- Jeudi 4 juin
2015
- Questions diverses
- Institutions européennes - Déplacement à Strasbourg des 18 et 19 mai 2015 : rapport d'information de MM. Jean Bizet, Michel Billout, Mme Fabienne Keller, MM. Claude Kern, Yves Pozzo di Borgo, Michel Raison et André Reichardt
- Politique étrangère et de défense - Relations de l'Union européenne avec la Russie (mise en oeuvre des sanctions) : rapport d'information de MM. Yves Pozzo di Borgo et Simon Sutour
- Économie, finances et fiscalité - Examen de la proposition de résolution européenne n° 423 (2014-2015) pour une stratégie européenne du numérique globale, offensive et ambitieuse : rapport de M. André Gattolin
Jeudi 4 juin 2015
- Présidence de M. Jean Bizet, président -La réunion est ouverte à 8h34.
Questions diverses
M. Simon Sutour. - Je voudrais rappeler la récente modification du Règlement du Sénat, votée le 13 mai dernier. Il me semble à présent important de l'appliquer. En effet, le créneau horaire 8h30-10h30 du jeudi matin est désormais réservé aux réunions de la commission des affaires européennes et des délégations. Or, les nouvelles mesures ne sont pas appliquées : or, en ce moment même se réunissent plusieurs commissions permanentes, ce qui a un impact sur ceux d'entre nous qui sont aussi membres de la commission des affaires européennes.
M. Jean-Yves Leconte. - Je note aussi qu'au même moment se réunit la commission d'enquête sur le bilan et le contrôle de la création, de l'organisation, de l'activité et de la gestion des autorités administratives indépendantes.
M. Jean-Paul Emorine. - Lorsque les commissions permanentes se réunissent le jeudi matin, nous sommes mis en difficulté pour pouvoir assister aux réunions de la commission des affaires européennes, ce qui est fâcheux.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Je remarque une fois de plus que la commission des affaires européennes prend de plus en plus d'importance, par ses travaux et les thèmes qu'elle traite. Beaucoup de nos collègues et amis, dans nos groupes politiques comme dans les commissions permanentes n'ont pas encore bien intégré cette réalité. Et de même la récente modification du Règlement du Sénat ne le prend pas en compte et, à cet égard, il me semble que le Sénat fait fausse route.
M. Jean Bizet, président. - J'ai moi-même régulièrement fait valoir ces différents points de vue mais je vous indique que le Président du Sénat a prévu de rencontrer très prochainement le Bureau de notre commission ; ce sera pour nous l'occasion d'aborder ces différentes questions avec le président Gérard Larcher.
Institutions européennes - Déplacement à Strasbourg des 18 et 19 mai 2015 : rapport d'information de MM. Jean Bizet, Michel Billout, Mme Fabienne Keller, MM. Claude Kern, Yves Pozzo di Borgo, Michel Raison et André Reichardt
M. Jean Bizet, président. - Une délégation de notre commission s'est rendue à Strasbourg les 18 et 19 mai 2015. Ce déplacement a fait suite à celui que la commission avait effectué à Bruxelles les 23 et 24 mars. Il s'est inscrit dans le cadre des rencontres avec les institutions européennes que nous avons souhaité développer.
Je veux remercier, en notre nom à tous, nos collègues André Reichardt, Fabienne Keller et Claude Kern, membres de notre commission, ainsi que Jacques Bigot et Guy-Dominique Kennel, qui ont oeuvré pour le bon déroulement de ce déplacement.
Je veux aussi remercier nos anciens collègues Roland Ries, maire de Strasbourg, et Philippe Richert, président du Conseil régional pour leur accueil et pour les échanges très intéressants que nous avons eus avec eux.
Quels sont les enseignements que nous pouvons dégager ? Vous en trouverez une analyse détaillée dans le rapport qui vous a été adressé. Je me bornerai à en faire une présentation générale pour introduire notre débat.
D'abord et en premier lieu, nous avons pu ressentir concrètement la place de l'Alsace comme carrefour de l'Europe et mesurer qu'à Strasbourg, c'est l'Europe au quotidien qui se vit.
Le siège du Parlement européen est à Strasbourg. C'est à Strasbourg qu'une semaine par mois, le Parlement européen ainsi que les commissaires se réunissent. Il est d'ailleurs plus facile de les rencontrer à Strasbourg qu'à Bruxelles. Au-delà c'est une région qui dialogue et échange avec nos voisins européens.
La délégation a rencontré plusieurs organismes chargés d'accompagner au quotidien et de faciliter les activités transfrontalières. La coopération est dense. Mais nous avons été frappés par les difficultés rencontrées du fait des règles édictées par les administrations publiques. C'est, par exemple, le véritable casse-tête que constitue encore l'organisation de visites d'écoliers dans un établissement situé à quelques centaines de mètres, de l'autre côté de la frontière. C'est aussi le vide juridique dans lequel ont été placés les revendeurs de voitures du fait de la mise en place des nouvelles plaques minéralogiques françaises s'accompagnant de la disparition des immatriculations provisoires. Nous avons pu aussi mesurer concrètement le coût de l'absence de continuité au sein de l'espace européen dans le domaine essentiel de l'emploi.
Nous avons donc conclu à l'intérêt qu'il y aurait, en s'appuyant sur l'exemple de l'Alsace et sur l'expertise des acteurs locaux, à procéder au recensement de ces situations de manière à remédier aux difficultés rencontrées.
L'Alsace est aussi une région en pointe dans la gestion des fonds structurels européens. Vous lirez dans le rapport la présentation de l'expérience alsacienne, de ses succès incontestables et des difficultés concrètes qu'elle a pu rencontrer notamment dans les relations avec les services de l'État.
La campagne de contestation du siège du Parlement à Strasbourg se poursuit. Le risque est peut-être moins l'hypothèse d'une modification des traités que, pour reprendre l'expression de Roland Ries, celui d'un « glissement progressif du déplaisir » occasionné par des déménagements entre les différents lieux de travail du Parlement.
Un certain consensus semble se faire jour sur la nécessité de reprendre l'initiative au-delà d'une simple posture défensive reposant sur des arguments juridiques, la réduction du temps de transport entre Bruxelles et Strasbourg et le nécessaire soutien financier de l'État réalisé notamment au travers de contrats triennaux « Strasbourg, capitale européenne », le dernier en date ayant été signé le 26 avril dernier.
Il faut mettre en avant les atouts de Strasbourg par rapport à Bruxelles tels que l'opportunité qu'ils représentent pour une meilleure identification du Parlement au sein des institutions, l'existence d'une société civile locale très favorable et traditionnellement très mobilisée en faveur de la construction européenne ainsi que la proximité du Conseil de l'Europe et de la Cour européenne des droits de l'Homme. Cet avantage peut être précieux dans la perspective d'une adhésion de l'Union européenne à la Convention. Cette mobilisation est en particulier le fait de la Task force conduite par Catherine Trautmann.
Il s'agit d'autre part d'être en mesure de formuler des propositions sur l'organisation des institutions. La délégation a été très intéressée par la proposition de Philippe Richert visant à faire aussi de Strasbourg la capitale de la zone euro et par celle de Roland Ries consistant à établir (au moins partiellement) le siège du Secrétariat d'État aux affaires européennes à Strasbourg. Redisons-le clairement : Il s'agit moins de défendre un héritage du passé que de préserver l'équilibre de l'organisation institutionnelle de l'Europe à venir et le rôle de la France dans celle-ci.
Nos différents entretiens nous ont par ailleurs permis de mieux évaluer l'état de plusieurs politiques européennes qui sont à la croisée des chemins. Mme Margrethe Vestager, commissaire européen à la concurrence, nous a clairement confirmé la nouvelle approche de la Commission européenne pour une politique de la concurrence devant jouer un rôle central dans la stratégie en faveur de la croissance et la création d'emplois. Sur la notion de marché pertinent, elle a reconnu que pour nombre de secteurs d'activité, la dimension géographique pertinente s'avère souvent mondiale. Il n'y a toutefois, selon elle, pas un seul marché pertinent mais au contraire une multitude de marchés.
