc non rentable. Pas plus que ne l'est l'exploitation du pétrole au prix actuel du baril. Les explorations dans ce secteur ont diminué durant les deux dernières années. C'est moins vrai pour le gaz parce qu'il est aussi beaucoup plus présent dans la région, particulièrement en mer de Barents et en Sibérie - l'Arctique abriterait d'ailleurs 25 % des réserves prouvées mondiales, mais seulement 10 % de celles de pétrole. Or l'on sait la Norvège et la Russie très dépendantes de leurs exportations de gaz et les projets continuent, en dépit des sanctions à l'égard de la Russie. Le projet sur la péninsule de Yamal auquel participait le français Total a ainsi pris du retard.

M. Simon Sutour. - Et n'a pu trouver que bien peu de soutien des banques françaises et européennes, alors qu'il représente 30 000 emplois...

M. André Gattolin. - Il n'en demeure pas moins que le trafic maritime va augmenter dans les années qui viennent en Arctique parce qu'il faudra transporter les ressources extraites, parce que des pays misent sur le développement du tourisme maritime, et enfin parce que l'Arctique est avant tout un océan et qu'on y pêche de plus en plus. En effet, les poissons sont à la recherche d'eaux plus froides et remontent vers le pôle, donc la ressource augmente dans les pêcheries du grand nord - la remontée des aiglefins et des cabillauds a ainsi beaucoup profité à l'Islande après la crise de 2009. Mais cette ressource, il faut la préserver, voire la protéger quand c'est nécessaire.

Deux négociations sont importantes pour l'Union européenne, qui est chargée de la politique commune de la pêche. La première concerne la lutte contre la pêche illégale et non réglementée dans les eaux internationales arctiques, c'est-à-dire dans le centre de l'océan, en dehors des zones économiques exclusives des États. L'accord, en cours de discussion, vise à interdire la pêche tant que la recherche scientifique n'aura pas établi l'état exact des stocks. Ce qui est normal vu que jusqu'à présent, l'eau n'était que glace.

Cette négociation est doublement importante : d'une part, c'est la première fois que l'on décide de réglementer l'activité de pêche avant qu'elle ne se développe dans une région du monde. On peut espérer que cela nous évitera toute surpêche ou extinction d'espèce. D'autre part, les États côtiers de l'Arctique acceptent pour la première fois que les règles qui s'y appliquent soient décidées par l'ensemble des pays utilisateurs de l'Arctique et non par eux seuls. C'est un début de régulation internationale de l'activité dans l'Arctique et c'est essentiel pour une région qui entre de plain-pied dans les échanges mondiaux. Il est donc bon que l'Union européenne participe à ces négociations, sous l'oeil attentif de la France, pour qui la pêche est importante.

Notre pays a justement adopté une Feuille de route nationale pour l'Arctique en juin 2016, grâce à Michel Rocard - quelques semaines avant sa disparition. C'est un document très riche, qui énumère les différents intérêts de la France dans la région et qui trace des pistes d'action. C'est un texte un peu fourre-tout, mais il convient de saluer l'important travail interministériel mené pendant plus de deux ans, et il inscrit pleinement l'action de la France dans le cadre européen. À ma connaissance, la France est la seule à le faire. Or si l'on veut que l'Union européenne se dote d'une politique pour l'Arctique, il faut que les États membres non arctiques y aient toute leur place.

J'en arrive à la politique européenne. Je vous avoue ma déception à la lecture du texte de l'exécutif européen. Il est prudent, assez vague et conçu pour ne froisser personne. En guise de politique intégrée, un cadre général énumère tous les moyens d'action européens, certes hiérarchisés selon trois grandes priorités, mais qui n'identifient pas un engagement nouveau de l'Union européenne dans la région. Il n'y a ni simplification, ni rationalisation. Le texte est prudent, presque à l'excès, y compris dans ses constats. Le Parlement européen s'est par exemple étonné que le renforcement de la présence militaire russe dans la région ne soit pas mentionné... Il ne s'agit pas d'en tirer des conclusions hâtives, mais c'est un fait important qui mérite d'être pris en compte.

La seconde grande dominante est l'avantage pris par le développement économique sur la protection de l'environnement, alors que dans cette région si fragile, l'un ne peut aller sans l'autre. Le développement durable, ce n'est pas du développement économique qui dure. Le texte parle même d' « innovation durable »... C'est un glissement regrettable. Dans cette région du monde, les populations locales - les Inuits au Groenland, les Samis dans les pays scandinaves - sont très attachées à la protection de leur environnement et au devenir de leur territoire. L'esprit même de la conférence de Paris sur le climat semble se dissiper. Face à un président américain qui nie le réchauffement climatique et à un président russe qui réfute la responsabilité de l'homme dans celui-ci, l'Union européenne devrait être porteuse d'un message fort et conforme aux engagements pris il y a un peu plus d'un an.

On peut comprendre que la Commission européenne soit réservée à l'idée de présenter un nouveau programme alors que le cadre financier pluriannuel actuel ne le prévoit pas, mais est-ce à dire que l'Union ne va rien proposer d'ici à 2020 ?

Quelques mesures me paraissent aller dans la bonne direction. J'invite par exemple à la création d'une stratégie macro-régionale pour l'Arctique, à l'image de ce qui s'est fait pour les Alpes. Pour faire face au manque de moyens, je propose également que le plan Juncker soit étendu aux pays et territoires d'outre-mer. Cela permettrait notamment à l'Union européenne d'accompagner le développement économique du Groenland et, accessoirement, celui de nos propres territoires ultramarins, comme Saint-Pierre-et-Miquelon - notre collègue Karine Claireaux, que j'ai auditionnée, souligne par exemple que, faute d'investissements, l'espace de pêche de l'île se réduit par rapport à celui du Canada. À l'heure du Brexit enfin, peut-être faut-il renforcer nos liens au sein de l'Espace économique européen avec deux partenaires nordiques : la Norvège et l'Islande. Hier encore, le ministre de l'économie et des finances islandais proposait de rapprocher la couronne islandaise, dont le cours s'effondre, de l'euro ou de la livre britannique, question qui se pose également en Norvège...

Nous comprenons mieux aujourd'hui les transformations de l'Arctique. Compte tenu de l'activité qui s'y développe, l'Union européenne ne peut pas se permettre d'attendre pour agir. Elle s'est dotée d'un cadre d'action : soyons volontaires et agissons !

M. Jean Bizet, président. - Merci pour cette présentation passionnée et de grande qualité.

M. François Marc. - Je remercie le rapporteur pour sa passion communicative, en effet, et la pertinence de son exposé. Je l'accompagnais d'ailleurs en Norvège il y a quelque mois : dans toutes les administrations, les cartes affichées aux murs projettent une autre vision du monde, un monde dont la Norvège occupe le centre, entourée de l'Union européenne et des glaciers de l'Arctique en train de fondre... Les opportunités offertes par cette région sont grandes en effet, notamment en matière de croissance économique, ce qui explique les tentations d'exploitation des ressources. Mais c'est aussi une région à risque : nos interlocuteurs scandinaves ont surtout évoqué celui de l'insécurité, car la Russie y est très présente. Comment l'Union européenne aborde-t-elle cet aspect des choses ? A-t-elle seulement conscience des risques encourus dans cette région ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je félicite à mon tour le rapporteur pour sa remarquable présentation, et le remercie d'avoir soulevé la question essentielle du rapprochement - monétaire en l'espèce - de l'Islande et de l'Union européenne. Il y a fort longtemps, avant que j'entre au Sénat, je me souviens avoir participé à des colloques au Royaume-Uni appelant à l'intégration du Conseil nordique. Dans cette période post-Brexit, il y a urgence à répondre aux préoccupations très vives des pays nordiques en matière de sécurité - je le vois bien à la commission parlementaire de l'OTAN dont je suis membre, et qui tiendra un séminaire de travail sur ce sujet le mois prochain. Un rapprochement entre l'Union européenne et l'OTAN dans cette région serait fort opportun ; c'est ce qu'attendent en tout cas les États baltes et les pays nordiques.

M. Louis Nègre. - Je félicite à mon tour le rapporteur pour son exposé passionnant. Il est essentiel de protéger cette zone de la pêche illégale, voire de la pêche tout court : voyez ce rapport très récent dont l'une des plus prestigieuses revues scientifiques américaines s'est fait l'écho, qui alerte sur la quasi-extinction de la biodiversité en Méditerranée. Sauvons l'Arctique avant qu'il ne lui arrive la même chose !

M. André Gattolin. - Je veux remercier Jean Bizet et Simon Sutour de m'avoir donné l'occasion de travailler sur ce dossier passionnant. Nos rapports sont très lus à Bruxelles. J'espère que celui-ci préfigurera en quelque sorte une politique de voisinage au nord de l'Europe, ce qui serait très important.

Depuis quatre ans, les inquiétudes des pays scandinaves, dont je rencontre régulièrement les ambassadeurs en France, n'ont cessé de croître. La Norvège connaît une mini-crise des migrants, car la Russie a laissé passer près de 8 000 personnes, à vélo, en plein hiver, par le nord du pays. L'inquiétude de la Finlande et de la Suède est forte, au point que la première, historiquement neutre, songe à intégrer l'OTAN. Malheureusement, la Commission européenne ou le service européen pour l'action extérieure sont muets sur ces sujets. Ils cherchent à obtenir pour l'Union européenne le statut d'observateur au sein du Conseil de l'Arctique, statut qu'ont déjà la France, l'Allemagne, la Chine ou Singapour. Mais dans cette hypothèse, quid du rôle des États membres ? Pour appuyer sa requête, l'Union européenne se targue du nombre de chercheurs européens qui travaillent sur l'Arctique, mais ils sont payés par les États membres ! Idem s'agissant de la surveillance de l'espace, où elle se prévaut des efforts consentis en réalité par l'Allemagne et la France pour appuyer la demande de création d'une agence pilotée par ses soins, ou encore au sein du GIEC, où l'Union européenne se verrait bien représenter tous les États membres... Bref la stratégie de l'Union, tentée de ménager une Russie qui s'oppose à son entrée au Conseil de l'Arctique, ainsi qu'une Norvège qui pourrait la soutenir, ne recoupe pas nécessairement celle des États membres.

Dans ce contexte, la question de la sécurité n'est pas abordée. La Finlande, dont la procédure de référendum sur la sortie de l'euro a été interrompue, se tourne plutôt pour sa défense vers l'OTAN que vers l'Union européenne. Et la reprise en main par le Royaume-Uni de sa politique de pêche après le Brexit aura de très lourdes conséquences dans toute la région - le Royaume-Uni est par exemple le deuxième client de l'Islande. Des conflits entre pêcheurs britanniques et français ont d'ailleurs déjà commencé à apparaître.

M. Jean Bizet, président. - C'est un vrai sujet. Le débat relatif aux quotas, clos depuis 1973, devra être rouvert. Mais entre-temps, la flottille de pêche française a décliné par rapport à celle des autres États membres...

À l'issue de ce débat, la commission autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information.

