Mardi 13 mai 2014
- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -La réunion est ouverte à 14 heures 30
Groupe de travail sur les forces spéciales - Présentation du rapport d'information
La commission examine le rapport de MM. Daniel Reiner, Jacques Gautier et Gérard Larcher sur les travaux du groupe de travail sur les forces spéciales.
M. Jean-Louis Carrère, président - Mes chers collègues, je sais bien que la presse bruisse de rumeurs concernant d'éventuelles annulations budgétaires supplémentaires dans le budget de la défense. Pour l'instant je n'ai aucun élément permettant de confirmer ou d'infirmer ces annulations. Je me suis entretenu avec le ministre de la défense. Je prends l'engagement de vous tenir informés dès que j'en saurai plus.
M. Gérard Larcher. - Monsieur le Président, mes chers collègues, je vais donc commencer la présentation de ce rapport que mes collègues Daniel Reiner et Jacques Gautier ont rédigé à l'issue de leurs travaux, travaux auxquels vous avez bien voulu m'associer. Néanmoins, je voudrais en préambule insister sur le fait que, évidemment, si la programmation militaire était remise en cause, toutes nos conclusions n'auraient plus aucun sens. Une augmentation des effectifs, ce n'est pas rien par les temps qui courent. Surtout qu'elle suppose l'augmentation à proportion des équipements. Ce rapport est le premier travail parlementaire français sur le sujet des forces spéciales et c'est un sujet qui dépasse les clivages partisans. Je tiens également à dire, car nous évoquerons ce sujet, que je ne suis pas favorable à la fusion du Service Action de la DGSE avec les forces spéciales mais qu'en revanche je suis favorable à une meilleure coordination entre les deux voire, une mutualisation des équipements.
Revenons donc au point de départ. Comme vous le savez, le Livre blanc de 2013 a prévu le renforcement des forces spéciales. La loi de programmation militaire 2014-2019 en a donné le détail. Ce plan est en voie de finalisation par l'état-major des armées et sera bientôt soumis au pouvoir exécutif puis rendu public, vraisemblablement au mois de juin. Il porte pour l'essentiel sur une augmentation des effectifs qui devraient passer de 3 000 à 4 000 hommes à la fin de la programmation. D'où le nom de « COS + 1000 » parfois donné à ce plan - le COS étant le commandement des opérations spéciales et désigne par extension l'ensemble des forces spéciales.
Il est prévu également une « doctrine » des forces spéciales, ce qui n'avait jamais été fait depuis la création du COS, en 1992. Il y a bien un « concept » en 2002, mais jamais de doctrine. Nous avons eu le projet de cette doctrine, dans les tous derniers jours de nos investigations.
Du point de vue qui est le nôtre, c'est-à-dire du point de vue du pouvoir législatif qui autorise les crédits et en contrôle l'exécution, trois questions se posent :
Premièrement, pourquoi ce renforcement ? A quoi sert-il ? Vise-t-il à compenser la diminution des forces conventionnelles en créant une « quatrième armée » mieux entrainée, mieux équipée, dont les personnels seraient plus sévèrement sélectionnés, et que l'on pourrait projeter dans des opérations extérieures risquées, laissant à l'armée de terre conventionnelle la défense du territoire ? Doit-on craindre, une « armée à deux vitesses » ?
Deuxièmement, comment ce plan sera-t-il réalisé ? Concerne-t-il uniquement les personnels, ou également les équipements ? Que faut-il en penser ? Quel en sera le coût ? Nous faudra-t-il voter des crédits supplémentaires ? C'est peu probable. Alors où ferons nous les coupes pour financer ce plan ? Un plan de financement est-il du reste prévu ?
Enfin, quelles mesures d'accompagnement sont nécessaires ? Était-il bien nécessaire en particulier d'écrire une doctrine d'emploi, alors que jusqu'à présent la « doctrine est qu'il n'y a pas de doctrine » et que « agir autrement » - devise du COS - ne peut pas et ne doit pas être explicitée.
Faut-il par ailleurs prévoir un nouveau cadre juridique pour les opérations spéciales ? Peut-on optimiser la formation, le recrutement et surtout la valorisation des carrières des hommes et des femmes des forces spéciales ?
Enfin, faut-il mieux insérer le COS dans la communauté du renseignement et peut-on accroître la coopération internationale ?
Pour répondre à ces questions, vous avez souhaité, Monsieur le Président, constituer un groupe de travail. J'ai été impressionné par la manière approfondie de travailler de nos collègues Daniel Reiner et Jacques Gautier. Ils ont pu visiter l'état-major du COS à Villacoublay et celui de la Direction du Renseignement Miliaire à Creil. Ils ont fait également un déplacement sur le camp militaire de Caylus, dans le sud-ouest, afin d'assister à une phase de l'opération Gorgones, qui est le grand entraînement annuel des forces spéciales françaises. Et puis surtout, j'ai eu le plaisir, avec mon collègue Jacques Gautier, de visiter l'état-major de la Task Force SABRE qui intervient au Mali afin de préserver l'équilibre instable qui prévaut, dans l'attente que les accords de Ouagadougou produisent leurs effets. Je dois dire que cette visite a été particulièrement instructive pour moi et que ce n'est qu'à « l'issue », comme disent les militaires, que j'ai compris ce qu'étaient et ce que faisaient les forces spéciales françaises. Et Jacques Gautier et moi-même en avons retiré un sentiment de grande fierté.
Un mot rapidement sur le Mali : je crains que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets. Il semble ne pas y avoir du tout de progrès concernant la réconciliation politique entre le nord et le sud. Si les forces tchadiennes et françaises se retirent tout peut redevenir comme avant.
Pour revenir aux forces spéciales quelles sont nos conclusions ? Daniel Reiner va répondre à la question : pourquoi renforcer les forces spéciales ? Jacques Gautier donnera ensuite la réponse à la deuxième question sur le comment : que prévoit le plan de renforcement à l'étude. Est-il suffisant ? Que faut-il en penser ? Enfin, ils se partageront la parole sur la troisième et dernière partie relative aux modalités d'accompagnement et vous en exposeront le détail.
M. Daniel Reiner. - Monsieur le Président, mes chers collègues, effectivement, la première question qui se pose quand on considère le renforcement des forces spéciales est : pour quoi faire ? A quoi tout cela sert-il ? Est-ce vraiment nécessaire ?
Et tout d'abord de quoi s'agit-il ? Les forces spéciales françaises ont été créées par Pierre Joxe, ministre de la défense, en 1992 afin de tirer les enseignements de l'opération Daguet en Irak. Il s'agit d'environ 3 000 hommes, soit une brigade terrestre forces spéciales de trois régiments, le 13e RDP d'environ 700 hommes, le 1er RPIMA autour de 700 hommes et le 4e RHFS, autour de trois cents. Dans la marine six commandos, dont cinq à Lorient et un à Saint Mandrier, pour un total d'environ 720 commandos marine et pour l'armée de l'air un escadron de transport à Orléans d'une centaine et un commando parachutistes de l'air, le CPA10, basé à Orléans de 274 personnels et bien sûr les états-majors opérationnels dont le Commandement des Opérations Spéciales, le COS, qui regroupent ensemble environ 250 personnes.
Si on ne connaît pas grand-chose à ce que sont les forces spéciales et ce qu'elles font, ce qui était notre cas avant de commencer nos investigations - on peut même penser qu'il y là un effet de mode. Il n'était pas rare dans les années 2008-2010 de se moquer de ce que certains avaient appelé la « mode » des forces spéciales. Et de fait, est-ce bien raisonnable d'augmenter le format des forces spéciales alors que celui de toutes les autres forces armées diminue ?
Si on se souvient des travaux du Livre blanc, on peut même craindre, comme vient de l'évoquer Gérard Larcher, un écho tardif à ce qu'il est convenu d'appeler la « doctrine Rumsfeld », du nom du secrétaire d'Etat américain de Georges W. Bush qui l'a formulé. Je résume : donnez-moi 50 000 forces spéciales, des drones et du cyber et je fais mon affaire de l'Irak.
Sauf qu'en réalité il ne s'agit pas du tout de cela. Il ne s'agit en aucune façon de créer une « quatrième armée ». Et il suffit pour s'en convaincre de regarder les chiffres en face : de quoi parle-t-on ? De 1 000 personnels en plus - à la fin de la programmation, c'est-à-dire d'ici 2019. Si on y arrive... Et Jacques Gautier vous dira qu'en réalité, nous serions déjà contents d'en avoir 700. Comme de toutes les façons il manque déjà une centaine de personnels pour honorer les effectifs théoriques, on parle en réalité de passer de 2 900 à 3 500 personnels pour les forces spéciales. Voilà de quoi il s'agit. Nous sommes loin d'une « quatrième armée ».
S'agirait-il alors - deuxième hypothèse - de pallier la diminution des forces conventionnelles par une augmentation des forces spéciales ?
Et bien là encore, la réponse est non. Premièrement parce que force spéciales et forces conventionnelles sont deux outils militaires complémentaires certes, mais différents : vous ne faites pas avec l'un, les opérations militaires que vous faites avec l'autre. Vous ne tiendrez jamais, par exemple, une zone avec des forces spéciales, ni ne stopperez une offensive adversaire d'envergure. Il vous faut pour cela des forces conventionnelles et rien ne les remplacera. C'est pourquoi, si vous m'autorisez l'image, je dirai que comparer forces spéciales et forces conventionnelles c'est un peu comme comparer un tournevis et une clef anglaise. Avoir l'un ne dispense pas d'avoir l'autre. Et nous avons besoin des deux.
En outre, les forces conventionnelles sont le vivier duquel sont issues les forces spéciales. Retenez le chiffre, la totalité des commandos marine et des commandos de l'air et un peu moins de la moitié des forces terrestres sont ce que l'on appelle des « ultérieurs », c'est-à-dire des soldats qui ont déjà un parcours dans l'armée au moment où ils rentrent dans les forces spéciales. Réduire le format des forces conventionnelles compliquera donc l'augmentation des forces spéciales, sauf, ce que personne n'envisage, à diminuer la sélectivité.
Alors pourquoi vouloir augmenter le format des forces spéciales ? Et bien pour deux raisons essentielles.