Mme Violeta Bulc, commissaire chargée des transports, a mis en avant trois grandes priorités que la nouvelle Commission, présidée par Jean-Claude Juncker, souhaite approfondir : la numérisation, la « décarbonisation » et l'internationalisation des positions européennes dans le domaine des transports. Elle nous a indiqué qu'il n'y avait pas encore d'accord politique pour une approche globale sur le « paquet ferroviaire ». Les compromis ont été trouvés pour le volet technique mais des difficultés sont encore à régler pour le volet politique. La Commission a accepté des compromis notamment sur les structures de holding. Mais elle restera vigilante sur l'organisation des structures. La commissaire a souhaité que le paquet global puisse être inscrit à l'ordre du jour du Conseil en octobre. Le mécanisme d'interconnexion pour l'Europe (MIE) fait l'objet d'une évaluation qui sera disponible mi-juillet. 11,9 milliards d'euros ont été distribués dans le cadre d'un premier appel à projets qui a concerné 700 projets. Ce programme doit permettre de promouvoir un meilleur équilibre entre les régions, notamment au profit de celles qui ne sont pas encore connectées aux réseaux européens. Deux nouveaux appels à projets seront lancés fin 2015 - début 2016.
La Commission place la stratégie numérique au coeur de la politique de croissance de l'Union. Il s'agit, selon le vice-président Andrus Ansip, que nous avons rencontré, de permettre à l'Europe d'être non seulement consommatrice mais aussi productrice de contenus numériques et de mettre en place une véritable gouvernance européenne du numérique. C'est le fil directeur des conclusions de la mission commune d'information du Sénat. Au-delà des aspects liés au respect des conditions d'une concurrence équitable, la stratégie pour un marché unique du numérique se fonde sur deux axes principaux à savoir l'accès aux biens et services numériques et le développement des infrastructures.
Nous avons discuté du plan d'investissement pour l'Europe avec le rapporteur du Parlement européen, José-Manuel Fernandes. Je retiens en particulier qu'il n'est pas prévu que le Conseil de direction du FEIS détermine de pré-allocation ni géographique ni thématique. Le rapporteur nous a indiqué que le Conseil était réticent à l'utilisation des marges disponibles du budget européen pour financer le plan, contrairement au souhait du Parlement qui veut préserver les crédits d'Horizon 2020 et du Mécanisme d'interconnexion pour l'Europe.
Nous avons eu un entretien très riche avec Elmar Brok, président de la commission des affaires étrangères du Parlement européen. Sur la situation en Méditerranée, il a estimé qu'une meilleure répartition des migrants entre les États membres permettrait une plus grande acceptation du phénomène migratoire. Mais il faut d'abord s'attaquer aux racines du problème dans les pays d'émigration et de transit.
Cet enjeu migratoire est majeur pour l'Union européenne alors que la montée de forces populistes est observée dans les États membres. Elle doit y répondre en actionnant les différents instruments dont elle dispose, en apportant sa contribution pour relever le défi de la stabilisation et du développement de l'Afrique et en établissant un cadre pour la migration légale.
Sur l'Ukraine, il a fait valoir que ce pays devait entreprendre des réformes considérables qui concernent le système de l'État de droit et de l'économie de marché mais aussi le système social. L'application des accords de Minsk doit être la priorité. À défaut de leur respect, les sanctions européennes doivent être mises en oeuvre. Un message clair doit être adressé à la Russie sur les conséquences économiques qu'elle devrait subir en cas de poursuite de son entreprise de déstabilisation de l'Ukraine. Dans le même temps, l'Union européenne doit lui proposer d'établir les bases de bonnes relations économiques et politiques, qui seront bénéfiques pour les deux parties.
Nous avons également pu réserver le double enjeu de l'évaluation et de la simplification des politiques européennes. Ce fut en particulier l'objet de notre entretien avec Mme Lamarque, membre française de la Cour des comptes européenne. Vous en trouverez les enseignements dans le rapport. Le contrôle de la performance prend une place croissante dans les activités de la Cour.
Le groupe de suivi que nous avons constitué avec la commission des affaires économiques apportera sa contribution sur la simplification de la PAC. Comme l'ont fait valoir les députés européens Michel Dantin et Jean-Paul Denanot, le développement des actes délégués et d'exécution, qui fixent les modalités détaillées de mise en oeuvre de la PAC réformée, a contribué à la complexité. Doit aussi être prise en compte la propension des administrations nationales, en particulier en France, à en rajouter dans la complexité des procédures. Donner plus de liberté d'adaptation aux réalités locales serait donc une voie salutaire pour rendre la PAC à la fois plus efficace et mieux comprise par ses principaux destinataires.
L'entretien avec M. Alain Cadec, président de la commission des pêches du Parlement européen, nous a permis de faire un point sur l'application de la réforme de la politique européenne de la pêche. Nous déplorons le retard de la France dans la mise en oeuvre du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche. Aucun crédit n'a à ce jour été débloqué. Le Gouvernement doit prendre la mesure de cette situation et prendre les décisions nécessaires pour que ce fonds européen bénéficie pleinement à notre pays.
Par ailleurs, nous avons pris connaissance des projets de la Commission européenne concernant la gestion du bar. L'enjeu pour notre pays est important, sachant que 4/5è des bars pêchés dans l'Union européenne le sont en France. La Commission européenne envisagerait d'augmenter la taille minimale de 36 cm à 42 cm. Si l'on peut souscrire à l'objectif de préservation de l'espèce, un compromis réaliste doit toutefois être recherché.
Au cours d'une rencontre avec Mme Iskra Mihaylova, présidente de la commission de la politique régionale du Parlement européen, nous avons partagé des interrogations communes sur la capacité des administrations à gérer les fonds dans le nouveau cadre qui a été fixé. Nos interlocuteurs ont souligné tout l'intérêt que les services de la Commission auraient à éditer des guides de bonnes pratiques pour les gestionnaires locaux. Cet entretien a aussi confirmé que la programmation des fonds européens ne devrait pas être modifiée pour tenir compte de la nouvelle carte des régions françaises alors que la classification de celle-ci en application du critère de PIB a pu changer.
Enfin, la délégation s'est vue confirmer que les dysfonctionnements dans la mise en oeuvre des politiques structurelles européennes sur le terrain pouvaient aussi avoir son origine dans notre pays. Il est nécessaire d'expertiser ces dysfonctionnements et d'examiner quelles mesures pourraient être prises pour y remédier.
Voilà les éléments d'appréciation que je voulais porter à votre connaissance en complément du rapport qui vous a été adressé. Le débat est maintenant ouvert.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Je souhaite d'abord remercier le président de ce rapport. Le déplacement de notre délégation à Strasbourg a été utile et intéressant. Je serais tenté de dire qu'il en est de Strasbourg comme siège du Parlement européen, comme de notre siège de membre permanent du Conseil de sécurité, toute chose égale par ailleurs. C'est, dans les deux cas, une affaire nationale. Je suis parfois surpris et déçu de l'attitude critique de certains parlementaires français sur ce point. Je crois qu'il faut que le Parlement français accompagne les Alsaciens dans la défense de Strasbourg comme siège du Parlement européen.
M. André Reichardt. - Je tiens aussi à remercier le président Bizet de l'organisation de ce déplacement dont le rapport met clairement en évidence tout l'intérêt. Je suis également reconnaissant à Yves Pozzo di Borgo des propos qu'il vient de tenir. En effet, les risques pour Strasbourg sont réels. Selon les traités, douze sessions annuelles se tiennent à Strasbourg mais les sessions extraordinaires se déroulent à Bruxelles et c'est Luxembourg qui abrite le Secrétariat général du Parlement européen. Mais la question du siège du Parlement européen devient une affaire nationale. Les critiques sont connues : elles portent sur cette répartition des sessions entre Strasbourg et Bruxelles, ce « nomadisme » étant jugé insupportable par certains.
Derrière cette approche, la question qui se pose est celle des infrastructures de communication entre les capitales européennes et Strasbourg. Le problème touche aussi désormais le Conseil de l'Europe et son Assemblée parlementaire... Cette « porosité » croissante entre le Conseil de l'Europe et le Parlement européen n'est pas pour rien dans ce « glissement progressif du déplaisir » d'aller à Strasbourg pour reprendre l'expression du maire Roland Ries. C'est en fait la présence de l'Europe en France, à travers Strasbourg, qui est mise en cause.
Au-delà de ce rapport, il est donc important que la commission des affaires européennes du Sénat puisse prendre des initiatives fortes. La proposition de Philippe Richert de faire de Strasbourg le siège de l'eurozone est intéressante. Elle devrait se combiner avec le maintien du siège du Parlement européen. Pourquoi ne pas aussi y installer une antenne du secrétariat d'État en charge des affaires européennes, comme le propose Roland Ries ?
M. Jean-Paul Emorine. - Strasbourg est aussi une ville « de cohésion » entre la France et l'Allemagne qui sont à eux deux un moteur de l'Europe ; Strasbourg a-t-elle sur ce point le soutien des Allemands ?
