- Mardi 11 mars 2014
- Audition de M. Hervé Collignon, associé d'A. T. Kearney, coauteur d'une étude sur le secteur de la haute technologie en Europe
- Audition de M. Jean-Baptiste Soufron, secrétaire général du Conseil national du numérique
- Audition de M. Jean-Ludovic Silicani, président, et M. Pierre-Jean Benghozi, membre du collège, de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP)
Mardi 11 mars 2014
- Présidence de M. Gaëtan Gorce, président. -La réunion est ouverte à 15 h 30.
Audition de M. Hervé Collignon, associé d'A. T. Kearney, coauteur d'une étude sur le secteur de la haute technologie en Europe
M. Gaëtan Gorce, président. - Vous êtes coauteur d'une étude sur le secteur de la haute technologie en Europe. Il nous a paru utile, à ce titre, de vous entendre, pour replacer notre réflexion sur la gouvernance de l'Internet dans cette perspective plus globale.
M. Hervé Collignon. - Je vous remercie de m'avoir sollicité pour contribuer à cette importante réflexion. A.T. Kearney a également publié une autre étude, l'an dernier, sur la souhaitable adaptation du modèle de réglementation d'Internet, dont je pourrai vous rappeler les principales conclusions.
Je suis le coauteur, avec deux collègues, l'un Allemand, l'autre Suédois, d'une récente étude sur la place des entreprises européennes dans l'industrie des technologies de l'information, qui repose sur des analyses quantitatives et documentaires, mais également sur des échanges avec les dirigeants des entreprises du secteur et des représentants de l'Union européenne.
Etre fort dans le secteur de la technologie est important à plusieurs titres. Cette industrie, qui représente trois millions d'emplois en Europe, répond à une demande croissante. Le marché européen est évalué à 700 milliards de dollars. Il importe, en ces temps de crise, de s'y attacher, d'autant que c'est aussi une source de revenus fiscaux. La technologie, au-delà, est appelée à transformer un grand nombre de secteurs dans lesquels l'Europe est forte. Ainsi, l'électronique embarquée représentera, en 2025, 65% de la valeur d'une automobile. La technologie, enfin, aura des effets majeurs sur des questions de société stratégiques comme la santé, l'énergie, la sécurité des données. Au vu des récentes révélations sur l'existence de programmes de surveillance électronique, il est clair que les gouvernements européens seront réticents à dépendre technologiquement des fournisseurs américains ou asiatiques.
Qu'appelle-t-on high tech ? Une série de neuf segments qui va des semi-conducteurs aux services informatiques jusqu'aux terminaux et à l'électronique grand public en passant par les équipements IT (Information Technology) et Télécom. Hors télécoms et internet, c'est un marché évalué à 2700 milliards de dollars, dont un quart en Europe. Or, la place des acteurs européens sur ce marché est faible et en recul. Sur quatre-vingt-dix entreprises, soit les dix plus importantes de chacun de ces neuf segments, on n'en trouve plus que huit en Europe, sachant que Nokia va passer sous bannière américaine. L'Europe est absente dans des secteurs aussi critiques que les composants électroniques, l'électronique grand public, les ordinateurs portables, smartphones et tablettes, segments largement dominés par les géants asiatiques et américains. Elle occupe, en revanche, quelques belles positions, avec ses équipementiers télécom Ericsson, Nokia Siemens et Alcatel Lucent, respectivement deuxième, quatrième et cinquième au classement mondial du secteur, ou ses sociétés de services informatiques Cap Gemini, Atos et T-Systems, respectivement huitième, dixième et douzième, ou bien encore avec un acteur du logiciel comme SAP, quatrième au classement, ou STMicroelectronics, septième du secteur des semi-conducteurs.
On voit que si l'Europe dispose encore de quelques champions dans les activités professionnelles, dans le secteur grand public, elle manque, en revanche, d'acteurs suffisamment importants pour devenir des champions.
Comment en est-on arrivé là ? Il est plusieurs causes à ce retard européen, imputable pour partie à des raisons culturelles, mais aussi pour beaucoup à l'absence, depuis quinze ans, de politique industrielle, aux orientations réglementaires en Europe et à la manière dont les Etats ont fléché leurs investissements.
Le marché domestique européen, tout d'abord, s'il reste important, connaît une croissance plus faible que celle des autres régions du monde - 2,2% entre 2012 et 2015 contre 5% à 6% ailleurs. Ce déséquilibre est aggravé par la faiblesse de nos mesures de préférence domestique : les donneurs d'ordre américains ou asiatiques se comportent tout autrement que les Européens vis à vis de leurs fournisseurs.
Bien que notre marché soit vaste et attractif, il reste plus complexe à servir que le marché américain, ce qui rend plus difficiles les économies d'échelle : il faut avoir réussi sur les cinq premiers marchés de l'Europe pour en bénéficier. Il en va autrement aux Etats-Unis : accéder au marché californien ou à celui du Dakota n'exige pas de mettre en oeuvre des stratégies très différentes.
Vient ensuite la faiblesse du financement - fonds publics et privés, capital-risque, accès au crédit. Un chiffre pour l'illustrer : 4 milliards de capital-risque en Europe en 2012, 20 milliards aux Etats-Unis. Une entreprise comme Spotify a dû faire appel, pour son développement international, au capital-risque américain... Même chose pour les fonds publics, souvent tournés vers les fournisseurs locaux. Le gouvernement américain dépense 180 milliards au service des technologies de l'information - sans compter les dépenses du département de la Défense - soit 50% de plus que l'ensemble des Etats européens, avec 120 milliards.
Notre recherche et développement (R&D) n'est pas suffisamment développée : l'Europe investit dans la R&D 1,5 point de moins de son PNB que le Japon, 1 point de moins que les Etats-Unis. En R&D, c'est la masse qui compte avant tout. Quand une entreprise comme Samsung investit 5% de son chiffre d'affaires en R&D, cela représente 11 milliards de dollars consacrés chaque année à assurer sa progression sur des marchés aussi dynamiques que celui du smartphone ou des objets connectés. Même chose pour les brevets : Samsung en a déposé, en Europe, en 2012, le double d'Ericsson, l'entreprise européenne en tête en ce domaine.
Autre faiblesse, le nombre de nos ingénieurs diplômés en sciences dures - mathématiques, physique, technologie, informatique : 17% des étudiants européens, contre 30% à Taïwan ou en Chine, laquelle produit chaque année 700 000 diplômés dans ces disciplines contre 500 000 pour toute l'Europe.
Nos coûts de production, un marché de l'emploi peu flexible constituent un autre handicap. En Europe de l'Ouest, une heure de fabrication coûte quatre fois plus cher à une PME qu'en Europe de l'Est, et quinze fois plus cher qu'en Chine.
Trois autres causes, enfin, tiennent à la politique industrielle et aux politiques de management. Des collaborations telles que celle qui est à l'origine du GSM, la mise en place de partenariats stratégiques - comme ceux qu'ont noués Ericsson et Telia ou Alcatel et France Telecom, par exemple - qui faisaient de l'Europe, dans les années 1980, une pionnière, n'ont pratiquement plus cours depuis vingt ans. Quand, aux Etats-Unis, la Darpa ( Defense Advanced Research Projects Agency) jouait un rôle fondateur, l'Europe dédaignait de soutenir la consolidation de champions du high tech, comme elle a pourtant su le faire dans l'aéronautique, avec Airbus.
A cela s'ajoute une certaine frilosité à l'égard de l'entreprenariat. Jacques Attali observe que la France a choisi la terre plutôt que la mer. Faut-il penser de même de l'Europe ? Toujours est-il que les politiques fiscales et administratives n'y sont pas, en général, aussi incitatives qu'elles pourraient l'être.
M. Gaëtan Gorce, président. - Si nous avions été plus à l'aise sur nos frontières, nous aurions été plus marins...
M. Hervé Collignon. - Certains virages, enfin, ont été mal négociés ; je pense au tactile, ou au logiciel embarqué, deux ruptures qui furent fatales à Nokia. Tout leader est confronté à ce que l'on appelle le dilemme de l'innovateur, lorsqu'il doit scier la branche sur laquelle il est assis ou prendre le risque qu'un compétiteur le fasse à sa place. Mais Américains et Asiatiques, confrontés au même dilemme, privilégient une vision stratégique de long terme, garantie par une plus grande stabilité des directions générales dans le modèle asiatique ou une incarnation forte du leadership dans le modèle américain. Dans les entreprises européennes, en revanche, le conseil d'administration nomme, le plus souvent pour un mandat de court terme, avec des objectifs de gestion, parfois de gestion de crise, un PDG rarement investi de la confiance nécessaire pour concilier le court et le long terme - même s'il a existé des contre exemples comme Alcatel.