Politique commerciale - Négociations commerciales avec le Mercosur : communication de M. Simon Sutour

M. Jean Bizet, président. - L'ordre du jour appelle la communication de M. Simon Sutour sur les négociations commerciales avec le Marché commun du sud, ou Mercosur.

Notre commission a beaucoup travaillé sur les projets d'accords commerciaux avec les États-Unis, à travers le Transatlantic trade and investment partnership (TTIP), et avec le Canada, sous la forme du Comprehensive economic and trade agreement (CETA). Nous avons, à cette occasion, privilégié une approche pragmatique mais aussi exigeante sur la défense d'un certain nombre de valeurs et la protection des intérêts de nos producteurs comme de nos consommateurs.

M. Simon Sutour a appelé à juste titre notre attention sur les négociations commerciales en cours avec le Mercosur. Celles-ci peuvent revêtir des enjeux importants qu'il convient d'évaluer précisément. C'est tout l'intérêt de sa communication au cours de laquelle il nous présentera aussi les conclusions que l'on peut tirer de l'accord commercial dit de nouvelle génération avec la Corée du Sud qui a été conclu il y a quelques années. Très critiqué lors de son adoption, il a pourtant donné lieu à la création de richesses...

M. Simon Sutour. - Quelques précisions en préambule. D'abord, si l'Union européenne compte 500 millions d'habitants, la planète en compte plus de 7 milliards, et tous les États du monde concluent des accords commerciaux : il serait regrettable que l'Europe reste à l'écart de cette tendance. Ensuite, un accord liant au moins deux parties, il implique de faire des concessions. Si nous voulons exporter nos vins au Canada ou en Amérique latine, nous devons accepter de recevoir leurs viandes. Sinon, l'Europe sera isolée, ce qui serait mauvais le plan politique, comme sur le plan économique.

M. Jean Bizet, président. - Et malhonnête intellectuellement !

M. Simon Sutour. - C'est vrai.

L'accord avec le Mercosur a été relancé récemment ; le directeur général du commerce de la Commission européenne, M. Jean-Luc Demarty, estime qu'il pourra aboutir au premier semestre 2018. Le timing est donc parfait pour que nous en parlions aujourd'hui. Depuis 1999, soit dix ans avant l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l'Union européenne et le Mercosur cherchent à conclure un accord d'association reposant sur le dialogue politique, la coopération pour le développement et le commerce. Ce dernier volet, qui a posé des difficultés durant de longues années, fait l'objet depuis mai dernier d'une volonté de relance politique, tant du côté des autorités politiques des pays du Mercosur - le Brésil et l'Argentine en particulier - que de la Commission européenne et d'une majorité d'États membres.

Il ne s'agit pas d'un accord de libre-échange de nouvelle génération à l'instar du traité transatlantique, du CETA, de l'accord conclu avec la Corée du Sud ou avec le Japon : ni la coopération réglementaire ni les investissements ne sont concernés ; il n'y a donc pas de procédure spécifique de règlement des différends entre investisseurs et États.

Fondé en 1991, le Marché commun du Sud, ou Mercosur, réunit les quatre pays fondateurs - le Brésil, l'Argentine, l'Uruguay et le Paraguay - et le Venezuela, qui les a rejoints mais n'est pas partie à cette négociation. Ce marché représente désormais, avec 295 millions d'habitants, la cinquième entité économique au monde derrière l'Union européenne, les États-Unis, la Chine et le Japon. Il est devenu en quelques années le sixième client de l'Union européenne et celle-ci en est le premier partenaire commercial et le plus gros investisseur étranger. En 2015, leurs échanges se sont élevés à 88 milliards d'euros.

Cette volonté partagée de relancer le projet après quinze années de pause forcée s'explique surtout par le contexte économique : le ralentissement économique chinois impacte les économies du Mercosur, qui souhaitent trouver de nouveaux marchés. Les intentions protectionnistes de M. Trump aux États-Unis incitent les grands ensembles économiques à diversifier leurs échanges. À ce jour, le Mercosur n'a conclu aucun accord commercial un tant soit peu ambitieux avec des concurrents ou partenaires de l'Union européenne.

La Commission européenne comme le Mercosur souhaitent que la négociation avance rapidement. L'Union européenne et la France ont des intérêts offensifs très importants, en particulier dans le secteur industriel, notamment l'automobile et les pièces détachées, l'industrie pharmaceutique, la chimie et, bien sûr, tous les services, comme les services financiers et le BTP. L'accès aux marchés publics, actuellement très protégés par chacun des quatre pays, est aussi un enjeu majeur pour nos entreprises. De même, dans le secteur agro-alimentaire, nous avons des intérêts offensifs sur les produits laitiers, le vin ou les produits transformés à base de céréales. Il y a donc une logique politique, économique et commerciale à ce que l'Union se rapproche de cette entité qui regroupe des économies dynamiques, avec lesquelles l'Union européenne a déjà des liens très forts. Et je ne dis rien des liens historiques privilégiés des États d'Amérique latine avec l'Europe, qui en font quasiment nos frères.

L'ambition de l'accord, dans son volet commercial, est donc en premier lieu de réduire les tarifs douaniers - les exportateurs européens acquittent chaque année 4 milliards d'euros de droits de douane. Il vise aussi à supprimer les obstacles au commerce des services et les barrières non tarifaires, à améliorer l'accès aux marchés publics, à simplifier les procédures douanières, et enfin à sécuriser la propriété intellectuelle.

L'accord suscite toutefois interrogations et inquiétudes. Celles-ci concernent pour l'essentiel nos produits agricoles sensibles : la viande, l'éthanol et, peut-être plus encore dans nos régions ultrapériphériques, c'est-à-dire nos collectivités d'outre-mer, les sucres spéciaux et le rhum.

L'offre de la Commission présentée en mai dernier prévoit des contingents pour plusieurs produits agricoles sensibles, comme le boeuf, l'éthanol, les volailles, le porc, ou encore les céréales. M. Demarty nous l'a bien dit : les négociations conduites par la Commission ont bien pour objet de défendre les intérêts européens. Le chiffre d'un contingent de 78 000 tonnes de boeuf sans OGM - à comparer aux 50 000 tonnes ouvertes pour le Canada - a circulé, mais la France et plusieurs autres États membres ont demandé qu'il ne soit pas mis sur la table à ce stade des négociations. En tout état de cause, la viande latino-américaine ne va pas déferler sur l'Europe...

L'étude d'impact des futurs accords de libre-échange réalisée par la Commission et diffusée le 15 novembre dernier valide le risque d'une forte dégradation du solde commercial qu'engendrerait l'accord avec le Mercosur pour le secteur agricole, en particulier sur les filières bovine et, à un moindre degré, porcine. Cette dégradation serait compensée par les exportations de services ou d'autres produits, pharmaceutiques par exemple.

L'offre de mai 2016 est également déséquilibrée. Le Mercosur a par exemple exclu de la libéralisation 40 % des exportations européennes, contre 20 % du côté de l'Union européenne. Plusieurs de nos intérêts offensifs figurent dans cette exclusion : vins, produits laitiers, blé dur et orge, par exemple.

En matière d'obstacles non tarifaires, le Mercosur, en particulier le Brésil, semble réticent à réduire les règles sanitaires et phytosanitaires pour décourager les exportateurs européens. Au surplus, quelques-uns des pays du Mercosur maintiennent des embargos sur les produits européens liés à la grippe aviaire, comme le Brésil, et sur le boeuf après l'épidémie d'ESB - c'est le cas de l'Uruguay. Les questions vétérinaires ou sanitaires sont de redoutables instruments de politique commerciale.

La question de la traçabilité est aussi très importante. En témoigne le scandale de la viande brésilienne avariée, qui a conduit à la suspension des quatre opérateurs brésiliens et à une suspension des importations dans l'Union européenne. Enfin, le Mercosur semble à ce jour réticent à faire évoluer sa position sur les questions d'indications géographiques.

La France, aux côtés de plusieurs autres États membres, entend influer sur la position que prendra la Commission européenne. Celle-ci doit ajuster son offre en vue du prochain tour de négociations prévu pour juillet prochain, qui succédera à celui qui s'est tenu le 20 mars dernier à Buenos Aires. Le texte devra par exemple prévoir des contingents réduits sur les produits sensibles, établir des périodes d'étalement suffisamment longues pour certains désarmements tarifaires, et prévoir des clauses de sauvegarde précises et efficaces. Il devra aussi comporter un chapitre « développement durable » afin d'engager les pays du Mercosur à renforcer leurs législations et leurs pratiques sociales et environnementales.

En réponse à votre sollicitation, je dirai quelques mots sur le premier bilan de l'accord déjà ancien, mais de nouvelle génération, conclu avec la Corée et qui, avec un recul de six années, est de nature à relativiser certaines inquiétudes.

La Corée du Sud figure désormais parmi les dix principaux marchés d'exportation de l'Union européenne. Outre les exportations traditionnelles de machines, d'équipements de transport et de produits chimiques, l'accord a ouvert de nouvelles perspectives d'exportation à de nombreuses petites entreprises européennes dans des secteurs aussi variés que l'industrie alimentaire et des boissons, la céramique, l'emballage ou les équipements sportifs. Le déficit commercial que l'Union européenne a enregistré par le passé avec la Corée du Sud s'est transformé en excédent commercial.

Les exportations de produits européens, auparavant soumises à des droits de douane particulièrement élevés - certains produits agricoles par exemple -, bénéficient à présent de droits réduits, et elles ont augmenté de plus de 70 %. Les ventes de voitures européennes en Corée du Sud ont, elles, triplé en cinq ans. En outre, les entreprises de l'Union européenne ont augmenté de 11 % la valeur de leurs prestations de services en Corée du Sud et les investissements bilatéraux ont progressé de 35 %.

L'enjeu de cet accord porte plus largement sur la place de l'Union européenne dans un monde où les tentations protectionnistes des États-Unis vont conduire d'autres acteurs économiques majeurs - la Chine, l'Inde, le Mercosur, le Japon - à multiplier les accords de commerce bilatéraux. Malgré les difficultés rencontrées lors du TTIP et plus récemment du CETA, j'ai la conviction, partagée je crois par plusieurs d'entre nous, que l'Union doit continuer à miser sur le commerce pour stimuler croissance et emplois, donc à négocier des accords ambitieux qui, pour être conclus et ratifiés, supposent des concessions équilibrées de part et d'autre.

M. Jean Bizet, président. - Merci pour ce rapport de grande qualité. Cet accord signé avec la Corée démontre l'utilité de regarder les choses avec objectivité.

M. Philippe Bonnecarrère. - Merci pour cet exposé fort intéressant. L'accord avec le Mercosur est-il de la compétence commerciale exclusive de la Commission européenne ou s'agit-il d'un accord mixte ?

M. André Gattolin. - J'ai souvenir de débats sur le Mercosur il y a plus de vingt ans. Les États de la péninsule ibérique étaient alors fortement demandeurs d'un tel rapprochement, mais les institutions européennes avaient mis le frein à main... Quelle est la position actuelle de l'Espagne et du Portugal, dont les liens historiques et culturels avec l'Amérique du sud sont très forts ?