La première est que depuis une petite quinzaine d'années, c'est-à-dire très exactement depuis l'Afghanistan, les décideurs politiques, au plus haut niveau de l'Etat, et la plupart des chefs militaires - pas tous, mais la plupart - ont souhaité engager des forces spéciales. Pourquoi ? Parce que les forces spéciales sont politiquement rassurantes et militairement séduisantes. Leur réactivité est telle qu'elles peuvent être engagées sur un simple « claquement de doigt ». Elles ne laissent qu'une faible empreinte au sol. On peut arrêter l'opération jusqu'au dernier moment. Enfin, parce que mieux entraînées, mieux équipées et surtout formant un système d'hommes homogène, elles apportent la garantie que le travail sera fait.
Deuxième raison, la plus importante, pour laquelle il est justifié de renforcer les forces spéciales : elles sont particulièrement adaptées à la menace moderne, c'est-à-dire celle que nous affrontons par exemple au Sahel : une menace mobile, disséminée, faite de réseaux aux motivations floues, mais puissamment militarisées, parce qu'au confluent de tous les trafics et de tous les transits.
Face à cela, les forces spéciales opposent une réponse d'une extraordinaire réactivité. Elles sont capables, à partir d'un signal ténu, tels qu'un téléphone portable allumé quinze secondes dans le désert, une photo prise par un drone, un renseignement d'origine humaine, d'intervenir dans les heures qui suivent avec efficacité, afin de neutraliser l'adversaire, libérer des otages, entraver le déplacement d'un groupe de véhicules.... Comment arrivent-elles à faire cela ? Et bien en réalité, quand on pense « forces spéciales » on pense d'abord à des commandos. Alors qu'en réalité, ces hommes ne sont que « la pointe du couteau » pour reprendre l'expression d'un grand expert des forces spéciales : Gérard Chaliand. Il faut désormais penser les forces spéciales comme un système - une sorte de « combat cloud ». Permettez-moi d'insister là-dessus, mais c'est capital. On doit parler de « systèmes de forces spéciales » plutôt que de forces spéciales. Ce système, contrairement aux forces conventionnelles qui prennent la forme de pyramides classiques avec des troupes nombreuses à la base et un chef unique au sommet, les forces spéciales prennent la forme de pyramides inversées, avec très peu d'hommes à la base, mais beaucoup de moyens au sommet : des moyens spatiaux, des satellites d'observation, des moyens aériens, les drones en particulier, des moyens d'aéromobilité, des hélicoptères essentiellement, car il n'y a pas de forces spéciales sans aéromobilité et puis un système de commandement opérationnel d'une grande efficacité, parce qu'interconnecté avec toutes les autres agences de renseignement nationales et alliées, et en particulier les bases qui contiennent les données des chefs terroristes et tout ce que l'on sait d'eux. C'est pour cela que l'on peut dire que même si beaucoup de pays ont des commandos, des « forces spéciales », très peu de pays ont un « système de forces spéciales ».
Voilà donc ce que sont les forces spéciales aujourd'hui. Et voilà pourquoi elles apportent une réponse pertinente à la menace que nous affrontons aujourd'hui, ici et maintenant. Elles nous permettent de ne plus être seulement en réaction, de subir les faiblesses de la force, mais d'imposer notre propre rythme à l'ennemi, le priver de sanctuaire, l'empêcher d'organiser ses plans et ses attentats, désorganiser ses lignes d'approvisionnement financier et logistique, bref, elles nous redonnent le choix du moment et du lieu de la bataille. En ce moment même, nos forces spéciales remportent de grands succès au Mali. Nous nous sommes interrogés avec mes collègues si nous devions le dire ou pas. Ce qui est du reste révélateur d'un état d'esprit assez surprenant. Avant on se glorifiait de nos victoires. Maintenant on les cache et on ne parle que des morts. Alors oui nous en parlons dans le rapport : ce sont des résultats tout à fait significatifs.
Il résulte de ce que je viens de décrire deux conclusions. Premièrement, le renforcement est justifié. Il ne servira pas à compenser la diminution du format des forces conventionnelles et encore moins à constituer une hypothétique « quatrième armée ». Le renforcement allégera la pression qui pèse aujourd'hui sur nos forces spéciales et permettra d'adapter nos armées aux formes d'engagement auxquelles elles continueront vraisemblablement d'être confrontées dans les dix ans.
Deuxièmement, faisons attention : un accroissement quantitatif des effectifs des forces spéciales est nécessaire, mais ses effets seraient limités s'il ne s'accompagnait à due proportion d'un renforcement des équipements et c'est là que le bât blesse. Jacques Gautier va vous expliquer pourquoi. Il serait intéressant de comparer les résultats obtenus par la TF SABRE avant le déploiement des deux drones Reaper français dans le Sahel en janvier 2014 et après. Augmenter les effectifs nécessitera donc plus d'aéromobilité et davantage de moyens terrestres, aériens et spatiaux. Sommes-nous en mesure de consentir cet effort budgétaire ?
M. Jacques Gautier. - Monsieur le Président, mes chers collègues, deuxième série de questions donc : « comment » ? Comment le gouvernement envisage-t-il de renforcer les forces spéciales ?
D'après ce que nous savons, et ce qui nous a été présenté, le plan de renforcement concerne uniquement les effectifs. Il y aura bien quelques équipements supplémentaires, en l'occurrence deux hélicoptères Tigre, qui seront prélevés ailleurs, et l'affectation d'une escadrille de maintenance, qui elle aussi sera prélevée ailleurs, mais c'est tout. L'essentiel du plan consiste donc dans l'augmentation des effectifs.
Autant le dire tout de suite : d'après tous les chefs militaires que nous avons rencontrés sans exception, cette augmentation des effectifs n'est pas gagnée d'avance. D'abord parce qu'il va falloir combler les manques entre l'effectif théorique autorisé et l'effectif réel. On parle déjà de 150-170 personnels. Et puis il va falloir monter en puissance progressivement sur toute la durée de la programmation. Cette montée en puissance concernera d'abord l'état-major du COS qui est le plus déficitaire par rapport à ses missions, et qui devrait se voir attribuer une trentaine de personnels supplémentaires. Cependant cette montée en puissance sera difficile. N'oublions pas que le format des forces conventionnelles diminue, et donc seules les forces terrestres pourront ouvrir un peu plus le robinet du recrutement initial, car les deux autres forces - commandos marine et commandos de l'air - recrutent uniquement des « ultérieurs ».
Par ailleurs, il ne suffit pas de dire que l'armée recrute des forces spéciales pour que cela suscite des vocations à proportion.
Et puis il faut prendre en compte l'importance de la réserve dans les forces spéciales. Il y a environ 400 réservistes. Le COS serait incapable de fonctionner sans eux.
Au total, le plan devrait porter sur 700 à 800 personnels supplémentaires, ce qui inclut les manques, et devrait donc nous conduire à un format final de l'ordre de 3 500 personnels. Toutes choses égales d'ailleurs, l'objectif de « COS + 1 000 » a donc peu de chances d'être atteint. Ce décalage interpelle. D'abord parce qu'il affecte la valeur de la parole politique. A quoi cela sert-il de passer autant de temps sur la programmation, si nous ne la respectons pas et si un objectif a priori aussi simple que 1 000 personnels des forces spéciales apparait aux yeux de tous comme un nouvel Himalaya que nous aurions à gravir...
Précisément, encore une fois de quoi parlons-nous ? Il ne s'agit pas d'acquérir un deuxième porte-avions, ni d'une escadrille de chasseurs Rafale, ni même de radars pour la DAMB. Nous parlons de 1 000 personnels en plus pour une nation de 65 millions d'habitants avec une armée qui est encore de 300 000 personnels et qui devra descendre à 240 000. Donc nous parlons de 1% de nos forces armées. Si nous n'arrivons pas à faire plus, il n'y a que deux autres solutions pour éviter que les hommes des forces spéciales et leurs familles ne jouent le rôle de variable d'ajustement.
La première est de recentrer les forces spéciales sur les opérations spéciales. Sans doute, décideurs politiques et chefs militaires ont-ils par le passé trop utilisé les forces spéciales dans des opérations commando pour lesquelles on pourrait utiliser d'autres troupes conventionnelles et des troupes d'élite en particulier. Mais aujourd'hui ce n'est plus le cas. Donc je ne crois que modérément dans cette solution.
L'autre solution est que le pouvoir exécutif s'interroge sur le format et les moyens du service action de la DGSE. Ce service action regroupe près de 800 personnels, dont nous, membres du pouvoir législatif, à l'exception peut-être des membres de la délégation parlementaire pour le renseignement, ignorons tout de la nature et du nombre des missions. Mais le pouvoir exécutif le sait. Ces agents sont des militaires de carrière, formés dans les mêmes filières que celles des forces spéciales. Un transfert de quelques centaines de personnel doit pouvoir être envisageable. C'est au pouvoir exécutif de le dire. Mais de toutes les façons il doit impérativement repenser l'action clandestine car avec l'irruption du biometrics, les temps ont changé et on ne pourra plus faire comme avant.
J'en viens maintenant aux deux lacunes majeures du projet de renforcement.
La première lacune la plus importante concerne les équipements.
Premier reproche : le plan de renforcement ne prévoit rien pour accompagner l'augmentation des effectifs. Je comprends bien qu'il n'y a plus d'argent dans les caisses des armées et de l'Etat en général. Mais prévoir une montée en puissance des forces spéciales, sans les hélicoptères nécessaires, sans les moyens de mobilité terrestre nécessaires pour les véhiculer, sans les moyens de transmission adéquats, et bien cela va réduire la portée du plan de renforcement.
Deuxième reproche, les équipements actuels sont pour la plupart à bout de souffle. Il y a de bonnes raisons à cela, à commencer par le fait que le suremploi affecte aussi bien les hommes que les matériels. Après huit années passées dans le désert, un véhicule léger ne vaut plus grand-chose. Il tombe en panne définitive et doit être remplacé. Mais il y a aussi de mauvaises raisons. En particulier concernant les hélicoptères. Nos hélicoptères de manoeuvre se sont révélés totalement inadaptés au milieu désertique. Le CARACAL par exemple est un bon hélicoptère, mais il n'a pas été adapté pour le désert. Simplement parce qu'il fallait mettre en place des systèmes de filtration pour le sable, beaucoup plus efficaces que ceux nécessaires pour survoler l'Atlantique au large de Cazaux. Depuis janvier 2013, 22 moteurs de Caracal ont dû être changés. A 700 000 euros le moteur, cela n'est pas acceptable et des mesures correctrices s'imposent d'urgence. C'est un véritable scandale. Nous n'avons plus les moyens de dépenser de l'argent de cette façon. C'est pourquoi nous suggérons que des voies alternatives soient étudiées comme l'achat, la location ou la demande de mutualisation d'hélicoptères lourds, tels que le Chinook CH 47, dont nos amis Néerlandais viennent d'envoyer quatre exemplaires au Mali et qui sont mieux adaptés au Sahel, car ils permettent l'emport de personnels plus nombreux à une distance plus importante.