Comment remédier à ces faiblesses ? Relevons, tout d'abord, que l'Europe ne reste pas immobile. Le constat que je viens de dresser est largement partagé, et des moyens sont mobilisés. Notre étude souligne ainsi les avancées de l'Union européenne dans son plan Horizon 2020, doté de 80 milliards d'euros, en augmentation de 25% par rapport au précédent. Ce plan vise à renforcer l'excellence scientifique mais aussi les secteurs en phase de rupture ; il comporte explicitement un volet industriel visant à favoriser certaines technologies clé. Voilà qui va dans le bon sens, même si l'effort reste insuffisant au regard des enjeux.
M. Gaëtan Gorce, président. - On est à 0,7 points de PIB répartis sur huit ans.
M. Hervé Collignon. - ... et relativement dispersés.
Nous avons identifié dix pistes concrètes pour rétablir la vitalité de l'industrie technologique européenne. Les quatre premières doivent agir comme des catalyseurs. Il convient, tout d'abord, d'accroître significativement l'offre d'ingénieurs et de personnels qualifiés, en s'appuyant sur le système éducatif traditionnel mais aussi sur la formation à distance. Pour résoudre les problèmes de court terme, favoriser une immigration choisie de talents serait crucial. Tout ceci combiné à une stratégie de clusters, afin de créer une infrastructure éducative faisant une large place à l'anglais pour faciliter l'accueil d'étudiants étrangers.
Deuxième piste : soutenir le financement de la technologie et son internationalisation. Le capital-risque devrait être fiscalement favorisé et les fonds publics dédiés développés, de même que les outils financiers tels que les assurances contre les défauts de paiement. Le système bancaire européen a un rôle important à jouer, alors qu'il n'existe pas d'équivalent européen au Nasdaq américain. Le onzième plan quinquennal chinois, qui a donné aux entreprises, en particulier les plus grosses, un support gouvernemental à leur internationalisation, sous forme de financement, d'assurance, de dédouanement, de flexibilité de l'emploi fait la preuve qu'un tel soutien est possible.
Troisième piste : améliorer l'encouragement à l'entreprenariat, en en célébrant les succès, en développant les filières entrepreneuriales dans les cursus d'ingénieurs, en flexibilisant l'emploi pour permettre aux entreprises d'embaucher en amont - exigence tant pour les start up que pour les grandes entreprises qui ont besoin d'incubateurs, à l'instar de SAP, qui a développé, grâce à un partenariat avec le Hasso Plattner Institute, un système de stockage HANA qui le rend susceptible de s'imposer comme plate-forme européenne pour le big data.
Quatrième piste : créer des conditions de concurrence équitables pour les entreprises européennes sur le marché mondial. Alors qu'il est plus complexe, pour nos entreprises, de parvenir à des économies d'échelle, en raison de la disparité des marchés nationaux, il ne faudrait pas, de surcroît, que la priorité donnée au « bénéfice consommateur » se traduise par une réglementation qui dégraderait encore leur compétitivité. Déjà, le secteur des télécommunications a vu ses profits largement rabotés en Europe, de telles mesures ayant contraint les investissements de réseau, alors que les trafics explosent, et favorisé l'offshore ou les fournisseurs non européens capables de proposer des offres discount pour prendre des parts de marché. Les lois anticoncentration, qui visent à assurer la pluralité de l'offre, peuvent aussi freiner l'émergence d'économies d'échelle et de champions internationaux. L'Europe et les Etats, via la législation, et les associations, via la certification, peuvent favoriser l'industrie européenne ; d'autres nations n'hésitent pas à le faire.
Education, financement, entreprenariat, appréciation globale de la concurrence, sur tous ces points, il faut non pas moins d'Europe mais plus d'Europe, avec un mandat clair : assurer la croissance de l'industrie des technologies.
Mais il est important, aussi, d'être focalisé. Les grands donneurs d'ordre devraient y contribuer. Afin d'éviter un éparpillement des ressources, un plan d'ensemble à l'échelle européenne devrait définir les domaines d'investissement prioritaires, en concertation avec les associations et les industriels, pour tenir compte à la fois des demandes des citoyens en matière de santé, de transports, d'éducation, et des exigences de développement de secteurs économiques où l'Europe est déjà forte, comme l'automobile, les industries de process, les télécoms, les institutions financières, afin d'orienter les investissements vers la transformation à venir de ces secteurs.
Des clusters paneuropéens devraient être créés. L'efficacité des clusters n'est plus à démontrer, reste à savoir où il est le plus avantageux de les créer. Mieux vaut déterminer ce choix en tenant compte de l'implantation des grands donneurs d'ordre qu'en se guidant sur un seul souci d'aménagement du territoire. On pourrait imaginer de confier le cluster automobile à l'Allemagne, les télécoms à Stockholm, la défense, la sécurité et l'aéronautique à la France, la banque à Londres. On n'est déjà pas très loin de cette situation. Il s'agit de confier un leadership aux pays les plus avancés, en fléchant les investissements selon un plan concerté à l'échelle de l'Europe.
Dernière exigence, enfin, celle de la recherche de l'excellence, gageure pour les entreprises et leurs managers. Il s'agit de faire évoluer les pratiques du leadership, de privilégier l'innovation, la R&D plutôt que la rentabilité à court terme et de faire du partenariat client-fournisseur un véhicule de l'innovation.
On ne pourra pas répliquer, en Europe, les conditions qui ont permis, aux Etats-Unis et en Asie, aux entreprises technologiques de se développer. La structure fédérale de l'Europe est une richesse mais aussi une faiblesse : fragmentation, retours sur investissement moindres. Demeurent, néanmoins, bien des pistes pour faire repartir l'Europe de la technologie.
Je finirai par quelques mots sur les télécoms et Internet, car c'est sur les réseaux que s'appuient les pure players. L'industrie mondiale des télécoms représente 1400 milliards de dollars. Parmi ses dix entreprises de tête on trouve quatre acteurs européens - Telefonica, Deutsche Telecom, Vodafone et Orange. Les opérateurs de communication sont donc une force européenne. Mais ces acteurs sont fragilisés, leur profitabilité est sous pression. Ils doivent certes s'adapter par eux-mêmes, mais le cadre réglementaire dans lequel ils évoluent mérite aussi, dans l'intérêt bien compris de la filière technologique, des adaptations, car la situation n'est plus celle des années 1970.
Dans la chaîne de valeur de l'Internet, les opérateurs de télécom représentent le segment où les retours sur capitaux sont les plus faibles, très inférieurs à ceux des pure players. Ils sont pris dans un effet de ciseau, les prix baissant tandis que les investissements en capacité doivent croître. Or, le secteur des télécoms est très réglementé en Europe, alors que l'Internet ne l'est quasiment pas. Pourtant, ces deux mondes s'interpénètrent. Le rachat par Facebook de WhatsApp pour 19 milliards de dollars, qui met ainsi le pied dans la filière des communications interpersonnelles, témoigne de la puissance financière de ces acteurs. Quand le chiffre d'affaires d'Orange plafonne à 41 milliards d'euros, en baisse de 4,5% - dont la moitié est imputable à la réglementation -, celui de Google, à 60 milliards de dollars, progresse de 19%. Et le modèle économique de Google lui permet d'allouer 8 milliards de dollars à la R&D, quand Orange n'y consacre que moins d'un milliard. On comprend par là qui embauche les meilleurs ingénieurs en algorithmique. Google peut disposer d'un cash flow opérationnel de 18 milliards de dollars, quand l'équivalent, pour Orange, n'est que de 13 milliards d'euros, en baisse - au reste contenue - de 5%. En 2013, Google a investi 7 milliards de dollars dans les infrastructures, quand Orange n'y consacrait que 5,6 milliards d'euros.
La seule façon pour les opérateurs de télécom de retrouver de la croissance est d'aller vers des modèles OTT (Over The Top) adjacents. Or, ce secteur est placé sous vigilance permanente, quand Internet ne l'est pas, ce qui autorise toutes sortes de subventions croisées, fondement même du modèle de Google. Les entreprises de télécom, si elles pouvaient se consolider, feraient un peu plus le poids : si Orange se rapprochait de Deutsche Telecoms, l'ensemble pèserait 100 milliards de dollars de chiffre d'affaires.
Nous appelons donc à plus de liberté dans les prix, l'innovation, les services adjacents, mais aussi la consolidation, tant les effets d'échelle restent l'arme principale dans un secteur où les coûts fixes sont très élevés.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Je vous remercie de cet exposé clair et précis, qui correspond au diagnostic que j'avais posé dans mon rapport sur le numérique dans l'Union européenne. Mais nous nous sentons parfois, en France, un peu isolés. Quel est le degré de prise de conscience des autres Etats membres quant à la nécessité de faire évoluer le cadre réglementaire ?