S'agissant du plan Juncker, qui entend stimuler la recherche, le développement des PME et des entreprises de taille intermédiaire, qu'en est-il du numérique ? La France doit répondre au défi du haut débit sur son territoire. Les fonds Juncker seront-ils mobilisables à cette fin ? C'est un défi pour les collectivités locales dans la mesure où les porteurs de projets, les bénéficiaires, doivent être des entreprises privées. Il faut tenter de convaincre le Gouvernement de trouver une solution sur ce sujet.
M. André Gattolin. - Derrière la question de Strasbourg siège du Parlement européen, se profile le recul global de la France dans les institutions européennes. Sur le plan linguistique tout ou presque se fait en anglais : dans de nombreuses réunions on ne peut s'exprimer qu'en anglais, il n'y a pas de traduction. Les consultations qu'organise la Commission à Bruxelles se déroulent en anglais.
Je souhaite avoir une précision sur l'impact du redécoupage des régions sur le classement régional opéré dans le cadre des Fonds Européens Structurels et d'Investissement : va-t-il être modifié ?
M. Jean Bizet, président. - Sur ce dernier point non, dans l'immédiat, il n'y a pas de changement mais en 2017, à mi-course du cycle 2014-2020 des fonds structurels une mise à jour sera possible.
J'adresserai le rapport à M. Harlem Désir en lui seront signalant certaines difficultés concrètes propres à la région. De même sera-t-il possible d'approfondir les propositions tendant à faire de Strasbourg la capitale de l'eurozone, ou d'y installer une antenne du secrétariat d'État aux affaires européennes.
M. Gérard César. - Le sujet requiert que nous y associions nos collègues députés.
M. Jean Bizet, président. - Nous en parlerons bien sûr à Mme la présidente Auroi et à notre collègue André Schneider, ardent défenseur du rôle européen de Strasbourg.
À l'issue de ce débat, la commission autorise, à l'unanimité la publication du rapport d'information.
Politique étrangère et de défense - Relations de l'Union européenne avec la Russie (mise en oeuvre des sanctions) : rapport d'information de MM. Yves Pozzo di Borgo et Simon Sutour
M. Jean Bizet, président. - Nous allons maintenant entendre une communication d'Yves Pozzo di Borgo et Simon Sutour sur les relations de l'Union européenne avec la Russie.
Nous avons désigné nos deux collègues pour suivre cette importante question. Ils nous feront le moment venu un rapport plus complet sur la base des investigations qu'ils conduisent depuis plusieurs semaines.
Mais il a paru opportun de faire sans attendre un point d'étape sur l'application des sanctions à l'égard de la Russie. Tel était le souhait exprimé par beaucoup d'entre vous lorsqu'Yves Pozzo di Borgo nous avait présenté, en novembre, une communication sur la situation en Ukraine à la suite des élections législatives.
Je rappelle que l'Union européenne a souhaité conditionner l'application des sanctions au respect des accords de Minsk. Le Conseil européen des 25 et 26 juin devrait réexaminer la question. Ce rapport d'étape nous est donc présenté au bon moment.
Je donne la parole à nos rapporteurs.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Simon Sutour et moi-même, chargés par la commission d'étudier les relations de l'Union européenne avec la Russie, avons souhaité vous présenter un rapport d'étape sur cette question, abordée sous l'angle de la mise en oeuvre des sanctions. Je rappelle que j'ai déjà présenté trois rapports sur le sujet, en 2007, 2008 et 2011, et Simon Sutour en a établi un en 2013.
En effet, le conflit en Ukraine, sans doute le plus grave en Europe depuis la chute du Mur de Berlin, a conduit l'Union européenne à prendre diverses sanctions envers la Russie. Ces mesures ont considérablement dégradé leurs relations.
Nous vous présenterons ultérieurement, après avoir effectué un déplacement en Russie, un rapport davantage axé sur le partenariat stratégique.
1. L'origine du conflit
Vous le savez, l'origine du conflit en Ukraine se trouve dans le refus du président ukrainien de l'époque, Viktor Ianoukovitch, de signer l'accord d'association avec l'Union européenne lors du sommet du Partenariat oriental à Vilnius, fin novembre 2013, en grande partie sous l'influence de la Russie.
Celle-ci considérait que cet accord était une manifestation d'hostilité de la part de l'Union européenne à son endroit, en particulier après les élargissements de 2004 et 2007 et le lancement du Partenariat oriental en 2009. À cela se sont également ajoutées des craintes d'isolement engendrées par le discours ambigu de l'Union européenne sur la véritable finalité de l'accord d'association - perspective d'adhésion ou pas ? - et par l'éventualité d'une adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. L'accord d'association a été perçu, à tort ou à raison, comme un choix que devait faire l'Ukraine entre l'Europe et la Russie.
La non-signature de cet accord a provoqué des manifestations importantes sur la place Maïdan à Kiev et des contre-manifestations dans plusieurs villes de l'Est de l'Ukraine, les événements se précipitant avec la fuite du Président Ianoukovitch le 22 février 2014.
La crise, jusque-là exclusivement interne à l'Ukraine, changea alors de nature.
Les autorités russes, en effet, contestèrent la légitimité des nouvelles autorités ukrainiennes, considérées comme hostiles aux populations russophones. Le 1er mars, le Conseil de la Fédération de Russie autorisa le recours à la force armée sur le territoire ukrainien pour assurer la protection des populations russes et/ou russophones. Dans les jours qui suivirent, la Crimée proclama son indépendance à l'issue d'un référendum puis demanda son rattachement à la Russie, ce qui fut fait le 20 mars, tandis que les combats s'intensifiaient dans l'Est du pays.
2. La réaction de l'Union européenne
L'Union européenne a réagi de deux manières au conflit ukrainien, à la fois en poursuivant son objectif d'intégration de l'Ukraine et en prenant diverses sanctions à l'encontre des parties au conflit.
Même après la décision du Président Ianoukovitch de ne pas signer l'accord d'association, l'Union européenne n'a pas renoncé à l'objectif d'une signature de cet accord. L'Ukraine et l'Union européenne ont ainsi signé l'accord d'association le 21 mars 2014, pour son volet politique, et le 27 juin suivant, pour son volet économique, même si l'entrée en vigueur du volet libre-échange approfondi et complet a été reportée du 1er novembre 2014 au 1er janvier 2016 en raison de l'inquiétude de la Russie sur les implications potentielles de ce texte pour son économie.
Par ailleurs, l'Union européenne a mis en oeuvre des sanctions à l'encontre des parties au conflit, tout comme d'autres nombreux pays, dont les États-Unis.
3. Le cadre juridique des sanctions européennes
Ces sanctions constituent des initiatives autonomes et ne sont pas la déclinaison d'éventuelles sanctions internationales. Elles ont également sensiblement évolué et recouvrent des mesures dont le statut juridique diffère en fonction de leur nature.
Dans un premier temps, avant la fuite et la destitution du Président Ianoukovitch, l'Union européenne a visé les autorités ukrainiennes en condamnant la répression policière des manifestations de Maïdan et le vote de lois portant atteinte aux libertés publiques et en appelant au respect des droits fondamentaux. Ce n'est qu'à partir de mars 2014 et l'annexion de la Crimée que la Russie est concernée par les réactions européennes. Cette évolution se retrouve au niveau des sanctions qui ont d'abord visé des responsables ukrainiens avant de concerner des personnalités russes, dont des parlementaires.
Les sanctions décidées par l'Union européenne sont appelées des « mesures restrictives ». Celles-ci sont conçues comme un élément d'une approche politique globale dont le dialogue n'est pas exclu. À cet égard, elles constituent un outil de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Elles n'ont pas tant comme objectif de punir que d'amener le pays visé, ou les personnes ou entités désignées, à modifier leur politique ou leurs actions.
Les mesures restrictives de l'Union européenne sont mises en oeuvre sur un double fondement juridique, traduisant leur caractère mixte, à la fois démarche intergouvernementale exprimée par une position commune, complétée par une démarche européenne visant à une mise en oeuvre uniforme par un règlement :
1°) l'article 29 du traité de l'Union européenne, qui habilite le Conseil à adopter « des décisions qui définissent la position de l'Union sur une question particulière de nature géographique ou thématique ». Dans ce cadre, le Conseil doit se prononcer à l'unanimité comme sur toute question relevant de la PESC ;
2°) pour la mise en oeuvre directe de la décision PESC, l'article 215 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne selon lequel « le Conseil peut adopter [...] des mesures restrictives à l'encontre de personnes physiques ou morales, de groupes ou d'entités non étatiques ». Ces mesures, introduites sous la forme de règlements et concernant en particulier le gel des fonds et des avoirs financiers, sont également adoptées par le Conseil, mais à la majorité qualifiée, et non plus à l'unanimité, et sur proposition conjointe du Haut représentant et de la Commission. Les actes PESC ne relevant pas de la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne, ce sont ces règlements qui peuvent faire l'objet de recours en annulation. Par ailleurs, une décision PESC peut aussi requérir une mise en oeuvre indirecte par les États membres, notamment pour les interdictions d'entrée et de transit sur leur territoire.