Il en va de même des voilures fixes. Nous devons préparer dès maintenant la fin programmée des C160 Transall qui n'iront plus très loin en achetant des C130J, ou en les louant. Ces avions doivent être capables de faire des missions d'ISR et de soutien aux troupes. D'autant qu'il semblerait que l'A400M ne pourra pas remplir la spécification du ravitaillement en vol des hélicoptères.
Enfin, troisième reproche, les procédures d'acquisition des équipements des forces spéciales doivent être revues afin de donner au COS beaucoup plus de souplesse qu'actuellement. Par définition, les équipements des forces spéciales sont plus sollicités que ceux des forces conventionnelles et doivent rester à la pointe du progrès. Les procédures normales d'acquisition par le programme 146 et de soutien par le programme 178 ne sont pas adaptées. Vous retrouverez le détail de ce constat dans notre rapport écrit, mais il est temps, il est grand temps, plus de vingt ans après la création du COS, de faire évoluer les choses.
Enfin, deuxième lacune du plan de renforcement des forces spéciales : rien n'est dit sur l'action numérique. Il faut vraiment que nous réalisions que l'action numérique est devenue aujourd'hui le troisième type d'action spéciale. Les Etats-Unis dépensent environ 72 milliards de dollars par an pour la NSA, soit un effort relatif de l'ordre de 8% du budget de la défense. Si nous en dépensions autant en proportion, cela voudrait dire que nous consacrerions près de 3 milliards d'euros par an à l'action numérique. Nous en sommes très loin. Mais cela ne doit pas nous empêcher d'y réfléchir.
Par ailleurs, il semble que les moyens d'action cyber soient concentrés au sein de la DGSE ; ce qui soulève le problème de la gouvernance et de l'utilisation de ces moyens. Apparemment, le chef d'état-major des armées semble considérer qu'il a la possibilité de commander ces moyens comme il l'entend. Mais les actions spéciales de demain combineront des opérations spéciales, des opérations clandestines et des opérations numériques. L'opération Neptune's spear qui s'est traduite par l'élimination d'Oussama Ben Laden à Abbottabad illustre bien comment ces différents types d'opérations peuvent s'interpénétrer. Compte tenu de la nécessité de coordonner les actions spéciales, l'idée d'un commandement interarmées - à l'instar de ce qui se fait aux Etats-Unis - mérite peut être d'être explorée par le pouvoir exécutif.
J'en viens maintenant aux mesures d'accompagnement nécessaires que nous avons identifiées.
La première concerne la question de la doctrine d'emploi : en faut-il une ou pas pour les forces spéciales ?
Actuellement les forces spéciales disposent d'un concept mais pas de doctrine. Ce « concept » a été rédigé en décembre 2002. Comme tous les concepts, il répond à la question du « pourquoi ». Le refus d'établir une « doctrine », c'est-à-dire un document répondant à la question du « comment », tenait à une position de principe : « la doctrine, c'est qu'il n'y a pas de doctrine. ». Cette position de principe, intellectuellement attractive, correspond bien aux caractéristiques intrinsèques de l'action spéciale, par nature imprévisible, et qui se prête donc mal à une description, voire à une standardisation, qui la rendrait prévisible.
Néanmoins, les temps ont changé. L'OTAN a récemment publié en décembre 2013 sa propre doctrine des opérations spéciales et l'état-major des forces spéciales françaises souhaite disposer d'un document permettant d'expliquer ce que sont les forces spéciales et les spécificités de leur action. Par ailleurs, il semble souhaitable de tirer tous les enseignements des engagements des forces spéciales en Afghanistan, en Libye et au Mali. Tous ces arguments ont conduit l'EM COS à solliciter l'écriture d'une doctrine. Ce document devra permettre de définir les caractéristiques et les missions des forces spéciales et ce faisant d'évaluer les moyens budgétaires nécessaires pour les atteindre, de mieux caractériser les ressources humaines requises et de mieux spécifier les équipements dont elles ont besoin. Ce document devra permettre également de faciliter la compréhension des opérations spéciales en coalition. Dans ces conditions, la réponse est plutôt : oui, il faut une doctrine d'emploi.
La seconde mesure d'accompagnement concerne la question du cadre juridique. Actuellement, il n'y a pas à proprement parler de cadre juridique spécifique aux opérations spéciales différent de celui régissant l'intervention des forces armées à l'étranger. S'il y avait une distinction juridique à faire, ce ne serait pas entre opérations spéciales et opérations militaires « normales », mais entre opérations militaires et opérations clandestines. Or des problématiques juridiques émergent.
Il s'agit notamment de l'emploi des forces armées à des fins de lutte contre le terrorisme.
Il s'agit également des interactions entre les forces spéciales et les institutions judiciaires françaises. Pour l'instant, ces interactions restent limitées. Mais il pourrait en aller différemment demain avec le problème des « foreign fighters » français partis faire le jihad dans la bande sahélo-saharienne ou ailleurs. Il faut en effet prendre en compte le fait que l'adversaire militaire sur le terrain est un ennemi comme les autres mais aussi un ressortissant français, susceptible de bénéficier de la protection de nos tribunaux.
C'est pourquoi, dans le cadre du renforcement des forces spéciales, un poste de LEGAD au sein de l'état-major du COS apparait légitime. Pour le reste, vos rapporteurs ne recommandent pas pour l'instant l'adoption d'un cadre juridique spécifique aux opérations spéciales. Donc une réponse plutôt négative pour l'instant à un changement de cadre juridique. Il faut de ce point de vue garder à l'esprit les progrès qui ont été faits afin d'éviter la judiciarisation excessive, lors de l'examen de la dernière loi de programmation militaire, à l'initiative du Président Carrère.
Troisième mesure d'accompagnement, il conviendrait d'optimiser le recrutement et la formation des forces spéciales
Je ne souhaite pas rentrer dans le détail, néanmoins plusieurs propositions ont été évoquées devant vos rapporteurs et méritent d'être étudiées. Il s'agit par exemple de mutualiser une partie de la sélection initiale et certains modules de formation pour s'assurer d'une meilleure interopérabilité ; développer les entraînements communs. Par ailleurs, le recrutement des commandos de l'air - trop peu nombreux - mérite une réflexion en soi. II faudrait peut-être également identifier des parcours RH préparant les officiers des forces spéciales au travail en état-major d'opérations spéciales. Une formation commune aux officiers servant en état-major des forces spéciales pourrait même être envisagée. Il pourrait également s'agir de professionnaliser davantage le parcours des officiers-clefs de l'état-major du COS, en liaison avec les DRH d'armée en instaurant un passage préalable en état-major central. Enfin, il conviendrait de sensibiliser les officiers dès leur formation en école sur les carrières des forces spéciales, ce qui suppose que celles-ci soient attractives.
Je passe maintenant la parole à Daniel Reiner pour terminer de vous présenter les mesures d'accompagnement.
M. Daniel Reiner. - Il nous reste maintenant deux mesures d'accompagnement à vous présenter. La première porte sur la nécessité de mieux insérer les forces spéciales dans la communauté du renseignement.
En effet, les forces spéciales sont trop souvent confinées dans des tâches de réaction immédiate, alors qu'elles peuvent également être utilisées de façon performante dans une stratégie d'anticipation et d'influence.
Elles ne sont pas une agence de renseignement. Mais elles sont un capteur particulièrement utile de renseignement. Dans la bande sahélo-saharienne ou plus au sud, ce ne sont pas tant le désert ou la forêt équatoriale qui posent problèmes (et ils le font), que la connaissance des ethnies, des idiomes et des coutumes. L'action spéciale, ce n'est pas frapper fort. C'est frapper juste.
Cette anticipation stratégique n'est pas une prospective tous azimuts, mais la capacité dans les domaines ou les zones où les forces spéciales présentent une plus-value d'être capable d'analyser l'environnement, de hiérarchiser les menaces, d'identifier une capacité d'action et des synergies possibles avec les forces alliées.
Le bénéfice des déploiements permanents, de l'ancrage dans la culture et la pratique de la langue ne sont plus à prouver. Ces déploiements permettent de promouvoir des liens de confiance avec les autorités partenaires et assurent une connaissance profonde de chaque environnement opérationnel. La TF SABRE est de ce point de vue un succès français.
Il me semble donc nécessaire d'insérer le COS dans un dispositif plus global d'anticipation et de coopération et sa juste prise en compte par le niveau de décision politique. Ce dispositif pourrait peut-être s'inspirer de ce qui a été fait par l'Amiral Mac Raven dans la réforme de l'USSOCOM depuis 2011 et la mise en place du réseau mondial des forces spéciales.
N'oublions pas en effet de relever combien la participation aux forces de l'OTAN en Afghanistan a joué un rôle structurant sur notre propre système de forces spéciales.
La coopération avec les agences nationales de renseignement est également indispensable. Des progrès considérables ont été effectués, mais je crois qu'il ne faut pas s'arrêter en chemin. Il revient au pouvoir exécutif de mettre en oeuvre cette action.
Enfin, dernière mesure d'accompagnement que nous appelons de nos voeux : renforcer la coopération internationale.
Il s'agit bien évidemment de la coopération avec l'OTAN et les forces américaines. De ce point de vue, l'opération SERVAL et la TF SABRE ont bénéficié de la part des forces américaines d'un appui sans précédent. Cet appui témoigne, dans les faits et par l'action, de la crédibilité acquise par les forces spéciales françaises auprès de leurs homologues américaines.
Mais il s'agit également de la coopération européenne. Contrairement aux idées reçues, la coopération entre forces spéciales - que l'on serait tenté de qualifier dans un abus de langage supplémentaire dont nous sommes coutumiers des « forces de souveraineté » - est à maints égards beaucoup plus aisée que la coopération entre forces conventionnelles.
En effet, ce qui est souverain - comme toujours - c'est la décision d'engager des forces et la désignation des objectifs stratégiques, c'est-à-dire nécessaire à la conduite de la guerre. Pour ce qui est de la mise en oeuvre, les forces spéciales sont, on l'a vu, un réseau qui fonctionne en réseau, c'est-à-dire avec une coopération inter-agences de renseignement très forte et avec un mix de capacités permanent. Et c'est précisément ce qui se passe au Sahel. On peut donc très bien avoir une unité tactique de forces spéciales françaises, véhiculée par des hélicoptères hollandais, avec une couverture drone italienne, sur la base d'un renseignement britannique, recoupée par une image radar allemande. Chaque pays européen a des capacités complémentaires. Le temps est venu d'unir nos forces. Car dispersés, les efforts et les moyens européens ne valent pas grand-chose.
