- Mercredi 8 juin 2016
- Jeudi 9 juin 2016
- Élargissement - Relations entre l'Union européenne et la Turquie : communication de MM. Jean-Yves Leconte et André Reichardt
- Économie, finances et fiscalité - Union européenne et enjeux du numérique - Audition conjointe avec la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, et la commission des affaires économiques
Mercredi 8 juin 2016
- Présidence de M. Jean Bizet, président, et de Mme Michèle André, présidente de la commission des finances -Économie, finances et fiscalité - Audition conjointe avec la commission des finances de M. Pierre Moscovici, commissaire européen chargé des affaires économiques et financières, de la fiscalité et des douanes
La réunion est ouverte à 15 h 05.
Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - Nous sommes très heureux d'échanger aujourd'hui avec M. Pierre Moscovici, commissaire européen chargé des affaires économiques et financières, de la fiscalité et des douanes, car nous avons besoin d'informations complémentaires sur de nombreux sujets. En cette fin de semestre européen, la Commission européenne a examiné le programme de stabilité de la France, et a transmis au Conseil une recommandation de recommandation.
Que pense la Commission européenne de la politique de finances publiques de la France, de la gouvernance de la zone euro, du fonctionnement du pacte de stabilité et de croissance - notamment en Italie et en Espagne ? Quelles sont vos initiatives fiscales ? La Commission ne s'était pas penchée depuis longtemps sur autant de fronts en même temps. Vous avez présenté des mesures sur la TVA, l'impôt sur les sociétés, la lutte contre la fraude et l'évasion fiscale. Comment vos travaux se coordonnent-ils avec ceux de l'OCDE et avec la politique européenne de la concurrence - non soumise à la règle de l'unanimité - important vecteur de la lutte contre les pratiques fiscales abusives ? En effet, la politique de la concurrence, contrairement à la politique fiscale, n'est pas soumise à la règle de l'unanimité.
M. Jean Bizet, président. - Je me réjouis de la collaboration entre nos deux commissions. La situation est préoccupante, avec des déficits espagnols et portugais importants, et une forte dette de la Belgique, de la Finlande et de l'Italie, pour lesquels un traitement particulier est prévu. Notre collègue Simon Sutour est très attentif à l'évolution de la situation grecque.
La recommandation française s'inscrit dans la lignée de celle de l'an passé. Cinq objectifs sont mis en avant. Je relève celui d'une correction durable du déficit excessif en 2017, celui de pérenniser les mesures de réduction du coût du travail, ou encore de réduire les impôts sur la production et le taux nominal de l'impôt sur les sociétés. La Commission veut promouvoir les accords d'entreprise en concertation avec les partenaires sociaux. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
La zone euro peut-elle constituer le cadre adapté pour un approfondissement ? De trop grandes divergences entre nos économies posent des difficultés : c'est vrai pour leurs performances en termes de compétitivité ; n'est-ce pas aussi un manque d'harmonisation fiscale et sociale ? J'ajoute que nous sommes très inquiets pour la filière porcine française et notamment bretonne, en raison des distorsions de concurrence sur la TVA dans la filière.
M. Pierre Moscovici, commissaire européen chargé des affaires économiques et financières, de la fiscalité et des douanes. - Merci de votre invitation, c'est un réel plaisir de vous présenter nos derniers travaux. Le dialogue avec la représentation nationale me tient particulièrement à coeur ; c'est une partie intégrante de ma fonction de commissaire européen, notamment dans le cadre du semestre européen. Opposer l'Europe à la France n'a aucun sens : l'Union européenne a besoin de la France et la France a besoin de l'Union. Le rôle des parlements nationaux est décisif. J'ai à la fois le plaisir et l'obligation de rencontrer régulièrement vos commissions et celles de l'Assemblée nationale. Nous nous reverrons probablement après l'échéance du référendum britannique du 23 juin...
J'évoquerai les deux grands axes de mon portefeuille : la politique économique et financière, puis la fiscalité et l'union douanière.
Au printemps 2016, la reprise économique en Europe se poursuit - j'éviterai d'utiliser certaines formules comme « cela va bien » ou « cela va mieux » -, dans un contexte mondial moins favorable. On assiste à une lente substitution des moteurs exogènes de la croissance, qui ralentissent, par des moteurs plus endogènes - consolidation budgétaire, réformes structurelles... D'après nos prévisions de printemps, la croissance de la zone euro atteindra 1,6 % du PIB en 2016 et 1,8 % en 2017 et sera très légèrement expansionniste. La réduction des déficits se poursuit et la moyenne des déficits budgétaires dans la zone euro devrait s'élever à 2 %. Le chômage se résorbe lentement.
Cette amélioration des finances publiques, la reprise de la croissance, l'amélioration lente de l'emploi sont valables en Europe mais aussi en France ; nous ne pouvons que nous en réjouir. J'ai présenté les recommandations de la Commission pour les douze à dix-huit prochains mois le 18 mai dernier. Elles s'inscrivent dans un nouveau contexte ; le temps des déficits publics à 6 %, comme en 2010, est révolu. Le déficit public s'élèvera à 2 % cette année, et 1,6 % en 2017. La reprise est là, il faut l'accompagner.
Cette reprise trouve son origine dans nos décisions. Nous avons essayé d'utiliser le pacte de stabilité et de croissance avec intelligence pour le faire respecter sans casser la croissance ni ignorer des efforts importants de certains pays. Ces décisions ont été très discutées. L'Italie s'est engagée à tenir sa trajectoire budgétaire, nous le vérifierons à l'automne 2017. Nous avons préféré donner un an de délai à l'Espagne et au Portugal et une guidance budgétaire précise plutôt que de les sanctionner d'emblée, d'autant plus dans le contexte électoral espagnol.
Nous avons émis cinq recommandations à la France, contre six l'an dernier. Le déficit français doit impérativement passer sous la barre des 3 % en 2017. Selon nos prévisions, la France est dans le rythme prévu : son déficit atteindrait 3,5 % du PIB en 2015 ; 3,2 % en 2016 (3,3 % selon le programme de stabilité français) et 2,8 % en 2017 (3,2 % selon la France). L'objectif est donc atteignable si le budget 2017 est sérieux et équilibré. La Commission, vigilante, exercera toutes ses prérogatives si besoin pour faire respecter les procédures. À l'automne, un avant-projet de budget sera soumis à la Commission. Il n'y aura pas de nouveau délai : il faut moins de 3 % de déficit en 2017. La France n'est pas sur une pente ardue, malgré de nouvelles dépenses.
Contrairement à ce qu'affirment certains partis politiques, ce n'est pas Bruxelles qui dicte à la France sa politique budgétaire. Les choix budgétaires sont souverains ; seul l'équilibre nous importe. Si de nouvelles dépenses sont décidées après un débat public, il faudra des économies et des recettes correspondantes. Des engagements ont été pris par le Président de la République et par le ministre des finances. Les actes doivent suivre.
La lutte contre le chômage est prioritaire. Depuis plusieurs années, la Commission européenne souhaite une réforme du marché du travail français pour créer de la croissance. Ce n'est pas l'Europe qui dicte la réforme. C'est au Gouvernement de la proposer au Parlement. Nous insistons sur le lien entre le marché du travail et l'éducation, afin d'instaurer une flexisécurité, pour entrer et sortir plus facilement de l'emploi, grâce à une formation tout au long de la vie.
La compétitivité doit être améliorée, par l'élimination des obstacles dans le secteur des services et par des programmes de simplification, non seulement administrative mais aussi fiscale. La France, sur la bonne voie, ne doit pas relâcher ses efforts. Les engagements devront être tenus. La Commission européenne exercera son rôle avec impartialité et intelligence.
L'Union économique et monétaire ne peut être parachevée sans un contrôle parlementaire accru, qui passe par un renforcement de l'appropriation nationale du semestre européen. Personnellement, je suis favorable à l'instauration d'un ministre des finances de la zone euro, responsable devant le Parlement européen ou une chambre dédiée, à un budget de la zone euro dédié à l'assurance chômage et à l'investissement, à un Trésor de la zone euro pour une meilleure légitimité démocratique. La zone euro a une politique monétaire très bien conduite par Mario Draghi mais pas de politique économique.
L'investissement reste un pilier majeur de la croissance. Le plan Juncker de 315 milliards d'euros fonctionne. Au 1er juin, la Commission européenne avait mobilisé 100 milliards d'euros dans l'Union. La France en est la championne avec 14 milliards d'euros obtenus pour 16 projets - sur 64 au total - par de grandes entreprises mais aussi des PME sur les priorités du numérique, de l'efficacité énergétique, des transports et des nouvelles mobilités, et grâce à la mobilisation des collectivités territoriales et à un secteur bancaire privé et parapublic efficaces. Selon nos évaluations, 32 000 emplois pourraient être créés, et ce n'est pas de la propagande. Il y a quelques jours, j'ai visité à Nancy une PME d'ingénierie acoustique de 70 personnes, qui bénéficie d'un prêt de 600 000 euros du fonds d'investissement européen pour financer une innovation qu'elle n'aurait pu réaliser sinon.
Il reste à mobiliser davantage sur une logique de projets et à mieux communiquer, notamment dans nos régions. Nous avons des opportunités fantastiques, saisissons-les !
La situation grecque trouvera bientôt une issue positive. Le 24 mai, l'Eurogroupe a conclu un accord global sur la première revue du programme, qui devrait déboucher la semaine prochaine sur un déboursement de 10,3 milliards d'euros dont 7,5 milliards d'euros finançables immédiatement. Reste à négocier avec les Grecs sur leur programme de réforme ambitieux, difficile et courageux - réformes des retraites, de l'impôt sur le revenu, création d'une agence indépendante des revenus, d'un fonds de privatisation et d'investissement, indépendance de la nomination de certains fonctionnaires, gestion des crédits non performants. Ce n'est pas facile, d'autant que cela ne correspond pas aux promesses de campagne d'Alexis Tsipras... La Grèce est au rendez-vous des réformes, l'Europe doit être au rendez-vous. Nous avons commencé à évoquer l'allègement futur de la dette grecque, même si les décisions ultimes seront prises d'ici la fin de l'année. Nous souhaitons que le FMI reste un partenaire de ce programme. Je suis assez fier du chemin parcouru. Il y a un an, traînait une atmosphère de pré-Grexit, auquel j'ai toujours été opposé : l'unité de la zone euro est en jeu. Nous avons obtenu un retour de la croissance selon nos prévisions pour le deuxième semestre, qui atteindra l'année prochaine 2,7 %.
La politique fiscale est devenue une priorité absolue de mon mandat au fil des mois et une forte attente de l'opinion publique. Elle suit deux axes complémentaires : la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, l'harmonisation fiscale. Contre la fraude et l'évasion fiscale, des réalisations concrètes ont été obtenues, avec des accords d'échange automatique de données sur les comptes financiers personnels avec la Suisse, le Lichtenstein, Andorre, San Marin, et bientôt Monaco. Le secret bancaire, c'est terminé ! Nous avons également signé des directives pour l'échange d'informations fiscales et sur les rescrits fiscaux, pour éviter un nouveau LuxLeaks. Une proposition de directive anti-évasion fiscale doit être approuvée le 17 juin sous présidence néerlandaise, pour la taxation effective. Ce n'est pas une taxation minimale ni la remise en cause de la souveraineté fiscale des États, mais les firmes multinationales doivent payer leurs impôts là où elles créent leurs profits. Nous irons plus loin sur la propriété effective, pour avoir davantage d'informations sur les bénéficiaires effectifs dans nos registres et développer l'échange transfrontalier. Les cinq grands pays de l'Union ont adopté un projet pilote. Nous souhaitons aussi plus de transparence sur les activités des conseillers fiscaux - même si tous ne cherchent pas à frauder ! Nous souhaitons créer une liste noire paneuropéenne des paradis fiscaux, à horizon 2017, avec des critères, des méthodes et des sanctions communs. La liste portugaise comprend 85 pays, l'Allemagne zéro. Neuf pays ont inscrit le Panama comme un paradis fiscal. Cette hétérogénéité est une mauvaise chose.
La Commission devrait établir un reporting, pays par pays, et publier les données comptables et fiscales des activités des multinationales au sein de l'Union et dans les paradis fiscaux. Cela fait débat dans la presse et au sein du patronat. Cette proposition a fait l'unanimité au sein de la Commission, y compris de mon collègue Jonathan Hill, pourtant de sensibilité politique différente que la mienne, après une consultation publique et une étude d'impact. Compétitivité et transparence ne s'opposent pas ; ce reporting existe déjà dans les grandes banques françaises, et il n'a pas tué le secteur. N'ayez pas peur de la transparence ! Si ce n'est pas fait directement, ce sera fait ex-post. Lorsque la transparence n'est pas volontaire, elle est subie. Dans un cas, c'est un acte citoyen ; dans l'autre, c'est une matière à scandale. Je reviendrai devant vous lors des débats sur la loi Sapin 2.
Nous avons pris des décisions sur l'harmonisation fiscale. En avril, j'ai présenté un plan sur la TVA, avec un volet important de lutte contre la fraude. Sur 168 milliards d'euros non collectés, 50 milliards sont dus à la fraude « carrousel ». La Commission examine très attentivement la plainte contre l'Allemagne. La Commission examine si le régime forfaitaire des agriculteurs prévu par la directive de 2006 relative au système commun de TVA est équitablement appliqué.
M. Jean Bizet, président. - Il est habilement monté...
M. Pierre Moscovici, commissaire européen. - Je ne ferai pas de commentaire. J'ai répondu par courrier sur la situation actuelle. Nous avons fait des propositions sur le taux réduit de TVA, afin qu'il s'applique aux e-books et à la presse en ligne. Pour moi, un livre en ligne est un livre, de même qu'un journal en ligne est un journal. Si l'on veut conserver une presse papier, il faut qu'elle puisse offrir des services en ligne. Nous proposerons un taux réduit de TVA sur les serviettes hygiéniques et les tampons - une tampon tax. Nous souhaitons avoir des listes actualisées.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Sur les chevaux également !
M. Pierre Moscovici, commissaire européen. - Je connais bien la situation des centres équestres en France, mais ce n'est pas au commissaire européen de choisir.
Nous continuerons à débattre de la taxe sur les transactions financières. Au second semestre, je ferai des propositions ambitieuses pour une assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés. Une première tentative avait échoué. Nous élaborerons d'abord une assiette commune, puis nous la consoliderons.
Je salue la communication du 30 mars dernier du rapporteur général, Albéric de Montgolfier sur l'actualité européenne dans le domaine des services financiers, des banques et de la fiscalité. Je retiens vos commentaires positifs sur nos propositions fiscales. Nous avons l'opportunité de faire de l'Union un leader mondial de la lutte pour la transparence fiscale, comme le G20 et l'OCDE. Par-delà mes engagements, je suis un Européen convaincu qui souffre de voir des anti-Européens confisquer le débat. J'ai été interpellé par un député européen du Front national sur l'évasion fiscale ; mais voilà un sujet où l'Union européenne est utile ! Aucun État membre ne peut lutter tout seul. L'échelle minimale est européenne. Nous devons jouer ensemble.
M. Albéric de Montgolfier. - La Commission européenne estime que « la stratégie budgétaire de la France repose principalement sur l'amélioration de la conjoncture et la persistance de taux bas », ce qui confirme notre analyse quand nous parlons d'économies de constatation - les taux d'intérêt - et d'économies sur court terme. D'après Didier Migaud, président de la Cour des Comptes, le déficit a été réduit de 300 millions d'euros. La France a-t-elle engagé des réformes de structure ? Les annonces de plusieurs milliards d'euros de dépenses nouvelles pour les enseignants, les cheminots, les intermittents et les collectivités territoriales ne changent-elles pas les données ? La commission envisage-t-elle de prendre une nouvelle recommandation qui en tienne compte ?