M. Simon Sutour. - J'ignore, à ce stade, s'il s'agit d'un accord mixte, mais les États membres devront de toute façon se prononcer, comme ils l'ont fait sur l'accord d'association avec l'Ukraine, bloqué par le référendum organisé aux Pays-Bas.

Le volet commercial est essentiel, mais il faudra un accord équilibré. Les choses sont de toute façon très contrôlées : les professionnels font entendre leur voix, et il faudra convaincre pas moins de quarante chambres parlementaires... La seule chose que je crains, c'est que l'Europe se trouve isolée dans un monde tissé d'accords commerciaux. Ne prenons pas cette voie ! L'Espagne et le Portugal, qui ont des liens historiques forts avec les pays du Mercosur, poussent pour que l'accord soit conclu. Nous devrions faire de même, car les États d'Amérique du sud ont des cultures mélangées, certes, mais d'origine européenne. Je sais que cette négociation va soulever des débats passionnels, et que certains départements - comme la Manche, monsieur le Président - ont des intérêts à défendre, mais d'autres - les départements viticoles par exemple, comme le mien - se réjouissent à la perspective de vendre aujourd'hui leur production au Canada. Trouvons un bon équilibre.

M. Jean Bizet, président. - Je ne suis, pour ma part, guère favorable aux accords mixtes. Je me réjouis que l'on donne la parole aux parlements nationaux, mais c'est en amont des négociations qu'il faut le faire, pour préciser le cahier des charges, définir les lignes rouges, borner le mandat du commissaire chargé de la négociation. La mixité du CETA, en donnant à un parlement la possibilité de tout casser au dernier moment, et qui a conduit à la tragédie à laquelle nous avons assisté au parlement wallon, a quelque chose de malsain. Bref, débattons, mais ex ante, et faisons confiance aux négociateurs.

La nouvelle génération d'accords commerciaux est très intéressante, car elle efface la distinction entre barrières tarifaires et non tarifaires et promeut l'équivalence des normes. Si nous n'y parvenons pas entre pays développés, nous nous verrons imposer les normes chinoises, qui ne sont pas forcément aussi protectrices. On peut certes regretter que le bilatéral remplace le multilatéral, mais tout accord bilatéral est conclu dans le respect des accords multilatéraux.

Un contingent de 78 000 tonnes de viande, ce n'est pas rien - déjà que les 50 000 tonnes prévus par le CETA ont fait tousser... Mais les filières françaises que ce chiffre émeut doivent y voir l'occasion de se remettre en question ! C'est ce qu'a fait la filière viande rouge irlandaise, qui n'a plus d'inquiétudes à ce sujet. En France, la filière refuse de se remettre en question. Certaines filières gagnent, d'autres perdent, mais l'agriculture est un tout.

M. André Gattolin. - Il y a tout de même une différence entre le steak français et le steak américain...

M. Jean Bizet, président. - Le steak américain n'est pas mauvais ! Le camembert, taxé à 265 % avant le CETA, bénéficie désormais grâce à lui d'une franchise de droits totale : il faut avoir l'honnêteté de dire que c'est positif pour la filière laitière française. Si de tels accords ont un impact négatif sur la filière viande rouge, à elle de se repositionner en conséquence.

Les mesures sanitaires et phytosanitaires, ou accord SPS, sont également très importantes dans ces accords : tout problème sanitaire déclenche automatiquement la clause de sauvegarde. La sécurité des consommateurs est évidemment prioritaire. Faute d'accord, comme disait Pascal Lamy, c'est le renard dans le poulailler - et l'on sait ce qu'il y fait... Au contraire, ces accords prévoient un organe de règlement des différends. Je rappelle d'ailleurs qu'une trentaine de contentieux sont pendants entre l'Union européenne et les États-Unis, et qu'il est plus fréquent que la première attaque les seconds. Faute d'accord au terme de dix-huit mois de procédure en première instance puis en appel, un dédommagement est versé : c'est très simple ! Bref, il ne sert à rien de vivre en autarcie, d'ériger des barrières ou d'augmenter les taxes, ce n'est en tout cas pas ainsi que l'on crée des emplois. Je ne suis pas inquiet, enfin, par la posture de M. Trump : les industriels américains reprendront la main, et il existe heureusement un Congrès pour faire contrepoids.

Je remercie à nouveau M. Sutour pour son travail, et tous nos collègues pour leurs questions et leur attention : plus nous parlerons de ces questions, plus nous décrisperons nos concitoyens et les représentants de filières, qui n'ont pas toujours de bonnes informations.

Agriculture et pêche - Proposition de résolution européenne de M. Joël Labbé visant à limiter l'utilisation des produits phytosanitaires au sein de l'Union européenne : rapport de Mmes Pascale Gruny et Patricia Schillinger

M. Jean Bizet, président. - Nous examinons à présent le rapport de Mmes Pascale Gruny et Patricia Schillinger sur la proposition de résolution européenne de notre collègue Joël Labbé visant à limiter l'utilisation des produits phytosanitaires au sein de l'Union européenne.

Je remercie nos deux collègues, qui sont nos rapporteurs habituels sur les questions agricoles, d'avoir accepté de nous présenter leur rapport dans un délai assez court. Mais le règlement nous oblige à nous prononcer dans le délai d'un mois et notre calendrier est distendu à l'approche des échéances électorales.

L'objet de cette proposition de résolution européenne est important : notre collègue souhaite étendre, en quelque sorte, au niveau européen le dispositif de la loi du 6 février 2014, qui avait été votée à son initiative.

Mme Patricia Schillinger. - Au sein de l'Union européenne, la France est le second consommateur de produits phytosanitaires, c'est-à-dire de pesticides à utilisation végétale : 66 700 tonnes par an, c'est presque autant que l'Espagne, qui en utilise 69 600 tonnes, et loin devant l'Italie, qui en consomme 49 000 tonnes.

Les risques d'une telle dépendance aux produits phytosanitaires sont importants. Les risques affectent surtout l'environnement, mais également la santé de nos concitoyens, à commencer par celle de nos agriculteurs.

Le Grenelle de l'environnement, en 2007, a marqué le début d'une mobilisation de grande ampleur des acteurs politiques, économiques et sociaux. Des objectifs ambitieux de réduction de l'utilisation des pesticides ont alors été fixés par les pouvoirs publics. Le Sénat a contribué à cette prise de conscience collective, en particulier avec les travaux, en 2012, de la mission commune d'information sur les pesticides et leur impact sur la santé ; nos collègues avaient alors formulé une centaine de propositions.

Notre commission est aujourd'hui saisie d'une proposition de résolution européenne déposée par notre collègue Joël Labbé, qui vise à promouvoir au niveau européen l'économie générale de la loi du 6 février 2014 - votée à son initiative. Ce texte reposait sur deux principes : l'interdiction de la vente des produits phytosanitaires aux particuliers et l'interdiction faite aux collectivités publiques d'utiliser ces mêmes produits pour la gestion de leurs domaines public et privé.

Toutefois, ni l'agriculture ni les usages professionnels ne sont ici concernés. Nous présenterons les efforts menés au niveau national pour réduire l'utilisation des produits phytosanitaires et la place qu'occupe la loi précitée du 6 février 2014, puis nous évaluerons l'intérêt que pourrait représenter cette proposition de résolution, au niveau de l'Union européenne.

En une dizaine d'années, depuis le Grenelle de l'environnement, la France s'est dotée d'un cadre réglementaire national particulièrement développé afin de réduire l'utilisation des pesticides, avec, en particulier, la loi d'avenir pour l'agriculture du 13 octobre 2014, la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique, ainsi que la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité. C'est dans ce cadre que s'inscrit le dispositif de la loi du 6 février 2014, adoptée à l'initiative de notre collègue Joël Labbé, qu'il est désormais proposé de promouvoir au niveau européen.

Partout dans notre pays, la dynamique de réduction des pesticides est également alimentée par une multiplication d'initiatives publiques et privées, locales et nationales. Les agriculteurs et les personnes ayant recours à titre professionnel aux produits phytosanitaires en sont naturellement les premiers acteurs. Une grande diversité de structures publiques et privées sont aussi impliquées dans cette démarche, de même que les « jardiniers du dimanche » ou les « simples » consommateurs. S'y ajoutent les sociétés autoroutières, la SNCF pour l'entretien des voies ferrées et de leurs abords, les aéroports, les parcs de loisirs, les golfs et, naturellement, les collectivités territoriales.

Dans ma région, en Alsace, le conseil régional a veillé à accompagner les communes dans leurs démarches « zéro phyto ». Les communes peuvent ainsi être autorisées à afficher à l'entrée de leur territoire une, deux ou trois libellules. Ce label est attribué, après examen de leurs efforts en la matière, par une commission spécifique, au regard d'un cahier des charges revu tous les trois ans.

En définitive, nous aurons besoin de la mobilisation de tous pour atteindre les objectifs du plan national « Écophyto II », formulés en octobre 2015 par les pouvoirs publics, qui tablent sur une réduction de 50 % de l'utilisation des pesticides à l'horizon 2025.

Mme Pascale Gruny. - Je me félicite à mon tour que l'ensemble des usages professionnels ne soient pas concernés par ces dispositions. Nous devons privilégier une approche pragmatique et éviter d'envoyer un mauvais signal aux agriculteurs, qui traversent les difficultés que chacun connaît. Lors du vote de la loi du 6 février 2014, les orateurs de mon groupe avaient en outre fait valoir leurs doutes sur la sécurité juridique du dispositif d'interdiction des pesticides pour les personnes publiques. Trois ans de mise en oeuvre de cette loi permettent sans doute de lever certaines de ces réserves.

Les compétences de l'Union européenne sont dans ce domaine étroitement imbriquées avec celles des États membres. En matière de protection de l'environnement, la compétence est partagée : les États membres sont compétents pour ce que l'Union n'a pas décidé de régler elle-même. En ce qui concerne la santé humaine, en revanche, la compétence est dite d'appui : l'Union européenne n'intervient que pour soutenir, coordonner, ou compléter l'action des États membres, sans pour autant exercer un rôle législatif, ni limiter leurs compétences.

D'une façon générale, les institutions européennes ont manifesté leur intérêt pour les enjeux de biodiversité et de préservation des ressources en eau, qui sont nécessairement affectées par les pesticides. La réglementation européenne relative aux phytosanitaires repose sur deux textes : la directive (CE) n° 128/2009 et le règlement (CE) n° 1107/2009, tous deux adoptés le 21 octobre 2009. Cet ensemble, communément appelé « paquet pesticides », a redéfini le processus d'homologation de ces produits et élaboré un cadre d'utilisation compatible avec le développement durable. En résumé, dans le respect des prérogatives des États membres, l'Union européenne constitue bien un acteur clé du dossier des pesticides.