Enfin, je mentionnerai le fait que la France entretient des coopérations spécifiques en matière de forces spéciales en particulier avec la Jordanie et d'autres pays au Moyen-Orient. Elle a également une coopération de longue date avec le Brésil et que ces coopérations précieuses doivent être entretenues au meilleur niveau.
En conclusion, je résumerai donc nos observations comme suit :
Premièrement, oui le renforcement est justifié. Il l'est pour alléger la tension permanente qui pèse sur les 3 000 hommes des forces spéciales. Il l'est parce que les forces spéciales constituent une réponse adaptée aux menaces que nous connaissons et préfigurent certaines formes de la guerre pour les dix prochaines années.
Deuxièmement, pour autant il ne faut pas penser que l'intervention des forces spéciales est devenue l'alpha et l'omega de l'art de la guerre. Personne ne le prétend du reste. Je le dis avec force : les forces conventionnelles restent essentielles. Forces spéciales et forces conventionnelles sont différentes, mais complémentaires. Les systèmes de forces spéciales apportent une réponse adaptée et pertinente à la menace que nous connaissons aujourd'hui. Mais qu'en sera-t-il demain ? C'est pourquoi, les forces spéciales doivent être renforcées autant que possible, mais pas plus que nécessaire.
Troisième observation - le projet du gouvernement est calculé au plus juste. L'augmentation des effectifs sera difficile à réaliser sans sacrifier la qualité à la quantité, et sans se poser la question du format des forces clandestines. L'importance des équipements n'a pas été prise en compte. Ni en nombre pour accompagner l'augmentation des effectifs, ni en qualité pour pallier aux insuffisances des équipements actuels. Les procédures d'acquisition doivent être revues. Enfin, il est impératif de mieux prendre en compte l'action numérique, en tant qu'action spéciale à part entière. Car il faut gagner les guerres d'aujourd'hui mais aussi anticiper celles de demain.
Enfin, quatrième observation, il faut des mesures d'accompagnement. La rédaction d'une doctrine d'emploi permettra aux forces spéciales de mieux spécifier leurs équipements et justifier leurs effectifs. Le cadre juridique ne nécessite pas de changements majeurs, mais il serait peut-être souhaitable que le COS dispose d'un Legad. Il y a des améliorations à apporter pour optimiser le recrutement, la formation et plus encore la valorisation des carrières des hommes et des femmes des forces spéciales. Enfin, il faut mieux insérer le COS dans la communauté du renseignement et accroître si possible la coopération internationale.
M. Jean-Louis Carrère, président. - Il s'agit d'un rapport très pédagogique, le premier sur la question des forces spéciales.
M. Christian Cambon. - Je salue la qualité du travail de nos collègues, mais je souhaite revenir sur la contraction possible des ressources budgétaires...
M. Jean-Louis Carrère, président. - Vous n'avez aucun élément chiffré. J'ai dit au ministre de la défense que nous n'accepterions pas de payer deux fois. On ne peut pas admettre qu'on remette à mal la trajectoire financière de la loi de programmation militaire, sauf à revoir le Livre blanc et donc le format des armées.
M. Christian Cambon. - Je n'ai effectivement pas d'éléments chiffrés, mais je voulais vous faire part de l'extrême vigilance du groupe UMP sur la question. Il se dit par ailleurs que le ministre de la défense aurait mis sa démission dans la balance. C'est donc qu'il y a un débat.
M. Jean-Louis Carrère, président. - Oui, mais tant que nous n'avons pas d'éléments chiffrés, cela ne sert à rien de s'agiter.
M. Christian Cambon. - La préservation des crédits de la défense est un engagement du Président de la République tout de même ! Quand nous nous sommes engagés, certains d'entre nous, à voter la loi de programmation militaire, cela n'a pas été facile à assumer par rapport à notre groupe politique. Si nous l'avons fait c'est parce que nous avions reçu des engagements. Il faut les respecter maintenant.
M. Jeanny Lorgeoux. - Je voudrais moi aussi souligner la grande qualité du travail de nos collègues et dire que je ne suis pas non plus favorable à la fusion du Service Action de la DGSE et du COS. Pour ce qui est des crédits, nous ne serons pas les sénateurs du reniement.
M. Robert del Picchia. - Je me pose la question : pourquoi augmenter les forces spéciales si ça marche avec 3 000 personnels ? En revanche, je suis tout à fait d'accord pour les équipements.
M. Jean-Louis Carrère, président. - Les forces spéciales sont déjà en sous-effectifs depuis des années.
M. Robert del Picchia. - Moi aussi je suis contre la fusion du Service Action de la DGSE, et du COS.
M. Jacques Gautier. - Bien sûr mon cher collègue, sauf que personne ne la propose. Nous parlons de réexaminer le format du service action et peut être d'envisager le transfert de quelques personnels.
M. Robert del Picchia. - Qui donne l'autorisation d'une opération spéciale ?
M. Jacques Gautier. - L'autorisation dépend en réalité de la valeur de la cible.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Qui définit les cibles ?
M. Jacques Gautier. - La boucle décisionnelle concernant les opérations spéciales est une boucle courte que nous explicitons dans le rapport.
A l'issue de ce débat, la commission adopte à l'unanimité le rapport d'information et autorise sa publication, en français et en anglais.
Activités privées de protection des navires - Nomination d'un rapporteur et examen du rapport pour avis
La commission nomme rapporteur :
. M. Jean-Louis Carrère sur le projet de loi n° 489 (2013-2014), adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif aux activités privées de protection des navires.
Puis elle examine le rapport pour avis sur ce texte.
M. Jean-Louis Carrère, président, rapporteur pour avis. - Phénomène ancestral, la piraterie a connu une recrudescence récente. Entre 1980 et 2010, environ 4 000 actes de piraterie maritime ont été recensés dont les 2/3 entre 2000 et 2010. On estime l'impact économique entre 7 et 12 Mds de dollars par an. La faiblesse étatique et la pauvreté qui dominent certaines régions en sont les causes principales. Les zones à risque sont principalement le détroit de Malacca, le Nord-Ouest de l'Océan Indien et le Golfe de Guinée.
Cette recrudescence a conduit les Etats à intervenir pour tenter de l'éradiquer en modernisant l'arsenal juridique international et national, en incitant les armateurs à prendre des mesures de précaution et de protection et en déployant des forces navales dans les zones les plus dangereuses pour dissuader, protéger et combattre les pirates.
La Convention des Nations unies sur le droit de la mer signée à Montego Bay en 1982 précise le régime juridique de la piraterie et de sa répression. Toutefois, celle-ci ne peut s'appliquer qu'en haute mer. L'Etat côtier reste compétent dans ses eaux territoriales. L'article 105 habilite tout État à appréhender et à juger les pirates que ses représentants pourraient appréhender. La répression de la piraterie est ouverte exclusivement aux navires et aux aéronefs militaires clairement identifiés.
Ces dispositions ne dispensent pas chaque Etat d'adopter, s'il le souhaite et pour ce qui le concerne, des lois internes encadrant la répression de la piraterie. Ce renvoi aux législations nationales n'est cependant pas sans soulever des difficultés car tous les Etats ne disposent pas d'un arsenal judicaire adapté. La France, quant à elle, dispose d'un arsenal complet qu'elle a modernisé récemment par la loi du 5 janvier 2011 que nous avons eu à examiner sur le rapport de notre collègue André Dulait.
Toutefois un droit performant ne suffit pas à protéger les navires exposés à cette menace. D'une part, ceux-ci doivent adopter des mesures de précaution et de protection. D'autre part, la loi doit s'appuyer sur une force de maintien de l'ordre susceptible de la faire appliquer.
C'est la raison pour laquelle la fédération internationale des armateurs a élaboré des règles de bonnes pratiques relatives à la protection passive.
Ainsi, la présence d'équipes de protection, lorsque que la législation de l'Etat du pavillon l'autorise, ce qui est le cas dans un nombre croissant de pays, a-t-elle également mis en échec un grand nombre de tentatives. Ce déploiement est compatible avec l'article 94 de la Convention de Montego Bay. En outre, plusieurs enceintes internationales, à l'instar de l'OMI (Organisation maritime internationale), se sont saisies de cette question et ont formulé des recommandations aux Etats, aux armateurs et aux sociétés de protection.
La France est, avec les Pays-Bas, dont la législation est en cours d'évolution, et la Finlande, l'un des derniers pays de l'Union européenne à ne pas autoriser l'utilisation de personnel de sûreté armé sous contrat privé à bord des navires sous pavillon national.
Lorsque la législation ne le permet pas, certains Etats ont accepté, comme la France dans le cadre de l'arrêté du 22 mars 2007 établissant la responsabilité du ministère de la défense dans la protection du trafic maritime, d'assurer la protection de bâtiments battant leur pavillon national ou agissant selon leurs intérêts par des équipes militaires de protections embarquées (EPE). En France, la demande est effectuée par l'armateur auprès du Premier ministre, qui en décide après une étude technique menée par l'état-major de la Marine.
Actuellement, les demandes, 25 à 35 par an, sont satisfaites à 70%. Une EPE se compose d'un nombre de marins adapté à la taille du navire à protéger (au minimum 4, sur les thoniers pouvant atteindre 14 sur un câblier opérant au large de Mogadiscio). 25 EPE peuvent être constituées (dont 15 déployées aux Seychelles pour les besoins des thoniers-senneurs), soit un effectif de 150 à 180 personnes. Elles sont équipées d'armes adaptées à la mission y compris des mitrailleuses de calibre 7,62 et 12,7.
L'autre volet de la réponse des États consiste à quadriller l'espace maritime et à détruire les installations pirates à terre : ainsi au large de la Somalie, l'opération Atalante sous l'égide de l'Union européenne dont la France vient d'assurer le commandement, l'opération Ocean Shield des forces navales de l'OTAN, et les interventions permanentes ou ponctuelles de nombreux pays dont les Etats-Unis, la Chine, l'Inde le Japon ou la Russie ont-elles été mises en oeuvre.
Ces opérations sont souvent combinées avec des missions de coopération pour accompagner les Etats de la région dans le développement de leurs capacités de surveillance et de leurs systèmes judiciaires comme l'EUCAP-Nestor en Somalie, les aider à s'équiper en patrouilleurs, former et entraîner leurs équipages - c'est le cas en Afrique de l'Ouest.