Je suis surpris par la recommandation de la Commission sur le prélèvement à la source. Pour certaines entreprises que nous avons auditionnées, cette mesure aurait un coût supplémentaire. Or la Direction générale des finances publiques assure que cette mesure ne suscitera aucune réduction de postes, selon M. Bruno Parent. En quoi alors cette mesure serait-elle efficace ?
L'Italie a expérimenté le speed paiement de la TVA. Le prélèvement à la source reste-t-il possible pour le commerce électronique ou avez-vous d'autres solutions ?
La Commission européenne s'apprête-t-elle à ouvrir vraiment un taux réduit aux différents États ? Si l'on en juge par le temps qu'il nous a fallu pour changer ce taux sur tel ou tel produit ou service, le débat de la loi de finances deviendrait sans fin si nous pouvions le faire pour tout... La possibilité de déroger ira-t-elle dans le sens d'une harmonisation européenne ?
M. Pierre Moscovici, commissaire européen. - Nous avons des règles budgétaires communes, mais les États membres gardent une certaine liberté de moyens pour leur stratégie budgétaire. La réduction du déficit français est d'abord due à un effort structurel, et aujourd'hui à une amélioration des taux d'intérêt, au retour de la croissance et des recettes fiscales. Il n'y aura pas de nouvelle recommandation de la Commission.
La Commission a donné, à deux reprises, deux ans de délais supplémentaires à la France, justifiés par les règles européennes : la première fois, lorsque j'étais ministre des finances, la croissance française était trop faible pour réduire le déficit. La seconde fois - j'étais à la Commission - cela a été justifié par la réduction du déficit nominal. Le prochain rendez-vous est en 2017. La France est sur la bonne voie, avec 3,5 % de déficit prévu en 2015 et 3,2 % en 2016. De nouvelles recommandations signifieraient que la France n'a pas tenu ses engagements. Le ministre des finances a assuré le contraire récemment, et sa parole engage le pays.
Je n'ai pas d'information particulière, ni suffisante, sur l'imposition à la source.
Plusieurs options sont ouvertes sur la TVA sur le commerce en ligne. La liste des taux réduits en Europe est obsolète. Soit nous changeons nous-mêmes la liste - avec les e-books, la presse en ligne, les tampons et serviettes hygiéniques - soit nous décentralisons le choix du taux réduit, selon le principe de subsidiarité : j'y suis favorable, la Commission m'a suivi, mais ce n'est pas le cas de tous les États membres. Les différents gouvernements devraient également arbitrer. Où vont les différents groupes d'intérêts - vers Bruxelles ou vers les États membres ? C'est aux gouvernements et aux parlements nationaux de régler cela. Bien sûr, il faut réformer la base taxable. Je suis partisan d'une liberté encadrée. Pour ne pas créer un désordre extrême, il faut établir des critères en fonction desquels tel ou tel État membre pourra choisir son taux réduit. C'est la position de la Commission européenne et la mienne. La Commission propose, les États membres disposent.
M. François Marc. - Je vous félicite, monsieur le Commissaire, d'avoir mis en avant ce qui progresse au sein de l'Union européenne : la réglementation, la fiscalité, la lutte contre la fraude fiscale, le plan Juncker, alors que notre action commune est remise en cause.
Quelle est la capacité budgétaire de la zone euro ? Vous voulez mieux associer les parlements nationaux et faire du semestre européen un élément essentiel de votre politique. La création d'une capacité budgétaire de la zone euro, déjà incluse dans les propositions législatives du Parlement européen, sera-t-elle soutenue par les différences instances européennes ? Comment la Commission poussera-t-elle ce projet, signal fort de l'intégration européenne ?
Vous avez souligné la réussite du plan Juncker pour les PME. En un an, 150 000 PME ont bénéficié des nouveaux dispositifs d'aide à l'investissement. Mais quelle sera la capacité à faire face aux demandes dans les prochains mois ? Le dispositif sera-t-il reconduit au-delà de 2018, avec une plus grande prise en compte des PME ? D'ici fin 2016, le volet PME aura consommé 70 % des crédits. Une révision du cadre financier pluriannuel satisferait davantage de demandes, soutiendrait la croissance et créerait plus d'emplois en Europe.
M. Michel Canevet. - Les recommandations forment quasiment un réquisitoire contre ce qui se passe en France sur le respect du Pacte de stabilité, l'emploi, la TVA ou le chômage des jeunes. Nous partageons ces différentes préoccupations. J'ai remarqué vos interrogations sur la réponse française.
L'emploi est au coeur des préoccupations du Sénat. Que proposez-vous pour une Europe sociale plus forte ? Je suis aussi un Européen convaincu. Il faut adapter le code du travail français à certaines règles établies à l'échelle européenne au lieu d'établir un carcan pour les entreprises françaises. Je plaide pour une TVA sociale qui réduira les charges sociales, non pas ciblée sur les bas salaires mais généralisée et compensée par une hausse de la TVA. Ce sujet doit être réexaminé. Il permettrait de financer l'action publique. L'Union européenne peut-elle accentuer son action pour réduire le chômage des jeunes ? Il faut accompagner davantage la mobilité des jeunes pour mieux les armer.
M. Serge Dassault. - Monsieur le Commissaire, vous êtes un peu optimiste ; croyez-vous réellement à un déficit français de 3,2 % alors que le Gouvernement distribue à tour de bras de l'argent à des fins électorales, sans faire d'économies ? Il faut réduire le déficit budgétaire. Où sont les 50 milliards d'euros d'économie annoncés à renfort de publicité il y a trois ans, hormis les 11 milliards d'euros supprimés aux collectivités locales ? Je ne crois pas du tout aux orientations budgétaires du Gouvernement.
Si l'on veut augmenter l'emploi, gardons une certaine flexibilité du travail. La loi El Khomri initiale n'était pas mauvaise pour favoriser les embauches. En raison des manifestations, le Gouvernement a changé de nombreux points. Il ne reste qu'un seul point, celui concernant la CGT qui ne veut pas perdre ses prérogatives. Ils sont en train de ruiner le pays !
Il faudrait supprimer les 35 heures, comme le proposent certains candidats, et réduire les charges sociales. Je ne crois pas du tout à la TVA sociale : elle ne réussira qu'à faire payer les dépenses de l'État par des hausses d'impôts.
Les collectivités territoriales, obligées de réduire leurs budgets, ont d'importantes difficultés. Oui, la fiscalité est la priorité absolue. Malheureusement, elle est plutôt en hausse en France. Que pensez-vous des niches fiscales ? Plus de 150 niches coûtent 80 milliards d'euros à l'État. En l'absence de niches fiscales, le Gouvernement aurait les moyens fiscaux et financiers pour commencer à réduire les déficits budgétaires en 2016 et en 2017.
Quelles sont les conséquences d'une hausse des taux d'intérêt ? Une augmentation d'un point provoquerait 2 milliards d'euros de dépenses supplémentaires la première année, 13 milliards d'euros en 2022. Une augmentation de deux points doublerait l'effet. La France serait en cessation de paiement. C'est grave, mais personne ne s'en occupe ! Depuis 40 ans, les gouvernements gouvernent par l'emprunt. On a 2 100 milliards d'euros de dette. Réduisons les impôts en évitant d'augmenter la dette de l'État !
M. Pierre Moscovici, commissaire européen. - Monsieur Marc, je suis depuis longtemps un défenseur d'une capacité budgétaire de la zone euro, le Parlement européen s'est saisi de la question. Cette proposition se trouve en filigrane dans le rapport des cinq présidents sur l'Union économique et monétaire. Le Conseil y reviendra après les élections françaises et allemandes de 2017. Toutes les contributions au débat sont les bienvenues. Une politique économique de la zone euro est nécessaire, ainsi qu'un ministre des finances de la zone euro, également membre de la Commission européenne, responsable devant le Parlement européen, président de l'Eurogroupe, avec une capacité de proposition contrôlée. Les parlements nationaux doivent se saisir de la question.
Le plan Juncker, ce sont 14,7 milliards d'euros depuis un an en France, 16 projets, 32 000 emplois, 20 accords de financement pour les PME représentant 518 millions d'euros, devant générer des investissements de 6,3 milliards d'euros bénéficiant à 38 000 PME françaises. Je me suis rendu dans les PME, j'ai vu comment cela fonctionne. Allons plus loin dans le temps et l'espace. Lorsque j'étais parlementaire en mission, j'avais rédigé un rapport sur l'investissement pour le Premier ministre. Nous avions un déficit d'investissement de 100 milliards d'euros sur 10 ans. Je me félicite de l'annonce de la prolongation du plan Juncker. Les PME sont des fers de lance économiques, elles ont la capacité d'innover. Faisons valoir une logique de projets. Je me déplace dans les régions françaises à la rencontre des acteurs économiques. Les entreprises font beaucoup de choses, mais souvent, elles ne sont pas assez informées des actions de la Commission européenne.
M. Jean Bizet, président. - Effectivement, le Sénat a quelque peu bousculé le commissaire à l'agriculture et au développement rural, Phil Hogan, et nous avons obtenu que le plan Juncker puisse être mobilisé dans la filière agroalimentaire : nous inaugurons un équipement important dans le Cotentin, qui représente quelque 56 millions d'euros d'investissement.
M. Pierre Moscovici, commissaire européen. - Je viendrai à cette inauguration.
En tant que commissaire européen, cependant, je ne peux guère participer au débat politique qui est le vôtre et dans lequel j'ai pris ma part dans mes fonctions antérieures. La Commission n'a pas voulu faire un plaidoyer dans un sens ou dans l'autre, elle a présenté une analyse d'ensemble et des recommandations fondées sur des constats.
Sur l'Europe sociale, Marianne Thyssen, commissaire à l'emploi et aux affaires sociales, travaille à rapprocher les droits sociaux, sur la base d'un socle commun des droits sociaux fondamentaux, une directive sur les travailleurs détachés est en préparation.
Sur la TVA sociale, je n'ai guère de lumière particulière.
L'objectif du déficit à 3,2 % pour 2016 est tout à fait tenable, monsieur Dassault, à condition que certaines mesures soient prises, le Gouvernement français s'y est engagé et la Commission n'a guère de raison d'en douter, nous serons très vigilants. Sur les niches fiscales, je n'ai pas d'analyse en particulier à vous présenter - en vous rappelant qu'étant ministre, j'avais parlé du « ras-le-bol fiscal » de nos compatriotes, une expression qui ne m'avait pas valu que des amis... La fiscalité doit être compréhensible pour être acceptée. Dans mon propre travail j'en fais un critère : si je ne comprends pas ce que m'exposent les techniciens, je refuse d'emblée leur proposition ; le rôle des politiques, c'est parfois de brider l'imagination sans limite des fonctionnaires fiscalistes car en matière d'impôt, ce qu'on ne comprend pas, on ne l'accepte pas.
Sur les taux d'intérêt, je ne prends guère de risque en prédisant qu'ils remonteront un jour, mais ce n'est pas pour tout de suite : la Banque centrale européenne a pris des engagements forts contre ce risque et la France n'est pas la plus mal placée, de par la taille de son économie et l'importance de son épargne intérieure.
M. Jean Pierre Vogel. - Le plan d'action sur la TVA, que vous avez présenté le 7 avril dernier, propose que les États puissent réviser ou bien supprimer la liste des produits et services à taux réduits. Je m'inquiète pour l'équitation et le monde de la course, où la TVA est passée de 5,5 à 20 %, pénalisant un secteur constitué principalement de petits propriétaires privés et qui, troisième fédération olympique de notre pays avec quelque 700 000 licenciés, représente des dizaines de milliers d'emplois en France : pensez-vous que la liste puisse être supprimée ?
M. Marc Laménie. - Quel que soit le gouvernement, la tâche est immense, et complexe ; il faut réduire la dépense publique, la dette, simplifier encore. Au-delà de vos recommandations, quelles mesures concrètes préconisez-vous ?
M. Éric Doligé. - Sur quels critères la liste noire des pays non-coopératifs sera-t-elle établie ? L'impôt sur les sociétés sera-t-il seul visé, ou bien d'autres secteurs de la fiscalité seront-ils pris en compte, y compris pour les particuliers ? La liste européenne a-t-elle vocation à remplacer les listes nationales ? Est-il envisageable qu'y figurent des pays associés à l'Union européenne comme la Suisse, Monaco, le Lichtenstein, voire des États membres qui figurent sur la liste rouge de l'OCDE, comme Chypre ou le Luxembourg ? Dans le cas contraire, ne court-on pas le risque d'un instrument « faible » ?
M. André Gattolin. - Vous présentez les points positifs du plan Juncker, mais avec 100 milliards d'euros engagés, on reste dans les proportions du plan de relance de 2012, loin des ambitions affichées par le président de la Commission. La programmation budgétaire de l'Union pose problème : sept ans, c'est trop long, une telle programmation oblige à des exercices de fongibilité et joue contre les politiques structurelles ; n'êtes-vous pas gêné d'hériter ainsi d'une programmation que vous n'avez pas adoptée, et de ne pas même définir la suivante ? Si une gouvernance de la zone euro devait voir le jour, j'espère qu'elle n'adopterait pas une perspective aussi longue...
Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - La Commission a relancé le projet d'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS), mais en procédant en deux temps, en reportant la consolidation : des États membres s'y opposent-ils encore, dans ces conditions ?
En matière de lutte contre la fraude et l'évasion fiscale, la Commission a proposé le 12 avril une autre directive prévoyant la publicité des déclarations pays par pays, amis avec des informations moins détaillées : pourquoi ces différences ?
Sur la directive « anti-évitement fiscal », l'ECOFIN du 25 mai a échoué à trouver un accord entre les États membres. Plusieurs pays, notamment l'Irlande, la Belgique, Malte ou encore le Royaume-Uni estiment que le texte va trop loin. Quels sont les principaux points de désaccord ?
Enfin, en matière de lutte contre l'évasion fiscale des particuliers, l'échange automatique d'informations envisagé repose sur la seule bonne volonté des États participants : peut-on envisager d'instaurer des sanctions ?
M. Pierre Moscovici, commissaire européen. - La Commission m'a suivi pour prôner une décentralisation de la liste des taux réduits de TVA, avec un encadrement par des critères - ce sera au Conseil européen d'en décider.
Sur la simplification, je suis tout à fait favorable à un pas supplémentaire ; il faut développer et approfondir les programmes dans ce sens.
Nous travaillons d'ores et déjà à des critères pour établir une liste noire européenne, j'espère que nous parviendrons à une première liste d'ici cet été, avec l'objectif d'un accord début 2017 ; elle comprendra la fiscalité des particuliers, aura vocation à remplacer les listes nationales et l'idée, c'est bien de converger avec les critères de l'OCDE - je signale que le Lichtenstein a été retiré de la liste dès lors qu'il a accepté l'échange automatique d'informations.
La pluriannualité a des aspects frustrants, mais aussi sécurisants, nous travaillons avec des plafonds globaux et je compte bien participer à la prochaine programmation puisque mon mandat court jusqu'en 2019. La révision à mi-parcours crée une forte attente, en particulier dans la lutte contre le terrorisme et face à la crise migratoire.
Un précédent projet d'assiette consolidée d'impôt sur les sociétés ayant été repoussé en Conseil européen, par des pays hôtes de sièges de multinationales, nous avons décidé, pour ACCIS, d'avancer en deux étapes : d'abord la mise en commun, ensuite la consolidation, je crois que c'est comme ça que nous avancerons.
La loi Sapin 2, d'après ce que j'en sais, concorde avec la directive européenne, qui prévoit la communication de l'ensemble des données comptables et fiscales des entreprises dépassant 750 millions de chiffre d'affaires, ce qui couvre 90 % des revenus générés sur le territoire de l'Union européenne par des entreprises extra-européennes. Sur le fond de ce projet de loi, je crois que nous sommes parfaitement en phase, la compétitivité et la transparence ne s'opposent pas, vous en débattrez.