Il y a donc un réel intérêt, comme l'avance la proposition de résolution de notre collègue Joël Labbé, à « demander à l'Union dans quelle mesure la législation européenne pourrait interdire » en premier lieu, la « vente aux particuliers des produits phytosanitaires » et, en second lieu, « l'utilisation des produits phytosanitaires par les personnes publiques », mais sous réserve de trois exceptions significatives : les stades, les cimetières, et les voiries pour lesquels « un non recours à ces produits pourrait s'avérer dangereux ». Ces précisions sont utiles car, par exemple, nos enfants ne doivent pas marcher sur des trottoirs glissants ou mal dégagés pour aller à l'école. Il en va de même pour nos anciens qui entretiennent les tombes de leurs proches dans les cimetières. En un mot, il faut faire preuve de pragmatisme !

Rappelons que l'interdiction faite par le législateur français aux personnes publiques d'utiliser des produits phytosanitaires s'applique aussi bien à leur domaine public que privé. Sont donc essentiellement concernés l'entretien des espaces verts, celui des forêts et celui des lieux de promenade.

Les deux principes de la loi du 6 février 2014 s'inscrivent dans le prolongement des dispositions adoptées dans le cadre du « paquet pesticides » de 2009. Il serait donc utile de les faire valoir au niveau européen, pour le jour où la rédaction des textes dudit paquet sera actualisée.

En définitive, la présente proposition de résolution est de nature à contribuer à nourrir utilement le débat sur les pesticides au niveau européen. Au surplus, l'angle de réflexion choisi par notre collègue Joël Labbé créé les conditions d'une approche largement partagée par les sénateurs sur cette partie spécifique de la question, vaste et complexe, des produits phytosanitaires. Dans notre pays, l'objectif de réduire fortement l'utilisation des pesticides, selon le schéma des plans d'action nationaux successifs Écophyto I et II, nécessite de faire évoluer progressivement les mentalités.

Compte tenu de l'importance de l'enjeu, du caractère précis et de la démarche pragmatique poursuivie par la présente proposition de résolution, vos rapporteurs vous proposent de l'adopter sans modification.

M. Jean Bizet, président. - Il est bon de rappeler que cette proposition de résolution ne concerne pas les agriculteurs et les usages professionnels de produits phytosanitaires.

Certaines plantes, comme l'ambroisie, prolifèrent en ville et provoquent des allergies : s'abstenir d'utiliser des produits efficaces pour les combattre est délicat et on ne peut requérir l'ensemble des agents communaux pour éradiquer l'ambroisie ! La proposition de résolution me convient en l'état, mais nous devrions aussi demander aux pouvoirs publics la mise en place d'un partenariat public-privé destiné à développer la recherche de nouvelles molécules, propres à éradiquer les plantes invasives.

M. André Gattolin. - L'ambroisie, avec d'autres espèces invasives, a fait l'objet il y a trois ans d'une proposition de loi du député de l'Isère Alain Moyne-Bressand, que j'avais alors rencontré. Cette plante ne pousse pas dans les jardins publics, mais au bord des routes, des autoroutes, ou dans les carrières à remblai. Une solution simple et efficace existe : la couper au bon moment de l'année.

M. Jean Bizet, président. - Les producteurs d'ail ont de plus en plus de mal à rentabiliser leurs cultures à cause de certains prédateurs, mais il est impossible de les en chasser, car les entreprises rechignent à investir dans cette branche de la recherche. Faute de pouvoir utiliser d'autres molécules, dangereuses pour l'environnement et légitimement interdites pour cette raison, ces producteurs sont condamnés à disparaître...

Mme Patricia Schillinger. - Il faut avancer, et trouver les bonnes solutions. Certaines municipalités font le nécessaire dans la limite de leurs moyens, mais il est vrai que dans le cas de l'ambroisie, il y a urgence, il en va de la santé publique.

Mme Pascale Gruny. - La recherche de produits de substitution est trop peu développée, c'est vrai, surtout au niveau européen, où chacun travaille dans son coin. Les agriculteurs seraient pourtant bien heureux de disposer de produits de substitution. Les communes, dont les moyens diminuent, n'ont plus les bras nécessaires pour lutter contre les plantes invasives.

M. André Gattolin. - Dans les jardins publics, c'est une question de santé publique ! Il y a aussi le problème des personnes qui utilisent des produits dangereux sur les plantes qu'ils font pousser sur leurs balcons.

M. Jean Bizet, président. - Si vous en êtes d'accord, nous insisterons, dans le rapport, sur la nécessité de trouver des produits de substitution et sur l'intérêt de mettre en place un partenariat public-privé destiné à mettre au point de nouvelles molécules propres à lutter contre les plantes invasives.

À l'issue du débat, la commission des affaires européennes a conclu, à l'unanimité, à l'adoption sans modification de la proposition de résolution européenne.


Proposition de résolution européenne

(1) Le Sénat,

(2) Vu l'article 88-4 de la Constitution,

(3) Vu les articles 4 paragraphe 2, 11 et 191 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne,

(4) Vu la directive 2009/128/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 instaurant un cadre d'action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable,

(5) Vu le règlement 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques,

(6) Vu la communication de la Commission européenne du 3 mai 2011 intitulée « La biodiversité, notre assurance-vie et notre capital naturel - stratégie de l'UE à l'horizon 2020 » (COM(2011) 0244),

(7) Vu les conclusions du Conseil, réuni le 17 décembre 2012, sur le Plan d'action pour la sauvegarde des ressources en eau de l'Europe,

(8) Vu la loi n° 2014-110 du 6 février 2014 visant à mieux encadrer l'utilisation des produits phytosanitaires sur le territoire national,

(9) Vu la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages

(10) Vu l'article L. 414-9 du code de l'environnement,

(11) Vu le Plan de développement durable de l'apiculture du ministère de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt de 2013,

(12) Vu le plan Ecophyto II publié le 20 octobre 2015 conjointement par le ministère de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt et le ministère de l'environnement de l'énergie et de la mer,

(13) Vu le plan national d'action « France, terre de pollinisateurs » pour la préservation des abeilles et des insectes pollinisateurs sauvages pour 2016-2020, publié le 9 octobre 2016 par le ministère de l'environnement de l'énergie et de la mer,

(14) Vu son rapport d'information n° 616 (2015-2016) intitulé : « Eau : Urgence Déclarée » déposé le 19 mai 2016,

(15) Vu son rapport d'information n° 42 (2012-2013) intitulé : « Pesticides : vers le risque zéro » déposé le 10 octobre 2012,

(16) Considérant les objectifs de l'Union européenne de préservation, de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement ainsi que de protection de la santé des personnes,

(17)  Considérant le souhait de l'Union européenne de sensibiliser le public et la volonté de veiller à la bonne utilisation des pesticides et autres produits phytosanitaires,

(18) Considérant l'engagement de l'État français pour la protection de la santé des populations humaines, la préservation de la ressource en eau, le maintien en bonne santé des populations de pollinisateurs aussi bien domestiques que sauvages,

(19) Considérant les dangers liés à une utilisation importante des produits phytosanitaires et le caractère transfrontalier des pollutions entraînées par ces produits,

(20) Soulignant la dynamique engagée par la COP 21 et l'accord de Paris, ainsi que la nécessité d'en tirer profit afin de développer les actions visant à protéger l'environnement,

(21) Selon les principes retenus par la loi n°2014-110 du 6 février 2014,

(22) Demande à l'Union d'étudier dans quelle mesure la législation européenne pourrait interdire :

(23) - l'utilisation des produits phytosanitaires par les personnes publiques, à l'exception des stades et des cimetières, ainsi que des voiries pour lesquels un non recours à ces produits pourrait s'avérer dangereux ;

(24) - la vente aux particuliers des produits phytosanitaires.

(25) Ces interdictions ne s'appliquant pas aux produits utilisables en agriculture biologique, aux produits de biocontrôle, aux préparations naturelles peu préoccupantes, aux usages professionnels et agricoles, ainsi qu'aux traitements et mesures nécessaires à la destruction et à la prévention de la propagation des organismes nuisibles.

(26) Invite le gouvernement français à agir en ce sens auprès des institutions de l'Union européenne.

Questions diverses

M. Jean Bizet, président. - Je vous propose que Mmes Schillinger et Gruny se penchent sur le taux d'incorporation des biocarburants dans les carburants.

Suite à la réunion du groupe subsidiarité qui vient de se tenir, si vous en êtes d'accord, M. Delebarre et moi-même nous pencherons pour notre part sur un projet d'avis motivé sur le fonctionnement du marché intérieur de l'électricité.

Il en est ainsi décidé.

Mme Patricia Schillinger. - En Allemagne, l'instauration prochaine d'une vignette automobile pénalisera les transfrontaliers. Pourrait-on étudier l'hypothèse d'une harmonisation européenne de telles vignettes ?

M. Jean Bizet, président. - Une note de synthèse sera préparée pour faire un premier point sur cette question.

La réunion est close à 11 heures.

- Présidence de M. Jean Bizet, président, et de M. Jean-Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques -

La réunion est ouverte à 14 h 35.

Agriculture et pêche - Audition de M. Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM), de M. Thierry Missonnier, directeur du Fonds régional d'organisation du marché du poisson « FROM Nord » et du Pôle Aquimer, et de Mme Émilie Gélard, juriste au CNPMEM, également en charge des relations publiques et de la communication

M. Jean Bizet, président. - Notre ordre du jour appelle l'audition des représentants du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins, à savoir M. Hubert Carré, son directeur général, Mme Émilie Gélard, juriste, également chargée des relations publiques et de la communication, et M. Thierry Missonnier, directeur du Fonds régional d'organisation du marché du poisson « FROM Nord » et du Pôle Aquimer.

Le président Jean-Claude Lenoir, l'ensemble de nos collègues et moi-même sommes heureux de pouvoir échanger avec vous aujourd'hui à l'heure où le Brexit provoque des inquiétudes très fortes quant à ses conséquences sur le secteur de la pêche.

Au Sénat, nous suivons le processus de retrait du Royaume-Uni avec une grande vigilance. À la demande du président Larcher, nous avons mis en place un groupe de travail commun à la commission des affaires étrangères et à la commission des affaires européennes, que nous présidons avec Jean-Pierre Raffarin. Ce groupe a rendu un rapport d'étape mi-février. Ce rapport fait état de convictions fortes. Nous estimons notamment qu'un échec des négociations du Brexit est possible, que celui-ci peut avoir un effet déconstructeur pour l'Union européenne et que le projet européen ne doit pas être pris en otage par le Brexit.

Le rapport fixe des lignes rouges pour la négociation : préserver l'unité et la cohésion des 27 États membres ; informer et consulter les parlements nationaux, qui devront ratifier le futur accord entre le Royaume-Uni et l'Union ; un État ne peut prétendre obtenir plus d'avantages en étant en dehors de l'Union européenne qu'à l'intérieur ; les quatre libertés sont indissociables et constituent la contrepartie de l'accès au marché intérieur.

Votre audition va nous permettre de bien évaluer les risques spécifiques pour le secteur de la pêche, notamment en raison des liens d'interdépendance qui se sont établis et qui sont a priori difficiles à dénouer.