Ces opérations sont efficaces : dans l'Océan Indien 8 attaques ont été enregistrées en 2013 contre 116 en 2011. Aucun navire n'a été capturé par les pirates depuis mi-2012. Mais elles restent coûteuses. On estime à 2 Mds de dollars par an tous États confondus le coût de déploiement des escadres dans l'Océan Indien. Les États qui, de plus en plus, tendent à contrôler leurs dépenses militaires, éprouvent donc des difficultés à mettre en oeuvre et à pérenniser ces dispositifs.
S'agissant des EPE, pour répondre complètement à la demande, il faudrait en doubler le nombre. Ceci excèderait les capacités actuelles de la Marine nationale. En outre, certaines équipes de fusiliers-commandos pourraient, à tout moment, être affectées à d'autres missions considérées comme plus prioritaires par le gouvernement.
Jusqu'à une date récente, les assureurs et les opérateurs français ont été réticents à solliciter une évolution de la législation pour permettre l'embarquement de gardes armés privés. Ce n'est plus le cas. Certains armateurs français qui opèrent sous pavillon étranger y recourent depuis quelques années. Il faut dire qu'avec l'ouverture de nombreux marchés, des sociétés de protection établies à l'étranger se sont constituées (dont certaines par des Français) et proposent une offre très professionnelle aux armateurs. Désormais, sauf exception, la profession est acquise à ces modalités et le risque de dépavillonnement de navires est réel à défaut d'intervention rapide du législateur.
Cette évolution de la demande a conduit l'Etat qui était resté sur une position de principe à engager une réflexion sur l'ouverture du marché français aux sociétés privées de protection de navires.
Elle a en premier lieu été abordée sous l'angle des sociétés militaires privées, aussi bien par le SGDSN en février 2011, puis par le Parlement avec le rapport de nos collègues députés Ménard et Viollet en février 2012 ; puis sous l'aspect strictement maritime par nos collègues Peyronnet et Trucy dans leur rapport sur l'application de la loi de 2011 relative à la lutte contre la piraterie, et par nos collègues Lorgeoux et Trillard dans leur rapport sur la maritimisation (juillet 2012), enfin dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale au printemps 2013. La plupart des auteurs l'envisagent comme un complément aux équipes de protection embarquées, sans préciser si ces sociétés interviendraient au nom de l'Etat ou pour le compte des armateurs, et estiment qu'une telle évolution impose un encadrement législatif strict de cette activité, en particulier les conditions d'exercice éventuel de la force afin d'éviter d'entrer dans une spirale de la violence. Finalement, à la suite de la mission confiée par le Premier ministre à notre collègue député Arnaud Leroy sur la compétitivité des transports et services maritimes français en octobre 2013, un projet de loi est élaboré.
Dans ce projet de loi, les activités privées de protection des navires, fut-ce aux moyens de gardes armés, sont clairement dissociées des activités militaires qui ne peuvent être exercées que par l'Etat.
Dès son article premier, l'activité « qui consiste, à la demande et pour le compte de l'armateur, à protéger contre les menaces extérieures, des navires battant pavillon français » exclut « l'activité exercée par des agents de l'Etat ou des agents agissant pour le compte de l'Etat ». La loi n'est donc pas applicable aux EPE.
L'article 8 précise en outre que « l'autorisation d'exercer cette activité ne confère aucune prérogative de puissance publique. »
L'ensemble des dispositions sont codifiées dans le code des transports, et non dans le code de la défense. Elles sont très largement inspirées de celles du code de la sécurité intérieure applicables aux activités de sécurité, comme les transports de fonds ou la protection des personnes.
Enfin, le projet de loi n'impose pas d'obligation aux armateurs. Recourir aux sociétés de protection privées n'est donc qu'une faculté. Ceux-ci gardent le choix de se protéger ou non, en sollicitant une société privée ou en demandant une EPE à l'Etat. On peut toutefois supposer que les assureurs les y inciteront en modulant les primes d'assurance.
Le projet de loi conditionne strictement l'exercice de l'activité qui est soumise à autorisation du Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) sur la base d'une certification à agrément des dirigeants et des agents qui se voient délivrer une carte professionnelle. Il cantonne l'activité dans des sociétés qui ne peuvent avoir d'autres activités hormis le conseil et interdit la sous-traitance. Je vous renvoie pour le détail au document qui vous a été remis.
Le projet s'attache à éliminer tout risque de confusion avec les activités de l'Etat, notamment celles de la police ou des forces armées, en particulier dans la dénomination des sociétés. Il interdit de surcroit « de faire état dans tout document de nature contractuelle ou publicitaire, y compris toute annonce ou correspondance de la qualité d'anciens fonctionnaires ou d'anciens militaires que pourrait avoir un dirigeant ou agent de l'entreprise ». Cette disposition est sans doute excessive. De mon point de vue, elle va même à l'encontre de l'intérêt de l'Etat qui est la professionnalisation de ces entreprises par le recrutement de compétences solides, notamment d'anciens fusiliers de la Marine dont cela constituerait un possible débouché en fin de carrière. Le projet indique également que la tenue des agents ne doit pas prêter à confusion.
Le projet de loi définit précisément les modalités d'exercice des activités qui ne peuvent être exercées :
- qu'à bord des navires éligibles (la mise en place de navires d'escorte est prohibée),
- que dans des zones fixées par arrêté du Premier ministre, qui seront redéfinies régulièrement au regard de l'évolution des menaces identifiées. On rappellera que, sauf accords bilatéraux, la loi ne sera applicable qu'en haute mer. Le droit international admet toutefois le transport en transit des armes non déployées au titre du droit de passage inoffensif.
Le projet de loi fixe à 3 agents le format minimal de l'équipe embarquée. Il précise que les conditions d'acquisition, de détention et de mise à disposition des armes et des munitions ainsi que le nombre et les catégories d'armes autorisés seront définis par décret.
Il distingue les rôles respectifs du capitaine, du chef de l'équipe de protection et des agents, et fixe les modalités de comptes rendus d'incidents.
Il précise que l'usage de la force est encadré par les dispositions du code pénal relatives à la légitime défense.
Il rappelle les règles applicables en cas de recueil d'individus ayant participé à l'action de piraterie.
Enfin, il met en place un contrôle administratif de l'activité et de constatation des infractions en mer, assorti de sanctions.
On estime les entreprises susceptibles d'être autorisées à 5 ou 6 sur les navires battant pavillon français et le nombre d'agents susceptibles d'intervenir de 400 à 500.
Une distinction claire est donc opérée entre les activités de l'Etat, notamment dans le domaine militaire, et celle des sociétés privées dont l'exercice de la profession est encadré strictement par la loi. Il ne s'agit pas de l'externalisation d'une mission relevant des armées même si la Marine nationale a pu, à défaut de solutions juridiques satisfaisantes, grâce à des EPE, être chargée de remplir des missions de protection et pourra continuer à les remplir pour le compte ou à la demande de l'Etat, mais d'une extension des modalités de protection à disposition des armateurs. L'armateur et la société sont les seuls contractants. Dès lors, il n'y a pas lieu, me semble-t-il, de s'opposer à ce projet de loi.
Pour autant la question demeurera posée de l'articulation des deux dispositifs de protection. On peut supposer qu'à l'avenir, le Premier ministre sera plus exigeant dans l'examen des demandes, les armateurs disposant d'une solution alternative aux EPE de la Marine nationale grâce à la nouvelle loi et que, par voie de conséquence, le dispositif des EPE qui est monté en puissance au cours des dernières années reviendra à un socle moyen. On ne saurait néanmoins, et notre commission y veillera, admettre un démantèlement de ces activités sous ce prétexte. L'arithmétique sommaire ne doit pas trouver là un terrain d'exercice parce que l'embarquement des EPE constitue un mode de formation et de maintien en condition opérationnelle des fusiliers-commandos de la Marine et parce qu'on ne peut préjuger ni d'une stabilité de la menace ni de la capacité des sociétés privées à répondre aux demandes qui résulteraient de son accroissement. Enfin, la promulgation de cette loi ne doit pas conduire à relâcher l'effort de contrôle maritime et de lutte contre la piraterie par le déploiement dans certaines zones dangereuses de bâtiments de la Marine nationale tant que les Etats côtiers sont dans l'incapacité d'éradiquer ce phénomène.
En conclusion, ce projet de loi étend les modalités de protection à la disposition des armateurs. Il n'ouvre ni le dossier des externalisations, ni celui du recours aux entreprises de sécurité et de défense y compris dans sa dimension internationale, ni celui de la définition des conditions d'emplois de prestataires privés dans le cadre d'opérations extérieures, notamment pour la maintenance des matériels, lesquelles mériteraient d'être précisées. Autant de questions sur lesquelles notre commission aura matière à réflexion dans les mois ou les années à venir, n'en doutons pas.
Tel est le projet d'avis que je soumets à votre appréciation. Je tiendrai naturellement compte de vos observations lorsque j'aurai à m'exprimer jeudi après-midi en séance publique.
M. Jacques Gautier. - Le groupe UMP est majoritairement favorable à ce projet de loi qui apporte un début de réponse à un problème réel. Consacrer un projet de loi spécifique à cette question constitue une solution adéquate pour la traiter.
Je regrette toutefois que les sociétés privées de protection françaises ne puissent pas faire mention de la qualité d'ancien militaire des agents qu'elles emploieront, alors que les sociétés étrangères ne se privent pas de le faire. Face à la concurrence, elles ne se battront pas à armes égales.
Les plateformes pétrolières et gazières seront-elles concernées ? La question de leur vulnérabilité peut se poser notamment dans le golfe de Guinée.
M. Daniel Reiner. - Pour quelle raison le gouvernement reste-t-il opposé à faire figurer la qualité d'ancien militaire ?
M. Jean-Louis Carrère, président, rapporteur pour avis. - Seuls les navires battant pavillon français sont concernés par le texte.
S'agissant de la mention de la qualité d'ancien militaire ou d'ancien policier, cette disposition existe déjà dans le code de la sécurité intérieure.
M. Alain Néri. - Je regrette que la mention de la qualité d'ancien militaire ne puisse être mentionnée, c'est un moyen substantiel pour permettre aux armateurs d'apprécier la qualité de la prestation proposée par les sociétés qu'elles solliciteront pour assurer la protection de leurs navires.