L'ECOFIN se réunit de nouveau le 17 juin, nous travaillons à rapprocher les positions sur la directive « anti-évitement fiscal », nous sommes à un momentum, comme on dit dans le langage de la diplomatie, où il est possible d'agir, après les révélations des Panama Papers, la présidence néerlandaise est volontaire, je crois que nous pouvons parvenir à un accord.
Enfin, en matière de lutte contre l'évasion fiscale des particuliers, je crois que l'Europe peut devenir un standard, au-delà de la loi FATCA américaine. Il n'y a pas, pour autant, de projet d'assortir de sanctions les règles nouvelles.
Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. - Merci, nous sommes très attachés au débat permanent avec la Commission. Nous avons à coeur de comprendre les mécanismes européens et d'inscrire notre action dans cet ensemble - car nous comptons bien des Européens fervents dans notre Haute Assemblée.
M. Pierre Moscovici, commissaire européen. - Vous pouvez compter sur moi, il me paraît bien naturel de rendre compte de mon action au début comme à l'issue du semestre européen.
La réunion est levée à 16 h 30.
Jeudi 9 juin 2016
- Présidence de M. Jean Bizet, président -La réunion est ouverte à 9 heures.
Élargissement - Relations entre l'Union européenne et la Turquie : communication de MM. Jean-Yves Leconte et André Reichardt
M. Jean Bizet, président. - Nous entendons une communication de MM. Leconte et Reichardt sur les relations entre l'Union européenne et la Turquie. L'Union européenne a passé un accord avec la Turquie dans le but de régler la crise des migrants. Les premiers résultats sont encourageants, même s'il faut demeurer prudent. Les contreparties accordées par l'Union suscitent beaucoup d'interrogations. La relance des négociations d'adhésion a été prévue avec l'ouverture d'un nouveau chapitre. La libéralisation du régime des visas est annoncée, mais on peut légitimement émettre des doutes sur le respect par la Turquie des 72 critères requis, dans un contexte d'évolution du régime turc très préoccupant. Pour y voir plus clair, le Sénat a créé une mission commune d'information sous la présidence de notre collègue Jacques Legendre et dont le rapporteur est Michel Billout.
La communication que nous allons entendre traite de manière plus globale des relations entre l'Union européenne et la Turquie.
M. André Reichardt. - Les relations entre l'Union européenne et la Turquie ont débuté en septembre 1963 par la signature d'un Accord d'association organisant l'établissement progressif d'une union douanière. Cet accord prévoyait l'examen par les parties contractantes de la possibilité d'une adhésion de la Turquie à ce qui est devenu l'Union européenne.
Dans ce cadre, la Turquie a déposé sa candidature en 1987 et s'est vu reconnaître le statut de « pays candidat » par le Conseil européen d'Helsinki en décembre 1999.
Depuis, si sur le plan économique, l'Union douanière a facilité le développement des échanges, sur le plan politique, les négociations d'adhésion semblent bloquées et le dialogue n'a repris qu'à la suite de la crise migratoire.
Tout d'abord, les relations entre l'Union européenne et la Turquie sur le plan économique sont satisfaisantes. En 2015, l'économie turque affiche un taux de croissance de 4% et le ratio dette publique sur produit intérieur brut est passé de 70 % en 2000 à 33 %. Toutefois, l'inflation est à 7,5 % et le déficit public avoisine 4% ce qui peut poser un problème, d'autant plus que les infrastructures pour attirer les investisseurs étrangers sont financées par des partenariats publics-privés, dont nous connaissons les risques. L'économie grise reste importante et se développe avec l'arrivée des réfugiés de Syrie ou d'Irak. Dans ce contexte, l'Union européenne reste le premier partenaire économique de la Turquie. En effet, 37 % des importations et 43% des exportations turques en 2014 correspondent à des échanges avec l'Union européenne. En parallèle, la Turquie est la quatrième destination des exportations européennes.
Les flux d'investissements directs étrangers sont freinés par l'instabilité politique, la faiblesse de la devise, l'inflation, la proximité avec les conflits du Moyen Orient et les interrogations relatives au non-respect de l'état de droit. Toutefois, l'Union européenne reste le premier investisseur même si la Chine et le Japon s'intéressent davantage à la Turquie.
La situation est différente sur le plan politique. Les négociations d'adhésion ont débuté en octobre 2005. Elles portent sur trente-cinq chapitres. À ce jour, quinze chapitres seulement ont été ouverts. En comparaison, les négociations avec la Croatie ont également débuté en octobre 2005 et ce pays a adhéré à l'Union européenne le 1er juillet 2013.
Cette situation s'explique en partie par les relations difficiles entre la Turquie et Chypre, la question de la réunification de l'île tardant à être résolue. C'était le sujet d'une communication récente de Didier Marie.
De ce fait, l'ouverture de quatorze chapitres est bloquée. En effet, le Conseil européen a gelé l'ouverture de huit chapitres de négociation en décembre 2006, à la suite du refus de la Turquie d'appliquer à Chypre le protocole d'Ankara qui étend l'Union douanière aux États devenus membres de l'Union européenne en mai 2004. En outre, Chypre a gelé de manière unilatérale l'ouverture de six autres chapitres en 2009.
Dès lors, si on ajoute à cela trois chapitres que la Turquie ne souhaite pas ouvrir pour le moment, on comprend mieux pourquoi le processus d'adhésion est bloqué.
Ce n'est qu'à la suite de ce que l'on a appelé la crise des migrants que les discussions ont véritablement repris entre l'Union européenne et la Turquie. En effet, 1,5 million de réfugiés, fuyant notamment la guerre en Syrie, sont arrivés en Grèce en 2015 via la Turquie. Les autorités grecques ont vite été débordées par cet afflux de migrants qui a occasionné de nombreux naufrages. Il était donc urgent d'agir !
Un premier sommet a eu lieu le 29 novembre 2015 entre l'Union européenne et la Turquie pour mettre en place un plan d'action conjoint visant à limiter le flux de migrants en provenance de Turquie. En contrepartie, l'Union européenne s'est engagée à débloquer une enveloppe de 3 milliards d'euros pour aider les réfugiés sur le territoire turc, à ouvrir le chapitre 17 relatif à la politique économique et monétaire et à relancer le processus de libéralisation du régime des visas. Mais ce premier accord n'a pas permis d'obtenir les résultats escomptés.
Le 18 mars 2016, un deuxième sommet a été organisé et un nouvel accord a été conclu. Il prévoit le retour en Turquie de tout nouveau migrant arrivant illégalement en Grèce et la réinstallation d'un Syrien présent en Turquie sur le territoire de l'Union européenne pour tout Syrien renvoyé en Turquie dans ce cadre, selon le principe du un pour un. Par ailleurs, la Turquie s'engage à mieux contrôler ses frontières.
Cet accord semble porter ses fruits puisque l'on est passé de 1 060 arrivées par jour en moyenne à 133. Mais il comporte des contreparties. Tout d'abord, une aide supplémentaire de 3 milliards d'euros pourra être débloquée lorsque la première enveloppe de 3 milliards accordée lors du sommet du 29 novembre sera épuisée. Celle-ci est financée pour un tiers sur le budget de l'Union et pour deux tiers par les États membres. Ces sommes sont directement versées aux associations humanitaires locales par la Commission européenne et correspondent au financement de projets précis. Le risque demeure toutefois que les associations ne puissent se constituer ou recevoir des fonds librement dans un pays où la liberté d'association est de plus en plus contrôlée. À ce jour, seuls 200 millions d'euros ont été débloqués. Il faut tout de même rappeler ici que la Turquie accueille 2,7 millions de réfugiés syriens et environ 300 000 Irakiens.
Quant à l'ouverture du chapitre 33, elle est anecdotique car il s'agit là d'un chapitre que l'on ouvre généralement à la fin des discussions d'adhésion pour régler les contributions du pays adhérant au budget de l'Union. En revanche, la libéralisation du régime des visas apparaît comme la véritable contrepartie de cet accord. Jean-Yves Leconte va aborder cette question et la situation des droits de l'Homme en Turquie.
M. Jean-Yves Leconte. - La Turquie est un partenaire incontournable pour l'Union européenne. La question n'est donc pas de savoir si on doit discuter avec elle mais comment faire pour que ce dialogue soit positif, notamment en matière de droits de l'Homme.
Le 10 mai dernier, la Commission européenne a fait une proposition pour autoriser l'entrée sans visa des ressortissants turcs au sein de l'espace Schengen pour les séjours de courte durée, soit 90 jours au plus sur une période de 180 jours, dans le cadre de voyages d'affaires, touristiques ou à des fins familiales. Cette facilité serait accordée aux personnes munies d'un passeport biométrique conforme aux standards de l'Union européenne. Les discussions pour parvenir à cette proposition ont débuté en décembre 2013. Avant cela, la Turquie a signé un accord de réadmission, entré en vigueur le 1er juin dernier, prévoyant qu'elle reprenne sur son territoire les ressortissants turcs entrés illégalement dans l'Union, mais aussi les ressortissants d'autres pays tiers ayant transité par la Turquie avant d'arriver dans l'Union. Dès lors, une feuille de route comprenant 72 critères que la Turquie doit satisfaire pour accéder au régime dit « sans visa » a été établie.
À ce sujet, notre commission doit rappeler qu'il n'est pas question qu'une libéralisation du régime des visas puisse être accordée si la Turquie ne respecte pas l'ensemble de ces critères. En effet, nous devons rester fidèles à nos valeurs, d'autant qu'accorder un régime de faveur à la Turquie risquerait d'envoyer un signal négatif aux autres pays qui souhaitent adhérer - Géorgie, Kosovo et Ukraine en ce qui concerne les visas.
Aujourd'hui, la Commission européenne identifie cinq critères parmi les 72 qui ne sont pas satisfaits et qui devront l'être pour la fin du mois de juin. Ces critères portent notamment sur la coopération policière et la révision de la loi visant à lutter contre le terrorisme. Le Parlement européen a été très clair sur sa volonté de voir ces critères respectés. On connaît ses capacités de blocage.
Ce dernier point semble poser problème puisque le Président Erdogan, a annoncé s'y opposer, compte tenu des actions terroristes dont la Turquie est victime.
En parallèle, la Commission européenne a présenté un texte visant à faciliter la suspension du régime « sans visa » pour l'ensemble des pays avec lesquels un accord a été conclu. Pour ce texte, il me semble que notre commission doit lever la réserve d'examen. Ces nouvelles dispositions permettront de répondre plus rapidement à un accroissement substantiel des migrations irrégulières, des demandes d'asile non fondées ou des demandes de réadmission rejetées. La période de référence pour juger de cet accroissement par rapport à l'année précédente serait ramenée de six à deux mois ce qui permettrait d'être plus rapide. En parallèle, il faudrait aller vers des régimes « sans visa » pour les pays qui respectent les critères.
Ainsi, le maintien de l'accord du 18 mars, qui a permis une diminution du flux de migrants arrivant sur les côtes grecques, se retrouve lié au processus de libéralisation du régime des visas, lui-même lié au respect de critères relatifs à l'État de droit prévus par la feuille de route de 2013. Dès lors, faut-il être pragmatique et privilégier un accord qui semble produire les effets attendus au risque de fermer les yeux sur la situation des droits de l'Homme en Turquie ?
Certes, la Turquie accepte de recevoir sur son territoire deux fois plus de migrants que l'Union européenne. Récemment, elle a subi pas moins de 15 attentats sur son sol. Nos interrogations sont légitimes mais gardons-nous de donner des leçons ! Cependant, la réponse est non, car la situation sur place se dégrade et que la Turquie, candidat à l'adhésion, s'éloigne des standards européens en la matière.
La situation institutionnelle est marquée par la volonté du Président Erdogan de faire aboutir une réforme constitutionnelle permettant de parachever la présidentialisation du régime, en limitant notamment les pouvoirs du Premier ministre au profit du Président de la République. En 2007, a été votée la réforme constitutionnelle permettant l'élection du président au suffrage universel direct depuis 2014. Puis, n'ayant pas obtenu la majorité lui permettant de mener à bien de nouvelles réformes en ce sens en juin 2015, il a convoqué de nouvelles élections en novembre 2015 qui ont permis à son parti l'AKP de disposer d'une large majorité au Parlement. Enfin, le 20 mai dernier, il a fait voter la suppression de l'immunité parlementaire de tous les députés. Ceci ouvre la voie à des poursuites judiciaires contre 138 députés, notamment ceux du HDP, parti de gauche pro-kurde de l'opposition.
À cette instabilité institutionnelle, s'ajoutent les attentats terroristes et la guérilla urbaine que se livrent actuellement dans le Sud-Est les opposants kurdes et l'armée turque. En effet, les affrontements ont repris depuis juillet 2015. M. Erdogan a affirmé fin mars que 355 membres des forces de l'ordre et 5 359 membres du PKK avaient été tués dans ces affrontements. Des villes entières sont détruites. Les députés kurdes racontent les exactions commises par l'armée contre des civils notamment le massacre de 259 personnes qui ont été brûlées vives à Cizre. Pour les autorités turques, le PKK doit être mis au même rang que Daech. Depuis l'été 2015, le pays est la cible de nombreux attentats attribués tour à tour à ces deux groupes.
C'est dans ce cadre que la législation relative à la lutte contre le terrorisme sert à museler l'opposition. En effet, l'acte terroriste est défini en fonction des objectifs recherchés et non pas par des actes dans le code pénal turc. Il est dès lors assez simple d'inculper une personne pour ce crime. En parallèle, le Gouvernement a créé les juges de paix qu'il nomme et qui sont chargés de prendre des mesures provisoires en cas d'accusation de terrorisme. Ainsi, le journal Zaman a pu être mis sous tutelle sous couvert de lutte contre le terrorisme. De même, des chaînes de télévision ont été fermées (Bugün TV et Kanaltürk) et 103 877 sites Internet ont été bloqués. Selon Reporters sans frontières, la Turquie se classe 149e sur 180 dans son classement mondial sur la liberté de la presse. Enfin, le 11 janvier dernier, plus de 1 100 chercheurs et universitaires ont rendu publique une pétition pour dénoncer les violences dont sont victimes les Kurdes. Les signataires ont fait l'objet de mesures disciplinaires au sein de leurs universités, de menaces et même d'arrestations. Récemment, l'ordre des architectes a été décimé par des arrestations au motif qu'un certain nombre d'entre eux s'opposaient à la politique urbaine de l'AKP.
Ainsi, l'indépendance de la justice, la liberté de la presse et la liberté d'expression sont remises en cause par un régime qui tend à concentrer davantage le pouvoir entre les mains d'un seul homme.
Voilà ce que l'on peut dire de la situation actuelle en Turquie. Il est paradoxal que ce soit dans ce contexte que nous reprenions le dialogue politique interrompu en 2007. La Chancelière allemande a fait le pari de développer une Östpolitik orientale, en parlant de démocratie à un interlocuteur qui ne la pratique pas. C'est un pari utile et positif.
M. Yves Pozzo di Borgo. - C'est un sujet difficile, en effet, mais c'est notre rôle de parlementaires que d'essayer de le comprendre et de l'expliquer - ce qui ne signifie pas justifier. Je suis allé en Turquie il y a quelques années pendant des élections législatives, dans le cadre du Conseil de l'Europe. J'ai constaté qu'elles se déroulaient de manière parfaitement démocratique. Nous étions certains qu'il n'y avait aucune tricherie dans le résultat.
Ce pays a la guerre à ses frontières : c'est comme si l'Allemagne, la Belgique et l'Italie étaient en guerre ! Fort de 80 millions d'habitants, il est traversé par des tensions considérables. Des responsables turcs ont reconnu devant nous que leur Constitution était trop proche de celle de notre IVe République. Ils souhaiteraient un régime plus proche de notre Constitution actuelle. Beaucoup se préoccupaient toutefois de l'autoritarisme de M. Erdogan, dont le nouveau palais est quatre fois plus grand que Versailles ! Avec les Kurdes, il dépasse les bornes. Dans le Nord-Est montagneux, où le PKK est enfermé, est menée une guerre comparable à ce que nous avons connu en Algérie. Les excès de l'armée sur place, la levée de l'immunité pour les parlementaires kurdes, tout cela dépasse les limites. Il faudrait mieux informer l'opinion publique française, qui est trop tournée vers l'intérieur. Hier comme aujourd'hui, le Sénat fait preuve d'une grande ouverture sur le monde.