4. Le contenu des sanctions
Les premières sanctions européennes, je l'ai dit, ont visé les responsables ukrainiens ayant détourné des fonds publics et violé les droits de l'Homme, dont l'ancien Président Ianoukovitch et les anciens ministres de l'intérieur et de la justice, chef des services de sécurité et procureur général. Il s'agit de mesures, décidées le 20 février 2014 et effectivement mises en oeuvre le 5 mars, pour une durée d'une année, qui prévoient le gel des fonds et des ressources économiques de ces personnes.
Compte tenu de la rapidité des développements du conflit, le principe et le champ des sanctions ont ensuite été étendus à la Russie.
Ainsi, le 17 mars, le Conseil de l'Union européenne, après la pénétration des troupes russes en Ukraine et l'annexion de la Crimée, a pris des mesures, valables six mois, qui imposent des restrictions en matière de déplacements, ainsi qu'un gel des fonds et des ressources économiques à certaines personnes, russes et ukrainiennes, responsables d'actions compromettant ou menaçant l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l'Ukraine, y compris d'actions concernant le statut futur d'une quelconque partie du territoire qui sont contraires à la Constitution ukrainienne, ainsi qu'aux personnes physiques ou morales, entités ou organismes qui leur sont associés.
La politique de sanctions à l'encontre de la Russie a été adoptée par le Conseil européen au cours d'une réunion extraordinaire tenue le 6 mars 2014. L'approche retenue se veut graduée et comporte trois phases en fonction de l'évolution de la situation en Ukraine.
Ces trois phases, chacune présentant un contenu spécifique, sont les suivantes :
- la phase 1 correspond à des mesures diplomatiques : la suspension des négociations en cours sur les visas et sur le nouvel accord global Union européenne-Russie ; la suspension de la préparation du sommet du G8 à Sotchi, qui a finalement été annulé ; le réexamen des programmes de coopération bilatérale et régionale entre l'Union européenne et la Russie en vue de leur suspension éventuelle, seuls les projets concernant exclusivement la coopération transfrontière et la société civile étant maintenus. Le sommet UE-Russie de juin 2014 a été annulé par le Conseil européen des 20 et 21 mars 2014 qui a également pris note que les États membres ne tiendront pas de sommets bilatéraux périodiques et qui a soutenu la suspension des négociations relatives à l'adhésion de la Russie à l'OCDE et à l'Agence internationale de l'énergie (AIE) ;
- la phase 2 correspond aux sanctions individuelles (interdiction de visa et gel d'avoirs), dont les critères ont été élargis à plusieurs reprises. Au total, et après des décisions d'extension successives, 150 personnes et 37 entités sont actuellement soumises à des restrictions européennes ;
- la phase 3 correspond aux sanctions économiques sectorielles. Le Conseil européen, le 16 juillet puis le 30 août 2014, a décidé des mesures restrictives supplémentaires, applicables aux nouveaux contrats : renforcement des restrictions à l'accès aux marchés européens de capitaux pour des banques publiques et des grandes entreprises russes des secteurs de la défense, de l'aéronautique et de l'énergie ; embargo sur les importations et les exportations d'armements et de matériel connexe en provenance ou à destination de la Russie ; renforcement de l'interdiction frappant l'exportation de biens et de technologies à double usage (civil et militaire) à destination d'utilisateurs finals militaires ; limitation de l'accès de la Russie à certains services nécessaires à l'exploration et à la production de pétrole en eaux profondes, à l'exploration ou à la production de pétrole dans l'Arctique et à des projets dans le domaine du schiste bitumeux en Russie, etc. La livraison des Mistral à la Russie n'est pas concernée car leur commande est antérieure aux sanctions.
Le Conseil européen a également demandé à la BEI de suspendre la signature de nouvelles opérations de financement en Russie, tandis que les États membres devront coordonner leurs positions au sein du conseil d'administration de la BERD en vue de suspendre également le financement de nouvelles opérations.
Par ailleurs, l'Union européenne a adopté un certain nombre de sanctions ciblées sur la Crimée et Sébastopol, telles que l'embargo sur l'importation de marchandises originaires de ces entités, l'interdiction d'investissements dans les projets d'infrastructures de transport, de télécommunications et d'énergie, ainsi que dans les projets liés à l'exploitation des ressources naturelles de Crimée (pétrole, gaz et minerais) ou encore l'interdiction pour les ressortissants européens et les entreprises établies dans l'Union d'acheter des biens immobiliers ou des entités en Crimée, etc.
Face à ces sanctions, la Russie a pris un certain nombre de mesures de rétorsion. Je vous rappelle que, dès janvier 2014, soit avant le déclenchement de la crise ukrainienne, la Russie avait décidé un embargo sur les importations de porcs. Je ne reviens pas sur cette mesure et ses conséquences qui avaient été développées par Pascale Gruny dans sa communication du 10 mars dernier.
Le 7 août 2014 et pour une durée d'un an, la Russie a pris plusieurs mesures qui, elles, sont directement des mesures de représailles aux sanctions européennes. Elle a ainsi mis en place un embargo concernant le boeuf, le porc, la volaille, le poisson, le fromage, le lait et produits laitiers, les légumes et les fruits en provenance des États-Unis, de l'Union européenne, de l'Australie, du Canada et de la Norvège. Ces restrictions ont été étendues le 21 octobre suivant aux abats, farines animales, lard et autres produits dérivés du porc et des poulets au motif de problèmes sanitaires (infection microbienne).
Selon des informations obtenues auprès de Auchan Russie, le commerce en Russie aurait davantage souffert de ces mesures de rétorsion russes que des sanctions, même si la situation diffère selon les secteurs. Plusieurs mois ont parfois été nécessaires pour adapter le marché à la nouvelle donne. Il est délicat d'anticiper ce que sera la situation après la levée des sanctions. L'Europe dispose toutefois d'un atout important qui tient à la bonne réputation auprès de la population russe de ses produits, contrairement à ceux importés de Chine que les Russes n'apprécient que modérément.
Je laisse maintenant la parole à Simon Sutour qui va aborder la question des conséquences des sanctions et évoquer la réflexion sur l'après-sanctions.
M. Simon Sutour. - Je note que la presse évoque depuis peu l'existence d'une liste noire de personnalités européennes établie par la Russie, en réponse aux sanctions européennes.
1. Les conséquences des sanctions
Il est délicat de mesurer l'impact des sanctions sur la situation économique de la Russie, et plus encore sur les décisions politiques du Kremlin. D'aucuns prétendent que les sanctions sont sans effets véritables, voire qu'elles seraient contre-productives. En revanche, pour Alexeï Navalny, l'un des principaux opposants au président Poutine, sans ces sanctions, « l'armée russe serait à Odessa ». À ce propos, le Président Porochenko a nommé comme nouveau gouverneur d'Odessa Mikheil Saakachvili, ancien président géorgien. Je ne sais pas si cette décision va améliorer les relations avec la Russie.
Les conséquences les plus immédiates des sanctions sont d'ordre économique.
Les années 2000 ont été marquées en Russie par une croissance économique soutenue, avec une augmentation annuelle moyenne du produit intérieur brut (PIB) de 7 %. Toutefois, la croissance observée au cours des dernières années illustre un ralentissement structurel de l'économie russe. L'année 2013 marque le début de la crise économique sérieuse qui touche la Russie depuis lors, et donc dès avant le conflit en Ukraine et les sanctions européennes.
La situation économique en Russie s'est nettement dégradée en raison de la forte baisse à la fois du cours du pétrole et de la valeur du rouble, dans un contexte marqué par une trop grande dépendance aux recettes d'exportations d'hydrocarbures et par l'importance des emprunts étrangers dans le bilan des banques russes.
Quelle est la part de responsabilité des sanctions européennes dans la situation économique russe, alors que les deux parties sont d'importants partenaires commerciaux ?
En elles-mêmes, l'annexion de la Crimée et l'escalade du conflit dans l'Est de l'Ukraine ont sensiblement détérioré la situation économique en créant un contexte d'incertitude préjudiciable, comme le montrent les considérables fuites de capitaux.
En Russie même, l'effet des sanctions n'est pas contesté. Selon un sondage de décembre 2014, 70 % des Russes étaient convaincus que les sanctions affectent l'économie du pays et 54 % considèrent qu'elles les touchent personnellement. Au même moment, le Premier ministre russe, Dmitri Medvedev, estimait à 90 milliards d'euros le coût des sanctions pour l'Europe sur les années 2014 et 2015, et à des dizaines de milliards de dollars leur impact national.