Nous mesurons les préoccupations que peut inspirer la crainte d'un comportement non coopératif de la part du Royaume-Uni. La question des quotas de pêche, clé de voûte de la politique commune, est une source d'inquiétude légitime.

M. Jean-Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Je veux souligner la part importante que prend la commission des affaires économiques dans l'examen de ces questions.

Dans quelques jours, nous serons à la criée de Lorient, à l'invitation de notre collègue Michel Le Scouarnec, sénateur du Morbihan.

La sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne soulève bien des questions. Les pêcheurs français prélèvent 100 000 tonnes de poissons par an dans la zone économique exclusive, ou ZEE, du Royaume-Uni, et des volumes importants de poisson britannique sont débarqués et transformés dans les ports français.

La remise en cause de l'accès aux eaux britanniques serait donc lourde de menaces pour la pêche française, en particulier celle du nord de la France. Même si le droit de la mer oblige à reconnaître des droits historiques et ne permet vraisemblablement pas une fermeture totale de la ZEE britannique aux navires de pêche français, des restrictions fortes pourraient pénaliser fortement nos professionnels.

Par ailleurs, des niveaux maximaux de capture par espèce de poisson, qu'on appelle « totaux admissibles de capture », ou TAC, sont décidés à l'échelle de l'Union européenne. Ils sont ensuite répartis entre les États membres par quotas, selon une clef de répartition stable dans le temps, reflétant les équilibres historiques.

Or ces clefs de répartition ne sont pas forcément favorables au Royaume-Uni pour les espèces pourtant pêchées dans ses eaux : ainsi, s'agissant du lieu noir de mer du Nord, le quota attribué à la France est de 24 % et celui qui est réservé aux Britanniques n'est que de 8 %.

Le Royaume-Uni pourrait donc demander à sortir de ce système.

Dans l'autre sens, la sortie du Royaume-Uni de la politique commune de la pêche pourrait lui fermer des marchés à l'exportation et l'obliger à négocier de nouveaux accords avec la Norvège ou l'Islande.

Nous souhaitons par conséquent vous poser quelques questions.

Le CNPMEM a-t-il affiné le chiffrage des conséquences économiques du Brexit ?

Une restriction de l'accès des produits de pêche anglais sur le territoire européen vous paraît-elle envisageable ?

Quels sont les contacts pris avec l'équipe de négociation du Brexit conduite par Michel Barnier ?

M. Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM). - Je vous remercie de nous accueillir. Effectivement, le Brexit est un sujet de préoccupation, et même un séisme.

Au préalable, je vous prie d'excuser l'absence du président Gérard Romiti, retenu par d'autres obligations, notamment environnementales, autre sujet majeur de préoccupation.

Avec Thierry Missonnier et Émilie Gélard, nous ferons un point exhaustif sur l'enjeu que représente le Brexit.

Le CNPMEM, dont je suis le directeur général, représente et défend les intérêts des pêcheurs - du pêcheur à pied professionnel qui ramasse des coquillages sur l'estran jusqu'à l'armateur qui arme des thoniers pour pêcher dans l'océan Indien. L'éventail est donc assez large.

La problématique qui nous intéresse actuellement, c'est celle du Brexit. On dit toujours que les pêcheurs sont un peu paranoïaques et qu'ils imaginent le pire. Non, nous essayons de l'anticiper pour mieux nous y préparer. Avant même les résultats du référendum britannique, nous avions de sérieuses raisons de penser que les électeurs britanniques se prononceraient en faveur du Brexit. Il n'y avait qu'à lire la presse britannique, qui relayait les revendications très fortes des pêcheurs sur leurs zones de pêche et leurs poissons.

À une époque, Margaret Thatcher disait : « I want my money back ! » Les pêcheurs disent plutôt : « I want my fish back ! » Cette revendication repose sur une erreur ou un oubli historique : les pêcheurs britanniques sont persuadés que le déclin de leur filière, de leurs ports et la disparition de leur flottille résultent de la politique commune de la pêche qui aurait été trop dure à leur encontre, et, surtout, qu'ils auraient été les victimes d'un pillage éhonté de la part des flottilles européennes. Ce n'est pas tout à fait vrai. Il faut se replacer dans le contexte des années 1950, bien avant la politique commune de la pêche, qui date de 1983 : celui de la fameuse guerre de la morue. Après la guerre, les pays avaient décidé unilatéralement d'accroître leurs eaux territoriales en passant de 12 à 24, puis 50 nautiques. L'Islande a décidé, dans les années 1950, de porter sa zone économique à 50 nautiques, puis a surfé sur le mouvement général entériné par l'Organisation maritime internationale en 1983 avec la convention de Montego Bay étendant les zones économiques à 200 nautiques.

Vous imaginez bien que porter la zone de pêche des Islandais à 200 nautiques empiétait sur celles des Britanniques, qui ont été de fait exclu de leurs propres zones de pêche, entraînant la disparition d'une bonne partie de leur filière.

Dans le discours des représentants des pêcheurs britanniques et d'un certain nombre de pro-Brexit, cet événement est occulté pour braquer les feux sur la politique commune de la pêche et sur l'Union européenne. Il ne faut pas qu'ils se trompent de cible et il ne faut pas, dans le cadre des négociations à venir, que les pêcheurs français subissent une double peine.

Cette extension des zones économiques à 200 nautiques explique la décision des États européens de mettre en commun leurs propres zones.

En ce moment, on entend beaucoup parler de l'Espagne avec Gibraltar ; la même question se pose avec les îles anglo-normandes : les Britanniques pensent qu'ils peuvent pêcher jusqu'à l'intérieur de la baie du Mont-Saint-Michel, ce qui n'est pas le cas en vertu d'un accord international.

Le CNPMEM a-t-il pu chiffrer l'incidence du Brexit ? La direction des pêches maritimes et de l'aquaculture du ministère et FranceAgriMer l'ont fait et nous ont fourni un certain nombre de données.

Je veux citer quelques chiffres.

La filière française de la pêche représente en France 48 000 emplois. Notons 18 000 pêcheurs, 4 500 navires en France métropolitaine, 60 ports de pêche, 600 entreprises de mareyage et de transformation, 2926 poissonneries, 12 organisations de producteurs.

Les régions Hauts-de-France, Normandie et Bretagne ne seront pas seules affectées ; toute la façade atlantique le sera. Si toute l'activité est concentrée dans les eaux britanniques, beaucoup de leurs camions circulent sur le territoire français et font vivre les entreprises de transformation françaises.

De même, si les navires français n'ont plus la possibilité de se rendre dans les eaux britanniques, ils ne disparaîtront pas pour autant : ils se reporteront vers d'autres zones, jusqu'à présent fréquentées uniquement par des Français. Si les Normands osent aller jusqu'à Saint-Jean-de-Luz, dans le golfe de Gascogne, cela pourrait créer quelques difficultés !

Plus sérieusement, ce problème de report est d'autant plus compliqué que, avec la politique commune de la pêche, on a un système d'antériorité de droits encadré par des licences. Par analogie, un chauffeur de taxi de Lille ne peut pas aller exercer son activité à Marseille.

La France est le troisième pays européen dans le secteur des produits de la pêche et de l'aquaculture, avec 12 % de la production européenne, soit, en 2015, 208 000 tonnes, pour une valeur de 695 millions d'euros. Le marché des produits de la mer, en termes de consommation, pèse 7 milliards d'euros.

En excluant la crevette et le saumon, les produits issus de la pêche française sont à égalité avec les produits importés dans la consommation des Français. Si l'on y ajoute la crevette et le saumon, la part des produits importés dans la consommation monte à 85 %. Or on n'a jamais mangé autant de produits de la mer en France depuis une quinzaine d'années, soit 34 kilogrammes par an et par habitant.

L'aquaculture, ce sont 15 fermes aquacoles, d'à peu près 15 hectares en moyenne - à Madagascar, ces fermes peuvent atteindre 1 000 hectares -, pour une production d'environ 5 000 tonnes.

Le Royaume-Uni représente 23,6 % du tonnage global européen, soit 613 000 tonnes pour un total de 2,6 millions de tonnes. Il pêche à 80 % dans ses eaux, c'est-à-dire qu'il est quasi indépendant des autres États membres, sauf pour la plie, les pêcheurs britanniques ayant l'habitude de s'approvisionner sur les côtes françaises, belges et hollandaises.

Le reste de la flotte européenne dépend des eaux britanniques à hauteur de 33 % en volume et de 25,4 % en valeur. La flotte des 27 États membres capture environ 676 000 tonnes de poissons dans les eaux du Royaume-Uni pour une valeur de 604 millions d'euros. C'est effectivement ce calcul économique et financier que font les pêcheurs britanniques en expliquant que si l'on interdit les eaux britanniques aux flottilles européennes, cette richesse leur reviendra. C'est un pari sur l'avenir et c'est une donnée importante dans le cadre de la future négociation sur le Brexit, d'autant que la capacité de production de la France dépend du Royaume-Uni à hauteur de 24 % - cette dépendance est de 39 % pour le Danemark, 40 % pour les Pays-Bas, 37 % pour l'Irlande, 45 % pour la Belgique et 30 % pour l'Allemagne.

Tout à l'heure, Émilie Gélard vous dira un mot de la coalition mise en place au niveau européen.

Si les Britanniques, du jour au lendemain, devaient fermer leurs eaux, la perte de revenus pour la flottille européenne serait de l'ordre de 50 %. Comme la rémunération des équipages se fait en fonction du niveau des prises, l'incidence sur les salaires serait de l'ordre de 15 %. Au séisme économique et financier s'ajouterait un séisme social. C'est pourquoi il faut dès à présent alerter tous les représentants français et européens sur les conséquences qu'aurait un Brexit mal négocié.

Lorsque nous avons pressenti que le Brexit avait des chances de passer, nous avons écrit une lettre au Premier ministre pour l'alerter et lui expliquer que l'un des seuls enjeux géographiques du Brexit, hormis celui de l'espace aérien, qui obéit à d'autres contraintes, c'était celui de l'espace maritime, qui serait alors un enjeu majeur, et que nous ne voulions pas que la pêche soit une variable d'ajustement.

Encore un point d'histoire : la pêche a toujours été le grain de sable qui a empêché certains pays d'adhérer à l'Union européenne - la Norvège, l'Islande. Quand les Islandais, voilà sept ou huit ans, sont venus nous voir pour nous dire qu'ils voulaient adhérer à l'Union européenne, nous leur avons dit que nous étions d'accord à la condition que nous puissions aller pêcher dans leurs eaux, ce à quoi ils étaient tout à fait opposés. Idem pour le Groenland, qui a quitté l'Union européenne pour des raisons liées à la pêche.

Nous ne voulons pas que les négociateurs du Brexit, considérant que les questions liées à la pêche sont très compliquées et source de tensions, les mettent de côté et les réservent à un accord particulier. Il n'y aurait là rien de plus dangereux. Dans ce cas, la filière française sera perdante. Pour reprendre les mots d'Angela Merkel, nous ne voulons pas d'un Brexit « à la découpe » qui segmenterait les questions des plus simples aux plus compliquées - en l'occurrence, celle de la pêche, notamment -, pour les renvoyer à un autre accord. Ce sont les principaux bénéficiaires qui en feraient les frais.