M. Didier Marie. - La Turquie a une situation géostratégique particulière, avec un pied en Europe et un pied au Moyen-Orient. Elle a traversé plusieurs phases : d'abord laïque, elle a donné le droit de vote aux femmes avant la France, avant de connaître une montée en puissance du sentiment religieux, sur laquelle s'appuie M. Erdogan. Son évolution démographique conduit une abondante population rurale dans les villes, où elle constitue la base électorale de l'AKP. Ce pays charnière, complexe, ne saurait être assimilé à son dirigeant, ni à l'AKP. Il y existe des forces démocratiques, même si elles sont rudoyées, et des kémalistes, même s'ils sont marginalisés. Nous devons dialoguer avec la Turquie pour la faire évoluer en fonction de nos intérêts communs. M. Erdogan n'est pas politiquement immortel...
Sur la question migratoire, sur les conflits en Irak et en Syrie, nous devons discuter avec la Turquie. Et en matière économique, veillons à ce qu'elle ne se tourne pas vers d'autres partenaires, comme la Chine et le Japon. Déjà, ses investissements dans les Balkans et les pays de l'ex-URSS sont considérables. Bref, l'Union européenne doit sortir du flou dans lequel elle maintient sa relation avec la Turquie, en décidant si celle-ci peut entrer dans l'Union - ce à quoi la majorité des Européens sont opposés - ou non, auquel cas nous devons engager une vraie collaboration avec elle.
M. Richard Yung. - J'ai la nostalgie de Kemal Atatürk et des valeurs qu'il représentait...
M. Jean Bizet, président. - Quel sentimental !
M. Richard Yung. - Alors, tout se décidait au quartier général de l'armée... Les temps ont changé. Quelle est la position des États-Unis sur l'évolution de la Turquie, qui est un membre important de l'OTAN ?
M. Michel Billout. - Comme M. Leconte, je pense que la Turquie est un grand pays et que les Turcs sont un grand peuple, avec qui il est indispensable d'avoir un dialogue permanent. Pour cela, nous devons créer les conditions de la sérénité, ce que nous ne faisons pas en fermant la porte puis en la rouvrant sous la pression migratoire. Rapporteur de la mission d'information sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, j'ai auditionné hier M. Giuliani, président de la fondation Robert Schuman. Il considère que l'Union européenne est instrumentalisée par M. Erdogan à des fins de politique intérieure, que la Turquie ne peut être considérée comme un pays tiers sûr ni même comme un allié sûr au sein de l'OTAN. Il estime que ce pays porte une responsabilité écrasante dans le développement de la guerre civile en Syrie, vu son attitude ambiguë vis-à-vis de Daech, qu'il aide à vendre son pétrole. Qu'en pensez-vous ?
Mme Pascale Gruny. - Famagouste n'est toujours pas libérée. Il s'agit d'un cas d'occupation turque d'une partie d'un pays de l'Union européenne. Parlementaire européenne, j'avais rencontré le maire de cette ville fantôme. C'est un petit mur de Berlin dans l'Union européenne ! Comment, dès lors, envisager l'entrée de la Turquie dans l'Union ?
M. René Danesi. - La Turquie est un partenaire incontournable, d'abord d'un point de vue géographique. Elle a un doigt de pied en Europe et garde le Bosphore - d'où son rôle important dans l'OTAN. D'ailleurs, la crise des missiles de Cuba a été initiée par l'installation de missiles américains en Turquie. L'accord trouvé à l'époque prévoyait aussi leur retrait, mais ce point a moins été mis en avant... Le poids politique de la Turquie en Orient et jusque dans le Caucase est indiscutable. Elle peut jouer un rôle majeur dans la régulation des migrations, ce que la Libye ne peut plus faire - mais nous y sommes pour quelque chose !
La Turquie ne fait pas partie de l'Europe. Géographiquement, son territoire est majoritairement en Asie. La faire entrer dans l'Union mettrait un terme à toute finalité politique du projet européen. Hélas, peu de dirigeants ont le courage de le dire. « Si la Turquie faisait partie de l'Europe, cela se saurait ! », a dit M. Sarkozy. Il faut dire les choses clairement. Je n'imagine pas un instant que la Grèce accepte l'entrée de la Turquie tant que la question de Chypre n'est pas réglée. Or au lieu de traiter ce problème, nous discutons de multiples détails avec la Turquie. Ce pays occupe une partie d'un membre de l'Union européenne ! Paysan d'origine, je ne comprends pas...
M. Jean Bizet, président. - Vous n'êtes pas le seul de cette origine - et en général, ce ne sont pas ceux qui raisonnent le plus mal...
M. René Danesi. - La Pologne non plus n'acceptera jamais. Mieux vaudrait conclure avec la Turquie des accords, comme nous l'avons fait avec la Suisse - dont les agriculteurs ont refusé l'entrée dans l'Union. Helmut Kohl avait proposé « juste une marche en-dessous ». Très bonne formule !
M. André Reichardt. - Tous s'accordent sur l'importance de la Turquie pour la France et l'Europe et sur la nécessité d'un partenariat renforcé avec elle. Oui, l'Union européenne est instrumentalisée par M. Erdogan, n'en doutons pas. Et ouvrir la porte sous la pression n'est certes pas la meilleure méthode. Nous avons auditionné l'ambassadeur de Chypre qui est assez optimiste. Cela dit, après avoir beaucoup avancé, les négociations calent, car elles portent désormais sur les points délicats. Les propriétés abandonnées, par exemple, donnent lieu à de multiples et légitimes revendications.
M. Jean-Yves Leconte. - Membre de l'Union européenne, Chypre a la capacité de blocage. Les États-Unis apportent un soutien clair aux Kurdes en Syrie, ce qui a renforcé les capacités militaires du PKK. Les Turcs s'en inquiètent depuis longtemps, et cela crée un décalage entre les États-Unis et la Turquie. L'organisation de M. Fethullah Gülen, qui était compagnon de route de l'AKP, est désormais considérée comme terroriste, d'où la mise au pas de Zaman. Son dirigeant vit aux États-Unis... Cela dit, M. Erdogan garde le sens des rapports de force. Vu la situation avec la Russie, il sait qu'il a besoin des États-Unis. De même, malgré quelques opérations de communication anti-israélienne, la géopolitique le ramène à la réalité. Son soutien populaire est énorme. Les gens se sont enrichis grâce aux échanges avec l'Union européenne et lui en savent gré. Nous ne pouvons pas traiter ce pays de 80 millions d'habitants comme la Suisse. Oui, il instrumentalise l'Union européenne, mais comme le font d'autres populistes tels que MM. Orban, Kaczyñski ou même Cameron.
M. Jean Bizet, président. - Mieux vaut le dialogue que l'ostracisme si nous voulons, à terme, faire partager nos valeurs. Et mieux vaut un partenariat qu'une adhésion qui semble impossible. J'ai toujours eu un faible pour la politique d'Union pour la Méditerranée, qui a échoué. Peut-être la crise des migrants la rendra-t-elle de nouveau actuelle ?
M. Jean-Yves Leconte. - Il faut une perspective européenne jusqu'au bout.
La réunion est levée à 9 h 55.
- Présidence de M. Jean Bizet, président, et de Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, et de M. Jean Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques -
La séance est ouverte à 10 heures.
Économie, finances et fiscalité - Union européenne et enjeux du numérique - Audition conjointe avec la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, et la commission des affaires économiques
La commission organise une table ronde, en commun avec la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, et la commission des affaires économiques, sur l'Union européenne et les enjeux du numérique. Sont entendus :
- M. Bernard Benhamou, enseignant, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique ;
- M. Yann Bonnet, secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum) ;
- M. Jean-Daniel Guyot, membre du conseil d'administration de France Digitale ;
- Mme Martine Lombard, membre du collège de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ;
- M. David Martinon, représentant de la France pour la cybersécurité et l'économie numérique ;
- M. Peter Reuss, directeur du service économique à l'ambassade d'Allemagne en France.
M. Jean Bizet, président. - Mes chers collègues, nous voici réunis pour parler des enjeux numériques auxquels l'Union européenne doit faire face. Ce sujet méritait la mobilisation de trois commissions ; je salue donc Catherine Morin-Desailly - chacun connaît son expertise sur ce sujet, bien supérieure à la mienne - et les membres de la commission de la culture, ainsi que Jean-Claude Lenoir et les membres de la commission des affaires économiques.
Il est aujourd'hui difficile de parler du numérique comme d'un seul sujet. En effet, la révolution qu'il constitue affecte à la fois le fonctionnement des États, la marche des économies et la vie des citoyens eux-mêmes. C'est pourquoi nous avons fait le choix d'en aborder aujourd'hui trois aspects.
Nous ne parlerons pas de la question de la protection des données. À l'heure du Big data et des objets connectés, je pense que nous devrons travailler cette question de manière approfondie avec la commission des lois et la présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), Mme Falque-Pierrotin. Nous ne parlerons pas non plus aujourd'hui du droit d'auteur. Comme les membres de la commission de la culture le savent bien, la Commission européenne prévoit de présenter une réforme à l'automne ; il sera alors temps de se pencher sur ce sujet.
Nous aborderons en premier lieu aujourd'hui la difficulté à construire un projet industriel pour le numérique en Europe, afin de lutter face aux géants de l'Internet. Nous entendrons à ce sujet M. Peter Reuss, directeur des affaires économiques à l'ambassade de la République fédérale d'Allemagne, ainsi que M. Jean-Daniel Guyot, entrepreneur et membre de France Digitale, organisation qui promeut le développement des start up.
Dans un second temps, Jean-Claude Lenoir posera la question de la régulation de l'Internet et des plateformes dans l'Union européenne. Mmes Martine Lombard, membre du collège de l'ARCEP, l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, et Célia Zolynski, du Conseil national du numérique, nous éclaireront sur ces enjeux.
Enfin, Catherine Morin-Desailly soulèvera une question qui lui est chère, celle de la souveraineté numérique de l'Union européenne et de sa place dans la gouvernance mondiale de l'Internet. J'avais eu l'honneur d'appartenir à la mission d'information que, avec Gaëtan Gorce, elle avait conduit sur ce sujet, et qui nous avait menés jusqu'aux États-Unis, où nous avions eu quelques discussions assez fermes. Elle abordera cette question avec M. David Martinon, ambassadeur chargé de la cyberdiplomatie et de l'économie numérique, et avec M. Bernard Benhamou, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique.
J'en viens maintenant à notre première grande question : comment bâtir un projet industriel pour le numérique en Europe ?
En introduction de ce sujet, je rappelle que la Commission européenne met en oeuvre en 2016 sa stratégie pour un marché unique numérique, qui comporte 16 initiatives législatives réparties en trois piliers : améliorer l'accès aux biens et services numériques dans toute l'Europe pour les consommateurs et les entreprises ; créer un environnement propice et des conditions de concurrence équitables pour le développement des réseaux et services numériques innovants ; maximiser le potentiel de croissance de l'économie numérique.
C'est principalement ce troisième point qui nous intéresse ici. Le 30 juin 2015, le Sénat a adopté une résolution européenne, à l'initiative de Catherine Morin-Desailly et après instruction de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires économiques, en faveur d'une stratégie européenne du numérique qui soit globale, offensive et ambitieuse. Nous appelions notamment à la mise en place d'une véritable politique industrielle en faveur du numérique dans l'Union européenne.
Où en est-on ? Quelles sont les difficultés rencontrées par des entreprises innovantes ? Quels sont les freins à leur développement ? Quels outils peuvent être mis en place pour les aider à devenir des champions européens du numérique ? Monsieur Guyot, vous pourrez certainement nous faire part de votre expérience sur ce sujet et des propositions de France Digitale.
L'Europe ne se borne pourtant pas à la seule action de la Commission européenne ; il y a aussi les États membres. À l'instar du projet français « Industrie du futur », plusieurs pays ont bien évidemment entamé une action sur le numérique. C'est notamment le cas de notre grand voisin, l'Allemagne. Sur ce sujet, je vous propose d'écouter M. Peter Reuss.
J'avoue que je me réjouis de cette occasion de mettre en lumière les convergences de vue avec notre voisin d'outre-Rhin. En effet, par le biais du numérique où, pour ainsi dire, la feuille est presque blanche, le couple franco-allemand peut être quelque peu réanimé.
M. Peter Reuss, directeur du service économique à l'ambassade d'Allemagne en France. - Je partage tout à fait, monsieur le président, votre opinion sur cette « page blanche » : il faut d'ores et déjà commencer à travailler ensemble et ne pas rater cette occasion. Je peux à ce propos vous annoncer que la conférence tenue à ce sujet l'an dernier à l'Élysée trouvera son prolongement à Berlin, le 13 décembre prochain, dans une rencontre organisée par le ministère fédéral allemand de l'économie.
Permettez-moi de commencer mon propos par quelques réflexions générales. La mondialisation est un fait qu'on ne peut ignorer. La concurrence est mondiale. Notre compétitivité doit s'améliorer si nous voulons avoir un futur.
Ce que nous appelons l'industrie « 4.0 » nous donne une chance unique de relocaliser la production en Europe. La première révolution industrielle avait permis de produire en masse avec des marges toujours plus grandes et des prix toujours plus bas. Toutefois, à la longue, beaucoup de productions sont parties vers des pays où la main-d'oeuvre est moins chère. Ce processus continue : désormais, même le Vietnam devient trop cher et certaines usines sont délocalisées vers la Birmanie.
Après la machine à vapeur, l'électricité et l'électronique, c'est aujourd'hui l'Internet des objets qui bouleverse les processus de production. Il définit une nouvelle organisation des usines, connue sous le nom de « smart factory ». Nous avons l'occasion de retrouver les valeurs fondamentales de la manufacture, notamment une production sur mesure, individualisée, tout en conservant les économies d'échelle permises par la production de masse.
La main-d'oeuvre et son coût perdent à présent de leur importance grâce à l'introduction de robots dans la production. L'individualisation du produit, face à une production fortement flexible, sera liée à des services haut de gamme. C'est une chance pour le maintien ou le retour de la production industrielle en Europe, ce qui créera des emplois spécialisés et fortement qualifiés.
Voilà pourquoi il faut prendre garde à ne pas perdre des producteurs stratégiques, par exemple de robots, ou encore des start up, au profit de la Chine ou de la Californie.
C'est dans ce contexte que s'inscrit notre forte volonté de négocier avec les États-Unis un traité de commerce équilibré et avantageux pour les deux parties. L'Europe ne doit pas perdre le fil et se retrouver ainsi à l'écart. Il ne faut pas laisser d'autres acteurs internationaux instaurer des règles et des normes auxquelles le monde entier devra se soumettre.
Je voudrais maintenant exposer en détail la stratégie numérique du gouvernement fédéral allemand.
La politique industrielle « 4.0 » a été lancée en 2011 dans le cadre de la stratégie high-tech du gouvernement allemand. En 2013, l'Académie allemande de technologie, ou acatech, basée à Munich, a présenté un programme de recherche et des recommandations. Le ministère de l'éducation et de la recherche a fourni à cette date des fonds de subvention d'un montant d'environ 120 millions d'euros ; le ministère de l'économie s'est quant à lui engagé à hauteur de près de 80 millions d'euros.
Au sein de cette stratégie, le ministère de l'éducation et de la recherche a défini quatre cibles. D'abord, il faut aider le Mittelstand, l'équivalent allemand de vos petites et moyennes entreprises (PME), colonne vertébrale de notre économie, dont nous sommes très fiers.