Début février 2015, le ministre espagnol des affaires étrangères a estimé que l'Union européenne avait perdu 21 milliards d'euros en exportations vers la Russie du fait des sanctions.
Les sanctions économiques prises à partir de septembre 2014 ont accentué les fuites de capitaux et l'effondrement de la monnaie russe, l'impact des sanctions sur l'économie russe s'étant surtout diffusé via les marchés financiers et le système bancaire. Le secteur bancaire russe est très affecté. De nombreuses banques n'ont plus accès aux marchés des capitaux en raison des sanctions, alors qu'elles doivent faire face au remboursement de dettes contractées en devises, dans un contexte marqué par une forte dévalorisation du rouble. Par ailleurs, les réserves de la banque centrale russe ont beaucoup diminué.
La crise s'accompagne d'une résurgence sensible de l'inflation, à 11,5 %, qui pourrait s'élever jusqu'à 17 % en 2015. Or, les Russes ont été durablement traumatisés par la crise financière et monétaire de 1998. Ils ont peu confiance dans leur monnaie et ont une propension assez forte à la consommation. Or, la crise économique en Russie se traduit par une baisse de la consommation. Le pouvoir d'achat diminue au moment où les autorités nationales et locales cherchent à réduire les dépenses publiques et limitent donc l'accès à certains services publics.
Les sanctions ont aussi des conséquences directes dans le secteur de l'énergie, vital pour l'économie russe. Le fonctionnement des gisements dépend fortement des technologies occidentales. Avant le conflit en Ukraine, environ 80 % des puits de pétrole russes étaient entretenus par des sociétés occidentales. Le volume du gaz extrait en Russie a aussi baissé. Certains projets de développement sont à l'arrêt, par exemple l'exploitation du pétrole de schiste en Sibérie et l'extraction de gaz dans l'Arctique, ou encore, faute pour les compagnies russes de disposer des techniques idoines, la prospection géologique et l'extraction sous-marine.
Au total, en 2015, la Russie serait en récession et probablement aussi en 2016. En 2015, son PIB devrait revenir à son niveau de celui de 2005.
Les conséquences politiques des sanctions européennes, quoique sans doute plus indirectes et plus difficiles à évaluer, n'en sont pas moins réelles pour autant.
Dans un premier temps, les sanctions, du moins à court terme, renforcent la popularité du Président Poutine et contribuent à l'indéniable regain de nationalisme en Russie.
Mais les sanctions interviennent dans un contexte de divisions politiques. L'annexion de la Crimée aurait profondément modifié l'équilibre des forces au Kremlin, entre les « libéraux », tel le Premier ministre Dmitri Medvedev, passé au second plan depuis le début du conflit, et les représentants des structures de force et du complexe militaro-industriel, les premiers ayant été supplantés par les seconds.
En outre, les sanctions ont indéniablement contribué à dégrader le climat des affaires. Elles ont tendu les relations entre les autorités russes et les oligarques. Ces derniers ont d'ailleurs cherché à obtenir des compensations, ce qui tendrait à prouver la réalité des répercussions des sanctions. Dans le même temps, ils savent qu'ils ne sont plus à l'abri de déboires judiciaires. Les sanctions accentuent la pression sur les oligarques avec lesquels le Kremlin entretient des relations complexes faites de proximité et de méfiance, comme l'a montré l'affaire Bashneft.
L'assassinat, au pied du Kremlin, le 27 février 2015, de l'ancien Premier ministre Boris Nemtsov, l'un des leaders de l'opposition à Vladimir Poutine, a accentué un climat de peur au sein de la population. Le contrôle des principaux médias, la surveillance d'Internet et la pression exercée sur les ONG contribuent à la dégradation de la situation des droits de l'Homme dans le pays.
2. Comment envisager de sortir des sanctions ?
L'Union européenne a prolongé à plusieurs reprises ses sanctions contre la Russie. Les sanctions individuelles, qui étaient applicables jusqu'en mars 2015, ont été prolongées de six mois par le Conseil, soit jusqu'au 15 septembre 2015, et les sanctions économiques, en vigueur jusqu'au 31 juillet 2015, ont vu leur prolongation éventuelle jusqu'à la fin de l'année 2015 liée par le Conseil européen des 19 et 20 mars derniers à la mise en oeuvre de l'accord de Minsk 2.
Pour autant, la logique des sanctions paraît aujourd'hui parvenue à son terme. En effet, le bilan humain et économique du conflit est très lourd et les parties au conflit sont dans l'impasse, l'Ukraine ne pouvant reconquérir militairement ni la Crimée ni ses régions orientales, tandis que la Russie est relativement isolée sur la scène internationale. C'est pourquoi le moment de se projeter dans l'après-sanctions est arrivé.
Si l'Union européenne a pu imposer des sanctions à la Russie, cela n'a pas été sans susciter des divergences nationales préjudiciables à la cohésion européenne. On le sait, certains États membres ont des positions parfois clairement opposées sur cette question. C'est dans ce contexte que le Conseil devra, le jour venu, se prononcer à l'unanimité sur la levée des sanctions.
Les sanctions, pour être efficaces, doivent être adossées à un processus de négociations politiques.
Or, de ce point de vue, le Conseil européen des 19 et 20 mars 2015 a procédé à un utile rééquilibrage politique. Il est parvenu à un accord de principe pour lier le sort des sanctions à la mise en oeuvre des accords de Minsk 2 conclus en février dernier jusqu'à la fin de l'année.
La mention de cette échéance n'était pas nécessairement acquise, mais elle est importante car elle fait référence à deux points des accords de Minsk 2, d'une part, la mise en oeuvre par l'Ukraine d'une réforme constitutionnelle relative à la décentralisation devant garantir un statut d'autonomie aux régions de Donetsk et de Louhansk, et, d'autre part, le contrôle total par Kiev des frontières orientales du pays. Pour autant, si les chefs d'État et de gouvernement européens ont décidé de prolonger les sanctions, ils ont aussi précisé que « les décisions qui s'imposent seront prises dans les mois à venir ». De fait, les sanctions feront l'objet d'une évaluation en juin 2015, avant qu'une décision de reconduction éventuelle ne soit prise.
Les accords de Minsk 2, conclus dans le format dit « Normandie », ont permis aux Européens de reprendre la main sur ce dossier qui les concerne au premier chef, grâce à l'action du couple franco-allemand, exerçant à nouveau son rôle de moteur de l'Europe.
La mise en oeuvre des accords de Minsk 2 se déroule dans l'ensemble comme prévu et le cessez-le-feu est globalement respecté, même si une dégradation de la situation sur le terrain peut être observée depuis quelques semaines.
Si le conflit en Ukraine a indéniablement dégradé les relations entre l'Union européenne et la Russie, il est important de réfléchir aux solutions pour sortir de la crise.
Le format « Normandie » a permis de parvenir de façon pragmatique à un équilibre délicat consistant à rassembler l'ensemble des Européens tout en maintenant un dialogue avec la Russie. La conclusion de Minsk 2 démontre l'ouverture du Président Poutine à négocier avec des États, même dans un cadre bilatéral comme le format « Normandie ». La position franco-allemande a été particulièrement appréciée des Russes qu'ils ont perçue comme rassembleuse et fédératrice et permettant de parvenir à un équilibre entre des positions initialement très divergentes au terme d'une véritable négociation.
Certes, renouer le dialogue avec la Russie ne sera probablement pas simple, tant la méfiance réciproque est grande, et prendra du temps.
D'ailleurs, pour la Russie, la détérioration de ses relations avec Bruxelles serait antérieure au conflit ukrainien. Le blocage des négociations sur la libéralisation des visas en serait un exemple, de même que les initiatives de la Commission européenne à l'encontre de Gazprom.
Les Russes considèrent que les relations bilatérales que leur pays entretient avec tel ou tel État membre sont excessivement subordonnées à ses relations avec l'Union européenne. Ils le regrettent, en particulier en matière de politique étrangère. Selon eux, cette intégration a fait des « grands » pays européens les otages des « petits ». Ce facteur institutionnel entraverait le développement des relations de la Russie et de l'Union européenne et compliquerait leur coopération. En outre, les dirigeants russes estiment que certaines institutions de l'Union européenne leur étaient hostiles et attendent beaucoup du renouvellement intervenu en 2014 qui a vu la mise en place d'une Commission plus politique, même s'ils restent extrêmement prudents quant aux positions du nouveau Président du Conseil européen.