Vous avez peu évoqué la question de la fiscalité. Avez-vous réfléchi à des pistes pour remédier au phénomène de l'optimisation fiscale ?
Comment développer, enfin, des stratégies pour résister aux phénomènes d'aspiration ?
M. Hervé Collignon. - Le constat que je viens de dresser n'est pas nouveau, ainsi que vous venez de le rappeler. Il est temps d'agir, car les écarts se creusent. Qu'il n'y ait pas un seul européen dans les entreprises de tête du numérique pose problème. Car ce n'est plus par le moyen des start up que l'on peut aujourd'hui changer la donne, tant est puissante la capacité d'investissement des entreprises qui dominent le marché : elles embauchent les meilleurs talents et acquièrent les entreprises qui réussissent.
Mais ces champions n'existeraient pas sans l'infrastructure qui les soutient, elle même soutenue par l'industrie de la haute technologie, qui représente 4000 milliards de dollars, soit beaucoup plus que les GAFA, les quatre entreprises de tête du numérique (Google, Amazon, Facebook, Apple).
Ce n'est pas un hasard si notre étude a été conduite avec un Allemand et un Suédois, car ces deux pays sont très concernés. Parmi les huit entreprises européennes présentes dans le top 100, quatre sont françaises, trois allemandes ou franco-allemandes - SAP, T-Systems et Atos - et une suédoise, Ericsson. La France et l'Allemagne vont évidemment tirer le secteur : elles devraient être chefs de file.
Sur la fiscalité, ne nous trompons pas de combat. Mieux vaut user de la carotte que du bâton. Plutôt que taper sur Google, mieux vaut favoriser nos entreprises pour faire émerger un concurrent. Protéger les industries qui font la force de l'Europe passe par le financement, l'éducation, les clusters, la coopération industrielle entre donneurs d'ordres et fournisseurs, le fléchage des dépenses publiques.
M. Gaëtan Gorce, président. - Plutôt que de favoriser l'émergence d'un moteur de recherche capable de concurrencer Google, ne vaut-il pas mieux jouer un coup d'avance, et anticiper en misant sur les objets connectés ? Pourquoi les grands groupes européens ne jouent-ils pas un rôle plus net ? EDF ou France Telecom auraient un rôle à jouer dans le domaine des objets connectés. Nous avons un secteur bancaire et assurantiel parmi les plus performants du monde, pourquoi n'investit-il pas davantage ?
Je m'interroge sur la capacité des institutions européennes à porter un plan de la nature de celui que vous avez présenté. Ne faudrait-il pas imaginer une architecture européenne spécifique pour porter le développement technologique ?
M. Hervé Collignon. - Certes, il est bon d'anticiper et de pousser le développement dans le domaine des objets connectés, qui vont toucher toutes les filières. Ils ne feront que générer, cependant, des données supplémentaires. Trouver, dans cette pléthore d'information, ce qui est important : voilà qui restera l'arme de guerre. Faire l'impasse sur les algorithmes de recherche est risqué, car le big data est intrinsèque à la société de l'information. Consacrer 10 milliards de dollars à la recherche dans un domaine appelé à bouleverser tous les secteurs ne serait pas déraisonnable. La recherche académique en France, en Allemagne, dispose de capacités qui pourraient faire bouger les lignes...pour peu que nos chercheurs ne partent pas vers la Californie dès qu'ils ont une bonne idée...
C'est autour de nos grandes entreprises que les clusters doivent se construire. Il faut les convaincre que leur position est potentiellement menacée et leur donner le mandat de définir leurs besoins et d'orienter la filière technologique.
M. Gaëtan Gorce, président. - Le compteur intelligent d'EDF, par exemple, n'a pas été conçu dans cette perspective du big data. Ouvrir l'entreprise à une démarche plus large serait pourtant valorisant. S'agit-il d'une réticence culturelle, comme diraient les journalistes ?
M. Hervé Collignon. - Sur la protection des données, le débat est complexe. Il existe des forces de rappel qui ne sont pas toujours favorables à la dynamique industrielle. Les entreprises concernées sont souvent issues du secteur public. Reste que tous les acteurs sont convaincus que ce sont les donneurs d'ordre industriels qui doivent agir pour définir les orientations à l'échelle européenne.
M. Gaëtan Gorce, président. - Conviendrait-il de travailler à partir d'autres types d'organisation européenne ? Lors de la rencontre entre Angela Merkel et François Hollande, chacun est resté sur son quant à soi. L'une évoquait un Internet européen, l'autre une forme de coopération sur les hautes technologies.
M. Hervé Collignon. - Ce qui importe, c'est que le débat progresse. C'est le couple franco-allemand qui détient la clé du futur.
M. Gaëtan Gorce, président. - Voyez-vous s'esquisser quelque chose dans vos contacts à l'échelle européenne ?
M. Hervé Collignon. - L'Union européenne arbitre sur beaucoup de secteurs industriels ; les choses évoluent. Un budget qui progresse de 25%, c'est significatif. Mais il y faudra plus d'ampleur, de même qu'il faudra faire des choix difficiles pour décider des chefs de file à l'échelle européenne. C'est le moyen pour que l'Amérique et l'Asie nous prennent au sérieux.
M. Gaëtan Gorce, président. - Quelles conséquences, si rien ne bouge, sur la dynamique industrielle et l'emploi ? Avez-vous élaboré un scénario noir ? Comment évoluerait l'économie mondiale ?
M. Hervé Collignon. - Nous n'avons pas formalisé un tel scénario, mais il est imaginable. Les sociétés de service informatique, en raison de leur dimension locale, resteraient probablement en place - encore que le cloud rende la proximité moins pertinente. En revanche, les autres segments, touchant les communications, les équipements, avec des entreprises comme Ericsson, Alcatel, Nokia Siemens, s'ils ne sont pas soutenus, seront déplacés. Sans être pessimiste à l'excès, il ne faut pas oublier que, sur les douze acteurs de tête que nous comptions, il n'en reste plus que neuf trois ans plus tard, et avec le rachat de Nokia, cela ne fait plus que huit...
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Que pensez-vous d'un outil comme le crédit impôt recherche ?
M. Hervé Collignon. - C'est une mesure très utile, à encourager sans états d'âme. Pour que des champions émergent, il faut définir des priorités et, sans négliger nos start up et nos PME, s'attacher aux grosses entreprises.
M. André Gattolin. - Un budget en augmentation de 25%, certes, mais qui reste loin de l'objectif des 100 milliards. Sans parler de la fongibilité...
Nous avons entendu M. Almunia. On favorise le crédit d'impôt recherche, mais on laisse de côté le crédit d'impôt sectoriel, à cause de la façon dont s'appliquent en Europe les règles de la concurrence. Or, ce n'est pas tout de développer la recherche et d'avoir des chercheurs européens de grande qualité. Si les entreprises ne sont pas soutenues, on n'arrivera à rien. Les Etats-Unis et le Canada sont, en ces domaines, beaucoup plus offensifs. On s'imagine trop aisément qu'il suffit que la recherche soit forte et dynamique pour que toute la chaîne suive.
M. Hervé Collignon. - Je partage votre analyse. Se satisfaire des médailles obtenues par l'innovation européenne ne suffit pas. Il faut penser le développement industriel, comme savent le faire les Américains. C'est bien pourquoi le plan Horizon 2020 comporte un volet industriel. Les Allemands sont d'ailleurs réceptifs à ce raisonnement.
M. Gaëtan Gorce, président. - Il me reste à vous remercier de votre propos, qui tire un signal d'alarme.
Audition de M. Jean-Baptiste Soufron, secrétaire général du Conseil national du numérique
M. Gaëtan Gorce, président. - Le diagnostic d'Hervé Collignon, que nous venons d'entendre, sur la place de l'industrie technologique européenne, est alarmant. Nous prenons un retard qui appelle des initiatives à l'échelle européenne. Comment faire évoluer les choses, pour que l'Europe joue pleinement son rôle dans la gouvernance de l'Internet ?
M. Jean-Baptiste Soufron. - La gouvernance de l'Internet est un sujet clé pour le Conseil national du numérique. C'est une question complexe, dont il est difficile de prédire les évolutions. Dans notre rapport sur la neutralité du net, nous évoquions pour la première fois ce sujet, qui touche une aire tant nationale qu'européenne et internationale. Cette question était au centre du rapport Colin et Collin sur la fiscalité du numérique, qui soulignait que la valeur des entreprises multinationales du numérique est produite localement, au sein des Etats mais que l'échange globalisé dans lequel se situent ces entreprises multinationales rend difficile de les appréhender sous l'angle fiscal.