M. Jean Bizet, président. - Vous pouvez l'être !
M. Peter Reuss. - Merci ! L'industrie « 4.0 » étant encore un projet de recherche, peu de mesures concrètes peuvent aujourd'hui être prises pour faciliter les décisions d'investissement. Nous avons donc décidé de prendre ces mesures en faveur du Mittelstand afin de mieux estimer la durabilité de ces technologies, de faciliter le processus de leur adoption et de pouvoir donner des recommandations pratiques au vu de l'expérience.
La deuxième cible est la création de standards techniques et de systèmes logiciels fiables, efficaces et contrôlables.
La troisième est la sécurité informatique, qui devient de plus en plus importante. Le ministère de l'éducation et de la recherche développe un système de référence, financé par l'industrie et la recherche, pour garantir la sécurité des données.
Enfin, l'intégration de l'informatique dans le processus de production constitue notre quatrième objectif. Cela entraîne aussi des changements importants pour les qualifications des employés, qui devront être élargies. Nous travaillons actuellement sur les contenus de ces qualifications. Les employés doivent pouvoir eux aussi profiter des nouvelles opportunités. Un programme est consacré à cette question, baptisé « Des innovations pour la production, les services et le travail de demain ».
Le travail du gouvernement fédéral se décline en trois volets : l'agenda numérique, la stratégie digitale 2025 et le Livre vert sur les plateformes en ligne.
L'agenda numérique 2014-2017, tout d'abord, a été élaboré par trois ministères fédéraux : le ministère des transports et des infrastructures numériques, celui de l'intérieur et celui de l'économie et de l'énergie. Il a été adopté le 20 août 2014. Il s'applique à la législature actuelle, qui se termine l'an prochain.
Ses trois objectifs principaux sont les suivants : croissance et emploi ; accès et participation, grâce à l'installation étendue de réseaux à haut débit ; confiance et sécurité sur Internet pour la société et l'économie, grâce à l'amélioration de la sécurité et à la protection des services et systèmes informatiques.
Ces objectifs seront appliqués dans sept champs d'action : infrastructures numériques ; économie numérique et travail numérique ; innovation au sein de l'État ; création de la vie numérique au sein de la société ; recherche, éducation, science, culture et médias ; sécurité, protection et confiance pour la société et l'économie ; enfin, dimension européenne et internationale.
La stratégie digitale 2025 du ministère de l'économie doit servir à poursuivre, au-delà de la législature actuelle, le développement de la digitalisation de l'économie et de la société. Elle a été présentée par M. Sigmar Gabriel en mars 2016. Ses aspects principaux sont la promotion des investissements et de l'innovation, le développement de l'infrastructure et la mise en réseau intelligente. L'importance de cette stratégie résulte des différences qui existent entre les marchés traditionnels et le marché numérique. Se pose la question de la protection des données et de leurs utilisateurs.
Cette stratégie inclut dix points principaux : l'installation d'un réseau de fibre optique en Allemagne ; le soutien aux start up ; la coopération entre nouvelles entreprises et entreprises établies ; la création d'un cadre réglementaire favorable aux investissements et à l'innovation ; le développement de l'interconnexion intelligente dans des domaines cruciaux de notre économie ; le renforcement de la sécurité des données et le développement d'une souveraineté informationnelle ; l'offre d'un nouveau modèle commercial pour les PME, les artisans et les services ; la modernisation de l'Allemagne comme site de production grâce à l'industrie « 4.0 » ; l'accès à une recherche de pointe ; l'éducation numérique de la population à tous les âges ; enfin, la création d'une agence numérique comme centre moderne des compétences.
Je terminerai par le Livre vert sur les plateformes en ligne, peut-être plus ciblé, mais qui fait partie de la stratégie globale du gouvernement allemand. Il a été publié il y a seulement quelques jours, le 30 mai 2016. Il a pour objectif d'identifier, de définir et de structurer les enjeux réglementaires, afin d'assurer une concurrence juste, le respect des droits fondamentaux et la sécurité des données. Un Livre blanc, exprimant une politique gouvernementale officielle, sera probablement publié au début de 2017 ; il inclura des propositions concrètes.
M. Jean-Daniel Guyot, membre du conseil d'administration de France Digitale. -Merci, mesdames, messieurs les sénateurs, pour votre invitation. Notre association, assez unique au monde, regroupe la plupart des fonds d'investissement français et environ 800 start up. Nous portons leur voix dans le débat public sur les sujets qui intéressent ces acteurs.
Je suis aussi fondateur et président de Captain Train, une start up qu'un concurrent anglais vient d'acquérir dans l'une des plus grosses opérations de ce genre à avoir eu lieu en France. Nous vendons des billets de train en Europe et non pas seulement en France. De multiples nationalités européennes sont donc représentées dans notre équipe, qui est dirigée conjointement par un Français et un Allemand.
Les termes « industrie numérique », utilisés dans votre question, me gênent beaucoup. Ils reflètent en effet une image très répandue en Europe de la révolution numérique : il faudrait numériser les industries existantes, ce ne serait qu'une étape dans la vie des vieux géants industriels actuels. Cette image est complètement fausse ; il faut éviter ce piège. Ce n'est en effet pas du tout ce qui se passe, par exemple, outre-Atlantique : de nombreux acteurs apparaissent alors que d'anciens acteurs sont amenés à mourir. C'est ce changement douloureux, mais puissant qu'il faut accompagner le mieux possible.
Deux questions sont en revanche légitimes et peuvent recevoir une réponse. Comment faire, d'une part, pour que des Français prennent leur place dans l'économie numérique en Europe ? Comment faire, d'autre part, pour que l'économie numérique européenne soit forte ?
Sur la première question, je ferai d'abord remarquer qu'il n'y a pas aujourd'hui d'exemple majeur, hormis Blablacar, de nouvelle société française qui soit devenue un géant européen. La principale raison de cet état de fait est qu'il est extrêmement compliqué de faire grandir son entreprise à l'échelle européenne. En effet, il s'agit d'une multitude de marchés. Dans le cas de Captain Train, nous n'avons pas encore de bureaux en Espagne, en Italie ou en Allemagne, alors que nous vendons des billets dans ces pays, parce qu'il faudrait créer une nouvelle société dans chaque pays. Les législations nationales sont différentes, de même que les contrats de travail, les agences de protection des données, etc. Il n'y a ni contrat de travail européen ni statut de société européen. L'Europe n'a pas complètement fait son travail. Ces<obstacles s'ajoutent aux différences culturelles déjà importantes.
Pour répondre à la seconde question, trois grands sujets sont essentiels : la technologie, le financement et les ressources humaines.
Le problème de la technologie, qui était encore problématique il y a dix ou quinze ans, a été réglé. Les États n'y peuvent plus grand-chose. Il n'y a plus de divergence entre les différentes parties du globe quant à l'accès aux technologies nécessaires.
Quant au financement, l'Europe est en train de rattraper ses concurrents grâce à une importante initiative publique. Pourtant, l'enfer est pavé de bonnes intentions : souvent, l'apport massif d'argent public, en France par le biais de Bpifrance, empêche les investisseurs privés de grandir aussi vite qu'ils le souhaiteraient. Les réseaux d'investissement américains, qui se sont construits eux-mêmes, vont aujourd'hui sur le marché européen et les réseaux européens ne peuvent faire le poids face à eux.
Enfin, la question des ressources humaines est extrêmement large, de la législation à la culture du travail. On assiste à une croissance extrêmement rapide des acteurs du secteur : Uber, bien sûr, mais aussi Amazon, qui embauche des dizaines de milliers de personnes chaque mois. Construire ce type de sociétés demande un travail gigantesque de ressources humaines ; or personne n'a cette expérience en Europe. On ne peut faire grand-chose, sinon simplifier le droit du travail, l'unifier à l'échelle européenne et prier pour que nous rattrapions notre retard.
On se congratule beaucoup de la numérisation en cours en Europe, ainsi que du développement de réseaux et de sociétés, mais la situation reste assez mauvaise en comparaison avec les États-Unis ou même la Chine. Le risque d'être complètement « mangés » avant de pouvoir construire des géants de l'Internet existe.
M. Jean Bizet, président. - Merci, monsieur Guyot, pour ce langage de vérité sans complaisance. Je laisse la parole à nos collègues pour qu'ils vous posent, ainsi qu'à M. Reuss, leurs questions sur le projet industriel pour le numérique en Europe.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Je maîtrise mal le sujet, mais j'essaye d'en comprendre les enjeux. M. Guyot a en tout cas confirmé certaines de mes opinions. J'ai sous les yeux la résolution européenne adoptée par le Sénat le 30 juin 2015. Je l'avais votée mais, plus je la relis, plus je regrette ce vote. En effet, si je ne me trompe, le droit de la concurrence européen est plutôt gênant à l'heure actuelle. Nous avons besoin d'investissements collectifs énormes pour faire face aux géants américains du web, les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon). Les Chinois ont réussi, pour leur part, à s'en protéger. Or le droit européen nous interdit de tels investissements, similaires à ceux consentis pour Airbus. Les 100 milliards d'euros du plan Juncker représentent un saupoudrage permanent. Ai-je raison ?
M. Jean Bizet, président. - Il faut certes repenser, à l'échelon européen, le droit de la concurrence ; je dois néanmoins rappeler que notre résolution du 30 juin 2015 appelait déjà à le faire !
M. Alain Vasselle. - Ma question s'adresse à M. Reuss. La France légifère actuellement sur le numérique. L'Allemagne a de l'avance en la matière. Notre commission des affaires européennes a récemment adopté une résolution visant à répondre à la question suivante : comment la France et l'Allemagne peuvent-elles, ensemble, peser sur les futures directives européennes sur le numérique ? Il faudrait qu'il n'y ait pas, entre nos deux pays, trop de divergences qui permettraient à l'Union d'aller dans des directions que nous ne souhaitons pas. Selon vous, monsieur Reuss, de telles divergences existent-elles ?
M. André Gattolin. - Des incompréhensions demeurent. M. Guyot ne comprend pas notre définition de l'industrie numérique. Il n'est pas question, bien sûr, de la numérisation des industries traditionnelles ; nous voulons plutôt comprendre comment construire des opérateurs spécialisés dans le numérique, au niveau européen, qui soient de taille conséquente comparés à leurs concurrents nord-américains ou asiatiques. De tels groupes sont très rares en Europe. Or les opérateurs européens ont l'avantage de payer leurs impôts dans nos pays, contrairement à certains opérateurs américains.
Je comprends mal également l'intervention de mon collègue Yves Pozzo di Borgo. Ses réflexions sont exactement reflétées dans la résolution de juin 2015, qu'il critique aujourd'hui !
Les directives européennes sur le numérique vont dans la direction de la création du marché unique numérique. C'est une bonne chose. M. Reuss a posé la question du développement des infrastructures, qui est lui aussi essentiel. De fait, aujourd'hui, une grande partie de la richesse issue du numérique va aux opérateurs américains, qui seront les premiers bénéficiaires du plan Très haut débit français. C'est problématique. La Commission européenne en reste à une approche de marché qui nous limite à l'extrême ; la possibilité d'établir des aides sectorielles est importante pour survivre dans la « vallée de la mort » technologique.
M. Yves Rome. - M. Guyot a bien posé le sujet d'entrée de jeu. Nous sommes devant un nouveau monde et le vieux monde n'en finit pas de finir. Là est la crise face à laquelle l'Europe reste encore impuissante. La gouvernance de l'Internet reste du domaine des grandes sociétés américaines, dont la masse financière dépasse largement celle des États nations. Il y a urgence à travailler sur deux dimensions essentielles.
La première est celle des réseaux, dont on ne parle jamais assez, mais qui commandent les usages. Quelques pépites existent sur le continent européen ? L'Estonie, par exemple, qui a fait la démonstration, certes pour une population de taille modeste, qu'il est possible de numériser l'ensemble des services publics. L'Europe n'a pas aujourd'hui une stratégie suffisamment claire face aux GAFA.
La seconde est celle des usages. Il faut donner la possibilité aux créateurs, tels Blablacar ou Captain Train, de se développer à l'échelle européenne.
Mme Dominique Gillot. - Monsieur Guyot, vous avez évoqué le problème des ressources humaines, mais vous n'avez pas parlé à ce propos de la formation, du vivier des techniciens et créateurs qui arrivent sur le marché. Notre système de formation est-il suffisant pour préparer les jeunes à ce monde nouveau ou bien ou y a-t-il encore des efforts à faire ?
M. Bruno Sido. - La stratégie numérique de l'Union européenne met l'accent sur les PME. En effet, ces entreprises sont en retard dans ce domaine, particulièrement dans notre pays, même si l'on constate des progrès. Peut-on avoir des précisions sur les dispositifs concrets qui seront proposés aux PME en ce sens ? Le recours au cloud, ou nuage informatique, leur permettra de réaliser des économies, notamment en externalisant leur service informatique et en le dématérialisant, mais aussi d'accomplir des calculs à haute performance. Où en est le projet d'un nuage informatique européen ?
M. Marc Daunis. - On ne peut que se féliciter de l'initiative du marché unique numérique. Néanmoins, on peut concevoir cette arrivée du numérique comme une étape du mouvement continu d'évolution des techniques. Nous avons auditionné M. Bernard Stiegler sur les impacts du numérique sur les modes de production et l'organisation sociale. Ne sommes-nous pas face à ce qu'il appelle une « disruption » ?
Selon l'historien des techniques Bertrand Gilles, il est des moments où la société même peut être débordée par une mutation industrielle. Il appartient à nous, politiques, de faire en sorte que ces progrès techniques s'adaptent à notre organisation sociale. En d'autres mots, on sait qu'au cours des vingt prochaines années la vague de l'automatisation va déferler sur le monde ; la redistribution des gains de productivité par les salaires ne suffira plus.
Les modes de travail vont eux aussi évoluer. Nos schémas anciens vont être fondamentalement modifiés. De fait, l'Europe ne constituerait-elle pas la bonne échelle pour permettre l'élaboration d'une nouvelle économie industrielle reposant sur le partage des savoirs ?
M. Peter Reuss - Je n'oserais pas dire que tout va bien entre la France et l'Allemagne, mais je crois que, sur ce point-ci, les ministres de l'économie de nos deux pays, ainsi que le Président de la République française et la Chancelière allemande, se sont mis d'accord pour considérer que ce sujet ne saurait être borné par les frontières nationales et qu'il faut commencer à travailler ensemble. Peut-être avons-nous des traditions et des situations différentes, qui rendent nos deux pays complémentaires, mais cela n'empêche pas un travail commun.
En revanche, je crains que de nombreuses jeunes entreprises françaises ou allemandes oublient de s'intéresser au marché de l'autre pays. Au XIXe siècle, Siemens et Bosch, quelques années à peine après leur création, s'élargissaient déjà vers la France ; Saint-Gobain, vers l'Allemagne. Aujourd'hui, les start up regardent dans leurs villes, leurs pays, ou vers la Californie, mais elles oublient d'aller voir outre-Rhin. Cela n'est pas sain : nous risquons de voir diminuer l'intégration de nos économies.
M. Jean-Daniel Guyot. - Je voudrais répondre à la question relative aux investissements publics européens avant d'aborder celle qui porte sur le nuage informatique européen, puis celle relative à la formation.
L'économie actuelle va clairement beaucoup plus vite qu'auparavant, suivant le modèle du winner takes all : le premier à prendre la tête de la compétition emportera tous les marchés. On n'a aucune idée de ce qui va apparaître dans les prochaines années. Il faut être à l'aise avec cette incertitude. Dans ce cadre, les nations comme l'Europe n'ont en aucun cas la possibilité d'investir de manière assez agile et réactive pour pouvoir jouer un rôle constructif.