Les institutions européennes elles-mêmes ne paraissent plus fermées au principe d'un retour au dialogue avec la Russie. À cet égard, il convient de noter une évolution de la position de Mme Federica Mogherini, Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.
Il nous semble qu'une désescalade profiterait aux deux parties. L'Union européenne verrait enfin se stabiliser sa frontière orientale, avec le retour au calme dans l'Est de l'Ukraine, et pourrait reprendre son partenariat avec la Russie selon une démarche sélective et graduelle, dans certains domaines stratégiques tels que l'énergie, les transports, le commerce ou encore le changement climatique. Quant à la Russie, elle pourrait tirer profit de la libéralisation des visas, du retour des investissements et des technologies européennes, ainsi que d'une relation coopérative entre l'Union européenne et l'Union économique eurasiatique.
L'Union européenne a besoin d'une stratégie pour asseoir les relations avec la Russie sur une base solide à long terme.
Cette réflexion prospective doit prendre en compte la construction d'un partenariat stratégique entre l'Union européenne et la Russie, la première et la seconde étant largement interdépendantes, en matière énergétique notamment. Elles ont des intérêts à affronter ensemble les défis du monde multipolaire, dans la continuité des réflexions géopolitiques du général de Gaulle et de François Mitterrand.
Cette approche coopérative, fondée sur une relation privilégiée Union européenne/Russie, présenterait bien plus d'avantages que le retour à la Guerre froide.
Sur ces derniers points, nous pourrons toutefois vous en dire davantage après notre déplacement à Bruxelles prévu à l'automne prochain et après nous être rendus en Russie.
M. Jean-Yves Leconte. - Je rappelle que les sanctions ont été mises en place pour réagir à une situation de violation du droit international qui est inacceptable et qui demeure. Si le conflit dans l'Est de l'Ukraine doit trouver une solution, c'est également le cas de la Crimée, annexée illégalement par la Russie. Je note que depuis deux jours, les séparatistes du Donbass ont repris les armes. On est très loin de la mise en oeuvre correcte des accords de Minsk 2. Le président du Sénat, au cours de son déplacement en Russie, a insisté sur ce point : si Minsk 2 n'est pas appliqué, Washington risque de reprendre la main.
Je note que, pour la première fois depuis 1945, un pays membre du Conseil de sécurité de l'ONU a annexé un territoire. Ça ne s'était jamais vu depuis la création de l'ONU. La Russie est donc l'auteur d'un acte majeur de remise en cause de l'ordre international et ce n'est pas acceptable. Je crois que l'évolution de la situation en Syrie et au Moyen-Orient depuis 2013 a incité la Russie à surestimer la portée de sa politique étrangère, aussi à cause des erreurs européennes.
Les entreprises françaises sont également affectées par les sanctions, en particulier dans l'automobile, même s'il existe des différences selon les secteurs économiques. Ces sanctions ont renforcé le pouvoir de l'État sur l'ensemble de l'économie russe. Il est difficile pour la Russie, dans le contexte actuel, de prétendre équilibrer la balance entre l'Europe et l'Asie compte tenu de l'inégalité des relations économiques qu'elle entretient avec l'une et l'autre.
Je note que l'Union européenne éprouve de véritables difficultés dans ses relations avec les États dont elle n'est pas le bailleur et avec ceux qui ne sont pas candidats à une adhésion. Enfin, la complexité institutionnelle de l'Europe ne contribue pas à fluidifier la conduite de sa politique extérieure.
M. Jean-Paul Emorine. - Face à un sujet aussi complexe, je pense qu'il serait opportun pour notre commission d'auditionner des historiens et des experts de la Russie, comme le fait la commission des affaires étrangères. Je propose que nous auditionnions également, le cas échéant en commun avec cette dernière, l'ambassadeur de Russie en France.
Je regrette la position passée de l'Union européenne qui a cherché à satisfaire les demandes de l'Ukraine mais sans dialoguer avec la Russie.
Le secteur agroalimentaire souffre beaucoup des sanctions. La Russie doit être un partenaire de l'Union européenne et non un concurrent. En outre, il convient de veiller à ne pas orienter la Russie vers l'Asie. Enfin, j'ai l'impression que la Crimée est revenue à une situation antérieure plus conforme aux aspirations de sa population, russe pour l'essentiel.
M. François Marc. - Je m'interroge sur l'impact réel des sanctions européennes sur la situation économique en Russie. Celle-ci est effectivement en récession, mais quelle est la part de responsabilité des sanctions ? Peut-être cela arrange-t-il le Président Poutine de faire porter aux sanctions la responsabilité de la dégradation de la situation économique, pour d'évidentes raisons de politique intérieure. Les problèmes que rencontre aujourd'hui la Russie trouvent aussi leur origine dans les limites du modèle économique russe, inapproprié pour des raisons structurelles.
M. Michel Billout. - Je crois extrêmement utile de rappeler que les relations entre l'Union européenne et la Russie auraient dû faire l'objet d'une réflexion approfondie et objective. Il me semble nécessaire de sortir de la situation actuelle par le haut : il n'y a rien à gagner à revenir à la Guerre froide. Le sort des sanctions doit être déterminé par la bonne application des accords de Minsk 2. De manière générale, des interrogations existent sur l'efficacité des sanctions internationales, comme on l'a vu en Irak.
M. André Reichardt. - La situation actuelle, qui résulte d'une violation évidente du droit international par la Russie, n'est pas acceptable, d'autant plus qu'il ne s'agit pas d'une première. L'expansionnisme russe s'est manifesté en Géorgie, où le pouvoir central ne contrôle plus l'Ossétie du Sud ni l'Abkhazie, ou encore en Moldavie, avec la Transnistrie. Cela fait beaucoup !
M. Yves Pozzo di Borgo. - La corruption constitue un problème structurel dans les sphères dirigeantes ukrainiennes où elle est endémique. Je rappelle que des ministres émanant de la révolution de Maïdan ont été évincés rapidement au profit de responsables politiques notoirement corrompus. Toutefois, je crois que la grande majorité des Ukrainiens a pris conscience du problème. Selon nous, les relations entre l'Union européenne et la Russie doivent être approfondies dans une perspective stratégique. Sur les conséquences des sanctions, je rappelle que notre ambassadeur à Bruxelles avait indiqué que l'impact des sanctions pouvait être chiffré à 0,2 % du PIB européen, soit l'équivalent de ce que devrait apporter le Plan Juncker. La dégradation de l'économie russe résulte davantage de la baisse du rouble et du cours du pétrole que des sanctions européennes. Le Président Hollande et la Chancelière Merkel ont joué un rôle fondamental pour parvenir à la conclusion des accords de Minsk 2 auxquels les Russes et les Ukrainiens se sont ralliés. Enfin, je regrette que le parlement ukrainien n'ait toujours pas adopté la réforme constitutionnelle relative à la décentralisation, qui constitue pourtant un point essentiel des accords.
M. Simon Sutour. - L'annexion par la Russie de la Crimée constitue indiscutablement une violation du droit international. Pour autant, j'ai pu constater, au cours de déplacements dans cette péninsule, la proximité réelle des habitants de Crimée avec les Russes, notamment à l'occasion de la célébration de la victoire de 1945. Les habitants de la Crimée se sentent russes et je m'interroge sur les résultats d'un référendum de rattachement qui aurait été effectué selon les standards internationaux. Je précise que les sanctions prises contre la Russie sont des sanctions propres à l'Union européenne et non pas la déclinaison de sanctions internationales, comme il peut en exister à l'encontre de l'Iran. Je regrette l'absence des dirigeants européens à Moscou, alors que le Président chinois et le Premier ministre indien étaient présents, lorsque fut célébré le 70ème anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, d'autant plus que le Président Poutine s'était rendu en Normandie en juin 2014 lors du 70ème anniversaire du Débarquement.
M. Jean Bizet, président. - L'Union européenne ne peut se développer qu'en nouant des relations constructives et apaisées avec la Russie. Il me semble aujourd'hui admis que la Commission Barroso avait commis plusieurs maladresses dans ses relations avec Moscou : faire croire que les accords d'association valaient adhésion, affirmer que les accords commerciaux étaient exclusifs de relations avec l'Union économique eurasiatique, ce qui a placé certains pays dans une situation délicate, par exemple l'Arménie, et évoquer l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, perçue comme une menace par la Russie.
Pour autant, la Russie a commis un certain nombre de fautes, à commencer par l'annexion de la Crimée. En Ukraine, les Russes cherchent à favoriser la fédéralisation du pays tandis que les Ukrainiens lui préfèrent la régionalisation, ce qui est aussi la position du couple franco-allemand. J'appelle de mes voeux la reprise des sommets Union européenne-Russie, interrompus depuis janvier 2014, de même que l'adhésion de la Russie à l'Agence internationale de l'énergie dans le contexte de relations commerciales énergétiques denses entre l'Europe et la Russie.