Nous voulons que la pêche soit mise au-devant des négociations et puisse être non pas une variable d'ajustement, mais un enjeu majeur de la négociation sur le Brexit.

Avant de laisser la parole à Thierry Missonnier, je signale que le pêcheur boulonnais entre dans les eaux britanniques 30 minutes après avoir quitté le port de Boulogne-sur-Mer.

M. Thierry Missonnier, directeur du Fonds régional d'organisation du marché du poisson « FROM Nord » et du Pôle Aquimer. - FROM Nord, que je dirige, est la plus importante organisation de producteurs française en tonnage puisque nos adhérents débarquent 100 000 tonnes sur différentes zones. Elle regroupe de grandes flottilles de la région, mais aussi la Compagnie des pêches de Saint-Malo, donc des armements de pêche hauturière, ainsi que des navires de pêche artisanale, pour un total d'environ 200 navires.

Nous avons établi une cartographie reconstituant ce que devrait être la zone économique exclusive britannique et les lieux de pêche de nos navires, puisque nous enregistrons leurs captures jour par jour tout au long de l'année. Les résultats sont catastrophiques, car, sur les 100 000 tonnes de quotas que nous pêchons toutes espèces confondues, 64 % de nos captures se font dans la zone exclusive économique britannique.

Cela concerne évidemment les armements de pêche hauturière - 90 % des captures de lieu noir se font dans ce qui serait la ZEE britannique ; cela concerne aussi d'autres espèces, comme les espèces pélagiques, mais aussi les navires artisans. Comme l'a souligné le directeur général du Comité national, les navires qui quittent les ports de Boulogne-sur-Mer, de Calais ou de Dunkerque, après quelques minutes de navigation, traversent le rail - où l'on ne peut pas pêcher pour des raisons de sécurité - et entrent immédiatement après en zone britannique.

S'agissant des possibilités de report vers les zones qui resteraient européennes, non seulement les ressources de celles-ci ne sont pas forcément exploitables sur une échelle plus importante, mais encore certaines espèces ne se trouvent qu'en mer du Nord, à proximité des côtes écossaises ou anglaises. Un tel report n'est donc pas souhaitable, si tant est qu'il soit possible.

Par ailleurs, une partie de nos armements de pêche hauturière débarquent aujourd'hui près de leur zone de pêche en Écosse dans ce qu'on appelle des bases avancées. Tant que le Royaume-Uni est membre de l'Union européenne, cette production, rapportée dans le port de Boulogne-sur-Mer, est considérée, lors de sa mise en vente, comme une première vente. Si le Royaume-Uni venait à sortir de l'Union européenne, je ne sais pas ce qu'il adviendrait juridiquement, économiquement, fiscalement de ces débarquements en base avancée qui représentent 20 000 tonnes pour les navires de notre organisation de producteurs.

Cette situation est extrêmement compliquée et nous ne sommes pas en position de force. Avant l'entrée du Royaume-Uni dans la Communauté européenne, il existait des conventions ; il va falloir engager des consultations juridiques pour savoir si ces accords antérieurs seront applicables. Les juristes, à ce jour, sont incapables de le dire. Je pense notamment aux droits historiques. Nous plaçons beaucoup d'espoirs dans le mouvement d'humeur des Écossais - ce n'est pas celui des pêcheurs écossais -, qui eux sont massivement favorables au Brexit, même s'ils sont apparemment minoritaires en Écosse. C'est peut-être là une solution possible, et il faudra suivre cela avec attention.

Je suis tout à fait d'accord : il ne faut pas qu'il y ait un accord séparé sur la pêche une fois que les autres gros problèmes auront été réglés ; auquel cas nous serions forcément perdants.

S'agissant des aspects commerciaux, en ne considérant que le port de Boulogne-sur-Mer, première plate-forme de transformation de produits de la mer en France, au coude à coude avec celui de Lorient - 35 000 tonnes de pêche locale débarquée, sur un total de 200 000 tonnes -, l'idée quelquefois émise de taxer les produits provenant notamment du Royaume-Uni n'est pas forcément très judicieuse pour l'ensemble de la filière française. Les mareyeurs et les entreprises de transformation, certes, travaillent nos productions, mais travaillent également des produits importés. Renchérir les produits d'importation ne serait pas forcément très bénéfique pour cette industrie de la transformation, par ailleurs performante sur des marchés très demandeurs.

La solution ne passe pas par l'imposition de taxes sur des produits que nous devrons de toute façon importer, car, comme l'a souligné Hubert Carré, la production de pêche française couvre en moyenne 20 % de la consommation des Français.

Autant de problèmes pour lesquels nous n'avons pas à ce jour de solution. Tout dépendra de la façon dont les négociations seront menées.

M. Jean Bizet, président. - Hypothèse d'école, monsieur le directeur : en l'absence d'accord, le Royaume-Uni serait un pays tiers au même titre que les autres membres de l'Organisation mondiale du commerce ? Avez-vous fait un calcul pour la filière pêche ?

M. Thierry Missonnier. - Je ne crois pas que le calcul ait été complètement fait. Il existe aujourd'hui une référence facilement exploitable, à savoir les accords en vigueur entre l'Union européenne - et donc le Royaume-Uni - et la Norvège et l'Islande, qui définissent des zones de pêche communes, avec un droit d'accès accordé aux navires norvégiens et islandais dans les eaux communautaires, et vice versa pour les navires communautaires. Ce sont des négociations extrêmement difficiles, dans lesquelles l'Union européenne n'est pas en position de force - d'ailleurs, nos droits diminuent d'année en année. En effet, elle représente des intérêts peu homogènes, face à des Norvégiens qui sont structurés et qui arrivent aux négociations avec non seulement les représentants de l'État, mais aussi les représentants de la transformation, des industriels, qui adoptent des positions dures.

Si le Royaume-Uni sortait, des accords devraient être conclus entre les Britanniques et l'Union européenne, la Norvège et l'Islande. Ce jeu tripartite sera sans doute encore plus compliqué à mener sachant qu'il existe des intérêts croisés - plus forts encore depuis quelques années - entre les producteurs norvégiens et les transformateurs britanniques.

Quid de la réglementation communautaire des quotas, dont a dit un mot Hubert Carré ? Qu'en feront les Britanniques ? Ces règles sont critiquables, mais elles permettent de gérer la ressource. Que se passera-t-il si les Britanniques décident que ces règles ne leur sont plus applicables ? Quelles seront les conséquences sur les autres États membres, qui ont déjà du mal parfois à accepter dans toute sa rigueur la réglementation communautaire ?

On mesure parfaitement les conséquences du Brexit, mais on ne voit pas très bien comment les choses se dérouleront. La négociation sera très compliquée.

M. Hubert Carré. - L'Islande, en 2008, a frôlé la cessation de paiements et c'est le poisson qui l'a sauvée ! Dans cette zone de migration, alternativement le poisson est britannique, européen, français, belge. Avec le réchauffement climatique, il remonte de plus en plus. En 2008, les Islandais ont pu massivement pêcher du hareng et du maquereau, lesquels ont fait l'objet d'une gestion plutôt rigoureuse ces vingt dernières années grâce à la politique commune de la pêche.

Notre grande inquiétude, c'est aussi que les Britanniques s'affranchissent de toute bonne règle de gestion, tapent dans les quotas, appauvrissent les stocks. Cela prendra dix ans, certes, mais au bout du compte, la facture sera européenne et non pas seulement britannique et les flottilles européennes verront une diminution très nette de leurs captures.

Daniel Lefèvre a eu cette boutade sur le Brexit, en disant que si Dieu a mis les Anglais sur une île, c'est qu'il avait de bonnes raisons. Nous travaillons actuellement avec les Britanniques sur la coquille Saint-Jacques, afin qu'ils agrandissent le maillage des dragues pour éviter de pêcher de petites coquilles, et nous n'y arrivons pas.

M. Jean Bizet, président. - Dans le cadre d'un gentlemen's agreement !

M. Hubert Carré. - Oui ! Comme nous leur demandons depuis cinq ans d'arrêter de capturer des tourteaux de manière inappropriée pour alimenter à bas prix le marché français. Mais ils n'en démordent pas !

Le scénario du Brexit pourrait donc être le suivant : on pêche tout ce qu'on peut pêcher pour l'exporter vers l'Union européenne, quitte à brader les prix. En retour, les Français n'auraient plus accès aux eaux britanniques et, avec une livre dévaluée, seraient concurrencés par des produits britanniques proposés à des prix très bas sur le marché.

M. Jean Bizet, président. - Le concept de développement durable, de gestion de la ressource, n'effleure pas la réflexion des professionnels britanniques ?

M. Hubert Carré. - Récemment, j'entendais Daniel Pauly, scientifique franco-canadien, qui fait partie des grands ayatollahs imprégnant toutes les démarches environnementales depuis une bonne trentaine d'années, en particulier depuis dix ans. Celui-ci a élaboré des modèles mathématiques selon lesquels on ne trouvera plus de poissons en 2048 puisque les pêcheurs auront tout pêché. Selon lui, les Britanniques pensent pouvoir s'affranchir de la politique commune de la pêche, mais, au contraire, il faudrait qu'il n'y ait plus de pêcheurs au Royaume-Uni pour que les stocks se reconstituent.

Auparavant, les pêcheurs britanniques pensaient être les victimes de la politique commune de la pêche ; en réalité, ils seront victimes de courants environnementaux très présents au Royaume-Uni et ils ne pourront pas pêcher tout ce qu'ils veulent.

M. Jean Bizet, président. - C'est là où l'on voit que certaines associations environnementalistes ont du bon !

M. Didier Marie. - Dans le cadre de l'activation de l'article 50, la Commission européenne a annoncé qu'elle négocierait d'abord le retrait avant de négocier tout accord. Quelles peuvent être les conséquences pour vous et comment appréhendez-vous cette difficulté supplémentaire ?

M. Hubert Carré. - Émilie Gélard va vous en parler plus précisément. Il faut d'abord conclure un bon accord de retrait pour clarifier cette période intermédiaire de deux ans. Ces négociations s'inscrivent dans le cadre de l'Union européenne et sont menées avec la Commission. D'ailleurs, les Britanniques ont commencé à titiller chaque État membre pour essayer d'arracher des accords bilatéraux, ce qui n'est pas possible. Le système à deux temps nous convient plutôt, même s'il faut rester très vigilant.

Mme Émilie Gélard, juriste au CNPMEM, également en charge des relations publiques et de la communication. - Effectivement, l'enjeu pour les pêcheurs c'est celui de la prévisibilité. Si, au bout de ces deux années, il n'y a qu'un accord de divorce et que l'accord de pêche est renvoyé, ce sera très problématique. C'est aussi pourquoi, dans le cadre de la coalition que nous formons avec nos collègues européens, nous demandons que, en cas d'échec dans la fixation de règles de pêche au terme de cette période, le droit en vigueur continue de s'appliquer, le temps que la question soit tranchée, afin d'éviter que personne n'ignore ce qu'il pourra pêcher en 2019, faute d'accord avec les Britanniques sur la fixation des quotas, sans parler de l'accès aux eaux.