Pour ce qui est du cloud, vous nous demandez, somme toute, comment l'Europe peut créer un nouvel Amazon. En effet, au-delà de ses activités de vente par Internet, ce géant américain est le leader pour la technologie du cloud. Ils sont en train de gagner ce marché à l'échelle mondiale. L'Europe ou la France n'ont aucun moyen d'enrayer cette domination : nous n'avons ni la réactivité ni l'expertise nécessaires. Il faut laisser cela à l'initiative privée. Dès lors, la question à se poser est la suivante : comment favoriser cette initiative et faire en sorte qu'elle soit la plus réactive possible ?
La situation est assez intéressante dans le domaine des ressources humaines et de la formation. L'Europe a une très bonne qualité de formation en master sur l'informatique et, plus largement, sur tous les nouveaux métiers numériques. En effet, ces formations assez généralistes sont souples. J'ai une petite fille de neuf mois ; 70 % des métiers qui l'attendront quand elle aura l'âge de travailler n'existent pas encore. Là encore, il faut être à l'aise avec cette impossibilité de savoir ce qui va arriver.
M. Jean Bizet, président. - Vous la rassurez !
M. Michel Raison. - Peut-être ne voudra-t-elle pas travailler !
M. Jean-Daniel Guyot. - Peut-être du moins ne passera-t-elle pas son permis de conduire parce que les voitures seront automatiques !
Mme Dominique Gillot. - Selon vous, plutôt que des disciplines spécialisées, il faudrait donc encourager la formation d'un nouvel esprit.
M. Jean-Daniel Guyot. - Absolument ! Aujourd'hui, si l'on est né dans la bonne famille, on peut obtenir la formation nécessaire pour s'adapter aux nouveaux métiers. De la maternelle au collège, malheureusement, on reste dans un cadre assez ancien et inadapté au monde nouveau, ce qui empêche certaines populations d'accéder à ces formations.
Les bonnes initiatives n'arrivent qu'après le bac. À l'école d'ingénieurs où j'ai étudié, on m'a appris la nécessité d'être un manager généraliste plutôt qu'un expert, mais d'une manière trop classique, adaptée à l'industrie ancienne. L'organisation des entreprises change énormément et devient plus horizontale au lieu de la pyramide antérieure. Nous cherchons, quant à nous, dans nos recrutements, des personnes capables de s'adapter.
Enfin, vous avez parlé d'harmonisation du cadre européen du numérique. Certes, mais le numérique n'est qu'un outil utilisé par les entreprises. Ce qui importe plus, c'est l'harmonisation du cadre qui s'applique aux entreprises, qu'elles vendent des sandwichs ou des trajets en covoiturage.
M. Jean Bizet, président. - La notion d'ouverture d'esprit est bien au coeur de la réflexion sur le numérique. Je laisse maintenant la parole au président Jean-Claude Lenoir, pour introduire la deuxième table ronde de ce matin.
M. Jean Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Je suis très heureux d'ouvrir avec vous cette table ronde consacrée à la régulation du numérique en Europe. Mme Martine Lombard, membre du collège de l'ARCEP, nous parlera de ce qui a été accompli et des enjeux à venir. Nous entendrons ensuite Mme Célia Zolynski, professeure agrégée de droit privé à l'université de Versailles-Saint-Quentin, membre du Conseil national du numérique et du comité de prospective de la CNIL.
L'enjeu de la régulation du numérique est aujourd'hui à la fois central, car le numérique est au coeur de nos sociétés, mais aussi transversal, comme le montre la présence de nos trois commissions réunies ce matin.
À l'heure de la convergence, nous évoquerons également la problématique des réseaux à haut, et maintenant très haut débit, tant il est vrai que, sans ces « tuyaux », la société numérique n'existerait pas. Nous sommes bien sûr très sensibles à cette problématique au sein de la commission que je préside.
À cet égard, le rapport de la Commission européenne sur l'état d'avancement de l'Europe numérique pour 2016 vient de paraître. Il suit l'évolution des États membres, notamment en matière de déploiements numériques. Or il signale, comme chaque année, le retard en la matière de la France, placée au seizième rang : notre pays a nettement décroché par rapport à ses grands voisins.
Pourquoi un tel retard, et que fait notre pays pour y remédier ? La configuration de notre marché des télécommunications, avec quatre opérateurs, n'est-elle pas un frein pour des investissements qui devront être massifs ? Le modèle de régulation symétrique mis en place sur la fibre optique est-il incitatif à cet égard ? Quels sont les choix retenus en la matière chez nos partenaires européens et donnent-ils de meilleurs résultats ?
Nous nous interrogerons également sur la problématique de l'accès à ces réseaux. Quel équilibre trouver entre la préoccupation des internautes d'éviter un Internet à deux vitesses qui résulterait d'une multiplication des services dits « spécialisés » ou « gérés », et celle des opérateurs de pouvoir garantir la qualité de certains services ?
Le principe de neutralité de l'Internet impose un traitement non différencié de tous ses utilisateurs. Le projet de loi pour une République numérique, que nous avons adopté au Sénat, renvoie dans notre droit à la définition européenne de ce principe. Vous nous direz quel usage il peut en être fait par le régulateur et par le juge, mais aussi comment les lignes directrices de l'Organe des régulateurs européens, l'ORECE, se positionnent à cet égard.
Voilà, mes chers collègues, les divers sujets que nous pourrons aborder lors de cette table ronde. Je me félicite pour finir de cette initiative inter-commissions, en espérant qu'elle aura des suites sur des sujets qui s'y prêtent comme celui-ci.
Mme Martine Lombard, membre du collège de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP). - Je tiens tout d'abord à excuser le président de l'ARCEP, qui ne pouvait se rendre à votre invitation et que je représente donc.
M. Jean Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - M. Sébastien Soriano est un hôte fréquent et apprécié de notre assemblée et de la commission des affaires économiques !
Mme Martine Lombard. - Dès mai 2015, une table ronde avait été organisée au Sénat sur ce même thème. La résolution que vous avez adoptée le 30 juin 2015, un mois à peine après les annonces de la Commission européenne sur sa stratégie numérique, notait que, en dépit des bonnes intentions affichées, aucune avancée concrète ne figurait dans ces annonces.
Le moment est donc bien venu de tirer un nouveau bilan, car des avancées réelles ont eu lieu depuis. Certes, elles vont plus dans le sens d'un marché unique que d'une politique industrielle volontariste, qui reste largement subordonnée à la capacité de la France et de l'Allemagne de travailler ensemble et de susciter l'adhésion de nos partenaires.
Ce sont là néanmoins des choix politiques qui ne relèvent pas d'une simple autorité indépendante comme l'ARCEP. Nous veillons simplement à essayer d'atteindre au mieux les objectifs qui nous sont fixés par la loi, conformément au droit européen : promouvoir l'investissement et l'innovation, veiller à une concurrence équitable, etc.
Je veux donc récapituler ce qui a été fait depuis un an, y compris les décisions qui attendent encore leurs textes d'application, ce qui est en cours et ce qui, malheureusement, n'est pas encore mûr alors même qu'il s'agit parfois du plus important.
Pour ce qui est fait, je voudrais d'abord saluer l'important règlement sur la protection des données personnelles du 27 avril 2016. Je parlerai un peu plus longuement du règlement du 25 novembre 2015.
Il entend, en premier lieu, introduire un Internet ouvert par des dispositions portant sur trois secteurs : les pratiques commerciales, la gestion du trafic et les services spécialisés. Ce règlement confie aux autorités de régulation nationales le soin de veiller à la bonne application de ces dispositions. On risque donc d'avoir 28 interprétations différentes de ce règlement somme toute assez large. Pour éviter ce problème, l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE) se voit confier le soin d'établir des lignes directrices ; elles ont été tout récemment soumises à la consultation publique. Elles portent notamment sur la pratique du zero rating et sur les conditions dans lesquelles peuvent être créés des services spécialisés. Ces lignes directrices ont déjà suscité des réactions parfois assez vives.
Ce règlement porte en second lieu sur la suppression des frais d'itinérance en Europe. Une baisse très sensible de ces frais a déjà eu lieu au printemps dernier ; leur suppression est quant à elle subordonnée à l'adoption de textes d'application, qui seront cruciaux pour déterminer la portée effective de cette mesure.
J'en viens à ce qui est en cours, c'est-à-dire aux domaines où la Commission a déjà publié des propositions de règlement ou de directive. La révision de la directive sur les services audiovisuels ne concerne pas l'ARCEP. En revanche, nous sommes attentifs à la proposition de règlement relatif à la livraison transfrontalière de colis. Elle tend à créer des obligations spécifiques qui peuvent être assez sensibles pour l'opérateur de service universel, notamment en matière de tarifs des frais terminaux pour la distribution de colis en provenance d'autres États membres. Par ailleurs, une proposition de règlement a été tout récemment publiée, visant à contrer les pratiques dites de « geoblocking », consistant à interdire aux non-résidents de faire des achats sur des sites marchands d'un pays donné.
J'en viens au projet de quatrième « paquet Télécom ». Il sera déposé en septembre prochain, sous forme de proposition de règlement ou de directive. Nous savons d'ores et déjà qu'il portera sur cinq points.
Un premier point, assez essentiel, concernera la connectivité. Nous espérons qu'il respectera le principe du « mieux légiférer », c'est-à-dire qu'il préservera les capacités d'action à l'échelon national. En effet, les réseaux s'inscrivent dans des réalités physiques qui diffèrent d'un État à l'autre. Alors que le récent rapport de la Commission sur ce sujet situe la France dans le fond de la classe, pour des raisons circonstancielles d'ailleurs, il semble que cette révision du cadre réglementaire devrait s'inspirer du modèle français de cadre symétrique pour le développement de la fibre optique FttH et imposer des obligations à tous les opérateurs. On peut aussi espérer que cette proposition admette la nécessité de fonds publics, tels ceux qui passent, en France, par les réseaux d'initiative publique (RIP), et même assouplisse quelque peu le contrôle des aides d'État en la matière.
Le deuxième point de ce « paquet Télécom » concerne le spectre. Dans ce domaine, l'urgence est d'harmoniser les calendriers de libération des fréquences, notamment dans la bande des 700 MHz, où la France et l'Allemagne ont ouvert la voie.
Le troisième point est le périmètre du cadre réglementaire. Le moment paraît en effet venu de soumettre à des réglementations identiques des services similaires, quelle que soit la nature du fournisseur. Je pense notamment à Skype ou à WhatsApp.
Le quatrième point a trait au service universel. Le moment ne serait-il pas venu d'y inclure l'accès à l'Internet à haut débit ? Faudrait-il étendre à tous les opérateurs les dispositions favorisant l'accès des handicapés au réseau ?
Enfin, le cinquième point concerne les questions institutionnelles. Il est probable que cette proposition va accroître le rôle et les moyens de l'ORECE. Il pourrait notamment être amené à rendre systématiquement des avis sur les problèmes qui se posent et les solutions possibles préalablement à chaque initiative législative de la commission.
J'en viens à ce qui n'est pas encore suffisamment mûr pour une initiative européenne, alors même que l'Union constitue l'échelle optimale pour traiter ces problèmes. Je parle là bien sûr de la régulation des plateformes. La notion même de « plateforme » comprend un large éventail de modèles : moteur de recherche, magasin d'applications, comparateur de prix, etc. Tous ont pour point commun de créer une forme de relation entre des utilisateurs et des contenus ou services développés par des tiers.
De nombreuses définitions en ont été proposées : il est dès lors assez remarquable que la dernière communication de la Commission renonce à les définir. La définition la plus opérationnelle à ce jour est celle donnée dans le projet de loi pour une République numérique.
Il existe un consensus pour reconnaître qu'il ne serait possible de traiter au mieux cette question qu'au niveau européen, face aux géants américains que sont les GAFA, sans même mentionner les géants asiatiques tels Baidu ou Alibaba. Certes, il est possible de poser à l'échelon national un principe de loyauté des plateformes à l'égard des consommateurs, comme le fait le projet de loi pour une République numérique. Néanmoins, comme l'a relevé l'ARCEP dans son avis, on ne peut guère aller au-delà en l'état, car une réglementation purement nationale risquerait d'être facilement contournée et pénaliserait surtout les plateformes françaises comme Blablacar ou Le Bon Coin.
Le Conseil d'État a par ailleurs souligné d'éventuels problèmes de compatibilité si l'on étendait cette protection, au-delà des consommateurs, aux professionnels, qui en ont pourtant bien besoin. Être victime d'un déréférencement brutal peut représenter un désastre pour une PME !
Malheureusement, il n'existe encore de consensus européen ni sur la nécessité d'une régulation spécifique des plateformes ni a fortiori sur les formes qu'elle pourrait prendre. Plus d'une dizaine d'États, emmenés par le Royaume-Uni, sont vigoureusement hostiles à une régulation spécifique des plateformes. Nous avons noté avec intérêt le Livre vert du ministère allemand de l'économie, publié le 30 mai dernier, qui souligne que la situation de certaines plateformes est proche du monopole. Il demande si les outils existants du droit de la concurrence suffisent et annonce des solutions concrètes dans un prochain Livre blanc. Les préoccupations allemandes semblent sur ce point très proches de celles de la France.
La Commission européenne, quant à elle, semblait encore récemment partagée entre une approche horizontale et une approche verticale. Dans sa communication du 25 mai, elle semble trancher en faveur d'une approche sectorielle verticale et met en avant des mesures d'autorégulation, par exemple pour lutter contre les contenus haineux ou assurer la protection des mineurs par l'instauration de codes de bonne conduite. Selon la Commission, au moins un point nécessite une réglementation : la nécessité d'une concurrence équitable, pour des services similaires, entre les opérateurs de télécommunications et ce qu'on appelle les « services par contournement », ou « over the top » (OTT). Cela devrait être inclus dans le prochain « paquet Télécom ».
Il reste que, même dans une approche fondée, comme le propose la Commission, sur le traitement pragmatique des problèmes, il faut se doter des outils nécessaires pour détecter ces derniers et les analyser, afin de pouvoir ensuite les traiter, si nécessaire. Il me semble donc que la proposition du Conseil national du numérique (CNNum), consistant à promouvoir un système de notation des plateformes, permettrait de mieux connaître ces problèmes et de mettre une certaine pression sur les acteurs. Nous la jugeons donc intéressante.
Enfin, l'année 2017 sera à mon sens déterminante pour nombre de ces chantiers. Je me réjouis à cet égard de ce que le président de l'ARCEP présidera l'ORECE l'an prochain.
Mme Célia Zolynski, professeur agrégée de droit privé à l'université Versailles-Saint-Quentin, membre du Conseil national du numérique et du comité de prospective de la CNIL. - Merci de m'accueillir, mesdames, messieurs les Sénateurs, pour ce rapide panorama des propositions qui, selon le CNNum, doivent être portées au niveau de l'Union européenne afin de penser la régulation de l'économie numérique et, plus spécifiquement, dans le prolongement des propos tenus à l'instant, une régulation efficiente des plateformes.
Ces plateformes jouent, au sein de l'économie numérique, un rôle de prescripteur, qui conduit à s'interroger sur leur encadrement. Si le principe de leur régulation ne fait plus de doute, il convient de mieux penser les approches régulatoires à retenir, la portée de la régulation ou encore les instruments permettant sa mise en oeuvre.
S'agissant de ces approches, deux méthodes existent, toutes deux poussées par le Parlement européen dans sa résolution de janvier 2016. La première, uniforme et transversale, vise à consacrer un principe de loyauté pour toutes les plateformes. Elle peut être complétée par la seconde, l'approche en silo, déjà évoquée par Mme Lombard.
La portée de la régulation doit concerner à la fois les rapports entre plateformes et consommateurs et les rapports entre plateformes et professionnels, compte tenu du rôle acquis par des infomédiaires qui se sont transformés en points d'entrée sur le marché, et pour éviter tout phénomène de dépendance à leur égard.