À l'issue de ce débat, la commission a autorisé, à l'unanimité, la publication du rapport d'information.
Économie, finances et fiscalité - Examen de la proposition de résolution européenne n° 423 (2014-2015) pour une stratégie européenne du numérique globale, offensive et ambitieuse : rapport de M. André Gattolin
M. Jean Bizet, président. - Notre ordre du jour appelle en dernier lieu l'examen du rapport d'André Gattolin sur la proposition de résolution européenne, déposée le 4 mai dernier par nos collègues Catherine Morin-Desailly et Gaëtan Gorce.
Cette proposition tend à promouvoir « une stratégie européenne du numérique globale, offensive et ambitieuse. » Elle traduit les orientations dégagées par la mission commune d'information qu'ils ont animée et qui a rendu ses conclusions en juillet 2014.
Conformément à l'article73 quinquies du Règlement du Sénat, notre commission doit se prononcer dans un délai d'un mois.
Le numérique bouleverse nos habitudes dans tous les domaines. Nous en avons débattu avec les deux commissaires en charge du dossier, MM. Ansip et Oettinger, lorsque nous les avons rencontrés à Bruxelles et à Strasbourg. Nous avons également tenu, la semaine dernière, une table ronde sur la culture face au défi numérique conjointement avec la commission de la culture. Cette table ronde nous a permis d'avoir un dialogue fructueux avec les acteurs concernés.
On voit bien se dégager plusieurs enjeux souvent complexes : la protection de la propriété intellectuelle, l'émergence de nouveaux modèles économiques, l'exigence que l'Union européenne soit aussi productrice sur le marché unique numérique, le respect de la diversité de la culture européenne en ligne, la réforme de la gouvernance de l'Internet, ou encore la régulation des grandes plateformes dont l'influence est de plus en plus importante dans l'économie.
La Commission européenne a présenté, le 6 mai dernier, sa stratégie pour le numérique. L'examen de cette proposition de résolution européenne arrive donc au bon moment pour permettre au Sénat de continuer à apporter sa contribution au débat sur cet enjeu majeur.
M. André Gattolin. - Je vais immédiatement couper court au suspens, s'il en est : je suis très favorable à la proposition de résolution qui nous est soumise ! Celle-ci reprend, en effet, les conclusions de la mission d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet, dont j'étais membre. Elle était présidée par Gaëtan Gorce et je partage la quasi-totalité des conclusions de son rapporteur, Catherine Morin-Desailly.
Avant d'aborder la résolution en elle-même et les améliorations que je vous propose d'y apporter, je voudrais tout d'abord évoquer le contexte et l'importance du moment, et vous présenter les orientations que propose la Commission européenne pour une stratégie numérique de l'Union européenne.
C'est le 6 mai dernier que la Commission européenne a dévoilé sa communication « pour un marché unique numérique en Europe ». Le titre est un peu trompeur, car comme vous allez le voir, ce projet est plus ambitieux qu'il n'y paraît. La Commission l'articule autour de trois piliers. Au sein de ces piliers, 16 actions feront chacune l'objet d'une initiative législative au plus tard avant la fin de 2016. Le calendrier des textes - règlements et directives - sera donc très dense !
Le premier pilier vise à améliorer l'accès aux biens et services numériques dans toute l'Europe pour les consommateurs et les entreprises. Cela concerne l'achat de biens dans un autre pays de l'Union, la livraison de colis, les taux de TVA, ou encore les questions sensibles du blocage géographique et surtout du droit d'auteur.
Sur ce dernier point, très important pour notre pays, la table ronde organisée la semaine dernière par notre commission et la commission de la culture a laissé entrevoir une certaine satisfaction de la part des associations présentes. Il faut reconnaître que la Commission européenne s'est éloignée d'une approche purement favorable aux consommateurs. Elle semble désormais s'intéresser aussi à la production et avoir compris que le droit d'auteur est un élément primordial du soutien à nos industries culturelles.
Le second pilier de la stratégie veut, d'une part, créer un environnement propice au développement des réseaux et services numériques, et d'autre part, créer des conditions de concurrence équitables. Pour ce faire, la Commission prévoit la modernisation de deux législations qui avaient été adoptées avant la généralisation de l'internet mobile : la réglementation des télécommunications et la directive sur les médias audiovisuels. Ensuite, elle envisage de renforcer la sécurisation des données et la cybersécurité, éléments fondamentaux d'une utilisation sûre de l'Internet. Je reviendrai sur la cybersécurité un peu plus tard. Enfin, la Commission propose une analyse détaillée du rôle des plateformes en ligne dans le marché.
C'est extrêmement important, voire central. Les plateformes, ce sont les moteurs de recherche comme Google, les réseaux sociaux comme Facebook ou les boutiques d'applications comme celles détenues par Apple. Or, ces grands acteurs américains ont des comportements dont on se demande s'ils sont licites. Au-delà de l'optimisation fiscale poussée à outrance, il y a la question de l'absence de transparence des résultats de recherche, les relations avec les fournisseurs, la promotion de leurs propres services au détriment des concurrents ou encore la politique tarifaire appliquée.
Il est bon que l'Union européenne comprenne que ces attitudes sont néfastes au marché unique numérique et décide d'agir à leur encontre ! Cela a d'ailleurs déjà commencé avec les enquêtes diligentées contre Apple et Facebook, avec une réaction qui n'a pas tardé, l'annonce par Amazon de payer désormais l'impôt sur les sociétés dans le pays où ses filiales sont implantées et non plus uniquement au Luxembourg...
Dans un autre ordre d'idées, je signale que le « paquet télécoms », en discussion depuis la fin de 2013, fait actuellement l'objet de discussions en trilogue. Il a beaucoup perdu de son ambition première et les débats se sont focalisés sur les frais d'itinérance et sur l'importante question de la neutralité de l'Internet. Un compromis est sur la table. Il vaut ce qu'il vaut, mais je crois qu'il faut maintenant l'adopter sans plus attendre pour pouvoir avancer !
J'en reviens à la communication de la Commission européenne.
Le troisième pilier veut maximiser le potentiel de croissance de l'économie numérique en Europe. Il est le signe que le projet de la Commission européenne ne s'arrête pas à renforcer la législation existante et le marché intérieur, mais qu'elle a aussi pris la mesure de l'importance de développer une industrie numérique européenne. L'accent donné à la libre circulation des données à l'ère du big data et de l'informatique en nuage me paraît pertinent, car ce sont deux domaines qui possèdent de forts potentiels de croissance. Enfin, la volonté de développer les compétences des citoyens dans le domaine numérique peut être analysée comme le signe d'une prise de conscience que l'ensemble de la société est affecté par la révolution numérique.
Donc, globalement, et sur le papier, cette stratégie est satisfaisante. Mais il convient de mesurer qu'elle comporte deux limites. La première limite, c'est qu'il ne s'agit que de la vision de la Commission européenne. Et sa publication marque le début du processus d'adoption d'une décision en Europe. La Commission présentera sa contribution au Conseil européen les 25 et 26 juin prochains. Et c'est là que la deuxième limite est importante : cette stratégie a le mérite de mettre en discussion l'ensemble des points de blocage au développement de l'économie numérique en Europe, mais elle ne prend pas véritablement position. Ce n'est que lorsque les textes normatifs seront soumis au législateur qu'on verra apparaître la véritable orientation de la Commission.
Or, au sein de celle-ci, comme en Europe, il y a deux lignes. La première, libérale, est incarnée par le vice-président Ansip qui veut rendre plus efficace le marché unique au profit du consommateur, supprimer les freins au commerce transfrontière et mettre fin au blocage géographique. La seconde ligne, portée par le commissaire Oettinger, est plus volontariste et prône un véritable soutien à une industrie numérique en Europe. Il s'agit également de la position de la France et de l'Allemagne.
En soi, la communication de la Commission européenne est une petite victoire pour nos deux pays. Mais les négociations seront encore nombreuses - 16 textes au moins seront mis en discussion ! - et longues. Dans ce contexte, il importe de réaffirmer les principes qui nous paraissent essentiels.
C'est précisément ce que fait la proposition de résolution qui nous est soumise. S'appuyant sur les travaux de la mission d'information conduite l'an dernier sur l'Europe au secours de la gouvernance mondiale de l'Internet, les auteurs nous proposent une résolution que je qualifierai de résolution de principe. Elle aborde les sujets majeurs de la révolution numérique (la répartition de la valeur sur Internet, le respect du droit d'auteur, la protection des données personnelles, la neutralité du Net, la régulation des plateformes, la fiscalité) et prône une stratégie industrielle pour le numérique en Europe.