Je reviens à la question des démarches entreprises par les professionnels français. Nous travaillons main dans la main avec la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture et FranceAgriMer, notamment pour affiner les estimations chiffrées. La présentation qu'a faite M. Vidalies le 22 mars est celle d'un impact a minima. À ce jour, il est facile d'identifier les navires qui fréquenteront les zones de pêche, mais on a encore du mal à chiffrer l'effet de la négociation future sur le partage des quotas avec les Britanniques.

Nous essayons de modéliser différents scénarios pour imaginer à la fois l'incidence d'un Brexit très dur - par exemple, les navires seraient interdits de fréquentation des eaux britanniques - et d'un Brexit moins dur - un partage des eaux et une répartition des quotas identiques à ce qu'ils sont aujourd'hui.

Nous faisons ce travail à l'échelle européenne puisque depuis le mois de novembre, les pêcheurs français se sont associés aux pêcheurs espagnols, belges, allemands, danois, hollandais, suédois, polonais et irlandais.

Cette démarche exceptionnelle a différents buts.

Premièrement, montrer que le secteur est fort, défend les métiers, et se poser en interlocuteur unique notamment vis-à-vis de la Commission européenne en lui fournissant des compléments d'information en particulier sur les impacts socioéconomiques. Cette démarche a été saluée par l'équipe de Michel Barnier, qui a accepté de nous rencontrer avant le déclenchement de la procédure prévue à l'article 50. Celui-ci nous a signifié qu'il avait parfaitement perçu les enjeux auxquels la filière est confrontée et nous a rappelé l'importance de l'unité des pêcheurs au sein de l'Union européenne dans le cadre de cette négociation.

Nous travaillons également avec la direction générale Affaires maritimes et pêche, dont nous avons rencontré le directeur général, M. Machado, sur l'affinage et la vérification des chiffres.

Deuxièmement : porter un message commun sur nos revendications tout au long de cette négociation.

Par ailleurs, nous travaillons avec le Parlement européen pour sensibiliser et expliquer les grands enjeux de cette négociation. Nous avons été entendus par la commission de la pêche du Parlement européen, également le 22 mars. Nous travaillons aussi de manière très étroite avec M. Verhofstadt.

L'idée, c'est de bien signifier que ces revendications doivent être portées collectivement et d'éviter les démarches bilatérales qui pourraient être entreprises par les pêcheurs de chaque État membre. À cet égard, le ministre a appelé l'attention des professionnels français en leur demandant d'éviter des démarches purement régionales, qui pourraient nuire à la diffusion de messages globaux et concertés.

Sur le plan juridique, la coordination communautaire a mandaté un professeur d'un institut de droit international de la mer pour travailler sur les questions qui se posent. La fameuse convention de Londres de 1964 est-elle toujours applicable ? Quelles pourraient être les conséquences de sa dénonciation par les Britanniques ? Le droit applicable, une fois la politique commune de la pêche dénoncée par le Royaume-Uni, est-il le droit commun de la convention de Montego Bay ? Existe-t-il des jurisprudences que nous pourrions utiliser pour revendiquer les droits historiques ? Je pense à la jurisprudence des affaires dites « des pêcheries » dans les années 1950 et 1970. On peut également travailler sur l'analyse de la sentence arbitrale relative à la mer de Chine, même si le sujet diffère quelque peu. Ces questions territoriales font donc actuellement l'objet d'une expertise pour voir si l'argument juridique peut être un support dans cette négociation ou s'il faut utiliser d'autres arguments pour défendre les intérêts des professionnels.

M. Martial Bourquin. - Vos interventions nous ont permis d'appréhender l'enjeu particulier pour la France de la question de la pêche. Comme madame, j'ai l'impression que, faute d'une négociation globale, il sera impossible de s'y retrouver. Les industriels veulent impérativement un accord et craignent un Brexit dur. Il faut donc que la négociation sur la pêche se fasse avec l'industrie. Et là, le Royaume-Uni a tout intérêt à parvenir à un accord. Le danger, ce sont les négociations sectorielles et les négociations bilatérales. Ce qui pourrait arriver de pire, c'est un Brexit dur et un Royaume-Uni qui, s'estimant victime, se vengerait dans des secteurs comme la pêche.

En cas d'échec de l'accord, ce sont normalement les règles de l'OMC qui s'appliqueront. Qu'est-ce que cela signifie en termes de droits de douane ? Quel en serait l'effet ?

M. Yannick Vaugrenard- Martial Bourquin vient de rappeler une évidence : les négociations sur le Brexit ne peuvent pas être à géométrie variable ou se faire à la découpe.

Le Royaume-Uni pêche à 80 % dans ses eaux, tandis que le reste de la flotte européenne dépend des eaux britanniques à hauteur de 33 % en volume et de 25,4 % en valeur. Les Britanniques ont donc tout intérêt à ce qu'il n'y ait pas d'accord global. C'est là le coeur des négociations. Même si celles-ci avancent dans le temps, il serait bien qu'elles progressent parallèlement dans l'ensemble des domaines. Le risque serait qu'un pays, considérant qu'il a abouti par exemple en matière de pêche, s'intéresse peu aux secteurs dans lesquels il a peu d'intérêts. La bataille sera donc difficile et longue, Michel Barnier en est tout à fait conscient.

Il faut permettre à la solidarité européenne de continuer à se construire. Dès lors que la France ne s'y retrouverait pas - ou insuffisamment - dans un secteur en particulier, celui de la pêche par exemple, si les pêcheurs de Boulogne-sur-Mer étaient contraints d'aller pêcher dans le golfe de Gascogne, avec les conséquences financières dramatiques qui en résulteraient, les aides seraient-elles octroyées par le pays concerné ou par l'Europe ? Je souhaite qu'elles le soient plutôt par cette dernière, de manière à ce que cette solidarité se manifeste du début à la fin.

Comment cela se passait-il dans le secteur de la pêche avant que le Royaume-Uni n'adhère à l'Union européenne ?

M. Michel Le Scouarnec. - Lorsque nous nous sommes rencontrés au moment de la discussion du budget, j'avais le moral en vous écoutant. Aujourd'hui, j'ai peur pour l'avenir, je ne vois pas comment on va s'en sortir. Quelles forces rassembler, quelle solidarité bâtir ? Vous nous aviez dit que la construction était repartie, c'était bon pour le moral ! Peut-être des démarches régionales seront-elles malgré tout nécessaires. Les risques pour la pêche française sont nombreux : seulement 20 % du poisson consommé en France provient de la production nationale. Nous autres députés et sénateurs devons nous intéresser de très près à cette question. La Commission européenne n'y arrivera peut-être pas toute seule ; elle a besoin d'avoir à ses côtés les pêcheurs, la population, les élus. Je m'inquiète pour la pêche et la construction navale.

M. Jean Bizet, président. - Comme vient de le dire Didier Marie, pendant les deux prochaines années, la négociation portera sur les conditions du retrait, pas sur l'accord fixant les relations futures avec le Royaume-Uni.

M. Ladislas Poniatowski. - Vous avez écarté assez rapidement l'idée d'une taxe. C'est la pêche hauturière qui est menacée, non pas la pêche côtière, et cette pêche hauturière représente 15 % de la flotte. Si l'on mène une négociation uniquement sur la pêche, la pêche française est fichue ! Il faut bien sûr inclure tous les enjeux économiques. Les Britanniques ont besoin du reste de l'Europe sur plein d'autres marchés. Si vous partez isolément dans une négociation portant uniquement sur la pêche, c'est perdu d'avance !

Les Britanniques, qui ont toujours été des commerçants, peuvent comprendre les enjeux économiques. Vous nous avez éclairés sur leur stratégie, qui a consisté à essayer de mener une négociation pays par pays, ce qui est malin de leur part. Vous avez eu raison de refuser : cette négociation doit être menée par les Vingt-sept, ensemble. Cela étant, il faut négocier non pas seulement sur la pêche, mais sur tout. Sinon, nous sommes perdus !

Vous dites fort justement qu'il faut refuser les taxes. Pourtant, cette question commence à faire débat puisqu'on parle d'une taxe de 24 % sur l'ensemble des produits de pêche importés. Il ne faut pas tomber dans ce piège-là.

Ne partez pas seuls au combat. Michel Barnier défendra bien sûr l'ensemble des pays européens, mais il ne faut pas raisonner uniquement sur la pêche : ce serait une mauvaise stratégie, un mauvais combat.

M. Hubert Carré. - Nous ne voulons pas d'un Brexit à la découpe et que la pêche soit traitée séparément des autres activités économiques ; nous voulons absolument un paquet commun. Comme je vous le disais, la pêche a toujours été le grain de sable qui a fait capoter certaines adhésions et c'est bien pour cela que nous ne voudrions pas que les négociateurs nous mettent de côté.

La taxe est à la fois une bonne et une mauvaise idée. Il ne faudrait pas que les Britanniques dévaluent la livre comme ils l'ont fait en 1993-1994, ce qui a conduit à une crise majeure dans la pêche, le poisson britannique vendu à Rungis étant moins cher que le poisson français vendu en criées. En outre, surtaxer les produits d'importation d'origine britannique pénaliserait la filière française de transformation puisque les Français n'ont jamais autant consommé de produits de la mer - de moins en moins sous forme de poissons entiers et de plus en plus sous forme de poisson transformé.

Les Britanniques sont pragmatiques et pour eux, ce sera du donnant-donnant : ils nous donneront accès à leurs eaux si nous leur donnons accès à notre marché, sachant que le premier marché mondial des produits de la mer, c'est l'Union européenne, notamment la France. C'est bien pour cette raison qu'ils réclament en accord équilibré.

M. Jean Bizet, président. - L'accès au marché ne sera possible que si les quatre libertés sont respectées. Nos amis britanniques n'accepteront pas cela pas plus qu'ils ne veulent reconnaître l'autorité de la Cour de justice de l'Union européenne. Ou il y aura un accord spécifique, ou il n'y aura pas d'accord du tout. S'appliqueront alors les règles générales fixées par l'OMC.

Mme Émilie Gélard. - C'est pour cette raison qu'un travail parallèle est mené pour identifier ce qu'on appelle les règles accessoires d'accès au marché. Par exemple, pour lutter contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée, ou pêche INN, on exige des certificats prouvant que les prises ne proviennent pas d'une telle pêche. Des délais sont prévus pour la production de ces certificats. Pour faciliter l'accès au marché de la Norvège, un délai dérogatoire a été négocié avec ce pays. Ces règles accessoires peuvent être autant d'éléments dans la négociation portant sur l'accès aux marchés, dans le respect des règles fixées par l'OMC.