Dans notre rapport sur la fiscalité à l'heure du numérique, nous jugions qu'il était difficile d'aborder cette question sur un plan purement national, et qu'il convenait de pérenniser les initiatives en cours à l'OCDE et au sein de l'Union européenne, voire de ne pas hésiter à agir sans tarder, si nécessaire, via une coopération entre plusieurs pays européens.
Le sujet de la gouvernance est également au coeur de notre rapport en préparation sur la neutralité des plates-formes, qui fait suite à notre réflexion sur la neutralité du net : ces plates-formes, goulets d'étranglement entre le consommateur et les entreprises qui souhaitent lui proposer des services, méritent, de fait, d'être régulées. Ces entreprises se situent dans des marchés multifaces, dont les segments peuvent être situés dans différents pays. Comment, dès lors, régir les relations entre ces pays ? C'est une question essentielle dans le cadre de la saisine, par Mme Nicole Bricq, du Conseil national du numérique sur le traité transatlantique de libre-échange.
Sans préempter les conclusions de notre rapport, dont le vote est prévu le 4 avril, je puis dire que cette saisine a été bienvenue, car l'Europe sous-estime largement, dans la négociation, la dimension numérique, présente à chaque étage du traité.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - En effet !
M. Jean-Baptiste Soufron. - Le sujet a été au centre du débat qui s'est tenu hier dans le cadre de la conférence du Forum pour la gouvernance de l'Internet. N'est-il pas réducteur de s'en tenir à la relation entre les Etats-Unis et l'Europe, alors qu'il existe d'autres Internet, d'autres modèles, au Japon, en Corée du Sud, en Russie, au Brésil, en Afrique ?
M. Gaëtan Gorce, président. - Est-ce à dire que la priorité n'est peut-être pas de négocier avec les Américains, mais de nouer des relations avec les partenaires que vous avez cités ?
M. Jean-Baptiste Soufron. - Il existe des partenariats. La société japonaise Rakuten investit en France, des services de messagerie instantanée d'origine asiatique se développent en Europe ; c'est également le cas d'un grand fabricant coréen de matériel téléphonique. Mais le travail de benchmarking n'est pas correctement mené. Des chercheurs y travaillent, certes. Je pense notamment à l'auteur de Mainstream, Frédéric Martel.
Cependant, la Silicon Valley reste un des centres vitaux du développement du numérique. Le Président de la République s'y est d'ailleurs rendu récemment. Nombre de systèmes utilisés par l'Europe en sont issus, et beaucoup d'ingénieurs européens y travaillent. Aller voir ce qui se passe ailleurs n'oblige pas à se détourner de la relation avec les Etats-Unis. Au reste, le traité de libre-échange va au-delà d'un simple engagement bilatéral, il est structurant, et d'une importance stratégique majeure, au niveau industriel, pour la France et pour l'Europe.
M. Gaëtan Gorce, président. - Mais les négociations sur la protection des données, sur la sécurité, se mènent ailleurs.
M. Jean-Baptiste Soufron. - La fusée est à trois étages : le traité transatlantique proprement dit, les accords de Safe Harbor sur l'échange des données personnelles entre l'Europe et les Etats-Unis, et d'autres accords en cours de négociation, qui ne sont pas anodins, comme l'accord Tisa (Trade In Services Agreement) sur les services ou l'accord transpacifique dont beaucoup d'éléments sont repris dans le traité transatlantique.
Ce qui est clair, c'est que les Américains ont une vraie logique de négociation sur le numérique, et qu'ils maîtrisent leurs concepts, à la différence de l'Europe qui n'a d'ailleurs pas de négociateur numérique en titre, au contraire des Etats-Unis.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - N'est-ce pas imputable à un défaut d'appréciation des pays européens et au déficit d'organisation de l'Europe ?
M. Jean-Baptiste Soufron. - On peut avoir des craintes, mais n'allons pas jusqu'à basculer dans la peur. Un traité de cette ampleur se négocie sur plusieurs années. Cela laisse le temps d'ajuster le tir, et de se réorganiser à mesure. C'est d'ailleurs le sens de la saisine de Nicole Bricq. Est-il nécessaire de mettre plus d'énergie sur le numérique, telle est la question. Nous pensons que c'est le cas. En ce qui concerne les données personnelles, ou les logiques industrielles, les positions de l'Europe et des Etats-Unis sont très éloignées. Cela exige aussi de mener une réflexion plus pointue qu'aujourd'hui.
M. Gaëtan Gorce, président. - Je vous avoue mon souci de voir traiter en même temps la question des données personnelles et la question industrielle.
M. Jean-Baptiste Soufron. - La question des données personnelles ne fait pas partie du mandat de négociation de l'Union européenne sur le traité transatlantique, mais elle y perspire en bien des endroits. Il faudra en effet se poser la question de sa négociation séparée dans le Safe Harbor.
M. Gaëtan Gorce, président. - La position de l'Union européenne va plutôt à une négociation séparée.
M. Jean-Baptiste Soufron. - Pour l'instant. Mais cela pose, du coup, certaines difficultés. Ne risque-t-on pas de se préengager, dans le traité transatlantique, au risque de nous lier les mains dans la négociation sur le Safe Harbor ou pour le règlement européen à venir sur la protection des données personnelles ? Le problème est que l'on maîtrise mal les délais. Le travail d'éclaircissement qui nous a été demandé permettra de caler un calendrier, alors que beaucoup de pourparlers se chevauchent : traité transatlantique, Tisa, Safe Harbor, projet de règlement européen sur les données personnelles ou sur la neutralité du net. A quoi il convient d'ajouter, au plan national, le projet de loi que prépare Fleur Pellerin sur le numérique, qui comportera un volet économique et un volet relatif aux libertés fondamentales.
Tout cela montre bien que le sujet de la gouvernance mérite d'être pris à bras le corps. C'est un sujet dont nous n'avons jusqu'à présent pas été saisis, et qu'il nous intéresserait de creuser. L'Union européenne ne gagnerait-elle pas à être représentée comme telle dans la gouvernance numérique mondiale ? L'ICANN, dont le modèle est au reste plutôt privé et contractuel, est l'arbre qui cache la forêt : registres internet régionaux (RIR), Internet Engineering Task Force (IETF), Internet Research Task Force (IRTF), Internet Society (Isoc), World Wide Web Consortium (W3C), Union internationale des télécommunications (UIT) - dont la question de la place qu'elle devrait avoir dans la négociation reste débattue. Sans parler des initiatives de la société civile comme le Forum de la gouvernance Internet et, au niveau de l'Europe, de l'action du Conseil de l'Europe ou de l'European Telecommunications Standards Institute (ETSI). Il existe donc tout un panel d'instances, dont il serait utile qu'elles parlent d'une seule voix, en se mettant d'accord sur une stratégie. C'est une de nos recommandations que d'aller vers une structuration au niveau européen. Il semble que nous ayons été un peu entendus, puisque le numérique a été au menu du conseil européen des chefs d'Etat et de gouvernement d'octobre 2013. Pour assurer une meilleure concertation entre Etats, il serait bon qu'une telle initiative se répète.
Il faut veiller, cependant, à éviter la confusion des genres. La question des données personnelles n'est pas purement économique, elle touche aux libertés fondamentales, à la construction de la personnalité des individus. Cela va au-delà d'une seule question de gouvernance numérique.
L'Union européenne a un rôle à jouer dans la stratégie industrielle et réglementaire sur le numérique. Nous avons publié une tribune il y a quelques mois sur le sujet. On distingue mal ce que sont les priorités de l'Europe. Les grands acteurs européens du numérique ont eu du mal à survivre ces cinq dernières années, même s'il en reste quelques-uns comme Deezer ou Spotify, qui va vers une entrée en bourse, Criteo, côtée au Nasdaq. Nous avons aussi des ingénieurs compétents, à l'origine de belles réussites, comme Skype. Ce qui manque cependant, c'est une vision stratégique à moyen et long terme, pour définir quelles entreprises européennes pourraient travailler ensemble. On peut imaginer s'ouvrir des parts de marché aux Etats-Unis. Les entreprises de télécoms semblent le réclamer. Même chose pour les services sur les réseaux sociaux, la messagerie... On peut également imaginer des partenariats avec d'autres régions du monde comme l'Asie, l'Afrique ou l'Amérique du Sud. Si le Japonais Rakuten investit en France, c'est qu'il y trouve son compte.
Tout cela engage une question centrale, celle de la souveraineté. Pour la préserver, nous avons besoins d'acteurs locaux. Or, on ne voit pas émerger, sur ce sujet, de stratégie européenne.