Je crois qu'il est utile et important, à l'heure où les négociations vont commencer, de rappeler la position du Sénat pour soutenir le Gouvernement français. C'est la raison pour laquelle je vous propose simplement de renforcer et d'enrichir la proposition de résolution.
Quelles sont les modifications que je vous suggère d'apporter au texte de la proposition ?
Renforcer la proposition, cela signifie que je propose de clarifier notre message. En effet, le paragraphe 17 est celui qui prône une stratégie industrielle pour le numérique et les moyens pour y arriver. Cela passe par des mesures en faveur du développement des entreprises et par l'affirmation de l'ambition européenne dans les négociations commerciales. Je vous propose de scinder ces deux aspects pour rendre notre message plus fort et plus lisible. Un paragraphe prônerait une véritable stratégie industrielle européenne pour le numérique et détaillerait les différents moyens pour la mettre en oeuvre (c'est le paragraphe 18). Un second paragraphe rappellerait les aspects essentiels sur lesquels l'Union européenne doit s'affirmer dans les négociations commerciales et tout particulièrement en ce qui concerne le traité transatlantique (c'est le paragraphe 20).
Pour enrichir - un peu plus ! - la proposition de résolution, je vous propose d'ajouter un paragraphe sur la cybersécurité. Ce thème, que j'évoque depuis plusieurs mois, me paraît essentiel pour une politique numérique ambitieuse et offensive. La multiplication des cyber-attaques en 2015 a montré la vulnérabilité de nos systèmes d'information, les limites de nos moyens de protection et la faiblesse de nos capacités. Pensons aux attaques dont ont été victimes les États comme la Lettonie, les médias comme TV5 Monde ou encore les banques, victimes de cyber-braquages dont on ne saura peut-être jamais le montant exact !
Une étude présentée en janvier dernier au Forum économique mondial de Davos estime que si les Gouvernements et les entreprises ne développent pas rapidement une défense adéquate contre les cyber-attaques, celles-ci pourraient entraîner une perte pouvant aller jusqu'à 3 000 milliards de dollars d'ici à 2020 (soit près de 2 700 milliards d'euros, si on applique le taux de change actuel).
Dans ce contexte, nous devons développer en Europe une véritable culture de la cybersécurité, former nos ingénieurs, soutenir la création d'agences publiques et le développement d'acteurs privés dans ce secteur. C'est le sens du paragraphe 19 que je vous propose d'adopter.
M. Jean Bizet, président. - Je remercie notre collègue pour son travail. Je crois qu'il était opportun d'enrichir la proposition de résolution qui nous est soumise. Les trois amendements qui sont proposés me paraissent tout à fait pertinents et je les soutiens.
Mme Colette Mélot. - Je travaille moi-même sur cette question du numérique, que ce soit à la commission de la culture sur le droit d'auteur ou avec André Gattolin à la suite des attentats de janvier dernier.
La gouvernance de l'Internet s'affirme de plus en plus comme un sujet majeur. Les révélations d'Edward Snowden et l'utilisation d'Internet par des terroristes ont conduit les pays européens à se positionner sur les enjeux de la sécurité sur Internet. Il est temps que l'Europe s'y intéresse et que la Commission européenne s'empare du sujet. Je soutiens donc l'amendement sur la cybersécurité.
Au-delà de la sécurité, Internet a changé le mode de vie des citoyens et des consommateurs. Et si nous ne sommes encore qu'au début du processus, les Européens doivent prendre toute leur place. Et, dans ce contexte, il est important d'affirmer nos priorités. Je soutiens donc l'ensemble des amendements proposés.
M. Éric Bocquet. - Nous sommes tout à fait favorables tant à l'esprit qu'à la lettre de la proposition de résolution, ainsi qu'aux amendements présentés par André Gattolin.
J'aurai une simple question pour notre rapporteur : le paragraphe 14 évoque une coopération renforcée « pour parvenir à une taxation effective des revenus générés par l'activité numérique au sein de l'Union européenne ». N'irait-on pas à l'encontre de l'unanimité qui s'impose aux questions fiscales en faisant cela ?
M. François Marc. - Je suis également favorable à ce qui nous est soumis. Je soutiens en particulier activement le paragraphe 18 en faveur d'une stratégie industrielle pour le numérique.
On a aujourd'hui un besoin très grand d'avancer sur ce terrain. On sait que quand deux emplois sont supprimés dans l'industrie classique, il y en a cinq qui se créent dans l'industrie numérique. C'est dire à quel point on est en train de changer de modèle !
Dans cette montée en puissance si rapide, l'Union européenne a besoin de plus de cohérence et de synergie. C'est la raison pour laquelle je soutiens très fortement ce point particulier qui me semble essentiel.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Je suis pleinement d'accord avec l'analyse de notre rapporteur. Je voudrais aussi attirer votre attention sur le fait que nous n'avons pas, en Europe, de grand acteur de niveau mondial comme les « GAFA ».
Nous en avions parlé avec les commissaires Ansip et Oettinger qui soutiennent l'émergence de ces grands ensembles. Mais pour y parvenir, il va falloir revoir la politique de la concurrence dans l'Union européenne. Pour moi, c'est une priorité.
Un autre problème, c'est que des sociétés qui se créent en Europe partent ailleurs pour se développer parce que l'environnement y est plus favorable. Je considère qu'il y a comme une pesanteur. Je rappelle que l'Europe concentre 6 % de la population mondiale, 20 % de la richesse et 50 % de l'action sociale. Je suis d'accord pour dire que c'est un modèle social qu'il faut préserver, mais il faut constater qu'il nous empêche de développer ces grands ensembles.
M. André Gattolin. - Pour répondre à Éric Bocquet, je dirais qu'il est exact que la règle de l'unanimité continue à prévaloir en matière de fiscalité. Mais la question qui se pose est aussi politique. C'est un choix de souveraineté nationale : Mme Merkel, reprise par le Président Hollande, a parlé d'un Internet européen. À un moment donné, l'Union européenne doit donner la possibilité d'agir à des États stratèges.
J'évoque souvent les crédits d'impôt sectoriel qu'utilisent des pays d'Amérique du Nord et d'Asie pour attirer sur leur territoire des entreprises européennes sans condamnation de l'OMC. À côté de ça, en Europe, nous nous fixons des règles de concurrence plus contraignantes ! Je pense qu'il faudrait que l'Union européenne reconnaisse aux États membres la possibilité d'établir un crédit d'impôt pour des secteurs définis comme stratégiques.
Je rappelle que le développement de l'Internet dans les années 90 s'est fait aux États-Unis sous l'administration Clinton qui lui avait apporté un fort soutien. Là, la Commission semble prendre conscience qu'il faut dépasser la vision traditionnelle européenne de la politique de concurrence, qui se fait soi-disant au bénéfice du consommateur. On se rend compte que la partie productive a toujours été négligée. Nous sommes un grand marché, et c'est normal de faire payer un impôt aux « GAFA », mais nous ne sommes pas que ça. Il faut aussi penser aux emplois qu'on peut créer avec ces industries.
Le principe est le même avec la question du haut et du très haut débit. Les grands acteurs américains en demandent toujours plus, de façon à fournir une offre plus attractive. Les États paient pour l'amélioration des infrastructures et les revenus générés par la publicité vont aux grands groupes, mais pas aux États.
En Europe, nous avons un autre problème, c'est le multilinguisme : c'est une richesse culturelle incomparable, mais c'est un handicap pour un développement à l'échelle du continent et l'anglais pratiqué sur les sites américains finit par s'imposer partout.
Concernant la livraison de colis, je me suis un peu renseigné et, visiblement, il semble y avoir des abus sur les tarifs postaux dans des zones proches des frontières. C'est en partie cela que la Commission veut corriger.
Enfin, on sait que l'enveloppe budgétaire du plan Juncker ne sera pas très importante. En complément, il faut que les règles européennes autorisent les États membres à défendre leur industrie ! L'exception culturelle, la seule autorisée jusqu'à présent, a été plutôt efficace, y compris sur les jeux vidéo. Mais dans d'autres secteurs, il faut avouer que beaucoup d'entreprises très performantes sont parties au Canada ou aux États-Unis, comme l'a rappelé Yves Pozzo di Borgo.
C'est pourquoi je pense que notre proposition de résolution sera bienvenue.
M. Jean Bizet, président. - Je mets aux voix la proposition de résolution européenne dans la rédaction proposée par le rapporteur.
La proposition de résolution européenne ainsi modifiée est adoptée à l'unanimité.
La réunion est levée à 11h10.