M. Yves Pozzo di Borgo. - J'ajoute que cela peut constituer aussi un élément de dissuasion pour les pirates que de savoir que les sociétés qui protègent nos bateaux emploient d'anciens fusiliers-marins.
M. Jean-Louis Carrère, président, rapporteur pour avis. - Je relaierai vos propos dans mon intervention dans la discussion générale.
Le Rapport verbal pour avis est adopté à l'unanimité.
La réunion est levée à 16 heures 25
Mercredi 14 mai 2014
- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -La réunion est ouverte à 10 heures 35
Mission effectuée en République centrafricaine du 13 au 16 avril 2014 - Communication
La commission entend une communication de MM. Jean-Pierre Chevènement, Christian Cambon, Jean-Marie Bockel, Mme Michelle Demessine et M. Jacques Berthou sur la mission effectuée en République centrafricaine du 13 au 16 avril 2014.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Nous avons effectué, en République centrafricaine, une mission très intense par le nombre des rencontres et des informations qu'elle nous a procurées. Cette mission s'est déroulée sur deux jours, les 14 et 15 avril.
Après un arrêt à Libreville et une séquence d'information de notre ambassade et du colonel Rousselle, commandant adjoint des Forces françaises au Gabon, nous avons consacré deux jours pleins à Bangui où nous avons rencontré l'ensemble des intervenants : Sangaris avec le général Soriano et son état-major, la Présidente par intérim, Mme Samba-Panza, le Premier ministre, M. André Nzapayéké, le groupe des 4 : Union européenne, Union africaine, ONU et France. Seul « manque » à cette mission : nous n'avons pas pu avoir de contacts avec l'état-major de la MISCA.
Nous avons eu des entretiens avec les ministres de la défense, de la sécurité publique, de l'éducation et de la santé. Nous avons échangé avec le président du Conseil national de transition, M. Ferdinand Nguendet, avec les autorités religieuses (le président des églises protestantes, l'archevêque de Bangui et l'imam) et avec les principaux acteurs humanitaires (PAM, FAO, UNICEF, HCR, OCHA, ECHO, OIM et le CICR).
Ces rencontres officielles ont été ponctuées d'échanges très chaleureux avec les personnels de la force Sangaris auxquels nous avons dit toute l'admiration et l'estime de la représentation nationale pour le travail qu'ils accomplissent dans des conditions particulièrement difficiles.
Nous avons rencontré la presse à plusieurs reprises et nous nous sommes rendus au PK5 qui est le quartier musulman de Bangui, au sein du 3ème arrondissement, et qui demeure un lieu d'affrontement entre les communautés, ou plutôt de ce qu'il reste de la communauté musulmane (essentiellement commerçante) avec le reste de la population.
Pour mieux se rendre compte de l'action de la force Sangaris en RCA, je vous propose de visionner un très court film de 3 minutes réalisé par le service de communication de la force.
Je vous rappelle que notre intervention en Centrafrique à compter du 5 décembre 2013 avait pour objectif principal de rétablir une sécurité minimale et d'enrayer la spirale d'exactions et d'affrontements communautaires qui dégénéraient ou auraient pu dégénérer en massacres. Sa seconde mission consistait à favoriser la montée en puissance de la force africaine, la MISCA.
La force Sangaris compte environ 2 000 militaires. La stratégie poursuivie par notre pays suppose, dans le courant de l'année 2014, d'assurer la transition avec la mise en place successive de l'opération européenne EUFOR RCA, qui permettra un redéploiement de Sangaris, et, surtout, l'arrivée à compter du 15 septembre de l'opération de maintien de la paix et de la transformation de la MISCA en MINUSCA forte de 12 000 hommes. EUFOR RCA a commencé à se déployer quelques jours après notre mission et prend le relais de la force Sangaris pour la sécurité de l'aéroport de Bangui et de plusieurs quartiers de la capitale.
Comme je l'ai indiqué, nous n'avons pas pu rencontrer la MISCA. A travers cette force, l'Union africaine est un acteur incontournable et précieux de la résolution de la crise. Nous ne pouvons que constater malheureusement que le retrait du contingent tchadien ainsi que les difficultés structurelles de la force africaine réduisent sa capacité opérationnelle. C'est le cas, en particulier, en matière de commandement, en l'absence de certaines capacités clés et de moyens logistiques. Ces difficultés doivent être progressivement réduites avec l'aide de la France et de la communauté internationale. Le relais, après le 15 septembre, de la MISCA en MINUSCA, permettra de disposer de moyens plus importants avec le soutien logistique et financier de l'ONU.
S'agissant de la situation opérationnelle aujourd'hui, nous avons pu constater que le premier objectif de Sangaris a été atteint en rétablissant le calme dans la capitale Bangui. Les récents événements dans le nord du pays et la persistance des incidents graves en province tout comme dans certains quartiers de Bangui montrent à l'évidence que les forces en place font face à une situation d'insécurité diffuse permanente, qui souligne l'urgence de rétablir des forces de sécurité intérieure (police et gendarmerie) ainsi que l'ensemble de la chaîne pénale (justice et prison). L'une des principales difficultés de Sangaris est que, voulant sécuriser la population victime des exactions de la Seleka, elle peut donner aux pulsions revanchardes ou tout simplement criminelles des « antibalakas » l'occasion de s'exercer. La force Sangaris, qui n'a pas d'ennemi désigné, doit aussi faire face sur deux fronts aux exactions (pillages-meurtres) qui se font jour dans un pays qui n'a jamais connu l'Etat, mais seulement une succession de coups d'Etat.
L'une des difficultés principales est que la force militaire n'est que très partiellement adaptée à cette tâche d'interposition et de lutte contre des groupes armés qui sont très largement des groupes criminels composés de pillards issus pour beaucoup d'une jeunesse désoeuvrée.
Enfin, dernier point de cette longue introduction : la situation humanitaire qui est extrêmement problématique. Il suffit de rappeler que, selon les agences de l'ONU, la RCA compte près de 1,9 million d'habitants dans une situation de précarité alimentaire, 625 000 déplacés internes, dont 200 000 à Bangui, et plus de 300 000 réfugiés dans les pays voisins. La question des réfugiés et de leur retour sera l'un des éléments clés de la solution de la crise et du processus de réconciliation.
M. Christian Cambon. - Avant d'en venir aux principaux enseignements de notre mission, je crois qu'il est utile de rappeler que la crise actuelle en RCA est un échec flagrant des dirigeants politiques centrafricains, mais aussi de la communauté internationale qui, depuis l'indépendance de ce pays, ne cesse de se pencher sur les drames qu'il a traversés, de coup d'Etat en coup d'Etat et d'aide internationale en aide internationale. L'incapacité totale de l'État (« il y a quatre armées », nous a dit un responsable ministériel : autant que de présidents qui ont recruté prioritairement dans leur région) et la crise humanitaire, politique et économique qui en résulte, montrent à l'évidence que les efforts déployés étaient insuffisants et qu'aucune alerte sur la gravité de la situation et la proximité de la crise n'a été donnée. La crise centrafricaine pose avec acuité la question de l'efficacité de la prévention des conflits inter ou intra étatiques.
C'est un débat récurrent, et que nous connaissons bien, entre le principe d'indépendance et de souveraineté des Etats et l'évidente faillite de leurs pseudo-élites, corrompues et incompétentes. Depuis quelques années, les Nations unies ont décidé d'intervenir, que ce soit au nom du devoir de protéger les populations civiles (résolution de l'AGNU de 2005) ou avec l'accord des gouvernements concernés. La frontière est néanmoins ténue entre ce devoir de protection et une ingérence pure et simple dans les affaires intérieures d'un pays. Toutefois, nous pouvons espérer qu'une dérive génocidaire telle que celle qu'a connue le Rwanda il y a 20 ans pourra être évitée.
Il importe, en effet, de rappeler les raisons de l'intervention des forces françaises en Centrafrique le 5 décembre 2013. Ce que nous avons pu constater, lors de notre mission, c'est que les affrontements politiques communautaires pouvaient dégénérer en heurts, ceux-ci enclenchant une logique prégénocidaire, qui n'a été que provisoirement endiguée et qui peut toujours ressurgir.
La responsabilité du Président Bozizé qui, pour se maintenir au pouvoir, a mis en oeuvre un processus de propagande qui opposait la communauté chrétienne à la communauté musulmane, est clairement engagée. Elle a conduit, avec la prise de pouvoir en mars 2013 par la coalition Séléka du Président Djotodia, à un premier nettoyage ethnique et à une haine intercommunautaire qui a assimilé à l'ensemble de la communauté musulmane les exactions des troupes de la Séléka. Cette haine a enclenché un désir de vengeance qui est à l'origine du développement des milices anti-balaka. Mais il serait tout à fait inexact de parler d'affrontements interreligieux ; la religion est instrumentée par des pillards qui ne sont ni chrétiens ni musulmans.
L'intervention de ces milices a conduit à un nouveau nettoyage en sens inverse, au détriment de la communauté musulmane forcée à l'exode, en particulier dans l'ouest du pays et à Bangui. A son tour, la communauté musulmane rend responsable l'ensemble de la communauté chrétienne des exactions commises par les « anti-balaka ». Il y a là indiscutablement un cycle extrêmement dangereux qui peut conduire à la généralisation des massacres d'une communauté contre l'autre et à la partition du pays.
L'un des éléments les plus inquiétants pour la poursuite de ce mouvement est que le « nettoyage ethnique », de fait mis en oeuvre par les « anti-balaka », rencontre la volonté de certains éléments de la Séléka et de la communauté musulmane d'aboutir à une partition du pays.
On pourrait penser qu'il y a loin du nettoyage ethnique au génocide. Je voudrais faire à cet égard trois remarques :
- la première est que la violence intercommunautaire n'a nullement été éradiquée par l'intervention française et celle de l'Union africaine. Elle est toujours présente même si l'action des forces internationales la contient. Cette violence revêt un caractère global puisqu'elle repose sur le fait que chaque communauté rend l'autre responsable de l'ensemble des exactions commises par les groupes armés, ou par de simples bandes de pillards.
- La seconde est que la principale violence est dans le désir, non pas d'extermination mais d'expulsion d'une minorité : les musulmans. Or certains pays voisins comme le Tchad ou le Soudan ne manqueraient pas d'intervenir en cas de dérapage de type génocidaire.
- La troisième remarque enfin est qu'il existe un risque important de voir des groupes terroristes du type Boko Aram recruter une jeunesse désespérée et délaissée par les pouvoirs publics. Cette activité terroriste, si elle n'est pas encore à l'oeuvre, ne peut être exclue en cas de pourrissement de la situation. Le risque de répercussions sur le Sahel doit être envisagé.