M. Gaëtan Gorce, président. - Comment l'expliquez-vous ?
M. Jean-Baptiste Soufron. - Plutôt qu'aller chercher très loin les causes, mieux vaut peut-être être en éveil sur les dossiers en cours. Sur la question des plates-formes, une action de la Commission européenne est en cours : un certain nombre d'entreprises demandent que Google éclaircisse les choses, sur les comparateurs de prix notamment. Benoît Thieulin Pascal Daloz et Francis Jutand ont signé, au nom du Conseil national du numérique, une tribune sur ce sujet, où ils appellent à être plus attentifs aux doléances de nos entreprises. Google a proposé de nouveaux engagements, qui pourraient être acceptés sans troisième test de marché, c'est regrettable.
M. Gaëtan Gorce, président. - Sur ce dossier Google, le commissaire Almunia ne fait pas preuve d'une grande volonté.
M. Jean-Baptiste Soufron. - Nous ne sommes pas au bout du processus.
M. Gaëtan Gorce, président. - Craignons donc un nouveau recul...
M. Jean-Baptiste Soufron. - J'ai le sentiment que M. Almunia est à l'écoute.
M. Gaëtan Gorce, président. - Il semble pourtant plus énergique à l'encontre de M. Montebourg que de Google... Chacun choisit ses adversaires...
M. Jean-Baptiste Soufron. - N'allons pas cependant laisser croire que nous sommes les adversaires des entreprises américaines du numérique. Google donne accès à une somme impressionnante de connaissances. Mais il est vrai que certaines questions méritent d'être posées.
M. Gaëtan Gorce, président. - Ces grosses entreprises du net ne payent pas d'impôts sur les territoires où elles réalisent pourtant leur valeur et autorisent leur gouvernement à exploiter les données qu'elles recueillent.
M. Jean-Baptiste Soufron. - Peut-être avez-vous reçu Pascal Perri, auteur d'une étude dans laquelle il explique que ces entreprises, quand elles implantent leurs services en France, nous font perdre jusqu'à 12 000 emplois. Il va falloir réduire la focale consumériste. On ne peut pas se contenter de raisonner en termes de « bénéfice consommateur », car c'est au risque de faire perdre au consommateur tout pouvoir d'agir dans la société numérique. Valérie Peugeot, dans son rapport sur l'inclusion numérique, ne dit pas autre chose. La société numérique doit être celle du pouvoir d'agir. Or, si l'on n'a aucun pouvoir sur les outils permettant d'accéder aux connaissances, cela pose problème.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Vous êtes attachés à la neutralité du net. Que proposez-vous pour agir contre les GAFA qui développent des systèmes écopropriétaires et suscitent, à leur profit, un phénomène d'aspiration. Comment assurer la neutralité de telles plates-formes ?
M. Jean-Baptiste Soufron. - On n'en est pas même encore à la neutralité du net. J'ai cependant le sentiment, au vu de récentes décisions de justice, que les Etats-Unis reculent. Nous pensons qu'il faudrait inscrire cette exigence de neutralité du net dans la loi, voire dans la Constitution. Puisqu'un projet de loi est en cours de préparation, ce pourrait être l'occasion d'aborder la question.
Sur la neutralité de plates-formes, je ne puis en dire trop, car le Conseil national du numérique n'a pas encore rendu son avis. Nous avons beaucoup travaillé, conduit de nombreuses auditions. Rien ne sert de montrer du doigt les GAFA. Au Japon, elles n'ont pas, comme chez nous, 90% des parts de marché : il existe d'autres acteurs. En France même, des entreprises se développent en dépit de la position dominante des grands acteurs américains. Ainsi de Criteo dans le domaine de la publicité, alors qu'existe un concurrent très puissant.
Nous avons, de surcroît, des moyens de nous protéger, ne serait-ce qu'en appliquant le droit de la concurrence. N'oublions pas que le pouvoir de sanction de l'Autorité de la concurrence peut aller jusqu'à 10% du chiffre d'affaire mondial de l'entreprise ; ce n'est pas rien. Si l'abus de position dominante n'est pas prouvé, reste le droit de la consommation et le droit des données personnelles. Rien n'interdit non plus d'édicter des réglementations ad hoc sur certains sujets.
Le rapport au consommateur - qui est parfois coproducteur, comme cela est le cas sur Wikipédia ; et sur les moteurs de recherche, ajouterait Nicolas Colin - est essentiellement régi, sur les grandes plates-formes, par les « conditions générales d'utilisation » (CGU), sortes de contrats presque de gré à gré mais dont peu de gens mesurent les implications croisées. Nous avons abordé ces questions dans notre avis sur le projet de loi pour l'égalité entre les femmes et les hommes ainsi que dans celui sur la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel. Le fait est que les gens ont du mal à concevoir les obligations auxquelles ils s'engagent quand ils acceptent des CGU. Un travail de simplification, à l'image des creative commons, serait utile. Les industriels sont capables de se mettre d'accord ; ils l'ont fait avec le système des personnages joueurs (PJ) pour les jeux vidéo. Les acteurs du numérique sont très allants sur ce type de sujets. Et l'on est là dans une forme de gouvernance moins verticale, proche des entreprises, des usages.
Dans notre avis sur le projet de loi pour l'égalité entre les femmes et les hommes, nous allions même plus loin, en explorant les modes de régulation de type communautaire. Sur Internet, la sanction peut être nulle ou très lourde. Le projet de loi créait une infraction de cyberharcèlement très difficile, à notre sens, à établir. La publication de photos ? Mais tout le monde fait cela tous les jours. Comment faire le départ entre ce qui est anodin et ce qui porte atteinte à la dignité ?
Dans certains cas, la plate-forme se charge de la régulation. C'est le cas de Wikipedia. Quelqu'un qui chercherait à modifier la page consacrée à une personnalité pour y mettre des insultes serait bloqué. Les utilisateurs peuvent être sanctionnés par la communauté elle-même, Cela autorise une gradation. Le jeu vidéo le plus populaire au monde, League of Legends, qui se joue par équipe, a créé un système de reporting grâce auquel un joueur qui dérape en proférant, par exemple, des injures racistes, peut être sanctionné par une suspension temporaire de son compte. C'est là encore une forme de régulation communautaire, qui fonctionne au quotidien. La piste vaut d'être creusée.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Dans votre rapport sur la fiscalité du numérique, commandé par Fleur Pellerin pour une appréciation du rapport Colin-Collin, vous estimez qu'une taxe à l'échelle européenne serait préférable à des taxations sectorielles. Quelle forme pourrait-elle prendre ?
Vous préconisez un rapprochement entre administrations fiscales des pays les plus sensibilisés à la question. Savez-vous si ces pays y seraient favorables ?
Que pensez-vous, enfin, de l'idée lancée par Angela Merkel d'un Internet européen ?
M. Jean-Baptiste Soufron. - Nous estimons que l'on ne saurait agir au niveau national sans prendre en compte les discussions déjà en cours au niveau international. A l'échelle de l'Europe, les choses bougent. Au Royaume Uni, les entreprises qui font de l'optimisation fiscale ont été interrogées, et cela s'est très mal passé. L'Italie a voté une proposition de loi il y a peu ; en Allemagne aussi, le sujet est à l'ordre du jour. On vient aussi d'apprendre, hier, qu'un des acteurs clé du numérique vient d'écoper de 5 milliards d'amende en Inde. Tout cela témoigne que partout dans le monde, le sujet devient sensible.
L'idée a été lancée d'une CECA du numérique. Pourquoi pas, quitte à en revenir à un niveau infraeuropéen, en travaillant main dans la main avec quelques pays, pour pousser ensuite les feux au niveau de l'Europe entière. Je ne sais si les administrations travaillent ensemble, mais nous sommes en contact avec la direction de la législation fiscale, qui nous demande régulièrement de refaire un point. Et il ne vous a pas échappé que Pierre Collin a été nommé expert au sein du groupe de travail de l'Union européenne sur la fiscalité numérique, qui rendra son rapport au mois de juin. Preuve que les choses bougent et que les pays membres sont en alerte.
Votre dernière question touche à la fois à celles de la souveraineté numérique et de la neutralité du net. On peut se demander, de fait, s'il n'y aurait pas place pour un réseau européen. C'est une proposition qui rejoint d'une certaine manière celles qu'avait faites en son temps Louis Pouzin, qui expliquait qu'à condition de choisir le bon outil technologique, il n'était pas impossible d'avoir un système internationalement interopérable, tout en conservant des gouvernances locales pour les DNS. La déclaration de Mme Merkel a fait couler beaucoup d'encre, mais il ne faut pas oublier que si elle songeait à la souveraineté industrielle et numérique, elle entendait aussi répondre à l'affaire Prism. Faut-il prendre des décisions industrielles en se fondant sur des problèmes liés au renseignement ? On voit que les choses sont complexes.