M. Hubert Carré. - Tout à l'heure, je vous ai donné des chiffres pour vous faire comprendre quelle était notre vision des choses, laquelle diffère de celle des Britanniques. L'instauration de la politique commune de la pêche, en 1983, a conduit à une mise en commun des eaux et, ensuite, à un partage des stocks à partir des flottilles réellement en activité à cette date. Ce principe dit de « stabilité relative » n'a jamais été remis en question d'une politique commune de la pêche à une autre, laquelle change tous les dix ans. Les Britanniques considèrent qu'ils ont été désavantagés dans ce partage et qu'ils ont droit à bien plus que ce que leur attribue l'Union européenne - 20 % des totaux admissibles de captures actuellement. L'expertise scientifique sera de fait un vrai enjeu. Or les poissons ne connaissent pas les frontières et, compte tenu du changement climatique, migrent vers le Nord - les Norvégiens en bénéficient particulièrement avec la morue. On va donc assister à une bataille d'experts. Or on connaît très mal les ressources qui se cachent au fond des océans.

Vous nous avez interrogés sur les possibles compensations. À ce jour, nous ne souhaitons pas de compensation parce que nous désirons un accord permettant à chacun de continuer à pêcher et à vendre intelligemment le poisson. Si un désaccord devait survenir, des flottilles se verraient alors interdites. Je rappelle que 80 % de la flotte européenne est constituée de bateaux mesurant entre 10 et 12 mètres, des bateaux destinés à la pêche côtière. Un bateau de 50 mètres n'aura aucune difficulté à rejoindre le golfe de Gascogne pour pêcher du chinchard ou d'autres espèces, ce que ne pourra pas faire un bateau de 10 mètres. Cette fin d'activité ne pourra faire l'objet que d'une compensation financière, qu'elle provienne de l'État ou de l'Union européenne.

M. Thierry Missonnier. - Les navires de pêche hauturière ne sont pas très nombreux. Ce sont les petits navires et la pêche artisanale, surtout dans notre région, qui seront directement touchés par le Brexit. Les stocks et les quotas sont actuellement partagés avec le Royaume-Uni ; s'ils ne l'étaient plus, il leur faudrait fréquenter d'autres zones.

Comme le soulignait Hubert Carré, l'entrée du Royaume-Uni dans la Communauté européenne puis dans l'Europe bleue, quand les droits historiques ont été cristallisés, est la période à laquelle la flotte de pêche du Royaume-Uni était la plus faible de son histoire ; c'est à cette époque qu'a fermé le port de Grimsby et que la grande pêche a cessé ses activités. Et c'est l'époque à laquelle notre pêche était la plus puissante.

La pêche française enregistre un regain d'activité en ce moment, avec des investissements un peu partout sur le littoral. Les patrons pêcheurs qui ont des projets nous disent que, avec le Brexit, ils hésitent à construire un chalutier de 20 mètres de 3 millions d'euros sans savoir où ils pourront travailler. En effet, la valeur d'un bateau dépend essentiellement des droits de pêche. De fait, des projets d'investissement sont gelés dans l'attente de l'issue de ces négociations.

M. Ladislas Poniatowski. - Le président de la région Normandie a annoncé la semaine dernière que celle-ci aiderait à l'investissement dans la rénovation ou l'acquisition de nouveaux bateaux. Pêche côtière ou pêche hauturière ?

M. Thierry Missonnier. - Effectivement, Hervé Morin a annoncé un plan d'aide à la construction et la modernisation de navires, ce qui est une nécessité. Cela concerne les navires de 7 mètres à 24 ou 25 mètres. Au-delà de 16 mètres, ce sont plutôt des chalutiers et en deçà, des fileyeurs qui pêchent le long des côtes. Un bateau de 25 mètres parti de Dieppe va pêcher en mer du Nord, entre la Belgique, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. L'aire d'action de ces bateaux est relativement étendue.

M. André Gattolin. - Pour avoir négocié avec les Britanniques dans un autre domaine, je peux vous dire que les négociations avec eux, comme avec les Canadiens et les Norvégiens, ne sont pas faciles. Très vite, ils s'inscrivent dans une stratégie de la rupture. J'imagine très bien les Britanniques dire qu'ils veulent un accord global et, subitement, changer de pied, les marins pêcheurs britanniques montant au créneau en menant des actions très dures, avec la complicité bienveillante du Gouvernement.

Bien sûr, il faut mener une négociation globale englobant tous les pays européens, mais ne laissons pas de côté nos partenaires de l'Espace économique européen que sont les Islandais et les Norvégiens, sans oublier le Groenland. En tant que président du groupe d'amitié France-Europe du Nord, je connais bien ces gens, et ils ne sont pas très bien considérés par l'Union européenne. Nous, Français, devrions établir des relations bilatérales avec l'Islande, par exemple, qui vient de nommer l'un de ses plus brillants diplomates, Gunnar Snorri Gunnarsson, francophile, pour conduire les négociations sur le Brexit. Celui-ci s'inquiète de ses conséquences, sachant que le Royaume-Uni est le deuxième client de l'Islande - 12 % de ses exportations, essentiellement du poisson. Les Britanniques, puissance occupante durant la Seconde Guerre mondiale, après les Américains, considéraient ce pays comme leur « bac à poisson ».

Les Islandais ont la chance de connaître une phase de plein développement économique. Les pêcheries, auparavant leur première industrie, viennent tout juste d'être dépassées par le tourisme, qui connaît une forte expansion. Au sein de la société islandaise, on assiste à un phénomène de contestation à la fois des pêcheurs, des pêcheries et à des prélèvements exagérés. Les élections d'octobre dernier ont été assez tendues et ont beaucoup porté sur la surexploitation de la ressource marine.

La Commission européenne a toujours très mal mené les négociations sur la pêche avec la Norvège et l'Islande, d'autant que ces pays devraient être complètement intégrés à l'Union européenne. Kim Kielsen, le Premier ministre du Groenland, ancien marin pêcheur, me disait que les calculs de la ressource et des quotas réalisés par l'Union européenne étaient nuls, à tel point que le Groenland a passé des accords avec les Allemands pour fixer leurs propres quotas et disposer d'une contre-expertise. La France aurait donc intérêt à regarder du côté de la Norvège, de l'Islande et du Groenland, qui sont tout à fait demandeurs. Sur cette question de la pêche, on ne peut pas les renvoyer à la rigueur technocratique bruxelloise et leur dire que c'est à prendre ou à laisser. C'est tout de même l'une de leurs premières activités économiques !

Ces pays, qui nous sont associés à travers l'Espace économique européen, nous disent que l'on négocie des traités avec la Corée du Sud, les États-Unis et le Canada et ont le sentiment d'être la cinquième roue du carrosse et de devoir accepter toutes nos conditions sans être associés.

M. Thierry Missonnier. - Au moment de la sortie de l'Union européenne, les Britanniques sont susceptibles de mieux négocier avec l'Islande et la Norvège que l'Union européenne.

M. André Gattolin. - La couronne norvégienne connaît des fluctuations, en lien avec la méforme du marché des hydrocarbures. À l'inverse, la couronne islandaise flambe en raison de la bonne santé de l'économie islandaise. Le ministre islandais de l'économie, Benedikt Jóhannesson, déclarait hier qu'il fallait arrimer la couronne islandaise à une monnaie forte : soit l'euro, soit la livre. Faisons-leur donc une proposition intelligente immédiatement, pour qu'ils ne s'arriment pas à la livre.

M. Yannick Vaugrenard. - C'est la première fois qu'un pays quitte l'Union européenne. Par conséquent, les négociations ne peuvent pas être menées comme elles l'étaient traditionnellement en considérant que c'est la concurrence libre et non faussée qui doit tout déterminer. À partir du moment où la solidarité devra s'exercer dans le domaine de la pêche, dans le domaine industriel, dans le domaine des finances, un principe devrait être intangible pour peser dans les négociations : que le budget européen pallie les conséquences dans tel ou tel domaine d'un accord avec les Britanniques. Si l'on admet que cette aide puisse venir individuellement de chaque État membre, alors chacun va négocier dans son coin.

M. Hubert Carré. - Nous vous remercions de votre accueil et de votre écoute. Nous allons tous suivre l'évolution de ce dossier. Le Brexit est une source d'inquiétude et peut être un séisme pour l'ensemble de la filière française et même européenne. Quelque part, il peut aussi être une chance en faisant bouger les lignes et en faisant comprendre à la Commission européenne qu'on a peut-être mal négocié avec l'Islande, le Groenland et la Norvège - les négociations avec la Mauritanie ou le Maroc ont été une catastrophe, si bien que les armements français ne se rendent plus dans cette zone.

Notre souhait, c'est de faire aussi bouger les lignes en interne. La Commission européenne continue comme si le Brexit n'avait pas eu lieu et impose de nouvelles contraintes aux pêcheurs français, lesquelles pourraient avoir pour les armements des conséquences plus dures que le Brexit.

Si les pêcheurs britanniques ont voté à 99 % en faveur de la sortie de l'Union européenne, c'est qu'il y a bien un problème quelque part. Si certains pêcheurs français sont malheureusement tentés par les discours en faveur du Frexit, il faut aussi alléger la pression de la politique commune de la pêche sur les économies nationales et sur les pêcheurs français en particulier.

Il faudra travailler par la suite avec le Royaume-Uni, mais il ne faut pas oublier l'Islande et la Norvège. La France fait partie d'un ensemble qui est le premier marché mondial des produits de la mer. Cela m'étonnerait que les Britanniques aillent vendre leur poisson en Extrême-Orient, comme ils l'ont prétendu dans un premier temps.

M. Jean Bizet, président. - Ce dernier message s'adressait plus particulièrement à notre collègue Michel Le Scouarnec...

Il serait intéressant que nous maintenions le contact. Même si, pendant deux ans, aucune négociation officielle n'est menée sur le cadre des relations futures avec le Royaume-Uni, il faudrait toutefois que vous nous fassiez part de l'état de vos réflexions. Il faudra un accord des parlements des différents États membres sur le cadre des relations futures. Le seul négociateur en chef, Michel Barnier, est un ancien de cette maison et nous pourrons lui faire passer des messages.

Le groupe de suivi que Jean-Pierre Raffarin et moi-même conduisons avec l'appui des commissions saisies au fond restera vigilant au cours des prochaines années. Nous assistons à une première : aucun État membre n'a jamais quitté l'Union et peut-être cet essai ne sera-t-il jamais transformé, les Britanniques décidant de ne pas aller jusqu'au bout une fois qu'on leur aura dit la vérité - pour le moment, on leur a menti. Restons positifs !

On ne peut pas parler de pêche si l'on n'intègre pas la question de la gestion de la ressource. On peut faire passer des messages en diffusant des informations sur les États membres qui ne joueraient pas le jeu de la gestion des ressources. En Normandie, plus particulièrement dans la baie du Mont-Saint-Michel, nous avons sauvé la coquille Saint-Jacques. C'est parce que la profession elle-même a bien compris que si elle ne gérait pas cette ressource, elle n'en pêcherait plus demain. À défaut d'une ressource pérenne, la pêche n'a plus aucun intérêt.

Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15h55.