L'intervention française a sans doute freiné un engrenage très dangereux, mais elle a pu aussi susciter des espoirs irraisonnés et libérer des forces destructrices. D'où la complexité de la tâche de stabilisation qui doit être menée sur deux fronts. L'interposition de la communauté internationale masque l'ampleur de cette haine intercommunautaire qui est profondément présente et qui mettra de très longues années à disparaître. La logique d'extermination d'une communauté par l'autre, avec ses évidentes répercussions régionales, resurgirait immédiatement en l'absence des forces internationales.
Nous sommes donc dans une situation extrêmement fragile dans laquelle tout est à faire avec des moyens manifestement très insuffisants et une évidente incapacité des Centrafricains eux-mêmes à prendre en main leur destin. Cette constatation nous permet de tirer une première conclusion : la communauté internationale, à travers l'ONU, est en Centrafrique pour de nombreuses années. Elle est confrontée à une situation d'une extraordinaire complexité dans laquelle le travail de justice et de réconciliation nécessaire pour faire baisser les tensions doit se faire en parallèle à la construction d'un État qui, à dire vrai, n'a jamais existé mais dont l'embryon a été totalement détruit en un an d'affrontements intercommunautaires.
Il serait évidemment vain pour notre mission de deux jours en Centrafrique de prétendre à une analyse exhaustive et, a fortiori, à des préconisations. Mais, plus modestement, nous allons vous faire part de nos premières impressions.
M. Jean-Marie Bockel. - La première impression est l'absence quasi totale d'Etat, d'autant plus frappante que nous ne nous sommes déplacés que dans la capitale. Il est vrai que dans les décennies passées la RCA n'a jamais eu un Etat digne de ce nom, en dehors de la capitale et des zones avoisinantes. Qui plus est, ce pays n'a pas de conscience nationale. Le fondateur de la RCA ne songeait-il pas à le rattacher au Tchad ?
Dans une interview récent au journal « Le Monde », la Présidente, Mme Samba Panza, répondait à la question : « de quoi la RCA est-elle malade ? » par la réponse suivante : « De sa division, du manque de nationalisme, du manque de vision commune pour parvenir à une sortie de crise ».
Les administrations n'existent plus. La plupart de leurs locaux ont été pillés et saccagés. Les fonctionnaires, non payés, ont fui. On observe un certain retour, très insuffisant, du fait que les salaires sont assurés depuis deux mois mais l'immensité de la tâche de reconstruction est hors de portée de la seule RCA. Elle ne dispose que de très peu d'encadrement (les préfets et sous-préfets sont à Bangui et non sur le terrain), elle n'a plus de moyens techniques, sa compétence en matière de gestion de l'Etat paraît extrêmement limitée.
Les principaux hommes politiques du pays, dont le comportement n'a évidemment pas été toujours exemplaire lorsqu'ils étaient au pouvoir, demeurent aujourd'hui invisibles et muets, se gardant soigneusement de prendre position dans la perspective des élections prévues en 2015.
Ce constat de l'absence d'Etat vaut pour tous les domaines et, plus particulièrement, pour les questions de sécurité.
L'armée centrafricaine a été balayée par la Seleka qui s'est emparée de tous les arsenaux, des poudrières, des matériels. Elle est totalement démunie. Une partie non négligeable s'est tournée vers le grand banditisme et les trafics en tous genres en s'octroyant, du reste, des grades à la hauteur de leurs ambitions. Une reconstruction de l'armée se heurte principalement aujourd'hui à deux obstacles : l'embargo, mais surtout leur incapacité totale à faire le tri du bon grain et de l'ivraie. Le ministre de la défense, le général Thomas Théophile Tchimangoua, s'en remet totalement à la France dont il souhaite qu'elle prenne tout en main. Mais dans le même temps il récuse toute idée de « chasse aux sorcières ».
Un rapport d'Amnesty International de février dernier indique que « lors de la reconstruction des forces de sécurité, le plus difficile sera de veiller à ce que ces forces démantèlent les nombreuses milices armées présentes dans le pays, et ne coopèrent pas avec elles ou adoptent leurs pratiques. » On n'en est manifestement pas loin et notre sentiment est que la reconstitution de forces armées républicaines sur une base nationale et non ethnique ou communautaire est à la fois indispensable et quasiment hors d'atteinte par la seule volonté des responsables centrafricains. Seule la Présidente évoque la nécessité de « reconstruire le pays sur la base de la justice ».
La police n'est pas mieux lotie et rencontre les mêmes problèmes. Le ministre de la sécurité publique, M. Denis Wangao Kizimalet, nous a dressé un tableau dramatique de l'état des forces de police démunies de tout. La remise sur pied de la police et de la gendarmerie, à laquelle la France prend une part active, qui doit être relayée par la force européenne, est une étape essentielle mais difficile de ce processus du fait de la faible détermination des intéressés. Il convient également de rappeler qu'au sein de la MISCA il y a un effectif de 650 policiers, soit un peu plus de 10% de l'effectif total.
Le rétablissement de la chaîne pénale, la poursuite des criminels, leur jugement et leur incarcération doivent être des priorités. La question de la justice est centrale. Le même rapport d'Amnesty International constate que « les précédents gouvernements du pays n'ont jamais rendu justice, de manière équitable et impartiale, aux victimes d'atteintes aux droits fondamentaux, même de crimes graves tels que les disparitions forcées les exécutions extrajudiciaires et la torture. Cette absence de justice perpétue le cycle de violence car nombre de Centrafricains sont convaincus que les actions d'autodéfense sont le seul moyen de punir les auteurs présumés de tels actes. Mettre fin au règne de l'impunité - par le biais d'enquêtes sérieuses, de véritables poursuites judiciaires et de sanctions contre les responsables de graves violations - contribuera fortement à apaiser les tensions intra-communautaires et à rétablir la confiance dans l'État de droit. »
Peut-être le domaine des finances fait-il l'objet d'un sort particulier puisque des experts occidentaux et les institutions internationales se penchent sur la question. Mais, là aussi, les recettes sont quasi inexistantes ou très largement surestimées. Pour dire les choses clairement, la RCA sera pour de longues années en perfusion financière internationale. Par ailleurs, l'aide financière internationale, aussi indispensable soit-elle, doit faire l'objet d'un suivi particulièrement rigoureux pour éviter qu'une fois de plus une partie importante ne soit détournée.
Un des points positifs que nous avons pu constater lors de notre mission est la volonté bilatérale ou multilatérale de relance de la coopération civile dans tous les domaines. La rencontre que nous avons eue avec les organisations internationales européennes ou onusiennes, tout comme l'investissement tout à fait remarquable de l'AFD en RCA, montrent qu'il y a une véritable prise de conscience de l'urgence, de l'immensité de la tâche et de la constatation de l'incapacité des autorités centrafricaines de coordonner et d'organiser la reconstruction civile.
La reconstruction ne peut être que globale puisque tout est à faire.
La Présidente de transition, Madame Samba Panza, nous a fait part d'un besoin d'audit général de l'Etat et, en particulier, pour ce qui concerne la chaîne financière et économique. Elle a demandé également un appui en matière de gestion des ressources humaines et une assistance technique dans pratiquement tous les domaines y compris, bien sûr, le domaine militaire.
La santé, l'éducation (seules certaines écoles privées ont repris timidement les cours). La rentrée scolaire 2014 ne connaît pas le commencement d'une réflexion. Les questions de formation sont fondamentales.
Et je ne cite pas le redémarrage d'une timide activité économique, le lancement de travaux à haute intensité de main-d'oeuvre. Ceci est particulièrement fondamental pour donner des perspectives à une jeunesse désoeuvrée qui peut être tentée par le banditisme ou l'extrémisme armé.
Nous pourrions faire la même analyse pour tous les secteurs de la gestion d'un Etat. A sa tête, le gouvernement de transition ne paraît pas avoir non plus une grande expérience. Il s'agit souvent de fonctionnaires internationaux qui se voient confrontés à des tâches qui les dépassent.
Seuls peut-être la Présidente, Mme Samba Panza, et le Président musulman du CNT, M. Ferdinand Nguendet, nous ont paru avoir une certaine vision et surtout une certaine volonté. Mais comme le constate lui-même le Président du CNT : « l'Etat est en lambeaux, tout est à reconstruire. On n'a ni police, ni gendarmerie, ni justice, ni armée. L'histoire de la RCA est ponctuée de coups d'Etat et de conflits intérieurs qui ont entraîné une politique d'exclusion pour se protéger de l'adversaire. La jeunesse est laissée à elle-même, il y a une absence totale de vision, l'ensemble du pays est à l'abandon ».
Pourtant, selon lui, le gouvernement de transition est une chance pour la nation en raison de la manière dont il a été constitué, sans possibilité de se présenter aux élections. La présidente de transition et le premier ministre ne sont pas des hommes politiques. Ils n'ont pas d'adversaire politique et peuvent incarner les valeurs républicaines avec un seul but : celui de ramener l'ensemble des forces autour d'une table et de promouvoir la réconciliation. On peut néanmoins regretter que la répartition entre une présidente de transition chrétienne et un premier ministre musulman n'ait pas pu être obtenue conformément aux accords de N'Djamena.
Le Conseil national de transition, qui a pourtant gagné en crédibilité, peine encore à fonctionner, en particulier pour avancer dans la rédaction d'un avant-projet de Constitution qui demeure sa principale mission. Ses membres se considèrent comme une chambre d'enregistrement qui ne parvient pas à faire pression sur le gouvernement dont ils se plaignent de l'immobilisme.
La question des élections et de leur faisabilité en l'absence d'un recensement fiable des électeurs mérite d'être posée. Ce qui paraît évident c'est qu'il n'y a pas de légitimité démocratique et que celle-ci est indispensable pour rassembler et reconstruire. Nous avons constaté une nouvelle perte de confiance de la population dans le politique : la vision et les espoirs suscités ne sont pas concrètement au rendez-vous. Il y a là un danger très réel de pousser une population de plus en plus désespérée en l'absence de progrès concrets dans une logique communautaire et non pas nationale. La tenue d'élections pourrait permettre une identification de la population et de ses aspirations avec ses dirigeants. En disant cela nous ne méconnaissons nullement la validité des efforts réalisés par les responsables de la transition qui, ne pouvant se présenter aux élections, disposent, en théorie, de la liberté nécessaire à la mise en oeuvre d'actions concrètes et courageuses. Pourtant, le coordonnateur des Nations unies et un certain nombre de représentants d'organisations internationales nous ont fait part de leurs doutes quant à la faisabilité de l'organisation d'élections.