Si l'on considère qu'Internet est un bien commun, il est normal de rechercher un modèle de gouvernance original, fût-il complexe. Les Etats-Unis mènent, de leur côté, la même réflexion que nous. Ils ont été les premiers à réagir à notre rapport sur la neutralité du net. Paul Krugman, trois semaines après, allait plus loin même que nous n'avions osé, en expliquant que certaines plates-formes devaient être considérées comme de quasi services publics. Les travaux d'Elinor Ostrom sur les biens communs ont été transposés au domaine numérique par Yochai Benkler puis par Lawrence Lessig, mais n'oublions pas qu'elle était partie d'une étude sur les bancs de poisson : comment gérer au mieux cette ressource commune ? Il existe de multiples façons de faire, les unes très privatistes, les autres très publicistes. Il en va de même pour le numérique. Il serait bon d'approfondir le dialogue à l'échelle mondiale. L'idée évoquée par Paul Krugman a été reprise il y a quelques jours par Tim Wu au festival South by South West, dans une interview sur la neutralité des réseaux, où il suggère de s'inspirer de la régulation des services publics pour assurer la neutralité des plates-formes.
Il y a dans tout cela beaucoup d'occasions d'échanges, d'inspirations croisées. Cela vaudrait aussi la peine d'aller voir du côté du Japon, de l'Afrique ou du Brésil qui est, avec l'Allemagne, très actif aux Nations unies sur l'affaire Prism.
M. Gaëtan Gorce, président. - Vous avez dit n'avoir pas osé évoquer la notion de service public, pourquoi ?
M. Jean-Baptiste Soufron. - Nous sommes si familiers, en France et en Europe, de cette notion, que nous ne mesurions pas à quel point elle pourrait clarifier les choses.
M. Gaëtan Gorce, président. - Il nous faudrait, si je vous résume, un Jean Monnet du net et un Léon Duguit de la régulation...
M. Jean-Baptiste Soufron. - Quelqu'un comme Lawrence Lessig est de cette trempe, mais comme à l'époque de Léon Duguit, il faut du temps pour que les modèles se dessinent : nous sommes dans ce moment transitoire.
M. Gaëtan Gorce, président. - Il me reste à vous remercier.
Audition de M. Jean-Ludovic Silicani, président, et M. Pierre-Jean Benghozi, membre du collège, de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP)
M. Gaëtan Gorce, président. - Le Sénat s'est engagé dans une réflexion sur la gouvernance de l'Internet et la place que peut y prendre l'Europe. Nous serions heureux, dans ce cadre, que vous nous fassiez profiter de l'expérience qui est la vôtre.
M. Jean-Ludovic Silicani, président de l'Arcep. - Je vous remercie d'avoir eu la subtile initiative de lancer cette réflexion. Dans la gouvernance de l'Internet, les leviers d'action sont internationaux, mais aussi nationaux : c'est sur ces derniers que je centrerai mon propos, en me plaçant sous l'angle technico-économique qui est celui de l'Arcep.
Internet est devenu, en quelques décennies, ce lieu unique où coexistent le lucratif et le non lucratif, le privé et le public, ce qui en fait un objet économique, juridique et sociétal nouveau. Pour autant, il se donne aussi dans la forme classique d'un réseau de communication, dans la continuité de la séquence ouverte au XIXème siècle avec l'apparition du télégraphe. Les contenus de toutes natures qu'il achemine de par le monde l'étaient déjà, depuis un siècle, par les modes de communication classiques. Ce qui est nouveau, en revanche, c'est le protocole d'acheminement, l'IP, qui répond à des règles identiques sur tout le réseau, fixées, à l'origine, par les Etats-Unis pour une grande part. Se posent, de là, des questions nouvelles.
Internet est devenu un bien collectif stratégique, tant au plan national qu'international, et son développement porte des enjeux forts tant en matière économique et sociale que de libertés fondamentales. Autour de lui s'est constitué un écosystème numérique, au coeur duquel on trouve les opérateurs de réseaux, les FAI (fournisseurs d'accès internet), sans lesquels rien ne serait possible. En aval, se trouvent leurs clients, les producteurs de services et de contenus en ligne. En amont, leurs fournisseurs d'équipements et de services informatiques. D'où une problématique du partage de la valeur entre ces acteurs.
La numérisation progressive de la société, qui fait passer des pans entiers du matériel localisé à l'immatériel délocalisé suscite, dans un premier temps, des perturbations touchant l'emploi, voire la souveraineté. Mais n'oublions pas que le modèle industriel, depuis deux siècles, a transformé des activités existantes en les mécanisant à grande échelle, avec les déplacements géographiques que cela a pu impliquer. Des emplois ont été détruits, mais d'autres ont été créés.
La problématique - même si, dans le cas de l'Internet, c'est d'une dématérialisation plutôt que d'une mécanisation qu'il s'agit - est ici très similaire : il s'agit de retrouver un équilibre après une onde de choc. Il faut certes être vigilants, mais sans craintes a priori : l'expérience montre que l'on peut trouver des réponses. Au plan économique, les grandes transformations ont suscité plus de créations d'emplois qu'elles n'en ont détruit, et ont multiplié par dix le niveau de vie de la population.
Pour qu'Internet demeure un espace de liberté, de sécurité et de confiance pour les échanges, privés et publics, entre tous les acteurs de la cité, il ne doit pas se constituer en un espace hors droit. Les échanges qui ont lieu sur ce bien collectif mondial doivent rester régis par les lois applicables dans chaque pays pour des échanges de mêmes nature, notamment celles qui concernent la protection de la vie privée, la propriété intellectuelle, la protection du consommateur, ou encore les crimes et délits. Ces questions sont au centre des travaux récents du Conseil économique, social et environnemental sur la gouvernance de l'internet ou des réflexions du Conseil national du numérique. Le débat n'est pas sans rappeler celui qui a entouré l'élaboration de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, ainsi que je l'évoquais avec votre collègue député Patrick Bloche, autour de l'équilibre entre la liberté d'expression et le respect des droits fondamentaux, de la protection des populations vulnérables ou de la dignité humaine. J'ai dit à Mme Morin-Dessailly, lors d'une précédente audition, que le régime juridique de la presse pourrait constituer un modèle intéressant pour la réflexion, dans la mesure où il s'est agi, là aussi, de concilier la protection des libertés avec d'autres droits. Cela étant, c'est un volet qui ne concerne pas l'Arcep...
M. Gaëtan Gorce, président. - C'est le conseiller d'Etat qui s'éveille en vous...
M. Jean-Ludovic Silicani. - Ce n'est pas un hasard si le dernier rapport du Conseil d'Etat porte sur le numérique.
En revanche, l'Arcep est principalement compétente sur les conditions techniques et économiques du fonctionnement de l'Internet, cruciales, même si l'on en parle moins. La poursuite du développement d'Internet repose sur le maintien d'un équilibre durable entre ses différentes composantes : les fournisseurs de services et de contenus, essentiels à son attractivité, les opérateurs de réseaux qui permettent d'y accéder et doivent répondre à une demande croissante des utilisateurs et les fabricants d'équipements et de terminaux, dernier maillon de la chaîne qui va du service à l'utilisateur. L'Arcep doit s'assurer que les relations entre les fournisseurs d'accès internet et les fournisseurs de contenus et d'applications soient satisfaisantes, sans préjuger de la licéité des contenus échangés, dont l'appréciation et le contrôle reviennent au juge compétent et à d'autres autorités administratives - le CSA pour les contenus audiovisuels, la CNIL pour les données personnelles, l'Hadopi pour le respect de la propriété intellectuelle...
Qu'entend-on par neutralité du net ? Méfions-nous de la polysémie de cette notion, qui pourrait nous engager dans de faux débats. Pour l'Arcep, il s'agit de vérifier que tous les utilisateurs d'Internet - depuis les utilisateurs professionnels qui produisent et éditent des contenus et des applications jusqu'aux simples internautes - peuvent accéder au réseau, dans des conditions techniques et économiques transparentes et non discriminatoires, afin d'éditer des contenus ou d'en consommer. Notre action vise à promouvoir une neutralité de l'Internet caractérisée par un équilibre entre la liberté d'accès, la bonne information des utilisateurs, d'une part, le fonctionnement pérenne des réseaux et la liberté de l'innovation dans la chaine de valeur, d'autre part. Ce qui suppose une compréhension fine des interdépendances et des rapports de force.
Le début de nos travaux remonte à quatre ans. Ils ont été rythmés par la publication, au cours d'une phase d'étude entre 2010 et 2012, de deux rapports, présentant des analyses et des propositions.