S'agissant des instruments de la régulation, enfin, les législateurs et régulateurs souhaitent se doter d'instruments d'observation du trafic, des données, des outils de quantification des pratiques, du marché et de son évolution. Or ces instruments font défaut à l'heure actuelle. Le CNNum a donc proposé la création d'une agence européenne de notation de la loyauté, qui prendrait la forme d'une plateforme appuyée sur un réseau ouvert de contributeurs et fonctionnant selon une logique participative.
Cette proposition présente un intérêt multiple : elle permettrait de rendre accessibles, via une plateforme, des signalements de pratiques contraires à la loyauté, remontant des associations de consommateurs, des acteurs de l'Internet citoyen, des consommateurs et utilisateurs, voire des entreprises ; ces informations pourraient agir sur la réputation des plateformes et assurer la promotion des acteurs les plus vertueux, en leur permettant de faire de la loyauté un avantage compétitif ; elles pourraient être prises en compte par les investisseurs, publics et privés, à l'image des informations relatives à la responsabilité environnementale.
Une convergence de vues paraît émerger, aujourd'hui, en Europe sur ces différents points.
En France, la vision a été portée au travers de différents travaux et votes parlementaires - je pense notamment au projet de loi pour une République numérique.
Mais elle est partagée par différents États membres, comme l'illustre un récent rapport de la Chambre des lords britannique.
Bien que le Royaume-Uni soit réputé pour sa position libérale en matière de régulation de ces pratiques, ce rapport se prononce en faveur de la création de règles sectorielles très fortes, visant à réguler certains marchés, notamment celui de l'hôtellerie. Il met l'accent sur la nécessité de promouvoir une plus grande transparence, au bénéfice de l'information du consommateur dans sa relation avec les plateformes. Il propose de porter la composition d'un panel d'experts chargés d'objectiver les pratiques.
Cette vision paraît également, en certains points, partagée par la Commission européenne. En attestent les communications récentes - rappelées par Mme Lombard - sur la promotion du commerce électronique dans l'Union européenne, sur « les plateformes en ligne et le marché unique du numérique : opportunités et défis pour l'Europe » ou encore sur les plateformes collaboratives.
Il ressort de ces textes, qui prolongent la consultation publique lancée par la Commission européenne à la fin de 2015, que celle-ci a bien dressé la liste des problèmes : asymétrie informationnelle et déséquilibre contractuel, manque de transparence, risque de discrimination dans les rapports entretenus par les plateformes avec les consommateurs, mais également avec les professionnels.
La Commission semble se montrer favorable à une régulation portant sur ces deux types de rapports. Elle propose de promouvoir une meilleure transparence des pratiques, ce qui mérite d'être salué. Le consommateur serait ainsi mis en capacité de faire un choix éclairé, par le contrôle des risques de biais et de manipulation.
Pour cela, la Commission entend réformer l'acquis. Elle porte une approche par silo, consistant, par exemple, à encadrer différemment les plateformes à but lucratif et les plateformes acteurs de l'économie du partage. Elle propose aussi de réaliser une revue globale de l'acquis, notamment en adaptant sa législation sur les pratiques commerciales déloyales. Enfin, elle propose de renforcer le respect de la réglementation en encourageant une approche ex post visant à réformer les structures de règlement alternatif des conflits, sans évoquer la nécessité de garantir la portabilité pour éviter l'enfermement des écosystèmes captifs.
Outre ces réformes portant sur la réglementation, la Commission souhaite s'appuyer sur d'autres leviers de régulation, ces instruments de soft law et bonnes pratiques à promouvoir ayant été rappelés.
Cette approche croisée de la régulation et de la co-régulation doit être encouragée. Pour autant, elle n'est pas suffisante, en raison de son caractère assez réactif.
Il est essentiel que l'Union européenne porte une véritable stratégie proactive numérique, d'autant que l'inertie dont elle a fait preuve jusqu'à présent - on constate beaucoup d'effets d'annonce et de réformes réactives - tranche avec la stratégie très active mise en oeuvre par les États-Unis, depuis 50 ans, sur le sujet.
Cette absence de stratégie d'envergure européenne tient à l'absence de structure dédiée à la construction d'une vision à l'échelle européenne. Les idées émanant des collectifs informels sont insuffisamment récupérées, tandis que les informations remontant du lobbying classique, des grandes plateformes ou des start up, parce qu'elles portent des intérêts particuliers, ne permettent pas une approche suffisamment transversale pour servir de base à la construction d'une politique industrielle pour l'Union européenne.
Dès lors, il faut de toute urgence structurer des réseaux de réflexion au niveau européen, créer de véritables courroies de transmission entre les autorités de l'Union européenne et les écosystèmes numériques pour porter de nouvelles propositions, de nouvelles visions et des solutions innovantes en vue de la fondation d'une véritable politique industrielle européenne. Ces réseaux doivent être structurés autour d'une interface avec l'écosystème numérique, comme le propose le commissaire européen Günter Oettinger.
M. Jean Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Je laisse sans tarder la parole à nos collègues.
M. Bruno Sido. - L'article 19 du projet de loi pour une République numérique, dont je suis rapporteur, tend à poser, pour la première fois dans notre droit, le principe de neutralité de l'Internet. D'autres articles du texte visent à donner les pouvoirs à l'ARCEP de mettre celui-ci en oeuvre, en renforçant ses pouvoirs d'enquête. Quel usage l'ARCEP entend-elle faire des nouveaux instruments qui lui ont été octroyés pour assurer cette neutralité ?
M. Marc Daunis. - Sans doute ai-je formulé ma question de manière trop imprécise, mais je n'ai pas vraiment le sentiment d'avoir reçu une réponse. Je rebondirai donc sur l'intervention de Mme Zolynski pour clarifier mon interrogation.
Réguler, c'est orienter en fonction d'enjeux et d'objectifs, donc anticiper une évolution que l'on souhaite précisément obtenir grâce à cette régulation.
Je ne reviens pas sur mes propos concernant la modification radicale des modes de production et l'impact majeur des techniques sur la société. Mais pensez-vous qu'une vision se dégage, au niveau européen, sur ce que pourrait être cette nouvelle économie industrielle ? Comment mener une politique industrielle sans une telle vision ou, à tout le moins, sans perception des éléments structurants fondamentaux de l'économie du futur ? Quels sont, selon vous, ces éléments fondamentaux ?
Pour ma part, j'estime que seul un leadership européen nous permettra de répondre aux défis des dix ou vingt prochaines années.
M. Yves Rome. - Au risque de me répéter, je voudrais souligner les efforts déjà accomplis au niveau européen.
Je tiens également à revenir sur la question importante de la régulation des plateformes. Celle-ci laisse entrevoir une autre problématique : celle de la toute-puissance des GAFA et, en particulier, du pillage des fiscalités nationales.
L'explosion des échanges par Internet conduit à un assèchement des prélèvements opérés par les États pour assurer le bien-vivre ensemble sur leur territoire. Nous voyons là les prémices d'un dispositif, à l'échelle européenne, au moins, pour tenter de réguler des pratiques qui, aujourd'hui, ne le sont pas et mettent à terre nos économies à une vitesse exponentielle.
Par ailleurs, nous déplorons l'absence d'opérateurs nationaux, voire européens, pour le déploiement des réseaux sur nos territoires. L'Europe doit avoir la volonté de créer des champions européens, capables de participer à la compétition internationale.
Dernier point - peu évoqué à ce jour -, comment l'Internet des objets influence-t-il l'ensemble des bouleversements économiques et qui vont compléter la totale disruption de nos organisations actuelles ?
Mme Martine Lombard. - Avant de répondre à ces questions, je voudrais revenir sur le retard de la France. Il est vrai que nous sommes à la seizième place - sur vingt-huit ! -, ce qui n'est certes pas une bonne chose en soi, mais cela s'explique tant par la méthodologie employée dans l'étude de la Commission européenne que, paradoxalement, par le volontarisme français en matière industrielle.
Le rapport qui a été mentionné mesure la connexion, non pas à 100 Mbits/s, mais à 30 Mbits/s. Cela change tout ! Les autres États se différencient de la France par l'utilisation du câble et la montée en débit du cuivre. Or la France utilise peu le câble, qui se rénove assez vite et qui a rapidement un débit descendant supérieur à 30 Mbits/s. En revanche, la France fait preuve d'un grand volontarisme sur le développement de la fibre optique, la technologie actuellement la plus performante - elle assure un débit non seulement descendant mais aussi ascendant supérieur à 100 Mbits/s - et a même quelque avance en ce domaine. Nous pourrions donc passer, dans quelques années, directement du fond de la classe au premier rang !
Je me réjouis de cette « dynamique positive », pour reprendre l'expression de la Commission.
L'inscription dans la loi de la neutralité de l'Internet, en phase avec le règlement européen de 2015, constitue un autre motif de satisfaction. L'ARCEP appliquera ce principe dans une démarche la plus cohérente possible par rapport aux autres autorités de régulation nationales, afin que les opérateurs nationaux ne soient pas pénalisés et que nos consommateurs ne soient pas mieux ou moins protégés que d'autres.
Nous nous réjouissons aussi que des pouvoirs d'enquête supplémentaires, un peu sur le modèle de ceux dont dispose l'Autorité de la concurrence, nous soient confiés. À l'heure actuelle, nous arbitrons des litiges entre opérateurs, mais nous aurons besoin de moyens supplémentaires lorsqu'il nous faudra assurer la neutralité de l'Internet. Face aux consommateurs assez démunis, nous aurons à chercher les moyens par nous-mêmes de vérifier ce que disent les uns et les autres.
La question de la suppression des frais d'itinérance est subordonnée à un prochain acte d'exécution de la Commission européenne concernant le fair use - on l'attend en décembre. L'ambition affichée est bien de permettre à tout Européen d'utiliser son téléphone n'importe où en Europe, mais nous voulons éviter le roaming permanent, qui voit un consommateur français acheter l'abonnement là où il est le moins cher possible en Europe pour ne l'utiliser qu'en France.
Il faut donc établir les limites d'un usage raisonnable. Tout est pour l'instant très ouvert, mais celles-ci devraient probablement s'établir autour de 35 ou 40 jours.
S'agissant de l'intérêt de l'Internet des objets, l'ARCEP s'efforce de promouvoir l'innovation et de rester neutre. Nous venons de lancer une expérimentation sur l'usage des fréquences de la bande 900 MHz, pour l'Internet des objets.
Mme Célia Zolynski. - Dans quelle mesure penser une politique industrielle impose de bâtir une vision stratégique européenne du numérique ? Je ne saurai répondre à cette question fondamentale en si peu de temps. Il semble toutefois important de mettre l'accent sur la nécessité impérieuse de construire un modèle qui soit propre à l'Union européenne, et non dicté par les grands opérateurs du marché, même s'ils peuvent être associés à la démarche. Le modèle européen en tirerait probablement un second souffle, économique, social, voire politique avec l'émergence de ces nouveaux modes de régulation.
Comment bâtir cette vision ? Il faudrait mettre en place des courroies de distribution, un ensemble de conditions ou de lieux permettant les échanges entre États membres, entre les différentes entités nationales chargées de co-élaborer les stratégies numériques - le CNNum et d'autres autorités administratives indépendantes, ainsi que leurs homologues européennes -, mais également avec le milieu économique, la société civile et le monde de la recherche. Voilà effectivement très longtemps que les États-Unis s'appuient sur de tels échanges pour penser leur vision à très long terme du numérique.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture. - Nous avons maintenant le plaisir d'accueillir MM. Bernard Benhamou et David Martinon pour évoquer le sujet de la souveraineté, question qui recouvre toutes les autres.
Notre collègue Jean Bizet signalait précédemment que le thème de la souveraineté émergeait enfin. Effectivement, nous avons eu, pendant longtemps, une vision presque angélique du monde de l'Internet et de ses potentialités de croissance illimitées, mais l'affaire Snowden et les révélations de captations massives de données nous ont fait prendre conscience que l'Internet était devenu un terrain d'affrontement mondial, sur lequel nous, Européens, étions largement distancés. Alors que les États-Unis se sont dotés, dès les années 80, d'une législation leur permettant d'accéder au leadership, et que les Chinois et les Russes s'inscrivent dans la même démarche, nous demeurons très passifs, en France et en Europe, et regardons les trains passer.
Nous ne partons pas de rien, car nos travaux nous ont permis d'arrêter plusieurs orientations nécessaires à la préservation de notre souveraineté : un régime exigeant de protection de nos données à l'heure du Big data, du cloud et de l'Internet des objets ; une régulation offensive de l'écosystème numérique, qui questionne notamment les dispositions fiscales, régule les plateformes et les moteurs de recherche, analyse les nouveaux modèles d'affaires ; la construction d'une stratégie industrielle forte pour que nos entreprises puissent émerger et survivre ; enfin, une diplomatie numérique puissante permettant de peser dans la gouvernance mondiale de l'Internet et y défendre nos valeurs.
Est-il encore temps de maîtriser notre destin numérique ? Avons-nous encore les capacités de reprendre en main notre destin numérique pour peser dans la gouvernance mondiale mais aussi être les acteurs et non pas des simples consommateurs de ce monde numérique avec son potentiel de croissance ?
Qu'en est-il de notre avenir ?
M. Bernard Benhamou, enseignant, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique. - Les pistes d'action que je vais défendre aujourd'hui différeront quelque peu des lamentations que l'on entend habituellement, en France et en Europe, au sujet du numérique.
Un événement passé au départ presque inaperçu, mais qui est pour moi l'acte fondateur d'une doctrine européenne de la souveraineté numérique, notamment sur les données, a été le coup d'arrêt donné par Yves Bot, procureur français à la Cour de justice de l'Union européenne, au Safe Harbor, un projet de traité transatlantique qui permettait à 4 000 entreprises américaines de traiter les données des citoyens européens sur le continent américain en respectant la législation européenne. Malheureusement, le traité a depuis été remplacé par le Privacy Shield, au terme d'une renégociation a minima de la Commission européenne que je regrette.
À ce titre, je tiens à saluer les efforts entrepris par l'Allemagne, notamment l'homologue de la CNIL, le BfDI, qui, avec d'autres pays, réclame le traitement sur le sol européen des données concernant les citoyens européens. L'enjeu ici porte sur la protection, non pas uniquement de données des citoyens, mais aussi de celles des entreprises - secrets industriels, propriété intellectuelle.
On sait aujourd'hui que des mesures de régulation peuvent avoir un impact sur la protection de la vie privée, qui est l'épine dorsale de la confiance sur Internet aujourd'hui, mais aussi peuvent aider à développer un écosystème européen dans ces domaines.
Car exiger, comme le fait le BfDI, le traitement de ces données européennes sur le sol européen, c'est aussi un moyen de stimuler les datacenter - ces immenses « fermes » de données - et les expertises et les savoir-faire locaux, et donc de limiter la déperdition à travers les États-Unis.
Il n'y a pas de déterminisme dans les technologies, et nous pouvons agir, surtout en n'étant pas neutres. D'ailleurs, sur la régulation des plateformes, mes homologues américains du Département d'État ont plutôt tendance à considérer que nous n'existerons qu'une fois que nous aurons un potentiel industriel, et, parlant de leurs plateformes, que nous sommes simplement jaloux d'eux - le président Obama lui-même a parlé de cette jalousie -, refusant de voir dans les réactions des Européens l'expression de valeurs morales ou l'affirmation de principes.
Comme cela a été signalé à plusieurs reprises, nous nous trouvons à un moment clé.
Pendant une vingtaine d'années, l'Europe s'est fourvoyée en matière de technologies, ce qui a conduit, par exemple, à la désintégration brutale, en cinq ans, d'un géant européen du mobile comme Nokia. D'autres entreprises aussi importantes, dans le secteur de l'automobile, de l'énergie ou de la santé, pourraient subir le même sort.
Il nous faut donc faire ce que nous n'avons pas osé faire jusqu'à présent, de peur, souvent, de susciter des mécontentements dans d'autres secteurs : flécher les domaines clés.