Enfin, à un moment où toutes les bonnes fées des institutions internationales se penchent sur la RCA, il faudra être particulièrement attentifs à la corruption des soi-disant « élites » ou plutôt de celles qui sont au pouvoir.
Mme Michelle Demessine. - Notre seconde impression porte sur la façon dont la presse occidentale et notamment française décrit un conflit religieux.
Les autorités religieuses mais aussi politiques ont toutes souligné la tradition de coexistence sans problème des religions chrétienne et musulmane (Répartition approximative : catholiques 29%, protestants 52%, musulmans 15%) en RCA, depuis les origines.
Nous avons rencontré les trois représentants des églises catholique, protestante et musulmane : l'archevêque Dieudonné Nzapalainga, le pasteur Nicolas Guerekoyame-Gbangou et l'imam Kohone Layama. Ces trois représentants des autorités religieuses ont décidé dès le début de la crise de contribuer autant qu'ils le pourraient à apaiser les tensions et à se rendre ensemble sur le terrain, ce qui n'est pas le cas des autorités politiques. La cohésion qu'ils manifestent au nom des mêmes valeurs humaines peut contribuer à l'apaisement des tensions, mais force est de constater que cela ne suffit plus.
Selon nos interlocuteurs, la religion est instrumentalisée à des fins politiques et économiques. Il existe évidemment un phénomène de prédation des richesses de la population d'origine musulmane qui sont traditionnellement les commerçants de la RCA. Le pillage, le nettoyage ethnique puis l'appropriation sont les trois étapes de ce conflit entre les communautés dont l'aspect religieux n'est certainement pas le plus important.
L'épuration en cours est un drame humanitaire, politique et économique. En effet, avec la fuite des musulmans, c'est toute la structure commerciale qui disparaît, et ne s'improvise pas commerçant qui veut.
C'est la raison pour laquelle il faut, dans toute la mesure du possible - et si ces populations le souhaitent - maintenir ces communautés musulmanes à Bangui. Faute de quoi la marche vers la partition pourrait être irrésistible. Cette dimension est évidemment déterminante pour l'avenir du pays. Il est difficile de trouver un juste équilibre entre le fait de traiter les situations de détresse de ces populations dont la vie est menacée et la volonté des agences onusiennes de voir les forces internationales aider ces populations à rejoindre le Nord ou l'Est du pays, accroissant ainsi le risque de partition.
Mme Samba Panza dans l'interview donnée au Monde indique clairement le chemin à suivre pour éviter la partition : « d'abord, il faut restaurer l'autorité de l'Etat. Les brigades de gendarmerie doivent être rouvertes et les commissariats rééquipés. Il faut que l'administration revienne. Ensuite, un processus de réconciliation doit reprendre à la base. Il faut que les communautés réapprennent à se fréquenter. Il faut aussi un dialogue politique avec nos frères de l'est et leur apporter des projets alors qu'ils se sentent complétement abandonnés. »
Il n'empêche que nous ne pouvons qu'être frappés par le niveau de la haine et de la peur qui s'exprime et qui rendra long et difficile le processus de réconciliation. Nous avons pu constater cela lors du déplacement que nous avons fait, à la rencontre de la population musulmane, dans le quartier PK5 de Bangui.
Les autorités religieuses, tout comme les autorités politiques, sont dépassées par l'ampleur de la crise et l'effondrement de toutes les structures. Nous avons entendu un appel à la communauté internationale, et, comme un refrain, la sollicitation faite notamment à la France, qui « détient toutes les clés », de se substituer aux autorités défaillantes. Nous avons réaffirmé, là encore, que, si la communauté internationale détenait certaines des clés de la sortie de crise, rien ne pourrait se faire sans la participation active des Centrafricains eux-mêmes.
Enfin, les comptes rendus de la presse ont tendance à glisser de l'idéologie et du conflit religieux dans les deux groupements que sont la Seleka et les anti-balaka. En fait, ces groupements, très hétérogènes, sont, dans une très large partie, composés de bandits de grands chemins et de maffieux ou d'opportunistes qui prospèrent sur le conflit et le manipulent à leur profit.
M. Jacques Berthou. - La réconciliation : c'est l'un des principaux points d'inquiétude. La séquence idéale qui passe par quatre étapes : sécurisation, reconstruction de l'Etat, réconciliation, élections. Elle est très loin d'être assurée. Nous avons déjà parlé de la reconstruction de l'Etat pour laquelle des moyens considérables en hommes, en formation, en argent doivent être coordonnés par l'ONU.
Pour dire les choses crûment, nous n'avons pas eu l'impression d'une volonté de tout mettre en oeuvre pour lancer et, à fortiori, pour faire aboutir le processus de réconciliation. On nous dit que l'on tire les leçons du passé en commençant par la base des communautés villageoises pour aboutir in fine à une grande messe inclusive ; on nous dit que le processus est en marche, mais, objectivement, on ne le voit guère et, plus grave, la volonté semble faire défaut. Or la sécurisation, qui est le socle indispensable de tout le reste, ne se suffit pas à elle seule. L'apaisement des tensions ne peut se faire que s'il y a justice et réconciliation.
Le point central de ces hésitations tient à l'incapacité de mettre la justice en pointe, c'est-à-dire de rechercher et de juger ceux qui ont commis des crimes. Derrière ces hésitations, il y a en particulier le sort réservé aux deux anciens Présidents Bozizé et Djotodia qui conservent une influence certaine et qui n'ont pas renoncé au pouvoir.
La présidente par intérim a récemment déclaré : « Je suis contre l'impunité. La réconciliation nationale sans justice n'a pas de sens. Pour le moment seul M. Bozizé fait l'objet d'un mandat d'arrêt de la justice centrafricaine, lancé avant que je n'arrive. Des enquêtes sont en cours pour déterminer les responsabilités des uns et des autres dans les exactions commises depuis 2012. »
Il n'y aura pas de réconciliation sans justice et l'absence de justice perpétue le cycle de la violence. Là encore, le sentiment d'impuissance des autorités, au-delà des mots et de la clairvoyance des analyses, est manifeste.
En conclusion, très provisoire, les populations comme les responsables, comptent beaucoup trop sur la France. On lui demande de tout faire et toute perspective de retrait partiel est dénoncée avec vigueur. Il y a indiscutablement une tentation de la déresponsabilisation que nous avons constatée chez l'ensemble de nos interlocuteurs.
Nous n'avons cessé de leur dire que la France ne peut tout faire. Elle dispose d'un certain nombre de clés, mais pas de toutes les clés. Elle assume ses responsabilités mais les autorités de RCA doivent assumer les leurs.
A ce stade, le principal risque pour notre pays, et au-delà pour la communauté internationale, est de voir la stratégie menée ne pas recouper la courbe de la montée en puissance des Centrafricains eux-mêmes qui doivent prendre leur destin en main sans recopier les schémas précédents qui ont conduit à cette implosion.
Notre stratégie c'est qu'à une opération militaire, Sangaris, décidée dans l'urgence pour éviter ce qui aurait pu dégénérer en logique génocidaire, se substitue progressivement une opération sécuritaire autour d'Eufor RCA et de l'opération de maintien de la paix de l'ONU (12 000 h), avec la mise en place d'une police, d'une gendarmerie, de prisons, d'une justice. C'est le rétablissement de la chaîne pénale. Nos forces armées ne sont en effet pas faites pour des opérations de police et d'interposition. En septembre, la force de l'ONU, par l'approche globale qu'elle est seule à permettre, devra aider à reconstruire l'Etat sur la base d'une situation de retour à la sécurité, condition du développement. Ce transfert s'accompagnant d'un allègement de notre dispositif.
Le pendant de cette stratégie logique c'est que les autorités centrafricaines prennent leur part du processus, et notamment de la réconciliation, de la justice et de la prise en compte de la jeunesse qui est un élément absolument fondamental. Cela suppose un certain sens de l'Etat et de l'intérêt général dont nous attendons qu'il se manifeste chez ceux à qui cette responsabilité incombe.
M. Christian Cambon. - Je voudrais souligner l'intérêt de ces déplacements qui nous permettent de découvrir comment les choses se passent concrètement. C'est en particulier le cas pour les conditions matérielles de vie de nos militaires auxquelles nous sommes particulièrement attentifs. S'agissant de la RCA, nous avons pu voir la proximité du camp de réfugiés à M'Poko qui rend les conditions de sécurité difficiles. Les conditions de vie, le rationnement d'eau, l'absence de climatisation... tout cela pose problème alors même que nos soldats prennent tout cela avec une dignité admirable. Il faut mettre cela en regard des menaces qui planent actuellement sur le budget de la défense qui, si elles sont avérées, devront conduire l'exécutif à dire clairement que nos interventions en OPEX seront demain impossibles.
M. Jean-Louis Carrère, président. - J'ai pu constater aussi les conditions souvent spartiates des cantonnements en OPEX en particulier en Afghanistan. Nous avions fait part de quelques remarques au ministre de la défense à notre retour qui se sont traduites par des améliorations au niveau des petits équipements. D'une manière générale, nos soldats ont une réputation de "rusticité" qui est regardée avec une certaine admiration surtout si on la compare aux autres armées européennes. S'agissant du respect de la LPM, nous avions voté en ayant conscience que les moyens étaient "juste insuffisants". C'est la raison pour laquelle j'avais insisté pour que nous adoptions un amendement visant les 2% du PIB norme OTAN en cas de retour à bonne fortune. Je considère inenvisageable une réduction de ces crédits sauf à remettre en chantier un nouveau Livre blanc et une nouvelle LPM.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Il est évident qu'une ponction de quelques milliards d'euros ne procurerait qu'un avantage minime au regard des dégâts énormes qu'elle entrainerait. Revenant à la RCA, je voudrais faire une remarque sur la présidente par intérim, Mme Samba-Panza et du gouvernement en général. Le discours qui est tenu est souvent bien reçu et les analyses clairvoyantes, mais cela n'embraye sur rien et n'a que très peu d'effets concrets et ne se traduit pas par des engagements sur le terrain.
Mme Michelle Demessine. - Je partage ce point de vue. Les personnalités qui sont au pouvoir de transition sont excellentes pour le dialogue avec les capitales occidentales et les bailleurs de fonds mais cela n'a pas d'efficacité sur le terrain.
La réunion est levée à 11 heures 47