Depuis deux ans, nous sommes entrés dans une phase opérationnelle, avec deux décisions prises en 2012 et 2013. La démarche que nous avons suivie se veut progressive et pragmatique. Elle comprend quatre chantiers : transparence, qualité de service, interconnexion et gestion de trafic.
En matière de transparence et de concurrence, il était essentiel de fournir de l'information au secteur - ce que font nos deux rapports - et d'apporter de la transparence aux utilisateurs, ce qui a fait l'objet d'un travail concerté avec les services du ministère de l'économie ainsi que les associations de consommateurs. Nous devons aussi nous assurer du maintien d'un bon niveau de concurrence dans l'accès à Internet, car c'est ce qui permet à l'utilisateur de choisir et d'aller vers les opérateurs les plus respectueux.
Nous avons pris, début 2013, une décision qui va nous permettre de mesurer régulièrement la qualité du service d'accès à l'Internet fixe pour les internautes. Les premiers résultats seront disponibles d'ici l'été. Si nous venions à constater une dégradation significative, nous pourrions, en vertu du cadre communautaire transposé, recourir à des outils plus prescriptifs et fixer un niveau de qualité minimale. C'est cependant un instrument de dernier recours, que nous espérons ne pas avoir à employer.
Notre intervention porte également sur le marché dit de l'interconnexion. Pour éviter tout blocage, il est en effet nécessaire de remonter dans la chaîne jusqu'à ce niveau, qui correspond à l'interface entre les FAI et les grands utilisateurs professionnels de l'Internet. Là encore, notre démarche a été pragmatique. Pour mieux connaître ce marché, nous avons entrepris de collecter l'information sur l'ensemble des relations d'interconnexions entre les FAI français et les acteurs de l'Internet. Cette décision, qui impliquait l'obtention d'informations concernant des entreprises installées hors de France, a été contestée par deux opérateurs américains, AT&T et Verizon, devant le Conseil d'Etat, qui a rejeté leur requête, jugeant que dès lors que les opérateurs exerçaient une activité en France, l'Arcep était fondée à collecter l'information. Les premières données recueillies ont permis de confirmer qu'une régulation ex ante sur ce marché n'était, pour l'instant, pas nécessaire. Cette collecte, cependant, prépare l'Autorité a trancher d'éventuels différends entre les utilisateurs professionnels de l'Internet et les fournisseurs d'accès, qui peuvent, les uns comme les autres, nous saisir, depuis la transposition du cadre communautaire en 2011, qui confirme la vocation de l'Arcep à régler les difficultés d'ordre technique et économique pouvant survenir entre les maillons de la chaîne de valeur. Toutefois, les montants financiers en jeu demeurent limités : les flux financiers entre les FAI et les opérateurs de transit représentaient moins de 50 millions d'euros en 2011, et quelques millions d'euros au plus entre les FAI et les fournisseurs de contenus et d'applications, à comparer aux quelque dix milliards de revenus perçus par les FAI auprès des internautes français.
Quant aux pratiques de gestion du trafic, elles ont fait l'objet d'un examen global dans notre rapport de 2012, qui relevait une évolution globalement positive par rapport aux sondages effectués deux ans auparavant : recul des blocages de la téléphonie sur Internet (VOIP), meilleure information du consommateur. Sur ce sujet, des principes généraux et une surveillance régulière demeurent utiles.
L'Arcep n'oeuvre pas seule. Outre les concertations avec les organismes nationaux, comme le Conseil national du numérique, elle participe activement aux travaux de I'Orece (Organe des régulateurs européens des communications électroniques), qui rassemble les vingt-huit régulateurs européens des télécoms. C'est là une enceinte où la voix de l'Arcep est entendue.
Vous savez que des débats sont en cours au Parlement européen, afin de préciser les dispositions communautaires sur ces sujets ; et les avis de l'Orece, où nous présidons souvent des groupes de travail, sont écoutés. De telles dispositions, qu'elles soient européennes ou nationales, devraient à mon sens respecter trois principes : être suffisamment équilibrées pour préserver l'accès à Internet tout en sauvegardant les capacités d'innovation des opérateurs et des fournisseurs de services ; fixer des principes généraux sans être trop prescriptif, ce qui serait contre-productif eu égard à la rapidité des évolutions du secteur ; bien distinguer le volet contenu et le volet réseau.
Un mot enfin des Etats-Unis, pays où a été formalisée la notion de neutralité. Vous savez que la FCC (Federal Communications Commission), le régulateur fédéral, a vu la base juridique de son intervention en matière de neutralité récemment invalidée par un tribunal fédéral. Ce n'est pas le bien-fondé de sa démarche, mais bien son fondement juridique qui a été remis en cause. Il se cherche donc une nouvelle base légale, soit dans la législation existante, soit par un vote du Congrès, pour reprendre ses prescriptions et assurer le respect de la neutralité dans un pays où se trouvent tous les grands acteurs de l'Internet. C'est une mésaventure, cependant, que l'on ne peut craindre pour les régulateurs européens comme l'Arcep, dont l'action s'inscrit dans des cadres législatifs clairs.
Vous l'aurez compris, l'action de l'Arcep, forte d'une expérience de quinze ans de régulation, s'inscrit dans une démarche globale qui va au-delà des seuls opérateurs télécoms. Ce n'est pas une régulation au sens où on l'entend pour les marchés de gros, mais plutôt un regard attentif porté sur le bon fonctionnement technico-économique de l'accès à Internet, susceptible aussi de définir les outils qui seraient le cas échéant nécessaires pour une intervention plus intrusive : les moyens juridiques dont nous disposons à ce stade sont suffisants, mais d'ici à trois ou cinq ans, il pourrait être nécessaire de disposer d'armes plus puissantes.
M. Pierre-Jean Benghozi, membre du collège de l'Arcep. - Quatre ordres de valeurs distincts ont contribué à structurer l'Internet. Celles que portent les gouvernements, tout d'abord, avec une forte implication des Etats-Unis, dans une perspective de contrôle - Arpanet, autoroutes de l'information sous la présidence Clinton-Gore -, ou bien véhiculées via l'Union internationale des télécommunications (UIT) ; une éthique numérique reposant sur l'activisme des bénévoles et sur l'auto-organisation, ensuite, avec des institutions autoproclamées portées par les informaticiens, comme le W3C ou l'IETF ; l'importance du secteur marchand et des intérêts privés, également, avec les entreprises de technologie, les « over the top », mais que l'on retrouve aussi dans des instances comme l'ICANN, entreprise privée à but non lucratif, ou des structures comme Verisign ; les valeurs portées par les autorités de régulation, enfin.
Le thème de la gouvernance est monté en puissance dans les années 1980, à partir des travaux des économistes. Celui de la gouvernance d'Internet, qui a émergé en parallèle, portait des questions complémentaires, comme celle du droit de propriété intellectuelle, de l'économie de l'information, du big data, des nouvelles formes de la participation, de l'économie de la multitude, et des nouveaux modèles d'affaires, également.
Plus récemment, la question a connu une actualité nouvelle : montée en puissance des technologies de rupture - tablettes, objets connectés, cloud, big data ; protection des données personnelles ; limites de l'architecture technique de l'Internet, qui exige d'être décongestionnée grâce à de nouveaux espaces de nommage ; marchandisation de l'Internet, et poids croissant des « over the top » ; apparition d'acteurs émergents ; nouvelles problématiques touchant à la cybercriminalité et à la fiscalité. Autant de questions très diverses, qui appellent une gouvernance relevant de registres différents : celui de la loi et du droit pour l'espace public, celui des normes pour la sociabilité, celui du marché pour la gestion des relations économiques, celui du code pour le « monde à part » qu'est, avec son architecture, l'Internet.
Dans la sphère numérique, Internet et le web s'inscrivent déjà dans des cadres organisés, avec le W3C et l'ICANN. C'est aussi le cas des communications électroniques dans leur aspect technique et économique, avec les autorités de régulation comme l'Arcep - mais il est aussi des registres technologiques voisins moins régulés, comme ce qui relève de l'informatique et des systèmes d'information.
Les modes de gouvernance actuels de l'Internet comportent leurs limites. La culture auto-organisée de sa régulation est marquée par des traits libertaires : pas de chefs - c'est du bottom up -, un échange large sur l'évolution des standards par voie de mailing list où tout se fait en anglais, pas de vote mais des consensus, pas d'interférence gouvernementale. Mais ces principes portent en eux-mêmes leurs limites, qui remettent en cause leurs fondements universalistes : dominance de l'anglais et de la culture occidentale, motivations différentes selon les experts volontaires, place des enjeux économiques, dominance des Etats-Unis, conflits d'intérêts dans des espaces coopératifs. L'IETF, l'organisme de standardisation des protocoles Internet, a ainsi soulevé bien des critiques : difficulté à appréhender, dans un processus collectif, des problèmes très larges ; inadaptation de la structure de gestion à la taille et à la complexité des situations, participation de représentants institutionnels et d'entreprises contredisant le principe de participation individuelle, dépendance liée à la disponibilité des bénévoles ; environnement de régulation axé sur la technique alors que les enjeux peuvent aller bien au-delà, et se chiffrent en milliards de dollars.