Dans le domaine des technologies, les Américains font preuve d'un interventionnisme extrême. Qui ne connaît pas l'étroite relation entre le domaine militaire, la recherche, l'industrie traditionnelle et l'économie numérique aux États-Unis ne peut comprendre le phénomène de la Silicon Valley. Non, ces sociétés ne sont pas toutes nées dans des garages du seul génie de leur créateur ! Elon Musk, dont on parle tellement, remarquable personnage au demeurant, fait l'impasse sur tous les contrats fédéraux et les contrats d'États qui lui ont permis de développer ses différentes activités.
Nous ne devons donc pas avoir la main qui tremble dans ce domaine, après le coup de tonnerre qu'a constitué, pour la régulation, la fin du Safe Harbor, et devons agir dans les domaines que nous considérons comme cruciaux.
Je pense notamment au secteur de la santé, avec les objets connectés, pas seulement tous les gadgets qui concernent la forme ou le bien-être, qui n'auront été que d'humbles précurseurs, mais aussi les outils de diagnostic, d'accompagnement et de suivi des pathologies. Le contrôle à distance des paramètres de santé permettra, par exemple, de désengorger les laboratoires et les hôpitaux, comme cela se constate déjà au Royaume-Uni.
Notre parcours de soin ne prend absolument pas en compte ces dimensions, ni les applications médicales ni les objets connectés. Sans aller jusqu'à valider la prévision extrême de Vinod Khosla, le fondateur de Sun Microsystems, pour qui 80 % des médecins pourraient être remplacés par les technologies à l'avenir, il faut savoir que la pression économique des acteurs prudentiels - les assurances - sur la prévention et le suivi à distance sera telle, à l'avenir, qu'elle affectera la structuration des organismes de soin, qui devra être complétement modifiée.
Si nous ne voulons pas entrer dans un système individualisé à l'extrême, avec la fin de cette solidarité du in solidum - pour le tout - nous devons créer un modèle européen - on peut imaginer qu'il s'inspire du modèle Blablacar, l'unique licorne française à ce jour ! Pour un pays de 65 millions d'habitants, une seule société non cotée valorisée plus de 1 milliard d'euros, c'est une véritable anomalie.
La construction d'un tel modèle européen exige de la confiance et des modèles innovants. Il est par ailleurs essentiel de s'appuyer sur nos principes et valeurs pour créer ces technologies, car s'il s'agit de contrebalancer une hégémonie et de lutter contre des abus de position dominante. Il s'agit aussi de construire le tissu de la société européenne future. Ces technologies ne visent pas, comme par le passé, tel ou tel secteur, mais tous les secteurs, et grâce soit rendue à Maurice Lévy d'avoir inventé le terme d'Uberisation : chacun est conscient que des secteurs même éloignés des nouvelles technologies peuvent être remodelés de l'intérieur, détruits de l'intérieur du fait de l'introduction de ces technologies.
Pour cela, un axe franco-allemand doit être établi autour de la préoccupation exprimée par Sigmar Gabriel lors d'une récente visite à Paris : nous devons être présents là où les normes et les standards de demain sont élaborés ; sinon, nous n'existons plus ! C'est toute la leçon de l'affaire Snowden, qui a prouvé que la National Security Agency (NSA) ne se contentait pas d'écouter les conversations, mais qu'elle modifiait les technologies pour les fragiliser - ces back doors qui ont suscité tous ces débats entre Apple et le Federal Bureau of Investigation (FBI) - et les corrompre.
Si nous ne veillons pas à ce que la demande de telle ou telle agence de sécurité ne corrompe pas les technologies, nous ne pourrons pas nous plaindre quand nous utiliserons de véritables tours de verre.
Je plaide depuis très longtemps pour un traité transatlantique fort, qui intégrerait les préoccupations en matière de neutralité, présentes dans nos discussions européennes il y a déjà quelques années, mais également les questions d'altération de la confiance, ce que nous appelons, dans notre jargon, le pilier du temple. La perte de confiance pourrait effectivement déboucher sur une maladie systémique de l'Internet, certains utilisateurs finissant par refuser d'utiliser ces technologies de crainte qu'elles ne deviennent dangereuses pour eux.
Au-delà des secteurs les plus importants pour l'avenir, j'ai cité la santé, l'énergie, les réseaux électriques intelligents, les objets connectés permettant la maîtrise de la consommation comme Nest aux États-Unis, je suis également favorable à une démarche active dans le secteur des transports. La voiture sans pilote, par exemple, que l'on pensait irréalisable voilà quelques années, paraît désormais pouvoir être créée dans un horizon de temps relativement proche. Or nous accumulons beaucoup de retard sur ce dossier.
Nous devons sortir des pratiques traditionnelles de saupoudrage en matière technologique et investir sur quelques axes stratégiques que l'Europe et la France devront développer. Sans cela, nos géants seront désintégrés les uns après les autres. Uber n'aura été que le premier exemple.
On parlait de rating : les plateformes dont nous discutons, et desquelles il faut effectivement exiger la plus grande transparence, sont effectivement capables de devenir hégémoniques tous secteurs confondus, agriculture, voyage, usines ! Nous devons être là où sont les enjeux, ce qui suppose des choix, mais cela n'a jamais été fait !
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture. - Sur la réforme de la gouvernance mondiale de l'Internet, singulièrement de l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), pouvez-vous nous dire ce que nous pesons réellement dans les différentes instances mondiales ? Sommes-nous là où s'élaborent les protocoles et les normes ?
M. David Martinon, ambassadeur en charge de la cyberdiplomatie et de l'économie numérique. - Le temps me manque pour réagir à tous les propos que je viens d'entendre.
La gouvernance de l'Internet est très distribuée en fonction des sujets. La gouvernance dite technique - c'est-à-dire portant sur les noms, adresses et protocoles - est du ressort de l'ICANN, une société de droit californien à but non lucratif créée en 1998 et du ressort du juge de la cour supérieure du comté de Los Angeles. Nous sommes donc très loin du domaine intergouvernemental, de l'Organisation des Nations Unies (ONU) et de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) !
Au départ, l'administration Clinton I souhaitait organiser ce qui, jusqu'alors, avait été fait de manière artisanale par les fondateurs d'Internet, un groupe de professeurs travaillant au sein de différentes universités californiennes, UCLA, Stanford, Santa Barbara. Le travail notarial consistant à recenser, inventorier et mettre à jour les paramètres d'Internet a donc été confié dès le départ à une entité multi-parties prenantes. Nous sommes dans les années 1994, 1996, quand les internautes sont moins nombreux que les utilisateurs du minitel...
Cette structure, dans laquelle étaient représentés tous les acteurs qui faisaient Internet, entendait donc leur ressembler. Si l'on excepte les débuts d'Internet, avec la création de l'Arpanet par des chercheurs très proches de l'armée, très vite, l'histoire d'Internet a échappé aux États, étant avant tout une aventure d'ingénieurs, d'entrepreneurs, de professeurs, d'utilisateurs.
Cette organisation a pourtant la particularité d'avoir été placée sous la tutelle du Département du commerce américain. Cette tutelle existe toujours, même si son emprise diminue, au sens d'une supervision d'un certain nombre de procédures dans la gestion notariale que j'évoquais.
Les révélations d'Edward Snowden, au milieu de l'année 2013, ont contraint les États-Unis à bouger.
Quelques mois plus tard, plusieurs dirigeants mondiaux se rendent compte que leur téléphone portable a été piraté, la présidente Dilma Rousseff laisse éclater sa colère à la tribune des Nations unies et les acteurs techniques d'Internet expriment, pour la première fois, non pas un mea culpa, mais une volonté de prendre leur indépendance, au nom de la nécessité de rassurer les utilisateurs quant à la neutralité et la crédibilité des instances de gouvernance de l'Internet.
Le président de l'ICANN de l'époque saisit l'occasion pour le faire échapper à la tutelle américaine. En soi, il s'agit d'une fraude intellectuelle, l'ICANN n'ayant rien à voir avec les programmes de surveillance de la NSA, au contraire de l'Internet Engineering Task Force, qui, elle, a été infiltrée par des ingénieurs américains payés par le public et par le privé dans le but de veiller à ce que les sous-comités chargés de ces questions de standards d'encryption ne soient pas trop regardants.
Toujours est-il que, dans ce contexte, l'ICANN se crée de l'espace pour avancer et, Mme Rousseff intensifiant ses efforts diplomatiques, les États-Unis annoncent une transition un mois avant la conférence Netmundial de San Paolo.
Cette transition, nous l'avons souhaitée et y avons beaucoup travaillé, notamment pour ce qui est de l'appel des décisions du conseil d'administration de l'ICANN. Nous avions favorisé la notion d'assemblée générale, pour rééquilibrer les pouvoirs au sein de l'ICANN, mais cela ne correspond ni à la culture de l'Internet, celle de l'ouverture totale, ni au droit californien : il n'y a pas de membership ; tout le monde peut être accrédité, il suffit de payer son billet d'avion. La France a formulé des propositions et a obtenu beaucoup d'avancées. Pour autant, elle a indiqué, lors de la dernière réunion au Maroc, il y a trois mois, que le compte n'y était pas, même si elle ne s'opposait pas à la transmission de la proposition préparée par la communauté de l'ICANN aux autorités américaines pour examen et éventuelle validation.
Notre position est alignée sur celle des Brésiliens, des Argentins, de certains pays d'Afrique, mais elle s'inscrit aussi dans la lignée des positions chinoises, russes et vénézuéliennes. Peu d'Européens sont sur la même ligne.
Nous faisons le constat que, dans cette réforme, les parties prenantes non gouvernementales sont parvenues à marginaliser les États, lesquels se retrouvent avec un pouvoir et une capacité de recours limités par les autres ou par rapport aux autres.
Le modèle multi-parties prenantes tel qu'évoqué dans les conclusions du sommet - on equal footing - n'est pas celui de l'ICANN. Nous voulions l'égalité de droits et de prérogatives, mais nous obtenons moins, nos amis américains étant parvenus à contrôler la négociation, malgré nos efforts et malgré la coalition d'États que j'ai décrite.
La proposition est actuellement examinée par le Département du commerce des États-Unis et le Congrès est saisi. Ted Cruz, opposé depuis le début à cette transition, tente de rassembler des soutiens pour faire adopter une loi qui interdirait au Département du commerce d'approuver la réforme. J'ai néanmoins le sentiment que la décision restera celle de l'exécutif et que la réforme aboutira, étant précisé que le contrat liant le Département du commerce à l'ICANN expire le 30 septembre et pourra difficilement être renouvelé au-delà de janvier 2017... Le président Obama n'a-t-il pas dit, s'agissant de l'Internet, « we own this thing » ? Nous possédons l'Internet, autrement dit, nous sommes tellement bons que nous contrôlons tout !
Le Congrès devrait donner son avis dans les deux mois. Attendons de voir !
M. Yves Rome. - Comment l'Europe réagit-elle ? Vous n'avez évoqué que des alliés extra-européens... Cela tendrait à prouver l'absence totale de volonté politique européenne à cet égard !
M. André Gattolin. - Dans cette quasi-épreuve de force - selon le président de l'ICANN, il devait y avoir une double structure installée en Suisse, mais tout cela a évolué - nous nous retrouvons éternellement bloqués, car les pays européens ne nous suivent pas, de peur d'une balkanisation de l'Internet. Mais nous savons aussi, pour avoir auditionné M. Pierre Bellanger, fondateur d'Orbus, dans le cadre des travaux de la commission des finances, qu'une société française peut se faire sortir, du jour au lendemain, de certaines plateformes américaines, avec à la clé une perte de 15 % de chiffre d'affaires.
J'ai des exemples de plus petites sociétés qui, pour des raisons d'identité de noms, se font sortir des plateformes Google. Le système n'a donc rien d'ouvert, et certains ont une véritable capacité juridique à bloquer tout développement.
M. Bernard Benhamou. - Étant libéré de toute obligation de réserve liée à mes anciennes fonctions, je me permets d'évoquer l'ICANN, dont la particularité est d'être un monstre bureaucratique, ayant engendré une débauche de moyens autour de son fonctionnement, multipliant son budget par trente. Une campagne récente de dépôt de nouveaux noms de domaines, contraignant les acteurs à effectuer des dépôts dits « défensifs », lui a ainsi permis de recueillir une somme pharamineuse. L'inertie du système est telle qu'il n'y a pas de nouvelles extensions, à l'instar des grands succès historiques que furent « .org », « .net » ou « .info ».
Cette structure, aux décisions opaques, s'oriente donc tout droit, du fait de son financement, vers un fonctionnement de type CIO ou FIFA, ce qui est très regrettable - voyez l'issue du dossier controversé de l'extension « .xxx » !
C'est en ce sens que l'on peut parler de fraude, et pas seulement au sens intellectuel !
Par ailleurs, je fais le pari que les États-Unis ne se départiront jamais de leur fonction ultime de contrôle, l'IANA, l'Internet Assigned Numbers Authority, sur laquelle ils ont la mainmise. Ils trouveront une rustine juridique.
L'ICANN n'avait rien à voir avec les pratiques dénoncées dans l'affaire Snowden, d'où cette question : l'attention n'a-t-elle pas été trop portée par les Européens sur l'ICANN, en laissant dans l'ombre des ingénieurs appartenant en apparence à de grandes sociétés américaines, mais qui en réalité faisaient et défaisaient les technologies sur ordre de la NSA ?
Pour mémoire, Edward Snowden travaillait officiellement pour Booz Allen Hamilton...
M. David Martinon. - Je nuancerai ce propos.
Le secteur doit s'autoréguler et l'ICANN, qui est désormais une organisation dirigée par le secteur privé, a de nombreux défauts à corriger. C'est l'intention, et nous avons formulé des propositions pour une politique de lutte contre les conflits d'intérêts et pour que l'organisation soit la plus diverse possible.
Aujourd'hui, 80 % des personnes qui y travaillent et dirigent des comités sont soit anglo-saxonnes - Américains et affidés -, soit détentrices d'une green card ou employées de Facebook ! Telle est la réalité d'Internet !
L'intention initiale du lancement d'une nouvelle campagne de noms de domaines était louable : celle-ci visait effectivement à briser l'ultra-domination du « .com » - cela n'a pas fonctionné - et à instiller une autre logique. Certains noms de domaines présentent un réel intérêt, surtout avec l'ouverture du marché chinois.
Le plus grand succès, c'est le « .xyz » : cela ne veut rien dire et on en compte 5 millions... Et ce n'est rien par rapport au « .com » ! Tous les « points » correspondant à des logiques de marketing comme « .bio », « .paris » ou « .archi » sont à étudier.
Enfin, je ne crois plus au risque de balkanisation. Celle-ci existe de fait puisque des pays comme la Chine - ou la Russie - ont réussi à créer leur propre Internet national et n'ont plus besoin de supplanter l'ICANN. Et ils ont la technique pour filtrer depuis le reste du monde vers la Chine...
M. Bernard Benhamou. - Comment éviter que d'autres affaires Snowden viennent nous confronter à notre vulnérabilité ? C'est le questionnement que nous devons avoir pour l'avenir. Or, si nous ne sommes pas présents sur le plan industriel, notre capacité de réplique juridique et technique sera pratiquement nulle.
Être présents dans les organismes qui créent les technologies et qui les valident, créer nos propres normes, comme le GSM en d'autres temps, qui pourraient devenir mondiales, cela nous renvoie à la difficulté de créer des entreprises de taille internationale. Hier, sur la « French Tech », un journaliste critiquait ce défaut d'ambition : la France n'a qu'une licorne, une autre est en devenir sur les réseaux d'objets connectés, Sigfox. Ce n'est pas assez.
Nous devons rééquilibrer la situation, développer une contrepartie, avec des fonds européens de taille européenne, comme ce fut le cas pour le secteur médical américain, financé par venture capital, sans quoi nous finirons en simple colonie numérique des deux autres continents.
La séance est levée à 12 h 20.