Deuxième limite, la multiplicité des instances normatives et de régulation. Certes, on peut le comprendre comme une manière de répondre à la complexité même du domaine à gouverner, qui conduit à spécifier de nouvelles instances à chaque évolution, mais c'est au risque d'y perdre la vision d'ensemble, et de la concurrence entre institutions. On l'a vu sur la question du wifi, avec le conflit entre le W3C et l'Open Source Initiative, une association de développeurs. La logique de « coopétition » trouve en outre ses limites, à mesure que croissent les enjeux économiques, dès lors que les entreprises tendent à convertir les standards dans des logiciels ou des services qui pourraient devenir des quasi-monopoles. D'où l'émergence de conflits industriels, comme on le voit pour les brevets.
Quels remèdes ? Le seul moyen de contrer la montée en puissance des over the top est de mettre en place un principe de séparation, pour éviter une intégration verticale des acteurs contrôlant plusieurs strates de la chaîne de valeur que les protocoles IP avaient conduit à séparer, et assurer la neutralité, afin, par exemple, qu'une application développée sur certains terminaux ne soit pas discriminée sur d'autres, que l'on puisse accéder à l'Applestore à partir d'un terminal fonctionnant avec Androïd.
A l'heure où le numérique touche une grande variété de pays, de couches techniques, de registres d'activité, appelant une gouvernance multiniveaux, on peut se demander si les institutions créées pour assurer la gouvernance au sens étroit, comme l'IETF, le W3C ou l'ICANN sont encore adaptées dans un monde multipolaire où les enjeux économiques prennent un poids croissant ? Comment penser la contestabilité juridique des normes techniques ?
Il faut penser en termes de dispositifs autant que de grands principes, penser une stratégie de présence systématique dans des instances comme l'ICANN, des registres d'action transnationaux à géographie évolutive et variable - sur la fiscalité, sur la cybercriminalité - et reconstruire des raisonnements à partir d'une économie par couches. C'est l'approche qui est celle de l'Arcep dans le cadre national.
Il s'agit, enfin, de promouvoir une régulation multinationale, pour éviter le risque de balkanisation de l'Internet par la multiplication de systèmes propriétaires ou la séparation d'espaces régionaux. N'oublions pas que les opérateurs chinois militaient, en 2012, pour des serveurs racine autonomes, et avaient même écrit un brouillon. Or, au-delà des critiques que l'on peut adresser à l'ICANN, disposer d'un répertoire racine transnational est une garantie. Nous préconisons donc une régulation multinationale, multipolaire, avec des déclinaisons nationales, un peu sur le modèle européen de la régulation des télécommunications.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - L'Arcep participe-t-elle aux travaux de recherche menés sur l'Internet du futur et les technologies de cryptage ou d'anonymisation qui pourraient assurer la sécurité de l'Internet ?
Dans vos recommandations, vous évoquez l'exigence d'un principe de séparation pour bloquer l'intégration verticale. On sait que Google investit dans la fibre ; n'y aurait-il pas lieu d'interdire les subventions croisées entre l'activité de fournisseur d'accès et celle de fournisseur de contenus ?
M. Jean-Ludovic Silicani. - Cette question de l'intégration verticale est centrale. L'intégration tend à croître dans certains pays, ce qui pose un problème de concurrence, en réduisant la liberté de choix des utilisateurs. Qu'un même opérateur puisse être à la fois opérateur de réseau et de contenus pose en outre un vrai problème de neutralité. C'est comme si La Poste était seule à écrire les courriers qu'elle transporte... Nous devons donc être vigilants. Si l'on manque encore de règles au plan international, même si l'UIT et l'OCDE s'y penchent, on peut s'appuyer sur notre droit de la concurrence, national et européen. Il existe, en Europe, des espaces de réunion, comme l'Orece. Il s'est également créé un club des régulateurs de l'audiovisuel, c'est une bonne chose. La direction de la concurrence de la Commission européenne peut traiter la question au plan européen, mais nous restons démunis au plan international et l'on risque de voir certaines entreprises devenir, par leur taille et leur intégration, plus puissantes que les Etats. N'a-t-on pas, dans les années 1930 et encore aujourd'hui, pensé possible de scinder de grandes banques qui menaçaient de mettre en péril les Etats ? Ne faudrait-il pas penser une démarche analogue pour les grands acteurs du numérique, pour distinguer opérateurs de réseau et opérateurs de contenus ? Il n'est pas exclu, pour parer à un tel problème, de retenir des solutions interventionnistes.
M. Pierre-Jean Benghozi. - Sur l'Internet du futur, les objets connectés, nous avons engagé une démarche prospective, afin de réfléchir concrètement. Cette question des objets connectés est déjà une réalité. Je pense notamment au développement des cartes SIM.
M. Jean-Ludovic Silicani. - C'est toute la problématique du « machine to machine ».
M. Pierre-Jean Benghozi. - Autre question, l'architecture de régulation qui se met en place pour la boucle locale de la fibre, sachant que c'est par cette voie que l'on connectera, demain, des objets urbains ainsi rendus intelligents. Quid, enfin, des modes de gestion du spectre, sachant qu'une partie de l'Internet de demain passera par le RFID (Radio Frequency Identification).
Il est difficile d'avancer tant que ces questions ne sont pas concrètement posées au plan économique. Nous travaillons au fil de l'eau, mais cela n'interdit pas l'efficacité. Sur le téléphone, nous avons su mettre en place des mesures spécifiques.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Vous prônez une régulation qui ne soit ni intergouvernementale, ni autogestionnaire. Avez-vous des pistes à proposer ?
M. Pierre-Jean Benghozi. - J'ai dit les limites du système autogestionnaire. L'ICANN a des prérogatives d'Etat souverain : elle fixe la syntaxe des noms de domaine, choisit les alphabets - c'est ainsi que l'accentuation a été écartée des adresses. Elle attribue le montant des droits de location sur les noms, elle gère les registres nationaux et j'en passe. Est-il acceptable qu'elle gère tout cela indépendamment des gouvernements, sachant que de telles instances autogérées sont inévitablement soumises à des jeux d'influence, sans mécanisme de contrôle ?
Mais il est aussi des limites à la régulation purement gouvernementale. Il en va de même que pour les grandes conférences sur le développement durable, comme Doha, vite limitées dans leurs ambitions par des considérations externes à la seule régulation. C'est pourquoi nous préconisons une solution intermédiaire, via des autorités de régulation, échappant à cette double influence - mais j'ai bien conscience que ce n'est pas chose facile à dire à des élus du peuple...
M. Jean-Ludovic Silicani. - Ce sont les élus du peuple qui ont créé ces autorités. Je ne verrais pour ma part rien de choquant à ce qu'un traité international s'empare de cette question, pour mettre en place une instance émanant des Etats - voire des zones régionales, où l'Europe pourrait prendre rang - qui puisse se réunir avec une feuille de route, soit pour émettre des recommandations, soit pour fixer les règles aujourd'hui fixées par des instances dont la légitimité est toute relative. Une telle instance de supervision n'aurait pas moins de légitimité qu'une association de droit américain qui a passé un accord avec son gouvernement... Les acteurs actuels de la régulation ont été créés en d'autres temps. Depuis, Internet est devenu un bien mondial : il serait légitime qu'un traité international fixe les modalités de sa gouvernance.
Laisser les choses en l'état serait donner des motifs à la sécession de grandes plaques, les pays asiatiques, ou d'autres, choisissant de définir leurs propres règles du jeu. Et ils pèsent plus que le monde occidental... Ne rien faire est dangereux. On risque une perte d'unité, une babélisation, mais aussi de voir émerger des régimes de surveillance et de contrôle inacceptables. Une initiative politique de niveau européen, serait bienvenue pour faire bouger les lignes.
M. Pierre-Jean Benghozi. - On pourrait imaginer une expérimentation d'espace de gouvernance transnational, intégrant utilisateurs et acteurs économiques, et fournissant un cadre de discussion commune, qui ferait de l'Europe un laboratoire.
M. Jean-Ludovic Silicani. - Nous aurions d'autant plus de légitimité sur la scène internationale, de fait, si nous commencions par expérimenter une supranationalisation à l'échelle de l'Europe.
M. Gaëtan Gorce, président. - Je vous remercie pour votre contribution, et pour votre conclusion, qui ne peut que nous aller droit au coeur.
La réunion est levée à 18 h 30.